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Full text of "Annual report of the commissioners of the District of Columbia"

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FROM THE FUND OF 


CHARLES MINOT 
Class of 1828 








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LE 


CORRESPONDANT 





PaRig. — IMP. SIMOX RACON ET COMP., RUE D'SAFURTH, 1, 





LE 


CORRESPONDANT - 


RECUEIL PERIODIQUE 


RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE 
— SCIENCES — 
LITTERATURE — BEAUX-ARTS 


ae 


TOME QUATRE-VINGT-HUITIEME 
DE LA COLLECTION 


NOUVELLE SERIE — TOME CINQUANTE-DEUXIEME 





PARIS 
CHARLES DOUNIOL ET C, LIBRAIRES-EDITEURS . 


29, RUE DE TOURNON, 29 


1872 


PF 14). ] 


_ Harvard Oollege Library 
Bept. 6, 1912 
Mivot fund 


LE 


CORRESPONDANT 





LE 13 VENDEMIAIRE 


Il y a dans l'histoire des révolutions deux époques qui sont parti- 
culiérement intéressantes et instructives : c’est le moment ot ces 
grandes crises commencent et celui ot elles semblent prés de finir. 
Lorsque le torrent grossit 4 peine, ou quand il entre en décroissance, 
on peut l’examiner de plus prés, et concevoir l’espérance de le con- 
tenir ou de le diriger ; lorsqu’il a franchi toutes ses digues et couvert 
la plaine de ses eaux bouillonnantes, il n’y a plus qu’a s’écarter ou 
a périr, et 4 constater, en les déplorant, d’inévitables ravages. 

Les précédentes études nous ont amené au terme de la premiére 
de ces périodes. Nous avons suivi pas 4 pas le cours des événements 
depuis le jour ob Louis XVI recut du sort la redoutable mission de 
conduire les destinées de la monarchie francaise a travers des roules 
nouvelles et inconnues. Nous avons recherché avec un soin scrupu- 


‘ Voyez les articles insérés dans le Correspondant du 25 aodt 1866: Louis XVI 
et Turgot; — du 25 mars 1867: Lous XVI et les successeurs de Turgot ; — et des 
25 avril, 10 et 25 mai 1868: Louis XVI et les états généraux jusqu'aux journées 
des 3 et 6 octobre 1189. — Le présent article sur le 13 vendémiaire était écrit 
avant le mois de juillet 1870; il est publié sans aucun changement. 

N. fm. T. ut (uxxxvin® pg La covtecr.), 47° tiv. 410 Jumer 1872. 4 





§ LE 13 VENDEMIAIRE. 


leux toutes les chances de salut et de péril qui s’offraient 4 l’auguste 
dépositaire de la tradition nationale, chargé tout a la fois de la main- 
tenir et de la compléter en la renouvelant. Depuis Turgot jusqu’a 
Mounier, nous avons fait des voeux pour les guides honnétes et sen- 
sés qui cherchaient le port dans cette nuit obscure, s’en approchaient 
de plus prés, et, sans cesse ballottés par des vents contraires, ne 
parvenaient pas 4 y aborder. Maintenant, les derniers cdbles sont 
rompus, et le navire qui porte la fortune de France se trouve fata- 
lement lancé dans le courant qui méne aux abimes. 

Arraché de Versailles par les bandes parisiennes, le roi, au lende- 
main des journées d’octobre, est devenu le caplif de la Révolution, 
représentée par l’Assemblée, qui a passé elle-méme sous le joug. En 
vain quelques généreux efforts seront encore tentés par la fidélité 
ou le repentir, par des hommes confirmés dans leurs premiéres 
craintes, ou éclairés et convertis par l’expérience. En vain Mirabeau 
voudra se rapprocher de Malouet, et mettre ses passions au service de 
son génie; en vain Barnave, s'impesant plus tard la méme tache, 
voudra corriger les vices de la constitution et refaire son propre 
ouvrage; les honnétes gens de la Législative ne seront pas plus 
heureux, et essayeront avec aussi peu de succés de se mettre en tra- 
vers du fleuve débordant; il entrainera tout, engloutira les Giron- 
dins eux-mémes, et ne s’arrétera qu’épuisé par ses propres excés. 

Dans cette France livrée au régne des furies, il n’y avait place 
alors que pour des bourreaux et des victimes, et la philosophie de 
histoire recule épouvantée devant les pages sanglantes de ces lugu- 
bres annales. | 

Enfin, au lendemain de la Terreur, la nation respire et semble au 
moment de recouvrer son libre arbitre. Elle manifeste énergique- 
ment son désir de secouer le joug révolutionnaire et de reprendre 
possession d’elle-méme; mais elle ne peut faire prévaloir ses volon- 
tés, et échoue par deux fois dans cette juste entreprise. 

A partir des 5 et 6 octobre, la France était tombée sous la domi- 
nation de minorités toujours plus restreintes et plus violentes. La 
constitution de 1794 fut, on l’a vu, l’ceuvre de la minorité de I’As- 
semblée constituante. La minorité de la Législative l’emporta sur la 
majorité‘, et fut opprimée 4 son tour par une minorité de la rue qui 
fit le 10 aout. La majorité de la Convention’ fut vaincue au 34 mai. 


‘ Dans la séance du 8 aot 1792, le décret d’accusation demandé contre M. de 
la Fayette fut rejeté par 406 voix contre 224. 

* Dans la séance du 28 mai 1793, la Convention, 4 la majorité de 279 voix contre 
238, cassa un décret rendu la yeille au milieu des vociférations populaires, et 
maintint la commission des Douze, ot les modérés étaient en majorité et qui venait 
de faire arréter Hébert, le fameux procureur général de la lanterne. 


LE 13 VENDENIAIRE. 1 


Affranche au 9 thermidor, cette majorité, qui n’était elle-méme 
qu'une minorilé dans la nation, fit un premier coup d’Etat, au 
43 vendémiaire, contre la majorité des électeurs, et un second, au 
18 fructidor, contre la majorité des représentants. 

Entre toutes les crises révolutionnaires, ces deux journées sont 
dignes d'une attention spéciale. Elles montrent 4 nu la mauvaise foi 
des partis révolutionnaires, qui proclament sans cesse le principe 
de la souveraineté du peuple, et le foulent aux pieds dés qu'il peut 
leur devenir contraire. Elles révélent aussi les obstacles contre les- 
quels viennent presque toujours se briser ceux qui entreprennent 
de rétablir par des moyens réguliers et pacifiques les institutions 
traditionnelles de leur pays. Ces hommes se trouvent en effet placés 
dans la situation la plus difficile. Conservateurs par essence, ils sont 
amenés a désirer une transformation fondamentale qui, toute légale 
qu'elle soit, n’en est pas moins une révolution; ils sont obligés de 
faire appel a la volonté nationale contre le gouvernement existant, 
tandis que les vainqueurs, changeant de réle 4 leur tour, se posent 
en défenseurs de l’ordre établi et traitent de factieux ceux qui invo- 
quent leur propre principe. Or, comme cette idée dle la souveraineté 
du peuple n’entre jamais qu’a moitié dans les esprits, comme I'in- 
stinct public répugne 4 cette mobilité incessante qui en serait la 
conséquence, ces vainqueurs que la derniére révolution a portés au 
pouvoir rencontrent les plus grandes facilités pour consommer leur 
usurpation, et meltre leur ceuvre de la veille au-dessus des nouvelles 
volontés qui se manifestent. | 

La morale de tout cela, c’est que le pire malheur pour un pays, 
c'est de perdre la base traditionnelle de ses institutions; car, pour 
reeouvrer cet élément essentiel de stabilité et de repos, il ne reste 
d’autre ressource que le principe opposé, la souveraineté du peuple, 
principe décevant et périlleux, puisqu’il organiserail en politique le 
mouvement perpétuel, et serait par cela méme contraire aux pre- 
miers besoins des sociétés. Ceux qui ont une fois gagné a ce jeu sont 
alors les premiers 4 en sentir les dangers, et ne consentent jamais a 
donner la revanche 4 leurs adversaires : de 1a des confusions et des 
agilations continuelles, et c’est ordinairement la force qui se charge 
d'imposer le dénodment. 

Tel est le spectacle auquel va nous faire assister le récit des der- 
niers jours de la terrible assemblée dans laquelle s’était incarnée la 
Révolution; et nous, aprés plus de trois quarts de siécle, sommes 
encore 4 nous débattre douloureusement dans ce méme cercle de 
Penfer, sans pouvoir en sortir. 


8 LE 13 VENDEMIAIRE. 


' Au moment de terminer sa longue carriére, et ne pouvant pro- 
longer son existence (ces trois années avaient pesé comme trois 
siécles), la Convention n’en élait pas moins résolue 4 se survivre et 
4 perpétuer sa domination sur la France, qui n’en voulait plus. 
Loin d'imiter limprudente générosité de |’Assemblée constituante, 
- dont les membres s’étaient déclarés inéligibles a la législature sui- 
vante, les conventionnels prétendaient s'assurer d’avance la majo- 
rité dans les conseils qui allaient leur succéder. Ce n’étaient pas 
les veeux de l’opinion publique, ce n’était pas la volonté nationale 
qu'il s’agissait de faire prévaloir. On traitait maintenant de chi- 
méres ces principes des premiers jours. On s’était fait un dogme de 
ce qu’on appelait la Révolution,-et il fallait 4 tout prix en maintenir 
le culte et les pontifes. 

La constitution de J’an III avait été votée le 5 fructidor. Elle 
instituait deux corps législatifs: le conseil des Anciens, composé de 
deux cent cinquante membres, 4gés de quarante ans au moins, 
{ous mariés ou veufs, ayant la sanction des lois, et le conseil des 
Cing cents, fixé & ce nombre, dont les membres, 4gés au moins de 
trente ans, avaient seuls la proposition des lois; les deux conseils se 
renouvelaient par tiers tous les ans. 

Le pouvoir exécutif était confié a un Directoire de cing membres 
nommeés par les deux conseils. 

Le corps électoral, base de toute VPorganisation politique, se 
composait de deux sortes d’assemblées. Les citoyens dgés de vingt 
et un ans, domiciliés depuis un an dans le méme canton, et payant 
une contribution direcle, fonciére ou personnelle, se réunissaient 
de plein droit en assemblées primaires & une époque déterminée et 
désignaient les édlecteurs chargés de nommer les députés, les juges, 
et les administrateurs du département. Ces électeurs devaient étre 
dgés de vingt-cing ans, et posséder un bien évalué 4 un revenu 
égal 4 la valeur de deux cents journées de travail dans les villes, 
de cent cinquante dans les campagnes, ou étre locataires, soit d’une 
habitation, soit d’un bien rural de valeur analogue. 

La constitution rétablissait ainsi le cens, la condition de con- 
tribution qui avait été prescrite par l’'Assemblée consiituante et 
supprimée aprés le 10 aout pour les électcurs de la Convention. 
Ces dispositions, si évidemment conservatrices, ne soulevérent 
aucune objection sérieuse, et parurent toutes naturelles. Rien Win- 


LE 13 VENDEMIAIRE. 9 


dique mieux combien les excés de la Terreur avaient fait perdre 
tout crédit et toute puissance aux masses populaires. 

La réaction était compléte, et cette méme bourgeoisie parisienne 
qui avait applaudi avec transport aux premiers mouvements de 89, 
qui s’était laissé entrainer par le courant révolutionnaire avec une 
facilité déplorable, instruite maintenant par les lecons du mal- 
heur, indignée des crimes commis, se soulevait avec fureur contre 
le régime qu'elle avail trop longtemps subi. Non contente d'avoir 
vu le joug s'adoucir, et de l'espoir d’en élre bientét complétement 
délivrée, elle voulait le briser sur Pheure, et attendait avec impa- 
lience les élections libératrices qui devaient mettre un terme au 
régne de la Convention. 

Mais la despotique Assemblée ne se résignait pas 4 la déchéance 
dont elle était menacée. Ne se méprenant pas sur l’arrét que l’opi- 
nion allait rendre, elle se décida 4 le braver en élouffant la voix 
de ses juges. Sans crainte de se mettre en désaccord flagrant avec 
ces maximes de la souveraineté du peuple qui étaient la. raison de 
son existence et la base de son pouvoir, elle accompagna le vole 
de la constitution d’un décret rendu le 5 fructidor, et portant que 
Jes deux tiers de ses membres feraient de droit partie du nouveau 
Corps législatif. | 

Le 13 fructidor, parut un second décret destiné 4 assurer l’exé- 
cution du premier. Chaque assemblée électorale devait nommer les 
deux tiers des députés du département parmi tous les membres de 
la Convention; mais comme il fallait prévoir le cas ot les choix se 
porteraient sur les mémes noms, une liste supplémentaire, triple 
de la premiére, devait ensuite étre formée et composée également 
de membres pris sur la totalité de la Convention. Enfin, celle pré- 
caulion pouvant ne pas suffire, les dépulés qui resteraient 4 nom- 
mer pour compléter Je nombre obligé de cing cents*, seraient 
désignés par ceux des conventionnels qui quraient élé réélus. 

Ih était impossible d'imaginer un mode d’élection plus compli- 
qué, plus tourmenté, tenant moins de compte des droits des élec- 
teurs et des volontés de la nation. Quelques membres essayérent 
d'en faire ressorfir les vices; ils ne furent pas écoutés : « Ge pro- 
jet, dit Bentabole, présente les plus grandes difficultés... Il annon- 
cerait, comme disent les royalistes, qu'on ne sait comment s’y 
prendre pour assurer le maintien des deux tiers des membres de 
la Convention... Une partie du Corps Jégislatif ne sera pas nommée, 
méme indirectement, par les corgs électoraux. » 


{ C’est-a-dire les deux tiers de 750, nombre total des membres qui deva‘ent en- 
suite étre répartis entre les deux conseil: 


40 : LE 13 VENDEMIAIRE. * 


Crest la ce que répétaient 4 l'envi, avec une ardeur toujonrs crois- 
sante, les mille voix du public et de la presse. 

Déja, dans l'intervalle qui s’était écoulé entre les deux décrets, 
ala séance du 44 fructidor, des députations des sections pari- 
siennes s’élaient présentées 4 la barre de la Convention; elles de- 
mandaient |’éloignement des troupes rassemblées autour de Paris 
et protestaient contre le décret qui rendait obligatoire la réélec- 
tion des deux tiers. Charles Lacretelle, qui fut depuis membre de 
l’Académie francaise , porta la parole au nom de la section des 
Champs-Elysées, et s'exprima en termes éloquents et courageux : 
« Représentants du peuple, s’écria-t-il, si prés de ¢e jour qui doit 
clore la révolution, nous ne sommes pas sans alarmes sur des 
causes qui peuvent la ranimer... Le décret qui ordonne le renou- 
vellement, par tiers seulement, de la Convention, est une source 
d’embarras et de division... Il est naturel 4 des hommes libres de 
concevoir de l'ombrage d’un pouvoir sans bornes, tel que celui qui 
vous a é(é confié... Les tyrans qui vous opprimérent étaient dans 
votre sein; c’est dans volre sein qu’ils trouvérent leurs complices, 
ou s’arréle le nombre de ces complices? Voila ce que ni vous, ni 
les assemblées primaires, ne peuvent déterminer ‘avec précision... 
Il est tel département, dont Ja députation entiére, composée des 
honorables adversaires des tyrans, a péri sous leurs coups. — Il en 
est tel autre dont tous les députés se sont rangés sous les étendards 
des tyrans : comment voulez-vous que, dans ces deux cas, les élec- 
teurs ne nomment pas tous leurs représentants?... Il nous reste a ° 
exposer nos craintes sur un autre objet... Vous vous haterez de 
calmer Jes alarmes qui se répandent, sur des mouvements de 
troupes dont on assure que Paris est environné. Il ne faut pas 
qu’on voie paraitre les enseignes de la terreur (Violents murmu- 
res) au-milieuw de ces délibérations dans lesquelles le peuple va 
exercer sa souveraineté... Veillez, législateurs : songez combien le 
despotisme militaire est 4 craindre pour les républiques... Venez 
avec confiance vous présenter aux suffrages du peuple : méritez ses 
choix et ne les commandez pas! » 

A ces mots, l’Assemblée se souleva d’indignation. — Le prési- 
dent Chénier répondit avec beaucoup d’irritation. Tallien poussa 
encore plus loin emportement; i] dénonga ce qu ‘il appelait les 

royalistes, les brigands, les anarchistes et les terroristes; vivement 
~ applaudi dans la salle, il fut interrompu par des-murmures partis 
des tribunes. Aprés un discours de Thibaudeau, concu dans le 
méme sens, la Convention déclara qu'elle improuvait les adresses et 
passa 4 l’ordre du jour. 

Des députés du camp sous Paris furent admis 4 la barre immé- 


“LE 43 VENDEMIAIRE. 44 


diatement aprés, et vinrent exprimer un veeu unanime pour I’accep- 
tation de la constitution ; ce qui, dans leur pensée, comprenait évi- 
demment les décrets. Cette adresse fut trés-applaudie, et Ja députa- 
tion admise au sein de |’Assemblée ; l’orateur recut le baiser frater- 
nel du président aux applaudissements universels et aux cris de: 
Vive la républiquc! 

Mais dés le lendemain, 12 fructidor, une députation de la section 
du faubourg Montmartre, sans se laisser décourager par les maniles- 
tations de la veille, demanda le rapport du décret qui restreignait 
les droits du peuple et Ia liberté des suffrages. 

Le décret du 13, qui témoignait de la persistance de la Conven- 
tion dans ses projets antérieurs, vint mettre le comble a l'agilation 
de la capitale. Il ne pouvait y avoir aucun doute sur les dispositions 
de l’opinion publique. Les défenseurs de la Révolution en conve- 
naient eux-mémes. Louvet exprimait hautement la crainte que, si le 
choix du chef du pouvoir exécutif était livré aux assemblées primai- 
res, elles ne nommassent un jour un Bourbon, et Thibaudeau dit, 
dans ses Mémoires, que, « si la Convention s’élait retirée tout en- 
tiére, comme la Constituante, la nouvelle constitution n’aurait pas 
duré six mois, 4 moins de faire beaucoup plus tot le 18 fructidor. » 

Quoique ne s’affirmant pas hautement et par des formules préci- 
ses, telles étaient, en effet, les tendances du sentimenl! public. On 
avait horreur de la tyrannie révolutionnaire ; on la confondait avec 
la république. On revenait ainsi 4 la royauté par une pente natu- 
relle, et comme on avait encore le bonheur de n’en avoir connu 
qu'une seule, comme on n’avail pas Je choix entre plusieurs dynas- 
ties, el qu il n’y avait qu’un seul parti monarchique, la royauté légi- 
time profitait seule de ce mouvement des esprits. Mais c’était un roya- 
lisme d’une eSpéce nouvelle, qui se ressentait des circonstances au 
milieu desquelles il se produisait: ce n’élait ni un relour aux pré- 
jugés de l’aneien régime, ni un réveil des illusions populaires de 
4791. Les lecons de l’expérience avaient porté leur fruit. « La sa- 
gesse, dit un contemporain, faisait de rapides conquétes. Comme il y 
avait moins de présomption dans les systémes, il y régnait plus de 
bon sens. On commencait a s’enlendre sur le mot de liberté, et ja- 
mais on n’en avait éprouvé un plus vif besoin. Gomment ne pas tenir 
aux principes de la liberté individuelle, comment ne pas désirer des 
formes judiciaires protectrices de l’innocence, comment ne pas at- 
tacher un prix infini 4 la liberté de'la presse, aprés avoir été soumis 
a la loi des suspects, aux tribunaux révolutionnaires et au silence 
de la Terreur? Les écrits et les journaux avaient produit de si salu- 
taires effets depuis le 9 thermidor que la France ne pouvait plus sup- 
porter qu’on la mit au secret. D’un autre cdté, la nécessité d'une au- 


42 LE 13 VENDEMIAIRE. 


torité forte, émanée du principe de la légitimité, était profondément 
sentie. Les opinions de MM. Malouet, Mounier, Lally, Clermont-Ton- 
nerre, opinions auxquelles Mirabeau et Barnave étaient revenus vers 
la fin de leur carriére, et que l’éloquence de Cazalés avait souvent 
développées, survivaient seules a tant de vagues hypothéses, a tant 
d’essais aventureux. Les écrivains royalistes, qui dominaient a cette 
époque, les avaient embrassées avec zéle*. » 

Voila ce qui était alors au fond des ames, et il faudra regretter 
éternellement que ces loyales aspirations, doublement légitimes, 
puisqu’elles s'appuyaient 4 la fois sur la justice et l’opinion, aient 
élé étouffées sous les coups de la violence. La France rentrait au 
port, et que d’écueils et de naufrages eussent élé évités! Serait-ce 
donc que les peuples doivent porter irrévocablement la peine d'une 
premiére déviation aux lois de la sagesse et du devoir, et qu'il leur 
est interdit de remonter honorablement eux-mémes |’abime des ré- 
volutions, quand ils ont eu le malheur d’y descendre! Nous avons 
passé par les mémes épreuves, et n’avons pas été plus heureux que 
nos péres. C’est un motif de plus pour que nous rendions hommage 
a leurs efforts et 4 leur mémoire. 


II 


. Pour ne pas paraitre se jouer trop ouvertement des principes dont 
-on avait fait si longtemps un si bruyant étalage, on s‘élait cependant 
décidé & soumettre les décrets des 5 et 15 fructidor aussi bien que 
la constitution 4 la sanction du peuple’. 

La convocation immédiate des assemblées primaires offrait un 
vaste champ a i’agilation des partis et surtout de celui qui dominait 
alors dans la capitale. Les quarante-huit sections étaient continuelle- 
ment assemblées et fournissaient ainsi des points d’attaque puis- 
sants et multipliés contre la Convention. 

Les orateurs se présentaient en foule; les journaux, les brochu- 
res, les pamphlets, les affiches ne laissaient pas un moment de re- 
lache & Ja Convention. Plusieurs membres des Assemblées consti- 
tuante et législative, Dupont de Nemours, Pastoret, Vaublanc, 


‘ Lacretelle, Histoire du dix—huitiéme siécle, tom. XII, pages 391-392. 

2 Les assemblées primaires devaient s’ouvrir au plus tard le 20 fructidor pour 
émettre leur yceu sur la constitution, elles devaient ensuite nommer les électeurs ; 
le lieu de la réunion des assemblées électorales serait ultérieurement fixé. Les 
députés en mission auprés des armées étaient chargés de recueillir leurs votes. 
(Décret du 5 fructidor.) 


LE 13 VENDEMIAIRE. 13 


Quatremére de Quincy ; des vétérans de la liltérature, tels que l’abbé 
Morellet, Suard, La Harpe; des publicistes brillants de jeunesse et 
da’ ardeur, Richer de Sérizy, Fiévée, Martainville, Langlois, Bertin, Mi- 
chaud, Fontanes, Lacretelle jeune, Delalot, étaient & la téte de ce 
mouvement et l’animaient de leur éloquence. On voyait aussi parmi 
eux le général Miranda, échappé des prisons ou il avait été enfermé 
aprés Nerwinde, ]’Espagnol Marchenna, soustrait 4 la proscription de 
ses amis les Girondins, le chef de l’agence royaliste Le Maitre. C’était 
une immense coalition contre la tyrannie conventionnelle, dont le 
foyer principal se recrutait dans la bourgeoisie parisienne. On disait 
tout haut ce qu’on ne voulait pas; on ne disait pas aussi ouverte- 
ment ce que !’on voulait. La souveraineté du | peuple élait le mot de 
passe universel ; mais quand ]’a-t-on vue s’exercer librement? La 
république n’enteridait pas qu’ ‘on la discutdt, et on ne croyail pas 
prudent de lui dire en face qu'on en avait le ‘droit. De 1a certaines 
précautions de langage qui embarrassaient la polémique des partis 
et nuisaient 4 la vérité de leur attitude; mais le voile était aussi 
transparent que possible, et il nétait douteux pour personne que la 
masse de l’opinion ne fat essentiellement monarchique. Dans une 
brochure intitulée le Salut public, La Harpe faisait suffisamment con- 
naitre sa pensée : « Ceux qui répétent sans cesse, dans la Conven- 
tion, qu’il y a tant de royalistes que l’esprit public est tourné contre 
les républicains, songent-ils bien 4 ce qu’ils disent? Si la chose 
était vraie, vous seriez des rebelles ; car vous ne nierez pas, et la 
Montagne elle-méme n’oserait pas nier que le veeu de la majorité 
fait loi. » 

Lacretelle jeune disait 4 son four : « Réclamer contre toutes les 
horreurs qui déshonoraient la Révolution... attaquer toutes les lois 
qui portent le caractére de Pinjustice et de la barbarie, voila mes 
principes contre-révolutionnaires ; faire des yoeux pour une autorilé 
forte et sagement balancée, détester l’arbitraire, me soumettre aux 
lois, n’attendre que du temps ta perfection : voila mon roya- 
lisme! » 

Richer de Sérizy tonnait dane PAccuiatei public: « Ce qu’il faut 
faire, libres et antiques Francs! Prendre l’attitude convenable 4 la 
majesté du premier souverain du monde! joindre l’expérience du 
passé ala prévoyance de l’avenir et aux dangers du présent ; arra- 
cher, par un généreux oubli des injures et par des sacrifices mu- 
tuels, les barriérés de division ; pardonner 4 Verreur et punir Ic 
crime; joindre l’activité a la Sagesse, vous unir fortement entre vous 
par une correspondance ardente qui, telle qu'une étincelle électri- 
que, puisse se communiquer sans obstacle dans toutes les parties de 
l’empire, et, en présence de ces décrels puremcnt comminatoires, 





44 LE 45 VENDEMIAIRE. 


annoncer 4 vos prétendus commis la permanence du souverain tant 
que dureront les dangers. » 

La Gazette francaise du 8 septembre s’exprimait ainsi : « L’époque 
intéressante 4 laquelle nous sommes arrivés semble avoir rendu a 
lesprit public sa premiére énergie. Entrez dans les assemblées pri- 
maires, entendez ce peuple immense, depuis si longtemps la dupe 
et la viclime des charlatans populaires; avec quelle force de senti- 
ment il retrace ses malheurs, ses fautes passées, les cruautés de ses 
tyrans, leurs efforts coupables pour retenir une autorité qui chan- 
celle! on se serre Ja main, on s’embrasse, on léve les yeux au ciel. 
Ce sont des voyageurs qui, aprés avoir traversé une mer semée d’é- 
cueils, se jettent a genoux sur le rivage et bénissent en commun 
cette Providence qui tient dans ses mains les destinées humaines. 

« Cependant, tandis que les assemblées primaires déploient 
énergie que notre siluation rend indispensable, le gouvernement 
rassemble des troupes, et les vedettes, dont le regard est ordinaire- 
ment tourné du cdté des fronti¢res, regardent maintenant vers 
Paris. » 

« Point de gouvernement mililaire! » disait encore la méme 
feuille ; et ces articles étaient dirig?s contre les mesures prises par 
la Convention, en vertu desquelles l’initiative du vote sur la consti- 
tution et les décrets était déférée a l’armée', 

A la séance du 24 fructidor, une députation des trois divisions des 
armées du Nord et de Sambre-et-Meuse s'était hatée d’apporter un 
voeu unanime pour la constitution et les décrets. 

Dés le lendemain 22, on recut la nouvelle que cent trente-six as- 
semblées primaires avaient yoté avec la méme unanimité l’adoption 


‘ Les brochures se multipliaient de toutes parts : voici les titres de quelques- 
unes d’entre elles qui en feront connaltre |’esprit : 

Réflextons dun électeur, par Tronson-Ducoudray. « Jamais le choix de nos re- 
présentants n‘a pu étre Ja matiére d'une loi. » 

« Je ne veux ni de la moitié ni du quart, ou démonstration mathématique qu'il 
est de l'intérét public qu'aucune fraction quelconque de la Convention reste 4 son 
poste. » 

Ejfagons tout et recommengons : « C’est donc une assemblée vierge qu'il vous 
faut. A parler vrai, on vous agitait déja en 1788 lors des assemblées bailliagéres, 
mais vous étiez incomparablement plus libres que vous ne l’avez été depuis, et le 
veeu que vous y avez émis peut certainement étre regardé comme volontaire. Re- 
montons-y. Emparons-nous des principes que vous avez consacrés alors. Si vous 
n’avez été malheureux, avilis que pour les avoir abandonnés, la conséquence natu- 
relle est qu’en y revenant, vous recouvrerez le bonheur et votre propre estime. » 

Aux électeurs de 1795. « Dans ce qu’on appelle les décrets de fructidor, je ne 
vois ni une loi, ni une révélation; ce n'est & nos yeux qu'une erreur typographique. 
des lignes vides de sens; ces décrets sont une nullité; ils appartiennent au néant ; 
ils ne sont point, » Par Hennet, citoyen de la Société de la Butte des Moulins. 


LE 13 VENDEMIAIRE. 45 


de la constitution ; mais on était forcé d'ajouter que la presque tota- 
lité seulement avait accepté les décrets. 

A Paris, la situation se dessinait tous les jours davantage. 

Dés le 16 fructidor, une députalion de la section Le Pelletier était 
venue exprimer les inquiétudes que faisaient concevoir de plus en 
plus la formation et le mamtien d’un camp sous Paris : ¢ Combien 
nos réflexions doivent se méler d’amertume, lorsque nous voyons les 
chefs du jacobinisme se réjouir avec affectation de l'approche des 
troupes, pour qui celte joie coupable est plus injurieuse que nos 
alarmes les moins fondées |! 

«Ona dit quelquefois dans cette enceinte : « Nommes donc ces 
« jacobins, ces terroristes relachés injustement... » Eh bien, nous 
vous nommerons Thomet, Cornet, Joigny, membres de notre ancien 
comité révolutionnaire, Calve et Raffy membres de I’ancien, comité 
civil, voleurs et brigands reconnus. Tous ces scélérats viennent d’é- 
tre mis en liberté.sans jugement, et ils délibéreront avec nous sur 
l’acceptation de la constitution. Nous n’avons pour appuyer notre 
demande que notre conscience et la pureté de nos intentions : nous 
voulons tous la république et la liberté, mais nous les voulons pour 
tous les Francais, et non pour le profit de quelques ambitieux. » 

. €es sentiments faisarent présager les dispositions de la population 
parisienne, dont cette section était comme la téte et l'avant-garde. 
Connue d’abord sous le nom des Filles-Saint-Thomas, ses grenadiers, 
dans la journée du 40 aout, étaient venus défendre le roi et s’élaient 
associés au dévouement héroique des Suisses. On lui avait infligé, 
pendant Ja Terreur, le nom d'un régicide, mais elle conservait son 
ancien esprit et restait fidéle 4 ses traditions. Elle.qvait eambattu 
courageusement contre les jacobins aux jours de gerininal et de prai- 
rial, elle s'en faisait gloire, et voulut par des actes dzcisifs donner le 
signal de l’indépendance civique. Elle prit suceessivement deux ar- 
rétés quifurent dénoncés 4 la Convention dans les séances. des 
24 et 22 fructidor, 

Le premier de ces arrétés constituait un acte de garantie entre les 
sections ; en voici le texte : 


« Les citoyens de la section Le Pelletier, réunis en assemblée 
primaire, 

« Considérant que le peuple assemblé pour délibérer sur ses lois 
et son gouvernement, ne peut et ne doit étre dominé par aucune es- 
péce d’autorité ; que les pouvoirs de tout corps constituant cessen! 
en sa présence; qu ‘attaquer, en quelque temps que ce soit, un seul 


citoyen pour son opinion, c’est un attentat envers la souveraineté 
du peuple ; , : 


46 LE 13 VENDEMIAIRE. 


« Considérant que tout droit est dérisoire et inutile s’il n’est ga- 
ranti par tous envers chacun; qu’une expérience funeste a trop ap- 
pris avec quelle impudence les tyrans savent se jouer de l’honneur, 
de la liberté et de la vie des cituyens ; que tous les crimcs qui ont en- 
sanglanté le sol francais depuis les journées de septembre 92 sont 
dus en partie 4 la mollesse des gouvernés, et qu'ils résultent sur- 
tout de l’isolement ot chacun s’est placé dans la fausse espérance 
d’échapper au coup qui frappait son voisin ; 

« Ont arrété et arrétent ce qui suit : 

« Tout citoyen a le droit d’émettre librement son opinion sur la 
constitution et les décrets ; 4 cet effet, chaque citoyen en particu- 
lier, et les citoyens de Paris en général, sont placés sous la sauve- 
garde spéciale et immédiate de leurs assemblées primaires et res- 

\ pectives, et des quarante-sept autres assemblées primaires de cette 
cilé. 
« Géranp bE Bory, président. 
« Sant-Juuien, seerdtaire. » 


1 second arrété était la eonséquence et la sanction du premier : : 


« La section Le Pelletier, considérant que le seul moyen de faire 
connaitre 4 la France entiére les sentiments unanimes des citoyens 
de Paris est de réunir quarante-huit commissaires nommés par cha- 
cune des assemblées primaires, ct de charger ces commissaires de 
la rédaction d’une déclaration authentique, au nom de tous leurs 
com mettants, 

« Arréte que cette proposition sera faite en son nom et porlée 
sur-le-champ aux quarante-sept autres sections. » : 


Aprés la communication du premier arrété, une discussion s’é- 
leva. Thibaudeau, Tallien, tout en s ‘indignant de ce quiils appe- 
laient les manoeuvres du royalisme, affectérent cependant de les 
dédaigner ; la Convention se borna 4 déclarer qu’il y aurait séance 
le soir. Mais le second arrété provoqua |’adoption d’un décret pro- 
posé par Daunou au nom des comités de salut public et de sdreté 
générale, et qui déclarait coupables d’attentats contre 1a souverai- 
neté du peuple les ciloyens qui se réuniraient en comité central 
composé de commissaires nommés par plusieurs assemblées pri- 
maires, Ou qui se rendraient d’un commun accord dans un autre, 
ou auprés des corps militaires, sous preiesle de missions données 
par une assemblée primaire. | 

Cet arrété, purement comminatoire, ne fut pas obéi ; les sections 
restérent en permanence et communiquérent entre elles. 





LE 43 VENDEMIAIRE. 47 


Une députation de la section du Temple vint, le 25 fructidor, dire 
4 la barre qu'elle était chargée de démentir les calomnies répan- 
dues par la Convention contre les assemblées: primaires de Paris, 
et qu'elle avait délibéré une adresse aux départements et aux 
armées. 

Le président fit une réponse insignifiante. 

Thibaudeau prononga quelques paroles d’improbation et demanda 
Vordre du jour, qui fut adopté'. 

A partir de ce moment, les séances de la Convention furent rem- . 
plies d’annonces du résultat des votes des assemblées primaires. 
Dans les départements, la Constitution était adoptée a a presque 
unanimité, cela ne faisait pas question ; les décrets étaient cénéra- 
lement adoptés, mais il y avait pourtant une minorité contraire. 

A Paris, la section des Quinze-Vingts, dans la séance du 24 fruc- 
tidor, annonga qu’elle avait cru devoir adopter les décrets, mais ce 
fut Ja seule ; toutes les autres les rejetérent a la presque unanimité. 
Elles venaient elles-mémes en députation annoncer leur décision 3 
la barre : 


La section de l’Unité ouvrit Ja marche ; 

Puis vinrent les sections de Brutus (25 fructidor) ; 
De la Place-Vendéme [a l’unanimité] (26 fructidor) ; 
De la Cité (4,558 votants, 45200 pour le rejet) ; 
De l’Quest (27 fructidor) ; | 

De Bonne-Nouvelle ; 

De Observatoire ; 

De la Fidélité ; 

Du Théatre-Francais ; 

Des Amis de la patrie ; 

Des Droits de homme (28 fructidor) ; 

De la Butte-des-Moulins ; 

Des Arcis ; 

Des Marchés ; 

Des Tuileries ; 


* Si l'on veut se faire une idée des sentiments de cette section, on n’a qu’a lire 
le récit de la visite qui lui fut faite par une dépu'ation de la section du Théatre- 
Frangais, 10 septembre. L’orateur de cette députation s’exprimait ainsi : « Cest 
surtout dans une assemblée témoin si lonztemps et de si prés des pleurs de l'inno- 
ceace opprimée que nous nous atiendons a trouver la haine la plus prononcée contre 
la tyrannie. » — Aces mo!s les pleurs de [innocence opprimée, tous les cceurs 
s’élancérent vers la tour si fatale qui retient encore en captivité madame Narie- 
Thérése (Ch-riolte de Bourbon, et les applaudissements universels témoignérent a 
lorateur combien i! avait pénétré toutes les dames, » 

40 Joussr 147%. 2 


18 LE 13 VENDENIAIRE. 


De la Fraternité (1° jour complémentaire) ; 
Du Mail ; 

Du Faubourg Montmartre ; 

De la Fontaine Grenelle (1,873 votants, 1,842 pour le rejet) ; 

Du Pont-Neuf ; 

Du Panthéon (4° jour complémentaire) ; 

Enfin, plusieurs autres que le Moniteur ne désigne pas et qui vin- 
rent notifier leur voeu dans la séance du 28 fructidor. 


. Ces députations accompagnaient ordinairement l’exposé de leurs 
votes de discours trés-animés , dans lesquels elles protestaient con- 
tre l’usurpation et la prolongation de pouvoirs projetées par la 
Convention. 

Un acteur du Théatre Francais, Dupont, oraleur de cetle section, 
dans un préambule virulent, fit connaitre le vote : 

« Convention nationale, s s'écriact -il, encore quelques jours, et Ja 
vérité éclatera... (Violents murmures.) Nous sommes chargés de 
lire une adresse que l’assemblée primaire {rouvera les moyens de 
faire circuler dans les armées, partout ou elle le croira nécessaire. » 

Thibaudeau, président, Pinterrompit, ‘consulta l’Assemblée , qui 
refusa d'entendre l’adresse : les délégués de la section furent cepen- 
dant invités aux honneurs de la séance, mais ils ne voulurent pas 
en profiter et se retirérent. 

Toutes ces altaques poussaient la Convention &4 des mesures vio- 
lentes de défense. Les comités du gouvernement mettaient en liberté 
des terroristes qu'ils avaient fait incarcérer quelques mois aupa- 
ravant. 

La section Le Pelletier, qui s était mise en permanence, vint de- 
mander qu'on jugeal enfin deux anciens ministres, Pache et Bou- 
chotte, accusés depuis longtemps, ef qui venaient d’étre reldchés. 
On réclama l’ordre du jour; Lanjuinais l’'appuya, mais en soulenant 
au fond l’opinion des pétitionnaires, et en donnant pour motif qu'une 
mise en liberté ne pouvait mettre obstacle 4 action des tribunaux. 
« {] faut que l'on sache, ajouta Jean Debry, que quelques traits de pa- 
triotisme ne donnent pas un brevet d’égorgeur. » Malgré lirritation 
qu’elle ressentait, Assemblée se rendit, et l'ordre du jour fut voté 
dans ce sens. (6° jour complémentaire. ) 





LE 15 VENDEMIAIRE. 19 


{Il 


Enfin le jour arriva of la Convention dut faire connattre publi- 
quement le résultat des votes pour toule la France. Un rapport fut 
présenté a la séance du 1“ vendémiaire, an IV. 

Sur 6,557 precés-verbaux d’asseinblées primaires, 6,068 seule- 
ment constataient le nombre des votants, lequel était de 958,226, 
y compris les votes de armée, 18,326. Sur ce-nombre, 914, 855 
avaient accepteé la constitution, "A, 899 Vavaient refusée. Ce qui au- 
rait donné 956,745 votants seulement. Mais tous ces procés-verbaux 
étaient assez irréguliers, puisqu’on avouait qu’il y en avait 169 qui 
ne contenaient pas le’ nombre des votants; il en était de méme de 
la majeure partie de ceux des armées. 

Ce n’était pas, au reste, sur ce point que portait la prineipale dif- 
ficulté, mais on déclarail en méme temps qu’il n'y avait que’265,134 
votants qui se fussent prononcés sur les décrets, 95,373 les avnient 
refusés. I] n’y avait ainsi sur les 958,226 volants que 167,758 votes 
d'acceptation. Ik fallait donc reconnaitre 790,468 opposanits ou 
nayant pas suffisamment énoncé leur opinion’. 

On avait beau dire que le nombre des acceplants surpassait celui 
des refusants de 72,585, il n’en restait pas moins certain que cette 
prétendue majorité n’élait qu'une infime miforité sur Je nombre 
total des votants. 

Quand*on songe que Paris presque tout entier avait voté contre 
les décrets, et que dans les: provinces, ot Ja liberté‘et la régularité 
des votes avaient di se ressentir beaucoup des pratiques: 4 peine 
disparues de la Terreur, on n’avait pu oblenir qu'un cinquiéme des 
voix en faveur de ces mémes déere!s, on peut affirmer en toute cers 
tifude quils étaient repoussés. par Vopinion générale de la France: 

Sachant bien que la plupart de ces scrutins ne pouvaient supporter 
un exainen tant soit peu sérienx, !a Convention avait exigé que les 
procés-verbaux des assemblées primaires lui fussent adressés direc- 


' Arrété de la section de Unité, 2 vendémiaire : 

Considérant que d aprés le rapport «tu 1% vendémiaire, 914.855 votants ont ac- 
cepté la constitution, qu'il n‘y,a que 167.758 qui arent accepté les décrets, que par 
conséquent, il y’a 717,095 volanls qui ne les out pss acceptés, déclare qu’eile'ne 
se croit pis liée par le décret de la Convention, et qu'elle nientend mattre a la 
liberté de ses élecieurs d'autres limties que leur conscience. 


« Leroux, président. 
« Lambiner, secrétaire. » 


20 LE 15 VENDEMIAIRE. 


tement, sans passer par I’intermédiatre des administrations déparle- 
mentales; elle en réserva exclusivement la vérification 4 un comité 
qui ne mit jamais au jour son travail et s’élait arrogé le droit de pro- 
noncer la nullité de tous ceux of l’on s’était borné & déclarer que les 
décrets étaient reje(és a ’unanimité. Cette singuliére jurisprudence, 
qu'on ne prit pas la peine d’expliquer, anéantit subrepticement 
33 procés-yerbaux des assemblées primaires qui avaient été unani- 
mes pour le rejet. Plus de 60,000 suffrages négatifs se trouvérent 
ainsi supprimés. 

Malgré cette masse d'irrégularités frauduleuses, le résultat des 
votes n’en fut pas moins accepté et proclamé par |’ Assemblée °. 

. En vain M. Pelet (de la Lozére) demanda l'ajournement jusqu’a ce 
que les votes sur les décrets eussent élé vérifiés avec la plus scrupu- 
leuse exactitude ; la majorité passa outre aux cris de: Vive la répu- 
blique ! : 

ae fut rendu dans la méme séance qui fixait la réunion 
des assemblées électorales au 20 vendémiaire, et l’ouverture des 
nouveaux corps législatifs au 15 brumaire, c’est-a-dire dans six se- 
maines. 

Dans l’exposé des motifs de ce décret, le rapporteur adressait une 
admonestation en régle aux Parisiens et les invitait, au nom de |’é- 
galité, 4 ne pas se différencier du reste des Francais. « Paris, disait- 
il, a fait la Révolution; nul ne peut lui ravir l’honneur de la victoire 
décisive du 14 juillet; citoyens de Paris, voyez & jamais, dans les 
ruines de la Bastille que vous avez renversée, le titre de votre gloire, 
mais voyez-y surtout le présage infaillible de Ja vengeance des rois, 
si vous vous laissiez entrainer dans les piéges qui vous remeltraient 
sous le joug. » Il était impossible d'exprimer plus naivement la peur 
qu’on avait d’une restauration faite par les Parisiens eux-mémes. 
Une vive agitation régna dans toute la ville dés le moment ov la pro- 
mulgation des décrets fut connuc. Le Palais-Royal, qu’on appelait 
alors le Jardin-Egalité, était occupé par de nombreux rassemble- 
ments dont les dispositions n’étaient pas douteuses ; on dénoncait les 
attentats de la Convention; on maltraitait ceux qui avaient |’air de 
prendre son parti; des coups de feu furent tirés dans la soirée du 
3 vendémiaire. 

La Ceaxention rendait décrets sur décrets pour faire respecter som 
autorité. Days une séance de nuit du méme jour, Lesage (d Eure-et- 


$ Il est & remarquer aussi que tandis que cette constitution de l’an Il n’obtenait 
gue 911,833 adhérents contre 41,892. Fatsurde constilution du 24 juin 1795, qui 
ne fut jamais appliqués, avait été acceptée par 4,801,918 votes aflirinatifs contre 
41,000. Nest-ce pas une preuve que ces cérémonies plébiscitaires ne peuvent étre 
eonsidérées comme un indice sérieux du sentiment public ? 


LE 43. VENDEMIAIRE. rT | 


Loir) fit adopter une proclamation adressée aux Parisiens amis de la 
liberté et de la république, et un décret concu en ces termes : 

« La Convention déclare solennellement qu'elle rend les habitants 
de Paris responsables de la conservation de la représentation natio- 
nale, et si un attentat était commis sur la représentation, le nouveau 
Corps législatif et le Directoire devront se 1éunir 4 Chalons-sur- 
Marne. » 

La section Le Pelletier, qui était toujours en permanence et a la 
téfe du mouvement, répondit par une proclamation dont voici les 
principaux passages : (5 vendémiaire) : « Qu’avez-vous fait?... vous 
avez trompé vos commeltants, en vous attribuant la majorilé sur le 
décret des deux tiers, en proclamant le veeu de la France quand 
2,000 assemblées primaires ne se sont pas prononcées encore. Tous 
ces fails sont constants. Uncri général s’éléve pour vous en assurer. 
— Quelle a été au contraire la conduite des assemblées primaires? 
Partout se présente le spectacle imposant d’un grand peuple, pénétré 
de ses droits et de sa dignité, délibérant avec calme sur ses intéréts 
les plus chers, acceptant a l’unanimité un gouvernement nécessaire, 
repoussant 4 la méme unanimité une usurpation criminelle; vous 
osez traiter d’intrigants, d’anarchistes, d’assassins, les hommes que 
nous venons d’honorer de votre confiance; mais jetez les yeux sur 
vous-mémes, vos vétements sont teints du sang de l’innocence, des 
milliers de vos commettants égorgés, des villes détruites, le com- 
merce anéanti, la probilé proscrite, l’immoralité, ’athéisme, le 
brigandage divinisés, l’anarchie et la famine organisées, le trésor 
public dilapidé, voila votre ouvrage! A-t-on poussé dans nos assem- 
biées un seul eri de sédition? Toutes les voix s’élévent, il est vrai, 
contre vous, contre une tyrannie trop longue et que nous ne vou- 
lons plus souffrir... Si les représentants n’ont pas su mourir 4 leur 
poste lorsque la patrie était en danger, les représentés sauront y 
mourir, s'il le faut, pour maintenir leurs droits ; 

« L’assemblée primaire Le Pelletier arréte que la présente pro- 
clamation sera imprimée, publiée, affichée, envoyée aux quarante- 
sept assemblées primaires de Paris, aux départements et aux ar- 
mées. » 

Les populations des environs de Paris s’associaient a l’ardeur de 
ce mouvement. La ville d’Orléans envoyait une adresse aux sections 
parisiennes et faisait cause commune «contre l’oppression et les 
usurpateurs. » , | 

A Chartres, une émeute avait éclaté dans les derniers jours de 
fructidor ; la foule demandait du pain et criait : « Vive le roi! » Le 
représentant Tellier, envoyé en mission, pactisa un moment avec 
les insurgés et ordonna que la taxe du pain serait abaissée. Puis se 


@ 


23 LE 13 VENDEMIAIRE, 


repentant de sa faiblesse, il se donna la mort. A Dreux, a Nonan- 
court, 4 Verneuil, il y eut des tumultes du méme genre. Deux repré- 
sentants furent envoyés avec des troupes et rétablirent l’ordre a 
coups de fusil. (7 et 8 vendémiaire.) 

' Mais c’est & Paris que se concentrait tout l’intérét de la lutte. 

. Un décret fut rendu le 5 vendémiaire pour interdire aux sections 
tout acte étranger aux opérations électorales. 

La section des Quinze-Vingts, la seule restée fidéle 4 la Convention, 
vin{ protester de son dévouement et fut applaudie ; des murmures 
se firent entendre jusque dans les couloirs de l’Assemblée, et Barras 
ordonna !’expulsiou de celui qui s’était permis cet acte d’audace. 

. Aussi dés le kendemain 6, pril-on le partide refuser l'admission a 
la barre des députations des autres sections. Le président annonca 
qu'il avait refusé l’entrée au porteur d'un écrit intitulé : « Décla- 
ration & la représentation nationale, au nom de la majorité des as- 
semblées primaires de Paris, signée des commissions de ces assem- 
blées. » | 

Les séances suivantes se passérent dans |’attente des événements. 

- Le décret deréunion définitive de la Belgique a la France fut dis- 
culé et yolé dans la séance du 9. C’était le fruit de la lutte contre I’é- 
tranger, et c’est 1a une part de gloire qu’il ne faut pas refuser a la 
Convention. Elle rendait 4 la France ses frontiéres naturelles, et 
cest empire qui les lui a fait perdre. 

Mais & ce moment I’attention était absorbée par la crise inté- 
rieure. 

Afin de démontrer qu'elle ne cherchait point 4 prolonger inutile- 
ment ses pouvoirs, la Convention décida le 10 que l’ouverture 
du nouveau Corps législatif serait avancée et fixée au 5 brumaire au 
lieu du 45. Mais rien n’était changé & l’époque de Ja fixation des 
assemblées électorales, qui ne devaient s’ouvrir que le 20 vendé- 
miaire, aux termes du décret du 5 fructidor. 

Le méme jour, 10 vendémiaire, la section Le Pelletier prit un ar- 
rété auquel adhérérent immédiatement trente-deux autres sections, 
et notamment celles du Théatre-Francais, de la Butte-des-Moulins, 
de Brutus, de la Halle-au-Blé, du Mail, de Bondy, etc. 

Cet arrété fut immédiatement publié. Il était ainsi concu : 


« La majorité des assemblées primaires a arrété a l’unanimité, 
suivant qu’il lui a été proposé hier soir par l’assemblée de la rue 
Lepelletier : 


« Les assemblées primaires de Paris, considérant qu’aux termes 
de la nouvelle constitution, la convocation des assemblées électora- 


LE 43 VENDEMIAIRE. 25 


les doit étre faite toujours aprés celle des assemblées primaires'’,. 
que déja le temps est passé, et que les circonstances actuelles exi- 
gent la plus prompte formation du nouveau Corps leégislatif ; 

« Considérant que l’on a déja employé la violence pour dissoudre 
les assemblées primaires de plusieurs cantons des départements ; 
que le sang a coulé 4 Dreux, 4 Nonancourt, 4 Verneuil; que des 
présidents et secrétaires et autres membres du souverain ont été 
égorgés ou plongés dans des cachots ; 

« Considérant que tous les caractéres de la tyrannie se dévelop- 
pent, et que le décret, rendu pour ne convoquer que le 20 les as- 
semblées électorales, décéle évidemment |’intention de renouveler 4 
Paris les scénes de Dreux ; 

« Qu’il est temps que le peuple songe lui-méme A son salut, puis- 
qu'il est trompé, trahi, égorgé par ceux qui sont chargés de ses in- 
téréts ; 


« Arréte : 


« Article 1°. — Demain 44, 4 10 h. du matin, sans nul délai, les 
électeurs de toutes les assemblées primaires de Paris se réuniront 
dans la salle du Théatre Francais. 

«Art. 2. —Aussitét que les électeurs seront assembles, ils en ‘don- 
neront avis aux assemblées primaires des cantons ruraux des dé- 
partements. 

« Art. 3. — Chaque assemblée primaire ouvrira demain sa séance & 
7h. du matin, et 1a, les électeurs feront serment, entre les mains de 
leurs commettants, de les défendre jusqu’a la mort, et les commct- 
tants jureront a leur tour de défendre les électeurs tant quils rem- 
pliront fidélement leur devoir. 

« Art. 5. — Chaque assemblée primaire prendra les mesures né- 
cessaires pour que les électeurs soient accompagnés jusqu’au Théatre- 
Francais par une force armée capable d’assurer Jeur marche. 

«Art. 4 — Dans le cas ot la tyrannie oserait empécher les élec- 
teurs de se rendre au lieu indiqué, ils se retireront dans leurs as- 
semblées respectives, et 14, ils aviseront aux moyens de trouver un 
autre local. 

«Art. 6. — Les assemblées primaires de Paris jurent que, regar- 
dant cette mesure comme la seule qui puisse sauver la patrie, en 


‘ Aux termes de la constitution, les assemblées électorales devaient se réunir 
vingt jours aprés louverture des assemblées primaires. Or, celles-ci ayant été ou- 
vertes le 20 fructidor, il en résultait que le délai de vingt jours expirait le 
4 vendémiaire. 1] fallait en effet ajouter aux onze derniers jours de fructidor les 
jours complémentaires. 





34 LE 13 VENDEMIAIRE. 


mettant promptement en activité la constitution républicaine, elles 
ne désempareront la séance de demain que le corps électoral ne soit 
définitivement installé. 

« Pour extrait conforme, = 


« Bonnomet, président. 
« St-Jouuen, secrétaire. » 


IV 


La journée du 4141 vendémiaire s’ouvrit 4 la Convention sous de 
sombres auspices. Une cérémonie funébre devait étre célébrée 
dans la salle méme des séances, en Phonneur des représentants, 
victimes de la Terreur, que }’on appelait alors la tyrannie décem- 
virale. Tous les députés étaient en costume avec un crépe au bras. 
Au bas de la tribune était placée une urne funéraire, couverte de 
couronnes. Le Conservatoire de musique avait été convoqué pour 
exécuter des morceaux analogues 4 la circonstance. 

Thibaudeau proposa de suspendre la féte 4 cause de |’état de la 
capitale ; mais Tallien insista pour que rien ne fut. changé au pro- 
gramme. Il ne fallait pas, dit-il, avoir l’air de redouter les factieux. 

Les chants funébres se font entendre ; Daunou vient ensuite, au 
nom des comités, proposer un décret portant que les assembées pri- 
maires qui ont terminé ‘leurs opérations se sépareront 4 linstant 
méme, et que l’assemblée électorale du département de la Seine ne 
pourra se réunir que le 20. Le décret est rendu, et il est décidé 
qu il sera publié et mis 4 exécution sans retard. Barras insiste pour 
que l’assemblée se déclare en permanence et que les mesures les 
plus énergiques soient prises afin de mettre un terme a cette lutte 
scandaleuse. 

Au méme moment, les sections exécutaient leur propre arrété, 
et se rendaient au Théatre Francais, c’est-a-dire dans la salle del’0- 
déon, escortées par la garde nationale, qui se montrait pleine de 
zéle et d’ardeur. La présidence de l’assemblée électorale fut donnée 
au vieux ducde Nivernais, entouré d’une grande considération, mais 
peu propre & devenir le chef d’un mouvement insurrectionnel. Les 
sections touchaient en effet 4 la révolte, sans l’avoir cependant com- 
plétement décidée. Leur arrété n’indiquait d’autre but a l’assemblée 
des électeurs que de vaines protestations de dévouement patrioti- 
que et dehaine a la tyrannie. La salle était mal éclairée ; les chefs 
principaux s’agilaient sur la scéne, pronongaient des discours, aux- 


LE 13 VENDEMIAIRE. 95 


quels on répondait par des serments el des acclamations, mais tout 
ce bruit, tout ce mouvement restaient sans conclusion. 

Un officier municipal vint le soir lire, sur la place du théatre, le 
décret qui sommait les électeurs de dissoudre leur séditieuse assem- 
blée. Comme il arrive souvent, la Convention supposait ses ennemis 
plus redoutables qu’ils ne !’étaient en réalité; elle avait craint d’en- 
gager le combat la nuit, dans un quartier populeux, ct s'était bornée 
a envoyer un détachement pour servir d’escorte 4 l’officier municipal 
chargé de la proclamation du décret. La foule s'ameuta, la garde 
nationale lui vint en aide; les électeurs sorlirent de la salle pour en- 
courager la résistance. Le délégué de la Convention fut tué, son 
escorte dispersée; les flambeaux qui l’éclairaient furent éleints, et 
le champ de bataille resta aux insurgés; mais, ne sachant qu’en 
faire, ils ]’abandonnérent, et 4 deux heures du matin, le thédtre et 
ses abords étaient rentrés dans )’ombre et le silence. 

Rentrée en séance 4 sept heures du soir, la Convention attendai€ 
avec anxiété des nouvelles de ce qui se passait; elle apprit successi- 
vemént le mauvais accueil fait 4 ses arrétés, et l’occupation du théa- 
tre par les troupes, qui l’avaient trouvé vide. La séance fut levée a 
treis heures du matin et renvoyée 4 dix heures. . 

A Pouverture de la séance du 12, les sections des Thermes et des 
Gardes frangaises vinrent présenter une adresse de soumission. On 
recuj également une dépulation des soi-disant patriotes de 89, qui 
n’étaient autres que d'anciens Jacobins venant offrir leurs services 
acceplés avec empressement. Deux décrets furent ensuite rendus, 
inspirés par un esprit différent en apparence, dont le premier avait 
sans doute pour but d’atténuer le mauvais effet que le second de- 
vait produire. 

La fameuse loi sur les suspects, du 17 septembre 1793, fut rap- 
portée ; mais aussitét aprés on abrogea également la loi du 24 germi- 
nal qui avait ordonné le désarmement des masses révolutionnaires. 
On recourait maintenant & ceux que naguére on avait combattus 
et comprimés; mais on sentait le besoin de justifier celte mesure. 
A la séance du soir, une proclamation fut adoptée. La Réveillére- 
Lepeaux, qui en était l’auteur, cherchait & expliquer comment les 
hommes auxquels on rendait des armes étaient de zélés et honnétes 
républicains, placés sous le commandement du général Berruyer. 
La sensation n’en était pas moins trés-vive au dehors; on disait de 
toute part que la Convention venait de remettre Paris sous le joug 
des terroristes. Ce cri était dans toutes les bouches. Les sections 
reprenaient leur brilante activité. Les tambours de Ja garde nalio- 
nale battaient le rappel. La situation de la ville présentait le plus 











26 LE 43 VENDENMIAIRE. 


sombre spectacle : toutes les boutiques étaient fermées , la nuit ap- 
prochait, la crise était 4 son comble. 

Le désarmement de la section Le Pelletier venait d’dtre ordonné. 
Le général Menou, ancien membre de 1’Assemblée constituante, fut 
chargé de cette opération. Républicain sincére, mais sans fermeté et 
sans audace, naturellement temporisateur, il devait se trouver em- 
barrassé d’un réle dont il ne se chargeait qu’d regret. L’un des géné- 
raux sous ses ordres, Desperriéres, se déclara malade et ne parut 
point. L’autre général, Verdiére, recut, 4 huit heures du soir, l’or- 
dre de prendre avec lui soixante grenadiers de la Convention, cent 
hommes du bataillon de l’Oise et vingt hommes de cavalerie, de 
s‘emparer, par la gauche, des abords du couvent des filles Saint- 
Thomas, ot siégeait la section Le Pelletier, et d’y attendre de nou- 
veaux ordres. Le commandant de la section vint reconnattre les arri- 
vants. Les armes furent chargées des deux cdtés, et les deux détache- 
ments restérent en présence environ une heure. 

A dix heures, Menou, accompagné du représentant Laporte, fit 
avancer sa troupe par la rue Vivienne, qui était au centre, et la rue 
Notre-Dame-des-Victoires, sur la droite; il entassa son infanterie, sa 
cavalerie, ses canons jusqu’a la porte du couvent, et se trouva placé 
dans une position peu commode pour l’attaque, entouré des sec- 
tionnaires qui occupaient toutes les issues et les fenétres des mai- 
sons. Il se présenta 4 la porte du couvent avec le représentant, et 
se trouva en face des sectionnaires qui avaient pris les armes ét se 
préparaient a résister. La nécessité d’un combat dans une enceinte 
aussi resserrée, l’aspect de ces braves gens résolus 4 se défendre, le 
sentiment secret que Jeur cause était préférable & celle qu'il était 
obligé de soutenir, un peu 4 contre-cceur, toutes ces impressions 
réunies agissaient sur l’esprit de Menou, et son compagnon sem- 
blait les partager. 

Le président de la section était alors un jeune homme, plein de 
courage et d'ardeur, qui s’est depuis fait un nom dans les fastes 
parlementaires, M. Delalot. Entrainé, excité par la grandeur de la. 
mission que les circonstances lui assignaient, il répondit avec une 
chaleureuse éloquence aux sommations hésitantes du représentant 
Laporte : « Que nous demandez-vous? nos armes que nous n’avons 
jamais employées qu’a votre défense ! Quels sont vos défenseurs ? 
{eux qui voulaient yous égorger, que nous avons vaincus 4 vos C0- 
tés, que nous avions désarmés par vos ordres! Quels canons nous 
Opposez-vous? Les nétres, que nous vous avons rendus volontaire- 
ment! Que nous reprochez-vous? l’exercice légitime de nos droits! 
Nous avons, au prix de notre sang, maintenu la liberté de vos déli- 


rf 


LE 13 VENDEMIAIRE, 97 


bérations, et vous violez les nétres au mépris de toutes les lois! » 

Puis, s’adressant aux soldats, qui Y’écoutaient avec un mélange 
d’étonnement et de sympathie : « Vous le voyez, vous avez pu péné- 
trer facilement dans cette salle, mais il ne vous sera pas aisé de faire 
abandonner leur poste a des hommes de coeur. Nous exercons ici 
nos droits de citoyens. Vous avez combattu pour la liberté, viendrez- 
vous la troubler dans son sanctuaire? Au moment oui je vous parle, 
vos péres sont, comme nous, réunis autour des urnes électorales. 
Que diriez-vous si vous appreniez qu'on a voulu les disperser et les 
traiter en rebelles? Oh! si vous nous connaissiez hien, c’est avec nous 
que vous voudriez marcher. Depuis un an nous combattons ces ter- 
roristes, ces hommes de sang qui ont porté la désolation et la mort 
dans nos familles et dans les vétres : nous voulons empécher leur 
régne de renaitre. Maintenant, notre parti est pris : tranquilles jus- . 
que sous la pointe de vos baionnettes, nous ne céderons point a 
d’injustes menaces, et sans consulter Jes chances du combat, nous 
saurons le soutenir... Accoutumés a d’autres vicloires, voulez-vous 
verser le sang de vos fréres?... Ne croyez pas, cependant, qu'il soit 
si facile de venir 4 bout de tant de braves gens, soutenus par la po- 
pulalion parisienne tout entiére. Entendez-vous les tambours qui 
appellent 4 notre secours la garde nationale? Trente mille hommes 
s’apprétent a nous délivrer et 4 nous venger. Epargnez a cette nuit 
sanglante les horreurs dont elle est menacée! » 

Aprés ce discours, |’émotion et le trouble des soldats furent mani- 
festes. Le représentant du peuple Laporte, qui avait d'abord ordonné 
a sa troupe de charger, parut lui-méme indécis et flottant ; Menou 
ne demandait pas mieux que de ne pas étre obligé d’en venir aux 
mains avec des hommes qu'il ne pouvait s’empécher d’estimer. Il se 
laissa aller jusqu’a dire 4 ses soldats qu'il passerait son sabre au 
travers du corps du premier qui sortirait des rangs sans sa permis- 
sion. Une capitulation fut conclue. Les troupes de la Convention 
s’engagérent a se retirer. La section devait en faire autant de son 
cété; mais évidemment elle remportait une grande victoire morale. 

Le bruit de ces événements se répandit dans Paris, et y produisit 
une immense sensation. Les comités, la Convention elle-méme, 
étaient comme en désarroi; on criait 4 la trahison; on demandait 
que Menou fut mis en jugement. Sa destitution fut prononcée par 
les comités, ainsi que celle des généraux sous ses ordres, Desper- 
riéres et Debar. . 

Enfin, le 13, 4 quatre heures et demie du matin, un décret fut 
rendu, sur la proposition de Merlin, de Douai, au nom des comités, 
portant que le général de brigade Barras, représentant du peuple, 
était nommé commandant de la force armée de Paris et de l’inté- 





98 LE 13 VENDEMIAIRE. 


rieur; Delmas, Laporte, et Ggupilleau (de Fontenay) lui étaient 
adjoints. 

_ La section Le Pelletier, exaltée par son succés, ne voyant dans la 
capitulation de la soirée qu'une simple suspension d'armes, ne 
désempara pas. Elle devenait, par la force des choses, le centre d'une 
véritable et compléte insurrection de la bourgeoisie parisienne. On 
racontait les événements de la nuit avec une exagération qui en 
augmentait l'importance. De tous les cétés, on annoncait que la sec- 
tion, cernée par 30,000 conventionnels, leur avait imposé par son 
courage, et les avait forcés & une retraite honteuse. C’était plutét le | 
mépris que la haine dont la Convention était jugée digne. Toutes les 
sections qui s’étaient fédérées, le 11 et le 12, au Théatre-Francais, 
avaient, pendant toute la nuit, battu la générale. Le temps était 
affreux, la pluie coulait a torrents. On n’en accourait pas moins 
avec transport vers cette section généreuse qui venait de donner le 
signal de la délivrance. Un comité central s’y organise sous la pré- 
sidence du bouillant et courageux publiciste, Richer de Serizy. Si 
la garde nationale tout entiére avait répondu a l’appel, l’armée des 
sections aurait pu s’élever 4 40,000 hommes; elle en comptait au 
moins 27,000, mais était absolument dépourvue decanons, que ces 
sectionnaires avaient livrés, avec une imprudente confiance, aprés 
les troubles de prairial. Un conseil militaire est formé, ot l’on ad- 
mettail facilement les officiers qui venaient offrir leurs services. Le 
général Danican, désigné par son grade, prit le commandement. Ce 
choix ne fut pas heureux; c’était un esprit ardent et confus; il 
avait servi dans les rangs républicains contre les Vendéens. Disgra- 
cié par le général Hoche, il était maintenant trés-hostile 4 la Con- 
vention, et sympathisait avec les royalistes. Il avait pour seconds 
deux hommes d’une valeur trés-supérieure : le comte de Maule- 
vrier, officier vendéen, et Lafont de Soulé, garde du corps de 
Louis XVI, qui avait émigré un moment, plein de courage, de sang- 
froid, et de la plus loyale fermeté. 

' Mais, comme il arrive presque toujours dans ces armées im- 
provisées et composées de volontaires, |’unité de commandement 
manquait. Ce fut la surtout la cause principale du succés de leurs 
adversaires. 


V 


Le général en chef de la Convention, Barras, était un de ces per- 
sonnages qui mettent merveilleusement en lumiére de quels ingré- 


LE 13 VENDEMIAIRE. 29 


dieats se composent parfois le jeu et le succes d'une révolution. 
D’une ancienne famille de Provence, ayant servi dans les Indes 
sous le bailli de Suffren, perdu de moeurs et de dettes, attiré in- 
stinctivement vers le désordre, le vicomte de Barras s'était signalé au 
44 juillet, au 6 octobre; et au 10 aout, par des menées ouvertement 
révolutionnaires. Elu 4 la Convention, régicide, il entra cependant 
dans la conspiration contre Robespierre, et fut investi du comman- 


dement des troupes au 9 thermidor. Sa grande taille, sa voix puis- _ 


sante, ses allures hautaines, ov il y avait comme un mélange d’an- 
cien militaire et de grand seigneur, le faisaient distinguer de ses 
collégues, et on avait volontiers recours 4 lui dans les jours de crise. 
I] avait marché 4 la téte des troupes, au 1° prairial, dans le dernier 
combat contre les jacobins, et c’est lui maintenant qui était chargé 
de les sauver dans cette lutte supréme. Le hasard lui mit sous la 
main, pour |’accomplissement de cette Ache, un homme alors a peu 
prés inconnu, et qui a depuis rempli le monde de son nom. 

Commissaire a l’armée d'Italie et de Provence, Barras avait eu 
sous ses ordres, mais n’avait pas rencontré depuis, un jeune officier 
d'artillerie, dont le coup d’ceil ferme et sir avait puissamment 
contribué a la prise de Toulon. Cet officier s’était, 4 la méme épo- 
que, lié avec un autre représentant, Robespierre le jeune, alors en 
mission en Provence. Aprés le 9 thermidor, il avait porlé la peine de 
ses relations avec le frére du chef de la Montagne. 

Arrété, gardé en prison pendant dix jours, relaché a tilre provi- 
soire, il avait peu aprés recu l’ordre de quilter l’armée d'ltalie et 
d’aller prendre dans I’Quest le commandement de lartillerie. C’était 
une disgrace rendue plus évidente encore, lorsque ce commande- 
ment fut réduit 4 celui d’une simple brigade d’infanterie. Le député 
Aubry, ancien Girondin, nommé 4 la direction de la guerre, en 
remplacement de Carnot, infligeait cette mortification nouvelle a 
l'officier suspect de jacobinisme, qui vint 4 Paris pour réclamer, 
n’obtint pas satisfaction, et se trouva ainsi en rapport avec le comité 


de salut public. Attaché au comité topographique, ou s’élaboraient © 


les plans de campagne, par le success::ur d’Aubry, Doulcet de Ponté- 
coulant, il fut peu aprés définitivement rayé de la liste des généraux 
employés par Letourneur, qui venait de remplacer Pontécoulant. Il 
n’eu continuail pas moiris de fréquenter le cabinet topographique, ou 
il s’était fait remarquer par ses aptitudes, la hardiesse et la précision 
de ses plans et de ses idées. Il s’y trouvait fortuitement, lorsque 
Barras arriva au comité de salut public, en quéte d'un officier d’ar- 
tillerie, capable de surveiller, sous sa direction, l’établissement des 
batteries qui devaient protéger les approches des Tuileries. On lui 
désigne le général Buona-Parté (c’était ainsi que se pronongait et 


30 LE 45 VENDEMIAIRE. 


s’écrivait alors le nom de celui que la fortune venait chercher, comme 
:) dessein, pourl’élever au faite des grandeurs humaines, au moment 
méme ov elle semblait l’avoir abandonné. Barras, se souvenant sans 
doute d'avoir entendu prononcer ce nom avec éloge au siége de Tou- 
lon, accepte sans difficulté la proposition qui lui est faite. 

Buona-Parté est la, 4 deux pas ; on l’appelle. Barras le prend pour 
son adjoint et lui fait délivrer par le comité de salut public une 
commission avec le titre de commandant en second pour cooperer 
sous ses ordres 4 la défense de la Convention. Buona-Parté entre 
aussitét en fonctions, et avant méme que le choix de Barras ait été 
confirmé par | Assemblée, il va prendre des mesures pour lesquelles 
il lui semble qu’iln’y a pas un moment & perdre. 

Napoléon a singuliérement défiguré celte scéne dans ses récits de 
Sainte-Héléne. Hy prétend que, dans la soirée du 12 vendémiaire, 
en sortant du théatre Feydeau, il se rendit dans une tribune de la 
Convention, ou il entendit son nom désigné en méme temps que 
celui de Barras pour le commandement des troupes. II délibéra, dit- 
il, en lui-méme pendant prés d’une demi-heure pour savoir ce qu'il 
avait 4 faire: « Est-il sage d’accepter? La victoire méme aurait quel- 
que chose d’odieux, tandis que la défaite voue 4 l’exécration des 
races futures. Comment se résoudre ainsi a étre le bouc émissaire 
de tant de crimes auxquels on fut étranger? — Mais d'un autre cété, 
si la Convention succombe, que deviennent les grandes vérités de Ja 
Révolution, le prix de notre sang et de nos victoires? La défaile de 
la Convention, c’est le triomphe de |’étranger, la honte et l’esclavage 
de la patrie! » Cette mise en scéne, ce monologue composé aprés 
coup, sont d» pure invention. L’étranger, d’ailleurs, était-il pour quel- 
que chose dans le mouvement de Paris, et le but que poursuivaient 
les sections, n’était-ce pas de rendre la France Ja liberté que la Ré- 
volution lui avait ravie? Mais cette alternative qui était dans Ja situa- 
tion ménie, ce choix entre les deux partis a prendre dut sans doute 
se présenter a l’esprit du jeune officier dans les jours qui précédaient 
la lutte. Toutes les voiess’ouvraient devant lui; sa résolution n’était 
pas encore arrétée. Il parait méme quiil songea un moment Ase jeter 
dans le mouvement royaliste, et il s’en était ouvert 4 M. Olivier, 
depuis banquier et député de Paris, quia rapporté le fait a M. Lacre- 
telle. 

Quoi qu'il en soit de ses ‘conjectures; ce qui est certain, c’est que 
le nom de Bonaparte ne fut pas prononcé a la séance de nuit de Ia 
Convention; il n’y assistait probablement pas. La nomination du gé- 
néral'en chef avait été seule ofticieliement proposée par les comités, 
et ne fut snnoncée et confirmée par décret que le 13 vendémiaire, & 
quatre heures du matin. Bonaparte, déja ‘choisi par Burras, était 


LE 13 VENDEMIAIRE. 34 


4 son nouveau poste: tout le monde ignora jusqu’aprés I’événe- 
ment qu'un commandement lui ett été confié. Son nom ne fut ré- 
vélé au public pour la premiére fois que dans un rapport de Barras, 
4 la séance du 18 vendémiaire. 

ll n’en prit pas moins une part principale a celte journée. Son 
premier soin fut d’ordonner au chef d’escadron Murat d’aller pren- 
dre au camp des Sablons, avec 300 chevaux, le parc d’artillerie qui 
s’y trouvait. Murat s’en empare au moment ou les sectionnaires ve- 
naient eux-mémes Jes chercher, et les piéces entrent de grand matin 
dans la cour des Tuileries. [| adjoint aux 5,000 soldats de la ligne, 
dont disposait la Convention, les 1,500 hommes du bataillon jacobin, 
a qui on venait de distribuer des fusils, quelques gendarmes désar- 
més aussien prairial, et réarmés de nouveau, enfin la légion de po- 
lice et quelques invalides, ce qui formait, en tout, une troupe d’en- 
viron 8,000 combattants. Il distribue son artillerie 4 toutes les ave- 
nues de la Convention, c’est-a-dire 4 tous les points qui aboutissent 
aux Tuileries, puis occupe Meudon en cas d’échec, et envoie des ar- 
mes dans la fidéle section des Quinze-Vingts, dont Fréron venait de 
réchauffer le zéle. Ces dispositions prises, il donne l'ordre de rester 
sur la défensive et d’attendre. 

Les seclions, de leur cété, ne restaient pas inactives. Un conseil 
de guerre était en permanence; la garde nationale sous les armes 
se montrait pleine d’ardeur. Quelques expéditions particuliéres 
avaient déja réussi dans la matinée. La section Poissonniére avait 
arrété les chevaux del’artillerie et les armes dirigées vers les Quinze- 
Vingts; la section du Mont-Blanc enlevait les subsistances destinées 
aux Tuileries; un détachement de la section Le Pelletier s'emparait 
du trésor public et le tenait sous sa garde. 

Mais le plan général de campagne n élait pas arrété avec l’ensem- 
ble et Pintelligence qui présidaient 4 celui de l’armée de la Conven- 
tion. Quoique supérieurs en nombre, les sectionnaires devaient 
éprouver de grands désavantages dans l’altaque, s‘ils allaient se 
heurter par détachements séparés contre le camp retranché formé 
dans les Tuileries. La science de la guerre des rues et des barrica- 
des, qui a fait tant de progrés depuis, n’élait pas alors en usage. Les 
souvenirs du 10 aodt firent croire qu’on pouvait prendre facilement 
la revanche de cette fatale journée. Mais on n’avait pas aflaire cetfe - 
. fois 4 un roi qui nese défendail pas et qui ne voulait pas qu’on ré- 
pandit le sang pour sa querelle. Les réles étaient changés : aux Tul- 
leries on avait du canon, et on élail décidé a s’en servir. Le général 
des troupes parisiennes, Danican, désigné par le hasard, a déclaré 
lui-méme, depuis, que, voulant surtout éviter la guerre civile, il ne 
devait prendre et n’avait pris aucunes dispositions olfensives ou dé- 


32 LE 43 VENDEMIAIRE. 


fensives ‘. En réalité, il ne savait trop ce qu'il voulait. [1 envoya un 
parlementaire demander le désarmement des terroristes, et n’allait 
pas au dela. Les comités, effrayés, n’en recurent pas moins le 
parlementaire, et, sans répondre précisément 4 sa demande, l’au- 
torisérent 4 faire dire au général Danican « que les représentants 
du peuple désiraient sinctrement la paix; qu’on allait envoyer des 
députés porter des paroles de conciliation, et quetout serait oublié 
et apaisé, si les ciloyens rentraient paisiblement chez eux’. » Sur 
cette réponse, Danican, ivre de joie, courut partout, dit-il, pour 
empécher le combat *. . 

Et au méme moment la lutte allait s’engager. On concoit dés lors 
quelle confusion devait se mettre dans les rangs des sectionnaires. 
Ils firent cependant bonne contenance, comme nous allons le voir. 

La Convention elle-méme était hésitante. Gomond avait proposé 
une proclamation pacificatrice, qui promettait l’épuration des batail- 
lons de volontaires : « Retournez dans vos foyers, bons citoyens, di- 
sait-on aux sectionnaires, et les armes qu'on a délivrées rentreront 
dans les arsenaux. » Lanjuinais appuya la proclamation et blama le 
décret qui avait rendu des armes aux terroristes. Chénier ayant 
protesté avec indignation, Lanjuinais s’écria : « Je vois la guerre ci 
vile! » Il fut interrompu par de violents murmures. « Ne vois-tu 
pas, répligua Garrau-Coulon, que c’est un 31 mai en sens inverse 
qu’on prépare? » Lanjuinais voulait répondre, mais Jes cris étouf- 
férent sa voix, et l‘obligérent & descendre de la tribune. La procla- 
mation fut écariée par l’ordre du jour. On songeait encore cepen- 
dant 4 envoyer la députation annoncée au parlementaire, lorsque, 
vers quatre heures et demie, on entendit crier : « Aux armes! » Les 
représentants prennent leur place et gardent un profond silence. On 

leur avait distribué des fusils. Quelques minutes se passent. Des dé- 
charges de mousqueterie et d'artillerie se font entendre du cété du 
Manége (aujourd’hui la rue de Rivoli); un frémissement parcourt 
toute la salle. Legendre s’éerie : « Recevons la mort avec l’audace 
qui convient aux fondateurs de la république! » Quelques conven- 
tionnels sortent avec leurs sabres pour se joindre aux combattants. 


Notice sur le 13 vendémiaire, ou les Parisiens vengés par le général Danican. 
age 25. 


* Id. p. 25. 
3 Id. 


3) 
vl 


LE 13 VENDEMIAIRE. 


VI 


Voici ce qui se passait au dehors. 

Selon l’usage, les deux partis se sont rejeté la responsabilité de 
Vattaque. 

Cependant il parait certain que le signal du combat fut donné 
par des conventionnels rassemblés chez un restaurateur de la rue 
Saint-Honoré. Dubois-Crancé tira par les fenétres un coup de fusil!. 

C’est alors que l’action commenga. Les gardes nalionaux remplis- 
saienl la rue Saint-Honoré au nombre de plus de 10,000. Les ba- 
taillons agissaient d’aprés les ordres de leurs commandants, dont 
plusieurs étaient nouveaux et ne s‘étaient pas concertés entre eux. 
Ces colonnes serrées et profondes ne devaient offrir que trop de 
prise au feu des canons. Bonaparte parait 4 cheval au poste du cul- 
de-sac Dauphin, faisant face a l’église Saint-Roch, ordonne une triple 
décharge qui est exécutée par ses canonniers. Les sectionnaires ri- 
postent bravement par un feu de mousqueterie trés-soutenu ’. [ly a 
des morts des deux cétés, mais le feu de l’artillerie prend le dessus. 
Bonaparte lait sur-le-champ avancer ses piéces dans la rue Saint- 
Honoré, couvre les sectionnaires de mitraille, les force de se replier 
sur les marches de l’église Saint-Roch, d’ot ils résistent intrépide- 
ment : il lance alors sur eux le balaillon de volontaires jacobins. ’ 
Aprés une héroique défense, les sectionnaires sont immolés & leur 
poste d’honneur. Bonaparte fait alors tourner ses piéces & droite et 
a gauche et tirer sans pitié dans toute la longueur de la rue Saint- 
Honoré. Il remonte ensuite vers le Carrousel, court aux autres postes 
des rues Saint-Nicaise et de ]’Echelle. Partout il fait tirer 4 mitraille 
et écraser les gardes nalionaux qui ne pouvaient, malgré-leur bra- 
voure, lutter contre cette pluie de boulets. Les vaincus ne perdent 
pas courage, et se replient vers le quartier général des Filles-Saint-: 
Thomas. 


4‘ Lacretelle, tom. XU, p: 437. 

? Barras, dans son rapport, arrangeait les choses 4 sa facun, dans le but de se 
faire valoir et d'outrager les sectionnaires : « Prévenu qu'il y avait un engagement 
dans la rue dela Convention, je m’y rends et je vois que l’ardeur des républicains 
les a emportés trop loin; je fais revenir la piéce de canon a la place que je lui avais 
assignée ; je détachai quelques pelotons de la réserve des Tuileries que je plagai sur 
la terrasse des Feuillants. Deux piéces de canon furent emmenées pour protéger 
ses flancs — (c’est ici que la lacheté se montre) — les rebelles retranchés dans 
les maisons voisines firent un feu meurtrier sur les colonnes républicaines ; l’airain- 
tennant frappe alors les refuges des traitres. » 

10 Jourer 1812, 3 





34 LE 13 VENDEMIAIRE, 


Ils se décident 4 un nouvel effort, et, sous la conduite de Dani- 
can, vont rejoindre leurs camarades de la rive gauche de Ia Seine. 
La se trouvait Lafont de Soulé, maitre du pont Neuf, d’ot il avait 
délogé le général Carteaux, quin’avait pu tenir malgré ses 600 hom- 
mes et 4 canons, et s’était retiré sur le quai du Louvre. Arrivaient 
en méme temps, par la rue D-uphine, des bataillons commandés 
par le comte de Maulevrier. Ces braves gens, qui formaient ainsi une 
force imposante, commirent de nouveau Ja faute d’aller s ’offrir au. 
feu de l’artillerie républicaine. Tous ensemble s’avancent en colonne 
serrée du pont Neuf sur le pont Royal, en suivant le quai Voltaire. 
Bonaparte avait fait placer des canons 4 la téte du pant; il laisse ap- 
pracher les sectionnaires, puis tout 4 coup il ordonne le feu. La mi- 
traille prend les sections de front; elle part en méme temps du 
quai des Tuileries et les prend en &charpe. Elle porte la terreur et 
la mort dans leurs rangs. Lafont de Soulé, plein de bravonre, rallie 
autour de lui ses hommes les plus fermes et marche par deux fois 
sur les piéces: mais tous ses efforts sont vains, et il tombe lui-méme 
aux mains de secs ennemis, — 

A sept heures, le combat était terminé. ‘Trois ou quatre cents 
hommes avaient péri de part et d’autre. Ii y eut dans certaines 
rues quelques tentalives de barricades, mais ce moyen de défense 
venait trop lardivement. Bonaparte vainqueur les renversa 4 coups 
de canon, puis se contenta de faire tirer 4 poudre; une partie de 
la. populace des faubourgs, il faut bien le dire, se joignait aux 
vainqueurs. 


Vil 


-La Convention triamphait partout. 

Elle rentra en séance vers six heures. Le feu dimiaua progressi- 
vement et issue de la bataille n’était plus doutense. 

Merlin, de Douai, vient annoncer que les rebelles sant repoussés. 
Quelques ciloyens placés dans les tribunes commengaient d applau- 
dir au récit de Merlin. « Taisez-vous, » s’écrie-t-on de toutes parts 
sur les bancs de la salle, et le silence se rétablit. 

Cavaignac confirme le rappart de Merlin. 

Enfin, 4 neuf heures et demie, Barras rend compte des mesures 
qu'il a prises et du succés qu’elles ont obtenu. « Si ee qui reste de 
ces mistrabtes, dit-il, ne se rend pas & Pinstant, ils éprouveront le 
sort de ceux qui ont déja succombé. » — Des tentatives d’ applaudis- 
sements dans les tribunes sont encore réprimées. On edt dit que 


‘ 








LE 1 VENDEMIAIRE. pt 


}’ Assemblée p’osait se glorifer de sa victoire. — « I ast dguloureux 
pour moi, reprend Barras, d’avoir 4 vous faire un pareil récit, mais 
il a fallu epposer la force & la force ; ils youlaient établir un roé, et 
ils me-pensaient pas qu'il y avait derridre la Convention uve masse 
de répudiicains qui l’auraient vengée. » — J’ai été pendant un quart 
@heure, dit Garrau, prisonnier chez les rebelles; j’ai:entendu des 
citoyens égarés criant : A bas les terroristes { mais j'ai yu ausei des 
royalistes qui eriaient . A bas les Deux Tiers ! a bas la Convention! 
Or qui ne veut pas du gouvernement représentatif veut un roj. » 

Resfait & savoir de quel ¢dté étaient alors les défenseurs de la 
liberté électorale et les véritables soutiens du gauvernement repré- 
sentatif. , 

A: minuit et demi, Louvet fait adopter au nom des comités une 
proclamation déclarant « que le complot qui venait d’étre réprimé 
avait été préparé par les royalistes. Leg rebelles se sont crus aesez 
forts pour placer 4 la présidence de leur commission un des: plus 
effrontés écrivains de la royauté... Entre las vainqueurs de Fleurus, 
du 44 juillet et du 10 aodt, d’une part, et les satellites de Louis XVII, 
le combat ne pouvait tre long... Les défenseurs de la Convention 
avaient ordre. de ne point altaquer, de mépriser toutes Jes injures et 
d’éviter 4 tout prix que le sang fit versé ; mais ]’étranger perfide et 
leurs dignes complices ont voulu consommer le crime; ils ont com- 
meneé par la plus lache des trahisons — ils osaient répéter que 
nous voulions relever les échafauds de la Terreur. —- Non, jamais 
Vaffreux régime de Robespierre ne pésera sur notre patrie. La Con- 
vention recommande l’oubli des haines et la surveillance des mé- 
chants; elle invite au calme et a ]’union. » 

La séance, suspendue le 14 4 une heure du matin, est reprise a 
sept heures. 

Barras monte a la tribune, triomphant, et s’écrie : « Citoyens re- 
présentants, le souverain de la section Le Pelletier n’existe plus. » 
La salle ot avait siégé le Comité insurrectionnel yenait d’étre accu- 
" pée par les troupes victorieuses, 

Chénier propose une nouvelle proclamation, pleine d’injures con- - 
tre les sectionnaires et de congratulations pour les yainqueurs. 

La séance est remplie par des motions et des débats qui roulent 
toujours sur le méme théme. 

Merlin, de Douai, présente un rapport détaillé sur les événements 
de la veille, et la Convention rend un décret portant que les grena- 
diers de la représentation nationale, les troupes du camp sous 
Paris, les canonniers, la légion de pvulice- générale, les militaires 
invalides, le bataillon de la section des Quinze-Vingts, les gendar- 
mes licenciés, les citoyens qui ont pris volontairément les armes, 





56 LE 13 VENDEMIAIRE. A 


et les généraux sous lesquels ils ont combattu ont bien mérité de la 
atrie. 

/ Dans la séance du 45 au soir, trois conseils militaires sont insti- 

tués pour juger ceux qui ont pris part 4 la conspiration de Vendé- 

miaire. | 

Et le lendemain, 16, Vétat-major général de la garde nationale 
parisienne est supprimé, ainsi que |’état-major de section et de divi- 
sion ; la cavalerie, les compagnies de grenadiers, chasseurs et ca- 
nonniers sont réformées ; chaque bataillon est réduit & 8 compa- 
gnies. Un commandant temporaire de la place de Paris, nommé par 
la Convention, dirige tous les mouvements de la garde nationale 
parisienne ; aucune portion de cette garde ne peut s’assembler ou 
faire battre la caisse sans son ordre, et il n’y aura qu’un seul tam- 
bour par section. | 

Voila of l’on en était, six ans, jour pour jour, aprés le 5 octo- 
bre 1789. 

Le 18, Barras se présente de nouveau 4 la tribune : « J’appellerai, 
dit-il, l'attention de la Convention nationale sur le général Buona- 
Parté : c'est 4 lui, c’est 4 ses dispositions savantes et promptes qu’on 
doit la défense de cette enceinte. Je demande que la Convention con- 
firme la nomination du général Buona-Parté 41a place de général 
en second de l'armée de l’intérieur. » 

Cette proposition est décrétée. Le régime mililaire était inauguré. 

Les prétendus patriotes de 89 pouvaient venir, immédiatement 
aprés, faire retentir la salle des cris de: Vive la république ! ils 
avaient trouvé leur maitre, et la république était en présence de 
celui qui devait la détruire. 

Deux jours aprés Je 20 vendémiaire, le brave et infortuné Lafont 
de Soulé fut traduit devant le conseil de guerre: son courage et 
la noblesse de son attitude excitaient l’intérét de ses juges ; il les 
désola par la franchise avec laquelle il avouait la part qu’il avait 
prise 4 ce mouvement et surtout au combat. Le président, pendant 
son interrogatoire, lui suggérait des réponses qu’il ne voulut point 
accepter; il fut condamné et exécuté le lendemain 21 sur la place 
de Gréve; il recut la mort avec une héroique fermeté. 

Que se passait-ildans l’4me de ce martyr volontaire, 4 ce moment 
supréme? On eut dit que, voyant ses généreuses espérances détruites, 
il voulait se dérober a l’avenir de tyrannie et de honte réservé a sa 
patrie. Son nom est resté ignoré, mais il est pour nous plus grand 
que celui de son vainqueur. 

Le président de la section du Théatre-Francais fut aussi condamné 
et exécuté. 

A l'exception de ces deux victimes, il y eut une sorte d’amnistie 


LE 43 VENDEMIAIRB. 37. 


tacite pour tous ceux qui avaient pris part au mouvement de Vendé- 
miaire. On sait l’aventure de M. de Castellane qui, rencontrant une 
patrouille criant: « Qui vive? » répondait : « Casteliane contumace. » 
Repoussée par le sentiment public, la Terreur ne pouvail renattre, 
malgré les rancunes révolulionnaires. 

Elles se firent jour cependant dans l’enceinte méme de la Conven- 
tion. 

Barras avait demandé, le 22, la mise en liberté de tous ceux qui 
ne seraient pas prévenus de vol, d’assassinat ou d’émigration. Tal- 
lien appuya cette motion, que |’Assemblée adopta d’acclamation, et . 
qui avait surtout pour but de rendre la liberté & tous les jacobins; 
car les meneurs de la Convention ne s’en réservaient pas moins 
la faculté de poursuivre ce qu’ils appelaient la réaction royaliste de 
lintérieur. 

Dés le lendemain 23, Delaunay, au nom des comités, concluait a 
ce que Le Mailre, qui passait pour un agent des Bourbons, fut tra- 
duit devant une commission militaire. 

Tallien appuie cette motion ; un comilé secret est ordonné. 

Le 24, Louvet demande contre le député Rovére, suspect de roya- 
lisme, un décret d’arrestation. La Réveillére-Lepeaux vient & son 
aide ; la proposition est adoptée. 

Saladin, membre de la Convention, et nommé, a Paris, député au 
nouveau Corps législatif, est aussi décrété d’arrestation. La mise de 
ses papiers sous les scellés est ordonnée. 

Le 26, Louchet fait une motion furibonde qui dépassait en rigueur 
la loi des suspects; mais son extravagance empéche qu’il n’y soit 
donné suite. 

On signalait en méme temps, comme complices secrets de l’agence 
royaliste, les représentants Lesage (d’Eure-et-Loir), Henvi Lariviére, | 
Boissy d’Anglas et Lanjuinais. Leur silence dans les journées de Van- 
démiaire les avait compromis. Ils restaient cependant en dehors de 
toute relation directe avec les royalistes, mais ils ne leur étaient pas. 
hostiles. Dans un diner ot se trouvaient plusieurs députés, Lanjui- 
nais avait parlé du massacre de Vendémiaire, ce qui excila une grande 
rumeur, surtout de la part de Tallien. Celui-ci cherchait 4 continuer 
le régime révolutionnaire, mais tout le monde en était faligué, et il 
n’élail au pouvoir de personne de le faire vivre. 

Le 1°" brumaire, Thibaudeau se fit l’organe des hommes qui, tout 
en restant fidéles 4 la Convention, ne voulaient pas recommencer le 
régne de la Montagne; il accusa Tallien d'intrigues royalistes. Cette 
résistance lui valut une sorte de popularité : on l’appela Barre de 
fer. 

A la séance du 50, un décret régla organisation du futur corps 


3B LE 13 VENDEMIAIRE. 


épislatif, d’aprés les décrets de fructidor, et la nomination des mem- 
bres du Directoire qui devatent étre élus par ces conseils. Tout le 
gouvertiement resthit ainsi dans les mains des deux tiers de la Con- 
vention : l'usurpation était consommes.! 

Barras présenta, aussitot aprés, &n rouveau et trés-long rapport 
sur la journée du 43 ; {1 termina en disant.: « Le point d’appui du 
royalisme est frappé, mais il n’est pas abattu, » et il conclut en ré- 
olamartt des mesures de rigueur que, Comme chef de ia force armée, 
il ne lui appartenait pas; disait-il, de proposer. 

' Tallien appuyd; pias un langage pee de viotertce, les conclusions 
de Barras : 

« Vous alles voir dient, dvt-l, reparaitre avec une nouvelle au- 
dace les hommes qui ont été frappés par jes conseils militaires; vous 
les verrez sur les bancs des représentants du peuple, dans fes admi- 
nistrations et les tribungur... avant trois mois, je vous le prédis, la 
contre-révolution sera faite constitutionnellement... Je demande qu'on 
enjoigne aux hommes qui viennent de sauver la républiqie de nows 
proposer demamm les moyens de la ‘sauver encore. » 

La Convention décréte awssit6ét la nomination d'une eommission 
de cing membres chargés de prosenter des mesures de salut public. 
Cette commission est nommée dans -la soirée: elle se compose de- 
Tallien, Dubois-Crancé, Florent-Guyet, Roux,dela Marne et Pons, de 
Verdun. 

Le 5 brumaire, sur la proposition de Tallien, rapporteur de la 
cenrmission des cinq, un décret est rendu, portant que les auteurs 
des arrétés hiberticides de Vendémiaire, les émigrés, leurs parents, 
sont exclus de toutes les fonctions publiques, et que les décrets 
contre tes prétres réfractaires seront exécutés. 

‘fe 4, et proclamée' une amnistie dont sont exceptés les conspira- 
tetirs’ de Vendemisire. 

C’est binst que }’on inanguraitl’ére de ia Gorcerde, dont on den- 
nait solennelfement te nom & 1a place Louis XV, qui avait acquis une- 
si lugubre' célébrité depuis qu'elle s’appelait place de le Revolution. 

La Convention déclara; le méme jour, que sa mission était termi- 
née; et prononca la-cloture'de ses séances. 

Conveqaés au milieu des fusillades du 19 godt, alle abdiquait ag 
bruit canon de Verdémiaire ; sa fin était digne “de sen origine. 


{ 
Vill 


La cause de la yraie liberté succombait encore, et cetle fois plus. 
doufoureusement peut-Gire, car c’était une rechate. 


LE AS YENHEMIAIRE. 0 


1 ‘Le wevelation-avaitdda comptt bich des jours de-viotence, ot'des 
minovités dudacicuses uvaient mis sous le joug d’incontestables me- 
jorités’s mais ves majérilés Gtaient Uésumies, impdissantes ; leur 
~vaine résiiancd 'n'avait pas arrété un moment fa marche des vain- 
queurs,'et on poavait croire que ia nation égurée cédait a ta loi 
dane irrésistible fatalité: © © 6 

Cette fois, le doute ri'était ‘plas possibte. La mujorité nouvelle 
if dthit affrmée avec éclat ; 4) Paris, elle ‘avait été légulement con- 
platée; et ib start certain que les mémes résultats se seraient pro- 
faits' dans ley dépprtements'si les opérations avaient été sincéres, 
Sites votes‘aVdient été ‘libres et réguliérerrent Yecueillis. | 

Hy avai¥ évidemment uh réveil de l'opinion, une réaction légi- 
time contre les entrainements et les excés des années précédentes. 
Si les révolutionnaires avaient été de bonne foi, s‘ils navaient voulu 
que le triomphe; des volontés nationales, ils auraient laissé aux 
manifestations de l’esprit public une entiére liberté. C’était le seul 
moyen de faire l’éducation civique du pays, de lui apprendre 4 ne 
compter que sur lui-méme, de Il'affranchir pour toujours de la 
tutelle de ces prétendus sauveurs qui ne savent quae l’émerver et 
l’opprimer. | | 

L’expérience de la Terreur aurait au moins peré des fruits sa- 
lutaires. Eclairée par-tant d’épreuves, la France ne séparait plus 
la cause de VOrdre,de celle de la Liberté, et si le vou natianal 
meds, passété-eniravé, comme. il Vest toujowss.en pareil cas, par la 
pression’ des: faits accomplis, nut doute qu’) ne ‘se {Ut pas cun- 
tenlé de l’invocation abstraite de ces principes. On devait méme 
s’altendre 4 ce que bientét, ne craignant plus d’appeler les choses 
par leur nom, il redemanderait hautement cette monarchie héré- 
ditaire et représentative, qui survivait dans les 4mes comme la 
plus pure tradition des premiers jours de 89. N’est-ce pas ce 
qu’avouait Tallien, lorsqu’il déclarait, en pleine Convention, que 
si l’on n’y mettait ordre, avant trois mois, la contre-révolution se- 
rait faite constituttonnellement? 

En dépit des obstacles légaux et des manceuvres frauduleuses, 
ii devenait du moins certain que la France libre ne voulait plus 
du régime qui pesait sur elle. Pour le perpétuer, on était obligé 
de le lui imposer violemment; mais Jes masses populaires, qui 
avaient servi 4 faire toutes les journées de la révolution, ne suffi- 
saient plus; |’instrument élait usé. Sentant leur faiblesse, les 
hommes des 5 et 6 octobre et du 10 aout appelérent 4 leur aide le 
Secours des baionnettes soldées, et aprés avoir infligé au pays toutes 
les horreurs de la tyrannie démagogique, ils lui préparérent, de 
leurs propreg mains, le fléau de la dictature militaire. 


40 LE 15 VENDEMIAIRE. 


C’est alors que le nom de Bonaparte fait sa premiére apparition 
sur la scéne du monde; il vient 4 point pour étouffer dans le sang 
les patriotiques aspirations des citoyens de Paris, pour empécher la 
France de rester mattresse de ses destinées et de se sauver elle- 
méme. Lui qui aura horreur des Assemblées, qui les jettera par 
les fenétres et les réduira au silence, débute par défendre celle qui 
a fait de son pouvo.r le plus monstrueux usage '! 

Cette défaite de l’opinion publique par la Révolution déclinante et 
le Césarisme naissant a eu les plus funestes conséquences. Le 
13 vendémiaire n’était que le prélude du 48 fructidor et du 
18 brumaire, le prologue de cet empire qui, & travers d’éblouis- 
sants mirages, ne devait laisser aprés lui que la servitude et l’in- 
vasion. 


Juin 41870. 
R. pe Larcy. 


1 « La, massacrant le peuple au nom des régicides!... » 
a dit Victor Hugo, dans son bon temps. 


... Non aliam venturo fata Neroni 
Invenere viam... 
(Pharsal., 1.) 


Ce vers, qui semble fait exprés pour désigner l'avénement de Bonaparte, sert 
d’épigraphe 4 I'Essai sur les journées des 13 et 14 vendémiaire, par Réal ; ce n'est 
pas l’application qu'il voulait en faire; mais c’est celle qui est la plus juste. 


LA POESIE POPULAIRE EN ITALIE 


Canti e racconti del popolo ttaliano, pubblicati per cura di D. Comparetti ed A. d’An- 
cona. — Cant: Monferrini, racc. del DY G. Ferraro. — Cant: delle provincie me- 
ridionali, racc. da A. Casetti e V. Imbriani (Roma, Torino, Firenze, Ermano 
Leescher, 1870, 1871). — Canti popolari siciliani, racc. ed. ill. da Salvatore Sa- 
lomone Marino (Palermo, Giliberti, 1867).— La baronessa di Carini, eon disc. di 
S. S. Marino, Palermo, 1870. — Canti popolari siciliant, racc. ed ill. da G. Pitré, 
(Palermo, 1870, 1871). — Canti popolari delle isole eolie, ill. da Lizio-Bruno, 
Messina, 1871. — Canti scelts del popolo siciliano, Messina, 1867. — Filologta 
e litteratura siciliana, studii di V. di Giovanni. — Saggi di critica, di G. Pitré, 
Palermo, 1870. — Nuove effemeridi siciliane. 





J 
CHANTS DU MONTFERRAT 


Avant la publication d’un intéressant article dans lequel M. Ra- 
thery parlait aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes (15 mai 
1862) des chants populaires de l’Italie, on avait pu étre tenté, en 
France, de croire que cette contrée, si riche en poétes érudits, n’a- 
vait rien & montrer comme poésie populaire. Et voila que, de plus 
en plus, l’on trouve de tous cétés des preuves que, dans ce beau 
pays, on fait des vers comme M. Jourdain faisait de la prose. En 
effet, depuis l’époque ot parut le travail de M. Rathery, de nom- 
breux recueils sont venus s'ajouter 4 ceux de Tommaseo, de Mar- 
coaldi, de Vigo, de Tigri, du chevalier Nigra. Le mouvement qui se 
fait en ce sens au dela des Alpes est loin de se ralentir, et quoique 
Jes résultats obtenus puissent nous sembler considérables, ils ne 
paraissent pas encore satisfaisants 4 ceux qui sont le mieux 4 méme 
d’en juger. En téte d’une importante collection, Canti e racconti del 


42 LA POESIE ITALIENNE, 


popolo italiano, deux savants professeurs de l'université de Pise, 
MM. Comparetti et d’Ancona se plaignent que la littérature popu- 
laire de l’Italie ne soit encore que partiellement connue. A la vé- 
rité, en parlant ainsi, ils ont surtout en vue les traditions et les 
contes pour lesquels, disent-ils, presque rien n/a élé fait; ils ajou- 
tent que i’on s’est beaucoup plus occupé de la poésie, tout en 
déclarant que de nombreuses lacunes existant poor des provinces 
considérables ne permetlent pas encore d’en faire le sujet d’une 
apprécialion générale. Si j’avais eu la pensée d’essayer une étude de 
cette nature, une lelle observation, partant d’hommes aussi compé- 
tents/ m’edt arrété court; mais je voudreis seulement. tenir les 
amis te 14 muse populaire, —- fe mot mruse n’est peut-dtre pas trop 
ambileus, — au, courant des derniers ouvrages qui lui ont été ton- 
sacrds en italie,,¢b-.de. Gommencerai par, les entretenir du recueil 
méme’ qte je viens de nommer.. oe | 

is ba vue des transformations -subies par leur patrie, MM. Gompa- 
re}ti et d’Ancona ont cri avec raison qui faltait se hater de faire 
sur la littérature populaire des. recherches, dont, comme ‘ils le 
remarquent, |’importance est aujourd'hui trop évidenle pour qu'il 
soit nécessaire de la. démontrer. Ils ont adressé un appel qui a été 
entendu. 

M. Giuseppe Ferraro, qui, 4 leur demande, s’est chargé de re- 
cueillir les Ghants du Montferrat, a rempli sa mission avec zéle et 
succés : cent quinze piéces narratives et cent soixante-douze stram- 
botti, morceaux de trés-courte haleine qu’on rencontre dans toute 
I'Italie, composent le premier volume des Ganti e racconti del po- 
polo italiano. Les chants épiques réunis par M. Ferraro sont bien 
franchement populaires: nulle préoccupation artistique, nul sou- 
venir érudit; point d’images, quelque chose de vague, d’incohérent 
quelquefois, et aussi ¢e catactére de nuiveté' qui plaft, cet imprévu 
qui étonne et qui ‘amuse, est bien 1k dela poésie chantée par le 
peuple, et fatte'par lai; und péésie abrupte n’ayant rien de la déli- 
catessé'de ‘sentiments, de I'harmonie, des comparisons briflarites 
qu'il instict! dé Wart, ‘qu’un godt inné, gue ‘des réminiscences 
littéraites ont inspirées sur d'autres points de P Italie! C'est seulament 
dans fx"'parti¢’ yg du’ Recueil moniferrin, ‘dans les’ strambotti, 
qi’dh retrduve!ndis bien affaiblies, ‘quelques imgpirations rappe- 
lant les @oux vers dd la Toscané et de ta Sicile. Hés' Chunts du 
Montferrat:se réipprochent par le ton de cewx qu’ ont 'déjd pabliés 
Murcduldi, -Bolta et le chevalier Nigra; beaucoup: d’enite bax’ ne 
sént mene que'des variantes, dans un dialecte dilférent,- de pidves 
deja imprimeées pat te’ bolts ‘de ces derniers. ‘My: Ferraro n'a pas 
Mit shivve chaqite niorceau dey divers chants aver lesquels il offre 


LA PORSIR ITALIENNE. | as 


des ressemblances; de tels développements, uliles wa moment ott 
M. Nigra ouvrait une voie nouvelle, eussent conduit trop loin l’édi- 
teur des poésies populaires du Montferrat. Il s'est borné, en téte des 
chants qui donnent lieu 4 des rapprochements, & indiquer le titre 
des productions analogues‘, fournies par les peuples néo-latins et 
quelquefois, exceptionneliement, par les Bretons, les Albanais et'1és 
Grecs modernes. Ces indications soht nombreuses, mais auraiert pu 
Vétre davanlage, sans que M. Ferraro sortit des limites dans’ les- 
quelles i! déclare vouloir renfermer ses recherches de parallétes. 

Les Chants du Montferrat prouvent une fois de‘ plus combien 
M. Nigra avait raison de parler de l'identité substantielle des poé- 
sies appartenant aux peuples de souche latine. C'est dire que le 
nouveau recueil ne présente rien de vraiment original, et c’est cette 
absence d'un caractére propre qui le rend précisémeat fort curieuy; 
au point de vue de Ja hittérature populaire cemparée. Il n’y a pres- 
que point de Chants du'Montferrat qui n’aient leurs parallcles en 
France, en Espagne ou en Portugal, ef parfois simultanément dans 
les trois pays. Indiquons quelques-unes de ces analogies, en men- 
tionnant de temps en temps des rapprochements qui ont échappé & 
lattention de M. Ferraro. 5 

La chaste Montferrine {h° 2) demande 4 son ravisseur sa dague 
pour couper un neud du lacet de son corset, el s’en sert comme une 
nouvelle Lucréce. Ainsi agissent.la Fille du patissier, dans tes Ghants 
du pays Messin (p. 95) ; la Fille des Sables, dans les Chante des pro- 
sinces de l'Ouest (p. 177, t. Il); la Jeune fille enlevée par an cor- 
saire, des Cansoni del Piemonie(p. 62) ; l'Héreine d’an chant nor- 
mand, recueilli par M. de Beaurepaite (Etude.sur la podsie popalaire 
én Normandie, p. 58), Ainsi agissént encore la Filleule de Du Gues- , 
cin (Barzas-Brew, t. J, p. 5614)} Marguerite et Jeanne Leroux 
(GQwersion Breir-Isel, t. 1, p. 525, 527), mais ces derniéres oftien- 
hent ane anme en demandant uh ‘cowteau' power peler un fruit. Bans 
une romance espagnole (Primavera y flor de romances, t. H, p. 22), 

eo, |. i ; ee oa 
'4 SM Perraroa réassi de cette manidrea renfermer ‘les chants du Moatfotrat dans 
un volume de peu d'épaisseur. Pourquok ne |'a-t-il pas angmenté d'un gloseaire? 
Quelques yotes expliquent, seuleppent.les mots que l’éditeyr a supposés dilficiles a 
entendre. Ges. ning wont rares et insuffisantes, elles donnent souvent la traduction 
en italign des mots dont on devine Sans peine le sens et en laissent de cété d’au- 
tres qui causent de réels embarras. M. Liebrecht, le savarit professeur de |'Athénée 
de Lidge, » ténoigné: aust, dans-un,excelleat article du' Heidelberger Jahrbucher 
(4870, n° 55, p. 876), le regret qu'un glossaire ne complétat pas les Gank Monfor- 
ring. II serait 4 désirer qu'on tint compte de ce regret dans les volumes qui doivent 
suivre, et il efit été a souhaiter qu'on ledt pris en considération déja pour le re- 
eueil dés‘chants des provinces méridionales dont le premier tome qui vient de pa- 
raitre forme Ye second de fa coltection. mise : 


44 LA POESIE ITALIENNE. 


une hardie doncella prie Rico Franco l’Aragonais de lui préter son 
poignard pour couper de son manteau des ornements qui, dans sa 
triste position, ne lui semblent plus 4 porter; mais, au lieu de 
tourner la dague contre elle-méme, elle la plante dans la poitrine 
de son persécuteur. On peut lire un exploit de ce genre dans les 
Filles du feu, de Gérard de Nerval, dans les Chants des provinces de 
U Ouest (t. II, p. 232), dans le Recueil de MM. Champfleury et We- 
kerlin (p. 192), dans les Chants historiques de la Flandre, de M. de 
Boecker (p. 62), — indications oubliées par M. Ferraro, — et dans 
quantité d’autres collections qu’il cite, 4 propos de la Salvatrice 
(n° 3). Le sujet de cette piéce est le méme que celui de Renaud et 
ses quatorze femmes, chanson que nous avons publiée dans les 
Chants du pays Messin (p. 98), et dont l’idée principale apparait 
dans un grand nombre de ballades appartenant aux peuples du 
Nord, comme M. Nigra l’a montré 4 Ja suite d’une canzone piémon- 
taise, sur une donnée identique. Un détail, cependant, peut faire 
penser que la chanson lorraine a une origine méridionale : Renaud 
chevauche, emmenant en croupe la jeune fille qu'il a épousée ou 
ravie ; tout 4 coup il s’arréte, et lui montrant une riviére: «Il ya 
1a quatorze dames noyées, lui dil-il, et la quinziéme vous serez. » fl 
lui ordonne ensuite de se dépouiller de ses vélements. La jeune 
fille lui déclare qu’elle ne le fera en sa présence que s'il se laisse 
hander les yeux. Renaud y consent, et la belle le pousse vigoureu- 
sement dans la riviére, sur les rives de laquelle il cherche a se 
suspendre a une branche d olivier ; mais l‘héroine, qui a réussi & se 
saisir de ’épée de Renaud, Penvoie lui-méme rejoindre les qua- 
torze dames. Cette branche d’olivier nous transporte bien loin des 
_ bords de la Moselle, et cependant les chants italiens‘ n'ont pas du 
servir directement de modéle 4 la chanson francaise, avec laquelle 
ils offrent des différences notables. Leur héroine agit & peu prés 
comme |'Espagnole du romance de Rico Franco. En croupe derriére 
son ravisseur, elle ]ui demande son épée pour couper une branche 
@arbre, afin de faire un peu d’ombre au cheval, et se sert de son 
arme pour tuer son mari. Celui-ci, plus barbare encore que la 
Barbe-Bleue, venait de lui apprendre qu'il avait déja décapité cin- 
quante-deux femmes, et qu’elle devait aller les rejoindre. Voila, du 
moins, ce que raconte la version donnée par M. Nigra, car celle de 
M. Ferraro est plus écourtée. 

Les retours d'amants et de maris aprés une longue absence, — 
sept ans presque toujours, — sont fréquents dans la poésie popu- 


1 M. Nigra croit pouvoir faire remonter ce chant de Renaud 4 un fait historique, 
a la tyranuie des seigneurs d’Aquagena et a la révolte de leurs vassaux. 


LA POESIE ITALIENNE. 45 


laire de toutes les contrées. Tantét les imprudents voyageurs arri- 
vent de maniére 4 vérifier la vérité du proverbe : Loin des yeux, 
loin du coeur. La yue d’une bague, un fragment d’anneau, la révéla- 
tion d’un souvenir intime servent 4 les faire reconnaitre au mo- 
ment ot leurs moiliés vont contraeter une-nowvelle union. Tantdt, 
mais plus rarement, la femme aimée a succombé aux douleurs de 
Pabsence. D’autre fois, la fiancée ou l’épouse est demeurée fidéle, et 
le revenant, comme dans un romance espagnol (Caballero de lejas 
tierras), comme dans une ballade allemande (Liebesprobe), comme 
dans un chant grec (Marcellus, p. 162), avant de se faire recon- 
naitre, éprouve par de faux propos la fidélité de celle qui I’a at- 
tendu. Les situations de ce genre, qui remontent jusqu’a |’Odyssée, 
ne manquent pas plus dans les chants montferrins que dans tous 
les autres romanceros populaires. Parmi les productions compo- 
sées sur ce théme inépuisable, et qui n’offrent avec d’aulres que des 
ressemblances vagues, quelques-uns des chants recueillis par 
M. Ferraro ont des paralléles exacts dans différentes contrées. On 
se rappelle la touchante histoire que M. de la Villemarqué, a, dans 
le Barsas-Breiz, donné sous le titre : I'Epouse du croisé. Partant 
pour Ia croisade, le sire de Faouet a confié sa femme a son frére; 
mais 4 peine s’est-il éloigné, que celle-ci est en bulte aux plus mau- 
vais traitements. Bientét on l’envoie garder les troupeaux sur la 
lande. Sept ans se passent, pendant lesquels Ja malheureuse ne fait 
que pleurer. Au bout de sept ans, un jour elle se met 4 chanter. Un 
chevalier qui revenait de la guerre entend sa voix, et s'approche de 
fa bergére. Inutile de dire que c’est son mari, et qu'il raméne la 
pauvre chatelaine dans son manoir. Les chants nombreux qui, dans 
diverses contrées, roulent sur ce sujet : Ja Vuella de don Guillermo 
(Mila y Fontanals, p. 119, n° 24), en Catalogne; la Pourcheireto 
(Damas Arband, t. I, p. 91), en Provence; Jousseaume (Bujeaud, 
t. Il, p. 245), dans les provinces de l'Ouest; l'Epouse du croisé 
(Ferraro, p. 51), dans le Monferrat, ne s’éloignent guére du chant 
breton que par une différence notable, la substitution d’une belle- 
mére A un beau-frére. Germine (Champfleury, p. 195), en Norman- 
die, Germaine (Chants populaires du pays messin, p. 8), en Lorraine, 
sont des variantes du méme épisode, mais s’écartent davantage de 
la ballade bretonne. La jeune femme n’est plus une bergére, et l’on 
ne parle pas des mauvais traitements qu’elle a soufferts, on les 
laisse seulement deviner. Son mari, aprés avoir guerroyé sept ans, 
vient droit 4 son logis. Germaine, qui ne le reconnait pas, l’envoie 
demander I’hospitalité dans le beau chateau de sa belle-mére. 
Celle-ci ne reconnait pas non plus le voyageur, 4 qui elle fait d’ail- 
leurs grand accueil. Sur un désir qu’il exprime de voir Germaine 


46 LA PORSIE ITALIENNE, 


lui venir tenir compagnie, elle va méme chercher la pauvre aban- 
donnée; la moitié d'une bague, rompue }e jour des noces, amene le 
dénodment, comme dans la hallade du sire de Créqui. Le grand 
grief du chevalier contre sa mére eat ici la facilité avec laquelle 
celle-ci s’est prétée. 4 satisfaire sa demande de voir Germnine. Une 
autre famme, 4 qui l’absence de son.mari fut.aussi bien funeste, 
c'est Mariana (Canti Montferrini, p. 14). Comme Genevieve de Bra- 
bant et Jes héroines des innombrahles poémes a légendes, elle 
inspire 4 un déloyal chevalier un amour qu'elle est lain de favo- 
riser. Ce nouveau Golot se venge de ses dddains, en l’aceusant prés 
du seigneur Antonio d’avoir partagé les sentiments qu'elle repous- 
sait, et en montrant, comme une preuve de trahison, un anneau 
pareil & celui de Mariana. Antonio revient furieux dans son chateau, 
et fait attacher sa femme a un cheval qu’ll lance au milieu d’un 
terrain hérissé @’épines et de roches. La malheureuse est déja toute 
sanglante, quand son mari lui demande ce qu'elle a fait de sa 
bague. Mariana répond qu’elle est dans son coffret aux bijoux. Son 
mari l’y retrouve en effet; innocence de Mariana est reconnue, 
mais trop tard, et sire Antonio, tirant son épée d'or, s’en perce le 
cogur. La Mariana des Chants de Montferrat nest autre que la Mian- 
soun de la Provence (Damase Arband, t. Il, p. 82), que la Marianson 
de la Normandie (Beaurepaire, p. 73), et son histoire se rattache a 
plusieurs chants hretons et & Ja ballade allemande : Idda de Tog- 
genburg, , 

Les méchants maris ne sont pas rares dans le monde des chants 
populaires, et tel fut certainement celui de la princesse Jeanne 
(p. 16). Il battait sa femme cruellement. Un jour qu'elle lavait ses 
vétement ensanglantés (suivant une version donnée par Nigra, et 
meilleure que celle de M. Ferraro, ot ]’on trouve des interpositions 
provenant d'un autre chant : Donna Lombarda), elle vit venir treis 
cavaliers dans lesquels elle reconnut ses fréres. La canzone se ter- 
mine ainsi: « Sour Jeanne, sceur Jeanne; tes couleurs, ot les as-tu 
laissées ? — Mes couleurs, mes couleurs, je les ai laissées 4 la maie 
son. — Sosur Jeanne, sceur Jeanne, ton mari ov est-il allé? — Mon 
mari est allé a la chasse, 4 la chasse des perdrix. — Avec la bouche 
elle disait cela, avec les yeux elle indiquait ou il était. Ils sont allés 
chambre par chambre, dans la derniére ils l’ont trouvé. — Sore 
prince, sors, prince, sors de celte petite chambre. Ta chemise eat 
blanche, nous allons la faire devenir vermeille. » 


Surela Giuana, surela Giuana, 
I toi culur anda i hat’ lasai? — 
— } mei eulur, i mei culur, 
Ai bo lasai a lo masé. — 


LA PORSIB ITALIENNE. Al 
- Surela Giuana, surela Giuana, | 
Lo toi marj duv élu anda? — 
— Me mari I’é anda a cacia, 
A ra cacia d‘ir parnis.. — - 
Cun ra bucca ai h diva, 
Cun i oce a i li indicava. 
I han gira stansia pir stansia, 
A ra duriera i l’han trua. 
— Sort, principe, sort principe, 
Sort, sort ia ciel 
Ra toi camisa r’é bianca 
Ra farumma vut murella. — — 


M. Damase Arbaud a recueilli en Provence un chant sut la méme 
donnée; mais la, la femme matheureuse porte le nom de Ctotilde, 
comme dans les lecons piémontaises de M. Nigra, & qui ce nom et 
une cerlaine analogie de situation ont rappelé une fille de Clovis, 
épouse infortunée d’Amalaric, roi des Visigoths. 

Les reconnaissances de fréres et de sceurs sont trés-fréquentes 
dans la poésie populaire. Grecs, Espagnols, Portugais, Allemands, 
Suédois (Chants populaires du Nord, traduits par Marmier, p. 175), 
ont exploilé ce sujet. De cé dernier peuple semblent provenir le Frere 
et la seur du Guerziou (p. 203-207), l'Enlévement, des chants pro- 
vencaux (t. II, p. 413), le Finto fratello — 67) de M. Ferraro: la 
Prova d'un rapimento (p. 161) de Marcoaldi; et !Epreuve, dont j'ai 
trouvé plusieurs rédactions dans le pays Messin. Une jeune fille gar- 
dant ses moutons est abordée par un cavalier qui lui offre plusieurs 
présents et Jui tient de tendres discours. Dans la chanson messine, 
Ia bergére ne se montre pas sévére. Dans la version montferrine 
comme dans la ballade suédoise, elle repousse et cadeaux et galants 
propos. Le voyageur n’est autre qu'un frére ; il a voulu éprouver la 
vertu de la jeune fille, et montrer 4 ses parents qu’ils agissent im- 
prudemment en laissant sa sceur ainsi 4 l'abandon. Il y a de frappan- 
tes ressemblances dans foutes les versions néo-latines, des vers pa- 
raissent traduits les uns des autres. Dans la chanson provengale, le 
frére parle d’abord en francais, et ses paroles sont presque tex(uel- 
lement celles de l'une des lecons lorraines. 


Lou chivalier mount’ a chivan 

— Bonjour, bosjour, jeune bergére, 
Combien avez-vous de moutons ? 
Ensemble nous Jes garderons. 


L’épithéte aimable remplacant celle de jeune, l’adverbe ensemble 
substitué aux mots @ nous deux, telles sont les insignifiantes diffé- 
rences qu’au début du dialogue le chant messin présente avec celui 
de la Provence. 


48 LA POKSIE ITALIENNE. 


Les hommes ne sont pas seuls 4 courir le monde dans la poésie 
populaire : on y voit aussides femmes a la recherche de leurs amants 
ou de leurs maris infidéles. Telle est en Lorraine (Chants populaires 
du pays messin, p. 33) une pelite Rosalie, comme aussi en Franche- 
Comté. Elle retrouve son amant fugitif au dela du Rhin, et en est 
accueillie par ces méchantes paroles : 


Si j’'avais su, la belle, 
Que tu m’aurais trouvé, 
La mer )j’aurais passée. 


En Castille, la femme du comte Sol arrive dans un beau chateau 
juste au moment ou son mari va prononcer un nouveau et solennel 
oui. Mais le comte, plus loyal que l’amant de la petite Rosalie, re- 
tourne 4 ses premicres et légitimes amours. Dans les Asturies, le 
comte Sol est devenu Gérinaldo. A la rigueur, M. Ferraro aurait pu 
indiquer ces analogies en téte du chant intitulé Morando (n° 32) ; 
mais elles sont assez éloignées pour qu’on y voie seulement des ren- 
contres fortuites. Il n’en est pas ainsi pour la chanson du Disertore 
fucilato (p. 52). C’est presque mot 4 mot, comme M. Ferraro I’a re- 
marqué, notre complaintede ce pauvre garcgon qui s’est engagé pour 
Vamour d'une belle, qui ensuite fuit de son régiment, rencontre son 
capitaine dans les verts prés, le tue, estarrété, condamné 4 mort, et 
espére que ses camarades le feront mourir sans le faire languir. 

_On connait aussi en Lorraine, dans la Saintonge, et sans doute 
dans bien d'autres provinces , l'histoire d'un autre soldat (Canti 
Monferrini, p. 52) qui déserte aprés sept ans de services, encore 
pour l’amour d’une belle. Celle-ci intercéde vainement pour le cou- 
pable. ; 

Moins triste est la légende d’un joli petit tambour qui revient de 
la guerre en tenant une rose. Cette rose, la fille du roi la lui de- 
mande. Le petit tambour ne veut la donner que pour l’amour de la 
princesse. Le roi ne trouve pas le parti convenable. Pourtant, quand 
le tambour déclare qu’il a sur la mer jolie trois gros vaisseaux char- 
gés d'or et d’argent — ailleurs, qu’il est fils du roi d’Angleterre — 
le pére de la princesse se ravise et ne voit plus de difficutés 4 le 
prer.dre pour gendre. Mais cela ne convient plus au petit tambour, 
qui répond 4 peu prés de méme en frangais et en dialecte du Mont- 
ferrat : 

Sire le roi, je vous la remercie 
Ran, ran, ran pataplan, 
Dans mon pays !’y en a de plus jolies. 


Mi nun pi sa vostra bela fija 
Ar me pais n’é dir pi zulie. 





LA POESIE ITALIENNE. 49 


Cette chanson da jeune tambour a fait du bruit dans le monde 
fantaisiste of nous introduisons le lecteur. Non-seulement on le ren- 
contre en Catalogne et dans le pays Messin, comme l’a dit M. Fer- 
raro, mais on le trouve encore dans le Cambrésis (Mémoires de la 
Société @ émulation de Gambrai, t. XXVIII, p. 276), dans nos provin- 
ces de l'Ouest (Bujeaud, t. I, p. 279), en Champagne (Romances de 
M. Tarbé, t. Il, p. 127), et dans le Languedoc (Champfleury, p. 29). 
Seulement, la, le tambour s’est changé en un dragon. 

C’est aux légendes militaires qu’appartient l'histoire de la jeune 
fille qui prend des vétements d’homme et combat bravement, sans 
que l'on devine son sexe. Presque toutes les littératures populaires 
ont des héroines de ce genre. Mais les chants frangais différent telle- 
ment de ceux qu’ont publiés MM. Nigra et Ferraro, qu’on ne peut 
guére leur supposer une origine commune avec les canzoni italien- 
nes. Dans celles-ci, comme dans un petit poéme slave et un romance 
portugais, la guerriére est soumise a diverses épreuves par ses com- 
pagnons, qui soupgonnent son travestissement. Dans celles-ci en- 
core, la jeune fille part pour remplacer son pére. La guerriére de no- 
tre poésie populaire ne rappelle pas du tout I’héroine dont il vient 
d’étre parlé. Si elle a pris l’habit militaire, c’est, comme la petite 
Rosalie, pour suivre un amant oublieux qu'elle. tue (Chants du pays 
Messin, p. 77), ou dont, comme dans l’histoire-de Manon de Nivelle 
(Chants d'autrefois, P. 76), elle est reconnue au moment ot, pour 
se battre avec lui, elle é6te son uniforme. 

Une charmante romance espagnole, et qui existe aussi en Portu- 
gal, c’est celle de la Petite infante. On se rappelle comment, montée 
en croupe d’un jeune chevalier qui l’a rencontrée au pied d’un 
chéne, et voyant son compagnon devenir trop galant, elle lui raconte 
qu’elle est fille d'un 1épreux et d'une lépreuse, et comment ensuite 


elle se prend a rire de la crédulité du jouvenceau. Ce petit fabliau | 


qui, suivant Wolff, a pu passer de la France en Portugal au temps de: 
Henri de Bourgogne‘, c’est-a-dire au onziéme siécle, nous le retrou- 
vons dans les Chants du Montferrat (p. 76); et il figure non-seule- 
ment dans le Romancero espagnol, dans le Romancero portugais, dans 
les poésies populaires de la Provence, dans celles du pays Messin, 
dans celles de la Normandie, comme!’arappelé M. Ferraro, mais en- 
core dans les chants grecs (Passow, n* 484 et 493), dans les Noéis et 
chants de la Franche-Comté de Max Buchon (p. 76, n° 2), dans le 
Romancero de Champagne de Tarbé (t. II, p. 137), dans le Recueil de 
Bujeaud (t. II, p. 90), et a la suite des vaux de Vire d’Olivier Basselin 


‘ Froben portugiasischer und catalonischer Votksromanczen, p. 54. 
40 Jenzer 1872. 4 





50 LA PORSIE. ITALIENNE. 


(p. 228). C’est 1a peut-étre que la ressemblance est la plus grande 
avec le romance espagnol : 


Quand elfe fut au bois si beau 
D’amour y I'a requise. 

Je suis la fille d'un mézean (lépreux), 
De cela vous advise. 


. . 


’ Gérard de Nerval a donné aussi de cet épisode, qui éut tant de vo- 
gue, une version recueillie dans I'Ile-de-France, et dont la fin est 
presque identique au chant montferrin : | 


Quand on tenait la caille 

Ii fallait la plumer. 
Teue ra quaja dananz éi pei 
Whei lasaja vurée via. 

Une autre futée commére, dont les réponses ont eu un grand suc- 
cés aussi, c’est cette bergére qui cherche a persuader 4 son mari ja- 
loux qu’un homme avec qui on l’a vu causant est une femme, 
qu’une épée est une quenouille, que des moustaches sont des lé- 
vres noircies avec du jus de mires. La version montferrine (n° 69), 
celle de la Provence (Damase Arband, t. II, p. 152), celle de la Ca- 
talogne (Briz, t. II, p. 69) — ces deux derniéres sont seules indi- 
quées par M. Ferraro comme sujets de rapprochement — sont trés- 
écourtées, trés-défectueuses, et sur bien des points on rencontre des 
textes plus complets. Tels sont ceux qui ont été donnés dans le Ro- 
mancero de Champagne (t. II, p. 98), dans le Pélerinage de Mireille 
(p. 173), dans les Chants du pays Messin (p. 215), dans la Littérature 
populaire de la Gascogne (p. 516). J’ai rencontré moi-méme dans le 
Béarn une legon fort différente de celle qu’a publiée M. Cénac-Mon- 
caut, et un savant ami de la poésie populaire m’a envoyé de cette 
amusante chanson une version tout a fait distincte, provenant du dé- 
partement du Nord. Enfin, lorsque le Comité de la langue, sous Pim- 
pulsion de M. Fortoul, s’‘occupa de poésie populaire, il ne recut pas 
moins de quinze communications de la piéce qui obtint tant de vo- 

e. ; 
Grace 4 Scribe, & Rossini surtout, les aventures du comte Ory sont 
bien connues. Je crois que les couplets qui ont fourni l’idée de ee 
charmant opéra sont un pastiche; mais ils doivent remonter & quel- 
que conte réellement ancien, et c’est & ce conte que se rattachent 
certainement la Monachetta de M. Ferraro (n° 65), et la Munjo gour- 
rinayro (la Religieuse vagabonde, Litter. pop. de la Gascogne, p. 288) 
de M. Cénac-Moncaut. Mais le comte Ory a disparu ; dans la Mona- 





LA PORSIE ITALIENNE. SA 


chetta, il est remplaeé par un prince de Carignan; dans la chanson 
gasconne, par un frére Nicolas qui raconte lui-méme son travestisse- 
ment, 

S'il est un conte usé, commun et rebatiu, c’est bien celui de cette 
jeune fille enlevée par un capitaine, conduite dans une hdtellerie, et 
qui fait trois jours la morte pour son honneur sauver. Telle est ’his- 
toire de la Jeune fille du chateau de la Garde, dans le Bourbonnais, 
des Demoiselles du chdteau de Bonfort, dans le pays Messin; tel est 
encore le sujet de la chanson Dessous le roster blanc, dans le Poitou, 
d'une chanson analogue de )’lle-de-France, d’un chant de la Pro- - 
vence : les Trois capitaines, d’une canzone publide par Marcoaldi : la 
Fuga e il pentimento, de la Risuscitata du Montferrat. On chantait 
cela partout, méme dans le pays Basque (Biarritz pen Chaho, t. II, 
p. 174), méme dans cette langue inaccessible, 4 la grammaire de 
laquelle Lazzamendi a donné ee titre bizarre : Kl imposible vencido, 
Arte de la lengua bascongada (l’impossible vaincu, art d’apprendre la 
langue basque). 

Nous avons encore dans notre poésie populaire une autre histoire 
de morte ressustitée. Le pére de celle-ci, pour contrarier son amour, 
l'avait fait enfermer dans wn donjon. Elle y était depuis sept ans. Un 
jour, 

Voila la bella trépassée, 
Quatre-vingts prétres, autant d'abbés, 
Sont venus la belle enterrer, 

Le fils du roi passant par 1a, 

Crie tout haut : Curés, arrétez. 
C'est ma mie que vous exaportez. 

Il prit ses ciseaux d'or fin, 

Et décousit ses draps de lin, 

Mais pendant qu'il les décousait 
Voila qu’la bell’ le reconnaft. 
Quatre ou cing de ces jeunes abbés 
Se mirent 4 dire en riant : 

Nous somm’s venus pour l’enterrer. 
Et nous allons la marier. 


(Chants populaires du pays Messin, p. 46.) 


Il y a une ressemblance, assez lointaine toutefois pour que M. Fer- 
raro soit fort excusable de ne F’avoir pas saisie, entre cette chanson, 
dont Gérard de Nerval, dans la Bohéme galante, et M. Rathery, dans 
le Moniteur, ont donné des varrantes, et celle qui, dans les chants du 
Montferrat, est intitulée le Génois (p. 59); mais 1a lesréles sont in- 
tervertis. La chanson italienne est d’ailleurs d’un caractére assez 
original ; en voici la traduction : 


« C’était la fi d’un riche moerchand: Cc ‘etait une belle fille. Le 


59 LA POESIE ITALIENNE. 


Génois, qui le savait, l’avait: fait demander en 1 mariage, et son pére 
l’avait fait enfermer: 

« Le Génois fit faire un jardin tout plein de roses et de fleurs; 
toutes Iés fillés y-allaient pour les fleurs, et la. plus belle’ n’ y allait 
pas parce que son pére ne voulait pas. 

« Le Gériois a donné un bal avec trente-trois musiciens ; toutes les 
filles allérent au bal, et la plus belle n’y alla pas parce que son pére 
ne voulait pas. 

« Le Génois' fit faire une église toute garnie d'or et d'argent ; toutes 
les filles’y allaient & la messe, et la plus belle n’y allait pas parce que 
son pére ne ‘voulait pas. 

a Le riche Génois sonne les cloches pour donner signe qu'il est 
mort; la pouvre fille se met 4 la fenétre pour deinander qui est 
mort, qué Ies tlochessonnent si fort. 

Les bonnes gens‘ lui répondirent : —‘Ill est mort, votre premier 
amour; si vous voulez, allez hui rendre les honneurs. — La jeune 
fille va trouver son pere : — Il est mort, mon premier amour. 

a 0 pére, mon cher pére, il est mort, mon premier amour. Veu- 
Tez-vous que j’aille lui rendre honneur? — Lui rendre les honneurs, 
je le veux bien; mais garde-(oi-de pleurer. 

a La pauvre fille va a l’église; d'une main elle prend son man- 
chon, de l'autre elle prend ses gants, et elle va en soupirant pour 
voir son premier amant. 

« Quand elle est sur Je seuil de l’église, le Génois est ressuscité. 
Le gentil galant se met a crier : — O prétres, fréres, ne chantez 
plus; au grand autel-je vais l'épouser. » 


Un chant trés-répandu et qui parait remonter fort loin, est celui 
de Jean Renaud ou du roi Renaud, suivant quelques versions d’un 
aspect plus anlique. Ce nom de Renaud pourrait, comme |’a pensé 
M. de la Villemarqué, ne pas étre sans analogie avec celui de 
Renaun ou Ronaun, dont celui de Nau que porte le personnage 
d’une ballade bretonne n’est qu'un diminutif. Ce qu’il y a de cer- 
tain, c'est qu'il existe une ressemblance frappante entre le seigneur 
Nau, diyerses complaiates. de Renaud, le comte Avuzolin du recueil 
de Wolf, et le roi Carlino de Montferrat. La seule différence tout a 
fait notable est dans le début du chant.breton. Nau est allé a la 
chasse pour tuer,du gibier 4 sa femme en couches. Dans la forét, il 
rencontre une fée qui veut l’épouser, il repousse ses avances et 
celle-ci: lui jette un sort, fl rentre chez lui fort malade et ne tarde 
pas 4 succomber. 

Dans le chant des environs de Vicence, publié par Wolf (Volks- 
tieder' aus Venetizn, ‘p. 64, n° 82), le-comte Auzolin:a été mordu 


LA PORSIE ITALIENNE. SS 


par un chien enragé; dans la plupart des paralléles francais, Renaud 
a été mortellement blessé 4 la guerre. Dans le Montferrat, on n’'ex- 
plique pas la cause de la’ fin’ prématurée du’ roi Carlino. Ii revient 
chez lui friste et chagrin, comme dans quelques-unes de nos lecons 
francaises. Le roi Carlino.a été apercu par sa mére qui l’engage & 
se réjouir en lui arnoncant que sa femme a mis au monde un fils. 
Ii lui répond : « Je ne puis me réjouir tant, car je ne le verrai pas 
devenir grand, faites-moi.un lit avec des draps de lin, je serai mort 
pour le matin. » 


— Mian im ’ra poss rallegrée tant 
Ch’ an i] yegro nent a vni grand : 
Fem’ u lecc cun i lansoi de lin, 
Che mi saro mort a ra mattin. 


La conversation qui, aprés la mort de Carlino, a lieu entre sa 
mére et sa veuve, l'une inquiéte de bruits maccoutumés qui vien- 
nent jusqu’a elle, l'autre cherchant a les expliquer et & cacher Ja 
vérité; cette conversation dont l’ensemble forme la partie essen- 
tielle de toutes les pitees sur le méme sujet, mais dont les détails 
varient beaucoup, a 1a plusieurs traits communs 4 la chanson lor- 
raine, A une version tourangelle, qui n’en est guére qu'une va- 
riante (Revue critique, t. Il, p. 125), et 4 la ballade donnée par 
M. Lurel : 


= mauro oo, OD 

« Que veut dire, mére grand, que les cloches sonnent tant? + 
Laissez sonner, laissez sonner, elles fétent le fils du roi. ,— Que 
veut dire, 6 mére grand, que vos yeux ont tant pleuré? — C'est 
la fumée de Ja lessive qui a fait pleurer ainst-mes yeux. — Que veut 
dire, 6 mére grand, que les menuisiers frappent tant? — Laissez-les 
faire, laissez-les un peu faire, ils font le berceau du fils du roi. — 
Que veut dire, 6 mére grand, que les domestiques pleurent tant? 
— Ils ont mené boire les chevaux du roi et en ont laissé noyer 
deux. — Dites-moi, 6 mére grand, comment nous habillerons-nous 
demain? — Moi de blanc et vous de gris, chacune suivant Pusage 
de notre pays. — Voyez donc cette femme-la! e’est dommage qu'elle 
soit veuve. — Je vous en prie, mére grand, entendez-vous ce que 
dit ce petit enfant? — Ah! laissezte, ma bru,-laissez-le dire, allons 
4 la messe qui va finir. — Que veut dire, mére grand, que la terre 
est fraichement remuée sous les bancs?'— Ah! malheureuse, je ne 
peux plus vous le cacher, votre Carlino est mort ef enterré. » 


— Cosa vol di, 0, mama:granda, 
Che li capan-nhe i sun-nbu tant ? — 
— Lasei sunée, lasei sunée 


54 LA POESIE ITALIENNE. oa 


; Fan aligria ar fijé du re. — 
; — Cosa vol di, o mama granda 
Che li vostr’ ecc i piansu tant! — 
— k’é ra fim di ra biga, : os 
Che li mei occ { sun csi bagna. — ges 
— Cosa vol di, 0 mama granda, 
: i meistr da bogch i tambisso tant? — 
— Laséi fée, lasdi an pd fé 2 at 
I fan ra chin-nhaar fijéduree— 2 © 
— Cosa vol di, o mama granda, . oo, Sy 
Che i dumestich i piuru tant ? — 
— lhan amna a beive i cavai du re, 
E dui i han lasai nijé. — 
— Avi dig, omama granda 
Cma vistirumma nui duman? — 
— Mi di bianc e vui di gris, 
Andrumma a l’isanza di nostr pais. — 
— Che dona ch’r'é mai quella? 
L’é in pea ch’ mm sin viduella, — 
— A vi dig vui, mama granda, 
Senti csa ch’u dis ist pcit infant ? — ' 
— Q laséle, o noira, pira di, 
-_ Anduinma a ra messa ch’r’ha da fini. — 
- w= Coga vol di; o maama gtanda, 
Ra tera fresca sutta ai hanch? —~ 
‘—r O povra mi nun mi poss pi schisée : 
‘ Ir vostr Carlin i’é mort e suterée — 


Comparons ce dialogue 4 un passage de la chanson messine qui, 
je Pai dit, offre de grandes ressemblances avec une ‘version tou- 


rangelle : : 


=— Dites-moi, ma as. ma mie, ? 
a Pourquoi j entends pleurer ainsi? 
— Ma fille, c’est un de nos chevaux 
Que nos valets ont trouvé mort... 
~— Bites-moi, ma mére, ma Mie, ; 
Ce que j’eatends frapper ici? 
-— Ma fille, c'est une de nos maisons 
Que l'on batit ici au rond. 
— Dites-moi, ma mére, ma mie, 
Que} habit mettrai-je aojourd’hui? - 
' Le rouge, le vert vous quitteres, 
: Le noir, le blanc vous mettrez, 
a. - Car les femmes qui relévent d’enfant | 
Le noir leur est bien plus séant. — 
Quand commencent les litanies et chants’ 
Les peturaux s’én vont disant : 
— Voila Ja femme de ce grand roi 
Qu’on a-énterré hier au soir : 
— Dites-moi, ma mére, ma mie, 
Qu’est-ce que oes paturaux ont dit ? -- 





LA PORSIE ITALIENNE 35 


— Ma fille, je ne puis le one 
Le roi Renaud ext déoédé. 


Citons maintenant le passage correspondant d'une des versions du 
seigneur Nau 


« Mes servantes, dites-moi, qu’est-il arrivé aux domestiques, que 
leur est-il arrivé pour les faire tant pleurer? — Ils ont été baigner 
les chevaux, et ils ont noyé le plus beau. — Que vous est-il arrivé 
pour pleurer si abondamment? — Nous avons été faire la lessive 
et Peau a emporté des draps de lit. — Quel habit convient-il de 
mettre pour aller & l’église aujourd’hui? — La coutume est aux 
jeunes femmes de s’habiller de noir pour aller & légtise. — La 
dame comtesse demandait, en entrant 4 l’église: « Qui a été en- 
terré sous mon banc? la terre a été fraichement remuée. » — Jus- 
qu’a présent, je vous ai caché la vérité, c'est votre mari quia été 
enterré la. » 


Jai emprunté cetle citation au recueil de M. Lurel (Gweraion- 
Breiz, t. 1, p. 44). Dans la version de M. de la Villemarqué (Barzas- 
Breiz, t. I, p. 45), l’entretien a Jieu, comme dans tous les chants 
francais et italiens analogues, sans intervention de suivantes, entre 
la mére du mort et la veuve de celui-ci, ce qui le rend beaucoup 
plus vif et plus touchant. Mais ce dialogue s‘éloigne de celui de la 
varsion montferrine ef rappelle, si ce n’est par une parfaite con- 
formité de détails , du moins par le ton général et la concision, la série 
de variantes frangaises qui se terminent par un trait leur appartenant 

-en propre et des plus émouvants : 


Ma mére dites au fossoyeur 

Qu’il fasse la fosse pour deux, 

Et que l’espace y soit si grand 
Qu’on y renferme aussi l'enfant. - 


On a beaucoup discnté sur l’origme du chant dont nous nous 
occupons, peut-étre trop longuement. M. Rathery s’est prononcé 
pour la priorité francaise (Revue critique, 1° année, t. II, p. 287). 
M. Gaston Paris croit, hui, que la rencontre d’une fée appartient & 
la plus ancienne forme de ce chant, 4 une forme antérieure 4 toute 
version francaise. « Ce trait mythologique étant tombé, ajoute-t-il, 
on a substitué des applications diverses. » (Revue critique, ibid.) 
B’an autre cété, nous rappellerons que, tout en semblant disposé & 
attribuer a fa hallade de Renaud une origine septentrionale, M. G. Pa- 
is avait écrit antérieurement : « Notons que de toutes les versions 


50 LA PORSIE ITALIENNE, 


connues, celle de Lorraine qui, en certains points, est fort altérée, a 
seule conservé un trait 4 coup sar ancien, celui qui fait de Renaud 
un roi. » (Revue critique, t. I, p. 307.) 

Depuis que M: G. Paris s’exprimait ainsi, ont paru le chant tou- 
rangeau et le chant du Montferrat, et dans Pun et dans l'autre le 
titre de roi est. accordé. 4 un personnage qui, ailleurs, nest plus 
qu'un comte, ou méme un simple soldat. — Mais tandis que, sur 
ce point, le texte de Montferrat se rapproche de la ballade touran- 
gelle et de la variante Jorraine, en ne parlant pas des blessures du 
roi Carlino, en le montrant rentrant chez lui dans un mystérieux 
désespoir et annoncant sa mort, il semble se rattacher au chant 
breton avec lequel, comme les deux productions francaises préci- 
tées, il a encore d’autres traits communs. Mais de méme que celle- 
ci, la canzone de M. Ferraro s’éloigne de la version bretonne citée 
tout 4 heure par la Suppression des servantes qui se trouvent mé- 
lées 4 l’entretien de la jeune femme et de sa belle-mére et qui le 
ralentissent d'une maniére facheuse. En comparant altentivement 
le Gwerz recueilli par M. Lurel, la chanson lorraine ou tourangelle 
et la canzone du Montferrat, on arrive & penser qu’entre ces trois 
“morceaux il y a trop de differences pour que Pun procéde de l’au- 
tre, et trop de ressemblances pour qu'on ne les fasse pas remonter 
chacun 4 l’ceuvre primitive disparue dont M. G. Paris soupgonne 
Véxistence et qui’ aurait'eu pour héros, non un simple seigneur, 
mais un Poi. 

Si le'chant qui nous arréte si fodtamns ne provient pas des 
tnythes du Nord, si la légende de Renaud ne se relie pas a la bal- 
lade: d’Olaf, & celle de Magnus, ‘on né peut nier, néanmoins, que 
plusieurs chants néo-latins n’aient primitivemeni apparfenn -& ces 
contrées ob M. Marmier a fait une si belle récolte. On se rappelle 
que, dans son recueil, figure une ballade dont bien des imitations 
furent faites, ' Epreuve. On y trouve aussi un chant danois fort tou- 
chant: Le retour d'une mére (p. 108). Elle est morte, cette pauvre 
mére. Ses enfants sont ‘accablés de mauvais traitements par une 
maratre., lis, pleurent tellement, que leur mére .les .eptend sous 
terre et qu'elle obtient de Dieu la grace d'aller Jes retrouver, 4 con- 
(dition, qyelle regagnera sa tombe au chant du coq, Elle, revient 

ne dans sa maison. En la voyant si pale, ses enfants: ont peine a 
_la reconnailre. Elle leur donne les soins dont ils ont été longtemps 
privés, Elle reproche yivement a son mari. sa négligence 4 leur 
_ égard et le menace de revenir en lui annoncant que ce, retour lui 
sera fatal si les enfants sont ainsi abandonnés, Il m’en conte de 
_réduire 4 une séche analyse la belle ballade danoise ; il m’en coute 
de ne pouvoir rapporter ici ]’intéressante version qu’on en a re- 


LA’ POBSAE: ITALIENNE. 51 


trouvée dans le nord ‘de ta France‘. C'est cétte imitation qui a pu 
servir de transition entre le Danemarck et la Provence (Damase 
Arband, t. I, p. 73); de la Provence, le chant danois dut passer 
en \talie (Kerraro, ‘p. 50). Pendant que 1a il se modifiait et: s'abré- 
geait; plus amoindri, plus altéré encore, il se répandait dans la 
partie allemande de ce qui fut le département de Ja Moselle’. 


Es ist ein Mutter gestorben 

Von drei Herzkindelein. 

Fi das ki€inste, ei das schreit und weint 80 sehr! 
Ei das schreit ‘und weint so sebr ! 


‘Der Sltste zu den jiingsten sprach : 
’ Wir drei Hetzkindelein. - 

Wir wolian' alle drei auswandern gehn, . 
Unsere Mutter suchen gehn. 


Ja. wie sie auf den Kirchhof kamen, 

Wohl auf ihr Mutters Grab : 

Ach! mein Mutter, herzallerliebste Mutter mein, 
K&nnten wir euren bei euch sein. 


— Bei mir zy sein das kann nicht sein,,. 
Mein drei Herzkindelein. _ 
‘Weine Beincher sein’ so sehwer beladen 
Ei von solcher scliwerer Erd. , 


Es kommt ein Engel vom Himmel herab 
Und bracht der Mutter ein Stuhl 
Worauf sie sich soil sitzen 
’ Fir ihre Kinder zu lehren thun. na 


— Wann ahr lingst die Leutcher geht, 
.Se thut eure Hiitlein ab. 
* Wenn sie euch fragen, wer euch dasz gelernet hat : 
! Uns're Mutter so tief im Grab. 


« Une aire est morte, elle. avait trois pelits enfants ainaés de tout gon coeur. 
ah! le plus petit crie et pleure sifort, il crie et pleure si fort. 


_ « Laieé dit an plus jeune : Nous trois ak enfants, allons ala recherche de 
notre mére. ss 


« Quand, ils ayrinepent an cinetiane, sur, rla tombe de: Jeur —— —~- Oma mite 
‘tendrement aimée, si nous pouvions,seulement étre aupras de vous: 


« Btre auprés de moi cela ne sé peut,. nies trois enfants si chéris : es jambes 
sont-ai lourdemept chargées de cette terre i ats 


tT 


‘ Ele m’a 6té communiquée. par. x. Al. Faviee. qui nous fait espérer.un curieux 
recweil et je l'at donnée dans-la Revue de l'Est, t. V, p. 25. 

* Cette transformation toute naive, complétement populaire, nous semble avoir 
an certam charme, ‘et comme elle est fort courte, nous la mettrons sous les yeux 
du lecteur, dans toute sa rusticité de forme et de langue, telle que nous l’avens 
reeueilie & Inglange, petit village de l’arrondissement de Thionyille. 





“88 LA POESIE ITALIENNE. 


_¢ Ii viat un ange du ciel, il apperta & la mére une chéise qur laquelle elle s’asait 
pour donner a ses enfants une derniére legon. 


« Qaand Yous pasSerez ‘auprés des gens, dtez votre chapeda et s'ils vous de- 
mandent gui vous appris cela, dites; C’est notre mére qui est dans Ja tombe. » © 


Dans le trait final de cette petite piéce, ont été résumés plusieurs vers de la bal- 
lade découverte par M, Favier et dont on ne trouve de traces ni dans la version 
provencale, ni dans la version italienne. 


D’autres chants du Montferrat ont encore leurs paraliéles dans notre 
poésie populaire, quelquefois dans leur ensemble, comme la Pasto- 
rella (p. 94), que Von peut confronter avec la Bergére et le loup 
(Chants du pays Messin, p. 1341), d’autrefois dans des détails seule- 
ment, comme dans U'Oiseau messager (p. 144), qui rappelle plusieurs 
de nos chansons et méme un rossignol envoyé par le troubadour 
Pierre d'Auvergne 4 sa dame; comme dans les trois colombes blan- 
ches (p. 92) substituées aux trois canards bleus que tuait un méchant 
fils de roi; comme dans Rosina (p. 29), dont les paroles mélanco- 
liques terminent tant de nos chansons populaires parmi lesquelles 
la Pernette est une des plus connues, On remarque dans le livre 
de M. Ferraro non-seulement beaucoup de nos chansons soutenues, 
comme les romances espagnoles, par un intérét épique, mais de 
toutes petites piéces nées, sans doute, aussi de ce cété-ci des Alpes 
el qui ne semblaient pas avoir assez de vigueur pour voler aussi 
loin, le Mai, |’ Alouette et le pinson, Conseils aux jeunes filles... 

Les chants sans analogie dans les autres langues filles du latin, 
sont donc trés-clairsemés dans le livre de M. Ferraro. Un des plus 
importants, et qui n’est peut-étre pas sans caractére historique, est 
celui de donna Lombarda, doat le chevalier Nigra a déja fait con- 
naftre plusieurs Jecons, et dans lequel il voit un souvenir de la mort 
de Rosemonde, fille de Gunimond, roi des Gépides et mariée par 
force 4 Albouin, roi des Lombards, qui, dans un jour de féte, con- 
traignit sa femme 4 boire dans le crane de son pére. Cette barbarie 
décida Rosemonde 4 faire périr Albouin. Elle le fit poignarder et s’en- 
fuit & Ravenae avec Helmige, son complice, qui devint bientét son 
second mari. La elle fut sensible 4 l’amour de Longin, gouverneur 
romam qui Pengagea a demander sa liberté & un nouveau meurtre. 
Elle prépara du poison et le donna elle-méme & Helmige. L’effet 
subit de ce breuvage révéla 4 celui-ci le crime de Resemonde. Il la 
forga & boire ce qui restait du poison, et tous deux succombérent 
dans les mémes douleurs. On ne peut en disconvenir, il ya quelque 
= de ce dernier et dramatique épisode dans Ja canzone qu'on va 
ire: | , 

a — Je vous le dis, dame Lombarde, épousez-moi, épouses-mroi. 


La PORSIETITALIENKE | o8 


— Je vous le dis, sire chevalier) jé suis mariéd, je suis mariée. — 
Votre mari, dame Lombarde, faites-le mourir, faites-le mourir. — 
Dans le jardin du roi mon pére ily awn serpent, Yous le prendrez et 
le pilerez dans un mortien de marbre fin. Vous en prendrez un peu 
seulement et le mettrez dans du bon vin. — S’en revint son mari de la 
chasse : — Dame Lombarde, j’ai si soif. — Bien, regardez sur cette 
crédence, ob il y a un verre de bon vin au frais, — Je vous le dis, 
dame Lombarde, il est treublé, il est troublé. — C’est 4 cause du 
vent de mer de ]’autre soir ou de a tempéte de de matin. — Leur en- 
fant qui était dans son bercéau, 4gé de neuf mois, s’est mis a parler ': 
« — Je vous le dis, 6 mon pére, ne buvez pas, ne buvez pas. Ma 
cruelle mére a mis du poison dedans. » — Je te le dis, dame Lom- 
barde, bois-le toi, bois-le toi. — Je vous ke dis, mon cher mari, je 
n’ai pas soif, je n’ai pas soif. — A l'aide de la pointe de mon épée, 
tu le boiras, tu le boiras. — En buvant la premiére goutte, dame 
Lombarde changea de couleur. En buvant Ja seconde goutte: — Je 
vous recommande mes enfants. —- Je te le dis, dame Lombarde, 


pense a toi, pense & toi. Ce que tu voulais faire aux autres, Jes autres 
te l’ont fait a toi. » 
— Sa ve digo, dona lumbarda 
Spuséme mi, spuséme mi, — 
— 8a ve digo, sur cavalieru, 
Aye za mari, ajo za mari — , al 
— Vostru mari, dona lumbarda, | a ee 
Félu muri, félu muri. 
Ant u giardin du re me pare 
' $a jfé din serpentin, 
Vui- pijétu, poi ben pistalu 
- Ant in murtaru di marmu fin, 
ae Poi pijéne sulu ch’ na preisin-nha. 
| Bitéra ar fresch ant cull bon vin. — 
“ih . Su ven a ca so mari da cacia, 
3 — Dona lambarda, aj0 tanta sei. 
_ > Ben, Vardée ja ant ra cardanseld 
U yé na san-nha d’bun vin ar frese. — 
— "Ba ve dijo, isn lumbarda 


‘ Au moyen 4ge on croyait volontiers a des srodiees de ce genre, et cette 
croyance, que dans des circonstances exceptionnelles un enfant pouvait se trouver 
doué du raisonnement et de la parale, remontait sams doute 4 l'antiquité. A cing 
mois un enfant de Crésus annonce, suivant Pline, les malheurs de son pére. La 
légende de saint Antoine de Padoue, la traduction portugaise du beau romance 
d’Alarcos, un chant catalan. publié par M. Mila y Fontanals, yn chant provencal: La 
nourrice du roi, offrent des miracles de ce genre. Al-Ben-Rayel cité par Pierre de 
Messia dans ses Legons, prétendait avoir vu, 4 la cour d’un roi chez lequel Ul de- 
meurait, un enfant qui, vingt-quatre heures dala sa naissance, prédit, commie le 


fils de Crésus, que son pére perdrait son tréne 


60 L4 POESIE ITALIBNNE. 
a... «° L'écontorbaa, Pe conturbaa 7)... b. 18o ante. ee 


| . ., = Sara ir marino di latra sera 
aie ’ ‘Ra tirmuntan-nha d’ista’matin. — °' 
7. “ip fantutin ch’ Pda inna aa ae 
“4., + Dimovi meis, u-s'@ bitaa parié:: 6 on. 
-1 4; ty: =p Sa-ve. digo, o re me pare - 
Bivilo nent, bivilo nent, 
' Cullacridela de lamiot mama) 
~ + Afha bitaje’'irvilenudrent—- © ' ° 
' — 8a te digo, dona lombardd ~ te 
- Beivle te, beivie te. —:. - . ct 
— Sa ve digo, caro maritu, e -3 
An ho nent sei, an ho nent sei. — 
“— Ancu ra puncia dra me spadin-nha 
: Ti Uli bevrai, ti tli bevrar! — 
i Antir bivinda ra primma sgutta 
., Donatambarda cambiacujur. ..- ss. 
_Ant ir bivinda ra sgunda sgutta.: 
— Vi ricimando i mei fantulin — , 
— 0 sa te digo, dona lumbarda, 
. Pensa pir te, pensa pir te.’ 
‘. . Ti t'li redive di féra ai-atri, . 
Anvece i atr i than faja a ti. — 


7 


Les autres chants historiques sont rares dans le Montferrat et de 
date récente. On en trouve cependant un qui fait allusion a un fait 
ancien, mais étranger & I'Italie. C’est Pimitation d’une chanson que 
M. de Beaurepaire a récoltée en Normandie, wil a rapprochée de la 
belle Olle des chants bretons, et qui lui semble avoir éte inspirée par 
le_ mariage de la fille de Charles VI et du roi d’Angleterre. Le carac- 
tére primitif de ce chant s’est altéré en passant.les monts: de tragi- 
que qu’il était pour les Normands, .i] est devenu presque plaisant 
pour les Italiens. On y suit toutefois la marche de la chanson fran- 
caise jusqu’au dénotiment qui n’est plus le méme. La fille du roi 
de France ne veut pas épouser. un prince anglais, elle résiste tant 
qu’ellele peut et finit, dans la complainte normande, ce qui, du reste, 
ne rentre pas dans la verité, par succomber 7 sa douleur. 


Et atiapd ce vint cai tenmmiae 
Elle fit entendre un grand cri 
| Ens'écriant avec douleur : 0 Roi des rois 
Ne me laissez entre les bras de cet Anglais. 
' -* Quatre heure sonnant 4 la tour, 
La belle finissait ses jours, 


ek La belle finissait ses jours d'un cceur joyeux 
| "Et les Anglois y pleuraient de tous leurs yeux. 


Dans la version montferrine, la conclusion est loin d’étre aussi 
tragique: 


LA POESIE. ITALIENRE. ' 61 


« Quand 'ce vint sept heures du matin, toutes les- dames lui sou- 
haitaient le bonjour; et: tx pauvre Francaise so mit & pleurer et 4 
soupirer :'— ‘Comment ferais-je pour ‘parter —— qui suis 
une femme francaise : 

' v- : oe bs ‘ 
Ga uslvanvaaell nre d’mattin Se ee: as 

Titte le dame i dan ir bundi. 

E ‘ra povira dona franseisa 

Si betfa a pians&e suspirée : | ea : 
, —-Gaaa fayoni a paride ingle ' oo 
_ Mica sun dona fpangus, » 


Les légendes pieuses sont en petit dombré dans les chants du Mont- 
ferrat. L’oraison de saint Julien, trois. piéces sur la passion, un.chant 
sur la mort, voila a peu prés ce qui compose cefte série ot je suis 
gurpris de ne pas voir de noéls. Quant aux strambotti qui terminent 
le volume, ce sont des quatrains rappelant quelque peu, mais avec 
une notable infériorité, les coplas andalouses recueillies par F. Ca- 
ballero. Comme les stornelli toscans, ils s’‘inspirent en général de 
l’amour et des sentiments qui font le sujet de gracieuses stances 
dans d’autres parties de l'Italie. Mais nous trouverons fant de riches- 
ses en ce genre, qu'on nous permettra de ne pas faire reluire les 
quelques paillettes que nous pourrions rencontrer ici. 

Ce serait peul-étre le moment de hasarder quelques conjectures 
sur la ‘patrié premfére de la plupart de ces chants épiques qui nous 
apparaissent sur des points si éloignés les uns dés autres. M. Nigra 
la voit en Provence ; nous serions tenté de la voir dans la France du | 
Nord. La Provence n’étail pas conteuse, elle était surtout lyrique. La 
France du Nord, au-contraire, était douée d’une singuliére faculté 
narrative. Les troubadours n’ont pour ainsi dire rien & opposer aux 
chansons de Geste, aux innombrables fabliaux des trouvéres. Si ces 
@uvres se répandirent en Angleterre, si elles furent traduites cn 
allemand‘, si elles furent imitées en Gréce*, a plus forte raison 
ellesexercérent une énorme influence en Ilalie, ob Dante reconnaissait 
que la langue d’Oil pouvait se glorifier des beaux romans d’Artur, 
en Espagne, dont)’ancienne Jittératuren’est si souvent qu'un refletde 
la ndtre. 

Le peuple, lorsqu’il est inculte, aime les faits plus que les réflexions, 
les récits plutét que les pensées; il préfére la poésie narrative a la 
poésie lyrique. Cela explique comment, tandis que les troubadours 
devenaient des modéles pour les classes lettrées de I'Italie, de la Ca- 
talogne, de la Galice et du Portugal, les trouvéres, au dela des Alpes 


4 Vieux auteurs castillans, t.I, p. 81 et suiv. 
* Voir le livre de M. Gidel: Etudes sur la littérature grecque moderne. 


62 LA POESIE ITALIENNE. 


et des Pyrénées, eurent sur les cla§ses inférteures une acten qu’a 
continuée tout naturellement notre poésie pepulaire, leur héntiére 
dégénérée, mais ayant encore avec eux bien des traits de ressem- 
blance. 

Nous pouvons, du reste, en suivant une de nos chansons dans ses 
transformations diverse’, nous rendre compte de la maniére dont 
beaucoup de compositions’ analogues furent tragsportées dans les 
pays voisins. M. Leroux de Lincy a publié sur la captivité de Fran- 
cois I** un chant, dont je deis une autre version, recueillie en Bre- 
tagne, & M. de la Villemarqué et dont une variante, ot Maestricht a 
remplacé Madrid, ou le prisonnier de Pavie est devenu un roi Louis, 
a été retrouvée‘ dans le département du Nord. 

Cette complainte a été traduite dans le patois de la vallée d’Ossau. 
Elle ne s’est pas arrétée devant les Pyrénées, et M. Mila y Fontanals 
Pa donnée dans le romancero qui suit ses excellentes Observaciones 
sobre la poesia popular, il l’a donnée comme une romance catalane. 
En passant dans une langue nouvelle, notre complainte n’était pour- 
tant que trés-peu altérée, elle avait méme conservé l’assonance en 
i que l’on retrouve dans les versions francaises, comme dans la legon 
béarnaise. Combien d’autres de nos chants populaires ont pu faire 
des voyages de ce genre, oublier leurs généalogies et apparattre 
comme indigéries dans les pays ou ils n’étaient que naturalisés ! 

7 Comte ps Pummuicre. 
La suite prochainement. 
‘ Par M. A. Favier, 4 qui j’ai dd la communication de plusieurs chants précédem- 
ment cités. 


DANIEL DEFOE 
. SA VIE ET SON TEMPS 


ee 


Daniel de .Foe, hig life and recendly discovered writings, extending from 1716 
to 1729, by William Lee. 3 vol. London. J. C. Hotten, Picadilly. —- Robinson. 
Crusoe, The Globe edition, ofter the original editions, with a biographical in- 
troduction, by Hénry Kingsley. London, Macmillan and C°. : 


Une grande réputation est en souffrance. Le nom de Daniel Defoe, 
l'admirable auteur de Robinson Crusoe, le courageux écrivain poli- 
tique qui brava le déshonneur méme du pilori pour parler librement 
en faveur de la liberté, ce nom qui, bien que décrié par les contem- 
porains, avait traversé cent cinquante ans comme synonyme de 
lhonnéteté, ce nom est maintenant en danger d’encourir les. plus 
déshonorantes fidtrissures et de justifier les inveetives de ceux qui 
persécutérent, pendant sa vie, homme qui le portait. On croit, en 
effet, avoir des raisons de penser que Daniel Defoe, aprés une carriére 
de luttes et de souffrances supportées pour la cause de la liberté, se 
laissa aller & de vils trafics, et que, jouant le réle d’un espion, il livra 
les secrets et les plans d’amis dent il avait su capter la confiance. 
Les témoignages qui parlent contre lui sont des lettres portant sa 
signature, adressées & un employé de la secrétairerie d’ktat, et qui 
ont été découvertes dans les poudreuses archives de ce ministére. 
Ces lettres ont révélé complétement la nature des rapports de Daniel 
Defoe avec le gouvernement, et i] edt été heureux pour une mémoire 
jusqu’ici si illustre, et pour, notre foi dans I’humanité elle-méme, 
que le pacte honteus qu’elles metient: en lumiére edt élé 4 jamais 
ignoré. Qui peut en effet contempler sans un profond sentiment de 


64 DANIEL DEFOE. 


peine le spectacle d’un ardent partisan de la liberté devenu un do- 
cile instrument de tyrannie? On voudrait croire qu'une si grande 
aberralion n’a pu étre qu’accidentelle. On se demande comment il 
est possible que le méme homme qui, pendant de longues années, 
s'est montré partisan du progrés, au point de tout sacrifier 4 cette 
cause, a pu se résoudre. a descendre jusqu'aux degrés leg plus bas de 
l’infamie, 4 s’y fixer d’une maniére permanente. A,‘coup sur, il doit 
exister 4 sa faute quelque circonstance alténuante. Jusqu’a présent, 
toutcfois, la presse anglaise n’a point considéré cette grave affaire 
d'un point de vue charitable et elle a flagellé sans miséricorde la 
mémoire de Daniel Defoe. Nous nous proposons de procéder ici & 
un nouvel examen sans rien atténuer ni rien aggraver. 

L’opinion 4 porter sur un homme, pour avoir quelque chance 
d’étre équifable, doit étre fondée sur une connaissance parfaite du 
milieu ou il a vécu, car ceux qui ont leur place dans fhistoire doivent 
étre étudiés & la lumiére que refléte sur eux leur. époque. Done 
pour juger Defoe, il devient nécessaire de passer en revue toutes les 
circonstances de sa vie, et de voir quelles terribles épreuves il tra- 
versa. 


I 


Daniel Defoe était fils'd’'un certain Jacques Foe, boucher, rési- 
dant 4 Londres, sur la paroisse de Saint-Gilles riplegate, ow il-na- 
quit vers année 1661. A la méme époque, vivait dans le méme 
quarticr, se soustrayant aux recherches d’ennemis altérés de son 
sang, ce grand apétre de la liberlé qui devait porter plus tard avec 
tant d’éclat la couronne dela poésie épique : Milton. C’est en 1660, - 
on fe sait, qu’avait eu lieu le rétablissement dela ‘monarchie en 
Angleterre, et ‘la grande réaction qui, par suite de cet événement, 
s’était produite contre le fanatisme des puritains et avait prépard - 
la voie 4 une dissolution générale des meeurs qui est restée sans 
paralléle dans l’histoire d’Angleterre. Tout allait mal‘ pour tout-le 
monde a cette époque. Sheldon, & la téte d’une troupe de perséeu- 
leurs, gouvernait |’Eglise, et Clarendon était au timon de |'Ktat, ’ 
tandis que. Charles #1, nouvellement imtronisé, se plongeait dans la 
débauche et donnait par ses gouts vicieux un exemple que sés Sujets - 
n’étaient que trop disposés A suivre. Sheldon, dans sa résidence'‘ar- 
chiépiscopale, ne montrait pas plus de dignité, et n’imaginait rien de. 
mreux, pour amusement de ses hétes, que d’imiter d'une facon: 
burlesque les prédications presbytériennes.-« Je restai, dit Pepys, - 
pour entendre son sermon, croyant, qu'il serdit sérieux, et jassistai 


DANIEL DEFOE. (5 


4 une parodie bouffonne. Nous faillimes tous en mourir de rire. » 
Pepys ajoute : « Je ne suis pas surpris qu’a une époque comme la 
nétre, l’archevéque tourne en passe-temps de pareilles matiéres. » . 
Simultanément, Clarendon rédigeait cet Acte d’uniformité religieuse 
qui, le jour de la Saint-Barthélemy de l’année 1662, fit descendre de 
Ja tribune trois mille prédicateurs dont le crime était d’avoir pendant 
de longues années courageusement excitlé leurs ouailles 4 la défense 
de la liberté politique et de la liberté religieuse. Jacques Foe, pére 
de Daniel, était fidélement attaché 4 un de ces pasteurs, le révérend 
Annesley, et cette circonstance est cause qu'on ne connait pas la 
date exacte de la naissance de son fils, mention n’en ayant point été 
faite dans les registres de |’église paroissiale. Le grand-pére de 1’au- 
teur de Robinson Crusoe était un propriétaire rural (yeoman) d’Elton, 
dans Je comté de Huntingdon, et son bien passa successivement a 
son fils et 4 son pelit-fils. M. Kingsley croit digne d’étre noté qu’il 
résulte de ce fait que Daniel Defoe se trouve étre le concitoyen des deux 
plus grands dissidents ou sectaires anglais : Cromwell et Bunyan. Le 
Protecteur, en effet, naquit 4 Huntingdon, el l’auteur du Pilgrimage, 
4 Elstow ou Bedford, dans le comté contigu de Bedford. | 

On a des raisons de croire que le nom de famille de l’auteur de 
Robinson avait été écrit par son pére et son grand-pére, Foe; ce ne 
fut qu’a une certaine époque de sa vie que Daniel commenca de |’é- 
crire sous sa forme bien connue de Defoe ou de Foe. Ses biographes 
se sont efforcés en vain de découvrir le motif qui Pengagea 4 placer 
cette particule, ou toul au moins cette syllabe, devant son nom. Le 
jeune Daniel, élevé parmi les membres de la secte a laquelle son pére 
appartenait, fut destiné 4 la prédication. Defoe a fait allusion a cette 
circonstance dans une de ses revues : « Je ne vous entretiens pas 
souvent, dit-il, de questions religieuses; la chaire n’est point mon 
affaire. Le malheur a voulu — et c'est un grand malheur! — que je 
fusse destiné d’abord a l’enseignement religieux : l’on m’a fail re- 
noncer a l’honneur de cette profession sacrée. » 

On a adressé quelquefois 4 auteur de Robinson Crusoe le reproche 
d’ignorance. Ce reproche n’est rien moins que fondé, puisque, sui- 
vant M. Lee, il était capable de lire les écrivains grecs, et que non- 
seulement il s’était rendu compléiement maitre des auteurs latins, 
mais qu'il avait lui-méme écrit en latin pour la presse. Il tra- 
duisait et parlait l’espagnol, V'italien, le frangais — cetle derniére 
langue couramment — et il avait méme quelque connaissance du 
hollandais. Comme écrivain dans sa propre langue, son style sim- 
ple, plein de séve, le place au premier rang. Ses écrits mettent en: 
outre en évidence sa grande puissance de logicien. » Defoe, écrivant 
en l’année 4705 (il avait alors environ quarante-quatre ans), a ob- 

40 Jourer 1872. 4) 


66 DANIEL DEFOE. 


servé lui-méme que, s'il n’était qu’un sof, c’était sa faute a lui seul, 
attendu que rien n’avait été épargné pour le doter d'une instruction 
solide. 

L’instruction ne fut qu’un des deux éléments du genre d’éduca- 
tion que les Anglais de nos jours appellent le christianisme muscu- 
laire, en d’autres termes, la force du poignet unie aux préceptes de 
VEvangile. Defoe dit: « D’'un jeune gargon habile a la boxe, j'appris 
de bonne heure cette maxime de générosité qui enseigne a ne point 
frapper mon ennemi quand il est par terre. » D’od on peut inférer 
que Defoe apprit le pugilat. Quant 4 ses études de la Bible, on sait 
que, conformément 4 Ja coutume des sectaires de son temps, il s’ap- 
pliqua a transcrire les saintes Ecritures, et poussa ce travail jus- 
qu’au Pentateuque inclusivement. Mais, arrivé 4 cette partie, le cou- 
rage labandonna. 

Les événements politiques qui se produisirent pendant la jeunesse 
de Daniel Defoe, et les jugements dont ils étaient objet dans la fa- 
mille de son pére et dans le milieu of il regut son éducation, suffi- 
rent, et au dela, pour l’animer d’une ardente et honnéte indigna- 
tion contre le gouvernement arbitraire et licencieux de Charles II. 
Les obscures funérailles faites 4 Milton, ancien secrétaire de Crom- 
well, ne manquérent sans doute pas de lui inspirer des comparai- 
sons défavorables au nouvel état de choses et a cette cour ot une 
troupe de poétes crottés et de roués arrogants monopolisaient les 
faveurs. 

L’imposition du Test Act en 1673, la perfide révocation de son In- 
dulgence par Charles, en 1674, aprés le rejet de mesures législatives 
ayant pour objet de venir en aide aux dissidents ; la persécution, en 
vertu des Corporation’s Act, d’hommes honnétes et savants, tels que 
Richard Baxter, condamné 4 l’amende et & la prison pour délit de 
prédication prés de villes corporate (ayant conseil municipal) ; l’in- 
tervention brutale des évéques se refusant & un arrangement final 
entre les deux parties; les tentatives en Ecosse du prosélytisme or- 
thodoxe, c’est-a-dire anglican, par le moyen des amendes, de la con- 
fiscation des biens, du sabre et du gibet; toutes ces injustices, toutes 
ces violences, mises en paralléle avec les grandes aspirations et les 
grands faits des derniéres années du protectorat, remplirent la jeune | 
Ame de Daniel d’indignation et de mépris pour la famille qui avait 
ressaisi la couronne d’Angleterre. 

Un peu plus tard, en 1678, Defoe fut témoin de la soudaine et 
impitoyable réaction du sentiment anti-papiste, réaction qui bientét 
aprés fit monter sur les échafauds maint gentilhomme dont tout le 
crime consistait 4 étre catholiques. Toutes ces cruautés, de quelque 
cdté qu’elles vinssent, durent produire une impression aussi profonde 


DANIEL DEFOE. 61 


qu’indélébile sur la sensible organisation de Defoe, et lui enseigner 
la valeur d’un grand courage, d'une intégrilé 4 toute épreuve et 
d'une inflexible fidélité. 

Il semblerait que Defoe ait abandonné de bonne heureson intention 
de se consacrer, quoique dissident, 4 l’enseignement religieux, et 
M. Leea attribué cette résolution au peu d’estime que le tutur auteur 
de Robinson aurait congu pour la communauté & laquelle son pére 
était attaché. 

M. Lee, aprés avoir dit qu’on ne pourrait découvrir dans tous les 
écrits de Defoe une seule phrase impliquant implicitement le désir 
de la séparation de I’Eglise et del’Etat, ajoute : « Je dois méme aller 
plus loin, et constater que, du commencement 4 la fin, Defoe fut 
sincérement partisan de l'Eglise anglicane, de son caraclére officiel 
et de ses doctrines, bien que sectaire par ses pratiques religieuses. » 
Defoe, en refusant de monter dans une chaire de dissidents, fut, 
selon nous, déterminé principalement par cet amour de l’indépen- 
dance qui, dans une occasion semblable, poussa Milton a refuser 
de «se constituer lui-méme esclave. » L’étroit sentier dans le- 
quel, 4 cause de leur amour pour la liberté, les pasteurs dissidents, 
aussi bien que ceux de I’Eglise épiscopale, étaient obligés de mar- 
cher, doit avoir eu un effet rebutant pour un homme du caractére de 
Defoe. Nous ne sommes donc pas surpris de le voir, pendant quet - 
ques-unes des années qui suivirent immédiatement ce refus, mener 
une existence libre et agréable, suivre des conférences, se méler aux 
foules de Londres, fréquenter les tavernes, en un mot, en rupture 
compléte avec les préceptes rigides de la secte dans laquelle il avait 
été élevé. 

Daniel Defoe avait dix-sept ans, lorsque se montra dans les rues 
de Londres l'infame Titus Oates, au corps trapu, a la face large et 
plate, débitant, d’une voix vulgaire et trainante, 4 la foule crédule 
et badaude, l’histoire d’un prétendu complot catholique. On remar. 
quait fréquemment Defoe parmi les assistants, mais, comme on le 
pense bien, fort peu en communauté de sentiments avec la populace, 
et, au lieu de partager sa simplicité, s égayant aux dépens de |’ora- 
teur et de ses auditeurs, et prenant note de tout avec d’autant plus 
de soin, qu'il s’agissait de la premiére démonstration publique contre 
le gouvernement de Charles Il. C’est 4 cette époque que prirent 
naissance les termes de whig et de tory — termes qui, malgré les 
nombreuses modifications des principes qu’ils représentent, ont con- 
tinué, depuis ce temps-la, 4 distinguer les deux grands partis qui se 
disputent le pouvoir en Angleterre. 

L'auteur de Robinson raconte dans ses écrits un fait de peu 
d’importance ainsi qu’on va le voir, ou il figura comme acteur, mais 





68 DANIEL DEFOE. 


qui peint du méme coup ’homme et la crédulité du temps ot il vi- 
vait. Un jour, il entre dans une taverne et s'approche d’un groupe de 
gens ov l’on parlait avec ardeur. Il s’agissait des « papistes » et de 
cette colonne récemment élevée, en commémoration de l’incendie 
de Londres qui, pour nous servir des expressions de Pope, « dressait 
sa téte jusqu’au ciel, et mentait comme un gigantesque fanfaron, » 
le mensonge gravé sur son piédestal consistant, comme on sait, dans 
la déclaration que c’étaient les catholiques qui avaient livré aux 
flammes la cité protestante*. Dans ce groupe, tout le monde prétait 
l’oreille. Que disait-on? On disait que six Francais étaient arrivés et 
avaient emporté le Monument; heureusement, ils avaient été ren- 
contrés par le guet, comme ils allaient traverser le pont (le pont de 
Londres) et avaient été forcés de le remettre & sa place; sans cette 
rencontre fortuile, qui sait? ces six Francais eussent été capables de 
le transporter en France. » Cette nouvelle que !’on débite est-elle le 
moins du monde croyable? Tant soit peu, parait-il, car plusieurs des 
assistants onl quelque peine a y ajouler foi; ils ont des doutes. Da- 
niel Defoe s'approche alors et du ton le plus sérieux répéte ce qu'il 
vient d’entendre, ajoutant pour les sceptiques, ques ils veulent dis- 
siper leurs doutes, ils n’ont qu’a se rendre au monument et qu’ils 
verront des macons occupés 4 l’attacher solidement sur sa base, 
et les sceptiques partirent incontinent pour aller s’assurer du fait. 

On pense que vers cette époque Defoe se préparait! 4 entrer dans 
le commerce. Plus tard, ses ennemis ne trouvérent rien de mieux 
pour le ridiculiser, que de lui rappeler qu'il avait été « apprenti bon- 
netier; » a quoi Defoe répliquait que, bien qu'il edt été dans le 
commerce de la bonneterie, il n’avait jamais été apprenti. On croit 
qu’il entra chez un bonnetier en gros faisant l’exportation et vendant 
aussi au détail, et que chez ce négociant 1] apprit la tenue des livres 
et tout ce qu'il fallait pour se mettre en état de faire lui-méme du 
commerce. Il avait vingt-quatre ans lorsque son pére le mit dans les 
affaires pour son propre compte. Defoe eut dans Freeman’s-Court, 
Cornhill (4 Londres), une position tenant le milieu ‘entre celle de 
commercant en gros et de détaillant. 

Les sept derniéres années qui venaient de s’écouler avaient donné 
de nombreux signes d’un avenir meilleur pour ]’Angleterre. Les sati- 
res ct les chansons des rues contre les vices de la cour de Charles II 
étaient devenues de plus en plus vives. La Chambre des communes 
avait fait de l’opposition. Le roi, alarmé et furieux, obligé de sacritier 
ses passe-temps a des soucis d’Elat, avait congédié brutalement le 


_ * Cette calomnie gratuite contre les catholiques romains, fruit de l’intolérance 
relizieuse de ces temps, a été effacée de la base du monument. 


DANIEL DEFOE. . 69 


parlement. Le champ de la discussion libre étant fermé, les honnétes 
gens s’étaient mis 4 conspirer dans l’ombre. D’impitoyables persé- 
cutions annongaient la fin du régne de Charles If. Ce ful sans doute 
avec un sentiment d'indignation que Defoe apprit la neuvelle de l’exé- 
cution d’Argyll, en Ecosse; qu'il assista a l’exécution du patriote et 
noble Russell dans Lincoln’s Inn Fields ; et qu'il vit les hommes, 
incapables de répliquer aux écrits d’Algernon Sydney dresser sur 
la colline de la Tour de Londres l’échafaud ot roula sa téte. Les 
chapelles des dissidents étaient fermées, leurs pasteurs emprison- 
nés, et leurs ouailles dispersées. Le fouet et le pilori étaient réservés 
4 qui refusait de recevoir le sacrement; et la prison ainsi que la 
confiscation 4 qui refusait de le recevoir 4 genoux. Un jour, comme 
Defoe parcourait en compagnie d’un ami, & Windsor, la chapelle de 
Saint-Georges qui fait partie du palais, ses yeux se portérent sur un 
tableau placé au-dessus de l’autel et représentant la scéne. « Voyez 
donc, s’écria Defoe, notre Sauveur donne son dernier repas a ses 
disciples, assis autour de Ja table, et parce que nous ne voulons pas 
nous agenouiller, le gouvernement nous tyrannise. » Mais Defoe 
n’eut pas a se plaindre longtemps : avant que le dimanche suivant fat 
venu, le roi avait cessé d’exister sans exciter aucun regret dans la 
nation: et laissant derriére lui des courtisans qui, selon leur cou- 
tume, tournérent leurs visages souriants du cété du soleil levant. 


IT 


Les premiers actes de Jacques II, s’ils révélérent plus de sincérité, 
montrérent aussi une intention plus ferme de rétablir la religion ca- 
tholique romaine. fl avait commencé par promettre le maintien de la 
constitution tant pour l’Eglise que pour I’Etat, mais il devint bientét 
évident qu’il n’entendait tenir cette promesse qu’avec réserve. II prit 
Vhabitude d’assister 4 la messe, revétu de tous les insignes de la 
royauté, laissant la porte ouverte derriére lui, afin que ceux de ses 
sujets qui aimeraient 4 limiter pussent s’y décider plus facilement. 
Le duc de Norfolk qui, en vertu de son office, accompagnait le roi, 
s’arréta tout court ala porte de I’Eglise. « Mylord, dit Jacques, votre 
pére serait allé plus loin. — Mais le pére de Votre Majesté, repartit 
le duc, ne l’aurait pas fait. » Ainsi, dés le début de son régne, Jacques 
avait pu juger que l’esprit du peuple anglais survivait, quoiqu il 
sommei|lat alors. 

Cependant notre jeune marchand ‘de bonneterie entendait pu- 
blier, de tous les cétés, par la presse et dans la chaire, la doctrine 





70 DANIEL DEFOE. 


de la soumission absolue au « droit divin des rois de gouverner & 
tort et 4 travers. » Quelques mois aprés l’avénement au tréne de ce 
prince, Defoe apprit l’étonnante nouvelle du débarquement, dans 
le comté de Dorset, du duc de Monmouth, fils naturel de Charles II, 
arrivant dans V’intention téméraire de détréner par la force le roi trop 
catholique. Les intéréts de sa profession n’eurent pas le pouvoir de re- 
tenir Defoea Londres. I partit ef rallia une petite troupe de bourgeois 
qui monta 4 cheval et se joignit aux rebelles. Il serait hors de propos 
de raconter ici la fin de cette aventure malheureuse, )’exécution de 
Monmouth et Ja « sanguinaire campagne » de l’impitoyable Jeffries. 
Qu’il nous suftise de dire que Defoe se trouvait avec les rebelles a Bri- 
Stol et 4 Bath, et qu’il s’en fallut de bien peu qu’il ne tombat dans les 
grilfes de l’inexorable juge. Peut-étre ne dut-il ce bonheur qu’au 
fait d’étre personnellement inconnu dans les comtés de l’ouest, qui 
étaient le théadtre de la prise d’armes. Quoi qu'il en soit, trois de ses 
compagnons et condisciples périrent sur ]’échafaud. La méme année, 
Defoe put reprendre tranquillement son commerce dans Cornhill. 

La facile victoire remportée par Jacques II lui fit oublier toute pru- 
dence. Il donna des brevets dans |’armée 4 des catholiques, en les 
dispensant des formalités requises par la loi, et il priva des officiers 
protestaats de leurs commissions ; il appela de |’étranger des prétres 
catholiques ; il éleva des églises; et le comte de Castelmaine fut en-— 
voyé en ambassade auprés du pape, pour solliciter la réconciliation 
de l’Angleterre avec l’Eglise romaine. Le roi se laissa emporter, sur 
la voie du bon plaisir, jusgqu’a décider des mesures semblables a celles 
qui avaient conduit son pére Charles a |’échafaud; il leva les droits 
de l’excise et autres contributions sans l’approbation du parlement, 
ce qui ne le dispensa point d’avoir 4 recourir aux subsides de 
Louis XIV. Jacques en recut un jour 500,000 livres qui lui firent 
couler des larmes de reconnaissance ; il aurait youlu, grace aux se- 


_ cours du roi de France, pouvoir serendre indépendant du parlement. 


Le trop fameux Titus Oates fut saisi, convaincu de parjure, fouetté 
et mis au pilori, 4 la grande joie des honnétes gens de toutes les 
opinions. Les prisons furent ouvertes aux catholiques incarcérés, et 
afin que le prince ne put étre accusé de partialité, les dissidents 
regurent en méme temps leur mise en liberté. 

En tout cela, le roi prétendait agir en vertu de sa prérogative et 
sans le concours ou consentement du parlement. Defoe comprit fort 
bien le jeu périlleux que jouait le roi; et sous forme d’avis 4 ses 
compatriotes, il publia, dans le mois de juin de 1687 ou environ, 
le premier de ses nombreux pamphlets politiques. Cet écrit con- 
siste en une seule feuille in-4° 4 deux colonnes, et, comme indice 
du danger que couraient tous ceux qui y avaient contribué, il ne 


DANIEL DEFOE. 74 


porte ni date, ni nom d’imprimeur, ni indication du lieu de Ja pu- 
blication. A M. Lee revient ’honneur d’avoir découvert cet écrit, — 
le premier vraisemblablement de Daniel Defoe, — dans la collection 
des pamphlets contre le roi Jacques qui se trouve 4 la bibliothéque 
du British Museum. 

Une année plus tard, le roi renouvela sa fameuse déclaration, mais 
cette fois, on le sait, il enjoignit aux évéques protestants de la lire 
dans les églises de leurs diocéses. Le refus de sept d’entre eux, leur 
emprisonnement a la Tour, leur jugement, et enfin leur acquitte- 
ment, accueilli par les acclamations du peuple et de l’armée, mirent 
plus que jamais en évidence l’antipathie mutuelle du roi et de ses 
sujets. 

Defoe s’était sans doute exposé 4 un bien grand danger par la pu- 
blication de son pamphlet. Il avait taillé sa premiére plume pour la 
défense de la liberté politique, et aussi en faveur des intéréts des 
dissidents au milieu desquels il était né; mais il se vit mal inter- 
prété et regardé avec froideur par les hommes mémes qu'il s était 
efforcé de servir. En particulier, ils l’avertissaient de sa jeunesse et 
de son inexpérience ; en public, ils saisissaient toutes les occasions 
de le désavouer. Mais Defoe s’était préparé 4 cela. Plus tard, en par- 
lant de ce temps, il a écrit : « Gelui qui sert les hommes ne doit pas 
se flatter qu’il ne les irritera pas. J’al appris cela dés ma jeunesse. » 
Ainsi 4 Page de vingt-six ans, if commenga 4 devenir ce penseur 
solitaire et résolu qu’il ne cessa jamais d’étre. 

On est induit 4 croire qu’aprés cette publication il tourna toute son 
attention vers les intéréts de son commerce, et, afin de s’unir plus 
complétement a ses concitoyens , il réclama le privilége, auquel il 
avait droit par naissance, de liveryman (ou homme libre*) de la cité 
de Londres. I] fut inscrit sur les registres du chambellan le 26 jan- 
vier 1688, sous le nom de Daniel Foe. 

On sait que c'est pendant cette année qu’eut lieu, 4 Torbay, le mé- 
morable débarquement de Guillaume, prince d’Orange. Daniel déserta 
encore une fois le comptoir; de méme qu'il n’avait pu s‘empécher 
d’aller partager les dangers et la défaile du brave et imprudent Mon- 
mouth; il ne put se résigner 4 ne point jouer un réle dans les évé- 
nements qui allaient se produire. Aussitét donc que lui parvint la 
nouvelle de l’heureux débarquement et de la marche des Hollan- 
dais, il laissa l’'aune et les livres de commerce, il s’arma, sauta & 
cheval et se joignit, prés d’Henley-on-Thames, au second corps de 
Yarmée de Guillaume. Defoe faisait partie du cortége de ce prince 
lors de son entrée triomphale a Londres. Il se trouvait 4 la barre de 


‘ Electeurs pour les conseils municipaux. 


73 DANIEL DEFOE. 


la Chambre des lords lorsque Hampden emporta le vole du refus 
d’obéissance 4 un souverain catholique. Le 29 octobre de l'année 
suivante, le roi et la reine se rendirent en grande pompe a un ban- 
quet donnéen leur honneur 4 Guildhall par le lord-maire; les nou- 
veaux princes anglais étaient escortés d'un régiment de cavalerie 
formé de volontaires, richement accoutrés, sous la conduite du 
comte de Monmouth, et parmi ces volontaires, la plupart « notables » 
de la cité de Londres, se trouvait, non des moins fiers et des moins 
heureux, maitre Daniel Defoe, mercier de Cornhill. 

Le jour du débarquement de Guillaume en Angleterre , 4 de no- 
vembre, fut marqué plus tard dans |’almanach privé de Defoe, 
comme un jour 4 célébrer périodiquement, en réjouissance de la 
délivrance nationale. A cette époque , Defoe, bien que commercant 
dans la Cité, avait une maison 4 Tooting, comté de Surrey, et dans 
cette localité il formait une congrégation religieuse des dissidents 
et fondait une chapelle pour leurs exercices religieux. 

Il semblerait que Defoe ait consacré exclusivement les deux années 
suivantes aux soins de son commerce. Il étendit le cercle de ses opé- 
rations et lia des relations avec l’étranger, notamment |’Espagne et 
fe Portugal. On a quelque raison de croire que, malgré cette appa- 
rence de prospérité, son esprit était trop adonné a des spéculations 
absolument différentes pour que son succés fut durable. En 1694, 
Defoe publia une piéce de vers intitulée : Récente découverte d'une 
vieille intrigue, satire contre la trahison et Pambition. C’est une atta- 
que dirigée contre la conspiration jacobite. A cette époque semblent 
avoir commencé ses embarras pécuniaires. L’extrait suivant de son 
ouvrage le Parfait commercant contient un portrait qui a bien lair 
d’étre le sien: Un éerivain devenu commercant! Quels éléments 
hétérogénes associés ensemble! Il n’y a pas d’attache de tablier qui 
puisse lc retenir. Au licu de le trouver 4 son poste, derriére le comp- 
toir, il est allé jouir de la compagnie d’Horace et de Virgile ; les en- 
trées de son journal, ce sont des poésies pindaresques; pour grand- 
livre, il a des héroides ; il est dramatique d'un bout a l'autre dans 
tous les détails de son commerce, et comme le premier acte est tout 
comédie, les autres sont tout tragédie. Une déclaration de fuillite est 
son « le rideau tombe, » et généralement il débite l’épilogue a la 
prison de la Fleet ou a la Monnaie. » 

Defoe éprouva de sérieuses pertes dans son commerce, et sa ruine 
finale eut pour cause la négligence habituelle de ses intéréts. 
Quant 4 son existence, elle était économe et réguliére. En 1692, il 
fut obligé de se soustraire-& ses créanciers. Ceux-ci, attribuant 
la guerre la cause de ses revers, firent preuve de modération. 
L'un d’eux,' de moins facile composition, commenca des pour- 


DANIEL DEFOE. 13 


suites judiciaires contre lui; mais il en fut bientdt détourné par 
les autres, plus accommodants. Defoe leur proposa un concordat, 
qui fut accepté. Plus tard, plusieurs d’entre eux, dont les droits 
avaient été légalement satisfaits , se trouvant a leur tour dans une 
position facheuse, Defoe leur compta le complément intégral de 
leurs créances, se trouvant en mesure de se conduire ainsi par 
suite de la faveur dont il jouissait auprés du roi Guillaume. Les 
, ennemis de Defoe ne purent se défendre de reconnattre cette gé- 
nérosité. 

Daniel Defoe s’était marié vers l'année 1692 ; mais sur ce mariage, 
et sur un autre qu'il contracta aprés étre devenu veuf, on ne sait 
rien, sinon que sa premiére femme s’appelait Marie, et. la seconde 
Suzanne. Ecrivant en 1705, Defoe dit qu’il vient de passer par une 
succession de malheurs; qu'il a réduit ses dettes, exclusion faite 
du montant du concordat, de 7,000 livres sterling (175,000 fr.) a 
moins de 5,000 livres. Ges fails mettent complétement en lumiére 
son honnéteté commerciale, et l’on voit bien que, lorsqu’il se déroba 
a ses creanciers, ce ne fut pas pour se soustraire au payement de ses 
dettes, mais pour échapper & la prison et étre 4 méme d’obtenir de 
ses créanciers un arrangement qui lui laissdt, avec le temps, les 
moyens de s’acquitter intégralement envers eux. « La prison, disait- 
il, ne paye pas les dettes. » Cette vérité n'a été reconnue que de nos 
jours. 
~ Tl est probable que pendant les deux années suivantes (1692-94), 
Defoe fut connu personnellement de la reine Marie, qui mourut en 
1694; lauteur de Robinson mentionne avec une satisfaction évi- 
dente I’'honneur d’avoir accompagné Sa Majesté la premiére fois 
qu’elle visita le terrain ot furent depuis dessinés les jardins du pa- 
lais de Kensington. L’année de la mort de la reine, Defoe publia un 
pamphlet, que M. Lee est le premier de ses biographes a signaler. Ni 
est intitulé : Le choix et les véritables intéréts du peuple anglais ; con- 
tinuation vigoureuse de la guerre avec la France, en faveur du rot 
Guillaume et de la reine Marie, et reconnaissance de leurs droits. Cet 
écrit, portant l’empreinte d’un esprit peu commun, le recommanda 
sans doute au gouvernement du nouveau souverain. « Quelque temps 
aprés sa publication, dit Defoe, je fus, sans avoir adressé quelque 
demande que ce soit, et alors que je me trouvais 4 soixante-dix milles 
de Londres , mandé pour ¢tre le comptable des commissaires des 
droits sur le verre, emploi que je remplis jusquau moment ou 
expirérent leurs pouvoirs, c’est-a-dire en aodt 1699. C’est vers cette 
époque que Defoe fut chargé de l’exploitation d’une briqueterie et 
d’une tuilerie 4 Tilbury, en Essex. I] devint, plus tard, possesseur 
de cette fabrique; mais il était né pour d’autres métiers que celui de 


74 DANIEL DEFOE. 


fabricant de briques, et il devait étre trompé de nouveau dans ses 
espérances et faire encore une fois faillite, par suite du déclin 
qu’éprouva cette industrie. 

En 1696, Defoe publia son Essay on projects, écrit dans lequel il 
proposait des réformes dans le régime des banques, et un plan pour 
des banques centrales de comté. Il fit aussi ressortir les avantages 
d’une amélioration sayante de la voirie, qui devait étre d’un grand 
profit pour le trésor, et la nécessité d'un adoucissement de la loi en 
faveur du failli honnéte, et d'une augmentation de rigueur dans 
la loi contre les pratiques de la mauvaise foi. Defoe proposait 
aussi l’établissement de bureaux d’assurances contre les risques 
de tous genres, des sociétés de secours mutuels, et une sorte de 
caisse d’épargnes pour les pauvres. Il était tellement en avance sur 
son temps, qu’il recommandait un meilleur traitement des aliénés 
qu'il nommait « un impot particulier 4 la charge de la grande fa- 
mille humaine. » Il est beau de voir Defoe tirer de sa vie soli- 
taire des inspirations aussi heureuses que celles que nous venons 
de citer. Plusieurs de ces idées prouvérent plus tard, a ]’exécution, 
qu’elles étaient de ces graines qui ne portent fruit qu’aprés bien 
des années. Sa conduite, strictement honorable en matiére d'affaires, 
lui avait mérité de nombreuses sympathies aux heures de Padver- 
sité, et ses rapports avec la cour lui valurent l’attention de per- 
sonnes considérables. 

Ii n’y a aucune exagération a dire qu’é l’époque ot nous sommes 
arrivés de la vie de Daniel Defoe, ’ homme le plus impopulaire d’An- 
gleterre, c’était le méme qui, quelques années auparavant, l’avait 
sauvée : Guillaume Ill. Il avait entrepris létablissement difficile 
d'un gouvernement constitutionnel. Il avait devant lui un chemin 
nouveau, obscur, hérissé de difficultés, et sa tache était rendue dou- 
blement ardue par des cabales et des intrigues dans les conseils 
mémes qui environnaient le tréne. Les tories, d’accord avec les whigs, 
se prononcérent contre plusieurs mesures dues 4 son initiative, 
notamment contre le maintien dune armée permanente. « Je ne 
vois pas de différence entre eux, disait Guillaume, sinon que les tories 
voudraient me couper la gorge le matin et les whigs dans l’aprés- 
midi. » Defoe se jeta avec ardeur dans le conflit, en faveur du roi. 
Toutefois il se rangeait du cété des whigs de préférence aux tories, 
et bien qu'il fat contraire 4 leurs maniéres de faire, il adopta les 
principes du programme des whigs. 

On raconte que le roi ayant eu connaissance de la correspondance 
du duc de Shrewsbury, du parti whig, lui envoya un colonel de la 
garde, pour lui présenter les sceaux du ministére d’une main et une 
accusation de haute trahison de |’autre, et lui donner ainsi le choix 


DANIEL DEFOE. 13 


entre la formation d’un cabinet et l’incarcération 4 la Tour de Lon- 
dres, et que ce fut sur le conseil pratique de Daniel Defoe que le duc 
interpréta comme il le fallait le message royal. 

L’espace nous manquerait si nous entreprenions de mentionner 
les nombreux écrits qui, 4 cette époque, sortirent de la plume féconde 
ae Daniel Defoe. Son plus important pamphlet fut dirigé contre les 
dissidents, qu'il blama de suivre par complaisance le rituel de 
YEglise anglicane, contrairement a leurs convictions religieuses, 
uniquement en vue d’acquérir le pouvoir politique. Une autre de ses 
productions fit beaucoup de bruit. C’était une piéce de vers, intitu- 
lée le Veritable Anglais, dirigée contre ceux de ses compatriotes qui 
sé faisaient les détracteurs de Guillaume III simplement parce qu’il 
était d’origine étrangére. Defoe eut pour objet de prouver aux An- 
glais que leur nation était un composé de toutes sortes de races. Tel 
fut l’effet de cette satire, que l’on cessa de reprocher au souverain 
sa qualité d'étranger. L’auteur de Robinson a raconté comment il fut 
mandé au palais du roi, quel bon accueil il y recut, et comment en- 
fin il fut récompensé. A partir de ce jour, il put aborder librement 
le roi, qui lui permit de dire franchement son avis sur plusieurs 
questions de politique. 

Le degré de pouvoir réclamé par la Chambre des communes 
donna lieu 4 des débats excessivement animés dans la société in- 
fluente de ce temps, et Defoe publia une lettre, d’un style simple et 
nerveux, dans laquelle ik se prononca contre cette assemblée, et se 
placa 4 un point de vue tout a fait nouveau alors, en soutenant 
qu’elle était le produit d'un trop pelit nombre d’électeurs pour 
qu'on put dire qu'elle représentait réellement la nation. Cette lettre 
fut si habilement concue, si clairement écrite, quelle devint le texte 
favori des aspirants au pouvoir, depuis le temps de expulsion de 
Walpole et de Wilkes jusqu’a l’époque de la loi Disraeli, qui a justifié 
les conseils d’outre-tombe de Daniel Defoe. Nous trouvons un peu 
plus tard Defoe remplissant le principal réle dans l’affaire de la 
pétition du comté de Kent et dans le mémoire de la « Légion » & 
la Chambre des communes. 

Cette chambre despotique avait pris sur elle de faire jeter en pri- 
son seize bourgeois du comté de Kent, coupables d’avoir présenté 
une pétition signée par le grand jury, par des juges de paix et des 
propriétaires fonciers ducomté. Le lendemain de leur incarcération, 
comme Harley, le président, se rendait & la Chambre, un homme, 
enveloppé d'un manteau jusqu’aux yeux, lui remit un mémoire et 
en méme temps une lettre dans laquelle Harley recevait l’ordre, de 
la part de deux cent mille Anglais, de communiquer ce mémoire & 
la Chambre des communes, en l’informant qu’il ne s’agissait nulle- 


eo 





76 DANIEL DEFOE. 


ment d'une plaisanterie. Dans le mémoire, 1] était dit hardiment aux 
Communes gue si elles négligeaient leur devoir, « elles pouvaient 
s’attendre 4 étre traitées ainsi que le dicterait le ressentiment d’une 
nation offensée; car les Anglais n’entendaient pas plus étre les es- 
claves d’un parlement que d’un roi. » 

« Notre nom est Légion, » disait le mémoire. 

L’intrépide auteur de cette lettre et de ce mémoire, l'homme dé- 
guisé qui glissa ces deux piéces dans les mains du président de la 
chambre, n’était autre que Daniel Defoe. Seize personnes « de qua- 
lité » veillaient 4 proximité sur lui, prétes a le délivrer par la force, 
dans le cas ot on lui edt fait violence. Harley avait reconnu Defoe a 
travers son déguisement, mais il était passé sans mot dire. Il ne 
fut fait aucun effort pour découvrir l’auteur de ces deux piéces. Ce 
coup hardi répandit la consternation parmi les membres de la cham- 
bre méme les plus audacieux, et ils n’imaginérent rien de mieux 
que de s’éclipser peu a peu, !’un aprés lautre, pour aller dans leurs 
colléges électoraux tacher de faire la paix avec leurs commettants 
irrités. La session fut close de bonne heure, ce qui permit aux ci- 
toyens de Londres de féter et d’applaudir a l’envi les pétitionnaires. 
Parmi eux, a la place d’honneur, était assis l’auteur de la lettre de 
« Légion. » 

A la faveur de la surexcitation inséparable de ces faits, les whigs 
et le roi Guillaume reconquirent une grande partie du terrain perdu. 
Defoe jouissait auprés du roi d’un grand crédit. Il fut chargé de pré- 
senter un plan pour louverture de nouveaux débouchés au com- 
merce. Guillaume sentait qu'il gouvernait enfin le pays et n’avait 
jamais été en meilleurs termes avec la nation. Mais, au milieu de 
sa satisfaction, de ses projets et de ses espérances, il tomba de 
cheval dans une partie de chasse, languit pendant un mois et expira. 

En perdant Guillaume, Daniel Defoe perdit beaucoup. Il avait ob- 
tenu la confiance de ce prince, et le chemin des honneurs lui sem- 
blait ouvert. Maintenant, tout allait changer pour lui, et |’ére des 
rudes épreuves recommencer. Nous allons voir avec quelle no- 
blesse Defoe sut les supporter, et aprés quelle série de souffran- 
ces sa nature courageuse et honnéte finit par faillir. 


III . 


L'avénement de la reine Anne infusa une nouvelle vie aux partis 
tory et jacobite. Dans la chaire et sur les plateformes électorales, 


DANIEL DEFOE. 17 


on disait au peuple de se réjouir du refour de la famille royale au 
trone de ses ancétres. A cette occasion, on avait ravivé la croyance 
populaire au don de guérison des infirmités par l’attouchement de 
mains royales. Le roi récemment défunt était devenu en méme temps 
le sujet de discours empreints de la plus. cruelle malignité, d’épi- 
grammes mordantes et de « santés » dérisoires. Le chagrin profond 
que ressentit Defoe de la mort de son royal bienfaiteur ne pouvait 
que s'accrottre sous I’influence de la disposition des esprits, et, au- 
tant par amour de la réplique que pour soulager son cceur, il publia 
en 1702 un poéme satirique intitulé « les Pleureurs pour rire » 
(the Mock-Mourners). Il dédia cette piéce a la reine, et l’accueil que 
lui fit le public prouva 4 auteur que Guillaume avait laissé des 
regrets qui, pour n’étre pas bruyants, n’étaient pas moins sincéres, 

Deux mois aprés l'avénement de la reine, tous les ministres 
whigs du feu roi avaient été renvoyés, et un cabinet tory se trouvait 
installé 4 leur place. La guerre fut immédiatement déclarée & la 
France et a I’Espagne, et un projet de loi contre la Conformité ac- 
cidentelle (occasional Conformity) des dissidents fut adoptée par 
la Chambre des communes. En vertu de ce bill, tous les sec- 
laires devaient étre exclus des emplois civils. La Chambre des 
lords repoussa cette loi; mais la populace ayant été violemment ex- 
citée en faveur de l’Eglise établie, se livra & des violences de toutes 
sortes contre les dissidents. Les chapelles des sectaires furent sacca- 
gées, démolies; la populace parcourut les rues en entonnant des 
chants de la haute Eglise et en insultant nombre de dissidents bien 
connus. Enfin Londres devint le théatre de véritables saturnales pro- 
voquées par les partisans des tories et de l’Eglise réformée. La sur- 
excitation était si grande, que Swift dit, dans une de ses lettres & 
Stella, qu’il n’était pas jusqu’aux chiens errant par les rues qui ne 
fussent plus querelleurs que de coutume, et que la nuit o¥ le bill fut 
envoyé aux lords, un comité de chats tories et whigs avaient eu une 
chaude et longue dispute sur le toit de sa maison. 

Defoe regardait tout ce qui se passait d’un ceil plus sérieux. Il au- 
rait préféré voir passer le projet de loi, parce qu'il croyait qu’il con- 
soliderait plutét qu'il ne ruinerait la position de ses amis politiques. 
Il eut la courageuse franchise de publier un pamphlet ov il avangait 
cette opinion, et il n’en condamnait pas moins l’esprit d’intolérance 
qui était le mobile de cette mesure. Il disait : « C’est quelque chose 
de merveilleux pour moi, que je ne trouve personne qui soit de mon 
avis; pourtant j’ai raison. » Cette conviction que le bon sens était 
pour lui l’enhardit jusqu’a blesser de nombreuses susceptibilités; 
elle le soutint 4 travers les épreuves qui approchaient, elle le sou- 
tiendra encore lorsque nous le verrons, proscrit, amené par devant 








78 DANIEL DEFOE. 


des juges complaisants ou passionnés, accablé d’amendes, attaché au 
pilori, emprisonné, tandis que sa femme et ses enfants tombent dans 
la misére. . 

. Le commencement de l'année 1702 l’avait vu, favori de son souve- 
rain, sur le grand chemin de la fortune et des honneurs; mais bien- 
t6t tout devait changer. Defoe s‘était remarié et était pére de six en- 
fants. Etabli dans le faubourg de Hackney, & Londres, il menait un 
assez grand train de maison et avait repris la fabrication des tuiles, 
industrie redevenue florissante. Il se trouvait sur un pied d’inti- 
mité avec plusieurs membres de |’aristocratie. Cette position allait 
étre perdue. L’argumentation simple et sérieuse de ses pamphlets 
contre l’Eglise établie et ses défenseurs n’eut pas un grand effet : 
Defoe recourut 4 la raillerie et au sarcasme, et publia un nouvel 
écrit sous le titre de : « Le plus sir moyen d’en finir avec les 
dissidents (The shortest way with the dissenters), ou Projets pour 
la consolidation de I’Evlise. » Les traits étaient si bien aigui- 
, és, si bien polis, Vironie était si fine, qu’un grand nombre de 
partisans de I’Eglise officielle s’y trompérent. Un d’eux alla jusqu’a 
dire qu’il fallait prier Dieu d'inspirer 4 Sa Majesté le désir de suivre 
_les recommandations indiquées dans la brochure, c’est-a-dire d’ex- 
terminer les dissidents. Qu’il se trouvat des hommes qui pussent 
croire que ces conseils féroces étaient donnés au sérieux, cela prouve 
que le moment de cette publication était bien choisi. Le parti de 
I'Eglise établie découvrit bientét cependant que le pamphlet était 
Pceuvre d’un dissident, et qu’il s’était laissé prendre 4 un piége. « 1 
avait commencé par applaudir le livre; il ledénonca du haut de la 
chaire et dans la presse comme une horrible calomnie adressée & 
’Eglise. Ce parti ne pouvait défendre l’Eglise sans condamner du 
méme coup les persécutions; c’étajt aussi une censure du clergé 
de I’Eglise officielle, qui, en d’autres termes, avait conseillé les mé- 
mes mesures dans ses écrits. Vraiment, « Le plus sir moyen » coupa 
la gorge au parti tout entier. » Tel est le jugement que Defoe porte 
sur son propre écrit. Lorsque ses ennemis découvrirent le nom de 
auteur, ils furent saisis comme d'une rage folle, et déterminés a 
immoler tous leurs principes au plaisir de se venger, de l’écraser 
par un procés d’Etat. On offrit dans la Gazette de Londres une ré- 
compense de 50 livres sterling (1,250 francs) pour sa capture. Le 
signalement de Daniel Defoe le dépeint comme « un homme de taille 
moyenne, d’énviron quarante ans, teint brun et cheveux foncés, 
mais portant perruque, avec un nez aquilin, un menton avancé, des 
yeux gris, et une grande tache naturelle prés de la bouche. Il y est 
dit natif de Londres, ancien marchand de bonneterie dans Freeman’s- 
Yard, Cornhill, et actuellement propriétaire d’une fabrique de tuiles 





DANIEL DEFOE. 79 


prés de Tilbury-Fort, comté d'Essex. » Defoe chercha d’abord un 
abri contre l’orage; mais lorsqu’il apprit que l’imprimeur et le li- 
_ braire avaient été emprisonnés, il se livra, « de peur que d’autres 

ne portassent la peine de ses actes. » La brochure eut l’honneur 
@’étre brdlée par la main du bourreau, par ordre de la Chambre des 
communes, dans le parvis méme du palais du parlement, et l’au- 
teur fut cité 4 comparaftre 4 |’Old-Bailey. Sa mise en jugement fut 
fixée au_mois de juillet suivant. 

Le voila dans la prison de Newgate; mais « des murs de pierre 
ne constituent pas une prison, pas plus que des barreaux de fer ne 
constituent une cage; » et, outre d’autres pamphlets ou il conti- 
nuait son opposition au parti tory de I’Bglise officielle, il corrigea 
une édition compléte de tous les ouvrages qu'il avait publiés 4 cette 
époque, y compris le pamphlet pour lequel il allait étre jugé. Ses 
amis lui conseillérent de ne point préparer de défense, lui faisant 
de grandes promesses de protection, sinon méme des offres d’é- 
vasion, si seulement il consentait 4 se recommander a la reine, 
Ces promesses, suivant l’usage le plus fréquent, ne furent point 
tenues, et le jury l'ayant reconnu coupable d’avoir composé et 
publié un libelle séditieux, il fut condamné 4 200 marcs d'argent 
d’amende, a étre mis trois fois au pilori, 4 rester en prison autant 
qwil plairait 4 la reine, et finalement, & fournir des répondants 
pour sa bonne conduite pendant la durée de trois années. Son expo- 
sition au pilori fut fixée au vingtiéme jour aprés celui du jugement. 
Pendant ce temps, Defoe se mit a écrire Le plus sdr moyen darriver 
3 la paix et 2 Punion, par auteur du Plus str moyen den finir avee 
les dissidents. Il donnait par 14 une nouvelle preuve d’énergie de ca- 
ractére. 

Dans ce dernier écrit, Defoe passe en revue les visées, les 
prétentions, tous les points qui.divisent les deux partis, et con- 
seille un terme moyen de tolérance réciproque. Il réservait la 
publication de cet écrit pour le jour méme ov il serait mis au 
pilori, le 29 juillet. I1 donna encore ce jour-la une autre ceuvre 
écrite en prison, sa fameuse « Hymne au pilori. » fl s’en vendit 
un nombre considérable d’exemplaires, dans la foule qui entou- 
rait le barbare échafaud dressé sur le devant de Temple Bar. L’atti- 
tude sympathique de cette foule & Pégard de Daniel Defoe, com- 
binée avec la vente de cette hymne, ne manqua pas certainement 
dexaspérer ses persécuteurs. Defoe ne fut pas seul mis au pilori, 
ce jour-la : ses ennemis y prirent place et y sont demeurés pour 
toujours devant Ia postérité. Quant a la populace, bien qu'elle fut 
composée en partie d’émeutiers de I’Eglise établie, comme elle ab- 
horrait la tyrannie, elle transforma en ovation le chatiment au- 


80 DANIEL DEFOE. 


quel elle assistait. Elle suspendit au pilori des guirlandes de 
fleurs, elle offrit des bouquets au bout de longues hampes, aux 
mains captives de Defoe; elle but respectueusement 4 sa santé, ex- 
prima tout haut le regret que les hommes qui l’avaient mis 1a ne 
fussent point & sa place, poussa des cris de joie quand on le fit 
descendre du pilori et lui présenta aussitét toutes sortes de bois- 
sons. Tel fut le triomphe de la vraie justice sur son simulscre. 
Ainsi la viclime triompha de ses bourreaux. 

Mais Defoe, malgré tout cela, était bien une victime. Son commerce 
était ruiné et, pour nourrir sa femme et ses enfants, il n‘avait pas d’au- 
tre ressource que sa plume. Oldmixon, Ihisterien, rapporte que le 
comte de Nottingham offrit une forte somme d’argent 4 Defoe s'il 
consentait 4 lui dire qui l'avait engagé 4 écrire « le Moyen le plus 
sur d’en finir avec les dissidents. » Un autre écrivain raconte que 
deux pairs allérent voir Defoe, dans la méme intention, mais que 
Defoe, dans une lettre adressée 4 lord Halifax, six mois aprés quil 
eut obtenu son pardon, dit qu'il aurait eu honte de sortir de New- 
gate au prix d'une trahison envers un maitre défunt. » Defoe se 
mit alors 4 écrire nombre de pamphlets sur les controverses du 
jour, pamphlets que le temps n’a pas épargnés, mais dont nous 
avons une analyse dans le volume de M. Lee. 

Tous ces écrits révélent un bon sens profond, une grande fer- 
meté de principes, beaucoup d’indépendance et un talent qu aucun 
écrivain anglais n’a possédé au méme degré. 

Tandis qu’il était en prison, il commenga la publication de sa 
Revue. Ce recueil était concu sur un plan nouveau; il consista 
d’abord en une feuille in-quarto hebdomadaire, du prix d’un penny 
(environ dix centimes). Aprés le quatriéme numéro, 1] fut réduit 
a une demi-feuille, imprimé en’ caractéres plus petits et & deux 
colonnes au lieu d'une, au prix de deux pences (environ vingt cen- 
times). Aprés le huitiéme numéro, il parut deux fois par semaine, 
Je mardi et le samedi. Finalement, il fut publié le mardi, le jeudi 
et le samedi de chaque semaine, et écrit uniquement par Defoe. 
Cela dura ainsi, sans interruption, pendant neuf années. « II composa 
ce recueil, dit M. Forster, en prison et horsde prison; malade et en 
donne .santé. Defoe ne cessa pas de le rédiger lorsque les circon- 
stances l’appelérent hors de Angleterre. Ni emplois officiels, ni 
considérations politiques, ni hostilité personnelle, ni censure gou- 
yernementale, rien ne put lui faire interrompre cette publication, 
et il n'y a pas de doute qu’elle l’aida 4 entretenir sa famille pendant 
plusieurs années. I] avait cependant 4 souffrir grandement des pla- 
giaires qui vendaient le fruit de leurs rapines 4 des milliers d’exem- 
plaires, tandis qu’il n’en écoulait que plusieurs centaines. Son 


DANIEL DEFOE, 81 


emprisonnement 4 Newgate dura environ dix-huit mois, et comment 
il prit fin, c'est a Defoe lui-méme qu'il faut le demander : « Lorsque 
« Sa Majesté apprit toutes les circonstances, telles qu’elles s’étaient 
a passées, j’éprouvai l’effet de sa bonté et de sa compassion royale. 
« Et d’abord, Sa Majesté déclara qu’elle laissait le soin de tout a 
« une certaine personne, et elle n’avait pas l’air de vouloir m’abuser. 
« Ces mots furent suivis de preuves plus convaincantes de ce qu’ils 
« signifiaient, 4 savoir que Sa Majesté désirait connaitre ma situation 
a et celle de ma famille, et par son trésorier Godolphin, voulait 
« envoyer une somme considérable 4 ma femme et 4 nos enfants, 
« eta moi mes frais de prison et de mise en liberté. » Cette action 
de la reine Anne proyoqua chez Daniel Defoe les plus chaudes 
et les plus vives expressions de reconnaissance, méme 4 une épo- 
que ou il n’avait plus rien 4 attendre de cette princesse, ni de ses 
ministres, car la reine était morte et Harley se trouvait 4 la Tour, 
sous le coup d'une mise en accusation. , 

La « certaine personne » qui avait trahi la confiance de la reine, 
pour faire peser la vengeance de son parti sur Defoe, était le comte 
de Nottingham, |’un des membres du parti alors tout-puissant de 
Pkglise établie. A sa sortie de prison, Defoe, tant pour éviter les 
commérages de la ville que pour refaire sa santé ébranlée, se retlira 
a Bury-Saint-Edmonds, ot il demeura tranquille, — c’est-a-dire 
ne donna que quatre pamphlets en un seul mois, outre les deux re- 
vues de chaque semaine. 

L’animosité des partis politiques était telle, dans ce temps-la, que 
Ia mise en liberté de Defoe fut faussement annoncée par ses enne- 
mis comme une évasion. Un certain Dyer, dont il sera question plus 
Join, directeur d’un journal tory, imprima que Defoe avait réussi a 
s'échapper de Newgate et qu’il parvenait a se soustraire aux re- 
cherches de la justice. Defoe démentit cette allégation dans sa 
revue ; mais ses ennemis jugeant, par ce démenti, qu’il élait vexé, 
renouvelérent leurs propos, se prétendant parfaitement informés. 
Defoe, 4 son retour 4 Londres, promit, par une annonce, vingt li- 
vres sterling de récompense 4 quiconque le mettrait sur la trace de 
ses diffamateurs; cette démonstration suffit pour les réduire au 
silence. Le fait que nous venons de raconter est un exemple, entre 
plusieurs, des persécutions auxquelles Defoe fut encore en butte 
apres s’étre tiré des mains de la justice. 

Il résulte,:d’une lettre de Defoe a lord Halifax, en date du 
d avril 1705, qu'il n’avait pas encore été employé, a cette époque, 
par le gouvernement. Il y eut ce méme mois des élections géné- 
rales, et Defoe publia un pamphlet intitulé : Avis @ tous les partis 
(Advice to all parties), écrit trois années auparavant. {I dit, dans cet 

10 Jumurr 1872. 6 





89 DANIEL DEFOE, 


écrit: «Nous sommes tous chrétiens, tous protestants, tous Anglais, 
— soyons tous fréres, et conduisons-nous en conséquence, en toutes 
circonstances.... L’homme d’église (anglican) modéré, et le chari- 
table dissident, sont la méme sorte de chrétiens, et toutes les diffé- 
rences qui, vues’ maintenant de prés, paraissent grandes, si elles 
sont vues du haut du ciel, ne sont rien. De méme, les chrétiens 
catholiques ne se distinguent point, dans ce royaume de lumiére, par 
une couleur distincte. » Defoe s’efforgait ainsi de répandre de V’huile 
sur les plaies du pays, tout homme de parti qu'il fut lui-méme. 

M. Lee croit que Defoe recut alors de Harley la mission privée 
d’aller dans divers comtés dissiper les préjugés que l’on nourris- 
gait contre le gouvernement et de pousser @ la paix et a la con- 
corde. Certains biographes ont pensé que Defoe fut chargé aussi de se 
rendre sur le continent; mais M. Lee, se fondant sur l’apparition 
réguliére de sa revue, écrile de sa main et publiée trois fois par se- 
maine, est d’avis qu’il n’a pu quitter l’Angleterre. 

Defoe était poursuivi, a cette époque, par les créanciers que lui 
avait donnés sa malheureuse entreprise de Tilbury et par ses voyages 
dans diverses parties de l’Angleterre. Il échappa pendant ce temps 4 
ses embarras pécuniaires. Le triomphe des whigs, dans les élections 
générales d’avril 1705, exaspéra le parti tory qui poussa ce cri sinis- 
tre devenu depuis lors le cri de ralliement de l’intolérance : « L’Eglise 
est un danger. » En réponse a un pamphlet du parti de l’Eglise éta- 
blie, Defoe publia un écrit anonyme intitulé: La Légion de la 
haute Eglise, et il en envoya quelques exemplaires 4 lord Halifax. 
Il semblerait, 4 en juger par les apparences, que ce pamphlet fut 
trés-agréable au gouvernement, et que les ministres mirent a la 
disposition de lord Halifax une somme assez considérable, qu'il pré- 
senta a Defoe, accompagnant ce don de toutes sortes d’assurances 
d’estime, mais sans lui dire de qui il recevait cette munificence. On 
conserve au British Museum une lettre ot Defoe demande a lord 
Halifax le nom de son bienfaiteur. ‘ 

En 1706, Defoe fit remise de tous ses biens aux commissaires 
chargés du soulagement des débiteurs insolvables. En abandonnant 
tout ce qu’il possédait, il donna aussi le bilan de ses affaires, de- 
puis ses premiers revers commerciaux, jusqu’au temps de |’em- 
prisonnement qui acheva sa ruine, « époque ot il fut dépouillé et 
laissé nu par le gouvernement, et ou les fondations sur lesquelles 
il avait élevé les moyens de payer ses dettes et d’élever sa famille 
furent renversées. » Il subit quatre interrogatoires, de la part des 
commissaires, ayant 4 se défendre contre les attaques de ses enne- 
mis politiques, mais, finalement, les commissaires furent compléte- 
ment satisfaitse 


DANIEL DEFOE. 83 


Defoe entra alors ouvertement au service de la reine, et il dit 
lui-méme: « J’eus l’honneur d’étre chargé de plusieurs missions 
honorables, quoique secrétes. » Le fait que ces services étaient 
secrets empéchérent Defoe d’en divulguer, plus tard, la nature, 
mais il n’y a pas de doute qu’une de ces missions de confiance fut 
son voyage en Ecosse, al’effet d’y avancer le projet d’union de ce 
pays avec l’Angleterre. Defoe semble avoir eu, dans cette circons- 
tance, un caractére semi-officiel et indépendant de tous les partis, 
autant gu’il se pouvait. Il fut consulté fréquemment par divers 
comités du parlement écossais, qui avaient été institués pour exami- 
ner le plan d’union. 

Les ennemis de Defoe, toujours aux aguets pour lui nuire, saisi- 
rent occasion de son voyage en Ecosse pour publier qu'il n’était 
pas le rédacteur de la revue qui paraissait sous son nom. Il dé- 
mentit ce bruit en déclarant, dans le numéro du 34 décembre 
1706, que, « en quelque lieu que se trouve l’auteur, les articles 
sont de sa main, et qu’on peut en voir l’original 4 l’imprimerie. » 
Il prolongea son séjour en Ecosse, a la seule fin d’étre loin de ses 
implacables créanciers. Sa conduite fut attaquée, ses services pu- 
blics dépréciés; le bruit et les persécutions arrivaient jusqu’a lui 
dans sa retraite, soit par la voie des lettres, soit par celle des jour- 
naux. 

M. Lee a imprimé, dans son ouvrage sur Defoe, un petit opus- 
cule de cette époque, échappé a l’attention des biographes, ses pré- 
décesseurs, dans lequel l’auteur de Robinson Crusoé annonce qu'il 
sera en Angleterre dans quinze jours et qu'il se montrera en per- 
sonne, « afin qu’on puisse l’accuser de crimes publics et privés, 
préparé qu ‘il est 4 toutes les conséquences. » 

Defoe rentra en effet 4 Londres aprés une absence de seize mois. Peu 
de temps aprés, son ami Harley perdait son poste de secrétaire auprés 
de la reine. Cet événement semblait devoir amener le discrédit de 
Daniel Defoe. Celui-ci le prévit et, en conséquence, il se rendit 
chez le lord chancelier Godolphin, exposa franchement ses obliga- 
lions 4 l’égard de Harley, et exprima ses craintes que la disgrace 
du secrétaire de la reine ne ruinat ses propres intéréts. « Nullement, 
monsieur Defoe, répliqua Godolphin, je pense toujours d’un homme 
qu’il est honnéte, tant que je n'ai pas la preuve du contraire. » 
Et Defoe fut gardé au service de la reine, ses amis et ses ennemis 
reconnaissant sans doufe son honnéteté, en cette circonstance. 
On rapporte aussi qu’il s’abstint scrupuleusement de tous rapports 
avec Harley jusqu’au moment ou ce dernier remplaca au pouvoir son 
rival Godolphin. : 


gt DANIEL DEFOE. 


Le. parti de I’Eglise officielle leva de nouveau la téte, et Defoe 
recommenca a écrire avec son impartialité habituelle, disant des. 
vérités offensantes, ne redoutant aucune censure, ne se laissant 
point intimider par la perspective des persécutions, enfin, ne de- 
mandant point de faveurs. I] dit lui-méme d’un écrivain impar- 
tial : « S’il aime la vérité, qu’il s’attende au martyre des deux 
cdtés et, cela fait, qu’il avance sans crainte. » Parlant a ceux de 
son propre parti, il leur dit: « Celui qui vous soutient doit étre 
négligé et hai par vous, maltraité par la populace et pillé par vous; 
il doit avoir faim pour vous, et pourtant vous aider. Ainsi fais-je. » 

C'est en 1740 qu’eut lieu la chute du ministére Godolphin et le 
retour de Harley au pouvoir. Un cabinet tory, d’une nuance modérée, 
fut formé, et un nouveau parlement le soutint, cent membres seule- 
ment restant fidéles au ministére déchu. Harley connaissait parfaite- 
ment Defoe. Il le manda auprés de lui, et Defoe a déclaré que le ré- 
sultat de leur entrevue fut qu’il aurait la liberté de parler des choses 
publiques suivant sa maniére de voir et de juger. En conséquence, 
dans sa Revue, il avertit le ministére que le gouvernement du pays 
devait étre inspiré par les principes de la révolution. « Le peuple 
anglais, disait-il, a gouté de la liberté, et je ne pense pas qu’il soit 
disposé a y renoncer. » Malgré cet avertissement, le cabinet présente 
au parlement un projet de loi contre les dissidents, et ce projet de 
loi recut la sanction royale huit jours seulement aprés sa présenta- 
tion aux Communes. Defoe employa toute son énergie, dans sa Revue, 
pour combattre cette mesure, mais ce fut en vain. 

A partir de l'année 1714 jusqu’a l’époque de la mort de la reine 
Anne, les discussions des partis continuérent avec plus ou moins 
d’ardeur, et Defoe demeura avec le gouvernement dans les mémes 
termes qu’auparavant. Comme le bruit courait que le premier mi- 
nistre intriguait pour renverser les Stuart, Defoe publia divers pam- 
phlets qui ne le cédaient 4 aucun des précédents pour leur vivacité et 
leur mordant. L’un d’eux est intitulé : Qu’arrivera-t-il si la reine 
meurt? Qwarriverait-il si le prétendant revenait? » Defoe avait pris 
le ton de l’exagération et de lironie, comme il avait déja fait sou- 
vent, et cette fois encore on ne le comprit pas. Condamné 4 une 
amende de 800 livres (20,000 fr.), faute de pouvoir la payer, il fut 
enfermé dans la prison de Newgale. 

Ce second emprisonnement dura moins que le premier. Con- 
naissant les motifs secrets de ses ennemis, i] écrivit 4 la reine, lui 
expliquant son plan et le dessein de ses persécuteurs. Le conseil 
privé examina attentivement la lettre et la brochure, et la reine dit 
qu'elle ne voyait rien autre dans toute cette affaire qu’un reste de. 


DANIEL DEFOE. 85 


dépit au sujet de la premiére poursuite contre Defoe. Pardon entier 
lui fut en conséquence accordé en novembre 4743. - 

L’esprit de parti, a cette époque, ne divisait pas seulement la na- 
tion, mais le cabinet méme. La reine Anne approchait de sa fin, en- 
tourée des intrigues et des querelles de ses conseillers. Dans un 
intervalle de lucidité, elle avait placé les rénes du gouvernement 
entre les mains du duc de Shrewsbury, au grand dépit de Bolingbroke 
et des tories, partisans du prétendant, lorsqu’elle mourut le 
4° aout 1714. 


IV 


Defoe applaudit 4 l’avénement au tréne de Georges, électeur de 
Hanovre. Les principes pour le triomphe desquelsil avait lutté toute 
sa vie élaient maintenant parfaitement établis, et pour récompense, 
il n’avait 4 montrer que les cicatrices de trente-deux années de polé- 
mique incessante. Le pouvoir des tories se trouvait ruiné, et celui 
des whigs solidement assis. Ceux-ci profitaient de ce qu’ils avaient 
le gouvernement du pays, non-seulement pour appliquer leurs prin- 
cipes, mais pour écraser les tories. Harley, devenu comte d’Oxford, 
fut envoyé 4 la Tour; Bolingbroke prit le chemin de I'exil. Defoe se 
vil atteint par la mauvaise fortune de ses amis. ll a raconté qu’aus- 
silét aprés la mort de la reine, la colére de ses adversaires s’accrut 
contre lui au plus haut degré. I! publia alors une défense, ou plutét 
une exposition de toute sa conduite politique, avec l'intention de se 
retirer définitivement de |’aréne des affaires publiques. Cette défense 
fut écrite en 1715. Tandis que Defoe en corrigeait les épreuves, il 
fut frappé d'une attaque d’apoplexie. Ii languit pendant six mois, 
au bout desquels ses amis, pensant qu’il lui était préjudiciable de 
gardér plus longtemps le silence, le poussérent 4 publier son écrit 
tel qu'il était. 

Daniel Defoe survécut 4 son attaque. On a cru, jusqu’a présent, 
qua daler de cette époque il avait cessé de prendre part aux luttes 
politiques, pour écrire ces romans merveilleux qui ont rendu son 
nom immortel. Les découvertes récentes de plusieurs lettres de lui, 
auxquelles nous avons fait allusion au commencement de cette 
étude, établissent le contraire. Ces lettres ajoutent une page nou- 
velle a la biographie de l’auteur de Robinson Crusoe, mais une page 





36 DANIEL DEFOE. 


triste, A jamais regrettable pour sa mémoire. De doute au sujet de 
Yauthenticité de ces lettres, il n’est pas possible d’en concevoir. 
Adressées toutes 4 Charles de la Faye, esquire, secrétaire du ministre 
d’Etat, elles embrassent une période de deux mois, du 12 avril au 413 
juin 1748.La premiére, en date du 12 avril, est trés-laconique. Defoe 
y exprime son chagrin de la publication d’un « traitorous pamphlet » 
qu'il croyait avoir arrété 4 Pimprimerie, mais qui vient de paraitre 
malgré lui. Il désire que M. dela Faye assure a SaSeigneurie (le mi- 
nistre d’Etat) que le manuscrit est encore entre ses mains et qu'il 
nen a fait faire d’autre copie que celle qu’il a adressée @ Sa Sei- 
gneurie. 

Dans la seconde lettre datée du 20 du méme mois, Defoe raconte 
comment il a été recommandé au gouvernement de lord Townshend 
par le chief-justice, Parker, comme un homme qui, « malgré les 
faux rapports dont il a eu 4 souffrir, » était sincérement attaché au 
présent gouvernement. Il ajoute : «Il me fut proposé par mylord 
Townshend de continuer & paraitre tel que j’étais auparavant, c’est- 
a-dire en défaveur auprés du gouvernement et séparé des whigs, 
parce que je pourrais rendre plus de services sous cette sorte de 
manteau que si je me montrais ouvertement; sur cette base, le 
projet d’un journal hebdomaire que j’allais publier, en opposition 
4 une feuille scandaleuse intitulée la Shift Shifteel, fut abandonné, 
et la premiére chose dont je m’occupai, ce fut un recueil mensuel 
appelé Mercurius politicus. Dans Yintervalle, Dyer, auteur de News- 
Letter, étant mort, et Dormer, son successeur, étav ‘incapable, a 
cause de ses ennuis, de s’occuper de cette publication, on moffrit 
une part dans sa propriété, aussi bien que dans sa direction. « J’in- 
formai immédiatement lord Townshend de ces propositions, et Sa 
Seigneurie me fit savoir par M. Buckley que ce serait un service 
trés-apprécié. Mylord voulut bien ajouter, par la bouche de M. Buck- 
ley, qu’il saurait récompenser mes services en cette circonstance, 
ce qu’il fit en effet dans la suite. » « Sur ce, je pris des engage- 
ments, et j’allai si loin méme, que, bien que la propriété (de la 
feuille) ne fat pas tout entiére 4 moi, pourtant le langage de la ré- 
daction et les nouvelles étaient si bien de mon fait, que je me ris- 
quai 4 assurer 4 Sa Seigneurie que je saurais arracher l’aiguillon 
de ce recueil malfaisant ; Je langage continuant d’étre tory, comme 
il l’était, afin que le parti (de ce nom) put étre amusé et n’edt pas 
V'idée de fonder un autre journal, ce qui edt compromis tout le 
plan secret ; et ceci (le langage), j’en fais enti¢rement mon affaire. 
Cela dura pendant une année, c’est-a-dire jusqu’A ce que mylord 
Townshend sortit du ministére , et Sa Seigneurie, en considération 


DANIEL DEFOE. 87 


de ce service, m’a nommé au poste dont M. Buckley a connaissance, 
avec promesse d'une qualification ultérieure. » 

Nl dit ensuite qu'il a fait ce qui suit avec l’approbation de lord 
Sunderland. « Je me suis présenté comme traducteur de journaux 
étrangers, afin de pouvoir contribuer assez dans le journal hebdo- 
madaire de M. Mist pour étre 4 méme de le rédiger en secret, et 
aussi d’empécher qu'il ne s’y glisse des choses dangereuses ; et pour- 
tant, ni M. Mist, ni ceux qui ont des intéréts communs avec lui, 
n’ont eu le moindre soupgon de la personne qui me faisait ainsi agir. 
Mais, ici, il devient nécessaire d’informer mylord (comme je 
vous |’ai fait entendre, monsieur) que cette publication, appelée le 
Journal, ne m’appartient pas en propre, comme I’autre; que je n’en 
ai que la direction; avec cette différence essentielle que, si quelque 
chose vient 4 y étre mis 4 mon insu el qui donne lieu a des plain- 
tes, ou si quelque chose échappe & mon attention, qui soit pris 
en mauvaise part, que Sa Seigneurie n’oublie pas qu’elle aura un 
serviteur a réprimander, et non un étranger a corriger. En résumé, 
il arrivera, par ce mode de direction, que le Journal hebdomadaire 
et la Lettre de Dormer, ainsi que le Mercurius politicus seront 
concus toujours (sauf erreurs) de telle fagon, qu’ils puissent passer 
pour des publications tories, et tellement désorganisés et affaiblis, 
qu’il leur soit impossible de créer des embarras ou des soucis au 
gouvernement. » 

Plus loin, Defoe regrette que, par la nature de ses services, 
il se trouve rangé parmi les papistes, les jacobites et les tories 
enragés — race de gens qu’il abhorre de toute son 4me. — « Je 
suis, dit-il, obligé d’entendre des expressions séditieuses et des ter- 
mes insultants proférés 4 l’adresse de la personne et du gouverne- 
ment de Sa Majesté et de ses plus fidéles serviteurs, et de donner a 
tout ce que j’entends un sourire approbateur. Je suis obligé de 
prendre tous les journaux scandaleux et, je puis le dire, scélérats 
qui arrivent, de les garder comme si je voulais en tirer des maté- 
riaux pour les utiliser dans mes publications. Bien plus, je me ha- 
sarde quelquefois 4 laisser passer des choses blessantes, afin de ne 
pas provoquer de soupcons. 

« Ainsi, je m’incline dans ]a maison de Rimmon, et dois me re- 
eommander humblement moi-méme 4 la protection de Sa Seigneurie. 
Je puis étre ruiné d’autant plus vile que j’exécute avec plus de 
fidélité les ordres auxquels je suis soumis. » 

Finalement, dans un post-scriptum, Defoe envoie une des lettres 
qu'il a’ arrétées 4 l’imprimerie comme une preuve de son dévoue- 
ment a ses protecteurs. 


88 DANIEL DEFOE. 


La troisiéme lettre, en date du 10 mai, contient une apologie au 
sujet d’un certain paragraphe d'un gout douteux, pour lequel 
M. Mist, qui V’aurait laissé passer par mégarde, serait seul & 
blamer. ed 

Dans la quatriéme lettre, qui porte la date du 23 mai, Defoe semble 
demander le payement de six mois de son salaire. 

Defoe montre aussi quelque préoccupation au sujet d'une pour- 
suite commencée contre un tiers pour diffamation et la crainte de se 
trouver enveloppé dans la poursuite ; sur quoi, il s’excuse du mieux 
qu'il peut, disant que, si c’est une faute, « elle est vieille déja de 
deux ans et plus, et, par conséquent, antérieure a la capitulation 
faite par lui 4 Pépoque de lord Townshend, et entrainant amnistie 
pour toutes ses erreurs passées. » 

Dans la cinquiéme lettre, datée du 4 juin, Defoe constate qu'il 
a pris de nouveaux engegements avec M. Mist, et que maintenant 
ce M. Mist a décidé qu’a l'avenir le Journal amusera les tories et 
ne blessera plus le gouvernement. 

« Je lui ai dit franchement, ajoute Defoe, que c’était la seule ma- 
niére de conserver sa publication, de ne point étre jeté lui-méme en 
prison et de sauvegarder les avantages qu’il commence a en recueil- 
lir, et qu’il pouvait étre assuré que les plaintes contre lui étaient si 
générales, que le gouvernement ne pourrait tolérer longtemps encore 
un tel état de choses. , 

« Je lui ai dit, monsieur, tout ce qu’on peut dire a ce sujet, me 
taisant sur la personne au nom de qui je parlais, et j'ai terminé en 
Passurant qu’a moins qu’il ne voulut s’entendre avec moi et obser- 
ver trés-exactement toutes mes recommandations, je ne pouvais le 
servir plus longtemps ni m’intéresser plus longtemps 4 ses affaires. » 

La sixiéme et derniére lettre, en date du43 juin, est trés-courte. 
Elle ne traite que de l’accomplissement, par M. Mist, des conditions 
mentionnées dans la lettre précédente, et se termine ainsi : «Je crois 
que le temps est venu ou le Journal, au lieu de braver et d’injurier 
le gouvernement, va devenir de plusieurs maniéres un instrument 
utile, et M. Mist est tellement disposé 4 adopter toutes les mesures 
nécessaires 4 cet effet, que je réponds de lui, comme de moi- 
méme. » 


Que dirons-nous aprés ces lettres? Défendre entiérement la con- 
duite de Defoe, a l’exemple de M. Lee, est impossible. Ces lettres sont 
_Yoeuvre d’un misérable. Il n’y a pas de justification pour de telles 
infamies. Tout au plus peut-on faire observer — mais pour les expli- 





DANIEL DEFOE. 89 


quer seulement — que Defoe avait alors prés de soixante ans, qu'il 
était assez vieux et avait assez souffert pour qu’on put dire de lui que 
e était «un vieillard brisé par les orages politiques.» En effet, 4 plu- 
sieurs reprises, il avait perdu toute sa fortune. Deux fois il avait été 
jeté en prison, coupable du seul crime d’avoir élevé la voixen faveur 
de la liberté de conscience. Il avait été mis au pilori pour la méme 
faute. Il avait tour 4 tour été porté sur la roue de la fortune a la 
hauteur de la faveur royale, puis précipité aussi rapidement dans 
le gouffre de la misére et de l’humiliation. Pendant toute sa vie 
semée de tant de souffrances, il avait soutenu avec fermetlé la cause 
d’hommes qui n’avaient eu pour lui qu’abandon et raillerie, parce 
qu’il était trop franc pour atténuer leurs faiblesses. Et maintenant, 
pauvre encore, brisé, fatigué d'une vie de tourments, relevant 4 peine 
d'une attaque d’apoplexie, affection qui souvent altére les facultés 
intellectuelles et morales autant que les facultés physiques — il de- | 
mande de I’aide 4 des amis qu’il a toujours si fidélement servis, et 
cette aide ne lui est accordée qu’au prix du plus grand sacrifice, — 
le sacrifice de son honneur et de sa fidélité. Terrible nécessité! 
pacte humiliant! Defoe céda 4 Ja nécessité et accepta le pacte. Il sa- 
crifia son honneur et Je rang éleyé qu'il tenait dans l’estime des 
honnétes gens. 

On ne doit pas oublier aussi, pour la justification partielle de Da- 
niel Defoe que, de son temps, tous les Anglais étaient corrupteurs ou 
corrompus, que tous donnaient ou recevaient des pots-de-vin, que 
tous étaient plus ou moins engayés dans des complots soit contre le 
le gouvernement, soit les uns contre les autres. Qu’y a-t-il d’étonnant 
alors que Defoe, respirant une atmosphére empoisonnée, ait été lui- 
méme infecté? Le divin psalmiste n’a-t-il pas écrit qu’étant parmi 
les méchants il avail presque paflé comme eux. 

Mais délournons nos yeux de Defoe journalisle et pamphlétaire, 
et reportons-les vers Defoe romancier; laissons ce vieillard prosti- 
tuant sa plume pour s’assurer du pain et du repos, et voyons-le 
écrivant ces romans dans la composition desquels son esprit trou- 
blé trouva le seul soulagement qu’il pit godter dans ce monde. 
Ces ceuvres d’imagination sont restées des modéles inimitables. Elles 
sont nombreuses et ont toutes été écrites aprés l’attaque d'apoplexie 
dont!’auteur fut frappé. Nous ne parlerons, et encore fort briévement, 
que de son Robinson Crusoe. On a dit que Defoes’en procura les ma- 
tériaux, peut-éire par surprise, auprés d’un certain Alexandre Selkirk, 
qui avait vécu abandonné pendant quatre ans dans I’ile de Juan-Fer- 
nandez. Ceci est inexact. Le récit de la retraite forcée de Selkirk fut 
publié plusicurs années avant la composition de Robinson Crusoe, et ce 


90 DANIEL DEFOE. 


récit était connu de tous les contemporains de Defoe. Ge qui semble 
avoir donné a Defoe l’idée d’écrire son fameux roman, c'est la re- 
marque de Richard Steele, qui avait dit que c’était quelque chose 
d’inoui d’entendre le matelot naufragé parler de la révolution qui se 
fit dans son esprit pendant sa longue séparation du monde. Cette 
remarque fut l’idée vivifiante, l’4me, en un mot, de l’ceuvre de De- 
foe. Le Robinson Crusoe n'est pas seulement en effet Vhistoire des 
inventions et des expédients imaginés par un solitaire en vue de 
sa propre conservation. C’est la la partie de l’ouvrage destinée a 
amuser la jeunesse..Mais la partie qui intéresse le genre humain tout 
entier, c’estl’exposition des pensées et de |’état de l’'4me d'un homme 
vivant seul. On a souvent regardé ce livre, et nous croyons que c’est 
avec raison, comme une allégorie de la vie de Defoe lui-méme. 
Poursuivi, faligué et d¢godté du monde, persécuté par ses amis aussi 
bien que par ses ennemis, il doit avoir aspiré au repos de toutes 
les forces qui lui restaient. S’il edt été cathlique, il eul pu avoir 
l’idée de chercher cette paix de )’4me dans un couvent; mais cette 
pensée ne pouvait entrer dans |’esprit d’un protestant aussi dé- 
terminé que Defoe. Le seul endroit ot i! put godter quelque tran- 
quillité dans ce monde, c’ était dans une de ces fles perdues au milieu 
de l’immensité des mers et que jamais ne foula le pied de homme. 
Cette occupation a di le consoler en partie des honteuses occupa- 
tions auxquelles il se livrait. Il a du mettre dans cette fiction ot il 
se réfugiait toute son dme ; et c'est de 1a que vient ce caractére de 
vie, de vérité qui faif l’admiration du monde. Ce Crusoe, dit 
M. Kingsley, est V’idéal d’un moine protestant, seul avec sa con- 
science, sa Bible et son Dieu. — La Bible remplace pour lui le 
prétre. 

Et quelle image de Defoe lui-méme ne voyons-nous pas dans le 
pauvre et craintif Robinson! Plusieurs fois il est & la veille de la 
prospérité, et autant de fois il est précipité dans un abime de déses- 
poir. Ilest faible, et sa conscience le poursuit méme dans sa solitude, 
et 14 il tremble 4 Pidée de rencontrer les hommes contre qui il 
prend mille précautions pénibles. Il tremble devant l’empreinte d’un 
pied ; il est terrifié par la tempéte, et a la fin c'est dans le sein 
éternel de Dieu, qui connait sa faiblesse et qui a compassion 
de ses infirmités, qu'il trouve asile et paix. Cette ceuvre est vrai- 
ment le meilleur commentaire que |’on puisse faire de la vie de son 
auteur et surtout du chapitre nouvellement livré 4 nos regards. 

Mais ce n’était qu’en se réfugiant dans ce monde idéal que Defoe 
devait trouver quelque repos. Les découvertes de M. Lee compren- 
nent un nombre considérable d’écrits de polémique inconnus jus- 


DANIEL DEFOE. ; | 


qu'ici, allant jusqu’é ’année 1729. Deux ans plus tard, ce repos tant 
désiré arriva, pour Defoe, mais précédé toutefois d’une nouvelle 
épreuve, l’inconduite de son second fils. Le dernier écrit connu de 
Daniel Defoe est une lettre datée des environs de Greenwich, comté 
de Kent, ot il semble avoir erré, dans le besoin et le cceur brisé. 
Quelques-uns de ses derniers biographes ont dit que son fils ne s’é- 
tait pas si mal conduit qu’on le croit et que ce sont les appréhen- 
sions qu’il faisait concevoir qui assombrirent l’esprit du pére pen- 
dant les derniéres années de sa vie. Quoi qu’il en soit, ses angoisses 
et ses souffrances n’en furent pas moins grandes, et le vieillard, usé, 
anéanti, se retrouve a l’dge de soixante et onze ans dans Cripplegate 
a Londres, lieu de sa naissance. C’est la que, le 24 avril 1734, la 
premiére fois depuis qu’il était au monde, il trouva enfin le repos — 
mais dans la tombe. 


Paix 4 sa cendre ! 
W.-H. Rosson. 


LA TERREUR 


SD 


V 
LE TRIBUNAL REVOLUTIONNAIRE DE PARIS 


I 


EPOQUES DU TRIBUNAL REVOLUTIONNAIRE DE PARIS. — MARIE-ANTOINETTE , 
MADAME ELISABETH ;. LES GIRONDINS; DANTON. 


Le régne de la Terreur ne doit pas étre confondu avec les temps 
d’anarchie. C’est au contraire le despotisme le plus rigoureux qui 
ait jamais pesé sur un peuple, une centralisation implacable, un 
systéme qui s’affirme par la loi et qui affecte de n’employer que les 
armes de la justice. La Convention, le 14 frimaire, avait décrété le 
gouvernement révolutionnaire jusqu’a la paix. Robespierre, dans 
son rapport sur les principes de morale politique qui doivent guider 
Ja Convention nationale dans |’administration de la république (18 
pluvidse), lui donne hardiment son vrai nom : 

«Si, dit-il, le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la 
vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est & Ja fois 
la vertu et la terreur. La vertu, sans laquellela terreur est funeste; la 
terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre 
chose que la justice prompte, sévére, inflexible: elle est donc une 
émanatlion de la vertu; elle est moins un principe particulier qu'une 
conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux plus 
pressants besoins de la patrie. On a dit que la terreur était le res- 
sort du gouvernement despotique. Le votre ressemble-t-il au despo- 
tisme? » 

‘ Voir le Correspondant des 10 et 25 mars, 25 avril 1870, 25 décembre 1871, 
10 février et 10 mars 1872. 


LA TERREUR. 95 


— Question qu’on appellerait naive, si elle n’était faite par Ro- 
bespierre; mais il parlait 4 une assemblée devenue muette depuis 
la mort des Girondins, et la réponse ne l’inquiétait pas. Que dis-je? 
il la faisait lui-méme : : 

« Qui, continuait-il, comme le glaive qui brille dans les mains 
des héros de la liberté ressemble a celui dont les satellites de la 
tyrannie sont armés. Que le despote gouverne par la terreur ses 
sujets abrutis, il a raison comme despote. Domptez par la terreur 
les ennemis de la liberté, et vous aurez raison comme fondateurs de 
la république. Le gouvernement de la révolution est Je despotisme 
de la liberté contre la tyrannie. » 

C’est bien le jacobin, tel qu’il n’a pas cessé d’étre, revendiquant 
le droit d’écraser tout le monde au nom de la liberté, qui est lui. 

Saint-Just n’était pas plus embarrassé a expliquer les arresta- 
tions, qui menacaient également tout le monde depuis l'adoption de 
la devise: « Liberté, égalité. » 

« Les détentions, disait-il dans son rapport du 8 ventdse, les dé- 
tentions embrassent plusieurs questions politiques ; elles tiennent a 
la complexion et a la solidité du souverain; elles tiennent aux 
meeurs républicaines. » , 

Et, faisant de l’histoire contemporaine a la facon de son école: 

« En 1787, continuait-il, Louis XVI fit immoler huit mille per- 
sonnes de tout age, de tout sexe, dans Paris, dans la rue Meslay et sur 
le Pont-Neuf. La cour renouvela ces scénes au Champ de Mars. La 
cour pendait dans les prisons; les noyés que l'on ramassait dans la 
Seine étaient ses victimes. Il y avait quatre cent mille prisonniers... 
Parcourez l'Europe : il y a dans |’Europe quatre millions de prison- 
iers dont vous n’entendez pas les cris, tandis que votre modération 
parricide laisse triompher tous les ennemis du gouvernement. » 

On voit 4 quel degré on ett été coupable de parler d’indulgence et 
de modération. « L’indulgence, disait-il, a couté la vie 4 deux cent 
mille hommes dans la Vendée; » d’ou le décret qu’il présentait sur 
les personnes incarcérées. Et comme si c’était trop peu encore, le 23 
du méme mois, dans un nouveau rapport « sur les factions de P’étran- 
ger et sur la conjuration ourdie par elles dans la république francaise 
pour détruire le gouvernement républicain par la corruption et affa- 
mer Paris par la famine, » il faisait entendre « la voix d'un paysan du 

‘Danube. » — «a Il est temps, disait-il, que tout le monde retourne a 
la morale, et l'aristocratie 4 la terreur. » Et non pas seulement l’a- 
ristocratie : son décret préparait les procés d’ Hébert et de Danton. 

La Terreur n’était donc pas l’excés mal avoué d'un gouvernement 

1 s’oublie; c était un régime légal, froidement voulu et raisonné. 

tablie au sein du Comité de salut public comme dans son fort, la 


94 LA TERREUR. 


Terreur a la Convention pour lancer ses décrets, et des tribunaux 
pour les exécuter : tribunaux révolutionnaires, tribunaux crimi- 
nels jugeant révolutionnairement, commissions populaires, com- 
missions militaires, etc. Ajoutez ces comités de surveillance et ces 
sociétés populaires, substituées aux autorités librement élues sur 
tous les points du territoire, qui recgoivent directement l’impulsion 
du grand comité et se chargent d’envoyer aux tribunaux leur pé- 
ture; car le but avoué, proclamé, de ce gouvernement, c’est Pexter- 
mination de tout ce qui ne marche pas avec lui. C’est donc dans les 
tribunaux que |’on trouvera le dernier mot de la Terreur; et entre 
tous ces tribunaux, le premier rang, comme on peut s’y attendre, 
appartient au tribunal révolutionnaire de Paris. A ce titre, l’ouvrage 
de M. E. Campardon est comme |’appendice de toutes les histoires 
de la révolution frangaise. Il nous transporte, dirai-je, dans le sanc- 
tuaire ou dans J’antre de la Terreur? Le tribunal révolutionnaire de 
Paris est le grand instrument de son régne. C’est de lui que relévent 
toutes les conditions, soumises au méme niveau, non pas seulement 
les nobles, les prétres, mais tout le nouveau régime aussi, la rue, 
les clubs, la Convention elle-méme. C’est 14 que les plus grandes cri- 
ses de cette époque vont se résoudre; 1a que les personnages qui do- 
minaient la veille viennent pour la plupart finir. 

M. Campardon partage toute son histoire (du 10 mars 1793 au 
34 mars 1795, ou 42 prairial an Ill) en deux parties : avant et aprés 
le 9 thermidor; ou encore en cing livres, trois pour la premiére pé- 
riode, deux pour la seconde, sous les noms suivants : Tribunal cri- 
minel extraordinaire, Tribunal révolutionnaire, Tribunal de sang, Tri- 
bunal réactionnaire, Tribunal réparateur ; titres qui ont pour objet de 
caractériser les phases succéssives de la méme institution, mais ou 
je vois l’inconvénient de méler ‘4 des noms officiels des noms de 
fantaisie. Les divisions des livres étaient d’ailleurs naturellement 
indiquées par les actes qui changent le nom ou les attributions du 
tribunal : d’abord le décret, rendu pendant le procés des Girondins, 
qui confére officiellement au tribunal du 10 mars le nom de « tri- 
bunal révolutionnaire‘. » Et ici je crois pouvoir rectifier la division 


‘ Il faut noter pourtant que le tribunal criminel extraordinaire avait pris ce titre 
dés son installation, si M. Campardon a reproduit exactement, d’aprés l'original qui 
est aux Archives, le discours du président Montané lorsqu’il vint, 4 la téte du corps 
entier, annoneer a la Convention qu’il entrait en exercice. Il n'est pas au Moniteur 
a la date indiquée. Déja, dans la séance du 5 septembre 1793, Billaud-Varennes insis- 
tait pour que le tribunal gardat le nom de tribunal révolutionnaire substitué a 
celui de tribunal extraordinaire sous lequel il avait été créé, disant: « Celui-ci sup- 
pose des formes, et l'autre n’en doit pas avoir. » Saladin, Rapport au nom de la com~ 
mission des 241 créée pour Vexamen de la conduite des représentants du peuple : 
Billaud-Varennes, Collot d’Herbois, etc. (12 ventése an I!I), p. 20. 


LA TERREDR. 95 


de M. Campardon, en faisant du dernier chapitre de son premier li- 
vre le premier du second ; puis la loi fameuse du 22 prairial an II, 
qui inaugura ce qu’il appelle le tribunal de sang ; ensuite le décret 
du 23 thermidor, qui abroge la loi du 22 prairial et renouvelle pres- 
que entiérement le personnel du tribunal, juges, accusateurs publics 
et jurés; enfin la loi du.8 nivése an III, présentée par Merlin de 
Douai, qui réorganise l’institution elle-méme, en lui donnant toutes 
les garanties des tribunaux ordinaires. 
Dans cette période de vingt et un 4 vingt-deux mois, ce lieu est le 
théatre des scénes les plus émouvantes. On y voit passer les uns 
apres les autres les personnages les plus divers. D’abord Marat; mais 
celui-la se sent la chez lui, il y est regu comme le maitre de la mai- 
son, et il en sort. en triomphateur (I, p. 33); puis celle qui mit un 
terme 4 ce triomphe, Charlotte Corday, 4me antique, qui se croyait 
le droit de sauver sa patrie des mains d’un scélérat en donnant vie 
pour vie: car elle ayait horreur du crime. Quand le président lui de- 
manda : « Ne vous étes-vous pas essayée d’avance avant de porter le 
coup 4 Marat? » Elle s’écria : « Oh! le monstre! il me prend pour un 
assassin! » Et le procés-verbal ajoute : Ici ' accusée parait violemment 
émue. Elle devait servir 4 montrer que le meurtre méme le mieux 
justifié sert mal Ja cause qui le fait commettre. Charlotte Corday ne 
mit pas fin au despotisme sanglant dont elle voulait délivrer la pa- 
trie; elle dérobait Marat & I’échafaud et y entrainait les Girondins?. 
Un peu plus tard, c’est Marie-Antoinette, poursuivie de toutes les 
haines de la Révolution ; aprés elle, les partisans mémes de la révo- 
volution du 10 aout, ceux qui avaient voté la mort de Louis XVI, les 
Girondins, Philippe-Egalité; puis madame Roland, Bailly, le maire 
du 14 juillet 4789, et Manuel, le procureur de la Commune du 
10 aout, un des complices secrets du 2 septembre : — le tribunal ré- 
volutionnaire ose le lui reprocher! Puis deux grands noms de I’As- 
semblée constituante, Barnave et Duport-Dutertre; et un nom trop 
fameux de l’ancien régime, madame Dubarry; 4 leur tour, les 4mes 
damnées de la Terreur, Hébert ou le Pére Duchéne, avec Ronsin, gé- 
néral de l’armée révolutionnaire; Momoro, dont la femme avait été 
déesse de la Raison; Anacharsis Clootz, Vapdtre du genre hu- 


‘ « Elle nous tue, mais elle nous apprend 4 mourir, » s’écria Vergniaud en 
apprenant l’assassinat de Marat (Campardon, t. I. p. 82). Les citations par tome et 
par page, sans indication d’ouvrage, renverront au livre de M. Campardon. — 
M. C. Vatel, qui a publié en 1861 le Dossier judiciaire de Charlotte Corday, vient de 
faire paraitre un nouvel ouvrage intitulé : Charlotte Corday et les Girondins (5 vol. 
in-8° avec album. Paris, H. Plon, 4872), ouvrage ou il a recueilli les résultats de ses 
longues et patientes recherches. Nous reviendrons sur cette importante publication, 
qui fournit 4 cette page de notre histoire des documents nouveaux, et dont plusieurs, . 
depuis l’incendie de la préfecture de police par la Commune, n’existent pins que la 





96 LA TERREUR. 


main, etc., tous suspects de vouloir aller trop loin dans la Révolu- 
tion ; et bientét Danton et Camille Desmoulins, suspects de ne plus 
vouloir suivre; Chaumette, l’agent national de la Commune, avec 
Gobel, l'évéque constitutionnel apostat de Paris; le vénérable Males- 
herbes, mis en jugement pour avoir défendu Louis XVI, et M. de 
Nicolai, pour s’étre offert 4 défendre Marie-Antoinette; les vierges 
de Verdun, madame Elisabeth, et cette longue chaine dont les an- 
neaux vont se multipliant et se resserrant jusqu’a la chute de Robes- 
pierre‘. Il y a la vingt épisodes qui feraient le sujet d’autant de li- 
vres : — et ces livres ont é(é faits. Qui ne connait les ouvrages pu- . 
bliés sur Charlotte Corday, sur Marie-Antoinette, sur les Girondins, 
sur Danton et son ami Camille, sur les vierges de Verdun, sur ma- 
dame Elisabeth, etc. M. Campardon ne prend les personnages qu’au 
moment ou ils franchissent le seuil du redoutable tribunal, et par la 
il prive son récit dusurcroft d'intérét qu’il pourrait tirer d’un tableau 
plus détaillé de leur vie antérieure et de leurs épreuves. Mais 1a du 
moins il peut étre complet, et pour plusieurs, il donne par extrait 
les actes officiels, interrogatoires, actes d’accusation, réquisitoires 
de l’accusateur public, discours du président, seconde forme de ré- 
quisitoire, quelquefois plus violente que la premiére. Or il y a dans 
ces piéces mille traits curieux 4 recueillir. 

Quelle pitoyable chose, par exemple, que linterrogatoire de Ma- 
rie-Antoinette, et quelle dérision que les conclusions qu’on en tire! 
Dans Vinstruction, 4 la demande de son nom, elle avait répondu 
qu’elle s’appelait Marie-Antoinette de Lorraine d’Autriche. Devine- 
rait-on ce que le juge voudra tirer de cette réponse? C’est qu’elle 
avait voulu réunir la Lorraine 4 l’Autriche! Au tribunal, le prési- 
dent l’en accuse : 

« Lors de votre mariage avec Louis Capet, n’avez-cous pas concu 
le projet de réunir la Lorraine a }’Autriche? — Non. — Vous en 
portez le nom. — Parce qu’il faut porter le nom de son pays. » 

Dans cette méme instruction, voulant disculper l’architecte Re- 
nard 4 propos du départ pour Varennes, elle avait dit « qu'elle pou- 
vait assurer qu’il ne dirigeait pas la marche; c'est elle seule qui a 
_ ouvert la porte et fait sortir tout le monde. » Le procés-verbal con- 

tinue : 

«D. A-t-elle observé que, de cel aveu qu'elle a ouvert les por- 
tes et fait sortir tout le monde, il ne reste aucun doute que c’est 


« Dans le nombre, citons l’invalide Saint-Prix qui avait dressé son chien 4 aboyer 
d’une certaine maniére lorsque des inconnus se présentaient : — suspect! L’animal 
avait méme mordu un porteur de billets de garde ! Il fut condamné comme le maitre ; 
on a, sinon le texte du jugemeut, au moins un procés-verbal constatant lordre du 
tribunal et ]’exécution qui en eut lieu 4 la barriére du Combat (I, p. 187). 


LA TERREUR. Vi 


elle qui dirigeait Louis Capet dans ses actions, et qu’elle l’a dé- 
terminé a fuir. — R. Qu’elle ne croyait pas qu’une porte ouverte 
prouval qu’on dirige les actions en général de quelqu’un; que son 
mari désirail et croyait devoir sortir d’ici avec ses enfants; qu’elle 
devait le suivre, que c’était son devoir, son sentiment ; elle devait tout 
employer pour rendre sa sorlie sure. » (P. 116). 

La réponse n’était-elle pas assez pérempto:re? La parole citée n’en 
devait pas moins étre recueillie et présenlée comme un aveu dans le 
discours prononcé par le président aprés la cléture des débats: « Lors 
du voyage connu sous le nom de Varennes, c'est l’accusée qui, de 
son aveu, aouvert les portes pour la sortie du chateau; c’est elle 
qui a fait sortir la famille. » (P. 445.) Je ne parle pas de |’acte d’ac- 
cusation de Fouquier-Tinville, et de la maniére dont il a fait l’his- 
toire : « C’était elle qui avait médité la conspiration du 10 aout, 
déjoué tous les efforts courageux et incroyables des patrioles. Depuis 
le 9 jusqu’au 10, elle entretenait les Suisses dans un état complet 
d’ivresse; elle s’entourait de chevaliers du poignard. » Il lui fait 
macher les balles!... Je n’ai pas besoin de rappeler l'accusation in- 
fame qu’Hébert avait eu l’infamie plus grande encore de faire si- 
gner au pauvre petit Louis XVII, le silence de fa reine devant cette 
révoltante imputation, et comme elle rougit quand, pressée de s’ex- 
pliquer : « Si je n’ai pas répondu, dit-elle, c’est que la nature se re- 
fuse 4 répondre a une inculpation pareille faite 4 une mére. J’en ap- 
pelle & toutes celles qui sont ici! » Parole simple et foudroyante 
dont Robespierre lui-méme sentit le coup. Un des jurés, Vilate (c'est 
lui qui le raconte‘) Ja Jui ayant répétée dans un diner ow 11 le ren- 
contra, « Rubespierre, frappé de cette réponse comme d’un coup 
d’électricité, casse son assiette de sa fuurchette: «Cet imbécile 
d’Hébert! ce n’est pas assez qu’elle « soit réellement une Messaline, 
« il faut qu'il en fasse encore une Agrippine, et qu’il lui tournisse 
«4 son dernier moment ce triomphe d’intérét public! » — Un 
triomphe qui durera tant qu'il y aura au monde une mére pour 
répondre a l’a Ele de celle mére outragée! 

De méine, daus le procés de madame Elisabeth (pour rapprocher 
ici ces deu# ndbles 4mes), n’est-ce pas pitié:de voir l’accusateur 
public n’avoir d’auire ressource que de répéter tout ce qui a été dit 
contre Louis XVI et Marie-Antoinette, en se conlentant d’ajouter : 
Elisabeth a partagé tous ces crimes; elle a coopéré 4 toutes ces tra- 
mes... Elisabeth avait médité avec Capet et Antoinette le massacre 
des citoyens de Paris dans l’immortelle journée du 10 aout; elle veil- 
lait dans l’espoir d’étre temoin de ce massacre; elle aidait la bar- 


4 Dans les Causes secretes de la révolution du 9 thermidor. 
40 Junuer 1372. 7 


YS LA TERREUR. 


bare Antoinette 4 mordre les balles, ,et encourageait par ses discours 
des jeunes personnes que des prétres fanatiques avaient conduites 
au chaleau pour cette horrible occupation! » (P. 319.) Kt le prési- 
dent ose revenir sur cela dans l’interrogatvire! il prétend que c'est 
prouvé, « d'une part, par la noturiété publique, et de l'autre par la 
vraisemblance, qui persuade & tout homme sensé qu’une femme 
aussi inlimement liée avec Marie-Antoinette, et par les liens du sang 
et par ceux de l'amitié la plus étroite, n'a ju se dispenser de parta- 
ger ses machinations. » Et ensuite (mais c’est le comble de l'impu- 
dence !) : 

« Voudriez-vous nous dire ce qui vous a empéchée de vous cou- 
cher la nuitdu 9 au10 aodt? — R. Je ne me suis pas couchée, 
parce que les corps constitués élaient venus faire part & mon frére 
de l'agilation, de la fermentation des habitants de Paris, et des dan- 
gers qui pouvaient en résulter. — D. Vous dissimulez en vain. Mais 
ce que vous mierez infructueusement, c'est la part aclive que vous 
avez prise 4 l'action engagée entre les patriotes et les satellites de la 
tyrannie, etc. » 

Suivent encore les balles machées. 

Mais il était juste qu’a elle, comme a Marie-Antoinette, la stupi- 
dité de l'accusateur lui offrit Poccasion de le confondre par une pa- 
role triomphante. 

« D. Navez-vous pas donné des soins, en pansant vous-méme 
les blessures des assassins envoyés aux Champs-Elysées par votre 
frére contre les braves Marseillais? — R. Je n’ai jamais su que 
mon frére edt envoyé des assassins contre qui que ce soit. Sil 
mest arrivé de donner des secours a quelques blessés, Phuma: ité 
seule a pu me conduire dans le pansement de leurs blessures; je 
n’ai point eu besoin de m’informer de la cause de leurs maux, pour 
m‘occaper de leur soulagement. Je ne m’en fais pas un meérite, et 
je n imagine pas que lon puisse m’en faire un crime. » (P. 324.) 

Simplicité sub ime! On Penvoya aléchalaud. 

On ne I’y envoya point avec appareil, comme Louis XVI, ni seule, 
comme Marie-Antuineite. 

On Vavait comprise, pour la juger, dans une fourn@e de vingt- 
quatre, et parini eux, plusieurs qu'elle avail pu rencontrer a la cour: 
les marquises de lAivle, de Senozan, de Crussol d’Amboise; le 
comte de Sourdeval, Loménie de Brienne, ancien ministre de la 
- guerre, et trois aulres Loménie; madame de Canisy, née de Lomé- 
nie; madame de Montmorin, veuve de l'ancien ministre des affaires 
éfrangéres, et Antoine de Montmorin, son fils; Megret de Serilly, an- 
cien trésorier général de la guerre, et sa femme, etc. Aprés la con- 
damnation, Fouquier ayant dit au président : « il faut avouer cepen- 





LA TERREUR. 99 


dant qu’elle n’a pas poussé une plainte.» — « De quoise plaindrait- 
elle donc, Elisabetli de France, dit Dumas en pesant ironiqueiment 
sur ce litre, ne lui avons-nous pas formé aujourd hui une cour d’a- 
ristecrates digne d’elle? Et rien ne |’empéchera de se croire encore 
dans les salons de Versailles, quand elle va se voir au pied de 
la sainte guillotine entourée de toute celle fidéle noblesse. » Et ce 
fut véritablement une cour, en elfet, et cette fidéle noblesse sul re- 
connaitre la supériorilé du rang et de la vertu jusque dans celte éga- 
lité de la mort. Quand les condamnés, déposés au pied de l’écha- 
faud, eurent été rangés sur une banquette, en attendant leur tour, 
madame de Crussol, appelée la premiére, alla s’incliner devant ma- 
dame Elisabeth et lui demanda la permission de !'embrasser. « Bien 
volontiers, et de tout mon cceur, » dit la douce et hérvique sceur de 
Louis XVI, et elle lui donna le baiser d'adieu. Toutes les femmes qui 
suivirent sollicitérent et obtinrent d’elle la méme faveur ; tous les 
hommes, en passant, s’inclinérent devant elle; et ce fut précédée de 
ce cortége de nobles victimes qu'elle parut devant Dieu'. 

Parmi les objets qu’elle laissait en mourant, et que le concierge 
et l’uide du bourreau reinirent au greffe, le procés-verbal mentionne 
« une médaille d'argent représentant une immaculée conception de 
la ci-devant Vierge. » (P. 327.) 

M. Campardon a reproduit les scénes qui appartiennent a son su- 
jet dans les grands procés qui, par leur importance et leur signifi- 
cation, se rattachent 4 Vhistoire générale : procés des Girondins, 
d'Hébert et de ses complices, de Danton et de Camille Desmoulins. 
Chacune de ces affaires est marquée par un progrés de plus dans 
les procédés violents du tr:bunal révolutionnaire. Sur les Girondins, 
voyez le rapport de Saint-Just sur les trente-deux membres de la Con- 
vention détenus en vertu du décret du 2 juin. Ce sont les préliminaires de 
l’acte d’accusation. C'est & propos des Girondins, que Fouquier Tin- 
ville, ne se sentant pas de force 4 lutter contre leur éloquence, ob- 
tint de la Convention un décret portant que, trois jours aprés l’ou- 
verture des débats, le président serait autorisé a demander aux ju- 
rés si leur conscience était assez éclairée. » Décret suivi de cet 
autre : « que le tribunal extraordinaire porterait désormais le nom 
de tribunal révolutionnaire. » (P. 456.) Le soir méme, le jury se 
déclara suffisamment éclairé. 

C’est 4 propos de Danton *, que le méme Fouquier et le président 


‘ Voy. A. de Beauchesne, la Vie de madame Elisabeth, t. ll, p. 226. 

* Le m:ndat d’arrét contre Danton, Delacroix, Camille Desmoulins et Philippeaux 
est sans date et sans cause (voy. Saladin, Rapport fait au nom de la commission des 
21 (Piéces, n° 70). La lui du 20 brumaire an II (ibid., n° 64) avait d’ailleurs été 
complétement violée dans leur arrestation. La Joi portait : «Art. 1°. — La Conven- 


10U LA TERREOUR. 


Herman, hors d’élat de lutter 4 eux deux avec un tel colosse (les ru- 
gissements de Danton, tout autre chose que |’éloquence de Ver- 
gniaud, éclataient 4 travers les fenétres et auraient pu finir par re- 
muer le peuple de la rue), c'est 4 propos de Danton, que le juge et 
Paccusateur public, ne se sentant plus assez prolégés par la faculté 
de clore les débats, puisqu’il faudrait encore lui siguifier en face 
l’arrét de mort, obtinrent, par le moyen de Saint-Just', un décret 
portant « que tout prévenu de conspiration qui résistera ou insullera 
4 la justice nationale sera mis hors des débals sur-le-champ. » — 
« Nous les tenons, dirent Vouland et Ainar, en apportant eux-mémes 
le décret 4 Fouquier, nous les tenons, les scélérats! — Ma foi, dit 
Fouquier soulagé, nous en avions besoin*. » Mais ce ne fut pas sans 
peine qu‘on les {it sortir de la salle. Le jugement rendu, « on ne lut 
pas méme aux condamnés leur arrét; on les fit mander l’un aprés 
l'autre au greffe, comme pour leur faire une communication, et ils 
furent remis aux bourreaux (14 germinal an I[*). » (T. 1, p. 282.) 


If 


LES NEUF ORLEANAIS; LES DEUX CUSTINE; LE. GENERAL HOUCHARD ; M. DE 
LAVERDY; MADAME DE LAVERGNE; LAMOURETTE. 


Ainsi, les violents aussi subissaient la violence ; et c’est ce qui ra- 
méne sur eux la pitié: pitié pour les Girondins, les violents d’autre- 
fois, devenus les modérés et emportant avec eux la derniére espé- 
rance d’une république raigonnable ; — pitié pour Danton, VPhomme de 


tion nationale décréte qu’aucun de ses membres ne sera mis en état d'arrestation 
qu’aprés avoir été entendu dans son sein. — Art. 2. — Néanmoins, ses membres 
pourront étre mis en arrestation sur le rapport d’un de ses comités. » L’article 2 im- 
pliquait donc que les membrex pourraient ne pas élre entendus : mais c’est toujours 
la Convention qui devait prononcer. Danton était arrété, quand Legendre fit en sa 
faveur Ja motion que Kobespierre fit repousser par la Convention asservie ({1 ger- 
minal). 

! Voyez son rapport (S Jadin, #bid., n° 7%) et la leltre du président du tribunal 
qui avait provoqué (idid., n° 71). 

2 Cf. t. 1, p. 284. — Dés le lendemain de leur arrestation, un billet de la main 
de Robespierre mandait un des présidents du tribunal de venir se concerter avec le 
Comité de salut public: « Le Comité de salut public invite le citoyen Dumas, vice- 
président du tribunal criminel. a se reudre au lieu de ses séances demain a midi. 
Paris, 12 germinal, Van [de la République. » (Bibl. natronale, L* 58, n° 743.) 

5 Philippeaux, compris avec Dantun dans ce jugement, avait, lors de la création 
du tribunal revolutionnaire, «ombattu |institulion des jurés, comme trop favorable 
aux accusés ! Opinion de Philippeaux, député de la Sarthe, sur la formation du tri- 
bunal révolutionnaire. (Bibl. nat., L° 58, n° 206.) 


LA TERREOR, 101 


la Terreur avant Ja Terreur, qu’il introduisit le premier comme unc 
nécessitéd Etat dans de lugubres journées, et maintenant perdu pou 
un retour vers des sentiments plus humains ; — pitié surtout pow 
ce pauvre Camille dont la plume fut si souvent homicide dans son 
espi¢glerie, frappé pour avorr flétri avec une verve vraiment inspirée 
de Tacite le fanalisme ou I’hypocrisie sanguinaire qui nous rame- 
nait, sous des despotes en bonnet rouge, aux plus mauvais temps 
des Césars ; si touchant par l'amour qu'il avait au ceeur ; touchant 
encore dans ce funébre convoi par ses efforts mémes pour se raccro- 
cher 4 la vie. Si c'est de la faiblesse devant la mort, sa Lu ile, con- 
damnée elle-méme pour l’avoir pleuré, nons demande de |l’oublier 
pour elle, quand clie monte, peu de jours aprés, a |’échafaud, le 
front tout rayonnant de l’espoir de le rejoindre. — Pitié aussi pour la 
triste bande d’Hébert ; pour ce Ronsin, général de l’armée révolu- 
tionnaire qui tint 4 montrer du moins qu’il savait mourir, et cher- 
chait 4 consoler Its autres en leur disant : « Le parti qui nous envoie 
ala mort ira ason (our, et celane sera pas long; » —pourl‘hommede 
la république universelle, pour Anacharsis Clootz qui disait: « Il 
serait bien extraordinaire que l’homme brilable 4 Rome, pendable a 
Londres et rouable 4 Vienne, fat guillotiné 4 Paris. » Je ne sais s'il 
eut été brdlé 4 Rome, pendu 4 Londres ou roué 4 Vienne, mais 
pour ce qu’ en devait étre 4 Paris, le 4 germinal an If, il ne lui 
fut pius permis d’en douter. — Pitié méme pour ce misérable Hébert, 
quand on le voit sur la route, accablé de ces quolibets sanglants que 
. son Pére Duchéne avait enseignés au peuple contre les victimes 
vouées par lui a Péchafaud (t. 1, p. 247). 

Mais pitié surtoul pour ces victimes; el dans ses rapides tableaux, 
M. Camp:rdon nous a esquissé plusieurs scénes des plus touchantes. 
Comment ne pas étre ému du sort de ces neuf habitants d'Orléans 
que Léonard Bourdon fit immoler 4 sa vanit@? Un soir qu'il était a 
Orléans, un de ceux qui l’escortaient jusque chez lui insulta, dit-on, 
le factionnaire placé devant la maison commune. Les homies du 
poste vinrent 4 l'aide, et il sen suivit une rixe of le représentant du 
peuple recut, d’un coup de baionnettie, une légére blessure au bras. 
Aussilét il se prélend assassiné. Il veut cumuler la gloire de Lepel- 
lelier de Saint-Fargean, tué par le garde du corps Paris, avec l’avan- 
lage d étre encore en vie. Il écrit 4 la Convention : « De nouveaux 
Paris, au nombre de trente, armés de haionnettes et de pistolets, 
m’ont frappé sur tout le corps en me criant: « Va rejoindre Lepelle- 
«tier! » Il est donx d’étre le confesseur de la liberté, je ne rendrais 
a personne les blessures que j'ai recues. » — Non ; mais, pour ceux 
qui les lui avaient données, il ne voulait pas moins que Jeurs tétes. La 
Convention rend un décret : vingt-six habitants d'Orléans sont ame- 





4102 LA TERREUR. 


nés 4 Paris, traduits devant le tribunal extraordinaire; et neuf des 
accusés, déclarés coupables, sont condamnés 4 mort. Vainement leurs 
parents viennent supplier la Convention: un de ces malheureux est 
pére de dix-neuf enfants dont quatre sont aux armées ; vainement 
fait-on appel a la générosité de Leonard qui si¢ge 4 son banc. Il reste 
muet, et la Convention passe 4 l’ordre du jour. Les neuf Orléanais 
sont menés au supplice avec Ja chemise rouge des assassins ; et l’as- 
sassiné trouvait l'expiation 4 peine suflisante! Il avait dit, selon 
Prud’homme, a son médecin : « Tu vois cette petite saignée ; elle ne 
peut étre guérie que par une grande. Je veux que vingt-cing tétes 
orléanaises roulent sur Yéchafaud, ou je perds mon nom, foi de 
Léonard Bourdon! » (p. 56). Il le perdit : on l’appela Léopard 
Bourdon’. 

Laissons Custine, qui ouvre le défilé des généraux mis 4 mort 
pour avoir cessé d’étre heureux*, Custine dont la mort pieuse et 
chrétienne couronne si dignement une vie de soldat; et le fils de 
Custine, accusé sur des lettres qu’on tronquait en les lisant*; accablé 
aux yeux des jurés par cette interpellation du président Dumas: « Il 
est impossible, il est contraire a la nature des choses qu’un fils tel 
que vous, habituellement en correspondance avec son pére, ne soit 
pas son complice » (p. 218). Passons, encore un des Loménie, que 
nous nommions tout 4 lheure, accusé pour avoir été aux Tuileries 
le 10 aout et prouvant son alibi: il était a Lille. Mais qu’allait-il 
faire 4 Lille? — Soigner un ami suspect: autre crime pour lequel — 
on le condamne, sans le décharger du premier’. 

Mais arrétons-nous devant l’énergique figure du général Houchard. 


' Voy. Exposé des faits relatifs d Cassassinat commis a Orléans le 16 mars 1793, 

et réponse au rapport du comité de législation par Léonarp Bournon, député par le 
Loiret ala Convention nationale. Il en fait un attentat dont Ja meilleure partie dela 
ville et de la municipalité méme sont complices, et tonne contre le comité de légis- 
Jation qui n‘avait pas pris ce complot municipal au sérieux. 
. * Ona la minute d'un arrét en simple projet de Ja main de Barére portant « que 
tout représentant du peuple, tout gén-ral convaincu de n’avoir pas exécuté les ar- 
rétes du Comité de salut public, ou d'avoir donné des ordres contraires, sera punt 
de mort. (Saladin, Rapport fait au nom de la commission des 241, 42 ventdse 
an Ill. Piéces, n° 73). Les quatre dermers mots ont été rayés; mais alors l’arrété 
perdail sa raison d’étre: on Je laissa. On trouvait suffisamment dans les lois révolu- 
tionnaires de quo: frapper les généraux. 

> I était question d’une mission auprés de Brunswick. Dans Ja lettre ow il ren- 
dait compte des dispositions du prince général, il parlait de ses prétentions au tréne 
de Polozne. Le président faisait croire qu'il s‘agissait du tréne de France. Voy. 
Rioufle, Fragments et correspondances, dans les Mémoires sur les prisons, t. i, 


p. 150. Voy. dans leméme recueil Jes deux derniéres lettres si touchantes du jeune 
Custine a sa femme (p. 153-135). 


4 Hist. des prisons, t. 1V, p. 250. 











LA TERREUR. 103 


« Houchard, nous dit Beugnot, avait six pieds de haut, la démarche 
sauvage, le reyard terrible. Un coup de feu avait déplacé sa bouche 
et avait renvoyée vers son oreille gauche. Sa lévre supérieure avait 
élé parlagée en deux par un coup de sabre qui avait encore offensé 
le nez; et deux autres coups de sabre sillonnaient sa joue droite en 
deux lignes paraliéies. Le reste du corps n’était pas mieux ménageé 
que la téte. Sa poitrine était découpée de cicatrices. Il semblait que 
la victoire s’étail jouée en le mutilant. » Il avait délivré Dunkerque et 
remporté sur le duc d'York Ja mémorable bataille d‘Hondschoot. 
Rendu suspect par ses victoires, il avait été rappelé, jeté en prison. 
Quire les crimes d’usage (complicité aux allentats contre la liherté, 
Ja souveraineté du peuple, l’umté et Vindivisibilité de la républtique), - 
il était accusé de n’avoir pas, dans la bataille, tué assez d’ Anglais. — 
On se défendait encore alors: il avait composé pour sa défense une 
harangue qui respirail, dit Beugnot, une éloquence sauvage et lin- 
dignation d’un grand coeur. Un praticien la lui gata : mais le général 
reparul lout entier lui-méme quand le président Dumas osa lui dire 
qu'il était lache. « A ce mot qui commengait le supplice du vieux 
guerrier, 11 déchira ses vétemcnts et s‘écria en présentant sa poi- 
trive couverte de cicalrices : « Ciloyens jurés, lisez ma réponse, 
«cest la qu’elle est écrite ; » ct il retomba sur le fatal fautenil, abimé 
dans ses pleurs: c étaient les premiers peul-élre qui s échappaient 
de ses y-ux. Dés lors on put le juger, le conduire au supplice, l’as- 
sassiner ; 1 ne s’apercevait plus de ce qui se passait autour de lui. 
I] n’avail plus qu'un sentiment dans le coeur, celui du désespoir, et 
gu'un mol ala bonche qu'il répéta jusqu’a Péchafaud : Le misérable ! 
il ma traité de lache ! et lorsqu’en descendant on lui demanda quelle 
était issue de son alfaire, i! répondait: Il m’a traité de ldche' ! » 
— Toul le reste n’élait rien pour lui. 

Nommons encore Dietrich, le patriotiqne maire de Strasbourg, 
chez qui Rouget-Delisle, son héte, improvisa la Marscillaise; qui 


1 Mémoires du comte Beugnot, t. I, p. 191-195. — M. Quinet, dans son horreur 
pour le militarisme, me parait prendre trop facilement son parti des procédés de 
la Terreur euvers les généraux. « Les pays, dit-1l, qui dans le monde sont restés 
libres ont pris contre leurs propres armées des précautions presque aussi défiautes 
que contre |’ennemi. A ce point de vue, le régime de 17'/3, funes'e au dedans, 
nuisit moins qu’‘ailleurs sur les champs de bataille. A des troupes formées d hier, 
il tnt lieu de discipline. La fureur de l'avancement par ou se corrompent les armées 
était impossible 1a ot il y allait de la téle pour une simple erreur de detail. En ra- 
menant les maximes impitoyables des Romains aux temps des Brutus et des Man- 
lias, on se fit de nouvelles armées romaines, non moins dociles que les anciennes.» 
(XXI, 2, t. HI, p. 444, 445.) — Mais po :r laisser la question sur ce terrain de luti- 
lité pratique ou la réduit si étrangement M. Quinet, & quoi cela a-t-il abou i? N’a- 
t-on eu l’empire que parce que la république n‘a pas immolé tous ses généraux ? 


10% LA TERREUR. 


meurt en recommandant a ses enfants de continuer d’aimer la pa- 
trie, et de ne jamais songer avenger sa mort‘; Girey-Duprey, le col- 
laborateur et le successeur de Brissot au Patriote francais. Comme 
il savait bien Je respect du tribunal pour la liberté de la presse, il 
se présenta devan! les jurés s’étant fait par avance la toilette des 
condamnés, les cheveux coupés, le col de chemise abattu, et il 
marcha au supplice chantant ces vers qu'il composa sous I’inspira- 
lion de la mort, et dont on a fait au moyen de quelques coupures 
le chant trop fameux des Girondins : 


Martyrs de la liberté sainte, etc. 


Pierre Gondier, agent de change, condamné a mort pour avoir 
accaparé du pain et l’avoir caché dans son domicile (quelques 
crovites séches qu’il avait mises dans son buffet pour donner aux 
poules de sa voisine. T. 1, p. 1681) et M. de Laverdy, ancien contré- 
leur général des finances, septuagénaire, accusé aussi d'avoir voulu 
affamer le peuple, parce qu’on avail trouvé, disait-on, du grain au 
fond d'un bassin, situé 4 la portée de tout le monde, dans une pro- 
priété od il n’était pas allé depuis deux ans! Sa défense fut aussi 
nelte que péremploire : 4 quoi bon? il était riche; et la confiscation 
suivait la mort (t. I, p. 190). 

Mais donnons dans cette funébre galerie une place toute particu- 
liére 8 madame de Lavergne. 

Son mari, vieux déja et atteint d’une grave maladie, était retenu 
en prison depuis la capitulation deLongwy ow il commandait. Aprés 
avoir longtemps sollicité des juges, il en était réduit, par ses infir- 
milés, 4 ne plus pouvoir comparaitre; et madame de Lavergne avait 
vainement sollicité un sursis auprés des membres du Comilé de 
sureté générale. Elle se décide & voir le président du tribunal, 
Dumas; elle arrive jusqu’a lui, elle se jette 4 ses pieds. Ecoutons 
M. Campardon : 


« Dumas contemple froidement le désespoir de cette jenne femme qui se 
roule 4 ses genoux. « Eh quoi! citoyenne, ce serait donc un malheur pour 
toi d’étre délivrée de ton vieux mari? Sa mort te laissera libre d’employer 
tes charmes d'une maniére beaucoup plus agréable. » A ces mots, madame 
de Lavergne s'est relevée avec indignation: la colére a remplacé le déses- 
poir. « Misérable! s’écrie-t-elle, je n’ai plus besvin de toi, je t’attends au 
tribunal ; tu verras si j’ai mérité l’outrage que tu viens de me faire! » Dés 
ce moment, la malheureuse femme a pris son parti; elle se rend au tribu- 


1 Voy. sa lettre si simple, si digne, 4 ses enfants. (Mémoires sur les prisons, 
t. IT, p. 125.) 


LA TERREUR. | 105 


nal, et, assise par terre, au milieu de la foule qui encombrait le palais, 
elle attend dans un morne silence I’heure de l’audience. Le greffier ayant 
appelé la cause de Lavergne-Champlaurier, les habitués du tribunal furent 
alors 4 méme de contempler un étrange spectacle. Des gedliers de la Con- 
ciergerie entrérent dans la salle et déposérent a terre, devant les juges, 
un matelas sur lequel un homme était couché; c’était M. de Lavergne. 
L'acte d'accusation lu, les témoins déposérent; quelques interpellations 
furent adressées au moribond, qui ne répondit que par des gémissements 
informes. Cette scéne n’émut aucunement le tribunal; le substitut Lien- 
don requit la peine de mort. A peine le jugement était-il rendu, au mo- 
ment ou les gedliers relevaient M. de Lavergne, qui restait insensible, sans 
se rendre compte de ce qui s’était passé, une femme, jeune et belle, perdue 
au milieu de la foule, s’écria 4 plusieurs reprises d’une voix éclatante : 
« Vive le roi! vive le roi! » Ses voisins voulurent en vain |. faire taire, elle 
cria de nouveau : « Vive le roi‘! » Des gendarmes s’en saisirent et la me- 
nérent par devant les adwinistrateurs du département de la police. 

«On Pinterroge, mais son émotion a été telle qu’elle en a perdu la mé- 
moire. Ace qu'on lui demande, elle répond qu’elle ne sait pas, qu'elle a 
seulement besoin de se coucher. On la traduit immédiatement devant le 
tribunal. La enfin elle retrouve ses esprits et toute sa force d’Aime. On len- 
voyait avec son mari 4 la mort. 

«Elle monta, continue M. Campardon, dans la méme charrette que lui ; 
au moment du départ, M. de Lavergne, qui ne comprenait aucunement sa 
situation, tomba en défaillance ; on le coucha sur la paille qui jonchait la 
charrette, et la marche a travers Paris commenca. Madame de Lavergne 
contemplait avec affection et avec bonheur ce vieillard, 4 qui elle sacrifiait 
sa vie: la téte de l’infortuné, secouée par les cahots de la voiture, tom- 
bait sur les pieds de sa femme ; sa chemise entre-ouverte laissait pénétrer 
les rayons d’un soleil de printemps sur sa poitrine; il paraissait souffrir 
de cette chaleur brdjante. S'adre-sant alors 4 l'exéculeur, mnnadame de La- 
verone le pria de prendre une épingle 4 son fichu et d’en fermer la che- 
mise de son mari; elle ne put lui rendre elle-iméme ce service; elle avait, 
comme tous ceux qui marchaient au supplice, les mains liées derriére le dos. 
Cependant M. de Lavergne était revenu a lui-méme ; sa femme craignant en- 
core une nouvelle défaillance, l'appela par son nom, et lui raconta en peu 
de mots par quel concours de circonstances ils se trouvaient tous deux dans — 
cette charrette. Avant de périr, madame de Lavergne eut la joie de voir 
que son mari avait compris son généreux sacrifice et son dévouement pour 
lui; les larmes éloquentes qui tombaient des yeux desséchés du vieillard 
lui tinrent lieu de remerciments. Arrivés 4 |’échafaud, les deux époux 
Sembrassérent et moururent l'un aprés l'autre avec courage » (t. J, 
p. 286-294). 


' Riouffe dit qu'il a vu plus de dix femmes chercher la mort par ce moyen: 
les unes pour ne pas survivre a un époux, d'autres 4 un amant, d'autres par 
dégoat de la vie, presque aucune par fanatisme royal. (Mém. sur les prisons, t. I, 
p. 88.) 


106 LA TERREUR. 


Des personnes de toute condition étaient jetées péle-méle sur la 
charrette qui les menait 4 V'échafaud ; c’étaient quelyuefois des fem- 
mes de mauvaise vie pour avoir crié: Vive le roi! (p. 246): belle 
occasion de montrer combien la corruption des meeurs était attachée 
a Vancien régime; ou bien deux imprimeurs-libraires pour avoir 
publié une brochure contre-révolutionnaire of l'on plaignait la mort 
de Louis XVI. Sur le séquisitoire de Fonquier-Tinville, la brochure 
fut brdlée au pied de l’échafaud ot ils subirent le dernier supplice 
(p. 231). Ici, ancien régime était pour le moins égalé. 

Le spectacle journalier des condamnations avait familiarisé avec 
la mort. A force de l’attendre, on avait cessé de la craindre, et 
l'on en trouve plus d'un exemple dans [Histoire des prisons. 
Citons seulement, parmi ceux qui nous montrent l’accusé devant le 
tribunal, Lamourette, ancien oratorien, ancien évéque constitution- 
nel de Lyon et membre de I’Assemblée législative (6 baiser Lamou- 
rette !). A Lyon, pendant le siége, il s’était prodigué parmi les balles 
etla mitraille pour porter les secours spiriluels aux mourants Il avait 
été blessé lui-méme. II altendait Ja mort de la main du bourreau. 

« Dans la prison, dit Beugnot qui fut son compagnon de cham- 
bre, on le voyail remplir réguliérement, mais sans affectation, ses 
devoirs de préire. Lorsqu’il fut conduil au tribunal, il avoua ce dont 
il était accusé, comme Je devoir le plus sacré de son état, confessa 
sa foi, fit le signe de la croix et attendit son jugement.» — « Il m’a 
chargé, ajoute Beugnot, de publier la rétractation du serment qu'il 
a prété 4 la cunstitulion civile du cleryé. Je n'y manqueérai pas *. » 

Cilons encore un peu 4 la décharge de Fouquicr-Tinville, An- 
grand d’Alleray, ancien lieutenant civil du Chalelet. Fouquier Tin- 
ville, qui avail recu de Jui des services, lui fit dire de tout nier; et 
au tribunal, le président Dumas lui »yant reproché d'avoir fail passer 
del’argent 4 un de ses enf: nts qui avait émigré: « Peut-étre, dit un 
juré a qui Fouquier avait sans doute donné le mot, | accusé ignorait- 
il Ja lot qui interdit toule correspondance avec les émigrés? — Je la 
connaissais, dit M. d’Alleray ; mais les lois de la nature passent avant 
les lois de la république. » Il fut condamné a mort (t. I, p. 342). 
Signalons aussi avec M. Campardon, 4 !honneur cette fois du prési- 


‘ Mémoires du comte Beugnot, t.1, p. 244, 212. — Riouffe, qui était en méme 
temps que lui 4 la Conciergerie, mais non, comme Beugnat, dans la inéme chambre, 
et qui, par conséyuent, n’a pas la méme autorité, a effacé la couleur religieuse de 
ses derniers moments. 1l rapporte que, ramené du tribunal, il s occupa tranquille- 
, Ment avec ses compagnons, dissertant sur Fimimortalité de /dme; et comme on le 
plaignait: « Eh! quoi, la mort nest-elie pas un accident auquel on doit se pré- 
parer? La guillotine, ce n’est qu'une chiquenaude sur le cou ! » (Sémoires sur les 
prisons, t. I, p. 63.) 


LA TERREUR. 407 


dent Dumas, ces huit religieuses qui, accusées pour fanatisme et re- 
fus de serment, ne furent condamnées qu’a la déportation, grace a 
une question glissée parmi les‘autres et soumise au jury comme une 
invitation 4 la clémence ‘, 


II 
PROCEDES DU TRIBUNAL 


La clémence n’était pourtant pas dans les habitudes ni de Dumas 
ni de son tribunal, et tout, dans la fagon de procéder, décelait un 
parti pris de tuer, qui faisait de cet appareil judiciaire comme un 
premier rouage de la fatale machine. Le Jjugement élail presque de 
forme pour la plupart des accusés ; aussi Fouquier-Tinville ména- 
geait-il les pas de ses agents, qui avaient, il faut le reconnaitre, fort 
4 faire. M Campardon cite un mandat d’extraction ainsi concu : 
« Le gardien de la maison d’arrét de Picpus et de toute autre oti les 
« ci-aprés nommeés peuvent étre détenus, remettra 4 la gendarmerie et 
«a Vhuissier du tribunal les nommés Douet et Mercier, ex-fermiers 
« généraux, pour étre traduits au tribunal révolutionnaire.» En marge 
est écrit de la main de Fouquier : « Faire apporter leurs effets, attendu 
quils ne retourneront plus.» La déposition faite sur l’aflaire de Douet 
au proces de Fouquier-Tinville constate une aulre chose : « Pendant 
Ie cours du débat, dit le té:mnoin, on interrogea M. Douet sur un fait 
qu'il ignorait ; i répondit que sa femme, détenue a la Force, pour- 
rail peut-étre donner des instructions sur ce point. On lenvoya cher- 
cher; elle fut entendue, rangée au nombre des accusés et guillotinnée 
avec eux, sous prétexte de relations avec des individus frappés du 
glaive de la loi. Madame Douet avait tout bonnement laissé dans un 
testament, dont on trouva copie sur elle, quelques legs a Dietrich, 
maire de Strasbourg, condamné par le tribunal révolutionnaire le 
8 nivése an Il, et au duc du Chatelet, également condamné le 23 fri- 
maire an Il. » (P. 343.) Passons condamnation sur ce crime, mais 
que dire de la mise en jugement? 

Les victimes, du reste, étaient souvent prises comme au hasard 


* Coittant (Mém. sur les prisons, t. II, p. 50) parle de ces religieuses en des ter- 
mes qui ne reproduisent pas la touchante simplicité de ce récit, myis qui rendent 
le fond de l'interrogatoire et par !4 montrent la foi qu’on peut avoir en ses informa- 
tions. Le récit de la courageuse confession de ces saintes filles a été fait par Fune 
delles, mére Angélique-Francoise Vitasse. On Je trouve dans les appendices de 
M. Campardon (t. J, p. 460). 


1Pe LA TERREUR. 


dans le réservoir des prisons. Il semblait que le tribunal eit sa ra- 
tion nécessaire; n'importe qui la compose, pourvu que la mesure 
soit pleine. Fouquier-Tinville veut que les jurés gagnent bien leurs 
dix-huit livres par jour, et il avait des agents dignes de lui. Un nom 
était-il mal écrit, avait-on un doute sur l’identité de l’appelé? « Crest 
égal, disait le gendarme, il m’en faut encore un, n’importe lequel ; 
il s’expliquera au tribunal. » C'est ainsi qu’on emmena un jour de 
Saint-Lazare, le prenant pour un autre, un artisle renommé, le ci- 
toyen Gouttiére, et cetle fo's l’explication fut entendue. «Il est revenu, 
dit le narrateur, parmi nous, fort étunné de son propre bonheur‘. » 
Les gedliers n’y regardiient pas davantage, et ils agissaient en toute 
sureté de conscience. «Qu’importe, disait Guyard, du Luxembourg, 
a un huissier qui avait plus de scruyule, qu’imporie? si celui-ci ne 
passe pas aujourd'hui, il passera demain ?.» 

Et ce ne sont pas seulement des rumeurs de prisonniers, des propos 
de gedliers ou de gendarmes; ce sont des fails. ll arriva que lon 
prit ainsi, entre deux hommes de méme nom, l'un pour l'autre, et 
que nonobstant toute réclamation, l’accusé pris fut condamné. Il 
faut citer un exemple d’une chose qu'on peut regarder comme inoule 
partoul ailleurs que dans ce tribunal. « Au mois de germinal dernier, 
dit Pancien conseiller Guy Marie Sallier dans le prucés de Fouquier- 
Tinville, un arrété du Comité de streté générale ordonna que 
Lepelletier-Rosambo, Sallier et plusieurs autres, ex-présidents ou 
conseillers du parlement de Paris, seraient traduits au tribunal ré- 
volutionnaire comme ayant signé ou adhéré aux protestations de la 
chambre des vacations du parlement de Paris. Les piéces relatives a 
cette affaire furent en méme temps adressées a l’accusateur public. 
Elles consistérent, par rapport a Sallier, dans une lettre trouvée chez 
le ci-devant président Lepelletier-Rosambo. Fouquier, accusateur pu- 
blic, décerna en conséquence un mandat d’arrét, le 29 germinal, con- 
tre Salher, et en vertu de ce mandat, I’huissier qui en était porteur 
le fit remettre par le gendiurme de Lazare 4 Henri Sallier qui y était 
détenu. Celui-ci fut interrogé le jour méme en présence de Fouquier 
et déclara se nommer Henri Guy Sallier, ci-devant président de la 
cour des aides. Il était évident déja qu’il n’était pas celui qu’indiquait 
larrété du Comilé de sdreté générale. Cependant, on procéda a I’in- 
terrogatoire ; on lui demanda s'il n’avait pas signé des protestations 
ou s'il n’y avait pas adhéré ; il répondit que non. On lui représenta 
la lettre trouvée chez Rosambo; il répondit qu’il ne la reconnaissait 
pas pour élrede lui, mais bien de Guy Marie Sallier, son fils, ci-devant 


‘ Hist. des prisons, t. Ill, p. 13. 
* Rapport de Réal dans les Mém. sur les prisons, t. Il, p. 487. 


LA TERREUR. 109 


¢ 

conseiller au parlement. On ne lui en dit pas davantage et on le fit 
descendre a la Conciergerie. Le lendemain, il recut son acle d'accu- 
sation comme auteur de la lettre et fut traduit en jugement le 1° flo- 
réal. La, il réiléra la déclaration de sa qualité de ci devant président 
ala cour des aides, qui élablissait si évidemment sa non-identité. 
Coffinhal, qui présidait, ne lui permit pas d’en dire davanlage, et 
l'accusateur public, qui, ce jour-la, n élait pas Fouquier, mais Gilbert 
Liendon, persisla 4 requérir sa condamnation, qui fut prononcée, 
quoique la lettre trouvée chez Rosambo fut le seul fait allégué contre 
lui, et que chacune des lignes de cette lettre attestat de la maniére 
la plus frappante qu’elle ne pouvait avoir élé écrite par personne 
autre que par un conseiller de la ci-devant chambre des vacations 
de Paris.» — Ce qu’on vient de lire est la déclaration méme du fils pour 
qui le pére est mort, et il ajoute : « Ces faits sont prouvés notam- 
ment par V’arrété du Comité ‘de sdreté générale en date du 9 ger- 
minal, par l’interrogatoire subi le 29 du méme mois par Henri Sal- 
lier, par ja lettre trouvée chez Rosambo et transcrite en entier dans 
linventaire des dites piéces, et enfin par l’acte d’accusation et le yu- 
gement; toutes lesquelies piéces existent au greffe du tribunal révo- 
lutionnaire. » (T. [, p. 305, note.) 


LV 


LA LOL DU 22 PRAIRIAL. 


Ce que nous venons de voir des actes du tribunal révolutionnaire 
nous montre quelle place il s’était faite dans le domaine de la jus- 
tice. Le titre de tribunal extraordinaire, sous lequel 1] avait été créé, 
inarquait assez qu’on ne prétendait pas l’astreindre bien rigoureuse- 
ment aux régles de droit commun. Le titre de révolutionnaire dont il 
sinvestit dés lecommencement endisait plus encore: elc est pourquot 
Billau.J-Varennes, daus la séance du 5 septembre, insisfait pour qu'il 
le garidat préférablement au premier: « Celui-ci, disait-il, suppose 
des formes, et | autre n’en doit pas avoir. » Le tribunal n’était, 
comme le dit Saladin en citant cetle parole, qu’un instrument entre 
les mains des comités, el surtout du Comité de salut public. 

Le Comité ne se bornait pas 4 remplir les prisons par sa police ; et 
l'interprétation que donnait Barére le 12 nivése a la loi des suspects 
n'y devait guére laisser de vide : chaque classe, chaque élat, chaque 


' Saladin, Rapport de la commission des 21 (12 ventdse an Ill), p. 20. 





140 , LA TERREUR. 


condition avait ses suspects‘. Il veillait 4 cequelony fitle vide pour 
les nouveaux arrivants par les décrets qu’il dictait 4 la Convention et 
par les arrétés qu il prenait de lui-méme : décrel du 8 ventése, sur 
les personnes incarcérées, décret du 23 ventése qui élargissait ef- 
froyablement la catégorie des traitres 4 la patrie, et ordonnait la for- 
mation de six commissions populaires, chargées de juger prompte- 
ment les ennemis de la révolution détenus dans les prisons’; arrélé 
du 24 floréal qui, au lieu des six commissions portées au décret, n’en 
formait qu’une, mais une commission de choix, avec le juré 
Trinchard pour président. Elle devait dés‘gner les détenus soit 
a déporter, soit a renvoyer devant le tribunal révolutionnaire*. Cette 
commission qui si¢gea au Muséum (Louvre) semblait ne pas trop mal 
répondre aux inlentions du Comité. Dans la liste des détenus a dé- 
porter on trouve les mentions suivantes : 


Anne-Marie-Sophie Lenoir, veuve Delaunay, agée de 62 ans, — veuve 
d’un receveur général des finances — aristocrate, ne voyant que des gens 
comme il faut et nes étant jamais wontrée pour la Révolution. 

Guillemot, femme Leportien (M.-A.-Julie), a Port-Libt e,— ex-noble, femme 
d’un ci-devant capitaine au ci-devant regiment du Dauphin ; — femme trés- 
fanatique, ne croyant pas aux bienfaits de la Révolution ; aristocrate pro- 
noncée. 

Fille Saint-Chamand (Ad.-C.-Marie), 15 ans, — ex-noble, fille d’un ci-de- 
devant lieutenant général ; — sceur d’émigré, beaucoup prononcée en fana- 
tisme et contre la liberié, quoique trés-jeune. 


Sa sceur, 4gée de 19 ans, est comprise sur la méme liste 4 cdleé 
d’elle; et d’autres que des ex-nobles aussi : 

Bergeron, marchand de peaux, — suspect, n’ayant rien fait pour la Ré- 
volution; trés-égoiste, blamant les sans-culottes de ce qu’ils abandonnaient 
leur état pour ne s'occuper que de la chose publique’. 


Et cette commission nommeée pour tenir lieu des six auxquelles 
ledécret du 23 ventdése paraissait vouloir donner une juridiction in- 
dépendante, ne pronongait la mise en liberté comme la déportation 
que sous le bon plaisir du Comité, qui seul était juge: elle n’avait 


! Rapport fait au nom du Comité de salut public sur les moyens d’exécution du 
décret du 17 septembre concernaut les personnes suspectes et du décret rendu le 
30.frimaire. Saladin, Pzéces, n° 4. 

2 Saladin, Rapport, p. 45. 

3 Cet arrété, pris par les Comités de salut public et de sureté générale, porte la 
signature des membres des deux comités : Vouland, Amar, etc., Rubespierre, Bil- 
laud-Varennes, Couthon, Carnot, etc. (Saladin, Piéces, n* 356.) 

4 Saladin, Piéces, n° 10, p. 129, 134, 153: et cent autres exemples analogues. 


LA TERREUR. 111 


aulormté que pour renvoyer au tribunal révolutionnaire : or c était 1a 
surtout que l'on sentait la main du Comité de salut public. Un arrété 
du 25 floréal portait : ‘ 


Le Comité du salut public arréte que les tribunaux et commissions popu- 
laires établies pour réprimer les ennemis de la républiyue enverrunt cha- 
que jour au Comite du salut public la notice de tuus les jugements qu’ils 
rendront, de maniére qu'il puisse connaitre les personnes jugées ct la nature 
des alfaires. 

L’accusateur public du tribunal révolutionnaire, établi 4 Paris, remettra 
en vulre au Comité, au comméncament de chayue décade, la note des af- 
faires qu'il se proposera de porter au tribunal dans le courant de la décade. 
Signe au registre : Robespierre,... Carnot. 


Des lettres de Fouquier-Tinville montrent avec quelle ponctualité 
il s'acquittait de ce devoir*. Et Robespierre, Carnot ou tout autre 
membre du comilé signaient les listes, qui avec leur siznature étaient 
déja des arrétsde mort, — alexemple du plus déles!abl. des empe- 
reurs, de ce Caligula dont Suélonea dit que « tous les dix jours il signait 
la liste des prisonniers 4 livrer au supplice, disant qu’il apurait ses 
comptes : Dectmo quoque die, numerum puniendorum ex custodia sub- 
scribens, rationem se purgare dicebat*. » 

Mais le décret par lequel le Comité de salut public fit de la jus- 
tice révolutionuaire une justice 4 part, et de son tribunal un 
instrumentd extermination; c'est la loi du 22 prairial (10 juin 1794). 

La loi du 22 prairial autorisa le tribunal révolulionnaire, agissant 
en verlu de son titre, 4 supprimer toutes les garanties assurées de 
lout teinps aux accusés dzvant la justice? Le rapport de Couthon 
exposait avec franchise les principes que le gouvernement de la 
Terreur voulait établir : 

« Toutes nos idées dans les diverses parties du gouvernement, 
disait-il, élaient a réfurmer, elles n’étaient toutes que des préjugés 
créés par la perfidie et par Vintérét du despotisme. » 

Il en donnailt pour exemple l’ordré judiciaire, « aussi favorable au 
crime qu’oppressif pour l'innovence, » el, abordant plus directement 
la question : 

« Les délits ordinaires, disait-il, ne blessent directement que les 
individus et indirectement Ja sociélé entiére; et comme par leur 


1 Saladin, Piéces justif., n° 9. 

2 Ibid., n* 6 et 7. 

3 Suet., Calig., 29, cité par Courtois, Rapport sur les papiers de Robespierre, 
p. 19. Nous trouveruns plus bas le témoignage de Triuchard, président de la com- 
mission du Museum, sur la maniére dont ces listes étaient signées. (Saladin, 
Préces, n° 8, p. 114.) 


442 LA TERREUR. 


nature, ils n’exposent point le salut public 4 un danger imminent, 
el que la justice prononce entre des intéréts parliculiers, elle peut 
‘admettre quelques lenteurs, un certain luxe de formes et méme 
une sorte de partialité envers l’accusé. Les crimes des conspirateurs, 
an contraire, menacent directement l’existence de la société ou sa 
liberté, ce qui estla méme chose. La vie drs scélérals est ici mise en 
balance avec celle du peuple; ici, toute lenteur affectée est coupable, 
toute formalité indulgente ou superflue est un danger public. Le 
délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit étre que le temps 
de les reconnaitre ; il s'agit moins de les punir que de les anéantir.» 

Il insistait sur cetle idée : « Il n’est pas question de donner quel- 
ques exemples, mais d'exterminer les implacables satellites de la 
tyrannie ou de périravecla république. L’indulgence envers eux est 
alroce, la clémence est parricide. » 

Aprés cela comment avoir l'idée de détourner par Ja plaidoiric 
d'un avocat le glaive qui doit frapper le criminel? La défense méme 
est un crime : 

« Sous ancien despotisme, continue Couthon, la philosophie lui 
demandait en vain des conseils pour les accusés : impuissantle res- 
source pour le faible opprimé contre la tyrannie des lois et des tribu- 
naux de ce temps; il eit beaucoup mieux valu instituer des lois et 
des juges tels, que ce reméde ne fut pas nécessaire. Mais lorsque, 
appliquant ces souvenirs a tort ct 4 travers, si j'ose ainsi parler, aux 
événements les plus extraordinaires de notre révolution, on°’demanda 
et on oltint des défenseurs officieux pour le tyran détréné de la 
France, on fit, les uns sans le savoir et les autres le sachant trop 
bien, une chose également immorale et impolitique : on remit la 
liberté en question et la patrie en danger. Par ce sewl acte, on abju- 
rait la république. On fit précisément la méme faute quand on donna 
des défenseurs officieux aux complices du tyran, c’est-d-dire 4 tous 
les conspirateurs. » 

Mais ce n'est pas 4 ces « avoués mercenaires de la tyrannie, » 
comme il les appelle, qu'il faut s‘en prendre, c’est a la loi, 4 la loi qui 
voulait qu’un défenseur fat donné a Paccusé : 

« Les défenseurs naturels et les amis nécessaires des patriotes 
accusés, ce soni les jurés patriotes; les conspirateurs n’en doivent 
trouver aucun. » 

La loi qu'il proposa déterminait le nombre des vice-présidents, 
juges et jurés, et les nommait (art. 1-3). Elle indiquait le but du 
tribunal : 


Art. 4. — Le tribunal révolutionnaire est institué pour punir les enne- 
mis du peuple. 


LA TERRELR. 113 
Et elle définissait les ennemis du peuple : 


Art. 5. — Les ennemis du peuple sont ceux qui cherchent & anéantir la 
liberté publique, soit par force, soit par ruse. 


Définition qui, étendue dans l'article 6, enveloppait avec les 
accapareurs tous ceux que l’on pourrait comprendre aujourd@’ hui 
dans le délit « d’excitation a la haine et au mépris du gouvernement. » 

Pour la peine, elle était unique : 


Art. 7. — La peine portée contre tous les délits dont la connaissance 
appartient au tribunal révolutionnaire est la mort. 


Quant a la preuve, l’objet de la loi était de la simplifier : 


Art. 8. — La preuve nécessaire pour condamner les enneinis du peuple 
est toute espéce de document, soit matérielle, soit morale, soit verbale, 
soit écrite, qui peut naturellement obtenir l’assentiment de tout esprit 
juste et raisonnable. La régle des jugements est la conscicnce des jurés 
éclairés par l'amour de la patrie; leur but, le triomphe de la république 
et laruine de ses ennemis; la procédure, les moyens simples que le bon 


sens indique pour parvenir 4 la connaissance de la vérité dans les formes 
que la loi détermine. 


On supprimait la formalité préalable de l'interrogatoire de l’ac- 
cusé dans I'instruction (c’était presque toute l’instruction); on don- 
nait le droit de supprimer, dans les débats publics, méme ces témoi- 
ghages : 


Art. 143. — S'il existe des preuves, soit matérielles, soit morales, indé- 

pendamment de la preuve testiimoniale, il ne sera point entendu de témoins, 

_& moins que cette formalité ne paraisse nécessaire, soit pour découvrir des 
complices, soit pour d'autres considérations majeures d’intérét public. 


Pour la défense, on rédigeait en arlicle une des phrases 4 effet du 
rapport de Couthon : 


Art. 46. — La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des 
“jurés patriotes ; elle n’en accorde point aux conspirateurs. 


Aprés cela on prenait des garanties contre indulgence de l’accu- 
sateur public et ces juges : 


Art. 148. — Aucun prévenu ne pourra étre mis hors de jugement, avant 
que la décision de la chambre ait élé communiquée aux Comités de salut 
public et de sdreté générale, qui l’examineront. 


La véritable chambre des mises en accusations, c’était en effet ces 
49 Jowret 1872. 


114 LA TERREUR. 


deux comités, et surtout le Comité de salut public, sur qui pése, comme 
nous l’avons dit, la responsabilité de ce régime. 

Voila cette loi qui, en organisant le tribunal révolutionnaire sur de 
telles bases, en lui prescrivant une semblable régle de conduite, lui fit 
donner un nom que depuis longtemps d’ailleurs il s efforcait de mé- 
riler, le nom de tribunal de sang‘. Et la Convention que l'on avait vue 
couper court par décrets 4 la défense des Girondins et baillonner Dan- 
ton devant ses juges; qui avait autorisé le tribunal a clore les débats 
au bout de trois jours et 4 mettre hors de cause tout accusé dont la 
voix lui serait incommode, la Convention vota encore *! Elle n’eutde 
regret que pour un article (art. 10), qui, par son silence méme, 
abandonnait a la discrétion du Comité de salut public les convention- 
nels tout comme les autres. La nuit portant conseil, l’assemblée pro- 
fita, le lendemain, de l’absence de Robespierre pour voter 4 la hate et 
comme subrepticement, sur la proposition de Bourdon (de |’Oise) et de 
Merlin (de Douai), un ordre du jour motivé ou elle déclarait que, par 
cet article, « elle n’avait pas entendu déroger aux lois qui défendent 
de traduire au tribunal révolutionnaire aucun représentant du peuple 
sans qu’au préalable il ait été rendu contre lui un décret d’accusa- 
tion. » C’était dler 4 la mesure ce qu'elle avait surtofit en vue. Mais 
cette hardiesse ne se soutint pas. Le jour suivant, Robespierre est a 
la séance. Il se plaint de cet ordre du jour comme d'une insulte per- 
sonnelle : Des contre-révolutionnaires, de mauvais ciloyens ont pu 
seuls mettre en doute le respect du Comité pour le droit inaliénable 
des membres de la Convention. Couthon avait déja parlé dans le 
méme sens; Billaud-Varennes vient ensuite: « La Convention, dit-il, 


‘ «Qn croyait assez généralement, avant le 22 prairial, dit Riouffe, que’ce tribu- 
nal conservait quelques formes ; mais je puis attester qu'il n’a jamais été qu’un 
tribunal de sang, ne suivant d'autres lois que son caprice, ou la férocité des ty- 
rans auxquels il n’a jamais cessé d’étre vendu ; j'en ai la preuve dans les différents 
jugements dont j'ai eu connaissance pendant une année de détention. 11 est vrai 
qu'il ne poussa pas tout a coup |’impudence jusqu’a entasser, comme Caligula, 
dans un méme procés, au nombre de soixante, ou quatre-vingts, des hommes qui 
ne s étaient jamais connus, et jusqu’a Jes juger en une heure; mais, s'il était 
moins scandaleux, il n’était pas moins atroce. Longtemps avant le 22 prairial, un 
de mes camarades de chambre, receveur de district, assassiné pour fédérali:me, 
trouva dans le méme homme son dénonciateur, son témoin et son juré: et ce juré, 
il avait fait condamner pour émission de faux assignats. Si l’on ose le dire, ajoute- 
t-il, cette loi fut salutaire, puisqu‘elle dta tout a fait le masque dont se couvrait ce 


f ewibunal qui, au fond, ne fut jamais composé que d'assassins. » (Mém. 
sur les prisots, t. 1, p. 76, 77, 79.) 
* Elle se Ihissa dire par Barére que la loi était tout entiére en faveur des pa- 


triotes, et accepta de Robespierre cet éloge que depuis longtemps elle discutait et 
décrétait sur-le-champ, parce que depuis longtemps elle n‘était plus asservie 4 
l'empire des factions. Voy. la séance du 22 prairial, et Saladin, Rapport, etc., 
p. 90-92, = 


LA TERREUR. 445 


ne peut rester dans fa position ot) Yimpudeur atroce vient de la 
jeter; » et pour achever, Barére, qui a toujours quelque nouvelle a 
effet entre les mains, vient lire 4 Ja tribune la traduction d’une dé- 
péche anglaise ot ilest dit que, dans un bal masqué donné a Londres, 
on a vu une femme, déguisée en Charlotte Corday, poursuivant 
Robespierre un poignard a la main et menagant de le maratiser. Ainsi 
ordre du jour n'est plus seulement une irrévérence envers Robes- 
pierre, un acte d’une impudeur atroce, c’est presque une complicité 
‘d’assassinat. La Convention, effrayée d’avoir trempé sans le savoir 
dans un tel crime, s’empressa de désarmer la colére du tribun en 
retirant son ordre du jour : elle se livrait elle-méme a Robespierre’! 


V 


LE COMITE DE SALUT PUBLIC; LES PRESIDENTS, LES JUGES ET LES JURES; 
L’ACCUSATEUR PUBLIC; LES TEMOINS. 


Toute justice était dés lors abandonnée au caprice des hommes; 
et de quels hommes! D’abord, nous Vavons dit, les membres du 
Comité de salut public :*Robespierre, Saint-Just, Couthon, Billaud- 
Varennes, Barére, Collot-d’Herbois, Robert Lindet, C.-A. Prieur, 
Carnot; — Carnot, dont les services rendus 4 la guerre ne peuvent 
faire oublier la complicité dans les mesures les plus violentes de 
cette époque. Son nom se trouve, avec les autres, dans la plupart 
des résolutions du Comité; il se trouve, avec les noms de Couthon 
et de Collot-d’Herbois, au bas des instructions de la commission 
d’Orange, instructions homicides qui, 4 la date du 19 floréal, con- 
tiennent déja les dispositions essentielles de la loi du 22 prairial?. 
L’impartialité de l'histoire ne souffre pas que l'on prenne un homme 
d’un seul cdté pour le peindre; et de Carnot il faut dire que, s’il a 
organisé la victoire, il a souscrit a la Terreur. C’est le Comité qui 
pourvoyait les prisons par des mandats d’arrét dont les motifs 
n’étaient pas toujours exprimés*, qui envoyait au tribunal révolu- 


1 Séances des 23 et 24 prairial, Moniteur des 24, 25 et 26. Voy. aussi Saladin, 
Rapport, p. 92-94. 

2 Voy. Saladin, Piéces, n° 42. 

3 Voy. Je troisiéme de ces articles sur la Terreur, dans le Correspondant du 
25 avril 1870, p. 217, et Saladin, Rapport, p. 9-19. — Je n'ai jamais eu connais- 
sance, dit Fouquier-Tinville dans son procés, que le bureau de police générale dont 
parle Billaud fit un établissement distinct et séparé du Comité de salut public. 
Tous les ordres m’ont été donnés dans le lieu des séances du comité, de méme que 





116 LA TERREUR. 


tionraire ses victimes, qui lui désignait ses fournées : tout l’accuse. 
M. Campardon, par un sentiment d’équité louable, sans doute, fait 
observer que Robespierre, dans ces derniers temps, ne parut plus 
que rarement dans le comilé : c’élaient Barére, Billaud-Varennes, 
Collot-d’Herbois, c’est-a-dire ceux qui firent Je 9 thermidor. C’était 
pourtant Saint-Just aussi, l’alter ego de Robespierre ; et c’est Robes- 
pierre qui a rédigé et les instructions de la commission d'Orange 
et la loi du 22 prairial. On en a Ja minute écrile de sa main'. Aussi 
M. Quinet est-il beaucoup moins disposé 4 le décharger des consé- 
quences d’une loi qui fut surtout son ouvrage : 

« Le texte de la loi de prairial, dit-il, nous est resté tout entier 
de sa main; les nombreuses ratures prouvent combien il a été cal- 
culé avec art; » et quelle en est la pensée? « un esprit d’extermi- 
nation par lequel le monde enlier est mis sous le glaive » (t. Il, 
p. 278). Or, cette loi, c’est VPexpression la plus parfaite du ré- 
gime de la Terreur; et c’est bien Robespierre, quoi qu’il en soit de 
ses absences, qui doit en répondre avant tout autre devant la 
postérilé*. 

Quant aux jJuges, a l’accusateur public et aux jurés, nous les avons 
vus déja pour la plupart a l’ceuvre. 

C’est, ala léte du tribunal, Dumas qui, vice-président, avait pré- 
sidé aux procés de madame Roland, d’Hébert, de madame Elisa- 
beth : dépassant en violences, dans son résumé des débats, le 
réquisitoire méme de l’accusateur public. Veut-on savoir comment 
il opérait? En voici un exemple qui lui est commun avec Fouquier- 
Tinville : il est rapporté dans le procés de Fouquier par un homme 
présent a l’audience, o& Dumas lavait fait entrer par faveur : 
« Une lettre, pliée comme un poulet du matin d’une ci-devant mar- 
quise, est apportée 4 Dumas, qui d’abord la lit & voix basse, et 


tous les arrétés qui m‘ont été transmis étaient intitulés : Extraits des registres du 
Comité de salut public, et signés de plus ou moins de membres de ce comité. 
‘(Ibid., p. 11.) : 

‘ Voy. pour les instructions de la commission d’Orange la piéce cotée LB, com. 
S. P. (Comité de salut public), n° 60, dans le rapport de Saladin, p.50. 

2 q Iifaut, dit DI. Quinet, une singuliére audace ou une bien plus élrange illusion 
d'esprit pour le prét@ndre étranger a ce régime. » Mais « quelle idée plus insoute-~ 
nable que d’absoudre de la Terreur celui qui a organisé la commission d‘Orange, 
tramé sur ce modéle la loi de prairial, choisi un 4 un les accusateurs, les juges, 
les jurés? Fallait-il donc aussi qu’il batit de ses mains l’échafaud ? Qu’importait que 
Robespierre affectat de ne pius paraitre dans les comités durant les deux derniers 
mois? Son atroce loi de prairial fonctionnait 4 sa place. Présente et souveraine au 
comité, au tribunal, il n’avait qua la laisser faire. Comme elle dispensait ]’accusa- 
teur de toute preuve et qu'elle avait supprimeé la défense, Ics jugements étaient 
foudroyants. La mort se hatait ; nul besoin que Robespierre fut 1a pour la hater 
encore. » (La Révolution, t. Il, p. 544, 342.) . 


LA TERREUR. 417 


ensuite 4 haute voix pour nous la faire connaitre. Cette lettre était 
du ci-devant comte de Fleury, détenu au Luxembourg. Ses expres- 
sions étaient celles d'un homme qui voulail mourir plus (ét que 
plus tard : il prodiguait 4 Dumas toutes les épithétes qu'un homme 
désespéré peut adresser 4 son bourreau; enfin, il s’exprimait en 
homme qui n’attend d’autre fin que Véchafaud. Comme Dumas 
finissait la lecture de cetle lettre, entre Fouquier, 4 qui il la remet 
en lui disant : « Tiens, lis ce billet doux, je crois que ce gaillard-la 
« est pressé. » Fouquier lit, répond : « Qui, il me parail pressé, et 
« je vais l’envoyer chercher! » Co qui fut dit fut fait, et le ci-devant 
comle de Fleury fut mis en jugement avec les prétendus complices 
de l’assassinat de Robespierre » (Campardon, t. I, p. 569). 

Mais voici qui est bien autre chose : c'est l'histoire du jeune 
Saint-Pern. Saint-Pern et sa femme élaient renvoyés devant le tri- 
bunal le 4° thermidor. Par une erreur d’huissier, au lieu de Saint- 
Pern le pére, c’est son fils qui comparait. Il a dix-sept ans. Pour 
montrer l’erreur, i] allégue son age, et sa mére est 1a qui ne peut 
4tre prise pour sa femme. Mais Dumas s’écrie : « Citoyens jurés, 
vous voyez bien que dans ce moment il conspire! car il a plus de 
dix-sept ans. » Ce fut en vain, ajoute un témoin, que ce pauvre 
enfant voulut montrer son extrait de baptéme : il fut jugé, con- 
damné et exécuté sans qu'il y ait eu accusation contre lui et pour 
des faits imputés 4 son pére : ce qui n’empécha pas de porter 
« Saint-Pern fils et sa mére » dans les questions posées au jury et 
dans le prononcé du jugement (p. 399). 

Le vice-président Coffinhal, ancien médecin, était digne de son 
chef. C’est lui qui présidait le tribunal le jour ot comparut Lavoisier. 
Comme celui-ci lui demandait un délai de quinze jours pour achever 
une expérience utile & la république, Coffinhal lui fit cette fidre 
réponse : « La république n’a pas besoin de chimistes; » lui qui, 
un jour, faisant rentrer une vingtaine d’accusés, aprés le verdict 
du jury, leur disait : « Vous seriez bien étonnés si je vous annongais 
que vous étes acquittés? » Aprés quelques moments de silence, 
quand lespérance rentrait dans leur cceeur, il pronongait leur con- 
damnation (t. I, p. 484). I] aura, dans la période suivante, une 
affaire qui fait le pendant de celle du jeune Saint-Pern : c’est celle 
de Loizerolles. Jean-Simon de Loizerolles était détenu, avec son fils 
Francois, & Saint-Lazare. Le 7 thermidor, ’huissier vient et appelle 
le fils : c'est le pére qui se présente, qui est amené & la Concier- 
gerie et comparait devant le tribunal. La, l’erreur de nom est re-. 
connue. Que fait Coffinhal? Il substitue le nom de Jean & celui 
de Francois; il change dans la désignation de VPage le chiffre de 
22 en 61, ajoute a l’acte d’accusation la qualité du pére et lenvoie 





118 LA TERREUR. 


4 la mort‘. Ces deux magistrats prévaricateurs, qui ne tenaient pas 
méme a la personne des accusés, et, pourvu que leur liste fat com- 
pléte, envoyaient indifféremment a la mort l’un pour l'autre, le pére 
pour Ie fils, le fils pour le pére, la justice aura pour eux de terribles 
représailles : ils ne seront pas méme jugés, ils seront mis hors la 
loi, et pour les envoyer 4 Ja mort il suffira d’une chose : On consta- 
TERA LEUR DENTITE! 

Le vice-président Scellier, quoique moins chargé que Coffinhal, 
faisait aux jurés des allocutions de cette ‘sorte : « Citoyens, la Con- 
vention nationale, justement effrayée des forfaits innombrables du 
gouvernement britannique, vient de déclarer qu'il n’y aurait plus 
que des combats 4 mort entre nos armées et celles de ces féroces 
insulaires, et qu’on ne ferait plus de prisonniers de guerre. N’est- 
ce pas annoncer, de sa part, qu’elle veut lerrasser tous les crimes 
du méme coup? C’est au tribunal révolutionnaire qu’il appartient 
de donner a ce décret la latitude la plus étendue; c’est de son cou- 
rage et de sa fermeté que la république attend l’anéantissement de 
tous les conspirateurs qui s’agitent en tous sens pour lui percer le 
Sein » (t. II, p. 187-188). 

Les juges n’étaient que trop portés 4 seconder, dans l’application de 
la peine, les vues de leur président. C’était Deliége, l'un de ceux qui 
siégeaient dans l’affaire Sallier ; c’était Foucaut, dépeint par Montané 
(qui, présidant le premier tribunal révolutionnaire, le vit & l’ceuvre) 
comme un buveur de sang. « Il nous faut du sang, le peuple veut du 
sang, » disait-il 4 la commission des six, instituée 4 origine au sein 
de la Convention méme, pour prononcer sur la mise en accusation, 
et bientét supprimée comme un rouage incommode (t. II, p. 44 et 
p. 186, 487). Ils justifiaient sans pudeur ce que |’on disait avec une 
sorte de forfanterie: que Ja guillotine battait monnaie ; qu’un tribu- 
nal révolutionnaire composé de jurés solides est le meilleur comité 
des finances*; et ils méritaient la flétrissure que leur imprimaient 
quelquefois au front les créatures les plus flétries : « De quoi viver- 
vous? » disait un jour d’un ton sévére un président & une prostituée. 
— «De mes graces, comme toi de la guillotine*. » — La guillotine: 
donna la réplique. 

Les jurés surtout avaient étésoigneusement choisis aprés plusieurs 
mois d’expérience; et parmi eux, au mépris de la loi qui ordonnaitle 


4-7. 1, p. 445, 446. — Fouquier, dans son proces, a dit que c’était a son pére 
que. l’on en voulait (t. II, p. 257). Mais le fils étaitdétenu aussi ; et ce sont les noms 
du fils que portait l'acte d'accusation. Le procédé de Coffinhal n’en était pas moins 
monsirueux. 

* Histoire des prisons, t. IV, p. 270. 
> Beaulieu, Essais, t. V, p. 317. 


LA TERREUR. 119 


tirage au sort, Fouquier choisissail encore dans les orcasions les plus 
importantes (t. II, p. 506). C’étaient ceux qu’on appelait les solides ; 
qui faisaient les feux de file; qui, au rapport du substitut Cambon, 
condamnaient ou plutét assassinaient dans le cours de trois ou quatre 
heures de temps jusqu’a soixante victimes par jour sans les entendre, 
leur interdisant la parole, les inculpant, les injuriant (t. H, p. 169, 
303, 306, 519). 

Nommons le menuisier Trinchard, si attentif & procurer 4 son ¢pouse 
le spectacle d'un beau feu de file’; queses services firent nommer pré- 
sident du comité révolutionnaire de sa section, et qui plus tard disait, 
poursa défense: «Un juré révolutionnaire n'est pas un‘ juré ordinaire; 
nous n’étions pasdes hommes de loi, nous étions de bons sans-cu- 
lottes, des hommes purs, des hommes de la nature ! (p. 195, 324). Le 
peintre Prieur, quidisait : « Nous sommes dans I'usage de condamner 
tous ceux qu’on nous indique par une leltre a cété de leurs noms. Peu 
nous importe que les ex-nobles soient convaincus : ces messieurs ne 
sont pas bons républicains ; le seul moyen de s’en débarrasser est de 
les déclarer de suite convaincus» (p. 323); et, les exécutant lui- 
méme 4 sa maniére, il employait la séance 4 dessiner leurs tétes 
toutes couvertes de sang (p. 191); — Renaudin, que l'on entendait 
sortant du cabinet de Fouquier-Tinville s’écrier : « Ah! ce sont 
des b... qui vont étre bien travaillés (p. 492); qui se défendait d’¢tre 
conire-révolutionnaire en disant : « Je n’ai jamais voulu acquitter 
personne » (p. 323); el que l’on vit un jour quilter sa place, se 
ranger parmi les lémoins pour charger un accusé, puis remonter a 
son banc pour le condamner (p. 191);—Brochet, qui cumulant trois 
fonctions, officier de Ja force armée, membre du comilé révolution- 
naire et juré, se donnait le triple plaisir d’arréter, d’interroger et de 
condamner ; — Fillion, qui s’étail proposé comme bourreau volon- 
laire 4 Lyon quand Chalier fit la motion d’établir sur le pont Morand 
une guillotine permanente pour débarrasser la ville des aristocrates 
(I, p.543); — Chatelet, qui réclamait encore 80,000 tétes, et avait 
lhabitude de marquer d'un F (f... cela ne veul pas dire fusillé), les 
Noms de ceux qu’il vouait 4 la mort (t. II, p. 1491, 534): — Girard, 
qui donna au tribunal comme une représentation au naturel de la 
fable du loup et de l’agneau. « Tues connu dans ta seclion pour un 
Mauvais ciloyen, pour un aristocrate, » disait-il 4 l’accusé Bezar. — 
Pai fait tout le bien que j'ai pu faire et j’ai toujours donné plus 
qu’on ne m’a-demandé. — Tu as un frére, interrompt Girard, com- 


~~ 


1 Les jurés du tribunal avaient entre eux une maniére de se communiquer leurs 
opinions par le mot: « Feu de file, » ce qui voulait dire: « A la mort la totalité des 
accusés. » (Hist. des prisons, t. 1, p. 264. — Cf. Beaulieu, Essais, t. V, p. 217.) 


120 LA TERREUR. 


mandant dans la garde nationale, connu pour un aristocaate déter- 
miné. — Je n'ai pas de frére. — Eh bien si ce n'est pas toi ni ton 
frére, c'est au moins tonpére, » s‘écrie Girard en frappant la table. 
Et la charette emporta Bezara la guillotine (t. I, p. 189). Nous avons 
déja parlé de Vilate, ex-prétre, ex-professeur, qui plus tard, dans sa 
prison, faisaitsi bien le bon apdétre, en écrivant un livre sur les 
Causes secrétes de la révolution du 9 thermidor. « Ce petit monsieur, 
dit Beugnot, 4gé de moins de trente ans, était doué d'une figure at- 
trayante et douce, il y conformait ses maniéres et son ton et affectait 
en tout une sensibilité exquise. On pouvait dire de lui: 


Un papillon blzssé lui fait verser des larmes ! 


et le mis¢rable, ajoute V'auteur, élait ce qu’on appelait dans cect 
antre un juré solide; c’est-i-dire qu’il ne lui était pas arrivé une 
seule fois, depuis un an, de voter la non-culpabilité de laccusé'. » 
Ce vernis de douceur s écaillait bien aussi quelquefois, sil’on en croit 
d'autres témoignages. Il avait pour maxime qu’en révolulion tous 
ccux qui paraissent devant le tribunal doivent étre condamnés. Aussi 
n’aimait-il pas que le jugement se fit altendre. « Les accusés, dit-il un 
jour, en pleine séance, au président Dumas, sont doublement con- 
vaincus, car ils conspirent contre mon ventre; » et, tirant sa montre, 
il fit voir 4 Dumas gu’il était l'heure d’aller diner. Les délibérations 
du jury, 4 son avis, devaient élre bien plus sommaires encore. Pen- 
dant que ses collégues étaient dans leur salle, il se promenait dans 
le couloir ou allait au greffe voir, par-dessus une cloison, la figure 
que faisaient ceux qu'il allait condamner (t. II, p. 193, 515). Mais 
personnene surpassail Leroy, qui, pour mieux consacrer l’abolilion de 
laroyauté en sa personne, avait changé son nom en celui de Diz- 
Aott. Au témoignage du greffier Piris qui, lui, depuis !’assassinat 
de Lepelletier par un de ses homonymes, s était appelé Fabricius, il 
était sourd et prétendait pouvoir, 4 cause de cette infirmité méme, 
prononcer plus surement sur les accusés, n’élant pas exposé a élre 
influencé ni par l'un ni par Pautre. Ilentendait pourtant bien assez 
pour pouvoir jeter son mot dans les débats. Un accusé, qui connais- 
sait ses juges, s'étant écrié : « Ce que je dis est ‘aussi vrai qu'il lest 
que dans deux heures je ne scrai peut-ctre plus! » Il faut que l'ac- 
cusé se trouve bien coupable, dit Leroy, puisqu’il présume son juge- 
ment. Par cela méme, en mon ame et conscience, je le déclare con- 
vaincu et jele condamne » (p. 190, 191.) Il disait & Chauveau-La- 
garde (ce n’était pas encourager ce défenseur officieux de tant de 


4 Hém. du comle Beugnot, 1.1, p. 278. 


LA TERREUR. 121 


victimes ) que toute la finance et tous les prétres (les nobles allaient 
de droit) y passeraient. On luia entendu dire, continue le substitut 
Cambon, qu’il était affligeant que des condamnés tels que Charlotte 
Corday se présentassent au supplice avec tant de fermeté; que s'il 
était accusatéur public, il ferait, avant Pexécution, saigner les con- 
damnés, pour affaisser leur maintien courageux (p. 323). 

L’accusateur publie Fouquier-Tinville', qui datait de ]’institution 
mémedu tribunal,a, comme on le peulcroire, aluiseul, un dossier plus 
gros que ceux de tous les autres ensemble. Si quelqu'unrésumeen sa 
personne les énormilés quis y commirent, c'est lui. Quandle jour vint 
pour lui d’en rendre compte, sa grande réponse sur ‘les points qu'il 
avoue, c’est de dire : « J’avais des ordres, j’ai obéi! » Mais il y a une 
loi supérieure a laquelle on doit avant tout obéissance; el on n’obéit 
si bien que quand on y est trop porté de soi-méme. Ce n’est pas lui 
quia décrété sans doute les lois qu’il appliquait ; ce n’est pas lui qui 
a fait les procés, dont il se serait vanté pourtant jusqu’a la fin, de 
Marie-Antoinette, de madame Elisabeth ; ce n’est pas lui qui a fait le 
procés des Girondins, le procés de Danton; ce n’est pas lui qui a in- 
venté les conspirations des prisons dont nous parlerons tout 4 l’heure; 
et, le 9 thermidor, ila requis contre Robespierre, contre son président 
Dumas et Ics autres, la peinc de mort, sur leur ideutité constatéc. IL 
invoque ce fait en sa faveur ; cl il se défend encore assez bien quand 
on l’accuse d’avoir fait condamner certains patriotes : des hommes 
souillés de crimes de toutes sorles, vicis, meurtres, elc., ou lors- 
qu’on lui impute d’avoir voulu établir lu soyauté (t. IT, p. 266, 276). 
Mais dans la pratique générale et dans lcs actes particuliers de ses 
fonctions d’accusateur, il y a bien assez de choses qui ne sont qu’a 
Jui et qui l’accablent. . 

Il a obéi! mais il savait bien commander aussi, quand il disait 
a propos de l’acquitlement d'un condamné: « Que l'on me montre 
la liste des jurés qui l’ont fait acquilter, afin que je les metle au 


4 Fouquier-Tinville, ci-devant Fouquier de Tinville, procureur de son état, avait 
élé quelque peu aristocrate sous l’ancien régime. Le nom de Tinville est un nom 
de terre qu'il avait appliqué 4 son nom roturier de Fouquier (comme son frére 
s était appelé Fouquier d’Hérouel) pour se donner un vernis de noblesse. II avait 
méme fait des vers en l’honneur de Louis XVI. 


Sous l’autorité paternelle 

De ce prince, ami de la paix, | 
La France a pris une splendeur nouvelle, 
Et notre amour égale ses bienfuils. 


La Muse, dans ses premiéres inspirations, a trahi plus d'un démocrate. 


122 LA TERREOR. 


pas'. » C’est lui qui, dans le procés des Girondins, quand Valazé se 
déroba par le poignard & sa condamnation, requit du tribunal l’envoi 
de son cadavre 4 l’échafaud ; il voulait méme qu’on lui coupat la téte. 
Nous avons cité les procédés de Dumas et de Coffinhal en cas d’er- 
reur de nom et de personne. II faisait mieux. Un jour, il avait donné 
ordre d’extraire de la prison la femme Biron ; I’huissier lui dit 
qu’il y a deux femmes de ce nom @ la gedle. « Eh bien, répond Fou- 
quier, améne-les-moi toutes les deux, elles y passeront. » Le lende- 
main, ajoute le substitut Cambon, 4 qui nous empruntons ce fait, 
les deux femmes Biron furent en effet accusées, traduites en juge- 
ment, jugées, condamnées et exécutées’. 

Comme tous les détenus étatent coupables & ses yeux, et que pour 
tous il n’y avait qu’une peine, la mort, il lui semblait indifférent 
qu'on mit plus ou moins de temps, plus ou moins de soin & les 
_ juger, qu’on les rangeat en catégories ou qu’on les réunit péle-méle 
dans la méme fournée, qu'on entendit leurs témoins, ou qu’on prit, 
oui Ou non, connaissance des piéces qu’ils invoquaient en leur fa- 
veur. « La femme Pepin des Grouettes, dit le substitut Cambon, était 
venue le prévenir que certains papiers utiles 4 la défense des accusés 
Lédé et Labattu étaient sous les scellés apposés chez son mari ; néan- 
moins, ces mémes accusés furent le méme jour mis en jugement et 
condammeés, sans qu’ils eussent pu rien produire a leur décharge*. » 
La marquise de Feuquiéres devait étre mise en jugement. Fouquier, 
cette fois, envoya un huissier 4 Chatou, pour extraire de dessous les 
scellés apposés chez elle une lettre qu’elle réclamait pour sa défense. 
Lorsque l’huissier, revenant, passa par la place de la Révolution, on 
démontait la guillotine: madame de Feuquiéres venait d’étre exé- 
cutée’. Mais quand les piéces lui arrivaient 4 temps, il ne se don- 
nait pas méme toujours la peine de les lire! On retrouva au parquet, 
avec cachet intact, des paquets de ce genre, qui pourtant lui étaient 
parvenus avant le jugement des condamnés (t. Il, p. 316). 


1 T.1, p. 346; t. II, p. 305. — Renaudin disait de lui 4 Guelon, accusé de Troyes, 
mis en liberté par le 9 thermidor: « Que veux-tu, les jurés étaient dans la main 
de Fouquier-Tinville, comme !a hache dans les mains du bicheron. (Hist. des pri- 
sons, t. Ill, p. 166.) 

4 T. II, p. 505. — On les trouve toutes les deux, en effet, comme condamnées le 
méme jour, 9 messidor, dans la liste des personnes traduites devant le tribunal ré- 
volutionnaire. (Ibid., p. 383.) 

5 T. Il. p. 304. — Condamnés le 28 floréal an II, voy. p. 457 et 447. 

4 Campardon, t. Il, p. 198. — Je garde le fait principal, tout en notant que la 
mise en scéne, reproduite sans observation par M. Campardon, est contestable. Pour 
revenir de Chatou au Palais de justice on devait passer par Ja place de la Révolution. 
Mais les exécutions ne se faisaient plus 1a. Le 12 messidor an II, date de la mort de 
madame de Feuquiéres, et depuis le 28 prairial, elles avaient lieu 4 la barriére 
du Tréne. 


LA TERREUR. 125 


It avait des ordres ! Il pratiquait, si l’on veut, a la lettre la sen- 
tence de Couthon, qu’aux ennemis de la république on ne doit que 
Ja mort. Mais ce n’était pas seulement |’accusateur public qui était 
implacable en lui, c'est l"homme. « Dans la décade prochaine, di- 
sait-l avec un cynisme féroce au café voisin du Palais de justice, 
jen déculotterai trois & quatre cents’. » Il avait le gout du sang; il 
Jouissait des angoisses de ses victimes ; il les épiait d’une fenétre 
dans le guichet et s’irritait quand de simples femmes trompaient sa 
cruelle attente par leur calme devant les appréts du supplice. « Voyez 
comme elles sont effrontées, » s’écria-t-il en voyant un jour madame 
de Sainte-Amaranthe et madame de Sartine, sa fille, la figure.calme 
en ce moment fatal, « voyez comme elles sont effrontées ! il faut que 
Jaille tes voir monter 4 l’échafaud, pour savoir si elles conserveront 
ce caractére, quand je devrais manquer mon diner! »(t. II, p. 197). 

La pitié était un crime pour un pareil homme. « Les deux infor- 
tunés Louvatiére et Lamilliére s’apitoyant sur le sort de soixante com- 
pagnons d’infortune que l'on conduisait au supplice, Fouquier 
remarqua cet acle de sensibilité; il donna l’ordre de les mettre a 
l’instant au cachot. Le lendemain ils furent jugés et condamnés’. » 
Faut-il croire qu’il soit allé jusqu’a salir de.ses grossiéres plaisante- 
ries le deuil des femmes qu’il allait rendre veuves ? Un témoin dé- 
pose qu’une de ces malheureuses femmes étant venue le solliciter 
pour son mari, il lui dit: « Console-toi : ton mari sera guillotine ; 
ton pére déporté ; tu pourras faire des républicains avec qui tu vou- 
' dras » (t. Il, p. 205). 

Et pourtant cet homme valait mieux encore que la Joi du 22 prai- 
rial qu’il devait appliquer! Parmi les faits beaucoup trop rares qui 
furent reproduits dans son procés 4 sa décharge, M. Campardon a 
cité une parole de lui 4 l’avocat Lavaux. Une loi obligeait les défen- 
seurs officieux 4 se munir d’un certificat de civisme, el des placards 
apposés a la porte du tribunalen interdisaient l’entrée 4 qui n’en avait 
pas. Lavaux, connu pour ses opinions royalistes, n’avail pas pris de 
certificat. On le chargeait pourtant souvent de la défense des accu- 
sés. Fouquier faisait cas de lui. Mais un jour que, peu rassuré sur 
sa position vis-a-vis des placards, i] s’en expliquait avec le terrible 
accusateur. « F...-toi de cela, lui dit ce dernier, la loi veut qu’il y 
ait des défenseurs. Or, pour défendre des conspirateurs, 1) faut des 
aristocrates. » — Le rapporteur de la loi du 22 prairial edt trouvé que 
les défenseurs de ce genre auraient eu grand besoin d’étre défendus ! 


1 Hist. des prisons, t.1, p. 264. 
2 Campardon, t. Il, p. 305. Le 22 messidor an If. Il faut chercher le se- 
cond sous le nom de Cornette Laminiére dans la liste des victimes, ibid., p. 400. 


we 


SSE aieaetieeat 


-— a 


124 LA TERREUR, 


Laissons les substituls de Fouquier‘ ou les huissiers que nous ver- 
rons 4 l’ceuvre ; laissons aussi les témoins dont Sirey nous dit en gé- 
néral que c’étaient surtout des dénonciateurs, des hommes poussés 
par les plus basses passions, la vengeance, la cupidité, J'envie, ou 


qui n’étaient pas fachés de venir et de séjourner a Paris aux frais de 


l’Etat? ;;— et disons, sans plus tarder, ce que devint le tribunal 
révolutionnaire sous l’empire de la loi du 22 prairial. 


H. Watton. 


4 Parmi les substituts que Fouquier eut prés de Jui, dans la premiére période de 
ses fonctions, citons seulement Donzé-Verteuil qui, devenu accusateur public du 
tribunal révolutionnaire établi a Brest, a ['tnstar de celui de Paris, écrivait a2 un de 
ses amis qu‘il songeait 4 mettre en jugement une armée navale tout entiére, com- 
posée de douze ou treize gros vaisseaux (t. 1, p. 12). Il avait profité a Pécole de 
Fouquier. 

* Sur le tribunal révolutionnatre (frimaire an Ill), p.-42, 47. 








LA QUERELLE DU CAPITAL 
ET DU TRAVAIL 


Ww! 


Parmi les plus récentes communications faites 4 |’Académie des 
Sciences, chacun a remarqué celle dont on est redevable 4 M. le 
marquis de Vibraye. Les incidents de la derniére guerre avaient 
éparpillé sur divers points de la France centrale des dépdts de four- 
rages algériens destinés aux corps de cavalerie de l’armée de la 
Loire. Le printemps venu, on a vu l’emplacement des campements 
se couvrir d’une végélalion jnconnue a ces régions. On a observé 
avec surprise, on a disputé a l’avidité des troupeaux ces prairies im- 
provisées, on a constaté le développement de plus de cent espéces 
de plantes, appartenant a Ia flore africaine. Elles ont subi l’épreuve 
d’un hiver d’une rigueur inusitée sans étre alteintes par la gelée ; un 
second printemps les a mentrées mullipliées dans de telles propor- 
tions que M. le marquis de Vibraye ne craint pas de publier que la 
France a une richesse de plus, ces fourrages algériens croissant, 
sans irrigations, dans des terrains arides qui avaient été rebelles a 
toute culture. C'est, en agriculture, un véritable événement et une 
merveilleuse découverte ; elle est due a l’un des basards d’une guerre 
désastreuse. 

Quelques personnes, et j’avoue étre du nombre, pensent que, 
dans l'ordre social, l’institution que j’ai taché de faire connaitre 
aux lecteurs du Correspondant est une découverte non moins mer- 
veilleuse. J’espére qu'elle est destinée a fertiliser aussi des sols bien 


1 Voir le Correspondant du 10 juin 1872. 





126 LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 


ingrats et bien arides. Malheureusement la contradiction est ici 
plus facile. Il faut compler avec la résistance des préjugés, des in- 
téréts, des passions et des systémes. Les sciences morales n’ont pas 
la précision des sciences naturelles, et deux printemps ne suffisent 
pas pour rendre éclatantes 4 tous les yeux les transformations opé- 
rées par la diffusion d'une bonne semence. 

J’ai eu soin de dire que j’invoquais une expérience triomphante 
de vingt-deux années. Mais l’on objecte aussitét qu’il s’agissait des 
employés d'une administration , non des ouvriers de |’industrie, et 
qu'il n’y a donc rien a conclure d'un succés constaté dans des cir- 
constances exceptionnelles, en faveur de la portée générale et so- 
ciale de l’instilution. Ge ne sont pas les employés d’administration 
qui luttent, qui font gréve, qui se soulévent pour des questions de 
salaires, qui sont l’armée toujours frémissante de la révolte sociale : 
ce sont les ouvriers. Si la découverte n’est point applicable aux ou- 
vriers, elle est vaine. — Et l’on s'évertue 4 élablir que |’institution 
ne leur est pas applicable, attendu qu'elle suppose la possession et Ja 
‘ permanence d'un emploi. 

Je comprends l’objection. Elle est sérieuse. Je ne la redoute ce- 
pendant pas, je suis plutét tenté de la bénir. Elle ouvre devant 1l’ob- 
servateur un immense horizon, en l'amenant 4 comparer les silua- 
tions respectives de l’ouvrier et du petit employé. 

Oui, j'ai la douleur de le reconnaitre, l’institution n’est point 
applicable a. ces ouvriers nomades qui ne sont proprement altachés 
a aucun atelier, qu’on embauche et congédie au jour le jour, qui 
changent de patron plusieurs fois par année sinon par mois, qui 
chément et travaillent alternativement, qui sont payés 4 la journée 
et souvent 4 l'heure. Profondément ému de la triste condition ma- 
térielle, de la plus triste condition morale de ces hommes, je suis 
conduit 4 me poser un autre probléme, 4 me demander s’il n’est 
pas possible de réformer, d’améliorer, de relever cetle condition 
précaire , qui est l’obstacle a l’application des bienfaits de l’insti- 
tution. 

ll mest arrivé plusieurs fois, rentrant 4 Paris aprés un voyage de 
nuit par les gares de Lyon ou d’Orléans, de traverser, au point du 
jeur, la place de l’Hdtel-de-Ville. Elle était pleine de groupes d’ou- 
vriers sans ouvrage, apportant leurs bras robustes sur le marché 
public du travail. Pour étre 14 4 pareille heure, un grand nombre, 
descendant de leurs galetas des faubourgs ou de la banlieuc, avaient 
déja marché bien longtemps. Tous avaient & la main un outil, 4 peu 
prés leur unique capital. Des orateurs péroraient dans ces groupes, 
parfois des journaux circulaient. Que pouvaient étre, hélas! ces 
journaux et ces discours, sinon des excilations 4 détester le capital, 


LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 427 


de qui on altendait le salaire? Je n'ai guére vu de spectacle plus dou- 
loureux ni plus effrayant en méme temps. Il a quelque chose de 
particuli¢rement sinistre depuis qu'il s’étale devant les ruines de 
YHotel de Ville, incendié par les fureurs suprémes de la Com- 
mune. : 

Quand l’ouvrage donne, la place est rapidement évacuée, les es- 
couades de travailleurs se dispersent 4 l’appel des émissaires du 
capital ; mais quand la demande se ralentit ou cesse, Jes ouvriers sé- 
journent jusqu’é une heure assez avancée, se répandent dans les 
tavernes et chez les beufangers, épuisant ce qui peut leur rester de 
monnaie et se faisant les uns aux autres de pelits emprunts. Je me 
souviens de la parabole évangélique. Les choses se passaient ainsi, 
il y a deux mille ans, dans les bourgades de Judée. 

— Pourquoi, dit le pére de famille, vous tenez-vous ici tout le 
jour sans rien faire? 

— C’est, répondirent-ils, que personne ne nous a loués. 

Le capital n’a pas Vhabitude de répliquer : « Allez aussi 4 ma 
vigne. » - 

A quel moment, découragés, se décideront-ils & remonter dans 
leurs faubourgs pour revenir le lendemain? Combien de jours pro- 
méneront-ils ainsi leur oisiveté 4 la recherche du pain quotidien sans 
réussir a le saisir? Cela s’appelle le chémage. Je comprends trop les 
passions qui fermentent dans le coeur de ces malheureux. Je ne m’é- 
tonne pas que d'autres émissaires, les embaucheurs de la révolte, 
les trouvent préts et dociles. Ce n’est,pas 1a qu’on peut dire que ven- 
tre affamé n’a pas d’oreilles. Pour trente sous par jour, quand le 
signal sera donné, l’armée sera aisément recrulée. 

Cependant les favorisés de la fortune , revenant d’Italie ou des 
eaux des Pyrénées, passent 4 demi assoupis, enveloppés de couver- 
tures et de pelisses, au milieu de ces foules murmurantes ; les co- 
chers crient gare, s’arrétent 4 la porte de ’hétel du Louvre ou de 
V’héte] Meurice, et les voyageurs, aprés avoir commandé un bon re- 
pas, se délassent dans un bon lit, sans songer — quelques-uns en 
songeant avec effroi — qu’ils ont traversé la question sociale. 

Je le répéte, je ne sais guére de spectacle plus navrant que cette 
expression saisissante du grand fléau de l’ouvrier 4 la journée : le 
chémage. L’ouvrier est sous la menace d’un autre fléau, qui est la 
maladie. La maladie, c’est encore le chémage prolongé, avec bien 
des circonstances aggravantes. Pour s’élourdir, pour se consoler de 
ses miséres, il a un troisiéme fléau, Vintempérance, et un qua- 
triéme, la politique. 

Je réfléchis 4 ces choses, et je remarque qu’il y a dans Paris beau - 
coup de petits emplois dont le traitement annuel ne dépasse pas, 





428 LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 


{rop souvent n’atteint pas 1,500 fr., et qui sont occupés par des in- 
dividus de la classe ouvriére. Je prends ce chiffre de 1,500 fr. 


comme celui qui est réputé salisfaisant et enviable. Offrez des em- 


plois de garcons de bureau ou de magasin, de concierges, de ga- 
ziers, de cantonniers ou piqueurs de la voile publique, de survcil- 
lants des voitures et tant d’autres, avec un traitement de 1,500 fr., 
vous aurez des demandes 4 foison. Cela fait 125 fr. par mois, et, st 
je suppose le mois de vingt-cing jours de travail, précisément 5 fr. 


par jour de travail. 


C’est 4 peu prés le prix de la journée de l’ouvrier ord:naire. Dans 
beaucoup d'industries, ouvrier gagne davantage et parfois jusqu’au 


‘double. 


Comparez maintenant les situations, les mceurs, la tenue de ces 
deux hommes, qui sont par l’origine et l'éducation le méme homme, 
Yun titulaire d'un emploi de 1,500 fr., autre louant son travail a 
9 fr. par journée. 

Le premier est presque toujours marié; s'il ne l’est pas encore 
quand il oblient un emploi, il se marie aussilét aprés. Pour le se- 
cond, le mariage est une rare exception, et, en pleine civilisation 
chrétienne, des milliers d’hommes vivent dans des moeurs immondes. 
Cela seul constitue une énorme différence. Le premier a un domicile, 
quelques meubles, un honnéte foyer ou se reposer le soir. Le second 
roule dans les garnis et les avernes. Le premier est proprement vétu, 
le second sordide. Le premier, assujetti 4 des heures fixes de travail, 
contenu par une régle et par la crainte de perdre sa place, a force- 
ment des habitudes de sobriété. Le second, livré 4 Pindépendance la 
plus absolue, ne travaille que lorsqu’il le veut bien, c’est-a-dire 
quand 11 n’a plus d’argent. Il croit n’avuir jamais 4 perdre que sa 
journée. [] disparait de l’atelier aprés la paye, consacrant plusieurs 
jours a la débauche. 

Si le premier est malade, il a une femme pour le soigner, il a une 
administration ou un patron qui ont des attentions pour lui, son 
traitement mensuel ne cesse pas de courir; convalescent, il reprend 
son service peu 4 peu et selon ses forces. La maladie n’est pas un 
désastre. Elle en est un pour le second, qui n’a que l’abandon ou 
V'hépital, d’ou il sort sans ressources, s’¢puisant 4 reprendre trop 
tot un travail pénible dont il n’est point encore capable. Enfin, le 
premier n’a point de chémage. Il échappe ainsi 4 trois des grandes 
miséres de l’ouvrier : le chomage, la maladie, Pintempérance. Il a 
suffi pour cela qu’il fat titulaire d'un petit emploi, et que, sans éire 
payé davantage, peul-étre en élant moins payé, il fat payé au mots 
au lieu de l’étre a la journée. 

Echappe-t t-il aussi bien au quatriéme fléau, a la politique de l’en- 


LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 439 


vie? Je n’oserais Je garantir, et il y a lieu de distinguer. L’envie, 
glorifiée comme une noble passion, sous le nom d’égalité, par les 
flatteurs de la classe ouvriére, y a répandu un esprit de corps si 
général, que je ne prélendrai pas qu’il suffise de payer un ouvrier au 
Mois ou a |’année pour faire de lui un conservateur. Il faut quelque 
chose de plus pour opérer cette métamorphose, il faut qu’il se sente 
capitaliste, et c'est proprement le but et le résultat de institution 
que je recommande. Le petit employé demeure donc envieux, c’est- 
a-dire plus ou moins radical; il lit complaisamment les journaux de 
cette couleur, ct son bulletin de vote est d’ordinaire acquis aux 
candidats radicaux, en quiil s’est accoutumé a voir les défenseurs 
des passions et des intéréts des petits; mais son radicalisme n'est 
plus guére que spéculatif, et il ne le met pas volontiers en action. 
S’il n’est pas encore rallié 4 la cause de l’ordre, il est déja prudent, 
et bien moins dangereux pour elle ; i! craindrait de perdre son em- 
ploi, et puis il a une femme et des enfants. Aussi ne le verra-t-on 
que rarement faire gréve ni grossir le personnel de l’émeute. 

Cette observation a été mise en pleine évidence par |’insurrection 
de la Commune. Assurément les nombreux petits employés des che- 
mins de fer, mécaniciens, chauffeurs, graisseurs, hommes d’é- 
quipe, etc., appartiennent a la classe ouvriére, dont ils ont les aspi- 
rations jalouses. Je suis convaincu qu’aux élections ils votent pour 
la plupart avec elle. Trés-peu se sont fourvoyés dans la bagarre, ils 
sont restés 4 leur poste, ils ont mérité des éloges pour leur disci- 
pline et leur fidélité. En temps ordinaire, on ne les voit pas non plus 
se metire en gréve. Pourquoi cela? parce qu’ils ont un emploi a 
perdre, et l’on en peut dire autant des employés des Compagnies du 
gaz et des eaux, de toutes les administrations qui payent un traite- 
ment annuel ou mensuel, et non un salaire journalier. 

J’aborde une autre face de la méme question. La substitution du 
{ravail mensuel au travail journalier, du traitement au salaire, est le 
seul moyen pratique d’arriver a faire respecter la loi du dimanche. 
Dans le grand scandale que donne ce jour-la Paris aux étrangers, 
tout le monde a fort, le gouvernement et l’administration municipale 
d’abord, qui ne savent pas suspendre leurs travaux, les entrepre- 
neurs, les patrons, les clients. Les ouvriers sont les moins coupables. 
C’est un lieu commun de les accuser de féter le Jundi aprés avoir 
refusé de féter le dimanche, ce qui est loin d’étre exact. La vérité 
est que, rendus indifférents au respect de la loi par des exemples 
partis de si haut, ils ne tiennent aucun compte du dimanche. La paye 
se faisant d’ordinaire le samedi soir, et seulement de quinzaine en 
quinzaine, l’orgie commence aussitét, se prolongeant jusqu’au mardi 
el souvent au dela ; question de paye et non de lundi. La triste vérité 

40 Junzer 1873, 9 


180 LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 


est que ce sont les meilleurs ouvriers, les péres de famille rangés 
que vous verrez travailler Je dimanche qui suil la paye. 

Vous entendrez soutenir que l’activilé industrielle ne s’accommode 
pas de la suspension du travail, comme si ]’Angleterre et les Etats- 
Unis n’étaient pas des pays d’activité industrielle et ne démentaient 
pas ce sophisme! Au Havre méme, ville d’activité s'il en fut, les 
ateliers et les quais sont déserts le dimanche, comme ceux de Li- 
verpool. | 

Vous entendrez encore des clients honnétes et chrétiens gémir de 
la nécessité ot ils croient étre de laisser travailler publiquement 
pour eux le dimanche, et prétendre que les entrepreneurs n’ont pas 
voulu consentir 4 ce que ce jour fit respecté. Autre erreur. Les en- 
trepreneurs commencent sans doute par réclamer contre une inter- 
‘diction inusitée qui les géne; insistez et ils céderont. Les maisons 
religieuses et les communautés 4 Paris commandent assurément 
d’assez grands travaux ; elles exigent qu’on ne travaille pas le di- 
manche; ont-elles jamais manqué d’entrepreneurs ? 

Qu’on veuille bien me permettre de citer ici mon propre exemple 
comme tout a fait démonstratif. J’ai fait batir deux fois, 4 Paris et 
4 la campagne. J'ai voulu, résoliment voulu interdire le travail du 
dimanche. J’ai eu, je le reconnais, 4 subir bien des luttes; archi- 
tectes et entrepreneurs déclaraient la condilion inacceptable et m’op- 
posaient les objections les plus spécieuses ; j'a1 continué de vouloir. 
Les résistances ont_cessé; la stipulation a été introduite dans tous 
les marchés ; pas un seul patron ne s'est retiré povr cela. A l’exécu- 
tion, aprés quelques plaintes qu’on s'est lassé de reproduire, la chose 
a marché t(rés-réguliérement. J’ai méme constaté qu’a la campagne 
les ouvriers acceptaient volontiers la condition. Je ne prétendrai pas 
qu’ils fussent trés-exacts aux offices de leur paroisse, mais ils étaient 
bien aises d’avoir, comme les bourgeois, leur dimanche pour se re- 
poser, pour se nettoyer, pour jardiner, pour se promener en famille, 
pour aller aux assemblées de village, et je me suis répété une fois 
de plus : Vouloir c’est pouvoir'. 


1 Je demande & citer un autre fait qui ne se rattache pas directement a mon 
sujet, mais que je crois utile de publier et qui montre aussi la puissance d'une 
initiative et d'une volonté persévérante. J’ai eu & examiner, pour une société a 
Vadministration de laquelle je participe, les plans de la construction d’une trés- 
vaste maison de produit 4 Paris. Je remarquais que !’étage des combles était, sui- 
vant l’usage, découpé en cellules sur toute |’étendue de la maison, pour Jes loge- 
ments des domestiques des Jocataires. Il n’y avait pas moins de soixante cellules 
auxquelles on accédait par un unique escalier et un méme corridor. J’étais effrayé 
des occasions d‘immoralité données par une telle disposition. J’en fis l’observation 
a l'architecte. Comment est-il possible, lui dis-je, qu'on expose des jeunes filles a 
tous les périls des rencontres nocturnes de ce corridor et de l'espéce de promis— 


LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 135% 


S’il en était ainsi de pauvres ouvriers qui perdaient le salaire 
d’une journée, que serait-ce donc si, étant payés au mois, toujours 
comme les bourgeois, ils n’avaient plus ce regret? D'aprés quelques 
conversations avec eux, j’ai fait une observation importante et pro- 
fonde, que je signale a l’attention du lecteur réfléchi. Une des amer- 
tumes'de l’ouvrier qui travaille le dimanche est de voir le bourgeois 
qui ne travaille pas. Les autres jours de la semaine, le bourgeois 
lui-méme travaille, les légions d’employés sont 4 leurs bureaux, les 
négociants, les banquiers, les patrons quelconques, 4 leurs comptoirs 
et A leurs affaires. Mais le dimanche, vous cheminez par les rues de 
Paris, gagnant, selon ce que sont vos habitudes, l’église, le bois de 
Boulogne, les musées ou les gares de chemins de fer. Yous passez au 
pied des échafaudages garnis d'ouvriers ; le bruit du marteau, de la 
pioche et de la scie retentit jusque sous les voutes du temple et y 
trouble le recueillement. Les bonnes Ames, distraites dans leurs 
priéres, ont pour ces importuns des sentiments plus voisins de la 
réprobation que de la pitié. 
Savez-vous ce que de leur cété ils disent et ils pensent? Le voici: 
« Sont-ils heureux, ces bourgeois et ces bourgeoises, de n’avoir ja- 
mais 4 perdre le pain de leur journée! Ils peuvent bien aller chanter 
des patendtres. Les riches sont libres tous les jours, les bourgevis 
ont au moins leur dimanche. Le patron est parti ce matin pour la 
campagne ou pour la chasse. Nous autres, pauvres esclaves du travail, 
il nous faudrail jedner un jour, si nous ne travaillions pas le di- 


cuité de ce dortoir? Il me répondit que personne ne se préoccupait de cés choses— 
1a. Je repris que je désirais m’en préoccuper, et je le priai d’étudier une autre dis- 
position, divisant les combles en deux dortoirs séparés avec des escaliers in- 
dépendants. Il estima d’abord que la dépense et |’emplacement représentaient une 
diminution de produit annuel de 5,000 fr. Le conseil de Ja société, touché des con- 
sidérations morales que j’exposais, consentit a ce sacrifice. A quelques jours de 1a, 
larchitecte m‘arriva radieux. J'ai réussi, me dit-il, 4 modifier mon plan de maniére 
a réduire beaucoup la perte, je crois méme qu'un grand nombre de familles hon~ 
nétes apprécieront assez l'innovation pour que la valeur localive des appartements 
soit plutét augmentée, et je suis maintenant si épris de votre idée que je ne construi- 
rai plus une seule maison sans l’appliquer, en disposant un dortoir et un escalier 
séparés, 4 usage des Jeunes filles. 

Cet exemple prouve A la fois la mollesse qui perpétue des habitudes vicieuses et 
l’extréme facilité de certaines réformes, énergiquement voulues. Personne ne se 
préoccupe de ces choses-la. Ona grand tort. On est bien souvent forcé de se préoccu- 
per du résultat, on gémit, on se scandalise de l'immoralité des domestiques, des scé- 
nes qui se passent sous ces combles des maisons de Paris ou les sexes sont mélés, 
en debors de toute surveillance. Au lieu de ces gémissements stériles, commencez 
donc par agir, cherchez le reméde, ne créez pas l'occasion et le péril, p’envoyez 
pas des jeunes filles partager, en quelque sorte, le dortoir des valets de pied et des 
palefreniers. Comment vous étonner qu’elles succombent quand vous les exposez 


a de tels dangers ? 





° #32 LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL, 


manche. » Et ce jour-la, Pouvrier laborieux et sobre est plus envieux, 
plus amer que celui qui s’élourdit dans l'ivresse. Ainsi, indépen- 
damment de toute considération religieuse, le travail du dimanche 
devient une des causes de l'irritation de louvrier, un de ses griefs 
conire le bourgeois. 

ll y a donc, sous ce rapport encore, une véritable importance so- 
ciale 4 la suppression de ce que la religion appelle proprement le 
labeur servile du dimanche. Le moyen serait de prendre pour unité 
de paye, non la journée, mais le mois, composé de vingt-cing jours 
de travail. On va voir quelles seraient les conséquences fécondes de 
cette petile réforme, qui tendrait 4 substituer de plus en plus au sa- 
laire le traitement de l’employé. 

J’ai supposé ce traitement mensuel fixé a 125 francs, correspon- 
dant acing francs par journée, L’ouvrier inexact, dérangé, qui, tout 
autre jour que le dimanche, ne se sera pas présenté a l’atelier, sans 
excuse légitime, subira une retenue de cing francs par, chaque jour 
d’infraction. Rien de plus juste, et 11 ne songera méme pas 4 se 
plaindre. S’il récidive souvent, il aura élé averti, il sera menacé 
d'étre congédié et de perdre son emploi; crainte trés-salutaire et 
trés-efficace. — 

Mais gardez-vous bien de lui retenir cing francs par chaque jour 
de maladie. Ici je prie le lecteur de remarquer une fois de plus 
la puissance des mots. Quand le travail se paye 4 la journée, on ne 
comprend naturellement dans le décompte que les jours de travail 
et de présence a l’atelier, on n’analyse pas les causes de labsence, 
on peut ignorer la maladie. C'est en fait que les jours de maladic se 
trouvent exceptés du décompte, comme ceux de débauche ou de dé- 
sertion, ce n’est pas en vertu d’une exception formulée. Cela parait 
tout simple au patron, qui ne s’avise pas de songer qu'il y ait la rien 
d’odieux. Le malade lui-méme, s'il se désespére de sa double infor- 
tune, s'il s’en aigrit davantage contre la société qui lui fait cette si- 
tuation cruelle, n’est pas directement révolté contre une des consé- 
quences de cette situation. Que le travail soit payé au mois, 4 raison 
de 125 francs, tout change aussitét d’aspect. Pour excepter les jours 
de maladie, il faudra,l’avoir stipulé, ce qui devient odieux et mora- 
iement impossible. Qui pense jamais 4 rogner quelques jours d’in- 
disposition & ses domestiques, & son concierge, & ses commis, a 
quiconque est payé au mois? Et voici pour l'ouvrier, aprés le repos. 
du dimanche, un second bienfait, un bienfait immense, implicite- 
ment réalisé. 

Ce n’est pas tout. A Pouvrier payé au mois, vous donnerez ausst 
de loin en loin, sans retenue et pour cause justifiée, une permission, 
un petit congé. Vous lui permettrez d'aller se retremper au foyer, 


LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 135 


voir sa mére ou ses erifunts restés au village. Si l’absence doit se 
prolonger pendant la saison du chémage, vous prolongerez aussi le 
congé, ou sans solde ou avec une demi-solde, suivant le cas, sans 
rompre le lien qui l’attache 4 votre maison et en vous réservant de le 
rappelcr. La courte permission sera une récompense, le congé pourra 
étre une convenance réciproque. Ce sera un {roisiéme bienfail trés- 
apprécié. Y a-t-il en cela quelque chose de nouveau? Non, toute ad- 
ministration et tout commergcant qui se respectent traitent ainsi 
leurs employés, tout maitre qui veut étre fidélement servi traite 
ainsi ses domestiques. 

« Les conseilleurs ne sont pas les payeurs, vas’écrier, en haussant 
les épaules, un patron rebelle 4 mes conseils, et votre plume de phi- 
lanthrope dispose lestement de ma caisse. Tout cela, c’estde l’augmen- 
tation de salaires, de main-d’ceuvre, de mes prix de revient, c’est du 
travail que je payerais sans qu’il me fut livré. La concurrence indus- 
trielle m’interdit ce luxe, je ne puis payer que le travail qui m’est 
livré, je suis obligé de compter strictement les journées et jusqu’aux 
heures. » Eh bien, je réponds que l’objection, méme en arillimé- 
ftique, ne me parait pas fondée. Je soulicns qu’un ouvrier bien choisi, 
soumis 4 une régle et surveillé, livrera en moyenne par mois, pour 
425 francs, malgré l'éventualité des maladies qui sont heureusement 
la rare exception, plus de bon travail que n’en produiront vingt-cing 
journées de cing francs payées & des nomades embauchés au hasard 
sur la place de I’Hétel-de-Ville. Tel est le probléme ramené a ses 
plus strictes conditions matérielles. Et j’ajoute que ce nest pas peu 
de chose que d’échapper aux gréves et aux exigences désordonnées, 
inconnues aux administrations qui payent leurs employés au mois. 

Je ne crois donc pas m’élre épris d’une chimére de philanthrope. 
Ah! certes, ce serait une chimére si je prétendais, selon Ja méthode 
radicale, provoquer une révolution qui généraliserait d’emblée un 
pareil résultat et supprimerait partout le travail 4 la journée. Je 
n’ignore pas que la production a des alternatives comme les saisons ; 
je ne demande pas qu’on entreticnne, par un traitement mensuel, 
des vendangeurs au printemps ni des moissonneurs en hiver. Je 
laisse ces réves aux auteurs et aux fauteurs des systémes socialisles. 
Mais j'affirme que la substitution graduclle du salaire mensuel au 
salaire journalier est une idée pratique et un but dont il n’est pas 
chimérique de tendre a se rapprocher de plus en plus. Je l'affirme 
sur la foi d’hommes pratiques et d’cntrepreneurs qui en sont tombés 
d’accord avec moi. 

Le salaire mensuel existe déji dans beaucoup de professions. A la 
campagne, tous les jardiniers, les gardes, les domestiques de ferme; 





4134 LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 


a la ville, tous les domestiques d’intérieur; sur mer, tous les ma- 
rins, chauffeurs, mécaniciens, etc., sont des travailleurs salariés au 
mois. Dans ces professions, on ne connait pas les gréves. Les ou- 
vriers commissionnés des chemins de fer sont salariés au mois, et 
prennent le nom d’employés. Il n’y aurait guére que des mots a 
changer pour les légions d’ouvriers altachés en_ permanence au scr- 
vice des mines et des grandes usines. Dans les industries du_bati- 
ment et les innombrables fabrications de détail, il n'y a pas de 
patron qui n’ail éprouvé le besoin de s'attacher aussi en permanence 
un noyau d’ouvriers d'élite. Seulement on s‘arréte dordinaire au 
besoin immédialement senti. Il s’agit d’aller au dela, de compren- 
dre la grandeur cu but, d’y faire converger les efforts de toutes les 
bonnes volontés, dans la persuasion que c’est concourir a l'une des 
ceuvres les plus fécondes qu’il soit donné d’accomplir. 

Pour moi, j’en suis tellement pénétré, que, bien que je n’aie été 
conduit a traiter cette question qu’occasionnellement, en cherchant 
les moyens d’étendre aux ouvriers les bienfaits de l'Institution de 
prévoyance qui fonctionne si admirablement en faveur des em- 
ployés, je me demande si clle n’est pas plus haule en elle-méme que 
celle dont elle était dans ma pensée la simple préparation. Oui, l’abo- 
lition graduelle du salariat 4 Ja journée, la transformation du jour- 
nalicr nomade ct indépendant de tout, excepté de ses passions et de 
sa faim, en un petit employé entrant sous une régle, dans une hié- 
rarchie, avec des perspectives d’avancement, avec des obligations 
d'exaclitude et de sobriété, toujours contenu par la craintede perdre 
son emploi, ayant une famille et un domicile, ayant le droit au 
dimanche et n’ayant pas le droit au lundi; acquérant de plus, si 
jose ainsi parler, le triste et précieux droit 4 la maladie, celle trans- 
formation a peut-étre encore plus de portée morale que institution 
financiére qu’en prenant la plume je me suis spécialement proposé 
de recommander. 

Et cependant cette transformation demeurerait chose insuffisante 
et incoimpléte. Le pelit employe, je l’ai déja dit, s'il est impuissant 
a faire des économies, si l'accés du capital lui est fermé, reste 
attaché par les entrailles a la politique de l’envie. Il souffre impa- 
tiemment les prospérités du capital qu’il concourt & produire au 
profit d’autrui sans y participer. Il sent le lien qui le retient, mais il 
le mord avec colére. S’il ne se révolte pas en action, son coeur con- 
tinue d’étre réyollé. Il se considére toujours comme asservi au capi- 
tal, ct l’on sail que notre ennemi c’est notre maitre. Pour le récon- 
cilier avec le capital, il n'y a qu'un moyen : lui faire espérer la 
possession du capital. C’est l’excellence et V’efficacité de I'Institulion 


LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 133 


dont je vante les bienfaits. Tout ce qui n’est pas cela manque le 
but et n'étanche pas la soif de ces Tantales. 

Aussi, de toules les instilulions précédemment essayées, il n’y en 
a qu’une seule que j'approuve sans réserves, parce qu'elle tend au 
méme but, cest la simple Caisse d’épargnes. Permettre ]’accumu- 
lation de ces pelils dépdts successifs sous la garantie de |’Etat, leur 
altribuer un intérét, les convertir en rentes, encourager ainsi 1’é- 
conomie, montrer le capital qui commence, g’a été une pensée & 
laquelle on ne peut qu applaudir. Le porteur d'un livret de Ja Caisse 
-dépargnes est toujours un peu conservateur. Je citerais des for- 
{anes considérables qui n’ont pas débuté autrement que par le 
livret. Seulement la Caisse d’épargnes exige déja, pour fonctionner, 
un superflu de gain qu ont bien rarement les modestes travailleurs 
aux prises avec les nécessilés de la vie. Elle exige aussi des déplace- 
ments, qui sont une perte de temps; des démarches et des forma- 
lités importunes, qui sont surtout rebutantes en cas de décés du 
déposant. Elle ne crée aucun lien entre les ouvriers d’un méme 
atelier, ni entre eux et le patron; elle n’intéresse pas le travailleur 4 
la prospérité de l'industrie 4 laquelle il concourt. Trop souvent une 
cnse, un chémage, une maladie forcent le déposant a demander 
son remboursement. I] est alors découragé, il n’a rien fondé. La 
statistique des Caisses d’épargnes fournirait matiére 4 de trés- cu- 
rieuses observations de plus d'un genre; j’y reviendrai peut-étre 
quelque jour. On a constaté, par exemple, !a disproportion de |'a- 
bondance des dépdts avec Pexiguité des salaires légitimes, dans 
certaines professions ot les profits occultes sont faciles. On a vu 
comment l'affluent de improbité grossit le fleuve de l’épargne, et 
l'on a pu mesurer ce que rapporlte l’anse du panier. Je craindrais 
dinsister sur ce point de vue. Je me borne 4 dire que |’institution 
n’a eu que des avantages particularisés, et n'a pas exercé, l'expé- 
nence l’a trop démontré, d'influence générale sur l’esprit dcs classes 
ouvriéres. Son importance a, d’ailleurs, été fort diminuée par la 
diffusion des petites coupures de rentes et autres menus placements. 

Je ne louerai pas la Caisse de retraites pour la vieillesse. Plus 
volontiers j’en condamnerais la pensée inspiratrice. C’est une de 
ces créations décevantes du gouvernement impérial, qui s'efforcait, 
ona vu avec quel succés, de se concilier les classes ouvriéres, en 
paraissant s occuper bruyamment de leurs intéréts. Je suis de longue 
date, je l'ai déja déclaré dans le précédent article, ’ennemi de la 
rente viagére, qui est la destruction du capital et en méme temps 
de esprit de famille. La rente viagére est licite : c’est tout ce qu'il 
y ade mieux 4 dire en sa faveur, et je ne demande pas qu’on la 








136 LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 


prohibe. Que le célibataire avancé en age, ayant subi des pertes et 
n’espérant plus rien du travail, voyant son foyer désert, comparant 
ses besoins a ses ressources, se résolve a l'aliénation de son capital 
pour accroitre l’aisance de sa vieillesse, c’est son droit, qu'il est 
excusable d’exercer. Ii aurait méme le droit de dissiper son capital. 
Mais que, dans la force de l’dge et du travail, dés la jeunesse peut- 
étre, un homme vienne d’avance donner 4 ses économies ce but 
lointain d'une rente viagére, aliénant son capital 4 mesure qu'il le 
produit, c'est une opération que j’estime injustifiable. Il est donc 
déja résolu & ne jamais fonder une famille et 4 vieillir dans 1'é- 
goisme du célibat? Admirez encore une fois ici la puissance des 
mots. Le pére de famille qui place des fonds en rente viagére parait 
odieux, et souléve un sentiment de vive répulsion. Changez le nom, 
ne parlez que de s’assurer une pension de retraite. C’est exactement 
la méme chose qu’une rente viagére. Pourtaat, au lieu de flétrir le 
rentier, on honore le futur pensionnaire, on 1é félicite de sa pré- 
voyance. Pour mieux linciter 4 dépouiller ses enfants, ou 4 n’en 
avoir jamais, le gouvernement fait voter tout exprés une loi, et 
institue une caisse publique, avec des tarifs trés-avantageux de 
rente viagére, calculant peut-étre qu’il aura quelques vieillards en 
détresse de moins & recueillir dans ses hospices, mais ne s'aperce- 
vant pas qu’il sape les bases de la famille, et convie au célibat la 
généralilé des classes ouvriéres. 

Je reconnais bien l’influence de cette fausse et mauvaise con- 
ception, de ce vieux préjugé si répandu de la pension de retraite. Je 
ne me lasserai pas de combattre cette idée, qui donne une rente 
viagére pour prix et couronnement de toute une vie de labeur. Un 
jour viendra, j’en ai la ferme conviction, ot l’on s’élonnera qu’un 
tel préjugé ait pu s'accréditer au point d’inspirer tant d’institu- 
tions, ot l’on comprendra que le veritable couronnement d’une vie 
laborieuse, que le prix du travail est le capital, et que c'est donc 
dans ce sens que doivent se diriger tous les efforts. Les appétits 
envieux des déshérités du capital poursuivent ce but par des 
moyens désordonnés, avec des doctrines détestables et chimériques. 
Moyens et doctrines ne valent rien, mais lidée dominante, l’ambi- 
tion du capital 4 conqué:ir par le travail, est lidée juste et Vidée 
sociale. Industriels, banquiers, commergants, arlistes, médecins, 
avocats, financiers, ingénieurs, et moi qui écris ces lignes, qu’a- 
vons-nous fait toute notre vie, sinon poursuivre par le travail la 
légilime possession du capital, la fondation du patrimoine, et avons- 
nous songé 4 nous assurer des renles viagéres ? 

J’ajoute que la caisse de retraites de la vieillesse est, pour l’Etat, 


LA QUEREBLLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 137 


une mauvaise opération financiére, aggravant le fardeau déja trop 
lourd des pensions dont il est chargé ; les emprunts en rentes vioge- 
res ont toujours été onéreux. 

Au nombre des institutions décevantes, je mentionnerai encore les 
sociétés de secours mutuels que le gouvernement s'est attaché a 
développer, 4 multiplier, 4 subventionner pendant vingt ans, et qui 
ont élé l’objet d’un véritable engouement. Ici, parmi beaucoup d@’au- 
tres noms honorables, je rencontre deux noms amis, particuliére- 
ment chers au Correspondant et & moi-méme, ceux d’Augustin Co- 
chin et de M. le vicomte-de Melun. Ils ont cru aux sociétés de secours 
mutuels, ou,-du moins, ils se sont efforcés d’y croire, et ils leur ont 
consacré une partie de leur dévorante activité pour le bien. Dirigée 
par de tels hommes, !’institution a dd étre bienfaisante. Pour moi, 
jai foi aux hommes, je n'ai aucune foi a l’institution. Je l’ai prati- 
quée, j’en ai mieux vu les illusions et les inconvénients que les bien- 
faits. Elle a fini par s’embourber, elle aussi, dans l’orniére de la 
pension de retraite, absolument impuissante & remplir 4 cet égard 
ses promesses. Les bornes de cet article ne me permettent pas de 
m’étendre longuement sur les sociétés de secours mutuels , qui de- 
manderaient une étude approfondie. Loealisées, restreintes & un 
groupe de membres ayant des situations bien homogénes , aidées, 
dirigées, largement subventionnées parle patron, ellesrendent, faute 
de mieux, dans des cas définis et principalement pour la maladie, 
d'incontestables services. Je dis 4 dessein : faute de mieux. Le trai- 
tement mensuel, non interrompu par la maladie, serait 4 lui seul un 
plus grand bienfait. Mais elles doivent renoncer & la majeure partie 
de leurs prétentions, et comme elles ne peuvent pas avoir celle d’ou-. 
vrir au travail l’accés du capital, elles n’ont pas d’importance pour la 
question sociale. 

J’avouerai aussi que je vois un vice organique des sociétés de se- 
cours mutuels la précisément ov leurs partisans signalent une con- 
dition nécessaire de succes, dans la confusion des cotisations des 
membres participants avec les dons des bienfaiteurs ou membres 
honoraires. L’institution , ce qui alteste ’impuissance de l’associa- 
tion 4 se suffire 4 elle-méme, repose en quelque sorte sur celle don- 
née : les libéralités du capital venant en aide aux efforts du travail. 
On a pensé, bien a tort, que ce serait procurer l’apaisement de la 
querelle. Mais quelle sera la mesure de ce concours? Naturellement 
elle est indéterminée. Or ce concours sera presque toujours mes- 
quio, par une raison bien simple, c’est qu’il n’apporte au coeur de 
celui qui donne aucune satisfaction. On sait combien l’ouvrier dé- 
teste ce qui ale caractére de l’aumdne, on sait qu'il n’éprouvera au- 





158 LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 


cune reconnaissance. On se laisse arracher d’assez mauvaise grace 
une chélive souscription, on acquilte de plus mauvaise grace cha- 
que année un tribut importun. J’en parle en contribuable et suis loin 
de prétendre 4 la gratitude. Le réle des pauvres receveurs est le 
plus méritoire de la société : l'un d’eux présentait sa quittance de 
vingt francs 4 un membre honoraire bienfaisant et bourru, qui s'é- 
cria : « Tenez, mon ami, vous étes pére de famille, voici deux 
cents francs pour vous, déchirez votre papier et laissez-moi tran- — 
quille. » . 

li n’y a que le patron qui se croie tenu par situation d’étre plus 
généreux. Il ne l’est encore que fort médiocrement, et trop souvent 
il s’imagine avoir ainsi acquitté sa dette, tandis qu’il aurait bien 
mieux a faire. Certes j’adjure le capital de se montrer libéral envers 
le travail, mais de cette libéralité large, féconde, qui accomplit une 
grande ceuvre et alteint un grand but. Voili ce qui est a la fois sé 
duisant pour le coeur et pour lintelligence. Quant 4 celte libéralite 
mesquine qui verse quelques francs ou quelques centaines de francs 
dans la tirelire des cotisations d’une sociélé de mutuellistes, c'est 
une combinaison illusoire qui ne peut avoir de résultats sérieux. Je 
supplie le capital de se communiquer Jui-méme en élevant 4 lui le 
travail. Il doit garder pour lui seul, avec un soin jaloux, le mérite, 
la dignité, lindépendance de ce noble effort, et ne pas le rapetisser 
aux proportions d'un concours que le travail accusera toujours de 
parcimonie. 

Bien plus décevantes encore sont les associations ouvriéres ou coo- 
péralives dont, sauf de rares exceptions, il faudrait demander les 
élats de services aux échos de la salle des faillites. Je n’ai pas 4 m’en 
occuper ici. Leur chimére est de se passer du capital pour générali- 
ser la possession du capital. Je ne crois pas plus, en cette matiére 
quen histoire naturelle, 4 la germination spontanée. Je m'adresse 
tout simplement au capital pour obtenir de lui la semence. 

Qu’y a-t-il donc 4 faire? Je l’ai dit : suivre l’impulsion déji don- 
née, l’éclatant exemple qui fait trois cents capitalistes, et partant 
trois cents conservaleurs, des trois cents employés de la Compagnie 
d’assurances générales, sans leur imposer aucune retenue quelcon- 
que sur le salaire de leur travail, et en les intéressant a la prospé- 
rilé des actionnaires. 

Ce sont des employés, va-t-on s'écrier, et non des ouvriers. — 
Aussi j’ai proposé de transformer de plus en plus les ouvriers en 
employés, afin de Jeur rendre |’institution immédiatement applica- 
ble. J'ai constaté que cette transformation, si importante par elle- 
méme, est opérée en fait dans les Compagnies de chemins de fer. 


LA QUBRELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 159 


Elle l’est aussi, ou elle peut l’étre aisément, dans un grand nombre 
d'autres sociétés, de navigation, d’éclairage au gaz, de distribution 
d’eaux, de pompes funébres, de voitures publiques, clc., dans la 
plupart des grandes usines, des manufactures et des exploitations 
de mines. Elle peut }’étre, sinon d’une maniére générale, du moins 
graduellement et pour un noyau d’ouvriers d’élite, dans les indus- 
(ries du batiment et dans beaucoup d’autres. Le champ des applica- 
tions estdonc déja immense. 

Je pofrrais citer plusieurs compagnies et un honorable agent de 
change, M. Roland Gosselin, qui, depuis quelques mois, ont adopté 
pour leurs employés l’institution. Je préfére mentionner plus spécia- 
lement les applications failes a la classe ouvriére. 

La compagnie du touage de la haute Seine, dont on voit les re- 
morqueurs entrainer sur la riviére une longue file de bateaux, a 
pris 4 son service des mécaniciens, des chauffeurs, des mariniers, 
jusqu’é des forgerons et des charpentiers, pour ses ateliers. Ce sont 
bien, si je ne me trompe, des ouvriers. Tous sont payés au mois, 
c'est-a-dire allachés 4 leur-emploi, c’est-4-dire mariés, sobres, ran- 
gés, hommes d’ordre. Tous sont désormais intéressés aux bénéfices 
de l’entreprise, et vont recevoir un livret établissant leur participa- 
tion progressive en capital sur le modéle exact de la caisse de la com- 
pagnie d’assurances générales. Ainsi l’a décidé la derniére assem- 
blée des actionnaires, sur la proposition de M. P. de Hercé, gérant 
de l'entreprise, et du conseil de surveillance. Tous vont devenir ca- 
pitalistes. Ne craignez pas de les rencontrer dans les émeutes, ne 
craignez pas non plus qu’ils se mettent en gréve. 

J'ignore si les actionnaires se sont crus gén¢reux en concédant 
aux ouvricrs le bienfait de l’institution. J’affirme qu’ils ont été 
sages. 

MM. Auguste et Alphonse Godchaux, chefs d’une importante maison 
de librairie, ont des commis sans doute, mais ils ont aussi, ef en 
grand nombre, de véritables ouvriers, des ouvriéres et des apprentis. 
De tous ils ont fait des employés de la maison, et ils ont inauguré 
en leur faveur, a parlir du 1°" janvier dernier, une caisse de parti- 
cipation aux bénéfices, en y versant une premiére dotation de 
10,000 francs. 

M. A. Chaix, le trés-honorable chef de l’imprimerie centrale 
des chemins de fer, emploie plusieurs centaines d’ouvriers et d’ou- 
vricres. Il vient de fonder en leur faveur une caisse de participation 
a ses bénéfices, et son réglement es( fort intelligemment concu. 

Je me reprocherais de ne pas mentionner l’un des plus bienfaisants 
industriels, M. Leclaire, entreprencur de peinture. La caisse de par- 


140 LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 


ticipation qu’il a fondée depuis de longues années pour ses ouvriers 
est extrémement florissante et a donné de brillants résultats. Etle 
n'a qu'un défaut, c'est d’étre établie sur des bases 81 libérales, qu’iP 
est difficile de la proposer a I’émulation du capital comme un type 
susceptible de se généraliser. Elle fait, suivant moi, trop pelites la 
part du capital qui court les risques, et celle de l’intelligence direc- 
trice. | 

Voila des fails, voila des exemples, non des utopies. Voila divers 
groupes d’ouvriers élevés 4 la condition d'employés participants, @ 
l’'abri du chémage, mis en possesion d’un capital et d’un patrimoine 
gu’ils devront & leur travail sans subir aucune retenue sur leurs 
Salaires, soustraits par leur intérét aux pernicieuses influences de 
la démagogie. Voila des patrons servis avec zéle, a l’abri des révoltes 
et des gréves. Qu’on ne vienne donc pas dire que la chose est chimé- 
rique et impossible. A peine accorderai-je quelle soit difficile & 
lrénergique volonté de vaincre les obstacles. 

Ah! je sais trop que ce qui est difficile, c’est de dissiper les préjugés: 
du capital, c’est de le persuader, c'est de déterminer chez lui cette 
énergique volonté qui aurait tant de puissance. Depuis plusieurs mois, 
passionnément épris, je l’avoue, de cette merveilleuse institution 
dont j’ai touché du doigt les bienfaits, en laquelle je salue presque 
Je salut social, je m’efforce de la propager par la plume et par le 
parole. Dans les nombreuses conversations et correspondances que 
J entretiens a ce sujet, je n’ai pas de peine a discerner si les objections 
qui me sont faites partent du désir de concourir a celte cuvre de 
salut ou de Ja volonté de s’en abstenir. L’accent lui-méme est tout 
différent : ému, sympathique, chaleureux chez les uns, froid, sinon 
dédaigneux chez les autres. Ce n’est pas seulement dans les rangs ¢e 
la démagogie qu’oun trouve des radicaux; il y a aussi les radicaux du 
capital, qui n’admettent aucune composition, qui repoussent, comme 
malsaine et subversive, l’idée de la participation aux bénéfices, ré- 
solus 4 ne pas transiger sur ce qu'ils appellent leurs principes. Ils: 
pensent, parait-il, que tout est bien dans les relations modernes du 
travail et du capital, dans celte séparation tranchée qui aboutit & 
Vantagonisme. Ils s'accommodent de faire de l'industrie entre deux 
insurrections ou deux gréves. Ils m’opposent imperturbablement 
comme une fin de non-recevoir la futile et banale accusation de so- 
cialisme. 

De grace, qu’on définisse ce qu’on entend par ce mot élastique,. 
dont ne veulent déja plus les autres radicaux. Si c’est une aspiraliow 
4 l'amélioration du sort du plus grand nombre, a la diminution de la 
misére et & l'expansion du capital, elle est naturelle et légitime. IE 


LA QUERELLE DU CAPITAL ET DU TRAVAIL. 141 


n’y a pas de coeur chrétien qui ne soit ouvert 4 cette aspiration, et 
1’Evangile tout entier serait un sublime enseignement de socialisme. 
(a le socialisme est aveugle et coupable, c’est of il s’érige en doc- 
trine, procédant par la spoliation, attaquant les droits de la pro- 
priété, les droits du capital. En quoi l’institulion que je recommande 
porte-t-elle alteinte aux droits du capital? Elle les réserve, elle les 
proclame expressément, elle demande tout a la libre initiative, a la 
libéralité, 4 la sagesse du capital, elle l'adjure de se consolider en 
sentourant d'appuis. Planté seul sur un terrain mouvant, larbre 
est incessamment menacé par la tempéte. Le vent I'ébranle et lef- 
feuille, ’orage ravine la terre et dénude les racines. Mais qu’il ré- 
pande ses rejetons, chacun d’eux lui devient un soutien, et la moin- 
‘dre de ses graines qui germe concourt a le protéger en raffermis- 
sant le sol autour de lui. 


ALFRED bE Courcy. 


ee oe ee ee ee re ee 


LA’ LEGENDE DOREE 
DE LONGFELIOW 


rrr ce i re = me err erttr e 


Il sera peut-étre intéressant, pour les admirateurs du grand poéle 
américain, de l’examiner A travers une de ses ceuvres les plus im- 
portantes, et tout la fois les plus imparfaitement connues. On as- 
socie, en effet, plus généralement le nom de Longfellow 4 la char- 
mante création d’Evangéline, ou 4 telle ou telle de ses poésies diver- 
ses, qu’a son poéme de la Légende dorée, le plus long et peut-étre le 
plus remarquable qu'il ait écrit. C’est ce poéme que nous nous pro- 
posons d’analyser ici, en y joignant des citations qui permettront au 
lecteur d'apprécier et de juger par lui-méme. 

Sous le titre de Légende dorée viennent se grouper une succession 
de légendes qui, bien qu’en se reliant au sujet principal, servent, 
avant tout, 4 retracer les types et les coutumes du moyen dge. 
Ii s’est donc agi, pour Longfellow, non pas seulement de tran- 
scrire une page d’un missel gothique, mais tout un missel aux feuil- 
lets couverts chacun d’enluminures différentes. Dans une tache sem- 
blable, la part du peintre l’emporte presque sur celle du poéte; il 


1 La Legenda aurea ou légende dorée, originairement écrite en latin par 
Jacobus de Voragine, frére dominicain, et d’abord intitulée « Légende des saints, » 
recut de ses admirateurs le nom de « Légende dorée, » car, ainsi que le dit Wynkin 
de Wordes: — « Deméme que lor l’emporte en valeur sur tous Jes autres métaux, 
de méme ce livre emporte en excellence sur tous les autres livres. » — Cet ou- 
vrage qui sert de texte a la plupart des légendes mystiques du moyen 4ge, a été 
traduit en francais au quatorziéme siécle par Jean de Vignay, et en anglais au dix- 
huitiéme par William Caxton. — L’histoire, en elle-méime, a été primitivement ra- 
contée, sinon inventée, par Hartmann Von der Ane, Minnesinger du douziéme sié- 
cle; on en peut trouver loriginal dans les Altdeutsche Geschichte de Mailath, avec 
une transcription en allemand moderne. JI en existe une autre dans le recueil des 
Volksbiicher de Marbach. (Note de l'auteur.) 


LA LEGENDE DOREE. 443 


faut que l’esprit se fasse, avant tout, coluriste, que la main substlitue 
4 chaque instant la palette 4 la plume, cherche le ton, adoucisse ou 
rehausse les détails, et surtout ménage l’harmonie de l'ensemble 
par une habile distribution de la lumiére. 

Nulle époque, en effet, ne présente aussi vivement l’idée de la 
couleur que le moyen age, et ceci, en grande partie, 4 cause du sen- 
timent religieux qui, en y prédominant, s’accuse sous la forme par- 
tout répétée des édifices gothiques, des cathédrales et des cloitres 
mystérieusement éclairés des lucurs tremblantes des vilraux qui, 
projetant leurs teintes multiples sur les dalles et le long des voutes, 
eréent ainsi a |’infini de perpétuels effets de lumiére et de couleurs. 
La Légende dorée n'est ainsi qu'un vilrail, aux figures étranges et 
naives, racontant par leur diversité d’attitudes et d’expressions I’his- 
toire symbolique du moyen age. 

Il est assez curieux de voir ce tableau mystique retouché par Long- 
fellow, ce poéte trés-poéte, et par conséquent réveur, mais avant 
tout pratique, c’est-a-dire Américain. Longfellow n’admet guére les 
divagations sans résullat, les brumes sans aurore; il lui faut la ré- 
verie utilisée, la poésie appliquée 4 un but facile a saisir. Les oracles 
ambigus de la sibylle ne le satisfont point, et il ne permet pas 4 une 
parcelle de vérité de s’égarer & travers l’obscurité de la phrase. Sa 
muse a pieds et ailes; elle vole, mais elle veul pouvoir marcher. 

Elle veut pouvoir marcher, pour étre plus prés de l'homme, pour 
laider, pour le fortifier, pour étre utile, enfin! L’utilité, voici la 
grande question pour Longfellow, et nous ne doutons pas qu’en re- 
metiant au jour les personnages effacés de la Légende dorée, il n’ait 
été moins cuidé par la fantaisie réveuse de l’artiste que par le désir 
bienveillant du philanthrope cherchant dans les siécles passés une 
image candide de foi et d’amour capable de réagir contre la froideur 
et le scepticisme du siécle présent. 

(es tendances de l’esprit de Longfellow ont encore augmenté la 
difficulté de son ceuvre. Partagé entre le désir d’étre compréhensible 
et la crainte de trop accuser des types dont le plus grand charme 
consiste justement dans cette indécision des contours que I'ceil mo- 
difie et compléte a son gré, Longfellow a cherché a faire la part égale 
autant que possible entre la réalité et Vidéalité, tache délicate, ott 
l'on échoue le plus souvent, en ne contentant ni les réalistes ni les 
idéalistes. Senetrran a: its * | 

Telle qu’elle est, ‘et avec les concessions que l’auteur a cru devoir 
faire 4 son époque et & la généralité des lecteurs, la Léyende dorée 
reste un des poémes les plus curieux et les plus suaves qu’on puisse 
lire. 7 

L’aclion s’ouvre par un prologue fantastique. Nous sommes a 


444 LA LEGENDE DOREE. 


Strasbourg ;.le démon, qui doit jouer un réle principal dans l’ou- 
vrage, plane, environné des puissances infernales, au-dessus de |’an- 
dique cathédrale. Guidés par lui, les esprits essayent de briser la 
croix qui surmonte le clocher. La nuit et l’orage favorisent leur ceu- 
vre ténébreuse. 


LUCIFER. 
« Hatez-vous tous‘, 
O noirs esprits, 
Arrachez cette croix pesante, 
Cette croix, qui, pour nous braver, 
S’éléve si haut dans les airs! » 
LES VOIX. 
« Nous ne pouvons, 
Car tout autour, 
Les saints, les anges gardiens, : ae 
Se pressant pour la protéger, 
Nous repoussent de toutes parts. » 
LES CLOCHES. 
« Laudo Deum verum 
Plebem voco! 
Congrego clerum! » 
LUCIFER. 
« Plus bas, plus bas, 
Planez plus bas! 
Saisissez les cloches bruyantes, 
Branlant, tintant sur les pavés. 
Précipitez-les dela tour! » 
_ LES VOIX. 
« Ici, tes foudres 
Sont impuissantes : 
" Ces cloches bravent nos atteintes ; 
Ces cloches ont touché l'eau sainte 
Et repoussent notre pouvoir! » 


‘ Ce prologue est en vers blancs dans le texte. — Bien que ce mode de versifica- 


tion ne soit pas adopté en francais, le traducteur a cru devoir s’y conformer pour 
garder loriginalité du rbythme. 


_LA LEGENDE DOREE. 145 


LES CLOCHES, 
« Defunctos ploro! 
Pestem fugo! 
Festa decoro! » 
LUCIFER. 
« Ebranlez murs, 
Piliers, vitraux ! 
Les vitraux, tout flamboyants d’or, 
Dispersez-les, comme en automne 
Les feuilles devant louragan! » 
LES VOIX. 
« Nous ne pouvons ; 
Le saint archange 
Michaél, & chaque fenétre, 
Brandit l’épée étincelante 
Qui des cieux nous précipita! » 
LES CLOCHES. 
« Funera plango! 
Fulgura frango ! 
Sabbata pango! » 
LUCIFER. 
« Que vos éclairs 
Viennent frapper 
Aux massives portes de fer! 

Pillez la maison du Seigneur! _ 
Dispersez la cendre des morts! » 
LES VOIX, 

« Nous ne pouvons, . 
Car les apétres 
Et les martyrs, dans leurs manteaux, 
Comme des gardes sont au seuil, 
Comme des gardes sont en haut! » 
LES CLOCHES. 
. « Excito lentos! 
. Dissipo ventos! — 
-Paco cruentos! » 


10 Jomuar 1872. 40 


M46 LA LEGENBE DOREE. 


LUCHER. 

« Bafoués! bafoués ! 

Et impuissants! « 
Esprits vaincus, laissez vetre oeuvre 
Au temps, supréme destructeur |! 
Eloignez-vous, la nuit s’avance! » 

LES WOK. . 
Aliens, allons, 
v Au ‘vent des nuits! 
Sar las. monts, les prés,.les ferdts! 
Les toits déseris, les hameaux sombres, 
Ternissgut lair ou nous passons. » 
ORGUE ET BLAIN-CHANT, 
«, Nocte surgentes, 
Vigilemus omnes! » 


L’orage redouble, les esprits digparaissent, et nous sommes trans- 
portés au lieu ot l’action réelle commence, dans le chateau de Vauts- 
berg, sur le Rhin. La, dans une des hautes tours, seul, et penché 
sur une table couverte de livres et de manuscrils, veille, en proie 
aux hallucinations d’un cerveau malade, |’étrange héros du poéme, 
le prince Henry de Hoheneck, ‘type du savant, du chercheur et du 
réveur, aux prises avec une époque de mysticisme, ot la science, 
sans cesse assimilée 4 la magie, semble encore le privilége exclusif 
des esprits infernaux, et ot l'on craint d’interroger les sereines mer- 
veilles de la nature, métamorphosées qu’elles sont, par la supersti- 
tion, en sombres mystéres occultes. 

Le prince Henry, ame faible, esprit inquiet, voit sa raison lui 
échapper a travers les secrets qu’il poursuit ; une sombre tristesse, 
un affaissement moral, précurseurs de la folie, épuisent ce que sa 
jeunesse lui laisse encore de forces vitales. Les visions d'un passé 
plus heureux viennent s’offrir 4 sa mémoire, il les appelle et 
cherche & se retrouver lui-méme dans le miroir souriant de ses 
premiéres années de jeunesse. 


LE PRINCE HENRY. 
« Non, je ne puis dormir! mon Ame fiévreuse 
Evoque du passé les jours évanouis, 
Qui viennent inonder, de leur splendeur brumeuse, 


‘LA LEGENDE DORBE. 44ay 


Les pales régions du royaume des nuits ! 

Un souffle, détaché de ce lomtain rivage, 

Et qui semble spins frais, s’approchant davantage, 
Répand aux flots des mers qui nous sont divisés, 
Des doux jardins d’Hesper, les-parfums effacés... 
... Bent qui, ghesant le long des dours aériennes, 
Touche un pli du rideau faiblement.agité, - 

Et qui semble, effleurant deseordes éoliennes, 
Mourir avec le son qu'il avait apporté... 

Revenez, amitiés, depuis longtemps éteintes ! 

‘0 vous,.qui de la source, en misseayx débordant, 
Aviez jadis jailli! dispensés maintenant, 
Creusant au sol désert de stérilas empreintes, 
Taris sous le soleil !....6 vous fous, revenez, 
Dont Jes jours ne sont plas |... 


Hélas! c’en est ainsi! la mémoire retrace 
Et les événements, et le texaps, et:la place ,; 
Des objets-extérieurs se reforme le lien, 
Mais homme, dans son:cceur ne ressuscite rien ! 

.. Le repos! donnea-mai le repos et la paix ! 
Qu’on ne m’aceable point de la vie 4 jamais! 

.. Plus doux semble 4 présent, a ceite Ame 4puisée, 
Sous un trop lourd fardeau de wie et de pensée, 
Le silence profond, lecalme sans réveil 
Et l’éternel repos de l’éternel.sommeil! » 


e é o e e 


C’est ce moment de prostration morale et physique, de découra- 
gement arrivé a l’incrédulité, et d’égarement touchant ala démence 
que le démon choisit pour s’emparer sans retour de cette Ame chan- 
celante. — Un violent coup de tonnerre ébranle les murailles, et a 
la lueur rougeatre de'l’éclair, Lucifer se présente devant le prince 
sous le costume d’un médecin ambulant. 


148 


LA LEGENDE DOREE. 


LUCIFER. 
« Or, salut, prince Henry! ». 
LE PRINCE. 
a Qui parle? qui s avance? 
Et qu’étes-vous ? » 
LUCIFER. 
«Je cherche un moment d'audience 
Avec Sa Seigneurie. » 
LE PRINCE. 
« Et vous étes monté, 
Quand dono?... » 
LUCIFER. 
« Tantdt, trouvant Phuis ouvert... j'ai heurté. » 
| LE PRINCE. 
« Je n’ai pas enlendu. » 
LUCIFER. 
« Vous entendiez l’orage ! 
Les vents sont déchatnés, le. tonnerre.fait rage 
A réveiller les morts! il n’est pas surprenant 
Quand Dieu marche 1a haut d’un pas aussi pesant 
Que de ma faible allure ici le bruit s’efface! » 
LE PRINCE. 
« Et quel est votre but? » 
LUCIFER. 
« Rien ou tout : votre gic 
Décidera, seigneur, — elle tient devant soi 
Un de ceux dont le nombre restreint, dont la foi 
Est de guérir les maux qui sont inguérissables, 
Qu’on nomme ainsi, du moins! » 
LE PRINCE. 
« Ces drogues saenieables 
Rendent-elles la vie aux morts ? » 
LUCIFER. 
« Presque, et bien mieux, 
En préservant tous ceux qui vivent sous les cieux 
D’user de ce moyen, vraiment contre nature; 


LA LEGENDE DORBE. 149 


En montrant clairement, et par la raison pure, 
Que la mort aprés tout, n’est qu'une absurdité, 
Une erreur, ct non pas une nécessilé ! » 


LE PRINCE. 
« Propose, s'il te plait, fes drogues infernales 

Aux gargouilles des tours, qu’ébranlent les rafales, . 
Mais pour moi, j’ai perdu toute foi sous le ciel 

Et ne crois plus a rien qu’au pouvoir élernel. 

.. Votre école, pourtant, dites-moi, quelle est-elle? » 
LUCIFER. 

« C’est l’école, & la fois séculaire et nouvelle, 

L’école du sublime Hermés Trismégistus, 

Fils des temps fabuleux, of régnait Hépheestus, 

Et qui, datant ses lois d’avant les Olympiades, 
Remonte aux jours lointains des premiéres peuplades, 
Au matin nébuleux des hommes et des temps ! 

— Ainsi qu’on voit couler, de sa source nubienne, 
Frayant son cours parmi les morts et les vivants, 

Le large Nil, aux flots mystiques et puissants, | 
Vieux, et nouveau toujours! — de méme, souveraine, 
Ne modifiant point ses éternelles lois, : 
Notre science pure, immuable, sacrée, 

Depuis les premiers dieux, depuis les premiers rois, 
Bravant le cours du temps, et du temps consacrée, 
_Jusques & nous descend, telle encor, que jadis 

On le vit éveiller sous les lotus d'Isis! » — 


Le prince, reconnaissant, dans son étrange interlocuteur, un 
adepte des sciences mystérieuses, qu’it a Jui-méme vainement in- 
terrogées, l’écoute avec une attention croissante. Le tentateur pour- 
suit son cuvre, et achéve de séduire cette Ame égarée par la 
révélation soudaine du secret poursuivi d’dge en 4ge par l’alchimie 
impuissante : — le secret de l’élixir de vie! 

Le prince contemple avidement le flacon que lui tend l’ennemi, 
des hommes, il céde 4 la fascination qui l’attire. — Le démon rem- 
plit une coupe et la lui offre. 








150 LA LEGENDE DOREE. 


LE PRINCE, tenant la coupe. —' 
« Comme un homme penché sur des bords ténébreux; 
Avant de se plonger au flot tumultueux, | 
Voit s’effacer la rive et tournoyer les ‘cieux - 
Et s’arréte, indécis!... puis enfin, du rivage, 
S'élance d'un seut bond dans l'abine béant; 1" 
De méme, a corps perdu, follement je m’engage * / 
Aux courants inconnus de ce fleuve géant, = - 
Styx, ou Léthé.» . 2. 2. 2 2 wee ae 

(Il boit.) 

LUCIFER, disparaissant. 
« Bois! bois! dans. la coupe profonde 
Tombe aux abimes redautés!— | 
— Abimes infinis, ob jamais nulle sonde 
Ne toucha, de l’espoir, les sables argeniés! » 


Des mois se sont écoulés depuis l’apparition nocturne. Le chatean 
de Vautsberg est désert, la mousse croft entre les dalles, la banniére 
a disparu des toarelles, et quand, au retour de loinfains voyages, le 
compagnon d'enfance du prince, Walter de Wogelweide, le fameux 
Minnesinger, se présente & la: polerne vernouillée, all apprend, du 
vieux sénéchal, seul gardien du triste manoir., que l’amai qu i: cherche, 
excommunié et banni, comme s’étant livré, aux. scjences oecultes, 
n’a trouvé un refuge que chez, de pauvres forestiers d T'Odenwald, 
dont les soins dévoués essayent de prolonger sa misérable existence. 

Les vertes foréts de I'Odénwald Viennent servir' de cadre’ & la se- 
conde partie du poéme; ou se deseine la suave et virgmiaté figure 
d’Elsie, la fille du forestier. . 

Elsie a l’age de Mignon et les traits de Marguerite, mais de Mar- 
guerite enfant ;"jamiais Pombre: de Faust ne‘ lat est ‘apparue sous: le 
porche de Vegtise: rastique’ ot elle va prier ie Christ et ta! vieuge 
Marie; les anges seuls visitent ses réves, et les paroles qhi-sortent: 
de sa ‘Kouche semblent ericore un écho: dé leur‘voix. Clest elle qui, 
lorsqué le prittce, tous les jours plus: débile, retdmbe: dans ses sont-' 
bres agitations, réveille; vivante innocence’, les’ souvenits pur 
dans sa mémdire troublée; elle qui, par'ses discours naifs, 
récits ingénus, fait passer 4 chaque instant’ dans Pame apitée du 
prince la limpidité de son 4me enfantine ; elle enfin qui, saris le savoir’ 


LA LEGEND DOBEE.. Bi 


etrien qu’en vivant sous ses yeux, dispute sans cesse son intelligence 
ala folie, sa vie &la mort, et son ame au démon, 

Un oracle étrange est venu jusqu’aux profondeurs de I’Odenwald : 
Jes docteurs de Salerne ont déclaré que le prince peut‘encore recou- 
wer la santé, si une vierge consent 4 mourir 4 sa place, par un 
sacrifice volontaire. Le forestier et sa.femme, reanis autour du foyer, 
aprés la priére du soir, devisent entre eux.de la-makadie du prince 
ede I'étrange arrét des docteurs. Cette scéne, toute entremélée du 
babil des enfants, est charmante de simplicité et de grace : 


LA MERE. ° 
e ° e e ° 6 ° me ° ° e ° 8 s 
» « . . « Pauvre prince! » 
GOTTLIEB. 
« Oui. Pauvre prince, hélaa! ef si doux cependant ! 
Doux comme le phes doux des enfants! » 


MAX. 
« Moi, je Paime, 


Parce qu’il est si bon et qu’il me fait lui-méme 
Des fiéches et des arcs pour tuer les oiseaux | » 
, BERTHA. 
« Je aime aussi, moil » 
: GOTTLIEB. 
« Tous nous !’aimons; de sa grace 
Nous avons toutrecu: la ferme, la maison, 
Les vighes et Ia grange ob mettre la moisson; 
Les chevaux, lé grand beeuf, la charrette qui passe, 
Les bois de la forét... Nous n’avons en retour 
A donner que nos cceurs, mais ils sont pleins d’arhour. » 
he es a " BERTHA. 

« La cigogne, est-ce encor lui qui nous Ia donnée, 
Si blanche, et dont le nid est dans la cheminée? » 
‘eNou, #6n, pds'la cigogne, elle nous vient de Dieu, 

Pour bénir notre toit; tout le reste, en ce lieu, 
Est donné par le prince. Hélas! que Dieu l’assiste, 
Lui rende le repos, et le fasse moins triste! » 


i 


45Z 


LA LEGENDE DOREE. 


ELSIE. 


_ @ Et doit-il donc mourir?» . .° . . .« « «© e 


LA MERE. 
« Oui, si Dieu n’a pitié de sa grande misére 
Et ne fait un miracle! » 
GOTTLIEB. 
« Ou bien, si, sur la terre, 
Oncques trouve une vierge, offrant pour le guérir 
Sa vie, et yolontiers pour lui voulant mouriy? »_ , 
ELSIE. 
« Ce sera moi. » 
| LA MERE. 
« Silence! 6 mon enfant, silence ! 
Doit-on parler ainsi, sans savoir ce qu’on pense? » 
— ELSIE. 
« Je le pense vraiment. » 
MAX. 
« 0 papa, ‘ce ‘matin, 
Hant a tué le loup, ce grand loup, tu sais bien, 
Qui vint, pendant la nuit, 4 notre bergerie 


,Et mangea mon mouton, resté dans la prairie! » 


| GOTTLIEB. 
« Tant mieux. — C’est un vaurien qui devait mal finir. 
Les loups de la forét n’ont qu’a se bien tenir!. » 

MAX. 


e e e e CJ e ® e e e 
7. : 


i ry am .e e e a e ° 
« Je voudrais étre un homme! et grand, fort comme Hant, 


Et je ne ferais rien de toute la journée, 
Que de tuer des loups... » 
GOTTLIEB. 
| « C'est bien dit. — Maintenant, 
Va dormir, pour tacher de devenir bien grand ! 


e e e e e e e oe e eo .e@ 


... Voila qu'il se fait tard!... »- 








LA LEGENDE DOREE. «ABS 


LA MERE. 
. « Prenez de ta lumiére, 
Surtout n’oubliez pas de dire la priére 
Avant d’aller au lit!... » 


GOTTLIEB. 
« Bonsoir. » 
LES EMFANTS. 
« Bonsoir. » 
_ (Les enfants sortent avec Elsie.) 
LA MERE. 
« Gottlieb? 


C'est une bien étrange enfant que notre Elsie! » 


C’est pendant la méme nuit ¢ Elsie, seule et prosternée au pied de 
la croix, fait 4 Dieu )’offrande ingénue de sa vie, tandis que le fores- 
tier et sa femme, retirés dans la chambre conjugale, le coeur encore 
troublé des paroles de |’enfant, écoutent, tout songeurs, le grand 
vent d’orage qui coyrbe au dehors les branches des sapins! 


GOTTLIEB. 
« Les vents sont déchainés ! et la pluie et l’orage 
Ebranlent notre toit, comme si le sauvage, 
Le noir chasseur de Bodentzhein, 
Courait les bois, suivi de son infernal train, 
Présageant un malheur & ceux de ma demeure?... 
... Les chiens hurlent, et... Paix !... écoute : quelqu’un pleure 
Dans l’ombre, prés de nous?... » 


ELSIE. 
? a C’est mol. » 


LA MERE. 
« Toi, notre Elsi? 


Qui te tient hors du lit?... » 
ELSIE. 
if « Ah, j’ai trop de souci ! 
Il semble qu’une main sur mon cceur soit posée, 
Et je ne puis dormir, avec cette pensée 
Que notre cher seigneur doit mourir!... » 





156 


La LEGENDE’ BOREE. 


GOTTLIEB. 
« Pour ceci 
Que veux-tu faive, hélas! i n’est que nena tienne * 
Ce pouvoir danssamain!» . .:: 3 
mB. 
« Il Pa mis dans la mienne, 
Et dans mon cceur ausst. » 
LA MERE. 
« Tes mots sont insensés ! 
Sais-tu ce que tu dis, mon enfant?... » 
ELSIE. 
« Je le sais : 
Pour mon prince; je dis que je donnée ma vie. » 
LA MERE. 
« Tu parles de la mort! — Tu ne la connais pas! » 
ELSIE. 
ne ee oe ae ee toes .4Oe -4 
« J’en sais ce que anaeanie en sait la mort est Pheure 
Ou cesse notre souffle, ob calme on demeure, . 
Calme, et silencieux. — J’ai déja vu mourir, 
Notre petite scour Gertrude ; sans. souffrir 
Elle passa : — ses yeux doucement se fermérent, 
Et, comme deux bluets, tout 4 coup se fanérent; 
Bien plus belle qu’avant, encor, elle semblait!.,. 
Les saints sont morts, le Christ, et la Vierge Marie, 
Les martyra, toes sont morts. Que faire de la vie?... » 


e@ e e e e e e e@ e a e 


GOTTLIEB. 
« Ne parle pas de mort, mon enfant! » 
e ELSIE. 
« Pourquoi faire? » 
GOTTLIEB. 


« Malheur 4 moi! malheur! — 6 le plus matheurewr: 





LA LEGENDE DOREE. 455: 


Parmi les malheureux}... » 1 
LA MERE. | J 
« Las! 6 ma tant atismée, 
Vivre, ef te voir mourir! news, quisommes.pius viewx ! 
.. La tombe del’enfant la premiére fermée |... » 
ELSIE. ae 
« Tune la verras pas: non, ren. — Je dormirai: 
Sous les fleurs d'une autre patrie,, . . « . « 
A Salerne, au dela des montagnes, jirai ; 
— C’est la que doit fini ma vie. if 
— Et ce sera pour toi, comme lorsque j’allats, 
Les jours de marehés, au village, 
Comme si, plus longtemps — j'y restais... 
.. Ne t’en trouble pas davantage!... 
GOTTLIES. 
« O misére ! wee t 
De. nos yeux, mon enfant, toi seule es la lumiére ; 
La joie, 4, nos, vieux cours, qui la donne? — c'est os 
= tu veux mourir!...» . 
LA MERE. 
« Non, plus tard, 6 mon enfant, 
| Quand Dieu tiappellera. Pas.axant, pas. arene » 
ras. 
«llm sappelle déja. » he 2 EY 


\ ‘OOTTLIES. Me 5 AD 4 
| ' "  @ Semble-t-il pas vraiment “' 
Que le frés-saint Esprit dont la gréce est insigne 
~ — par'sa bouche, et ape ce moment) 
.. Si tout cela venait de Biew.. “oS 
7 Lk MERE. — me 
« Lors,'stirenrent 
Ne pourrions contredire ! » ; 
GOTTLIEB. “3 
ss 6 + + @ Amen. + Keoute, Elsie > 


od 








156 LA LEGENDE DOREE. 


Ce que tu nous a dit est étrange, nouveau, 
Et de doute et de peur nous a l’4me-saisie. 
D’ou viennent ces pensers de mort et de tombeau? 
Dans notre aveuglement nous ne pouvons connaitre 
Si c’est, de l’Esprit saint, une inspiration, 
Ou, du malin esprit, noire tentation ; 
Car le bien et le mal, tous deux: y semblent ¢tre? » 
@ 4 ® e e e ° ° e ° ° e ° e e 

_ LA MBRE. 
« Dés qu’un rayon de jour paratitra dans Jes cieux, 
Jirai de tout ceci me confier au prétre, 
Il saura nous donner quelque conseil, peut-étre ! » 


e@ e e e e e e e e e e . e 


Le but principal du poéme se dessine: la lutte du bien et du mal 
commence dans le cceur du prince : — Acceptera-t-il le sacrifice 
d’Elsie? suivra-t-il les conseils de l’ange des ténébres qui l’a déja sé- 
duit? — Agité de désirs contraires, ne sachant ot trouver sa voie, 
le prince, par une étrange naiveté de conscience, caractéristique de 
ce temps, ot le meurtrier se rendait au crime en traversant le con- 
fessionnal, va demander l’ayis du prétre du, village, — prétre qui 
n’est autre que Lucifer lui-méme, sous un déguisement nouveau, 
auquel il semble, du reste, trouver un attrait tout particulier; — 
nous le voyons en attendant le prince se livrer, dans une pose pleinc 
de désinvolture, & une série d’observations critiques sur le saint 
lieu, tandis que les chastes images de sainte Dorothée et de sainte 
Cécile palissent dans leurs cadres vermoulus. 3 


LUGIFER, grotesquement agenouillé. 
« Quels lieux sombres! affreux! Comment a-t-on le cceur 
D’appeler un tel trou « Ja maison du Seigneur, » 
« Et la porte des cieux?... » — Formules consacrées ! — 
(Cherchant a travers I’ église.) 
— ... Les voites, les plafonds, les corniches sacrées, 
Tout est noirci, poudreux ; — les pupitres, les bancs, 
La docte chaire, d’ou, tant de sermons pesants 
Sont tombés en pature aux cerveaux allemands! 








LA LEGENDE DOREE. 457 


— Avec son cadenas, aux voleurs interdit, 
Je vois ici le tronc des pauvres du village ; 
Le prétre, et moi, pourtant, en savons davantage!... 
— Il me plait conserver cette institution, 
Et j'y vais ajouter ma contribution ;... 
(Mettant de l'argent dans le tronc.) 
... Cela me reviendra!... 
... Dans ce coin solitaire, 
Sombre, silencieux, des regards abrité, 
Le confessionnal, et de chaque cété 
Les petits trous grillés, et les marches de pierre, 
Ou les genoux pieux, au moins d’un siécle ou deux, 
Contrits et pénitents, se sont moulés en creux!... 
— Entrons, et seyons-nous... — Qui, 1a se tient le prétre, 
Et c’est la, qu’é travers cette étroite fenétre 
Vient, semblable aux soupirs de la brise du soir, 
Le murmure incessant de l’humain désespoir !... 
... C'est la que le passé rend ses morts!... 
... Crest, du reste, une {range atmosphére, 
L’odeur des passions, des crimes de la terre,... 
... Que j'aime a respirer. » 
Le’ prince traverse l'église et vient s’agenouiller au confessionnal. 


LE PRINCE. 
« Repentant, pénitent, humblement, 6 saint pére, 
Je viens solliciter ta bénédiction? » 

LUCIFER. 

« Cest aprés, et non pas, avant confession 
Que jé prononcerai la bénédiction ; 
— La bénédiction se donne la derniére, 
C’est un adieu, qu’on jette 4 I’héte de son toit, 
Lorsque, prét 4 partir, sur la porte, on le voit, 
Chaussé de sainteté, vétu d’éloffes pures, 
Vierge de tout contact des humaines souillures? » 


LA LEGENDE DORKE. 


LE PRINCE. 

Tu sais ce qui m’améne, et I’étrange dessein 

Qui trouble, en ce moment, ma:pensée inquiste ? » - 
LUCIBER. 

« Ne sois point alarmé; l'kiglise est toute prite 

A calmer le remords qui s’éléve en ton sein ; 

— L’homicide se peut diversement entendre, 

— Tout dépend du molif. » ~~ e 


O dernier rejeton d'une puissante race! - 

— Elle meurt, si tu meurs,.un nona reyal s’afface ! 
Prince, songe & tes fils, ct songe 4 tes aioux!...._. 

— Ira-t-on compaxer, 4 fon sang prétaeux, 

' Celui d'une humble enfant, d'une enfant de la plébe, 
Pauvre sang de vassal, qu’on donne avec la glébe, 

Ce sang qui, tous les jours, sar Je sol des combats, 
Coule.a flots, sans réserve, et qu’on ne compte pas ?... 
C'est le droit du Seigneur : — mais toi, choisi d’avance, 
Mais toi, le sang des rois | —. toi, par Dieu consacré!... 
— Puis songe que le sort, pour elle préparé, 

Ne contient que travaux, que larmes et souffrance ; 

— Fille de paysans : — mére de paysans : 

Rude vie au dehors, et tristesse au dedans..... 

Je ne m’étonne pas qu’un jeune cceur si tendre 

Ne craigne un pareil sort, et ne veuille prétendre 

Aux divines splendeurs, au doux repos des cieux, 
Plutét que de soulfrir la misére en ces lieux ! 

L’Eglise sanctionne un pareil sacrifice!.... » 


e e e e e e 2 2» e e e ° e oe e 


LE PRINOE. 
« ... Mars Dieu? — Suis-je sir qu’il pardonne! 
Nulle action, jamais, n’est faite par personne, 

— Soit pour le bien, soit pour de mal, — 

Sans laisser quelque part ‘un registre fatal, 

Ou les.doigts des esprits écrivent : « Anathéme ! » 


LA LEGENDE DOREE. - 459 
— Ou: « Bénédiction | » 


LUCIFER. 
« ... Le mal n’est que le bien, perverti sur la ‘terre; 
Et Lucifer, qu’est-il? que ’ange de lumiére, 
L’ange chassé, l’ange banni, 
Qui tomba, du ciel pur, dans P'abime infini? » 


1a 
e e e e e e e e e e ® e e a? e 


TE PRINCE. 
Mais cet acte, est-il juste, ou criminel, mon pcre? 
i. hi-je, pour l’accomplir, permission pains: 
. Ton ‘absolution; © 
! aeons restriction ?... 
’ LUCIFER. 
« Va,’ va, je t’en absous, et je t’absous encore 
De tous les crimes que j’ignore 
Qui se pourraient trouver autour ; 
De tous je te délie, et t'absous en ce jour. » 
‘(Etendant la main sar la téte du prince.) 
« Maledictione perpetua 
Maledicat vos! 
° | Pater eternus! » 


“OI * . 


—, 


eo e e e e e e e e ® é ® oe e @ 


Le sacrifice est consommé dans le coeur des pauvres parents. Ils 
ont veillé et prié, ils ont pleuré comme Jephté, ils se sont soumis 
comme Abraham. — Elsie, radieuse, est amenée par eux devant le 
prince. 

ELSIE. 
« ‘Ma vie est peu de chose, 
Rien qu’une goutte d’eau, 
Mais c’est une eau limpide. 
'Prenez-la donc, mon prince, 
Qu’elle vous rafraichisse, 


* En vers blancs dans le texte. 


160 LA LEGENDE DOREE. 


Et qu’elle vous guérisse ; 
Dien hénisse.ledon! xy . . .. 
LE PRINCE. e 
« Le donateur aussi! » 
GOTTLIEB. ° 
« Amen! » 
LE PRINCE. 
« Soit! je l'accepte. » 

Nous entrons dans la phase la plus étrange de l’ceuvre. — Le 
prince, conduisant Elsie, traverse |’AJlemagne, se rendant a Sa- 
lerne, ot I’holucauste doit s’accomplir. — Rien de plus poétique- 
ment bizarre que ce voyage & petites journées, du bourreau sans 
cesse rappelé par sa viclime au but dont il s’écarte 4 chaque in- 
stant. — Elsie consent 4 écouter les dissertations artistiques du 
prince sur les objets nouveaux qui viennent frapper ses regards, 
mais elle ne lui permet pas de perdre de vue le terme de leur 
voyage. — Elle veut avant tout accomplir sa mission, et craint tou- 
jours que cet esprit indécis, revenant sur sa premiére détermina- 
tion, ne lui retire la liberté de se dévouer et de mourir. 

Au point de vue archéologique, et nous entendons ici par ce mot 
aussi bien la reconstruction des meeurs et des costumes du moyen 
Age que la reconstruction des lieux et.des objets qui en forment le 
théatre et les accessoires, cette partie du poéme est des plus cu- 
rieuses et des plus intéressantes. 

Le premier épisode du voyage se passe 4 Strasbourg : — c’est la 
nuit; — le prince, tandis qu’Elsie repose, arpente les rues tor- 
tueuses de la vieille ville ; — on entend, de carrefour en carrefour, 
la voix du crieur des morts, répétant ses appels lugubres. 


LE CRIEUR DES MORTS. 
« Raveillez-vous, gens qui dormez, et priez pour les trépassés. » 
LE PRINCE. 

« Par quels rauques accents, sentinelle des morts, 
Tu jettes aux vivants ce cartel des ténébres ! 

Je vois les trépassés de leurs couches funébres 

Se lever lentement, brouillard mystérieux, 

Ou flottent des linceuls.». . 2. . 


LA LEGENDE DOREE. 464 


LE CRIEUR. 
« Réveillez-vous, gens qui dormez, et priez pour les trépassés. » 
o e e ° . LE: PRINCE. . ° . » 
« Et pourquoi pour les morts qui sont en paix ! — Priez, 
Priez pour les vivants!» . 2. . 2. 1. 1. ew ee 


La voix s’éloigne, son cri monotone est couvert par le bruit des 
sabots d’un cheval, frappant les pavés inégaux de la ruelle. — Le 
prince se retourne et reconnait, dans le chevalier armé de toutes 
piéces qui lui adresse la parole comme 4 un étranger, son ami 
Walter de Vogelweide, le Minnesinger. . , 


6 9 ry 


| WALTER. 

« Henry de Hoheneck! — Et quel charme supréme 
T’a pris 4 tes foréts, et soudain transporté 
Comme moi, dans Strasbourg, l’alsacienne cité? » 

LE PRINCE. 
« C’est un triste récit ! — Malade, je me traine, 
Vers les murs de Salerne ow le destin m’entraine. 
Ne m’interroge pas. — Mais toi, dis qui Uaméne 
Dans cet équipement guerrier?» . . . . .° 

WALTER. 
a Ne vois-tu pas 

La croix de Godefroy briller sur ma poitrine ; 
Elle dit mon chemin. — Je vais en Palestine! » 

LE PRINCE. 
« Ce chemin, que n’est-il aussi le mien, hélas! 
- © © e © «© @ ) ._ 2©« © &© © & @ 8 
Tu quittes notre ciel, Walter, noble poéte ; 
Au tumulte guerrier, tu vas méler tes chants ? » 

e e ° e e ° e ° ® ° e 
WALTER. 
« Mes espoirs sont hardis, mon cecur est fier, j’entends 
Nuit et jour un écho de clairons triomphants ; 
10 Jouurr 1872. Mi 


443: 


LA LEGENDE DOREE, 


Ma vie est dans ma main, comme un are dont je lance 
La fléche qui, peut-étre, au tombeau du Seigneur, 
. Apportera la.délivrance! » 


LE PRINCE. 


. «0 sort.digne.d’envie! étre fort, jeune et hea 
. Etre armé, comme toi, du glaive et de la lyre, 


La chanson sur la lévre, et l’épée au fourreau ; 
Une main pour frapper, un cceur pur pour sourire! 


_ Et ta main et ton cceur, et ton glaive et ta lyre, 


Tout offrir au Seigneur! » 


e e e 6 e e ® e e e r o é q ‘ Yl 


Cette apparition du chevalier ménestrel emprunte une singuliére 
poésie au lieu, 4 lheure et a la rapidité avec laquelle elle dispa- 
ratt, laissant le triste héros du poéme la suivre encore longtemps 
des yeux, comme, dans un ciel sombre, les derniers reflets d'un mé- 
téore évanoul. 

Les scénés suivantes sontencore plus fortement caractéristiques 
comme temps et comme couleur. — C’est le jour de la féte de 
Paques, Elsie et le prince écoutent sur la grande place de Stras- 
bourg un sermon en plein vent, adressé par un moine du chapitre 
4 la foule rassemblée. 


FRERE CUTHBERT, gesticulant, un fouet & la main. 
« — Ecoutez, écoutez, bon peuple : qui s’avance? 
Qui vient vers nous si vile, en pressant son coursier, 
Eperonné, botté, poudreux ?... c’est un courrier. 
— Quel message, et pourquoi si grande diligence, 
Ami, que nqus veux-tu? — Christ est ressuscité! 
— D’ ou viens-tu ! ? —De la cour. — Alorse ot fausseteé. 
“Val jé né te créis pas! »/ 
(Il fait claquer son fouet.) 
« Mais voyez, sur la route, 
Un autre messager galope encor ; sans doute ° 
Celui-la, mes amis, dira la vérité? 
— Quel message, courrier? — Christ est ressuscité ! 
-— D’ou viens-tu? — De la ville. — Arriére ! suis ta route. 





LA LEGENDE DOREE. 165 


Va ! je ne te crois pas! » 
(Il fait daquer son fouet.) 
« Un troisiéme, vraiment t 

Ii vient, ses éperons sont tout couverts de sang !... 

— Christ est ressuscité ! — D’ot viens-tu donc? —De Rome! 
_-—Croyez tous, mes enfants! croyez, il vient de Rome ! 

— Christ est ressuscité! Christ est ressuscité!... » 

Mais, écoutez, du haut de ces tours séculaires 

Les cloches ont soudain chanté. 

Ecoutez leurs sermons, écoutez leurs pricres; 

De leurs levres d’airain tombe la vérité. 

De ces ‘eloches aussi voyes le aiputenient. 

Tantot haut, tantot bas, mouvement qui révéle | 

Le changement constant, la transmutation. , | 

‘Be Y’action avec la contemplation : 

En has, la Foi soumise a l'interprétation; | 

En hau, mystére, amour, vision éternelle!...” 


e e ° . r ° a q . 7° °* ,°e 


Mes fréres, maintenant, venez tous assister 
Au mystére qu’en cette enceinte 
On s’en va nous représenter 
De la Nativité, puis de l’enfance sainte 
De Jésus : — qu'il nous guide @ la félicité. 
Pax vobiscum et benedicite. » | 
(La foulese disperse. Le prince et Elsie entrent dans la eathédrale.) 
ORGUE ET CHANTS. 
Kyrie eleison ! 
Christe eleison ! 
ELSIE. tn. 7 
« Ah! je me sens ici dans la maison d’un pére! 
Ces images des saints, sur les grands murs de pierre, 
Ces visages si doux que reconnait mon ceeur! » 
‘LE PRINCE. 


« Oui, portraits des élus, famille du Sia 


165 LA LEGENDE DOREE. 


— Le tien, plus tard, Elsy, doux ange d’innocence, 
Sera placé prés deux... » 
ELSIE. 
« Ah! quelle église immense! » 


Les voyageurs parcourent lentement le saint édifice. Elsie, plon- 
gée dans une muette extase, écoute le prince, qui lui apprend 4 lire 
dans Jes courbures des voutes, dans les fouillures des corniches, 
dans le bizarre enchevétrement des pilier's et dés arceAux, les inten- 
tions mystiques partout be cas actes de foi neifs de la pierre 


et du ciseau. 

L’église est envahie par la foule, avide d’assister a la représenta- 
tion du mystére. Le thédtre est dressé au fond de la nef; on apercoit 
de petits Alsaciens, en costumes d’anges et de démons, fraternisant 
en attendant que la trompette de l’archange Gabriel annonce le com - 
mencement de la représentation ; Hérode et les rois mages affermis- 
sent leurs tiares sur leurs fronts grossiérement ridés, tandis que la 
Vierge Marie, habillée comme une bourgeoise de la classe moyenne, 
natte ses longs cheveux et ajuste sa cape 4 cété d’un enfant Jésus de 
cing & six ans, 4ge nécessaire pour répondre aux rois mages avec la 
précocité merveilleuse du nouveau-né de Bethléem. 

La trompette retentit : l’archange Gabriel apparait, replie ses ai - 
les, et harangue ‘ainsi le peuple en maniére d’exorde. 


(Introitus.) 
PRECO. | 
« Je représente ici archange Gabriel, 
Venu du ciel en terre en grande diligence. 
Accourez, accourez, bon peuple, au nom du‘ciel. 
4 Venez tous et, chacun, faites grande affluence. 
J’apparais pour vous annoncer 
Qu’ici nous allons retracer 
La nativité bienheureuse, 
Trois fois sainte ef miraculeuse, 
De Notre-Seigneur Jésus-Christ, 
Suivant ce qu il en est écrit 
Dans les annales authentiques 
Des traditions bibliques. » 


Le rideau se léve, et découvre aux regards ébahis des Strasbour- 


LA LEGENDE DOREE. 465 


geois les profondeurs azurées des cieux. Ce séjour de la icité est 
en ce moment troublé par le débat de la Clémence et dela Jus- 
tice, réclamant de Dieu, l’une la grace de ’humanité, l'autre sa dam- 
nation éternelle. Dieu, aprés avoir écouté leurs arguments pour et 
contre, décide que l‘humanilé sera sauvée, s'il. se trouve sur terre 
un mortel, pur de tout péché, offrant sa vie pour racheter ses fréres. 
Les quatre Vertus des cieux sont envoyées en quéle de ce mortel, 
qu’elles cherchent en vain dans les trois parlies du monde — les 
anges, 4 cette époque, ignorant Ics deux autres, aussi bien que 
les hommes. — La Sagesse prend alors la parole, et fait entendre 
qu’un sacrifice aussi divin ne peut étre accompli que par une nature 
divine. Les puissances du ciel attendent la décision du juge. Dieu 
se léve enfin et promet le Rédempteur. : 


(Imprécations des démons sous le théétre. — L’ange Gabriel quitte le 
Paradis et vole vers la terre.) 


MARIE A LA FONTAINE. 


MARIE. 
« Le long du jardin marchant, 
Et la barriére passant, 
Je m’en vais a la fontaine; 


‘Du grand sycomore vert 
Me glissant sous le couvert, 
Nul ne voyant dans la plaine; 


Aucun autre bruit oyant, 
Que l'eau qui tombe en fuyant 
De ma cruche foute pleine; 


Et mes compagnes chantant 
Sur le seuil, en travaillant, 
Filant la soie et la laine. » 


“LANGE GABRIEL. 
« Salut, 6 vierge Marie! » 
MARIE. 
- « D’od vient ce parler si doux? » oa 


466 LA LEGENDE DOREE 


L’ ANGE. 
« 0 femme, soyez bénie! 
« Le Seigneur vous a choisie, 
' «Le Seigneur est avec vous. » 
a F MARIE. 
« Cette voix, du ciel me semble. 
_ | qHélas! d’écouter je tremble 
« Des mots si saints et si doux. » 
LANGE, apparatssant. 
« Crois, 6 femme, crois sans crainte, 
« Tu concevras, vierge et sainte. 
« Un fils de ton sein naitra. 


« Ne crains pas; car Dieu lui-méme, 
« De sa majesté supréme 
« Te garde et te couvrira. » 
MARIE, 
« Vous voyez ’humble servante 
« Du Seigneur, obéissante 
a A ce qu'il ordonnera. » 


(Les démons marchent ¢a et la sous le thédtre, faisant grand bruit. Des 
anges traversent les cieux, portant U’étoile de Bethléem. Une lueur 
soudaine brille au-dessus de la créche). 


ber 


LES ROIS MAGES. 


‘GASPAR. 3 
« Jésus de Nazareth, en ce lieu misérable, 
Salut! — 0 toi, plus grand, dans cette pauvre étable, 
Que la vie et la mort, la joie ou Ja douleur. — 
Cette croix que je.vois sur ta ligne de vie : 
Ne prédit que dangers, que luttes et labeur . 
Dans une région, de ténébres remplie, 
Tu marcheras dans la douleur. » 
MELCHIOR. 
« Roi de Jérusalem, salut! — Une couronne 


LA LEGENDE DOREE. . 46! 


Attend cet humble front; qui d’ombre s’environne. 
— Salut, 6 Roi des Juife! un sceptre tu tiendras. 
— Le sceptre est un roseau ; la couronne est sanglante. 
Au milieu de ton peuple, 4 l'heure d’épouvante, 
Abandonné tu resteras. » 
_ BELSSHAZAR. 
« Christ des chrétiens, salut! — Aux limites du monde 
Ton empire viendra. — De Rome a Trébizonde, 
Le Christ est reconnu, le Christ est redouté. 
— L’ige d’or, revenu, recommence une autre ére. 
Gloire 4 Dieu dans le ciel, et paix sur cette terre 
Aux coeurs de bonne volonté. » 
L’ENFANT, JESUS. 
« Je suis Jésus, le Messie, 
Celui qui devait venir, 
Et, suivant la prophétie, 
Naitre, souffrir et mourir, 
Afin que d autres aient vie. » 
LA VIERGE MAREE, leur distribuant quelques hardes de l'enfant. 
« Ces hardes & san usage, 
_ Et ces langes que voila, 
_ Prenez maintenant pour gage; 
Car nous n’avons en partage 
Rien.4 donner que cela. » 


Nous assistons ensuite 4 la fuite en Egypte et au larcin de lane 
de la sainte Vierge par Titus et Dumachus, figures prophétiques du 
bon et du mauvais larron. (Saint Joseph, dans son effroi, jure par le 
Christ et par la messe.) Le tableau suivant rétrace le massacre des 
Innocents (toujours avec les mémes anachronismes caractéristiques), 
et nous arrivons enfin 4 la scéne naive de Jésus jouant avec ses com- 


pagnons. | 


JESUS. 
« S’en va l'orage partir, 
Allons, pour nous divertir, 
Sur le bord de la riviére, - | 


SS ee ee ee ee oii it i oS 


468 LA LEGENDE DOREE. 


‘Et faisons petits oiseaux 
Tout semblables aux moineaux, 
D’avec la boue et la terre. » 


JUDAS. 
« S’est débordé le ruisseau; 
Etend large et loin son eau 
Tout au travers de la plaine. » 
sisus, posant ses pelits oiseaux prés de la fontaine. 
« Las! voyez mes oiselets, 
Avec leurs becs nouvelets, 
Se pencher 4 la fontaine ! 


« Bientost les ferai chanter, 
Et dans l’air si haut monter, 
Que ne s’en reviendront mie. » 


JUDAS. 
« Tu mens. — Comme roitelets, 
Ne pourront ces oiselets 
Senvoler sur la prairie! » 
JESUS. 
« Vite et droict, oiseaux, volez! 
Et de moy vous rappelez, 
Qui vous aurai baillé vie! » 
(Les oiseaux s’envolent.) 
JUDAS. . 
« Plus-ne veux m’associer 
Ayee lui : c'est un sorcier, 
Comme I’avait dit ma meére. » 
(Il frappe Jésus au cété.) 
JESUS. 
« Au cété tu m’as blessé, 
Judas; — la serai percé, 
Quand mourrai sur le Calvaire. » 


Le mystére se termine aux applaudissements de la foule, se pro 


LA LEGENDE DOREE. 169 
mettant d’assister, aprés Vépres, 4 la représentation de la Passion, 
qui se duit clore par l’exposition des reliques d’un confesseur-mar- 
tyr. 


La quatriéme partie du poéme s‘ouvre sur la grande roule de 
Hirschau. Le prince et Elsie, montés sur de superbes palefrois, et 
accompégnés d'une suite nombreuse, se dirigent vers le prochain 
monastére, ob ils se proposent de demander lhospitalité pour la 
nuil. Il serait difficile de trouver quelque chose de plus poétique et de 
plus charmant que le dialogue d’Elsie et du prince, cheminant céle a 
cdte sur celte large route féodale. Moore lui-méme, ce Lamartine an- 
glais, n’a jamais rien écril de plus suave et de plus harmonieux. Nous 
ne puuvons , malheureusement, donner qu'une traduction impar- 
faite de ce morceau exquis : | 


ELSIE. 
« Le grand chemin s’élance a la cité lointaine, 
Porteur impatient 
Des récils de la vie : amour, audace, haine, 
Péril, travail, tourment!... » 
LE PRINCE. 
« ... Notre vie est la harpe étrange, éolienne, 
Ou, sous les sons joyeux, 
Passe un gémissement perpétuel, douloureux, 
... Comme d’Ames en peine!... » 
ELSI. 
« La foi seule nous peut interpréter la vie, , 
Et seul, le coeur, portant 
Le stigmate des pleurs, comme Jésus, entend 
Son énigme infinie. » 
LE PRINCE. 
« ... L'homme cherche sa joie : un égoisme étrange 
Rapporte tout a soi. 
Et moi, que fais-je ici, voyageant avec toi? 
Un démon prés d’un ange!... » 
ELSIE. 
« La poussiére a blanchi les buissons : sous la roue 
Du chariot passant 


170 


LA LEGENDE DOREE. 


Le chien penche la téte, et le cheval secoue 

Son harnais blanchissant. » 
LE PRINCE. 

« Le voyageur s’arréte a l’auberge prochaine ; 
Le joyeux hételier 

S’avance sur le seuil, et l'eau dela fontaine 
Rafratchit le coursier. » 

ELSIE. 

« Pleine est ainsi la vie, de haltes sur la route, 
Ow s’abreuvent nos cceurs : 

Le plus: pauvre peut boire au ruisseau goutte a goutte 
L’eau qui vient des hauteurs, ». 


La cavalcade s’éloigne , s’enfongant dans la vallée. Le pied des 
chevaux touche un‘sol plus doux, l’air se fait plus pur au voisinage 
de la prairie. Les tours du vieux monastére apparaissentmystérfeu- 
sement éclairées au soleil couchant. Les voyageurss s’arrétent devant 
la grille, le prieur s’avance a Jeur rencontre; tandis que dans le 
scriptorium un frére enlumineur, penché‘sur un missel inachevé, 


termine, aux derniéres clartés du.jour, la page commencée. 


FRERE PaciFicus (transcrivant et enluminant.) 
a Cette ligne achevée, et j'ai {ni ma tache! 


. Le jour décroit ; pourrai-je, & sa faible lueur, 


Kcrire encor un coup le saint nom du Seigneur ? 

... [ime faut Je tracer sans erreur et sans tache, 

Ce nom sacré qu’outrage en tous hieux le pécheur! 

--- Qu un instant jé m’arréte, et: ma plume nettoie, 

Avant que d’en former le « D » mystérieux.:. » 
(Tournant les pages du manuscrit.) 

« Aux louanges d’aucun, sens songer 4 prétendre, 

De quelque orgueil pourtant, je ne‘puis me défendre 

En tournant les feuillets de ce lourd parchemin, 

Tout éclatant d’azur, et d’or, et de carmin. 

Malgré moije ressens une secréte joie, 

A voir qu’un certain art jusqu’au bout s’y déploie, 

Et que je pourrais presque oser dire au Seigneur : 





LA LEGENDE DOREE., 474 


« Voici, de ta loi sainte, une digne copie, 
Ecrite avec beaucoup de peine et de labeur ; 

__ Prends-la donc, 6 mon Dieu, compte-la dans ma vie _ 
Comme un humble travail que j’aurai fait pour toi. » 


» e e e é e e C) e é e e ° e 


‘Le prince est recu par le prieur; nous parcourons les. vastes sal- 
les du monastére, nous entrevoyons méme les caves séculaires of un 
joyeux moine s occupe a déterrer les vieux flacons qui serviront cette 
nuit méme a l’orgie clandestine de quelques-uns de ses pievx com- 
pagnons. Elsie, pendant ce temps, confiée aux soins des nonnes 
d'un couyent voisin, écoute les récits de l’abbesse Irmengarde, et 
contemple, travers les barreaux de enol cellule, le ciel, ot son 
dame aspire a remonter. 

C’est ainsi que, d’étape en étape, de chateau fort en chdteau. fort, 
de ville en ville, nous traversons toute la vieille Allemagne féodale , 
nous arrétant au pied des Alpes pour laisser passer de longues files 
de pélerins allant 4 Bénévent adorer quelque miraculeuse image de 
la sainte Vierge; traversant le pont du Diable, le Saint-Gothard et les 
mers (toujours suivis de Lucifer poursuivant sa proie), et arrivant 
enfin 4 Salerne poury assister & un de ces tournois d’éloquence entre 
étudiants et docteurs, délices des érudits du moyen Age, ef rappe- 
lant le fameux duel littéraire d’Abeilard avec Guillaume de Cham- 
peaux. Cette multiplicité de cadres qu’emprunte Vaction détourne 
forcément I’attention du estewe de l’action elle-méme, qui finit par 
ne plus lui apparaitre que comme une ligne harmonieuse, servant & 
relier et 4 motiver l'ensemble. 

Nous touchons. au dénotment du poéme et au terme de cet 
étrange voyage, commencé,avec la mort pour but, et se terminant 
avec l'amour pour résujtat : l'amour, rencontré partout sur la 
route, plus habile & revétir des déguisements multiples que Lucifer 
lui-méme, et combatlant ses embiches ténébreuses par les séduc- 
tions franches de la nature et de la jeunesse. 

Le poéme, ainsi dégagé de ses voiles fantastiques, reste l’éternelle 
histoire de la lutte des passions dans le.cceur de l’homme : la mala- 
die mystérieuse du prince n’est plus que le doute, engendrant toutes 
les faiblesses, engourdissant esprit et l’Ame jusqu’au jour ot le 
levier vigoureux d’un sentiment vrai vient préter son aide aux fa- 
cultés chancelantes. — C’est ainsi qu’au moment oti le prince va 
remettre Elsie entre les mains du bourreau, une lumiére soudaine, 
dissipant les étranges ténébres ou son cceur était comme enseveli, 
.ui montre le crime en lui donnant l’amour. 


472 LA LEGENDE DOREE. 


Cette scéne, ot Elsie conserve jusquau bout son angéligue au- 
réole de simplicifé et d’héroisme, est une des plus touchantes du 
poéme. — Le diable, sous la forme du frére Angélo, désigné par 
les docteurs pour remplir le réle de sacrificateur, se livre, avant de 
donner le-coup mortel 4 sa victime, 4 une derniére étude du coeur 
humain en inyitant Elsie 4 réfléchir encore 4 ce quelle abandonne, a 
sonder le fond de son 4me et 4 peser une derniére fois.la vie et la 
mort dans la balance : 


ELSIE. 

« ... Je ne viens pas ici raisonner, mais mourir. 
Pourquoi ces questions? Vous n’avez point 4 faire 
De me questionner. Tuez-moi... » 


(S'adressant aux gens de la suite.) 
&. 2«. © © © -« ° ° °° e «© e ee 
... 0 mes amis, pourquoi pleurer? réjouissez-vous ; 
Vous ne comprenez donc ni la mort, ni la vie? 
— La mort n’est que le seuil voilé de la patrie! 
— Heureux sont les premiers qui s’en vont d’entre nous. 
(Se tournant vers le prince.) 
«... Que je ne sois jamais, pour ceux qui m’ont almée, 
Un sujet de chagrin : que, de mon souvenir, 
La paix de leur foyer ne soit jamais troublée ! 
Mais, 4 l’heure du soir, si quelquefois parmi 
Les visages aimés vous voyez mon visage, 
Ne le regardez point comme un mauvais présage, 
Un fantéme effrayant, mais bien comme un ami, 
Sans lequel nul bonheur n’est complet, nulle féte 
Joyeuse, et maintenant, adicu, mon prince. » 
(Le prince se précipitant entre Elsie et le moine.) 
; « Arréte. — 


Angélo! meurtrier!» . . . . 


e e e e e e e e e 


Lucifer entraine Elsie dans la cellule voisine, la porte se re- 
ferme, le prince l’enfonce, d’un effort désespéré. — Quel est le ré- 











LA LEGENDE DOREE. 413 


sultat de cette lutte derniére? Nous ne l’apprenons que plus tard, 
dans la maison du forestier of nous sommes de nouveau trans- 
portés. 

La mére d’Elsie file tristement au rouet, sur lé seuil, ses mains 
sont amaigries et tremblantes, ses yeux creusés par les larmes, elle 
se parle 4 voix basse tout en filant. 


LA MERE. 
«Je Pai bien remarqué, quand la mort entre au seuil, 
Il faut faire bientét un autre habit de deuil, 
Elle laisse en sortant la porte entrebaillée, 
Pour revenir avant la saison écoulée ; 
Le frére suit le frére et la mére l'enfant, 
C’est peut-étre un bienfait du ciel compatissant. 
Pour que les pauvres morts, en nouveaux lieux allés, 
Y soient moins étrangers et plus tét consolés?... 
N’était pour les enfants, je prirais Dieu qu’il prenne 
Ma vie, avant qu’un an sur l'autre ne revienne |... 
Et Gotilieb?... il travaille au dehors tout le jour, 
Mais je sens qu'il n’a plus le.cceur 4 son ouvrage ; 
Je vois son front, ridé tous les jours davantage, 
Et quand, le soir venu, nous veillons tous les deux, 
Il reste sans parole et des pleurs dans Ics yeux! 
... Les enfants seuls sont gais comme 4 leur ordinaire, 
Mais pour moi, ne pense plus endurer ma misére, 
Mon pauvre coeur est las et prét de se briser, 
Sans cesse,. je revicns du passé m’accuser |... 
... Que Dieu nots aide, hélas! nous avions cru bien faire. 


e e bs e ‘@ ®e e 7 %e ee 


(Arwive un forestier portant la livrée du prince.) 
LE FORESTIER. 
« Un message du prince!... » 
LA MBRE. 
: «Ah! de vie ow de mort? 
Répondez, comment est le prince?... » 





474 


LA LEGENDE DOREE, 


LE FORESTIER. 
a Heureux et fort, 
Plein de santé nouvelle et de nouvelle vie.» | 


LA MERE, ; 
« Alors, tout est fini?... Ma fille, mon Elsie?..,» 
LE FORESTIER. 


« Votre fille, il est vrai, n’est plus; si, ce disant, 


, Qn dit:qu’elie n’est plus ce qu'elle était avant?.s » 


LA MERE. 
« Ah! je suis d’esprit simple, et de pauvre naissance, 
Malade, et moitié folle, 4 force de souffrance, 
Et cela n’est pas bien, d’un homme plus savant, 
De se moquer ainsi, quand une pauvre mére 
Pleure son enfant mort! Et vous étes, pourtant, 
Vous étes, vous aussi, né d’une mére!... » 
LE FORESTIER. 
« Votre fille est vivante, et le prince est gueri | 
— A l’heure. ot noys parlons un noble esquif raméne, 
A Vauteber'g le seigneur avec, la chatelaine!... » . 
“e ° e ™ eo we tile . “a . ie o-’ ‘e 
| LA MBREY 
« Vierge! toi qui chéris les humbles de ls terre, 
Si jamais, jusqu’a tei, peut retentir le cri, 
Reconnaissant d'un coeur maternel!.... Vierge et mére, 
Regois entre tes mains ma joyeuse priére |... 
-.. Que ces augustes mains, qui portaient le Sauyeur, 
La portent jusqu’au Dieu trois fois béni!... Seigneur! 
Notre enfant élait morte, et la, voila vivante!... ». 
LE. FORESTIER, 
« Je la vis, sur le pont du superbe navire, 
Prés du prince, ses yeux.dans les siens semblaient lire, 
Un bandeau précieux embellissait encor 


‘Les anneaux déroulés de ses longs cheveux d’or!... » 


3 1 
® e e e 4 e * e 
ou ce 8 8 8 8 8 mg 





LA LEGEXDE DOREE. 475 


LA MEBE. 
« ... Nous reverrons encor notre enfant?... elle vit! 
Elle vit !... elle vit!... oh! menez-moi vers elle ?... 
Mes yeux ont soif de voir son visage, mes mains 
La caressent déja, mon coeur crie et l’appelle!... 
.. La voir, la contempler, la bénir!... anges saints!...» 


®e e & e e s e ry ° eo e . eo e 


Cette scéne, dans ses alternatives d’angoisse et de joie, constam- 
ment interprétées avec une vérité de sentiment et d’expression tou- 
chant au sublime, est incontestablement une des plus belles de ~ 
Pouvrage, et une de celles mettant le plus en lumiére les qualités 
caractéristiques du talent de pongiele®: ce pore par excellence 
du sentiment vrai, 

Il nous reste 4 esquisser le dernier tableau du poéme. — C'est 
le soir des noces; Tes feux du festin s’éteignent au chateau de Vauts- 
berg, les voix et les chants s’apaisent, chevaliers et ménestrels re- 
gagnent les chateaux voisins, les époux sont seuls. Debout sur la 
plateforme gothique, ils écoutent les derniers bruits de la féte se 
perdre dans le silence du soir. On le voit, c'est encore la scéne im- 
mortelle de dofia Sol et d’Hernani, l’époque et le climat seuls sont 
changés. — Au lieu des édifices arabes et mauresques de Saragosse 
illuminée au lointain, les ombres sévéres des vieux burgs féodaux 
se projetant le long du Rhin & la calme lumiére des étoiles : non pas 
les larges étoiles des ciels du Midi, qui semblent nager avec longueur 
dans I’azur encore brillant des faux du jour, mais les constellations 
claires et pressées des contrées boréales, formant autour du ciel 
pale comme une impénétrable cuirasse diamantée. — Au lieu des 
émanations voluptueuses des magnolias et des jasmins, les humides 
parfums des lys d’eau et des nénufars rafraichissant encore Il’air 
chaste et vigoureux des nuits; enfin, au lieu du cor fatal, le son 
lointain et doux des cloches de Gensenheim chantant Vhymne d’hy- 
men qu’elles apportérent jadis aux oreilles de Charlemagne et de 
Fastrada. 


LE PRINCE. 
@. 2 » e - ~ . Sais-tu, ma bien-aimée, 
L’histoire de l’anneau de Fastrada?... l’anneau 
‘Qui ne descendit point dans son royal tombeau, 
Mais qu'on prit, 4 son doigt, sur la couche embaum‘e 
Ou, morte, elle gisait, pour le jeter au flot, 


176 


LA LEGENDE DOREE. 


Qui, s’entr’ouvrant, rendit un étrange sanglot?... 

... A dater de ce jour, le grand roi Charlemagne 

Ne voulut plus revoir le pays d’Allemagne, . 

Et mourut, sur les bords de ce fleuve enchanté 

Qui baigne les tours d’Aix, la francaise cité!... » 
: ELSIE. 

« Et toi, dis; seras-tu si tendre et si fidéle?.... 
Serai-je, si je meurs, regrettée autant qu’elle!... » - 
LE PRINCE. 

« Vie ou mort, joie ou pleurs, richesse ou pauvreté, 
Azur, ombre ou soleil, maladie ou santé, 
Présent comme avenir, temps comme éternité, 
Je Vappartiens! je t'aime! 6 Fastrada, ma reine! 
Le flot limpide et pur de ton Ame sereine, 
Garde l’anneau magique ou tu retiens mon ccur! 
Viens, rentrons!... » 
ELSIE. 
« Pas encor!... vois ces feux dans la plaine! 
Ces rayons dans les cieux!... celte blanche lueur! 
Tous les astres des nuits se sont levés ensemble 
Pour bénir notre amour!... » 
LE PRINCE. 
« Viens, viens, la nuit rassemble 
Les humides brouillards du fleuve, et, lentement, 
Pose son froid manteau sur (on front palissant. » 
(Ils rentrent dans le chateau.) 


Smon ARNAvD. 





REVUE SCIENTIFIQUE 





Grandeur et faiblesse de la science moderne. — Un mot de la Place. — Les savants 
d’autrefois et les savants d’aujourd’hui. — Opinion de Paul-Louis Courier. — Idées 
de Descartes et de Boerhaave sur les orages et sur la foudre. — Ce qu’on en sait au- 
jourd’hui. — La théorie et la pratique. — Franklin et le paratonnerre. — Les instruc- 
tions de l’Académie des sciences touchant la construction et ]’établissement des pa- 
ratonnerres. — Erreurs des architectes. — Notes adressées a |’ Académie des sciences, 
par M. W. de Fonvielle, sur les dangers résultant de Vinsuffisance oun du mauvais 
état des paratonnerres. — Les tuyaux et les compteurs 4 gaz. — Exemples de si- 
nistres. — Edifices foudroyés, — Explosions. — Une église détruite. — Dangers 
causés par les objets métalliques. — Paysans foudroyés sous une meule. — Le docteur 
Wild et les parapluies 4 tige de fer. — Les mystéres de la foudre. — La foudre 
globulaire. — Phénoménes observés 4 Brives. — Questions — L’odeur de la foudre 
et l'ozone. — Dangers de la foudre. — La science et les fléaux. — Encore le prix 
Bréant. —Le choléra et le cuivre. — Hypothése de M. le docteur Burg. — Epidémie 
& Damas en 1871. — Les ouvriers qui travaillent le cuivre. — Immunité prétendue. — 
Discussion des chiffres. — La peste bovine et la conférence de Vienne. — Rapport de 
M. Bouley 4 l'Académie des sciences. — Une victoire relative. — Caractére exolique 
et contagieux de la maladie. — Prohibition du bétail russe en Allemagne. — Quaran- 
taines sur la frontiére autrichienne. — Mesures recommandées par la conférence. — 
Caractére peu scientifique de ces mesures. — L’inoculation et ses effets. — La pone. 
Sanitaire en France. — Réforme réclamée par M. Bouley. 


Nous sommes aujourd’ hui trés-fiers de notre science. Nous nous vantons 
bien haut d’avoir soumis et approprié la nature physique, d avoir pénétré 
ses secrets les plus profonds, d'avoir fait de ses forces les plus redoutables 
nos trés-humbles servantes. Nous citons la vapeur, l’électricité, le magné- 
tisme, devenus entre nos mains des agents de production, de transport, 
de communication dont on ne sait si l'on doit admirer davantage la puis- 
sance, la vitesse ou la docilité. 11 y a quelque fondement a ces hableries de 
notre orgueil satisfait. Le génie de l'homme a, l'on ne le peut nier, accom- 
pli, depuis un siécle, fe grandes choses. Mais ces grandes choses nous ont 
bien un peu, comme on dit, tourné la téte, et nous rendent souvent aveu- 
gles sur les énormes desiderata du présent, injustes et ingrats envers le 
passe. 

Les moins savants sont, comme toujours, les moins modestes. Ils*par- 
lent des découvertes et des inventions modernes dont ils profitent, le plus 
souvent, sans y rien comprendre , comuie s‘ils en étaient les auteurs, 

10 Iouser 1872. 12 


178 REVUE SCIENTIFIQUE. 


et se persuadent volontiers que, s'ils ne découvrent et n’inventent plus 
rien, c’est uniquement parce qu’on en sait assez comme cela. Combien ils 
sont loin de l’illustre la Place, qui, mourant, disait : « Ce que nous savons 
est peu de chose, ce quenous ignorons est immense! » Quant a notre juge- 
ment sur nos devanciers, il se traduit par une pitié dédaigneuse. Nous sou- 
rions et levons les épaules en songeant qu’ils n’avaient pas su trouver les 
chemins de fer, les machines 4 coudre, le télégraphe électrique et la pho- 
tographie, et que le paratonnerre lui-méme, cette invention si élémentaire 
du bonhomme Franklin, ne date que du milieu du siécle dernier ! Nous ne 
songeons point 4 ce que Paul-Louis, ou son amiFabre, a sibien montré dans 
ce chef-d’ceuvre d’esprit et de bon sens, la Conversation chez la comtesse 
d’Albany. Il s’agissait, entre les trois interlocuteurs, de savoir si notre 
sidcle était ou non supérieur a celui de Louis XIV. Courier et madame d’Al- 
bany prétendaient que oui, Fabre soutenait que non, en toutes choses : 
dans la guerre, dans les arts, dans les sciences méme. 

4 ...Dans les sciences? dis-je (c'est Courier qui raconte),— Dans les scien- 
ces, dans toutes les sciences, depuis l’astronomie jusqu’d la croix de par 
Dieu. — Et dans la guerre? — Qui. — Quelle folie! — Me voila prét a 
vous le prouyer 4 pied et 4 cheval. — Vous croyez qu'il se moque, me dit 
_ Madame d Albany; mais il est homme A se charger d'une pareille cause. 
— Pourquoi non? — Vous allez, lui dis-je, nous faire voir qu'on sait au- 
jeurd’hui moins de physique, de mathématiques. — Point du tout; ce 
n’est pas la de quoi de s’agit, — Comment ? — Non, il n’est pds question 
d’examiner si nos savants en savent plus que ceur-la, étant venus aprés 
eux. Car d’abord, instruits par eux, ils savent ce que ceux-1a savaient ; et 
depuis il serait étrange qu’ils n’eussent pas appris quelque chose que ceux- 
la ignoraient. Les progrés qu’ont fait faire aux sciences les uns et les autres, 
voila ce qu il faudrait voir, et balancer les découvertes. — Eh, mais ! lui 
dis-je, ce serait pour n’en pas finir. — Non, reprit-il, les grandes décou- 
vertes sont en-petit nombre. Les nétres, celles de nos péres, tout cela serait 
bientét compté ; et mettant 4 part ce qu’ils nous ont laissé, A part ce que 
nous-mémes avons amassé, on verrait a -l’ceil-que tout notre fonds nous 
vient d’eux, et que depuis longtemps, en ce genre, nous acquérons peu. 
Puis le mérite, qui n'est pas petit, de nous avoir, eux, ouvert la route et 
aplani les obstacles, — Oh! ce qu’ils ont fait pour nous, nous le faisons 
pour d'autres. — Qui, mais c'est le premier pas qui coute... » 

Nest-il pas vrai qu'on ne peut mieux dire? De premiers pas, en notre 
siécle, on en a réellement fait fort peu. Mais au dix-septiéme et au dix- 
huitiéme siécle, quels pas de géants! J’ai parlé du paratonnerre. C'est 
parler de la foudre et de l’électricité. La science de l'électricité, on le sait, 
est une des plus jeunes. Et tant qu’on ne sut rien, ou presque rien de cette 
force, on se trouva fort empéché d’expliquer les éclairs et le tonnerre, a 
fortiort de s’en préserver. Les idées qui avaient cours & ce sujet au dix- 





REVUE SCIENTIFIQUE. 479 


septiéme siécle ne sont pas au-dessus de ce qu’on s'imaginait dans !’anti- 
quité. Descartes n'est pas plus avancé que n’étaient Lucrace et Sénéque, et 
hui, le grand philosophe, Yhomme du doute méthodique, lui qui voulait 
qu’on n’acceptat pour vrai que ce qui est évidemment tel, et qui, avant d’a- 
border aucune autre question métaphysique ou psychologique, crut devoir 
commencer par se démontrer 4 lui-méme sa propre existence, il tombe 
ici dans ce travers si vulgaire, d’affirmer a priori ce qu'il ne sait point. 

« Pour les orages, dit-il, qui sont accompagnés de tonnerres, d’éclairs, 
de tourbillons et de foudre, desquels j'ai pu voir quelques exemples sur 
terre, je ne doute pas qu’ils ne soient causés de ce qu’y ayant plusieurs 
nues l'une sur l'autre, il arrive quelquefois que les hautes descendent 
tout 4 coup sur les plus basses, en méme facgon que je me souviens d’avoir 
vu autrefois dans les Alpes, environ le mois de mai, que les neiges étant 
échauffées et appesanties par le soleil, la moindre émotion de l’air était 
suffisante pour en faire tomber subitement de gros tas, qu'on nommait, ce 
me semble, des avalanches, et qui, retentiseant dans les vallées, imitaient 
assez bien le bruit du tonnerre. » Pourquoi les nuages supérieurs se préci- 
pitent sur ceux d’en bas, et pourquoi les uns et les autres cependant ne 
tombent point sur la terre, Descartes n’en parait point embarrassé. Il se 
contente aussi d’expliquer par cette dégringolade de nuages le bruit du 
tonnerre en le comparant a celui des avalanches, et il oublie qu’en tout 
cas cela n ‘explique point les éclairs, encore moins les coups de foudre. 

« Boerhaave, qui florissait au dix-huitiéme siécle, et qui fut, en ce temps, 
un trés-grand médecin, a exposé dans ses Elementa chimica une théorie 
de la foudre qui est, sinon plus exacte, au moins plus compliquée que celle 
. de Descartes. Inutile de dire que l’électricité, qu’on ne connaissait pas 
alors, n’y entre pour rien. Mais Boerhaave y fait intervenir la lumiére, le 
froid, le chaud, les nuages composés de masses de glace et disposés de fa- 
gon a former des miroirs concaves, la condensation de lair qui, par l'effet 
d’un refroidissement subit, succéde brusquement 4 la dilatation, laquelle 
cause une espéce de vide dans l’espace renfermé entre les nuées ; de telle 
sorte que « l’air, l'eau, la neige, la gréle, et généralement tout ce qui en- 
vironne ce vide, mais surtout les grandes masses de glace qui forment les 
nuées mémes, fondent avec une impétuosité sans pareille les unes vers 
les autres pour remplir le vide. L’énorme vitesse du mouvement par lequel 
toutes ces matiéres sont emportées occasionne un frottement si violent de 
toutes les parties les unes contre les autres, qu'il s ensuit non-seulement 
un bruit éclatant et quelquefois horrible, mais encore |’inflammation de 
toutes les exhalaisons sulfureuses, grasses et huileuses qui se trouvent 
dans le voisinage, et oe Vair est toujours chargé abondamment pendant 
les grandes chaleurs... 

Les exhalaisons saheieuees et huileuses viennent 1a fort a propos pour 
tirer d’embarras le célébre médecin-physicien, et lui fournir l’explication 





180 REVUE SCIENTIFIQUE. 


des éclairs ; i} est vrai qu’on ne voit pas bien — et Boerhaave sur ce point 
reste muet — comment des jets de ces vapeurs enflammées viennent de 
temps 4 autre frapper les objets terrestres. Mais s'il fallait toujours tout 
expliquer, ce serait, comme dit Paul-Loyis, pour n’‘en pas finir. De nos 
jours encore, aprés les découvertes q’Otlo de Guericke, de Franklin, de 
Romas, de Galvani, de Volta et de tant d'autres, avec ce qu'ils nous ont appris 
et ce‘que nous y avons pu ajouter, il s’en faut terriblement que nous soyons 
en état de tout expliquer et de parer atout. Pour ne parler que de la foudre, 
nous ne l’attribuons plus au choc ou a l’écroulement des nuages, a l’ex- 
' plosion de vapeurs grasses ou sulfureuses; nous tenons pour bien démontré 
qu'elle est due a la reconstitution de ce que nous appelons le fluide élec- 
trique neutre, au moyen des deux fluides dits l'un positif, l'autre négatif. 
Nous assimilons l’éclair et le tonnerre, soit qu’ils éclatent entre deux 
nuages ou entre un nuage et la terre, 4 Vétincelle que nous tirons d’une 
machine électrique. Et assurément, cette explication est infiniment préfé- 
rable 4 lhypothése enfantine de Descartes et au galimatias de Boerhaave. 
Franklin, faisant l’application de sa théorie’des deux fluides et du pouvoir 
des pointes, nous a dotés du paratonnerre, et l’on a pu, sans trop d'hyper- 
bole, écrire au bas de son portrait ce vers si connu : 


Eripuit ceelo fulmen sceptrumque tyrannis. 


C’était en 1752. Depuis ce premier pas, quels autres ont été faits dans la 
théorie des orages et dans Ja pratique des moyens de préservation? Fort 
peu. Nous avons cependant, outre l'intéressante notice d’Arago sur le ton- 
nerre, une instruction rédigée en 1823 par l’‘Académie des sciences de Pa- 
ris, touchant la méthode 4 suivre dans la construction et 1l’installation des 
paratonnerres. Cette instruction a regu, en 1867, un complément, sous la 
forme d’un rapport adressé au gouvernement en réponse a la demande 
qu’il avait faite 4 l'Académie d’une nouvelle instruction pour |'établisse- 
ment des paratonnerres sur les magasins & poudre. J'ai analysé et apprécié 
ce travail dans notre revue scientifique du 25 février 1867. « L’Académie, 
disais-je, n’en sait pas beaucoup plus aujourd’hui qu'il y a quarante ans sur 
Ies phénoménes électro-atmosphériques. Aussi l’instruction de 1867 ne 
différe-t-elle que par quelques détails secondaires de celle de 1823. » Et je 
ne crois pas hasarder une affirmation téméraire en ajoutant que, si demain 
l’Académie des sciences avait 4 formuler sur cette matiére un troisiéme 
programme, I'instruction de 1872 différerait encore moins de celle de 
4867 que celle-ci ne différe de la premiére. Et si encore ces instructions 
étaient suivies ! Mais les architectes, s'ils brillent quelquefois par le godt et 
par le talent, ne brillent guére par les connaissances scientifiques. Ge sont 
des artistes, non des physiciens. Aussi n’est-il pas rare, lorsqu’ils ont & 
établir des paratonnerres sur un édifice, qu’ils s’y prennent de fagon 4 le 
faire « conspirer avec le nuage » contre la sureté dudit édifice. Témoin 








REVUE SCIENTIFIQUE. Ags 


les faits cités par M. W. de Fonvielle dans une note adressée par lui 41’ Aca- 
démie, il y a déja plus de trois mois (14 mars), et dans laquelle il insis- 
tait avec raison sur « la nécessité de signaler aux architectes le danger 
résultant de l’habitude trop commune d’établir des tuyauz @ gaz (!) dans 
le voisinage immédiat des paratonnerres ou des objets susceptibles d’en 
faire fonction, » et aussi « d’appeler tout particuliérement l’attention des 
architectes sur la protection des compteurs. » — Cet organe, dit-il, devrait 
étre toujours placé le plus prés possible du réservoir commun (la terre), 
et le plus loin possible de la face que l’orientation de lédifice rend sus- 
ceptible de recevoir le premier choc des orages. En outre, ne serait-il pas 
prudent d‘écarter du voisinage immédiat du compteur toute accumulation 
de matiéres soit combustibles, soit explosibles? » — Evidémment, cela 
tombe sous le sens, et il est regrettable d’avoir 4 rappeler ou inéme & ap- 
prendre aux architectes des régles de prudence aussi élémentaires. M. de 
Fonvielle voudrait aussi que les tuyaux de décharge des eaux pluviales et 
autres fussent l'objet des mémes précautions, 4 mois cependant qu’on ne 
prit soin, ce qui vaudrait mieux encore, de les relier métalliquement aux 
conducteurs du paratonnerre. [I a, dit-il encore, « constalé 4 Paris méme 
des fulzurations déglises, lesquelles, malgré les prescriptions formelles 
de Vinstruction de 1323, n’avaient point été pourvues de paratonnerres. » 
Quoique ayant été réimprimée 4 plusieurs reprises, cette instruction n'est 
point appliquée, méme par le gouvernement qui en a provoqué, il y a un 
_demi-siécle, la rédaction. Ainsi, le ministre de l’intérieur néglige presque 
constainment d’adresser 4 l'Institut un rapport sur Jes cas de fulguration 
observés dans les monuments pourvus de paratonnerres. A peine si ce veeu, 
formulé par vos illustres prédécesseurs, recoit de loin en loin quelques 
satisfactions isolées. » — Ah! dame, le ministre de I’intérieur a, pour !’or- 
dinaire, bien d’autres soucis en téte. Mais, dira-t-on, il y a des bureaux ! 
Ah! oui, les bureaux, le mécanisme administratif que l'Europe nous envie! 
Hélas! nous savons trop ce qu’on peut en attendre. 

M. W. deFonvielle est revenu depuis, avec une louable persévérance, sur 
les causes de l’insuffisance ou méme du danger des paratonnerres. Car, il 
ne faut pas s’y tromper, le paratonnerre, mal disposé, devient aisément 
plus dangereux qu’utile. M. de Fonvielle le démontre en empruntant 4 un 
physicien anglais, M. Henry Wilde, le récit de trois sinistres qui s'expli- 
quent par le mauvais état des chaines du paratonnerre, par l’ obstruction 
des co.iduits de décharges des eaux pluviales, et enfin par le voisinage de 
fils télégraphiques et de tubes 4 gaz d’éclairage. Le premier de ces sinistres 
eut lieu 4 Oldham en 4864. La foudre étant tombée sur une filature, le 
fluide abandonna le paratonnerre qui en protégeait la cheminée, se porta sur 
un fil télégraphique situé prés de la chaine du paratonnerre, et de 1a sur 
un compteur a gaz, qui fit explosion: « La distance franchie par I'étincelle 
a été de seize pieds, ce qui est considérable, et semble indiquer que le pa- 


182 REVUE SCIENTIFIQUE. 


ratonnerre était tout 4 fait hors de service. Il s’ensuivit, dans le magasin 
de coton ou l'explosion avait eu lieu, un commencement d’incendie dont 
on put heureusement se rendre maitre. Un second accident se produisit 
en 1863 4 Kersall-Moor. L’église avait encore son paratonnerre ; mais cet 
appareil était en mauvais état, et la foudre le quitta pour sauter sur un 
tuyau 4 gaz, qu'elle fondit en enflammant un jet, et de 14 se frayer un pas- 
sage 4 travers un mur, ou elle fit un trou de quatre pieds de profondeur. 
C’était un dimanche. Les fidéles qui assistaient a l'office recurent tous une 
commotion plus ou moins forte, et plusieurs s’apercurent ensuite que leurs 
montres étaient devenues magnétiques. » 

Le troisiéme accident, et le plus grave, est tout récent. fl a eu lieu le 
4 janvier dernier dans la petite ville de Crumpsall, non loin de Manchester. 
C’est encore l’église qui a été frappée. « L’architecte, dit M. W. de Fon- 
vielle, avait eu la malheureuse idée de se servir du tuyau de décharge des 
eaux pluviales pour faire passer la tige du paratonnerr e, et Vidée plus mal- 
heureuse encore de disposer, parallélement 4 la gouttiére et 4 peu de dis- 
tance au-dessous, un Jong tube destiné 4 l’alimentation des becs de gaz 
pour le service intérieur de l’église. I] est infiniment probable que le tuyau 
de décharge se boucha, ou du moins qu’il devint insuffisant pour empé- 
cher que la gouttiére ne se remplit ct qu’elle ne se trouvat en communica- 
tion électrique avec le paratonnerre. Comme elle était en présence de l'es- 
péce d'armature que formaient 4 faible distance les tuyaux 4 gaz, on 
comprend facilement ce qui arriva. La tige du paratonnerrre devint in- 
suffisante, d’autant plus que le mur, probablement humidifié du cété d’ou 
venait l’orage, facilita la communication entre le paratonnerre et le sys- 
téme des conduites 4 gaz. L’explosion se produisit, comme toujours, au 
compteur, et c'est précisément dans cet endroit que l’incendie se déclara. » 
L’église de Kersall-Moor a été entiérement détruite. 

Une autre note de M. de Fonvielle, communiquée 4 I’ Académie le 27 mai 
dernier, donne de nouveaux exemples du danger résultant du voisinage 
des corps métalliques pendant les orages. Quatre jours auparavant, 
Je 25, 44 heures du soir, un violent orage ayant éclaté sur le territoire 
de la commune de Créteil, plusieurs personnes qui étaient en train 
de travailler dans les champs se réfugiérent sous une meule, empor- 
tant avec elles leur charrue et des crochets de fer. Un instant aprés, la 
meule était frappée par le tonnerre, et les malheureux qui étaient venus y 
chercher un abri tombaient foudroyés. Mon savant confrére attribue ce fait 
4 la présence des instruments en fer. Le coup de foudre de Créteil fournit 
@ailleurs exemple d’un phénoméne assez remarquable, déja observé 
plusieurs fois. Le rayon fulgurant s'est partagé en deux branches, doat 
lune s’est dirigée vers la charrue, l’autre vers les crochets. Deux trous 
fulgurants, qui existent encore, dit l’auteur, sont la preuve évidente de 
cette bifurcation. La méme note signale encore un phénoméne observé & 





REVUE SCIENTIFIQUE. 183 


Londres, le 9 mai, par le docteur Wild, pendant un orage. Ce docteur 
avait ouvert son parapluie, qui était a tige de fer. En traversant un endroit 
découvert, il éprouva une secousse dans le bras et un coup a la tempe, et 
il vit briller des étincelles 4 toutes les pointes de son parapluie. Son corps 
_avait donc servi de conducteur pour compléter le circuit, et la tige de fer 
avait joué le réle de paratonnerre. Heureusement pour M. Wild, la décharge 
électrique avait été extrémement légére. Cela prouve, mesdames et mes- 
sieurs, qu’en temps d’orage il faut préférer les parapluies & tige de bois 
aux parapluies 4 tige métallique. 

M. le docteur Bérigny donne, dans la livraison des Comptes rendus de 
Y'Académie des sciences du 47 juin (n° 25 du 4¢ semestre de 1872) la des- 
cription et la figure d'un tuyau de conduite de gaz que la foudre a trés- 
singuliérement endommagé, en tombant a Versailles, le 6 juin, sur l’angle 
d'une maison située rue de Montebello. « La foudre, dit-il, s’est introduite 
dans l’angle droit d'un mur, en frappant et perforant une conduite hori- 
zontale en plomb qui traversait ce mur, épais de 60 centimétres, aprés le- 
quel se trouvait immédiatement le compteur. » Cette conduite a 2 centimeé- 
_ tres de diamétre ; elle touchait 4 un tuyau en zinc perpendiculaire au sol, 
et destiné 4 l’écoulement des eaux. C'est évidemment ce tuyau qui a servi 
de conducteur au fluide, ce qui confirme bien les observations de M. de 
Fonvielle; mais ce qui étonne, c’est que le compteur, situé de l'autre cété 
du mur, n’a pas été atteint : la foudre n’a fait que pratiquer dans la con. 
duite en plomb plusieurs petites ouvertures — dont quelques-unes parfai- 
tement circulaires — par lesquelles un jet de gaz enflammé s'est élancé 
au dehors. Le panache de feu a jeté dans la ville un grand émoi; mais on 
est parvenu aisément a |’éteindre avec de la terre mouillée. 

Les phénoménes dont nous venons de parler sont de ceux dont les théo- 
ries admises en matiére d’électricité atmosphérique rendent compte assez 
facilement. Mais il en est une foule d'autres qui s‘observent assez fréquem- 
ment dans les orages, et sur la raison desquels notre grande science n’est 
pas mieux édifiée que l’ignorance de nos aieux. Arago, dans sa Notice sur 
_le tonnerre, cite plusieurs de ces formes étranges et de ces effets capri- 
cieux de la foudre, qui mettent en défaut toute la sagacité de nos savants. 
Tel est le phénoméne qu’on désigne sous le nom de foudre globulaire, et 
dont un exemple a été observé 4 Brives le 17 mai. C’est M. E. Nasse qui a 
adressé sur ce fait 4 !’Académie les renseignements suivants : 

Au dire de plusieurs témoins, la foudre est d’abord tombée rue Majour, 
sous la forme d'un globe de feu, qui, aprés avoir touché le pavé, aurait 
aussitét rebondi. Arrivé & une certaine hauteur, ce globe, gros comme une 
comporte, disent les gens du pays‘, s'est déchiré ; des traits de foudre ont 
rayonné dans diverses directions ; l'un d’eux est allé s’abattre sur le fil 


« Qu’est-ce qu’une comporte? Je viens de chercher ce mot, sans le trouver, dans le 
- Dictionnaire de M. Dupiney de Vorepierre et dans celui de M. Littré. J’imagine que ce 
_ doit étre quelque chose comme une citrouille (7...) 


| 184 REVUE SCIENTIFIQUE. 


télégraphique, rue de Puy-Blanc. Un autre a frappé, rue Barbecanne, la 
maison Sol, ot il s'est livré aux ébats les plus fantastiques. Aprés étre entré 
par la cheminée, qui s'est écroulée en partie, il a parcouru toute la mai- 
son, portant ses ravages 4 chaque étage et presque dans chaque picce. 
« Au rez-de-chaussée, dit la note de M. E. Nasse, plusieurs personnes pre- 
naient leur repas. Tout 4 coup la bougie qui les éclairait s‘éteint, et une 
détonation épouvantable se produit; personne n’est atteint, tandis qu'un 


‘support de fer placé dans la cheminée est exactement coupé en deux, et. 


que la pierre éclate en plusieurs endroits. Au premier étage, dans un 
salon, la cheminée de marbre est brisée par le fluide, ainsi que ce qu'elle 
supportait. La foudre, heureusement pour les personnes qui se trouvaient 
dans \'appartement, s'est écoulée facilement, grace aux filets dor tracés 
sur le papier qui tapisse les murs. Cou.me nous nous en sommes rendu 
compte, l’électricité a suivi chacun de ces minces filaments métalliques, 
en volatilisant l’or sur son passage. Au second étage, les dégats mateériels 
ont été également nombreux; une personne qui se trouvait dans l'une des 
piéces a été littéralement enveloppée par le fluide. Partout sur son pas- 
sage la foudre a laissé une forte odeur sulfureuse. Malgré la route en ap- 
parence capricieuse de la foudre, nous avons pu constater, comme on 
observe presque toujours, que, partout ou il y a eu un changement brus- 
que de direction, il a été da a l’influence de corps bons conducteurs, et que 
le fluide a suivi ces corps sans commettre de dégats, pour recominencer ses 
effets désastreux plus loin. » L’auteur ajcute que la foudre est également 
tombée sous forme de globe de feu 4 deux kilométres de Brives, prés du 
bourg de Mallemont. Le projectile céleste s’est aussi relevé aprés avoir 
touché le sol, et est allé éclater dans les branches d'un arbre voisin. 
_ Ainsi, voila un globe incandescent qui, d’un nuage orageux sans doute, 
est projeté vers la terre. Quelle force l’a lancé? quelle est la matiére dont 
il se compose? Il frappe-le sol et rebondit. C’est donc un corps élastique? 
Puis il éclate. I! renferme donc des substances explosibles? Il se produit 
tout 4 coup dans sa masse une réaction chimique. Quelle est la nature de 
cette réaction ? En éclatant, il lance en divers sens des traits de feu. Com- 
" ment? pourquoi?... Lorsque nos physiciens auront trouvé une solution satis- 
faisante a toutes ces questions que souléve le seul phénoméne de la foudre 
globulaire; lorsqu’ils auront expliqué les effets de transport, de perfora- 
tion, de division, de fusion, etc., produits par Ja foudre; lorsqu’ils auront 
expliqué les colorations et les formes diverses des éclairs; lorsqu’ils au- 
ront expliqué la gréle et bien d'autres choses qu’ils n’expliquent point ou 
qu'ils expliquent mal, ils seront excusables de railler ou de regarder en 
pitié les théories a priori de leurs devanciers. Quant 4l'odeur de soufre 
que laissent toujours aprés eux les coups de foudre, on sait, depuis les 
travaux de van Marum, de Scheenbein, de MM. de la Rive, Frémy et de 
quelques autres, qu'elle est due 4 une modification particuliére que l'oxy- 
géne éprouve sous l’influence des décharges électriques et qui le trans- 


REVUE SCIENTIFIQUE. 185 


forment en ozone. Mais il faut avouer que cette transformation, encore trés- 
-imparfaitement connue quant 4 sa nature intime, était bien propre & faire 
‘illusion aux anciens physiciens, et 4 leur faire admettre ]’intervention de 
vapeurs sulfureuses dans les phénoménes orageux. 
. Quoi quil en soit, et nonobstant les desiderata que présente avjourd hui, 
aprés tant de recherches, d’observations et de découvertes importantes, 
la théorie des orages, la foudre est peut-étre de tous les fléaux celui contre 
-lequel la science est le moins impuissante. Nous lui devons du moins le 
paratonnerre qui, s'il n’est pas toujours efficace, l’est dans la plupart des 
cas. Et puis, la foudre n’est pas, en somme, un fléau bien dangereux. Le 
nombre des personnes qu'elle frappe et Ja valeur des dégats qu’elle cause 
chaque année s'expriment par des chiffres imperceptibles. « Personne, dit 
Arago, ne me démentira si j'affirme que, pour chacun des habitants de 
Paris, le danger d’y étre foudroyé est moindre que celui de périr par la 
chute d'un ouvrier couvreur, d'une cheminée ou d’un vase a fleurs. » Mais 
- il est bien des fléaux autrement redoutables soit pour la vie humaine, soit 
pour celle des animaux et des végétaux qui forment une partie considérable 
de la richesse publique; fléaux dont la science s’évertue vainement 4 péné- 
trer la cause et dont elle ne réussit pas mieux 4 conjurer les effets. Certes, si 
la peste a cessé de ravager l’Orient et l’Occident, c’est qu'elle l’a bien voulu: 
elle s'est éteinte d’elle-méme : la médecine n’y a été pour rien. La peste 
d’ailleurs a laissé des successeurs qui la valent bien : le typhus et la fiévre 
typhoide, que les médecins traitent comme ils peuvent, mais que la nature 
guerit quand il lui plait ; le choléra, la fiévre jaune, fleaux mystérieux et 
terribles qui défient aussi bien des théories nosologiques que les procédés 
prophylactiques et curatifs. ll y a cependant, en ce qui concerne le cho- 
léra, des chercheurs de remédes qui ne se lassent point. Les cent mille 
francs du prix Bréant sont toujours la pour fortifier en eux l'amour de l'hu- 
manité et stimuler leur zéle scientifique. Aussi l'Académie des sciences con- 
tinue-t-elle de recevoir de temps en temps sur ce sujet des lettres et des 
mémoires qui sont incontinent renvoyés 4 la commission du legs Bréant. 
M. le secrétaire perpétuel Dumas a fait cependant, il y a quelques jours, 
une exception en faveur d’une note de M. le docteur Burq. 

J’ai déja parlé ici de cet honorable médecin, qui croit avoir trouvé dans le 
cuivre un reméde spécifique contre le choléra et contre plusieurs autres ma- 
ladies encore. Pourquoi le cuivre plutét que le fer, l’argent, le zinc, P’étain, 
ou tout autre métal? M. Burg ne s’explique pas A cet égard. Il croit avoir 
constaté des faits qui lui semblent décisifs ; il s’en contente, et s'il nous 
était démontré que ces faits ne sont pas de simples accidents, des coinci- 
dences toutes fortuites, s'il était établi qu’il suffit d’avoir dans sa poche ou 
méme sur sa peau beaucoup de ronds en cuivre pour étre préservé du cho- 
léra, nous n’en demanderions pas non plus davantage, et nous ne verrions 
nul inconvénient 4 ce que les cent mille francs du philanthrope Bréant 
fussent adjugés enfin 4 M. Burq. Mais, 4 dire vrai, la démonstration expé- 


186 REVUE SCIENTIFIQUE. 


rimentale ne parait pas jusqu’ici compenser suffisamment l’absenoce de 

_ toute démonstration rationnelle. On sait comment se forment, s’enracinent et 
cherchent 4 s’imposer les opinions de ce genre. Une fois nées de l'observa- 
tion d'un fait qui peut n’étre dd qu’au hasard, elles cherchent partout, non 

, pas des vérifications ou un contréle impartial, mais des confirmations, et 
_ elles ne manquent jamais d’en trouver. Je ne sais plus quel médecin diplémé 
ou non diplémé s’était avisé jadis de représenter I'honorable profession 
de... vidangeur — sauf le respect que je vous dois — comme assurant & 
ceux qui l’exercent une immunité presque certaine en-temps d’épidémie 
cholérique. Notre homme consulta les statistiques et y trouva 4 l’appui de 
.8a thése des chiffres qui, s’ils ne lui donnaient pas tout a fait raison, ne lui 
donnaieut du moins pas tort, Car il y a maniére d’interroger les statisti- 
ques, et c'est bien 4 tort qu’on s’en va répétant ce cliché forgé sans doute 
par leg statisticiens : « Il n’y a rien d’inflexible comme les chiffres.» Bien 
au contraire, bonnes gens, rien n'est plus flexible, plus maniable, plus fa- 
cile 4 accommoder aux démonstrations les plus contradictoires. Comment? 
.Simplement par l'emploi conscient ou inconscient du procédé connu dans 
. Vécole sous le nom de dénombrement incomplet. Ce procédé consiste, 
dans l’espéce, 4 prendre seulement les chiffres qui disent ce que vous sou- 

: haitez et 4 négliger les autres. Ce n’est pas plus difficile que cela, et cela 
se peut faire, je vous assure, de la meilleure foi du monde. Je reviens & 
M, le docteur Burq. D’apréas les renseignements qui lui ont été transmis de 

. Bagdad par le Fr. Damien, |’épidémie qui a sévi dans cette ville l'année 
: derniére, depuis la fin d’avril jusqu’a la fin d’octobre, a fait, sur une po- 
pulation de 80,000 ames, 800 victimes. Dans ce nombre, le bazar, qui 
- contient une centaine de boutiques occupant a peu prés 500 ouvriers au 
travail ou au.commerce de la chaudronnerie, n’a compté que trois vic- 
- times. Deux étaient des ouvriers dont l'un avait, je crois, quitté la profes- 
- sion depuis assez longtemps, et l'autre était en chémage, pour cause de 
maladie ou pour quelque autre motif, depuis quelques mois. La troisiéme 

. victime seule était un ouvrier en activité de travail. Il est bien entendu que 
_ Je ne suspecte ici en aucune facon la véracité du Fr. Damien ni celle du 
docteur Burg, ni méme I'exactitude matérielle des chiffres relevés par eux; 
d’autant que ces chiffres n’ont rien du tout de surprenant, et qu'il faut, ce 

- me semble, beaucoup de bonne volonté pour y trouver un argument en 
. faveur de la vertu préservatrice du cuivre. Examinons, en effet, ces chif- 
fres, puisque ce sont des chiffres qu’on nous présente. L’épidémie, dit la 
note de M. Burg, a sévi 4 Bagdad « d'une maniére exceptionnelle. » Quoi! 
800 victimes sur 80,000 Ames, c’est-a-dire un pour cent, c'est 14 ce qu'il 
appelle, dans une ville orientale, une mor talité exceptionnelle! Eh! nous 
- en avons vu bien d'autres en Europe, en France. A Paris méme, nous 
avons eu, en 18352 et en 1849, des mortalités de 2 etS pour 400. Ailleurs 
nous avons eu des villes décimées, des villag es presque dépeuplés. Huit cents 
personnes en cing mois, c'est une fraction de plus que quatre décés par 





REVUE SCIENTIFIQUE. 187 


jour!... Aprés cela, M.le docteur Burg entend peut-étre que c’est par sa bé- 
nignité que l’épidémies’est montrée exceptionnelle ? —En tout cas, compa- 
rons les chiffres généraux avec les chiffres spéciaux sur lesquels il s’appuie. 
Lapopulation, prise en bloc, aperdui pour 100. Mais il ya eu certainement 
des catégories d’individus pour lesquelles la proportion a été sensiblement 
plus forte : les enfants, les malades, ou simplement les habitants de cer- 
tains quartiers. — Car on sait que le choléra s’acharne toujours sur cet- 
taines zones, sur certains groupes. En voila donc qui ont en partie payé 
pour les autres; de sorte que, non pas pour les habitants trés-épargnés, 
mais seulement pour ceux qui n’ont pas été particuliérement maltraités, la 
mortalité n’a pu étre que de 1/2 4 4/3 pour 100 au plus. Or, trois morts 
sur cing cents ouvriers adonnés au travail du cuivre, c’est 4 peu prés cette 
proportion-1a. Il n’y a donc nullement lieu de la vouloir expliquer par une 
immunité professionnelle. Trois morts sur cing cents, quand la mortalité gé- 
nérale est de 8 pour 800, ce n’est pas une immunité, et il n’est pas douteux 
que, si, au lieu de s’atlacher aux ouvriers travaillant le cuivre, on efit re- 
cherché aussi la mortalité des autres artisans ou commercants, on nett pas 
manqué de trouver dans d'autres professions des immunités au moins aussi 
réelles. Quant 4 cette circonstance que deux des victimes auraient cessé, de- 
puis un temps plus ou moins long, de travailler le cuivre, jene pense pasqu on 
8’y puisse arréter sérieusement. Mais si pourtant M. le docteur Burg insis- 
tait, et s'il voulait absolument que la mortalité cholérique pour les gens 
travaillant le cuivre fit de 4, et non de 3 pour 500: « Soit, lui répondrais- 
je. Mais puisque 1 a été atteint, c’est donc que le cuivre ne préserve 
point. Prétendez-vous que ce soit une exception? je consens a l’aqmettre, 
mais seulement quand vous l’aurez prouvé, car une affirmation ne saurait 
tenir lieu de preuve. » 
On se rappelle qu’a la suite de la derniére invasion du choléra, les 
ts européens se résolurent 4 nommer une commission sanitaire tnter- 
nalionale chargée d’aviser aux moyens de prévenir le retour du fléau asia- 
tique. Cette commission se réunit, si j'ai mémoire, 4 Constantinople, et, 
aprés mare délibération, déclara que la seule chance de salut consistait 4 
barrer autant que possible le passage au choléra par le moyen des quaran- 
taines. Une décision semblable vient d’étre prise 4 ]’égard de la peste bo- 
Vine par une autre conférence convoquée 4 Vienne, le 16 mars dernier, par 
Vinitiative du gouvernement austro-hongrois. Onze Etats s’étaient fait re- 
présenter a cette conférence par vingt-six délégués ; c’étaient : l’Allemagne, 
YAutriche, la Belgique, la France, la Grande-Bretagne, I'[talie, les Princi- 
pautés roumaines, la Russie, la Servie, la Suisse et la Turquie. M. le pro- 
fesseur Bouley, qui y représentait la France, a rendu compte a l’Académie, 
dans la séance du 29 avril, des délibérations de cette conférence. Les 
questions 4 résoudre étaient au nombre de plus de soixante-cing. Sur 
presque toutes, la conférence a été unanime. Dans deux cas seu- 


“ 


188 REVUE SGIENTIFIQUE. 


-lement, d'une importance secondaire, l'accord n'a pas été aussi com 
..plet. 

: Cependant, ne nous hatons pas trop de célébrer Ja victoire de la science 
sur la peste bovine. La science médicale ne peut légitimement se vanter 
d’avoir vaincu une maladie que lorsqu’elle a trouvé un moyen certain de la 
prévenir ou de la guérir. Or, nous n’en sommes pasa en ce qui.concerne le 
.typhus des bétes 4 cornes. La cause de ce fléau est et demeurera probable- 
Ment toujours inconnue ; et quant 4 une médication capable de rendre a 
Ja vie et 4 la santé les animaux qui en sont atteints, on n’en connait point, 
et l'on n’a guére le loisir d’en chercher. Mais n’oublions pas qu'il s’agit 
ici d’une épizootie, non d'une épidémie. Les sujets malades ou mena- 
cés sont des animaux, non des hommes. D’autre part, |’épizootie présente 
un double caractére qui simplifie notablement Ja question des mesures 
sanitaires. En premier lieu, c’est, par rapport a l'Europe occidentale, une 
affection exotique. Elle ne se développe jamais spontanément sur aucune 
race hors des steppes de la Russie. En second lieu, c’est une maladie es- 
sentiellement et exclusivement contagieuse. Voild ce que l'on sait avjour- 
d’hui de science certaine, et certes, c'est bien quelque chose, car il s’en- 
. suit d’abord que, si l'on parvient 4 confiner les bestiaux russes dans la 
contrée ou régne la peste, on sera assuré que celle-ci n’en franchira point 
les limites; ensuite que, partout ot la maladie a été importée, il suffit 
d’isoler et d’abattre les sujets contaminés pour ouctes net la propagation 
du mal. 

«La contagion, dit M. Bouley, voila donc la cause exclusive de l’impor- 
tation, de la propagation et de la permanence plus ou moins durable de la 
peste bovine dans les pays de notre Europe et dans ceux de I'Europe cen- 
trale. C’est de cette notion si certaine et si incontestable que procédent 
toutes les mesures sanitaires que la conférence internationale a arrétées, 
et dont elle propose l'adoption 4 tous les gouvernements des pays qui 
sont naturellement exempts de la peste, et qui ne la subissent que par ac- 
cident. » 

La premiére de ces mesures devait nécessairement consister 4 placer la 
Russie en dchors de la convention, puisque c’est de ce pays que nous vient 
tout le mal. {l ne pouvait toutefois étre question d’exclure ses bestiaux de 
tous les marchés du reste de l'Europe, mais de ne les y admettre qu’a bon 
. escient, et, aprés leur avoir imposé, 4 la frontiére une quarantaine de dix 
jours au moins, suffisante pour s’assurer si les troupeaux contiennent ou ne 
contiennent pas des individus malades. Toutefois l’Allemagne a déja cru 
plus prudent de fermer ses frontiéres au bétail russe ; cette prohibition est 
rendue praticable par le peu d’étendue des frontiéres communes aux deux 
enipires, par la forte organisation du service des douanes prussiennes, 
et aussi par les caractéres aisément reconnaissables des animaux de la 
race des steppes, qu'il est impossible de confondre avec celles des pro- 





REVUE SCIENTIFIQUE. 180: 


yinces allemandes limitrophes de la Russie. Mais l’Autriche ne pouvait: 
Adopter vis-a-vis de la Russie‘des mesures aussi radicales. Ses frontiéres, 
en effet, mesurant une étendue de cent vingt lieues, sont difficiles 4 fermer: 
3 la contrebande: d’autant que les teppes de la Hongrie nourrissent yne 
race de beeufs parfaitement semblable 4 la race des steppes russes. En: 
outre, les bétes 4 cornes de la Russie: entrent pour une part considérable 
dans l'approvisionnement des étables de la Gallicie et des, marchés des 
grandes villes. Vienne a elle seule en consomme plus de quatre-vingt mille 
par an. En cet état de choses, il n’était pas possible de fermer la fron- 
tidre auirichienne a l'importation du bétail russe ; mais la quarantaine de 
dix jours a paru suffisante pourvu qu'elle soit rigoureusement observée. 
Non pas qu’on puisse se flatter d’éloigner ainsi le fléau d’une fagon ab- 
Solue ; mais les chances mauvaises se réduisent a fort peu de chose, et, au 
eas ou des animaux malsains parviendraient a s'introduire, les autres me= 
sures adoptées par la conférence ne sauraient tarder 4 arréter la-propaga- 
tion du fléau. Ces mesures consistent essentiellement a isoler et a sacrifier 
fout ce qui pourrait contribuer 4 répandre la contagion : abatage immé- 
diat et enfouissement de tout animal malade ou suspect ; destruction des 
germes morbides partout oi ils sont supposés exister : dans les étables, 
dans les wagons de chemins de fer, dans les charrettes, sur les fumiers ; 
inise en interdit des localités atteintes, et suspension des foires et des mar- 
chés de bestiaux dans un certain rayon autour des foyers d’infection... A 
ées mesures, déja anciennes pour la plupart, et dont l'expérience a dé-: 
montré l'efficacité, la conférence en a ajouté une d'un caractére plus mo- 
derne, et dont on peut attendre, si elle est exactement appliquée, des ré- 
sultats excellents. Elle consiste dans l’obligation, pour tout Etat ou la peste 
bovine se serait manifestée, d’en avertir immédiatement, par voie télégra- 
phique, les Etats voisins d’abord, et ultérieurement les Etats plus éloignés. 
Tout Etat infecté serait tenu en outre de publier chaque semaine, dans son 
journal officiel, un bulletin faisant connaitre la marche croissante ou dé- 
croissante de la maladie, les mesures prises pour l'arréter et les effets de 
ces mesures, et enfin Je jour od elles cesseraient d’étre en vigueur. 

’ Qn voit que la science n’a que trés-peu de part dans les procédés re- 
commandés par la conférence de Vienne. Le réle des hommes de l'art se 
bornera simplement 4 examiner les bestiaux suspects et 4 prononcer leur 
condamnation. Un seul moyen de thérapeutique. préservatrice avait été 
proposé : c’était l'inoculation. La conférence a da le rejeter. En Russie 
méme, les mattres de l’art vétérinaire ne sont point d'accord sur son effi- 
cacité, et le gouvernement, aprés de longues et cotteuses expériences, 
s'est vu forcé d’y renoncer. C’est aussi en s’appuyant sur les résultats de 
ces expériences. que la conférence a émis l’avis que, dans les pays ou la 
peste bovine régne 4 l'état endémique, rien n’autorise a prescrire linocu- 
lation: comme une mesure dont les avantages aient été suffisamment éta- 
blis. En effet, on a constaté que, sur cent animaux inoculés dans les step- 


( 
v 


190 REVUE SCIENTIFIQUE. 


pes, il y en a treize en moyenne qui succombent, et la mortalité peut quel- 
quefois s’élever jusqu’a cinquante, comme on Ia wu 4 Kherson et & Oren- 
bourg, en 1860 et 1863. 

Quant 4 l’application de cette méthode dans les pays ou la peste ne pé- 
nétre que par contagion, la conférence est d’avis quelle ne pourrait pro- 
duire que des désastres. Onl'a essayée 4 plusieurs reprises en Europe depuis 
eent vingt ans, et les résultats en ont été déplorables : 18 4 19 pour 100 des 
animaux soumis 4 |’inoculation ont succombé. D’ov il suit qu’en France, la 
population bovine étant évaluée 4 10 millions de tétes seulement (elle était, 
en 1866, de 43,783,188), l’inoculation occasionnait presque 4 coup sir la 
perte 4,900,000 tétes. « Or, dit M. Bouley, la peste, méme dans les condi- 
tions si malheureuses ovelle a fait invasion sur notre territoire; et avec les 
moyens si insuffisants que l'on a pu opposer dans le principe & sa propa- 
gation, n’a donné lieu encore qu’a une perte totale de 35,000 animaux, 
morts ou abattus. » C’est donc le cas de dire que le reméde serait pire que 
le mal. 

M. Bouley termine en réclamant, pour la France, une vigoureuse organi- 
sation du service sanitaire, et c’est J’Allemagne qu'il nous propose pour 
modéle. Chez nous, ce service est confié aux magistrats municipaux, aux 
maires, dont l’autorité sur leurs administrés, surtout dans les campagnes, 
est souvent illusoire. Aussi arrive-t-il que, faute d’étre exécutées assez ri- 
goureusement, les prescriptions sanitaires manquent leur effet, et le mal 
s’étend et s’aggrave indéfiniment. Les paysans refusent d’ahattre leurs bes- 
tiaux malades ; ils s’obstinent 4 les faire soigner par des guérisseurs empi- 
riques — qui ne les guérissent point. Ils font pis encore : ils dépécent, 
débitent et vont vendre sur les marchés les animaux morts de la peste. Sur 
les chemins de fer, on néglige d’inspecter les. wagons ayant servi aa 
transport de bestiaux malades, et tous ceux ,qui.s’y succédent y puisent 
des germes de maladie qu’ils vont ensuite propager au loin. C'est ainsi 
qu'une épizootie commencée par l’infiniment petit aboutit 4 1’infiniment 
grand et qu'urie demi-douzaine de bétes en proie 4 la maladie en font périr 
des milliers d’autres. En Allemagne, dit M. Bouley, les choses se passent 
autrement. La police sanitaire est entre les mains d’un « conseiller, » as- 
sisté d’un conseil vétérinaire, et ayant la haute main dans la limite de ses 
attributions spéciales, non-seulement sur les autorités locales, :nais méme, 
au besoin, sur les autorités militaires, qu'il peut requérir pour faire exé- 
cuter les prescriptions exigées par le salut de, la richesse publique. 
M. Bouley voudrait qu’on instituat en France un service analogue. Il y a 
14 assurément une question & étudier et 4 résoudre le plus promptement 
possible; car le mal est trés-grand déja, et le féau que nous avons & 
combattre est de ceux dont on ne peut triompher que par les moyens hé- 
rolques. 

AnrHun Maer. 





QUINZAINE POLITIQUE 





9 juillet 1872. 


« Monsieur « de Richelieu, faites toute espéce de sacrifice pour 
obtenir )’évacuation du territoire; c’est la premiére condition de 
notre indépendance. Il ne doit y avoir que des drapeaux frangais en 
France. Exprimez 4 mes alliés combien mon gouvernement sera dif- 
ficile tant qu'on pourra lui reprocher les calamités de la patrie et 
Yoccupation du territoire. Et pourtant vous savez, monsieur de Ri- 
chelieu, que ce n’est pas moi, c’est Bonaparte qui a appelé les alliés 
contre nous. Voila toutes mes instructions’. » 

Telles étaient en effet les instructions données par le roi lui-méme 
au duc de Richelieu partant des Tuileries, il y a cinquante-quatre 
ans, pour aller représenter la France au congrés d’Aix-la-Chapelle. 
Alors comme aujourd'hui, la France était au lendemain des plus 
cruels désastres militaires, au début d’un gouvernement nouveau. 
En fixant 4 cing années la durée de l’occupation étrangére, les trai- 
tés de 1815 avaient prévu le cas ou, par suite de l’affermissement de 
Yordre, cette occupation pourrait prendre fin en 1848. Dés l’année 
précédente, une diminution notable du chiffre de ]'armée en garnison 
chez le vaincu avait été consentie. Il s’agissait cette fois d’arriver a 
Pévacuation complete, a lalibération définitive du territoire. L’Europe 


4 Histoire de la Restauration, par M. Alfred Nettement, t. IV, p. 454. Nous sai- 
sissons cette occasion pour recommander 4 nos lecteurs ce grand et consciencieux 
travail, interrompu par la mort si regrettable de son auteur, mais dont le huitiéme 
et dernier volume laissé achevé vient de paraltre chez |’éditeur Lecoffre. Ne se- 
rait-ce qu’au seul point de vue des précieux documents inédits dont elle est } !cine, 
PHtstoire dela Restauration par M. A. Nettement mérite une place d’honneur ‘lans 
toutes les bibliothéques politiques. 





1092 QUINZAINE POLITIQUE. 


savait que Louis XVIII désirait passionnément étre laissé seul en face 
de son peuple et qu’il mettait Phonneur de son régne bien au-dessus 
des périls dont on ne cessait de menacer son tréne et sa dynastie. 

Le plénipotentiaire francais se rencontra 4 Aix-la-Chapelle, non- 
seulement avec le roi de Prusse qui s’y trouvait chez lui, mais avec 
le czar Alexandre, l'empereur d’Autriche, lord Castelreagh, et tous 
les hommes d’Etat qui avaient siégé trois ans auparavant aux confé- 
rences de Vienne. Malgré la mauvaise humeur des Prussiens, Ia dé- 
libération sur l’objet principal du congrés ne fut pas longue. L’estime 
pour la grande nation vaincue, le prestige de la grande monarchie 
francaise restaurée et rajeunie, étaient tels, que, dés la seconde 
séance du congrés, le 2 octobre 1848, le protocole suivant fut voté 
et signé : 

« Les troupes composant l’armée d’occupation seront retirées du 
territoire de la France le 30 novembre au plus (dt, si faire se peut. 
Les places et forleresses que ces troupes occupent seront remises 
aux commissaires nommés a cet effet par Sa Majesté Trés-Chrétienne, 
dans l'état ou elles se trouvaient au moment de l’occupation... » 

L’enthousiasme du pays, unanime encore cette fois, comme il 
l’avait 6té en 1814, répondit & ce grand succés de son gouverne- 
ment. « J'ai assez vécu, écrivait noblement le vieux roi 4 son digne 
représentant au congrés, puisque j’ai vu la France libre et le drapeau 
francais flotter sur toutes les villes frangaises! » Quelques semaines 
plus tard, le duc d’Angouléme, entouré d’une brillante escorte de 
généraux, allait reprendre possession au nom du roi des places aban- 
données par l’étranger. Ce que fut ce voyage triomphal ow Je plus 
ardent patriotisme se confondit, comme autrefois, avec le sentiment 
monarchique, les vieillards de nos malheureuse provinces de l'Est, 
riotamment ceux de Metz et deThionville, peuvent aujourd hui le ra- 
conter tristement a leurs pelits-enfants. 

_ ° Nous ne serions ni juste ni complétement véridique si nous hési- 

tions 4 reporter au czar Alexandre, si bien secondé dans son affec- 
tion pour la France par le comte Pozzo di Borgo, la part qui lui 
revint dans cet heureux événement. Montrant un jour au duc de 
Richelieu une carte de la France réduite et démembrée au profit de 
la Prusse, que les plénipotenfiaires de Berlin avaient proposée au 
congrés de Vienne, il lui dit avec une sincére bonhomie : « Voila 
pourtant & quoi nous avons échappé ! » Nous ne devions pas, hélas| y 
échapper pour toujours. L’empire est revenu pour la troisiéme fois, 
et la carte repoussée en 1845 par l'indignation de nos vainqueurs est 
devenue la nouvelle carte de I’Europe. Bien que le czar Alexandre 
d’aujourd’hui ne ressemble guére plus 4 celui d’Aix-la-Chapelle que 
la France de 1872 ne ressemble a la France de 1848, quel trait 











QUINZAINE POLITIQUB. 195 


Jumineux dans notre sombre nuit que ce mot du plus puissant sou- 
verain de l'Europe confondant avec une menace contre la Russie 
Pagrandissement de la Prusse aux dépens de la France ! 

La question pécuniaire fut vidée avec la méme facile entente et le 
méme succés. Sur les 700 millions de contribution de guerre que 
nous avait imposés la coalition victorieuse, 265 restaient 4 payer. 
C’était, pour cette Epoque ou le crédit naissait 4 peine dans les bras de 
Ja liberté politique, naissante elle-méme, une masse de numéraire 
difficile 4 réunir. Par des emprunts successifs 4 la plus célébre mai- 
son de banque du temps et méme par un essai de souscription pu- 
blique qui donna plus de dix fois la somme demandée, et qui a 
ainsi fourni 4 l’empire la vraie formule de l’emprunt national, les 
265 millions furent soldés sans trop de retards ni de dommages 
pour les affaires. Les objections principales vinrent naturellement 
des Prussiens. Seuls, ils n’avaient adhéré que de mauvaise grace a 
’évacuation de nos places de !’Est. Seuls, ils auraient voulu au 
moins que l’armée des alliés, entretenue 4 nos frais jusqu’en 1820 
et préte & rentrer au premier signal, vint se masser & proximité 
de nos frontiéres. Cette fois, ils s‘efforgcaient de répandre des dou- 
tes sur la solvabililé de la puissante maison anglaise que la France 
avait eu lhabileté de placer entre elle et I’Europe créanciére. 
a Combien nous avons été heureux d’avoir ici Baring! écrivait le 
duc de Richelieu le jour méme de la signature du protocole. Avec 
la méfiance des Prussiens, nous n’aurions jamais fini, si nous 
n’avions eu un homme de cette solvabilité & leur présenter. Imagi- 
nez-vous qu’ils ont demandé que Baring etit pour caution vingt ban- 
quiers résidant dans les Etats prussiens, et cen’est qu’a grand-peine 
gue le duc de Wellington les a fait renoncer 4 cette ridicule préten- 
tion. Je bénis le ciel que nous ayons eu le nom de Baring a mettre 
en avant; et cependant peut-étre nous en fera-t-on un crime‘! » 

Ainsi débarrassée, par le méme traité, de l’occupation étrangére 
et de sa dette envers l’étranger, il restait & la Restauration de faire 
rentrer la France dans l’Assemblée des grandes puissances. Quatre 
d’entre elles, la Russie, l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, avaient 
pris depuis 1815 la direction et la. responsabilité des choses euro- 
péennes. Remplacer cette quadruple alliance, contractée a l'exclu- 
sion et en défiance de Ja France, par une quintuple alliance ot 
nous reprendrions notre réle ct notre rang, tel était le second but 
poursuivi par le gouvernement de Louis XVIII. Ce résultat, non 
Moins patriotique que le premier, ne devait étre atteint qu’avec 


! Histoire du gouvernement parlementatre, par M. Duvergier de Hauranne, t. LY, 
p. 437. 
40 Jonizr 1872. | 15 


494 QUINZAINE POLITIQUE. 


plus de peine. Les craintes de l’Europe, aprés le coup de main 
des Cent jours, n’avaient trouvé depuis, dans l'attitude générale du 
gouvernement et des partis, que trop de raisons de se perpétuer. 

Ici, les historiens hostiles 4 la Restauralion, ou trompés par les 
déclamations des pamphlets et des Journaux du temps, ne manquent 
pas de grossir hors de toute mesure l’incident futile et coupable de 
la note secrete. En quoi les cabinets étrangers avaient-ils besoin d’étre 
renseignés par M. de Vitrolles sur les projets et sur les actes du parti 
réyolutionnaire, lorsque celui-ci prenait tant de soin de les préve- 
nir par lui-méme? Les élections partielles qui, pendant les premiers 
jours de la réunion d’Aix-la-Chapelle, envoyérent a la Chambre le gé- 
néral Lafayette, ennemi publie de la dynastie, et Manuel, que l’em- 
pereur Alexandre avait vu lui demandant la couronne de France 
pour le prince d’Orange, afin d’éviter les Bourbons; le renou- 
vellement par cinquiéme, qui fit entrer, avant la fin du congrés, 
tout un flot de jacobins et de fonctionnaires des Cent jours; le 
ton des exilés de Bruxelles et de leurs nombreux affiliés de l'in- 
térieur, tout cela ne parlait-il pas assez haut pour que ceux qui s’é- 
taient constitués les gardiens de la sécurité européenne et des traités 
se tinssent pour suffisamment avertis? C’est donc au parti qui se di- 
sait alors seul patriotique, comme il s’est dit depuis seul libéral, que 
doit rester la responsabilité des embarras diplomatiqnes et de lhu- 
miliante sujétion dont la France était menacée de ne pas sortir. 

Tout 4 coup, par une de ces inspirations familiéres 4 sa nature 
généreuse, Alexandre prit le parti de venir s’entretenir de la situa- 
tion 4 Paris avec le roi lui-méme. I ne passa que tout juste une soi- 
rée aux Tuileries; mais il faut croire que ces quelques heures ne fu- 
rent pas perdues pour son auguste interlocuteur, car, dés le lende- 
main du retour d’Alexandre a Aix-la-Chapelle, le protocole qui rendait 
4 la France sa place de grande puissance était signé. 

Outre qu'elle nous relevait définitivement du rang des vaincus, 
cette déclaration des souverains rendait le plus utile hommage aux 
institutions de liberté que la Charte avait inaugurées parmi nous. 
« Les augustes souverains, disait-elle, ont reconnu avec satisfaction 
que l’ordre de choses heureusement établi en France par la restau- 
ration de la monarchie légitime et constitutionnelle, et le succés quia 
jusqu’ici couronné les soins de Sa Majesté Trés-Chrétienne justifiaient 
pleinement l’espoir d’un affermissement successif de cet ordre de 
choses, si essentiel pour le repos et la prospérité de la France, et 
étroitement lié 4 tous les intéréts.de l'Europe. » 

A cette communication, qui se terminait par une invitation for- 
melle de rentrer dans le concert des nations, le duc de Richelieu 
répondait, aufnom de son maitre : «Sa Majesté le roi de France 








QUINZAINE POLITIQUE. 195 


arecu avec une véritable satisfaction cette preuve nouvelle de la 
confiance et de Pamitié des souverains qui ont pris part aux déli- 
bérations d’Aix-la-Chapelle. La justice qu’ils rendent & ses soins 
constants pour le bonheur de la France, et surtout a la loyauté 
de son peuple, a vivement touché son ceur. En reportant ses re- 
gards sur le passé, et en reconnaissant qu’a aucune époque, au- 
cune autre nation naurait pu exécuter avec une plus scrupuleuse 
fidélité des engagements tels que ceux que la France avait contractés, 
leroi a senti qu'elle était redevable de ce nouveau genre de gloire a 
la force des institutions qui la régissent, et il voit avec joie que l'affer- 
missement de ces institutions est regardé comme aussi avantageux au 
repos de [ Europe qu'essentiel a la prospeérité de la France. » 

Ainsi Ja victoire était pour la Charte tout autant que pour la mo- 
narchie légitime, et l'Europe revenait, comme par une pente irrésis- 
tible, 4 cet heureux accord de l’autorité et des institutions libres 
qui a suffi pour illustrer 4 jamais les deux plus grandes dates de ce 
temps : 1789 et 1814'. 

Ajoutons, pour donner une idée des hommes aprés les choses, 
que les Chambres ayant alloué, par un vote, 50,000 livres de rentes 
viagéres au négociateur qui venait de libérer le territoire, le duc de 
Richelieu, sorti pauvre du pouvoir, refusa cette fortune et la trans- 
mit tout entiére aux hospices de Bordeaux. 


II 


Quine se serait cru, depuis quelques mois, 4 la veille d’un nou- 
veau traité de 1848? Les journaux les plus avant dans les confi- 
dences du pouvoir, et derriére eux la presse démocratique tout en- 
tigre, ne nous entretenaient que de la libération du sol national, du 
payement intégral de notre dette, de la retraite prochaine et volon- 
taire de PAssemblée, et de son remplacement inévitable par une 
assemblée nouvelle taillée en grand sur le patron des derniéres 
élections partielles. A M. Thiers et 4 la république, disaient les feuil- 
les officieuses, a la république et 4 M. Thiers, disaient les feuilles 


‘ « La France, dit loyalement M. de Vielcastel, était réintégrée sans restriction 
au rang des puissances du premier ordre; elle entrait dans le directoire euro- 
péen. C’était un beau résultat trois ans apres Waterloo. » (Histotre de la Restau- 
ration, t. VII, p. 160.) 


196 QUINZAINE POLITIQUE. 


radicales, devait revenir tout l‘honneur de cette heureuse négocia- 
tion et de ce plus heureux avenir. 

Le jour de la lecture du trailé est enfin arrivé, et nous avons vu 
avec amertume tout ce beau feu de déclamations sen aller en fumée, 
Lorsque M. Thiers se plaint, 4 ce propos, de Vingrate froideur de 
Yopinion publique et de la Chambre, il devrait se plaindre bien plu- 
tot de l’indiscréte ardeur de ceux qui se disent ses seuls amis. Rien 
de pire en politique que le manque de tact et la note suraigué. Pour 
avoir tant crié, aprés le 4 septembre : « Nous avons la république, 
donc nousallons avoir la victoire! » les républicains ont compromis 
Ja république dans la responsabilité de nos malheurs, qu'il ett fallu 
laisser tout entiére 4 fempire. Pour avoir tant promis, depuis quel- 
ques mois, la prochaine libération du territoire, les mémes mala- 
droits amis ont valu 4 M. Thiers et au pays la plus triste déconvenue. 
Nous ne sommes pas de ceux qui croient que la nouvelle convention 
interprétative du traité de Francfort ne peut nous étre d’aucun avan- 
tage, ni surtout, comme M. de Chaudordy |’a soutenu dans son bu- 
reau, qu'elle ne peut avoir pour conséquence que d'aggraver I’état 
précédent. Mais enfin, obtenir une année de plus pour s’acquitter de 
sa dette, c’est prudent, c'est commode, c’est louable méme; mais 
personne ne s’avisera de prétendre que ce soit triomphant. Se faire 
accorder la faculté de solder par 4-comptes de 100 millions, on pré- 
venant un mois 4 l’avance, au lieu de trois mois, c'est une opération 
qui, bien conduite, doit épargner au débiteur deux mois d'intérét ; 
mais cela est loin de répondre non plus aux hosannah dont les jour- 
naux nous ont assourdis. Convenir que deux départements seront éva- 
cués 4 chaque milliard payé, c'est mathématiyue, puisque nous devons 
5 milliards, et qu’on nous tient encore six départements; mais ce 
qui n’est ni mathématique nijuste, ce qui acontristé tous les coeurs 
francais, c’est le refus obstiné de la Prusse de diminuer le chiffre de 
Parmée occupante 4 mesure que diminue sous ses pieds le terrain 
d'occu pation. 

Ces dures conditions ont blessé tout d’abord I’ame si patriotique 
de M. Thiers ; qui en doute? Elles attestent chez notre ennemi une 
haine qui ne s'est pas apaisée dans la victoire; qui ne le sent? Mais 
si M. le président de la république avbit été tenu au courant du © 
langage des journaux qui aftichent l’exclusive prétention de Je servir, 
il n’aurait assurément pas manqué de les rappeler au hon sens et 
aux convenances. Au besoin, un mot 4 Ia tribune ou a U Officiel pour 
prévenir le public de se tenir en garde contre toute exagération en 
un sujet si délicat, edt suffi pour dégager le gouvernement de tout 
soupcon de connivence dans cetle déplorable équipée. Chanter vic- 
toire par avance quand une négociation est engagée et qu’on est en 


QUINZAINE POLITIQUE. 497 


face d’un vainqueur décidé a ne connaitre que le droit de la force, 
quelle folie et quel étrange besoin de priver notre pays du seul 
tribut auquel il ait droit en ce moment, le respect pour ses mal- 
heurs. 

En face de ces vanteries imprudentes de l’esprit de parti, et ne 
pouvant songer 4 refuser d’enregistrer cette convention qui desserre 
en une certaine mesure quelques-uns des liens noués a Francfort, 
que pouvait faire l’Assemblée? Il ne lui restait évidemment qu’un 
moyen de se tirer de ce mauvais pas la dignilé sauve. C’était de 
n’adresser ni reproche ni compliment, soit au parti qui dans son 
seul intérét vient une fois encore de laisser le sentiment patriotique 
en souffrance, soit au gouvernement qui, aprés avoir fait tout ce 
qu'il a pu al’étranger, n’a pas fait tout ce qu’il aurait dd a Pintérieur. 
Ii fallait, en un mot, un rapport concu dans l’esprit le plus élevé, le 
plus national, le plus indépendant de toute considération mesquine, 
et rédigé en méme temps dans la meilleure langue diplomatique. 
Le choix de M. le duc de Broglie par la majorité de la commission 
prouve que ce devoir a été compris. L’adoption de son rapport par 
Yunanimité de la commission et, le lendemain, par l’unanimité de la 
Chambre a prouvé qu’il avait été admirablement rempli. Rattacher . 
la nouvelle convention a l’armistice et au traité de paix, c'est en 
définir d'un trait le caractére et dissiper dés le premier mot toute 
illusion téméraire. Cette parole ferme et froide sous laquelle circule 
le fier sentiment du patriotisme offensé, a paru tout de suite plus 
digne de la Chambre que les puériles déclamations des feuilles répu- 
blicaines. Quelle figure ferions-nous aujourd’hui devant l'Europe, si 
le langage de certains orateurs de la gauche dans les bureaux avait 
pu devenir le langage officiel de l’Assemblée? Lequel d’entre ,eux 
oserait répéter en ce moment qu’au payement intégral exigé a Franc- 
fort, la convention nouvelle substitue le payement partiel, négli- 
gean de se souvenir que le payement partiel avait été prévu dans le 
traité précédent? Qui se chargerait de soutenir, aprés M. Gambetta, 
que les avantages financiers concédés par |’ Ailemagne sont tels que 
Vopération de 3 milliards se réduit, en réalité, 4 une opération de 
4,500 millions? Comme il arrive toujours pour l’honneur de la rai- 
son humaine et le salut des intéréts, les plus exaltés ont fini par cé- 
der la place aux plus sensés. Le ton de la polémique s’est sensible- 
ment radouci depuis huit jours, et nous pouvons dire, sans nous 
exposer 4 notre tour au reproche d’exagération, que l’opinion, si 
follement exaltée d’abord, puis si amérement découragée, semble 
s’étre heureusement fixée & la note moyenne et vraiment politique 
du rapport de M. de Broglie. 


498 QUINZAINE POLITIQUE. 


ad 


III 


Est-ce pour dissimuler ce mouvement de retraite et faire oublier 
la faute capitale ot elle a failli entrainer le pays, que la presse ra- 
dicale s’est mise un beau matin Acrier d’une seule voix 4 la conspi- 
ration? Conspiration de qui? Conspiration contre qui? Conspiration 
de l’Assemblée nationale, s'il vous plait, et contre le président de la 
république qui tient d’elle tous ses pouvoirs! Mais que veulent les 
conspirateurs et que reprochent-ils 4 M. Thiers? Ils veulent le pou- 
voir et reprochent a M. Thiers de se refuser a proclamer la monar-— 
chie. Poar les grands politiques qui nous accusent, il en est en 
effet de la monarchie ni plus ni moins que de la république. Il suffit 
de la proclamer, et la voila faite! Quant 4 durer plus de trois ou 
quatre ans si c’est la république, plus de quinze 4 dix-huit ans si 
c’est la monarchie, cette question n’a pas l’air de les concerner. 
Proclamez! proclamez! il en reste toujours quelque chose... Ne 
serait-ce que des portefeuilles pour les chefs de file! 

Naturellement, on s’est ému de tant de cris, la Bourse a méme 
un peu baissé et les journaux jacobins de province, qui ne savent 
_ évidemment pas ce que c'est que conspirer, ont sonné le tocsin 
contre les incendiaires de la droite et du centre droit. Vérification 
faite, qu’a-t-on trouvé 4 l’origine de ce noir complot? Une réunion 
de quelques députés chez un représentant libre-échangiste de Bor- 
deaux qui se sont consciencieusement ennuyés toute la soirée & 
parler des matiéres premiéres et de l'impdt sur le chiffre de 
vente. 

Eh bien, nous le dirons sans réticence aux feuilles officieuses, 
ce sont-la de vilains jeux et de détestables souvenirs. A la veille 
de tous les coups de force, le parti désigné pour étre victime a 
été bruyamment accusé de conspirer, c’est-d-dire de préparer 
contre le pouvoir précisément ce que le pouvoir préparait contre 
lui. Relisez Vhistoire du 48 fructidor, rappelez-vous les proclama- 
tions du 2 décembre, vous reconnaittez que c'est 14 le premier 
acte forcé de ces tragédies & dénodment'sinistre qu’on appelle 
coups d’Etat. Est-ce & cette extrémité qu’on veut nous ramener? 
Nous ne le croyons pas, et M. Thiers n’a pas réussi a se faire 
a ce point méconnaitre, qu’on puisse craindre de sa part la vio- 
lation volontaire des lois. Mais c'est déja trop qu’on ose par- 
ler autour de lui d’un « coup d’Etat national » qui consisterait, 
comme on le devine, 4 congédier l’Assemblée actuelle pour en ap- 





QUINZAINE POLITIQUE. 499 


peler immédiatement une nouvelle. En définitive, qu’ose-t-on con- 
seiller 4 M. Thiers avec les mémes prétextes et les mémes phrases 
toutes faites qui ont servi, il y a vingt ans, 4son prédécesseur? Un 
2 décembre rouge avec plébiscite, constitution, candidats officiels, 
et tout ce qui s’en suit, jusqu’a un nouveau Sedan inclusivement. 

Sans doute, la situation est loin d’étre ni heureuse, ni com- 
mode a débrouiller. Mais qui est heureux en ce temps, et qui peut: 
se vanter d’y voir clair? Des signes se produisent de toutes parts 
qui révélent 4 l’observateur le moins avisé l’anomalie et le dé 
sarroi qui semblent étre devenus le fond des choses. Voila, par 
exemple, M. Thiers 4 la tribune quétant des voix pour son impét 
de prédilection sur les matiéres premiéres. Il fait de l’agriculture 
et de l’esprit conservateur des classes rurales un éloge habile, 
mais sincére, car il n’en a jamais parlé autrement; de quel cété 
pensez-vous que vont venir les applaudissements? De la droite? 
Non, la droite écoute satisfaite, séduite méme, mais impassible et 
au fond défiante. Ce sont les socialistes et les jacobins de la gauche 
qui font accueil & des paroles qui les blessent et a des vérités qui 
les suppriment. 

Un autre jour, un orateur encore peu connu est a la tribune, par- 
lant contre limpdét sur les matiéres premiéres avec l’agréable faci- 
lité du Parisien et la chaleur de l’intérét privé. Deux ou trois fois il 
croit nécessaire dinterrompre sa démonstration pour demander 
pardon au gouvernement de n’étre pas de son avis et déplorer de- 
vant le pays cette scission d'un instant. Nous demandons aussitdt 
quel est cet homme d’Etat, ce chef de parti si important, quoique 
jeune, qui considére comme grave et malheureuse sa séparation 
d’avec M. Thiers, méme sur une question de détail. On nous répond 
qu’il s’appelle M. Tirard, maire de Paris au 18 mars et l’un de 
ceux gui se sont le plus remués pour amener le gouvernement de 
Versailles a faire les volontés de la Commune. 

Que veulent dire ces deux exemples recueillis dans nos propres 
observations ? Faut-il conclure du premier que la droite cesse d étre 
conservatrice, et la gauche d’étre révolutionnaire ? Qui le croirait si 
nous osions le dire ? Faut-il conclure du second que M. Tirard et ses 
amis sont nécessaires 4 M. Thiers, ou plutét que M. Thiers est indis- 
pensable 4 M. Tirard et 4 ses amis ? 


Hésite si tu peux, et choisis situ ]’oses! 


Reste que ce sont-la les symptémes d’une situation anormale et d’un 
gouvernement sens dessus dessous. La presse nous en fournirait au 
besoin plus de preuves encore que la Chambre. Qui n’a gémi de la 


200 QUINZAINE POLITIQUE 


récente mésaventure du Journal des Débats, qui, pour le plaisir de 
faire un mot sur les bonnets-i-poil, a mérité les applaudissements 
de tous les bonnets rouges? 

En attendant, malgré les efforts vraiment héroiques de la Com- 
mission des finances; malgré la bonne volonté visible de la Chambre 
derégler au plus vite le budget et de ne refuser 4M. Thiers que les 
' satisfactions qu’elle croit attentatoires aux intéréts du pays; malgré 
le concours de financiers tels que MM. Casimir Périer et Buffet, d’in- 
dustriels tels que MM. Feray et Leurent, d’orateurs tels que MM. Lu- 
cien Brun et Pouyer-Quertier, la discussion des impédts restant a 
voter s’éternise. M. Thiers tient inflexiblement pour un droit fiscal 
sur les matiéres premiéres; la majorité, au contraire, paraft toute 
décidée en faveur de }’impdét sur le chiffre d'affaires et, depuis le re- 
marquable discours de M. Clapier, semble pencher vers un systéme 
de taxes sur les produits manufacturés destinés 4 la consommation 
intérieure. Il est probable que, de guerre lasse, et sans étre parvenu 
4 se convaincre, on se décidera & voter tout simplement des centimes 

additionnels sur les patentes. 

' En tout cas, il n’y a plus de temps 4 perdre, car le projet de loi 
autorisant l’emprunt de 3 milliards a été déposé hier, et cette gi- 
gantesque opération ne peut évidemment étre entreprise qu’en face 
d'un budget strement équilibré. Nous convions tous nos amis 4 con- 
tribuer de toutes leurs forces 4 son succés : l’honneur de la France 
en dépend plus encore que sa libération. 

Seulement, en versant nos économies dans les caisses des rece- 
veurs, en payant sans hésiter |’énorme part qui nous reviendra pen- 
dant de longues années dans les charges de PEitat, n’oublions jamais, 
et apprenons 4 nos enfants, que c’est 1a la carte 4 payer du gouver- 
nement personnel. Fasse le ciel que ce soit la derniére qu'il nous 
présente par la main rapace de l’étranger |! 


LEOPOLD DE GAILLARD. 


L'un des Gérants : CARLES DOUNIO\.. 


‘Comer a a rape PEED 


TaRis. — IMP. SIMON AACON ET COMP., RUB D'ERFURTH, 1. 











LE COMTE DE MONTALEMBERT 


II! 


ART ET ARCHEOLOGIE. — HISTOIRE DE SAINTE ELISABETH 


Pour mieux embrasser d’une seule vue la jeunesse politique de 
M. de Montalembert, j’at did exclure de mon récit lun des grands 
cétés de cette phase de sa vie, savoir : ce qu’il a fail pour la renais- | 
sance de l'art chrétien. J’ai hate de combler cette lacune. 


Charles de Montalembert avait regu de Dieu, 4 un degré éminent, 
le sens du beau. La musique !’enivrait.Le beau, sous toutes les formes, 
le transportait. Son premier cri d’admiration fut pour un monument 
de l’architecture chrétienne : ona le (émoignage aulographe de |’im- 
pression que fit sur lui, en 1822, la cathédrale de Rouen, bien que 
récemment découronnée par Ja foudre; il avait alors douze ans. 
Appelé en Suéde, en 41828, par son pére, il traversa rapidement la 
Belgique, la Hollande, les villes anséatiques, mais non sans visiler 
avec un intelligent intérét les tableaux qui se trouvaient sur son 
passage. A Lubeck, en particulier, il avait remarqué un Over- 
beck, Entrée de Jésus-Christ @ Jérusalem. Aucune préférence d’é- 
cole; nulle admiration préconcue ; pas la moindre marque de parti 
pris. Je note, en passant, sans prétendre en exagérer la valeur, ces 
premiers signes d’attention donnés a l'art par un jeune homme, qui 
n’ayait pas encore ce que Cicéron nomme quelque part oculos eru- 
ditos. C’était un présage. 

A Stockholm, il fit une rencontre qui devait étre féconde, mais du 


‘ Voir le Correspondant du 25 mai 1872. 


NW. sé. T. Lu (Lxxxvut* De La coutsct.). 2° Liv. 25 Jumzer 1872. 14 





202 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


‘eoté ou l'on s’y attendait le moins, celle de ’abbé Studach, aumé- 
nier de la princesse royale de Suéde. J’ai parlé de l’enthousiasme 
qu’avait inspiré Cousin & Charles de Montalembert. Cousin professait 
alors, avec la passion qu'il mettait & tout, le culte de la philosophie 
allemande, et il n’avait pas manqué de lancer son jeune admirateur 
dans celte voie. Mais la lecture de Kant rebuta bien vite le futur 
historien de sainte Elisabeth : évidemnaent, sa voeation m’était pas 
la. Hl s’efforca pourtant de s’acharner a J|'étude que Cousin lui avait 
recommandée. Quel ne fut pas son étonnement quand, cherchant 
un auxiliaire dans ’abbé Studach, il apprit de ce prétre bavarois 
non-seulement qu’en Allemagne Kant était abandonné, mais qu'il 
s’élait formé 4 Munich une école puissante, aspirant a la foi par Ja 
science, et poursuivant un grand but, l’alliance de la philosophie et 
de la religion! L’abbé Studach désignait, comme les chefs de cette 
école, Zimmer et Baader‘, tous les deux disciples de Schelling, qui 
était en ce moment la plus haute personnification de la pensée alle- 
mande, et qui, de plus, donnait aux catholiques des espérances, 
bien mal justifiées plus tard. On pressent avec quelle soudaineté 
Charles de Montalembert prit feu sur la révélation qui lui était faite, 
et qui lui semblait réaliser le réve de prédilection de sa jeunesse, 
Punion de la science et de Ja foi. Quand il revint en France dans 
Pautomne de 1829, il rapportait une analyse du dernier écrit de 
- “immer *. Dés qu'il revit M. Rio, il lui communiqua cette analyse, 
fui lut avec enthousiasme des fragments de Schelling, et ne négligea 
rien pour inspirer 4 son ami la sympathie qu’il avait congue pour 
Yécote de Munich. 

Le résultat ne fut pas précisément celui qu’il voulait, en ce mo- 
ment, produire; mais cela eut des suites considérables & d’autres 
égards. Dans son systéme de philosophie, Schelling faisait & la 
science du beau, a l’esthétique, une place de premier ordre. Ce cdté 
de la doctrine du Mattre eut plus de charme pour les deux amis, on 
le concoit, que le cété métaphysique. « Ce fut, dit M. Rio, un évé- 
nement décisif dans ma vie intellectuelle. Non pas que je comprisse 
toute la portée des idées qui constituaient le systéme; mais j’en 
comprenais assez pour désirer ardemment d’en comprendre davan- 
tage. Et ce fut alors que mon jeune initiateur, confident trés-sym- 
pathique de mes aspirations, me parla pour la premiére fois de 
Pimmense profit intellectuel qu’il y aurait pour moi 4 combiner un 


me cael était un théologien; Baader, esprit spéculatif et peu sir, était un phi- 
phe. 

* Théorie philosophique de la religion, 1“ partie; Thtorie.de Usdée de Vabsole 
Landshut, 1805, in-8°). Dans cet ouvrage, Zimmer essaye de systématiser la dog— 
matique d’aprés les doctrines philosophiques de Schelling. 


AB COMER, DH MONTALRMRERT me 


voyage d’Allenmagea aree. celuk que.j’dtais sur le peind da faiza en 
lalie, de: mansére & ewmuler les béndfices des dows, c’est--dize: da 
maniéne a rapperter da hwe uae meeissom d’idéas qui serait en, har 
menie, avec la mmisnes d'bnpressions; que je rapporterais de: Yan- 
tre‘. » : 

M. Rie aeconapla, em cffeh, e@ deubke vayage, Parti pow Halio 
au mais davyil 4336, ut ne fit qu’um premier et rapide séjour a 
Reme, & Naples, 4 Venice, of & la fio.de. jundet il arrwoid & Memich. 
La, id fad agcueii & merveille par Schelling; lA, em esthétique, des 
horizons tous nowveaus s owveivent 4 lui, suxtout apnés la lectwre du 
hive allemand, tout récent alecs, du baren Ramohr : Recherches 
italiennes. Cet ouvrage était ke fruit de longwes études. auxquelles 
Yauteur, protestant converts, s’étail lived, particulidrement en Tose 
cane, nea-seulement sus les ceuvres d'art, mais sur tous kes docu- 
ments qui s'y rapportaient. « A cette leelare, continue M. Rio, 
Vhistouwe de Part chrétien, notamment dass le pays; qui en. avait te 
le berceau, m’apparul. sows we aspeed tout & fait peuf. » 

Deés qu'il eut eatrevu la lumitve, M. Rio éprouva le besoin de 
relourner es Kalie. En 1831, 11 revit & loisir Venise et Florence. 
C'est dans cette derniéve ville que Charles de Mantalembert le re-. 
tronva aw mois de déeenabre de cette année, et qu’il obtint de lu 
qu’us passeraient [hiver ensemble & Kome, auprés de l’abbé de La- 
mennais, et de Lacordaire. 


Aprés le premier départ de M. Rio pour I'Italie, la pensde si active 
de son jeune ami n’était pas, on le pense bien, restée statornaire. 
Un eathousiasme de plus s était développé en hui. Une visite & 
M. Vietor Hugo, qui écrivait alors Notre-Dame de Puris, ava en-~ 
flammé Charles de Montalembert pour Yarchitoeture du moyen Age. 
A partir de ce jour, il ne passa plus devant une église gothique sans 
y entrer. Ce fut cette passion nouvelle qui lui inspira, dans l’ Avenir, 
ses deux articles un peu juvéniles sur le roman de M. Hugo. Dans 
son voyage de Rome avec Lamennais, la méme passion éclate en 
toute orcasion : 4 Avignon, & Paspeet du grandiose palais des Papes ; 
a Génes, dont les splendides égtises, trop dénuées de mystére, trop 
profanes, lui semblent d’un effet religieux extrémement inférieur 4 
celui que produit la plus petite éghise gothique; a Lucques, oa ih 
admaire avec transpert un genre de monuments alors tout 4 fait nou- 
veau pour lui, des églises 4 plein cintre, sans mélange d’ogives ni 
@ architecture moderne; 4 Pise, enfin, ov if s’arréte seul, en dépit 
de ses compagnons de voyage, pour visiler 4 som aise la cathédrale 


4 Epilogue de Cart chrétien, tome f, p. 333. 





204 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


(il Duomo), la fameuse Tour penchée (Campanile tortv), le Bap- 
tistére et le Campo santo. « C'est ici le moyen age, sécrie le 
jeune voyageur, c’est le moyen age (ce cher moyen 4ge!) debout et 
silencieux, dans toute sa majesté, dans tout son charme! Nul mé- 
lange de batiments modernes. Pas de foule, de ces foules composées 
des hommes chétifs de nos jours. Quelles hautes pensées n’engendre 
pas la contemplation de ces monuments immortels, de ces vestiges 
sublimes de l’organisation catholique du monde d’alors, de ce sceau 
de la religion imprimé a la liberté et la gloire! » Rien n’échappe a 
son enthousiasme. Comme il admire les sept charmants cercles 
de colonnes qui enserrent le Campanile ! » Comme il fait ressortir 
l’effet heureux que produit, au Baptistére, l’ogive superposée au 
plein cintre tout le long de la rotonde, 4 l’extérieur! Comme il 
Joue bien Santa Maria della Spina, ce petit bijou gothique du quin- 
ziéme siécle! Et pourtant il a hate de s’enfermer au Campo santo, 
qui surpasse tout. Son admiration ne se borne pas a l’architecture. Il 
est frappé des sarcophages antiques enlevés par les Pisans dans leurs 
expéditions victorieuses, et consacrés par eux 4 servir de sépul- 
tures 4 leurs grands hommes; il en vante les bas-reliefs, qu'il 
trouve de la plus grande beauté. Il est ravi du tombeau de Henri VII, 
de la maison de Luxembourg, surtout de la figure de !empereur et 
de celles des douze apdtres, comme il l’avait été, & la cathédrale, 
des trois magnifiques portes en bronze du grand portail, ouvrage de 
Jean de Bologne. Au Campo santo, toutefois, ce qu'il admire prin- 
cipalement, ce sont les fresques : les Epréuves de Job, par Giotto ; 
l Iuresse de Noé, et les Aventures de Jacob, par Benozzo Gozzoli, éléve 
du bienheureux Angelico de Fiesole; mais surtout le Triomphe de 
la mort et le Jugement dernier, d’Orcagna, peintre, sculpteur, archi- 
tecte et poéle, en un mot, le Michel-Ange du quatorziéme siécle, 
mais aussi chrélien dans ses ceuvres que Michel-Ange a été « paien 
dans les siennes‘ ». 3 
De Pise, le jeune voyageur se rendit & Florence, ot l’on a vu qu'il 


‘ Tl est bien entendu qu’en tout ce qui précéde comme dans ce qui va suivre, je 
ne suis point un professeur, je ne suis qu'historien. Je me borne & exposer fidéle- 
ment, d’aprés les notes de voyage de M. de Montalembert, la filiére par laquelle a 
passé sa pensée en fait d'art avant d’arriver 4 son état définitif. Il ne faut pas ou- 
blier qu’alors (et longtemps encore aprés), l’on en était en France aux jugements 
de Dupaty, de Cochin; de Lalande, ou, si l'on veut, de M. Valery, pour qui le déme 
de Milan n'est qu'un « énorme colifichet. » L’instinct de M. de Montalembert pro— 
testait énergiquement contre ces balourdises des prétendus connaisseurs, et, comme 
il arrive dans toute réaction, surtout en France, il a dd plus d’une fois dépasser le 
but. Mais, au fond, quant a ce qui constitue l'art chrétien (chose capitale), il était 
dans le vrai, et ce qu'il yoyait, disons-le 4 sa gloire, aucun francais n’'avait su le 
voir ayant lui. 








LE COMTE DE MONTALEMBERT. 205 


retrouva M. Rio. Sa faculté d’admirer fut désormais doublée, et ce 
n’est guére qu’a dater de ce moment, il le confessait plus tard, qu’il 
eut, pour les tableaux, des élans d’enthousiasme aussi vifs que ceux 
dont il n’avait été jusque-la saisi qu’d la vue de nos cathédrales go- 
thiques. L’architecture florentine le trouva froid ; elle n’approchait 
pas, selon lui, de l’architecture pisane. En fait de sculpture, il ne 
gouta pas beaucoup non plus quatre statues célébres de Michel- 
Ange : le Crépuscule, la Nuit, l' Aurore, le Jour. Le David lui plut 
davantage. Néanmoins, il n’était pas exclusif. Il ful trés-frappé 
des porles en bronze de Ghiberti, au baptistére de Florence, bien 
que plus tard il préférat celles d’André de Pise. Il admira la Vé- 
nus de Médicis et la Niobé, comme plus tard, 4 Rome, |’ Apollon du 
Belvédére. Comme il le disait volontiers, il admirait autant que 
personne la beauté paienne, mais chez elle. C’est 4 la peinture néan- 
moins qu'il dut ses émotions les plus vives, et je ne fais nulle 
difficulté de reconnaitre qu’il fut pleinement subjugué par Raphaél, 
sans distinction d’abord entre sa premiére phase et la derniére : 
ce qu’il a écrit plus tard sur ce point -est le fruit d’études bien 
postérieures. M. Rio n’accompagna point son ami 4 Pérouse, ot 
celui-ci ne put admirer les chefs-d’ceuvre du Pérugin qu’en courant, 
tant Lamennais, fort insoucieux alors de l'art, était pressé d’arriver 
a Rome. 

A Rome, quelque justice qu’il ne pit s’empécher de rendre a 
Saint-Pierre et au Panthéon, Charles de Montalembert resta fidéle a 
sa préférence pour le gothique. Quand M. Rio l’eut rejoint dans la 
ville éternelle, ils visitérent ensemble Rome paienne et Rome chré- 
tienne, le Forum et les catacombes, les monuments du moyen age 
et ceux de la Renaissance, les églises et les palais, les galeries de 
taleaux et les statues. 

Les catacombes, aujourd’hui si bien étudiées, grace aux admira- 
bles travaux de M. de Rossi, élaient alors négligées 4 un point vrai- 
ment inconcevable. Charles Lenormant raconte qu’en 1824, toutes 
ses tentatives pour y pénétrer furent absolument infructueuses. A 
Sainte-Agnés, 4 Saint-Laurent-hors-les-Murs, on le fit regarder, 4 
travers une grille, dans un trou sombre, en lui disant que c’était 
par la que s’étendaient les sépultures des premiers chrétiens. A 
Saint-Sébastien, ce fut pis encore, si c’est possible : jamais il ne put 
trouver un gardien qui consentit 4 le conduire dans le petit nombre 
de galeries et de chambres dont l’accés n’était pas interdit a cette 
époque. En 1832, M. de Montalembert et M. Rio ne furent guére 
plus favorisés. Les prétres qui les conduisaient dans les catacombes 
ne savaient rien leur dire, rien leur montrer, hormis des tombeaux 
vides et croulants. C’est par hasard que les deux amis découvrirent 








s 
ra 


206 LE (COUPEE WE CNT ATEMBERT. 
l'escaliet de marbre est pat es ‘pas des‘chrétiens qui le montzient 


_ pour ailer au miartyre, ‘ou par ceux ‘des pelerms qui som vers y 


vénérer leurs traces. Ohattes de Mortatenibert baisa ‘avec transport 
cette piotre immortelle. Tl s'indigna de état d'abandon ov il voyzit 
ce. lea, le plus saint et le plas glorieux de ‘la ‘chrétienté, ce berocau 
sengiant ‘de motre foi, ‘réfage et 1ombeau tout ‘d la fois @mnombra- 
bles martrys. Tout était encombré, entassé : pas unre croix, paS une 
chapelle, pas un‘signe de vénératon -quelcenque’ ‘Hl sortit de Ja te 
cear nevre. 

Quelques jours aprés, le 30 jumvier, il visitatt le Vatican, les 
Stanze de Raplraél, }e musée des tableaux, ‘les magnifiqnes cor 
ridors ouverts de fa cowr des Gages. Parmi toas ces chefS-d-ceuvre, 
un seul le ‘frappa, Ja Disprte da Saint-Sacrement, premier ouvrage 
de ‘Raphuél & Rome en 1508. ‘Litmpression de cette fresque sur M. de 
Montalembert fut @écisive : ‘cela répendait vraiment a lidéal ‘qu‘ll 
avait concu en fait de peintare. Cette ceuvre resta pour lui le terme 
extréme du gémechrétien de Ruphaél. -« Pourquoi faut-il, s'écriait-i 
plus tard ‘, qu'aussitét aprés avoir termtmé ce véritalle po&me, ‘Ra- 
phaédl ait cédé aux suggestions du serpent? » Il ne fut pas toujours 
aussi ‘rigowreux pour ‘la seconde ‘et 1a troisiéme maniétre Ga prmce 
de la ‘peinture; mais, pour M. de Montatembert, la Dispute du Saint- 
Sacrement est demeurée jusqu’a la fin le nec plus ultra de l'art 
chrétien. ‘Fra Angelico est plus pieux, mais Raphaél est plus 

intre. 
Pt fuut'le dire, ‘la convioffon da jeurre ami -de 'l’art ne se formulait 
pomt en 1832 aver une prévision aussi rtette, aessi tranchée. Ses admi- 
rations d’slorsétuient bexucoup moitts exclusives qu’elles ne ]’onit été 
deptis. Ge n'est quien 1857 ,durantson‘second séjour 4 Rome,qu’elles 
prirent définitivement le caractére que je viens d'‘indiquer. Toute- 
fois, dés £882, Tl 'inctinait’en ce setts avec chaleur, ‘et avec ‘une cha- 
leur incapable de ‘dissimuletion, ‘comme toujours. A a ‘table du 
comte de Sainte-Awisire, qui représentwit ‘alors -la France & Rome, ‘il 
scandalisa?t tout ‘le monde per sa predilection pour Tart opival, par 
gon peu-d’estime pour la Descente de crvix ‘de Daniel de Volterra, par 
exemple, -un des trots:chefs-d'eeuvre de la peitfture moderne, sutvent 
Poussin, enfin per la préferentce qu'il dorndit 4 ta Vierge de Feith, 
placéettout auprés, a la Trinité du Mont, et dont il disait': « Crest 
délioteur ‘de taferit-6t de 'foi ; ‘aussi ‘voit-on bien ‘que 'l’artiste était‘en 
oraison pendant qu'il peignait. ‘C’est la premiére espérance, ‘a pre-. 
Mmiére consvlatien que'm’ait donnée f'at't'mollerne. » 

‘Mais ‘ce -qui l'émat bien duvadtage, ce -qai fut un des plaisits'les. 


© Bans UUniverditt vathohique-tu tndis ‘d'avitt ‘1887. 








‘LE ‘CONTE DE MONTALEWBERT. 307 


plus vifs, certes, et tes plus purs de sa vie, ce fut sa visite, en com- 
pagnie cette fois de M. Rio, 4 atelier d*Overbeck. « Ici, écrivait-il, 
je suis resté ébahi. Puis j’ai senti mon cover se rafraichir et se di- 
jater en voyant que cest encore zu sem du catholicisme, et du-ca- 
tholicisme #e plus fervent, qu’est déposé le seul germe d’avenir qual 
y ait de nos jours peur l'art. Jamais je n’oublierai les esquisses & 
demi terminées que ce cher Overbeck m’a montrées aujourd'hui. 
Overbeck, c’est le Pérugin ressuscité, ou plutdt c’est un composé de 
ce qu ily a eu de plus pieux et de pius délicat dans le Pérogin, Pra 
Angelice de Fresole, Fra Bartolomeo, et ce Lorenzo Lotto qui ‘atia 
mourir 4 Lorette en peignant un tableau de la Vierge, afin d’ére ec- 
eapé d’elle a ses derniers instants. Et c’est aussi l'homme !ui-méme, 
& part de tous ses ouvrages, qui est admirable. Une téte d’une pr- 
reté et d’une expression ravissante, d’o rayonne tout ce qu’ilya 
dans la piété de plus austére et de plus élevé, une bheauté de saint ! 
C'est qu’en effet il est un saint. J’ai su par son directeur que, depuis 
qu'il est devenu de luthérien catholique, tous les dimanches il com- 
maunie avec sa femme et son jeune fils, et tous les jours, avant de 
ve metire au travail, il se met en oratson, ne prenant ses pince@ux 
qa’aprés que la priére |’a suffisamment rapproché de Dieu. Jamais il 
n’a peint que des tableaux de sainteté; il ne veut pas en peindre 
d'autres. Aussi les misérables badigeonneurs qui sont ici A I’écele 
de France disent, quand il passe :-« Tiens, voila Jésns-Christ! » Pers 
quelle profonde intelligence il a de l’Ecriture par le-sentiment! Enfin 
c'est un artiste dans toute la pertée du terme, un artiste comme 
j’en avais réyé, mais comme je n’eusse jamais espéré en trouver un 
dans ce siécle-ci. Les Italiens ne le comprennent pas le moins du 
monde. » 

Ce jour-la, M. de Montalembert eut comme une ijlumination sou- 
daine sur ce que doit étre l'art chrétien dans la peinture. L’art par- 
fait pour lui, c’edt été la piété d’ Overbeck servie par le pinceau de 
Raphaél. 

Méme aujourd’hui, je te sais, il y a des prétres qui n’admeltent 
pes cette dénomination dart chrétien. Peurquoi? parce qu'ils pré- 
teat & cette dénomination un sens étroit que le mot n’emporte pas 
du tout avec lui. Suivant eux, on ne pewrrait dormer le nom d'art 
ehrétien qu’a un art défini, réglermenté — j’ai presque dit canonisé — 
par l'fglise. Or, demandent-ils, y a-t-il des canons de concile en ma- 
tiére d’architecture, de scntpture ou de peinture? L'Eglise n'a &- 
crété ni le style roman, ni te style ogival, ni quoi que ce soit de 
semblable. Youd l‘objection. 

Il est vrai. Mais n’y a-t-il donc pas une foi chrétienne, une fagon 
de sentir chrétienne, et une pensée, une fagon de sentir paienne? 


208 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


Et dés lors, n’est-il pas manifeste que l'art qui exprime la foi chré- 
tienne peut 4 bon droit s’appeler chrétien, de méme que l'art gui 
exprimerait aujourd’hui des pensées analogues 4 celles qui domi- 
naient aux mauvais jours du paganisme serait, sans injustice, quali- 
fié de paien? Et par exemple, est-il vrai, oui ou non, qu'une église 
ne soit pas un théatre? Cela posé, est-il vrai, oul ou non, que, dans 
Ja maison de la priére, tout doive nous incliner 4 prier, la peinture, 
la statuaire, Ja musique, tout comme l’architecture? Est-il vrai, oui 
ou non, que, par conséquent, les sujets chrétiens ne doivent pas ab- 
solument étre traités avec la méme absence de foi que les sujets my- 
thologiques? Est-il vrai que l'image de Jésus-Christ ne doive pas étre 
celle de Jupiter, Pimage de la Vierge celle de Vénus? Est-il vrai que 
le caractére de la téte de Socrate ne puisse élre celui de Ja figure de 
saint Francois d’Assise ou de saint Dominique? Tout cela n’est-il pas 
Vévidence méme? 

Il existe donc un art chrétien, et cet art n’est autre chose que I’in- 
carnation de la foi chrétienne dans toutes les ceuvres d’art qui sont 
consacrées 4 une destination religieuse. Certes, on ne saurait trop 
s’étonner que cette notion si simple soiten méme temps si nouvelle 
chez nous. Eh bien, ce sera éternellement l’honneur de M. de Monta- 
lembert et de M. Rio d’avoir, les premiers en France, dégagé, comme 
diraient les mathématiciens, cette grande inconnue, d’avoir révélé a 
notre pays lexistence d’un art chrétien, et d’en avoir proclamé et 
démontré la supériorité morale. Je m’explique. | 

Au commencement de ce siécle, le Génie du Christanisme avait 
opéré dans les esprits une véritable révolution. Chateaubriand avait 
fait de Ja religion un idéal poétique qui s’était vivement emparé de 
Pimagination des contemporains. Mais qu’était-ce pour lui que l'art 
chrétien? C’était l'art appliqué d’une maniére quelconque a des su- 
jets chrétiens. C’étaient indifféremment Michel-Ange, Raphaél, Car- 
rache, Poussin, Coustou, Lebrun, Bouchardon; c’étaient encore 
Saint-Pierre de Rome et lhdtel des Invalides. Ce qui lui plait dans 
les églises gothiques, ce sont les souvenirs qu’elles rappellent, la 
« sorte de frissonnement » qu’elles font éprouver, la fraicheur des 
voutes, les ténébres du sanctuaire, les ailes obscures, Ics passages 
secrets, qui retracent les labyrinthes des bois ; c’est enfin effet pit- 
toresque de ces monuments sur l’azur du ciel‘. L’Empire et la Res- 
tauration avaient passé sans aller au dela de ces impressions si mi 
sérablement superficielles. Les cathédrales gothiques imposaient 
irrésistiblement par leur masse et par leur immensité; mais elles 
déconcertaient admiration par leur dédain de la symétrie, par des 


1 Voir le Génie du christian. 3° partie, Beauz-arts. 


LE COMTE DE MONTALEMBERT. 209 


caprices apparents de construction et d’ornementation dont per- 
sonne alors n’essayait méme de se rendre compte. 

Aprés 1820, il est vrai, l’école romantique avait mis le moyen age a 
la mode, mais sans susciter le moins du monde dans cette direction 
des é{udes tant soit peu sérieuses. L’architecture de cette grande 
époque avait seule été l’objet de quelques travaux dignes de mé- 
moire. Ainsi la Revue frangaise du mois de juillet 1830 avait publié 
un excellent article de M. Vitet sur l’architecture lombarde. En 
4831, M. de Caumont faisait paraitre le premier volume de son His- 
toire de art dans l'ouest de la France, et M. Hugo donnait Notre-Dame 
de Paris, cuvre, du reste, d’imaginalion pure et de fantaisie, dont 
Yéclatant succés n’en avait pas moins retenti comme un coup de 
clairon d'un bout de la France a |’autre. Mais c’était la tout : chez 
nous, 4 cette date, la peinture et la slatuaire chrétiennes n’étaient 
pas méme soupconnées. L’auteur du Génie du Christianisme, devenu 
le représentant de la France 4 Rome en 1829, s’extasiait encore de- 
vant les ceuvres si peu chrétiennes des Carraches, et, dans la cha- 
pelle Sixtine, il ne songeait pas 4 regarder autre chose que le Ju- 
gement dernier de Michel-Ange*. 

C’est ce qu'il faut bien savoir et bien comprendre pour appré- 
cier Poriginalité et la hardiesse de la réaction tentée par M. de 
Montalembert et M. Rio contre ces admirations routiniéres. Il faut 
le dire, M. de Montalembert s’était lancé d’instinct, comme je lai 
montré, dans cette voie avec l’héroique intrépidité qui lui était per- 
sonnelle, entrainé par un sentiment de foi ardent et profond, que 
n’avaient certes, 4 ce degré d’intensité, ni M. de Chateaubriand, ni 
les tenants de l’école romantique. Aussi n’avait-il point attendu sa 
réunion en Italie avec M. Rio pour protester vivement contre la 
beauté trop exclusivement matérielle des églises de Génes, pour 
admirer Lucques et Pise, pour gouter l’école ombrienne. Ce fut lui 
qui (it visiter & son ami les vieux cloitres de Rome, devant la plu- 
part desquels celui-ci avoue avoir passé dédaigneusement en 1830. 
Il y avait 1a, de la part de M. de Montalembert, un élan tout spon- 
tané, qui tenait 4 sa nature comme 4 sa foi et qui lui appartenait 
tout a fait en propre. Il est juste de lui en conserver tout lhon- 
neur. 

La supériorité de l’age, des études théoriques plus longues, des 
occasions d’observer et de comparer plus anciennes et plus nom- 
breuses, donnaient 4 M. Rio d’autres avantages. __ 

On vient de voir que, dés lors, M. de Montalembert aimait les 


4 Voir (Mém. d'outre-tombe, t. VIII) avec quel dédain il traite ceux qui préférent 
la premiére maniére de Raphaél 4 la derniére. 





280 LE CONTE DE HONTALPABERT. 


moimes. Les deux amis firent ewsemble le voyage de Naples. Hs 
gravirent ensemble ia eéte qui conduit au Mont-Cassm. « Le vaste 
menastére, corit M. de Montalembert, apparait de loin, assis sur Ja 
créte d’un rocher, au arilieu des nuages et des neiges. Cette vie 
termine admireblement cetie de ia svagnifique valiée que l'on suit 
jusqu’a San Germano. A peine arrivés dans cette jolie petite vitle, 
Rous nous metions A gravir la odte qui conduit au monastére et 
qui a trois milles de long. A chaque pas que nous faisions, T’eni- 
voement augmentait. D’abord on contemple 4 son niveau, et bientot 
a ‘ses pieds, les ruines presque envore-enticres de ta forteresse qui 
défendait le couvent en dommeant San Germane et le pays Malen- 
tour, forteresse od |’abbé tenait garnison comme premier baron 
du royaume de Naples. Plus vous montes, plus ‘se déroule 4 vos 
yeux une plame immense, d'une verdeur éblouissante, couverte de 
beis et de prairies, semée de villages et de-vitles (parmi lesqueiles 
Aquino, pairie du grand saint Thomas), bernée, & une distance 
émorme, par des montagnes ‘boisées jusqu’é mi-cdte, et quelques- 
unes couronnées de neiges éterneltes. Jamais je n’ai eu sous les 
yeux un espace 4 la fois si vaste, si varié, 8i pitteresque. Le roc 
méme que nous gravissions était taptssé de longs herbages, de 
broussailles d’aubépine, de fleurs de mille couleurs, que breu- 
taient en paix des trewpeaux, ‘guidés par des bergers revétus du 
manteau si noble et si élégamment porté par te peuple de ce pays. 
A chaque pas, des croix de bors, d’anlaques chapelles creusées dans 
de Toc, des reposoirs, d’ot |’ail se perd sur cette immense con- 
trée, qui naguére appartenait toute entiére & l’abbaye. Et au som- 
met, l’ame s’arréte sur ce monasiére si célébre dans Vhistoire de 
lEglise, le plas ancien de I’italie, le beroeau de la foi et de la civi- 
hisation européenne, ou, depuis quatorze siécies, se conserve le 
dépot de la régle monasteque, d’ot sont sortis quarante-deux papes, 
ot les moines se comptaiert neguére par mifliers. » Ne pressent-on 
pas, dans ces quelques lignes, ie souffle d’ot sortira un jour |’ Mis- 
tore des Mowves d'Occident? 

Seus le point de vue de l'art, te voyage de Naples ‘avait Isissé 
pea de traces dans 4a mémoire de 4. de Montalembert. Il s'Mait 
proposé d’abord de visiter avec M. Rio Sienne, Bologne, Milan, 
Venise. Mais, en dépit des désirs centraires de Grégoire XVI, M. de 
Lamenneis s'obstinatt & ne point quitter Rome, et ta pidté Giliale de 
M. de Montalembert ae put se résoudrea |’y ‘aisser seul. Ce der- 
mier dut par conséquent, et bion -& regret, se résigner 4 ne point 
accompagner M. Rio dans la haute Italie. Mais, M. de Lamennais 

dout &-ceup changé de.néselution sous d'infiuence de cardinal 
icara, qui lui conseillait de reprendre la yabkication de f Avenir, 


LE CONTE DE MONTALYWDERT. bs | 


ve ful M. de Montalembert qui décida te Maitre 4 reveniren France pur 
Venise, le Tyrol et fa Bavidre, impatient qu'il était de compléter 
per ia ses études sur l'art chrétien, dont Mumich était be foyer 
principal. 

Ns partirent de Rome le 10 juillet 1852, amis per kk méme foi 
politique, mais poursuivant respectivement, dans lear voyage, deux 
ordres d'idées assez différentes : M. de Montalembert préoccupé 
par-dessus tout de art chrétien, Lamennats complétement indif- 
férent 4 vette pensée, ne songeant, pour sa part, qu’é recommencer 
ka lutte arttamonarchique et & recruter des prosélytes 4 la république 
sur sa route. 

A Viterbe, N. de Montalembert ‘deme an coup d’ceil rapide acs 
deax églises gothiques (la cathédrale et Saint-Francois), puis 4 ve 
prier sur le corps de sainte Rese, cette jeune fille morte & dix-huit 
ans, sous l‘habat du tiers ordre de Saint-Francois, en héreine de la 
liberté gueife contre kx tyranmnie gibeline, et dont il voulait éorre 
la vie'sous ce titre : « Histoire d'une peane ultramoniaine. » 

A peme arrivé & Orvieto, 1 va contempler, au clair de june, la 
famease vathédrale, une des quatre métropoles gothiques de 
Vitalie. Le lendematn, il admire en détail te délicieux bas-relief 
des Pisans sur l’incomparable facade, et, dans Pintériewy, fes fres- 
ques de Fra Angelico, de Berozzo, son meiieur éléve, et de Luca 
Signorelli, brillant disciple du Pérugin. 

‘Sa prédilection pewr l’art chrétien s’accentuait chaqee jour da- 
vantage. A Sterne, if trouve une ville selon son cour, ene vrate 
ville du moyen ave. Il salue avec transport « le déme, | inimitable 
déme, avec sa facade, rivale de celle d’Orvieto, af son intérieur 
sans rivel, avec son baptistére, avec sa chaire, avec bes remarquo- 
bles fresques de Pinturicchio, attribuces en partie 4 Raphadl. » 
A chaque tmaisen, Vogive ou le plem cintre paraissart dams 
toute va beauté; le jeune voyageur ‘se creyait em plem dounméme 
sécle. 

fn revoyant Florence, M. de Montalembert fut étenné tuiméme 
de sa freidewr « peur tout ce qei n dtait pas de lécole catholique. » 
Et ‘powrtant i] aimait cette ville, comyme ja cité d'italie dont ke 
passé est de phus poélique; i dévorait Vhistcire de la royauté de 
désus-Christ & Florence. Mais le souvenir des Médices avait sur 
heipeu de prise : au liew de ta tombe de Machiavel & Santa Croce, 
id edt préferé rencontrer la tombe de Dante. Chose smgaliére! 
& sum prenticr passage par Florence, il n’avait pas visité, paratt-al, 
le couvent dominicain de Saint-Marc. Dans son second séjour, 7 
passa ‘duns ce bletre des heares d’rveesse entre fra Angelioe et 





242 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


Savonarole, occupé 4 lire les manuscrits inédits de l’un, 4 admirer 
les délicieuses peintures de |’autre. Il songea méme un inslant a 
écrire la vie de Savonarole. Quand il partit, Fra Angelico avait 
décidément conquis « la premiére place dans ses affections pitio- 
resques. » Il emportait dans son coeur, pour les monuments de l'art 
chrétien qui sont 4 Florence, une sorte de culte, qui jamais ne 
devait s’éleindre. 

Quelques jours aprés, il faisait connaissance d’une maniére plus 
approfondie avec l’ancienne et charmante école de Bologne, celle 
qui commence avec le treiziéme ‘si¢cle et finit 4 l'avénement des 
Carraches. I! eut « un moment d’admiration amoureuse, d’émotion, 
de jouissance bien vive et bien pure, 4 la vue de la Madone avec 
saint Francois, le chef-d’ceuvre de cette école. » En effet, ’auteur 
de ce tableau, Francesco Francia, est l’astre rayonnant de l’an- 
cienne école de Bologne. « Contemporain et émule du Pérugin, 
poursuit M. de Montalembert, il mérite de prendre place avec lui, 
Fra Angelico et quelques autres, dans ce cercle de peintres d’élite 
ou doivent se concentrer les admirations du chrétien. Il n'est guére 
connu, méme de nom, en France. Notre musée du Louvre ne pos- 
séde pas un seul tableau de lui. » C’était donc 14, de la part du 
jeune voyageur, une vérilable découverte, et il la fit absolument 
seul, sans y avoir été préparé, sans y étre aidé par personne. 

Nous ne ferons, comme lui, que traverser Ferrare, la capitale 
de la maison d’Este, l'une des plus corrompues entre celles qui 
ont régné en Italie. Nous avons hate d’arriver 4 Venise. 

Le jeune voyageur venait d’admirer & Padoue les monuments les 
plus précieux du génie symbolique de Giotto, concus sous l’in- 
fluence immédiate de Dante. li allait le long de cette Brenta que 
Byron aimait tant. « Tout & coup Venise apparait a l’horizon, sor- 
tant des eaux, belle et unique au monde! Nous nous embarquons, 
a Fucina, dans une de ces noires gondoles qui ont l’air de cercueils 
flottants, et qui portent le deuil de l’ancienne Venise. Nous entrons 
dans la ville par le canal de la Giudecca. Je suis ravi de l'archi- 
tecture mauresque des palais et méme du bon gout de Il’architec- 
ture classique des églises. Mais quelle ruine! quelle solitude! quel 
silence! Je ne m’attendais 4 rien d’aussi funcbre. Toutes les mai- 
sons tombent en ruines. Tous les palais semblent abandonnés. Le 
canal grande, bordé de ces ravissants palais mauresques, est dé- 
sert. Et pourtant Venise, & cause de la mer et du gothique, me 
plait au-dessus de tout; je la préfére 4 Florence, que je préfére a 
Rome. » 

Malheureusement, ce premier séjour a Venise fut misérablement 





CO eg ee 


LE COMTE DE MONTALEMBERT. 213 


écourlé par l’impatience de Lamennais, que l'art ne captivait pas, 
et qui était pressé de se mettre en rapport avec Schelling, Baader 
ef Joseph Gorres, & Munich. : 

Son jeune disciple ne put donc qu’entrevoir, guidé par M. Rio, 
les nombreuses peintures de Jean Bellini, qu’il admirait surtout 
pour la pureté de son imagination et la gravité grandiose de ses 
personnages males, car il n’aimait pas le type de ses vierges, mal- 
gré leur mélancolie prophélique. Il remarquail, 4 la gloire de 
Venise, encore plus qu’a celle du peintre, qu’on ne trouve pas un 
seul tableau paien de sa main, bien qu’il peignit.& une époque ot 
Florence et Rome étaient inondées par le paganisme. Aux yeux de 
M. de Montalembert, toutefois le prince de l’école chrétienne de 
Venise n’était pas Bellini, mais Cima de Conegliano, supérieur a 
tous les peintres connus dans la conception du type de saint Jean- 
Baptiste. Le Christ mort entre deux anges de Basaiti, autre éléve de 
Jean Belin, et les légendes de saint Georges, de saint Jéréme, de 
sainte Ursule, peintes par Carpaccio, ne frappérent guére moins 
le jeune voyageur. Il savait gré & bon droit & ces deux maitres 
d’avoir maintenu: 4 Venise les traditions de l’art chrétien durant 
tout le premier quart du seiziéme siécle, et d’avoir su demeurer 
populaires néanmoins dans leur patrie, malgré la dangereuse con- 
currence du Giorgione et du Titien : c’est 1a, en effet, une grande 

loire. 

i Néanmoins, il fallut dire adieu 4 Venise la belle. M. de Monta- 
lembert en partit le 4 aout, en compagnie de M. de Lamennais et 
de M. Rio, traversa le Tyrol avec d’incessantes émotions pittores- 
ques et religieuses, qui lui rappelaient l'Irlande, et le 10 aout il 
arrivait 4 Munich. 

La devait s’achever son éducation esthétique. I] trouvait 14 réunis 
Schelling, Baader et Joseph Gérres. Mais surtout il y rencontrait 
les fréres Boisserée, les peintres Hess, Schnorr, Cornélius, le char- 
mant livre de madame Schopenhauer sur les peintres de l’école alle- 
mande et de l’école flamande, enfin la belle galerie du chateau de 
Schleissheim, ot: sont rassemblés tant de chefs-d’ceuvre de cette 
derniére école. Sulpice Boisserée était ’un des maitres les plus 
autorisés de l’esthétique appliquée a l'art du moyen age. Son bel 
ouvrage sur la cathédrale de Cologne (1824) est de ceux qui font 
époque, malgré le chauvinisme de l’'auteur pour l'art germanique, 
malgré son parti pris de faire de l’Allemagne la créatrice de l’ogive 
et la grande initiatrice de l’Europe 4 Vart chrétien. Crest a lui, 
aprés Gérres pourtant, que remonte Ja mémorable résolution, au- 
jourd’hui en voie d’accomplissement, d’achever la construction de 
la cathédrale de Cologne, comme acte éclatant de patriotisme et 





2th LE COMEE BE NORTALEMBERT. 


comme témeignage supréme, pemsaient-its, de la sapcrionté eathe- 
tique du génie allemand. Gérres ef Bormscrée étaient animés tous 
deux au plus haut point de l’esprit de prosélytisme. Tous deux agix 
reat sur M. de Montalembert de toutes leurs forces, et ce ne fut pas 
tout a faié en vain. L’on n’es sera pas surpris, car, & ce moment 
de sa vie, Gérres appliquait 4 )esthétaque cette élequence qui, dane 
la guerre de la coalition, en 4843, avait fait de loi une puissance, 
et qui le faisait appeler, par Napoléon, « le quatriéme Allié. » Tou- 
tefors, l’imfluence de }'école de Munich eut des limites. Garres ef 
Salpice Boisserée apprirent & M. de Moatalembert & admirer |’ Alle. 
magne; mais ils ne purent entamer ses prédilections italiemnes, sa 
préférence pour Fra Angelico, pour Francia et pour le divin au- 
teur de la Dispute du Saint-Sacrement. ailleurs, cette premiére 
rencontre du futur historien de sainte Klisabeth avec l' Allemagne, 
fut predigieusement courte. Mois de trois semaines aprés l'arrivée 
des voyageurs & Munich, la foudre éclatait sur leurs téles et pré~ 
cipifait leur retour en France : je veux parler du 30 aodt, jour 
o& le nonce de Baviére nolifia lencyclique Mirari vos 4 Vabbé de 
Lamennais. 

Qn comprend que les études esthétiques de M. de Montalembert 
se trouvérent par 1a brusquement interrompues. I revint en toute 
hate 4 Paris, non pourtant sans visiter avec une enthousiaste admi- 
ration sur sa route la magnifique cathédrale de Strasbourg. ¥ eut 
bien un moment, au mois de septembre 1332, la pensée de retour- 
ner en Allemagne; mais M. Rio ne pouvant y retourner avec lui, iJ 
renon¢a pour un temps a ce voyage. 

Ii ne renoncait point pour cela & s'occuper de lart chrétien. 
Une chose lui semblait plus pressée que tout le reste: assurer en 
France la conservation de ce qui subsistait des chefs-d’ceeuvre in- 
nombrables, que nous avait légués le moyen age. I} chercha en 
conséquence & organiser avec de MM. Viel-Castel et de Triqueti une 
société conservatrice de nos monuments nationaux, pensée heureu- 
sement menée a fin par M. de Caumont quelques années plus tard; 
et c'est comme manifeste de cette pensée qu'il publia, le 1" mars 
1895, dans la Revue des Deux Mondes, son inoubliable article :- 
Du Vandalisme en France. Il avait donné & cet article la forme 
d’une lettre & M. Vielor Huge, qui s’était signalé au service de la 
méme cause par son article : Guerre awx Démolisseurs, dans le- 
quel, citant Padage conau : Tempus edaz, homo edacior, il le traduit 
spirituellement ainsi: « Le temps est aveugle, l’homme est stu- 
pade. » Cette traduction restera. 

Jene songe point & m’excuser du soin que j’apporte 4 bien mar- 
quer chaque pas fait par M. de Montalembert dans cette voie de 


EB GOMTS. DE HONT MIEEBERT. os 
réaction contre des préyngés trois fois séculsires. On ne samra } 
mais.assez quels efforts il a fadlu pour transformer comme on |’a fea 
thien iacomp!étement encore, je he reconnais) les:idées qui dominaient 
alors en France sur towt ce qui tient & la Kturgie, a Part, & Yarchéo- 
logie, & Vhistoare ; om ignore surtowt quelies difficultés l'on reacen- 
trait aw pomnt de départ. Cette transformation a. été littéralement un 
travail d’Hercule, et nui n’a exereé. em ce sens une action aussi puis- 
sanie, aussi efficace que celle de M. de Montalembert. J’oserai dare 
qu’il avait missien pour accomplice la transfermation dont je parle, 
et que cette mission a été par hui poursuivie avee une ardente 
sévérance a travers tons les incidents, tewtes les luttes, toutes les 
péripéties de sa vie. « Les combats, a dit M. Rio, les combats par 
lesquels 2) a préperé, pendant vingt-ceing ans, le triomphe de la cause 
qui nous élait commune, ont été hivrés, 4 des intervalbes tellement 
irréguliers, soit dans la presse pértodique, soat 4 la Chambre. des 
pairs, qu'il est dilfiele de s’em rendre parfaitement compte, a travers 
le bruat des discussions politiques auxquelles cette cause était aoci- 
dentellement mélée. » Mais ce n’en est pas moins la une part consi- 
dérable des services rendus a la religion et @ la vraie civilisation per 
M. de Montalembert, et c'est précisément parce qu'il n’est pas aisé 
de suivre le fil de ses travaux esthétiques. et archéalogiques, que je 
me suis appliqué & ne rien laisser dans Yombre de ce qui s’y rap- 
porte. C'est une nouvelle renaissance qu’il a opérée sous nos yeur, 
renaissance qui est la centre-partie de celle du quinziéme et du sei- 
ziéme siécle. « On se plait 4 la nier, & la combattre. On critique telle 
construction, tel livre, telle tentative avartée, telle exagératron pué- 
rile. On a raison dans le détail, on se trompe sur l’ensemble. Les 
échees partiels, la fausse direction, les excés, les ridicules, ne ehan- 
gent rien au résultat général‘. Et ce qu’il importe de ne pas oublier, 
c’est que cette rénovation de l’art catholique n’a été le fait d’aucun 
pouvoir constitué, d’aucun prince, d’aucun pontife méme. Elle est 
sortie spontanément de l'effort désintéressé de quelques gens de 
coeur, pendant ces belles années de paix et de Ixberté qui ont signalé 
les commencements de régénération religieuse de la France, qui l’ont 
initiée & tous les genres de progrés, et dont les luttes fécondes et 
généreuses ont fait dclore toutes ces ceuvres de foi, de dévouement 
et de charité qui sont l‘honneur et la consolation de la premiére 
moitié du dix-neuviéme siécle* ? Cela est mcontestable. 

Bh bien! ce qui a rompu la glace, ce quia fait bréche, comme 
V’a dit M. Douhaire ici-méme, c'est l'article intitulé: Du Vandalisme 


4 Montalembert, Des intéréts catholiques au diz-nenviéme stécle, 3° édit., p. 37. 
* Montakembert, Du vandaliome et du catholictsme dans Tart, avant-propos, 1856. 








216 LE COMTE DE MONTALENBERT. 


en France. Cet article est écrit avec une verve impitoyable et rap- 
pelle, du premier mot au dernier, la devise de feu Didron : En ar- 
chéologie, je ne connais ni pére ni mére ! Il est plein de passion, mais 
d’une passion avant tout religieuse. » L’art du moyen age, écrivait 
auteur, est catholique avant tout ; il est la manifestation la plus im- 
posante de I'Eglise dont je suis l’enfant, la création la plusbrillante de 
la foi que m’ont léguée mes péres. Je contemple les veux monuments 
du catholicisme avec autant d’amour que ceux qui dévouérent leur 
vie et leurs biens a les fonder: pour moi, ils ne représentent pas 
seulement une idée, une époque, une croyance éfeinte ; ce sont, au 
contraire, les symbules de ce qu’il y a de plus vivant dans mon dme. 
Le vandalisme moderne est non-seulement, & mes yeux, une bru- 
talité et une sottise, c’est de plus unsacrilége. Je mets du fanatisme 
4 le combattre. » L’article dénoncaitl a la fois le vandalisme destruc- 
teur et le vandalisme restaurateur. Puis, l’auteur accumulait les 
faits accusateurs, marquant au front d’un fer chaud tous les coupa- 
bles, en téte desquels il placait le gouvernement, « non-seulement, 
disait-il, 4 cause de ce qu’il a fait, mais encore 4 cause de ve qu'il 
laisse faire. » Et aprés avoir enflammé d’indignatipn ses lecteurs, il 
poussait le cri qu’arrachait aux papes des grands siécles la dévasta- 
tion de l’'Italie: Fuori i Barbari! « Expulsons les barbares! » 

En méme temps, M. de Montalembert exercait un autre mode de 
propagande par les réunions qu'il avait chez lui tous les dimanches 
soirs'! Il s’y trouvait des hommes graves; mais il y venait surtout des 
jeunes gens, Ozanam entre autres, quien parle si bien dans une de 
ses lettres. « Il y a, tous les dimanches, des soirées pour les jeunes 
gens chez M. de Montalembert. On y cause beaucoup et d’une ma- 
niére variée; on prend du punch et des petits gateaux, et l'on s’en 
revient tout joyeux par bandes de quatre ou cing. Dimanche passé, 
jy vis, MM. de Coux, d’Ault-Dumesnil, Mickiewicz, célébre poéte li- 
thuanien, Félix de Mérode, que la nation belge voulait se donner 
pour roi. Sainte-Beuve y est aussi venu; Victor-Hugo doit y venir. 
Il respire dans ces réunions un parfum de catholicisme et de fra- 
ternité. M. de Montalembert a une figure angélique et une conver- 
sation trés-instructive. Les points de doctrine sur lesquels Rome a de- 
mandé le silence ne sont pas remis sur le tapis ; la plus sage discrétion 
régne a cet égard. Mais l'on sentretient de littérature, d'histoire, des 
intéréts de la classe pauvre, du progrés de la civilisation ; l'on s’a- 
nime, on réchauffe son cceur, et l'on emporte avec soi une douce 
salisfaction, un plaisir pur, une dme maitresse d’elle-méme, des 
résolutions et du courage pour l’ayenir?. » 

4 Rue du Cherche-Midi, n° 24, 

_ © Lettre du 9 janvier 1835. Cette lettre doit n'avoir été achevée que le 7. 


LE COMTE DE MONTALEMBERT. 217 


Cétait 1a le premier signal d'une résurrection du sentiment chré- 
tien, longlemps regardée comme impossible, méme par ceux qui la 
désiraient le plus. C’est sans contredit, comme 1'a dit M. Rio, l'un des 
plus intéressants épisodes de la vie de M. de Montalembert. Ce der- 
nier avail pris la cause de l'art chrétien tellement au sérieux qu’a- 
prés avoir parcouru la France dans tous les sens pour étudier nos 
monuments du moyen age’, il voulut absolument revoir l’Allemagne 
et détermina M. Rio a l’y accompagner au mois d’aout 1833. 

M. de Montalembert visita seul la belle cathédrale de Metz et celle de 
Mayence, « admirable, bien que doublement dévastée par les bombes 
francaises et par la brosse des réparateurs. » Mais les deux amis se 
rejoignirent & Cologne. L’ouvrage de Boisserée les avait amplement 
préparés 4 ne rien perdre des beautés de la cathédrale. Elle justifia. 
pleinement l’attente de M. de Montalembert ; mais les autres pré- 
cieuses églises de Cologne, en si grand nombre, dépassérent ses es 
pérances. A Bonn, il fut accueilli 4 bras ouverts par le vieux profes- 
seur de philosophie Windischmann, excellent catholique hien qu’ap- 
partenant a l’école de Schelling, et par son gendre, le jurisconsulte 
Walter, dont les écrits unissent 4 une science toute allemande une 
éloquence et une clarté toute frangaise. Il godta vivement le jeune 
Frédéric Windischmann, qui était presque de son age, et qui devait 
si bien mériler de la scienee théologique, comme de la littérature et 
de la mythologie anciennes. Il vit le grand archéologue et philologue 
Welcker, le théologien Klee, une des trois lumiéres de 1'Eglise ca- 
tholique en Allemagne, et un homme plus connu chez nous, Guil- 
Jaume de Schlegel, qui lui fit force politesses, mais qui lui parut 
trop vain et trop Frangais. 

Le 2 septembre, il était 4 Francfort, un des foyers principaux de 
lart chrélien. La il fut regu 4 merveille par madame Frédéric de Schle- 
gel, fille du célébre israélite Mendelssohn, converlie par son mari au 
catholicisme, ainsi que le peintre Veith, son fils d’uu premier lit, celui- 
ld méme dont M. de Montalembert, 4 Rome, avait tant admiré la Ma- 
done, placée 4 la Trinité du Mont. Veith était directeur du musée de 
Francfort, qui est plein de ses ceuvres. L’auteur de la lettre sur le 
vandalisme trouvait en oulre dans la vieille ville impériale un homme 
‘dune rare instruction et d’une grande autorité en ce qui touche l'art 
chrétien, M. Passavant, qui venait de publier son Voyage artistique 
a travers I’ Angleterre et la Belgique. 

Mais cela ne suffisait point a l’avide curiosité du jeune ami de 
Part; il lui tardait de voir les galeries de Dresde et de Berlin, 


‘ Dindiquerai particuliérement un voyage dans FOuest et le Midi (Poitou, An- 
goumois, Guyenne, Toulouse) en octobre et novembre 1832. 
25 Jumtsr 1872, 15 








248 . LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


ou M. Rio, malade, ne put le suivre. A Dresde, M. de Montalem- 
bert était recommandé a Tieck, le coryphée du romantisme de- 
puis la mort. de Geethe et cerlainement une des plus belles intelli- 
gences de l’Allemagne. Tieck le recut fort amicalement et le présenta 
-4 Raumer, Vhistorien des Hohenstaufen. Ge contact successif des hom- 
mes les plus distingués de l Europe, en France, en Italie, en Alle- 
magne, n’étsit pas de nature 4 retarder l’essort des rares facultés du 
jeune comle de Montalembert. Il courut a la galerie deDresde; elle ne 
lui parut pas des plus riches, quoiqu’elle soit des plus nombrcuses. Il 
ravouait pourtant qa’il étail des peintres qu'on ne pouvail connaitre 
A fond sans aveir vu cette galerie : Palma Vecchio, par exemple, et 
surtout le Gorrége. Il trouva pitoyable l’exposition des peintres vi- 
vants: a4 Dresde, terre profondément protestante, il n'y avait pas 
trace du souffle de renaissance qui animait l’école catholique de 
Munich. Aprés une rapide et, charmante excursion dans la Saxe 
‘suisse, le voyageur se sentit attiré & Prague pour y voir le général 
Skrzynecki, le héros de la derniére guerre de Pulogne. La capitale de 
‘la Bohéme le frappa bien plus qu'il ne s'y était allendu. « Quelle 
ville que Prague! s’écriait-il. La vue du Hradschin est merveilleuse. 
La Theinkerde, le Rathaus, le pont avec ses tours a chaque extrémité 
et ses slatucs innombrables, forment un inappréciable ensemble 
comme effet de moyen age, 

A Berlin, M. de Montalembert vit surtout des hommes remarqua- 
-bles:: le grand jurisconsulte de Savigny, au foyer duquel il trouva 
-une hospitalité pleiae de charme ; le professeur de droit Edouard 
-Gans, brillant disciple de Hegel, franc, léger, vaniteux, mais élo-- 
quent; Alexandre de Humboldt, qu'il suflit de nommer, et qui le 

combla de prévenances ; M. de Radowilz, le plus noble catholique de 
-Prusse, le méme qui devait avoir, aprés 1848, un rdle politique ; 
lingénieux historien Ranke; Ja brillante madame d’Arnim (Bettina 
‘Brentano, |’amie de Gosthe). Il enlendit professer Schleiermacher et 
-Raumer ; le cours du premier lui parut médiucre, et celui du second 
trés-éloquent. Ce n’est pas que le jeune voyageur négligcat les ta- 
bleaux. La galerie de Berlin lui semblait la plus historique et la 
plus complete qu’on pat voir; mais les chefs-d'wuvre y étaient rares. 
‘M. de Montalembert y remarqua de fort beaux Van Eyck; une Ma- 
done de Raphaél, la Vierge du palais Colonna, charmante, mais Jrop 
humaine, plus belle que sainte ; l’Embrassement de saint Dominique 
‘et de saint Francois, par Fra Angelico, et d'autres belles ceuvres ita- 
liennes. A Berlin, du reste, comme & Dresde, les artistes. contempo- 
rains, peintres et sculpteurs, étaient classiques el communs. 

Le comte de Montalembert ne pouvait quitter la Prusse sans en 

visiter la contrée la plus catholique, j'ai nommé la Westphalie. 








LE COMTE DE MONTALEMBERT. 219 


Munster, avec son église de Saint-Lambert et son hétel de ville, le 
ravit, comme une des villes les plus originales qu’il edt encore vues. 
La veuvé de Villustre comte Frédéric de Stolberg lui fit la plus sym- 
pathique impression par la cordialité de son accueil comme par 
Vextréme intérét de ses souvenirs sur son mari, et sur ce groupe 
d’ardenfs et nobles catholiques qui, au commencement de ce siécle, 
avaient fait de Munster un foyer de lumiéres et de vie religicuse. Ce- 
pendant, quelque enchanté qu’il fat de cette piense Westphalie, le 
jeune pair de France était impatient de revenir 4 Francfort. Il ne 
pouvait toutefois ne pas faire une courte halte & Marbourg. Cette 
ville lui plut singuliérement par sa position et par ses monuments, 
-par son église surtout, qui porte le nom de sainte Elisabeth et par 
le chéteau qu’elle a habilé. Néanmoins il la parcourut rapidement 
et partit en extra-poste pour Francfort, emportant deux almanachs 
qu’il avait achetés par hasard. Chemin faisant, i] jeta les yeux sur 
ces almanachs ; ils contenaient l'histoire de sainte Elisabeth. M. de 
Montalembert ne connaissait qu’é moitié Vadorable sainte. Il fut 
tellement touché, tellement bouleversé (disons le mot) par ce récit, 
bien que retracé par une plume protestante, que tout 4 coup l’idée 
lui vint d’éerire lui-méme cette histoire. Avec quel succés? Nous le 
verrons bientét. 

A Francfort, il recut les adieux de M. Rio, qu’un heureux événe- 
ment rappelait en Angleterre. Demeuré seul, M. de Montalembert 
visita Bamberg, si importante dans \’histoire du catholicisme alle- 
mand ; il en admira la cathédrale byzantine, et pria au tombeau de 
saint Henri et de sainte Cunégonde. Il vit Nuremberg, la Venise de 
Allemagne; la ravissante fontaine de la Sckéne Brinn, unique au 
monde par ses statues des preux, des prophétes, des élccteurs; le 
porche de l’église catholique de Notre chére Dame, sans rival; le ta- 
bernacie de Saint-Laurent, en forme de fleur, de 64 pieds de haut; 
et surtout le fameux Chemin dela croix, fait par Adam Kraft pour 
cet admirable chevalier chrétien, Martin Ketzel, qui, ayant été cher- 
cher la mesure exacte de la via crucis a Jérusalem, et l'ayant perdue, 
retourna dans la ville sainte pour l’en rapporter de nouveau. Enfin, 
rassasié d’admiration par les innombrables trésors de sculpture, 
de peinture et de vitraux que renferme Nuremberg, le jeune voya- 
geur se décida a quitter ce Pompe: du moyen age pour s‘établir 4 — 
Munich. 0 

C’est 14 que pendant neuf mois et demi (du 18 décembre 1833 au 
9 octobre 4834), il eut son quartier général. Il s’y trouvait dans les 
meilleures conditions pour ses études. Il demeurait' chez un jeune 


} 


' Mazimilians Plats, n° 8. 


220 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


professeur de droit catholique, le baron Ernest de Moy, qui, d’origirie 
francaise, mais depuis longtemps familiarisé avec la phraséologie 
allemande, lui traduisait sans effort dans le langage de Joseph de 
Maistre, dit M. Rio, les idées de Schelling, ressource qui n’était point 
4 dédaigner. Il pouvait cultiver assiddment Schelling lui-méme, 
Baader, Joseph Gérres, Déllinger, Philipps, comme aussi Clément 
Brentano, frére de Bettina, auteur de ce livre exquis « La douloureuse 
passion de Notre-Seigneur d’aprés les méditations d’Anne Catherine 
Emmerich. » Il retrouvait 4 Munich deux jeunes hommes de son age, 
tous deux d’une grande espérance et d’un commerce charmant : Guido 
_Gérres, qu'il avait fort gouté au mois d’aout 1852, et Frédéric Win- 
dischmam, dont il venait de faire la connaissance 4 Bonn. II retrou- 
vait enfin Sulpice Boisserée, le jeune statuaire chrétien Schwanthaler, 
les peintres catholiques Hess, Schlottauer, Cornelius, et Julius Snorr, 
chargé des fresques des Nibelungen au nouveau palais du roi Louis. 
Il était délicieusement ému des étonnants récits qui remplissaient le 
cours de Joseph Gérres sur la mystique chrétienne. Il s était ouvert 
pour lui une source nouvelle d’études et de jouissances: la nature 
envisagée sous le point de vue catholique et populaire du moyen age, 
la recherche des noms que les peuples fidéles ont assignés aux plan- 
tes, aux oiseaux les plus charmants, la découverte des touchantes 
croyances que, dans les 4ges de foi, ces Ames naives et heureuses 
altachaient 4 une foule de phénoménes des trois régnes. Il faisait, 
avec des compagnons de voyage d’élite (Brentano, par exemple, . 
éblouissant et pétillant d’esprit, tout a la fois religieux et plaisant), 
_de charmantes excursions dans les contrées les plus pitloresques 
de l’Allemagne ou démouvants pélerinages. C’est avec Brentano, 
Dollinger et Guido Gérres qu’il visita Salzbourg, dont il aimait a 
vanter la position incomparable. Il était seul quand il vit Ratisbonne, 
vénérable ville allemande, moins admirablement conservée que Nu- 
remberg, mais remarquable encore par ses monuments, surtout par 
sa cathédrale; il passa trois jours dans cette ville auprés d’un des 
hommes les plus éminents de l’Allemagne catholique, le chanoine- 
poéte Diepenbréck, mort archevéque de Breslau. 

Mais ses excursions n’auront bientdt qu’un seul intérét, celui 
qu’inspirait sainte Elisabeth 4 son historien. C’est pour l’amour d’elle 
qu'il fouilla les bibliothéques de Weimar, d’Iéna, de Geeltingue, de 
Cassel, de Heidelberg. Il alla & Erfurth visiter le couvent d’Ursulines 
aimé par la sainte, ot l’on montre la chambre qu'elle y occupait, 
ou l’on conserve son verre. C’était, dit-il, comme'si j’eusse relrouvé 
latrace d’une bien-aimée perdue. ll baisa la pierre tumulaire du 
landgrave Louis 4 Reinhardtsbrunn. A Eisenach, il voulut voir l’an- 
cienne chartreuse qui s'est nommée longtemps Elisabethen-haus. A la 





LE COMTE DE MONTALEMBERT. 224 


Wartbourg, ancienne résidence des landgraves de Thuringe, « nou-, 
velle terre sainfe aux mains des infidéles, » il but 4 la fontaine qui 
porte le nom de la sainte et ou elle lavait elle-méme le linge de ses" 
pauvres. A Cassel, il s’entretint avec le peintre Frédéric Miller, 
protestant converti, occupé durant toute sa jeunesse de sainte Elisa- 
beth, sur laquelle il a fait une foule de jolies compositions. A Mar- 
bourg, oi Lacordaire vint le surprendre, M. de Montalembert eut la 
joie de montrer 4 son ami la délicieuse église ot est le tombeau de 
la sainte. | | | 

Ces courses ne laissaient pas d’initier de plus en plus le jeune pair 
de France 4 la connaissance des hommes en méme temps qu’elles. 
complétaient son éducation artistique. Je crains détre monotone et 
d’abuser des noms propres. Et pourtant je révéle en ce moment un 
des cétés les plus curieux et les moins connus du développement 
intellectuel de M. de Montalembert. Le contact précoce des hommes 
supérieurs n’a pas été certes moins fécond pour lui que la vue des 
monuments et la visite des musées. Il continuait, d’une part, de pas- 
ser pour ainsi dire en revue, sur son chemin, les esprits les plus dis- 
tingués de )’Allemagne : & Geettingue, Jes fréres Grimm, Oltfried Mal- 
ler, et le vieux Heeren, plein de vigueur malgré ses soixante-treize 
ans ; 4 Heidelberg, Frédéric Schlosser, Creuzer, Mittermaier, Thibaut ; 
4 Spire, le chanoine Weiss, rédacteur du Catholique, depuis évéque ; 
4 Stultgart, auteur de I’Histoire générale de l Allemagne, Chrétien 
Pfister, et Pingénieux critique Wolfgang Menzel; & Tubingue, le 
poéte Uhland, et le prince de la théologie catholique au dix-neuviéme 
siécle, Mohler. 

D’autre part, aucun monument de quelque importance n’échap- 
pait au voyageur. Il voyait 4 fond les cathédrales de Salzbourg, 
de Ratisbonne, d’Erfurth, de Spire, de Worms, de Constance, de 
Fribourg, dont la fléche, moins grandiose, moins éblouissante que 
sa sceur de Strasbourg,. est plus élonnante peut-étre. Il signalait 
les vastes travaux de restauration de cette métropole, exécutés dans 
le gout le plus pur et le plus pieux, par de pauvres ouvriers vi- 
vants du Brisgau. 

Au mois d’aout 1834, il fit & pied, dans le Tyrol, un second voyage 
marqué par deux épisodes qui méritent une mention spéciale. A 
Mittewald, il eull’heureuse fortune d’assister 4 un mystére du moyen 
Age, transporté ou plutét préservé au milieu de l’incrédulité et du 
prosaisme de notre siécle; il assista, dis-je, 4 la représentation en 
plein air de la passion de Jésus-Christ par des paysans bavarois. « A 
neuf heures, écrit-il, j’arrive 4 Mittewald. Le spectacle est déja com- 
mencé. J’entre dans l'amphithéatre découvert, au pied d’admirables 
rochers. Les voix simples et pures du cheeur, composé des enfants 


222 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


du village, annoncaient l’entrée du Sauveur a Jérusalem. Je n'entre- 
prendrai point de décrire ce spectacle unique, imappréciable. Moi 
qui, au bout d'une heure me sens fatigué et ennuyé dans le plus 
beau théatre de ville, je suis resté ici (moins une heure pour diner) 
4 la méme place depuis neuf heures du matin jusqu’a six heures du 
soir, sans ressentir un seul instant la moindre diminution d’attention 
ou d’intérét. Je n’aurais jamais su imaginer rien de pareil. Ici méme 
cela n’a lieu que tous les sept ans. J’anrais voulu un Christ plus 
digne de son rdéle. Du reste, tout était «xcellent. Je me perds 4 cher- 
cher comment ces pauvres gens, qui 1:e font cela que tous les sept 
ans, peuvent saisir si complétement l’esprit de leurs réles, comment 
leur mémoire, leur tenue peuvent étre si parfaites. Pas l’ombre 
d’embarras ni d’affectation. Judas, saint Pierre, les grands prétres 
et les docteurs de la loi jouent comme les acteurs les plus consom- 
més. Barabbas, le peuple avec ses imprécations, les bourreaux avec 
leur fureur diabolique, sont d'une vérité effrayante. Les pantomimes 
qui représentent les types de la Passion dans 1’ Ancien-Testament, ac- 
compagnés du cheeur, qui en explique, en chantant, le sujet et l'ap- 
plication, sont-d'un excellent effet. Gest ledrame antique dans toute 
sa pureté. Pour la premiére fois de ma vie je comprends ce que peut 
et ce que doit étre le véritable drame, sa portée, sa force. Ce qui 
m’émeut le plus, c’est la Madeleine, représentée par une certaine 
Thérése, qui a une voix excellente et les plus beaux cheveux blends 
que j aie vus de ma vie; c’est enfin et surtout la Sainte Vierge, dans 
sa robe rouge, son manteau bleu, avec son air si pur, si résigné, si 
aimant. A ses adieux avec son fils, je sens mes larmes couler avec 
abondance. Je vois finir avec le plus grand regret cettescéne vraiment 
biblique. » 

L’autre épisode n’est pas moins étonnant, j’ose le dire. Je 
laisse parler encore M. de Montalembert. « A Caltern (Tyrol), je 
vais trouver le vicaire Heinz, & qui j’élais recommandé : je le prie 
de me conduire auprés de la jeune fille extatique dont j’avais tant 
entendu perler. Aprés quelques difficultés, il condescend & mon 
désir. Nous entrons dans une maison d’assez peu d'apparence. La, 
dans une chambre assez’ vaste et propre, sur un lit placé au milieu, 
je vols une jeune fille agenouillée, les mains jointes sur la poitrine, 
les yeux fixés vers le ciel, les cheveux tombant jusqu’a la ceinture, 
toute vétue de blanc, immobile, silencieuse, insensible & tout ce qui 
Se passe autour d’elle, n’ayant de vie que dans ses yeux noirs et 
dans les veines et les nerfs de son front, o& se peignent avec rapi- 
dit¢ et violence les émotions de joie ou de douleur que lui apportent 
ses contemplations.: — Elle reste dans ‘cet: état nuit et jour, sans 
dormir, sans manger (sauf quelque peu de fruit de temps & autre 





LE COMTE DE MONTALEMBERT. 223 


-et un peu d'eau), sans se coucher méme, sinon quand son confes- 
-seur le lui ordonne pour qu’elle ne se fatigue pas trop. Il était Ia 
pendant ma visile, et.il la fit recoucher une fois, en Jui disant a 
voix basse quelques paroles auxquelles elle obéit sur-le-champ. 
Mais, apres étre restée couchée quelques minutes, ‘pendant lesquel-. 
les elle conserva toujours les mains jointes et les yeux fixés vers. le 
-ciel, elle s’élancga tout a coup et reprif sa position premiére. — 
Pendant la derniére partie de ma visite, elle parut surtout affligée 
de ce qu'elle voyait. Toutefois, de temps a autre, un léger sourire 
s’approchail de ses lévres. J’aurais donné tout au monde pour pou- 
voir l'interroger sur M. Féli* et sur moi-méme, nullement par cu- 
Tiosité ni pour l’éprouver, mais uniquement pour m’éclairer. Mais il. 
parait que )’évéque et le gouvernement autrichien ont défendu toute 
communication entre elle et qui que ce soit, sauf son confesseur, 
gui doit écrire tout ce qu’elle lui raconte de ses visions. Il y.a deux 
ans qu'elle est dans cet état, et dans le commencement on reportait 
partout ce qu'elle disait. Cela fit tant d’effet' dans le pays, que plus 
de vingt mille fidéles vinrent 1a voir dans le courant de l'année 

' derniére (1833). Maintenant le gouvernement y a mis bon ordre, 
ayant strictement défendu de la laisser voir aux étrangers. Ce n’est 
qu’en violation de cet ordre que j’ai pu pénétrer auprés d’elle. Je 
‘suis donc obligé de la quilter, aprés l’avoir contemplée une demi- 
heure environ. Sa vue produit sur moi le plus profond effet. Elle 
me rappelle ce que j'ai lu sur la seur Emmerich, de Brentano*. Je 
n’ai jamais senti plus vivement la présence de Dieu. Elle s’appelle 
Marie de Meerl. Sa famille est noble et pauvre. Elle n’a que vingt- 
-deux ans, bien qu’elle paraisse en avoir davantage. Pourtant ellé ne 
semble pas du tout affaiblie oun amaigrie par son jedne perpétuel ; 
elle est seulement trés-pdle, ce qui lui donne une beauté de plus. % 
N’est-il pas admirable que Dieu ait réservé 4 nos temps d'incroyance, 
en plus grand nombre peut-étre que dans les ages de foi, des faits 
de cet ordre! 

M. de Montalembert avait épuisé Jes moyens d’instruction qu’il 
était venu chercher en Allemagne. Ses souvenirs de 1832, et les 
mstances d’Albert de la Ferronnays, qui l’appelait 4 Pise auprés 
de lui, le firent retourner en Italie. Malheureusement, il ne put 
tirer de ce voyage les avantages esthéliques qu’il s’en était pro- 


* L’abbé de Lamennais. 

* Au moment ou j‘écris ceci, les deux derniers volumes de la Vie de la seur 
Emmerich, traduite par M. abbé de Cazalés, viennent de paraitre. Cette vie offre 
des faits encore plus manifestement surnaturels, que ceux de Caltern, eptre autres 
Fexistence de stigmates non moms certains que céux de saint Francois et de sainte 
Catherine de Sjenne. 


234 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


mis. A peine était-il arrivé & Brescia, que la police aulrichienne 
lui interdisait le royaume Jombard-vénilien, et le faisait partir 
immédiatement pour la Toscane. Il dut se borner a revoir Flo- 
rence, et. surtout les chefs-d’ceuvre de Fra Angelico : son Juge- 
ment dernier, 41 Académie des Beaux-Arts ; son Couronnement de 
Marie, a la galerie degli Uffizj; et les trois reliquaires de Santa Ma- 
ria Novella, vraiment célestes. C’est alors qu’entre autres beautés 
inconnues ou oubliées, M. de Montalembert découvrit dans 1’église 
d'Or San Michele, le Tabernacle dela Vierge, par Orcagna, l’une des 
merveilles de la sculpture chrétienne‘. Le 10 novembre 1854, il 
arrivait 4 Pise, d’ou il adressa spontanément, comme on l’a vu, au 
cardinal Pacca, l’adhésion la plus explicile aux encycliques de Gré- 
goire XVI. 

Ce séjour de Pise est dans toutes les mémoires : quel est l’a- 
bonné au Correspondant qui n’ait pas lu le Récit dune seeur? Ce 
n'est pas moi qui referai ce récit; ce n’est pas moi qui essayerai de 
mieux dire qu Alexandrine. Jerappellerai seulement qu’elle et Albert 
(Qui pouvait étre plus digne d’une telle faveur?) eurent les premiers 
la confidence du délicieux tableau que fait M. de Montalembert des 
chastes amours de sa chére Sainte et du duc Louis « dans le saint 
sacrement de mariage. » | , 

Cependant, le jeune pair de France était prés d’atteindre sa vingt- 
cinquiéme année; la Chambre haute allait s’ouvrir pour lui. Il 
éprouvait le désir bien légitime de rentrer en France pour y pré- 
parer son entrée dans la vie publique. Le 16 janvier 1835, il prit 
donc congé de ses hétes de Pise. Il revint a Paris par Turin, ot il 
vit Pellico; et par Besancon, ot il voulait visiler la tombe de sa 
sceur. Le 44 mai suivant, il prenait séance 4 Ja Chambre des pairs. 
Presque immédiatement aprés, il partait pour la Belgique. Il lui 
tardait de voir, enfin, la cathédrale d’Anvers; l’Adoration de I'A- 
gneau, de Yan Eyck, 4 Gand, et les tableaux d’Hemmeling, 4 Saint- 
Sauveur et & hospice Saint-Julien de Bruges. 

A son retour, il n’hésita pas a s’engager, ainsi que M. Rio, 
dans la croisade littéraire préchée par l’abbé Gerbet, sous le titre 
d'Université catholique. Dans ce projet d’encyclopédie par livrai- 
sons mensuelles, M. Rio devait faire un cours sur l'art chré- 
tien; M. de Montalembert, des lecons sur V’histoire Jittéraire et 
sociale des siécles catholiques. Malheureusement, la jeune école 
dont Lamennais avait naguére égaré l'ardeur, n’élait pas préte 
pour une ceuvre aussi gigantesque : les idées générales surabon- 


‘ Ce chef-d'cuvre a été décrit et dessiné avec un égal talent, dans les Annal es. 
archéologiques de Didron, par M. Alfred dg Surigny, en 1869. 





LE CONTE DE MONTALEMBERT. 235 


daient, mais les études 4 l’appui faisaient défaut. Les programmes 
de cette école remuaient par conséquent bien plus de questions 
qu’elle n’en pouvait résoudre ; aussi la plupart des cours annoncés 
n’eurent-ils aucune suite. Celui de M. de Montalembert fut de ce 
nombre. Son programme n’en est pas moins curieux a relire, comme 
témoignage du courant d’idées dans lequel il vivait alors, et dont 
« l’Introduction 4 l'Histoire de sainte Elisabeth » est une manifesta- 
tion si souverainement éloquente. On ne peut s’empécher d’admirer 
l’accent chevaleresque de ce programme, la séve qui y déborde, et 
méme les études, incomplétes sans doute, mais si considérables 
déja pourtant, et surtout si neuves, dont il est la preuve irrécusable. . 
Pour M. de Montalembert, les siécles catholiques, ce sont les sié- 
cles écoulés depuis Charlemagne jusqu’a la réforme. Or c'est de ces 
temps surtout qu’on est en droit de dire, avec Joseph de Maistre, 
que depuis trois siécles histoire n’a été qu’une grande conspiration 
contre la vérité. Que d’écrivains catholiques en ont été les dupes et 
se sont faits les complices involontaires de cette conspiration! « Il 
est temps, disait M. de Montalembert, de réagir 1a contre et de ré- 
habiliter les Ages de foi, si calomnieusement qualifiés d’dges de té- 
nébres. Il est temps aussi de dire la vérilé sur les Médicis et sur 
cette Renaissance tant vantée, qui n'a été que la renaissance du pa- 
ganisme, et quia produit sur la direction sociale et litléraire des 
peuples catholiques des effets tout 4 fait analogues 4 ceux de la ré- 
forme chez les peuples protestants. L’oubli et le mépris de I’histoire 
des siécles catholiques a été l'une des causes principales du triomphe 
de l’'hérésie et de V’impiété dans ces derniers temps. Mais, pour re- 
médier au mal, il ne faut pas s’en tenir au romantisme, c'est-a-dire 
4 une étude superficielle du cété purement extérieur de cette grande 
époque; il est nécessaire de pénétrer dans ce qui faisait l’dme de la 
société catholique, nécessaire de croire ce qu'elle croyait, d'aimer 
ce qu’eile aimait, de sentir comme elle sentait. Il faut gouter ses 
traditions, goiter ses légendes, qui sont la branche la plus fleurie de 
la tradition, de cet arbre de poésie qui a sa racine dans |’d4me de 
tous les peuples, et dont la foi catholique était le tronc pour toutes 
les nations de la chrétienté avant la réforme. De 18 communauté 
d’idées, résultant de la communauté de croyances; de li confédéra- 
tion des imaginations et des coeurs dans le sancluaire de la religion. 
Mémes lypes et mémes personnages partout : Marie, saint Georges, 
Charlemagne, Arthur, sans préjudice des différences de physiono- 
mie qui marquaient les nationalités diverses, éternelle variété dans 
Punité. De 1a, au moyen 4ge, une commune inspiration pour la poé- 
sie et pour l'art, pour Dante et pour Orcagna. Et, pour ne parler que 
de l'art, il y a un art qui prie et qui fait prier, comme il y a un art 


226 LE CONTE DE MONTALEMBERT. 


étranger complétement a |’esprit de priére, qui ne s'éléve pas au- 
dessus des sens, au-dessus du naturalisme lors méme qu'il ne se dé- 
grade pas jusqu’a se prostituer au culte de la chair. Fra Angelico et 
la Dispute du Saint-Sacrement, voila l'art chrétien. La forme étudiée 
pour elle-méme, étudiée anatomiquement, comme elle lest dans le 
Jugement dernier de Michel-Ange, voila l'école naturaliste. La Forna- 
rina posant pour le portrait de la Vierge, puis, au dernier degré — 
j'ai honte de ce rapprochement — les infames imaginations peintes 
par Jules Romain, voila l’art paien. » Ce sont 18 des vérités considé- 
rables, et c’est &4 M. de Montalembert surtout que revient l‘honneur 
de les avoir fait prévaloir. L’an des premiers il a ¥u, l'un des pre- 
miers il a mis en lumiére ce grand fait qu’il y a un art chrétien 
comme il y a une littérature chrétienne, comme il existe une civi- 
lisation chrétienne. 

En ce moment-la méme, M. Rio écrivait sous ce point de vue l’his- 
toire de la peinture en Italie, dans son premier volume sur l’art 
chrétien, publié 4 la fin de 4836‘. A peine de retour d’un troisiéme 
voyage en I{alie, M. de Montalembert, 4 son four, résumait ces idées, 
avec sa verve incomparable, dans l'Université catholique*. Pour les 
deux amis, la peinture, comme tous les autres arts, n’était qu’une 
des formes de la poésie. Or, comme la poésie religieuse est évidem- 
ment la poésie la plus haute, il s’ensuit nécessairement que la pein- 


+ Ce volume a paru sous ce titre : De la poésie chrétienne. — Forme de fart : 
Peinture. Aprés vingt-quatre ans de nouveaux voyages et de recherches, M. Rio a 
publié, en quatre volumes, son ouvrage complétement refondu, en lui donnant ce 
nouveau tilre parfaitement justifié : De l'art chrétien. Dans son Epilogue, il dé- 
clare hautement que, si ce grand travail, plusieurs fois abandonné par lui par 
suite de circonstances diverses, a été repris et décidément mené 4 fin, c'est aux 
incessantes exhortations de M. de Montalembert que nous en avons lobligation. Et 
ce n'est pas assurément le moins grand service qu'ait rendu ce dernier a la cause 
de l'art et a celle de 1a religion. Tous les catholiques instruits devraient avoir lu 
ce livre, ou se trouve posée la premiére pierre d'une esthétique nouvelle parmi nous, 
esthétique dont l’importance religieuse est si évidente. | 

* « De la peinture chrétienne en Italie, 4 Yoccasion du livre de M. Rio, Université 
cath., 20° hvraison (aodt 1837). » Cet article a été réimprimé en 1861 dans les 
(Euvres de M. de Montalembert, tome VI. | 

On se tromperait toutefois si l'on regardait l'article en question comme le dernier 
mot de M. de Montalembert sur Michel-Ange et sur Raphaél. En 1837, il avait vingt- 
sept ans; il était absolu dans ses jugements, dans ses répulsions surtout, comme 
on lest & cet age. Et de plus il ouvrait alors le feu d'une réaction valeureuse contre 
Yantichristianisme : éerivant en état de guerre, il chargeait l’ennemi et il portait 
la la furia francese, Mais, de méme que M. Rio, en 1867, n’était plus absolument 
ce qu'il avait été en 1836, de méme les jugements esthétiques de M. de Montalem- 
bert s’étaient adoucis avec ]’dge, et les concessions faites en dernier lieu par 
auteur de l’Art chrétien, en ce qui touche Raphaé] et Michel-Ange, ne furent 
nullement désavouées par son compagnon d’armes. 





LE COMTB DE MONTALEMBERT. 227 


ture religieuse occupe aussi le premier rang dans le développement 
de l’art de peindre. C’est ce qui explique pourquoi l’étude de cet art 
tient de si prés a la religion; c’est ce qui fait comprendre le dévoue- 

ment passionné de M. de Montalembert 4 la cause de l'art chrétien. 

Il voyait, en particulier, dans Pimagerie catholique, un puissant 
moyen d'enseignement populaire de la foi, et i! rappelait avec émo- 
lion celte parole du synode d’Arras, en 1205: « La peinture est le 
livre des ignorants, qui ne savent pas en lire d’autres'.» I} edt voulu 
voir établir des cours, sinon d'art chrétien, du moins d’archéologie 
chrétienne, dans tous les séminaires. M. de Montalembert, du reste, 

faisait plus que résumer le premier volume de M. Rio; il y joignait 
un grand nombre d’appréciations qui lui élaient propres, comme 
lorsqu'il proteste contre ceux qui déclarent l’école romano-chrétienne’ 
complétement éteinte au douziéme et au treiziéme siécle. 1! opposait 
a bon droit 4 cette assertion gratuite les mosaiques de Sainte-Marie 
in Transtevere et de Sainte-Marie-Majeure, dont personne ne s'occu- 
pail alors, dont on s’occupe si peu méme aujourd hui, et qui sont 
les plus belles de Rome. Il y a 14 une intuition primesauliére qui té- 

moigne d’un sens esthétique supérieur. A ce travail excellent sur le 
livre de M. Rio, il a, d’aprés ses observations personnelles, ajouté 
un tableau fort bien fait des principales ceuvres des pcintres ita- 
liens qui ont devancé ou combattu l’invasion du paganisme dans 

Part et dans la société. Ce tableau n’existait nuile part, et bien que 

lécole chrétienne d’Italie ait été beaucoup étudiée depuis, je ne 

crois pas du tout qu'il ait perdu sa valeur. 

M.'de Montalembert complétait ailleurs les services qu'il venait de 
rendre 4 l'art chrétien, par une revue rapide des progrés accomplis 
sous ce rapport en France aprés sa fameuse Leltre sur le vandalisme. 
Nl rendait justice au résultat des efforts de M. Guizot en ce sens, aux 
travaux esthétiques de MM. Vitet, Mérimée, Didron, aux belles pein-’ 
tures d’Orsel, aux intelligentes restaurations d'églises de MM. Lassus 
et Viollet-Leduc. Mais, tout en rendant hommage a des exceptions 
assez nombreuses au sein du clergé, il exprimait le regret de ce qui 
n’avait pas été fait de ce cdté pour ta résurrection de l’art chrétien, 
et il continuait de flageller sans pitié l'ignorance, le mauvais gout 
et la suffisance de la plupart des artistes contemporains*. 


* Mliterati, quod per scripturam non possunt intueri, hoc per quaedam picture li- 
neamenta contemplantur. — Cité par Emeric David, Discours historique sur la pein- 
ture moderne, p. 205. 

* L’dtat actuel de l'art religieux en France (1837) en téte de la collection des 
Monuments de Uhistoire de sainte Elisabeth. — Réimp. au tome XI des QEuvres. 

L’bomme qui a le plus illustré la peinture chrétienne en France depuis Lesueur, 
Hippotyte Flandrin, n’avait pas encore décoré la vaste frise. de Saint-Vincent-de- 


228 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


Sur ces entrefaites, M. de Salvandy fit faire un grand pas a la con- 
servation et A la restauration de nos églises par I’institution du Co- 
mité historique des arts et monuments‘. M. de Montalembert y fut 
appelé dés le premier jour, et malgré ses nombreux travaux politi- 
ques et liltéraires, il en fut un des membres les plus assidus et les 
plus zélés. Ce fut lui qui fit admettre en principe que les églises 
nouvelles, quant au plan, quant a la disposition des parties, quant 
4 l’ornementation et au style, doivent étre des imitations des an- 
ciens monuments chrétiens. Le croira-t-on? cette idée, aujourd’hui 
banale, était alors une sorte de paradoxe. Elle est, certes, plus ou 
moins heureusement appliquée; mais enfin elle n'est plus con- 
testée nulle part, et n’est-ce pas 1a un triomphe immense? M. de 
Montalembert contribua plus que personne 4 faire publier par le 
Comité les instructions de Didron sur liconographie chrétienne. 
Il fit prévaloir le plan d’aprés lequel a été construite la sacristie 
de Notre-Dame de Pairs. Il protesta énergiquement et efficace- 
ment contre le projet, si longtemps caressé, de démolir lhétel 
de la Bibliothéque nationale. A la Chambre des pairs, il demanda 
que la loi d’expropriation pour cause d'utililé publique fut dé- 
clarée applicable 4 la conservation des monuments. ll proclama 
en toute occasion 4 la tribune les vrais principes en celle matiére, 
notamment dans son beau rapport sur la restauration de Notre- 
Dame de Paris, et, presque 4 la fin de sa carriére 4 la Chambre 
haute, il tonnait encore au Luxembourg contre le vandalisme dans 
les travaux d’art?. Mais le plus signalé service qu’il ait rendu en ce 
genre, c’est sans contredit la préservation du monument le plus con- 
sidérable de l'art roman qui soit en France, Vézelay. Cet immense 
édifice élait dans un état déplorable. Un inconnu se présente pour le 
visiler; il s‘émeut de ce délabrement, de cet abandon; il va voir le 
curé; il apprend qu’on veut détruire l’église, parce qu'elle couterait 
moins 4 démolir qu’é réparer. Quelque temps aprés, sur la recom- 
mandation du comte de Montalembert, |’abbatiale consacrée par la 
prédication de la seconde croisade avait pris rang parmi les monu- 
ments historiques, et Etat dépensait un million pour la restaurer. 
L’admirable église était sauvée. | 


Paul, ni produit ses belles peintures murales de Saint-Germain des Prés. Qui peut 
douter que ces ceuvres admirables ne soient dues en partie a l’impulsion puissante 
donnée par M. de Montalembert 4 la conception de l'art chrétien? Est-ce que Flan- 
drin ne l’avait pas lu? : 
* Le 18 décembre 1837. 
* Séance du 26 juillet 1847. (Voir au tome VI des Quvres.) 





== Ce | 7 


LE COMTE DE MONTALEMBERT. 229 


Cetle église nous fait souvenir d’une autre, qui tient plus de place 
encore dans la vie de M. de Montalembert. Qui n’a lu cette page, 
l’une des plus achevées, sans contredit, qui aient été écrites dans 
notre langue : —— 

« Le 19 novembre 1833, un voyageur arriva a Marbourg, ville 
de la Ilesse électorale, située sur les hords charmants de la Lahn : 
al s'y arréta pour étudier l’église gothique qu'elle renferme, célébre 
& la fois par sa pure et parfaite beauté, et parce qu’elle fut Ja pre- 
miére de l’Allemagne ot logive triompha du plein cintre dans la 
grande rénovation de Part au treiziéme siécle. Cette basilique porte 
le nom de Sainte-Elisabeth, et il se trouva que ce jour-la était le 
jour méme de sa féte. Dans l’église, aujourd’hui luthérienne, 
comme toute cette contrée, on ne voyail aucune marque de solen- 
nité : seulement, en l'honneur de ce jour, et contre l’habitude pro- 
testante, l’église était ouverle, et de pelits enfants y jouaient en sau- 
tant sur des tombes. L’étranger parcourut ces vastes nefs désertes 
et dévastées, mais encore jeunes délégance et de légéreté. Il vit, 
adossée 4 un pilier, la statue d’une jeune fernme en habits de 
veuve, au visage doux et résigné; tenant d'une main le modéle 
d’une église, et de Yautre faisant l’auméne & un malhcureux estro- 
pié. Plus loin, sur des autels nus, et dont nulle main sacerdotale 
ne vient jamais essuyer la poussiére, if examina curieusement 
d’anciennes peintures sur bois & demi effacées, des sculptures en 
relief mutilées, mais, les unes comme les autres, profondément 
empreintes du charme naif et tendre de Vart chrétien. Il y distingua 
une jeune femme effrayée, qui faisait voir 4 un guerrier couronné 
son manteau rempli de roses; plus loin, ce méme guerrier, décou- 
vrant avec violence son lit, y trouvail le Christ couché sur la croix; 
plus loin encore, tous deux s’arrachaient, avec une grande dou- 
leur, des bras l'un de l'autre; puis on voyait la jeune femme, plus 
belle que dans tous les autres sujets, étendue sur son lit de mort 
au milieu de prétres et de religieuses qui pleuraient : en dernier 
lieu, des évéques déterraient un cercueil, sur lequel un empereur 
déposait sa couronne. On dit au voyageur que c élaient 1a des traits 
de la vie de sainte Elisabeth, souveraine de ce pays, morte, il y 
avait six siécles 4 pareil jour, dans cette méme ville de Marbourg, 
et enterrée dans cette méme église. Au fond d’une obscure sa- 
cristie, on lui montra la chasse d’argent couverte de sculptures qui 
avait renfermé les reliques de la bienheureuse jusqu'au moment 
ou l'un de ses descendants, devenu protestant, les en avait arra- 
chées et jetées au vent. Sous le baldaquin de pierre qui couvrait 
autrefois cette chasse, il vit que chaque marche était profondément 
creusée; et on lui dit que c'était la trace des pélerins innombrables 


250 LE CONTE DE MONTALEMBERT. 


qui étaient venus s’y agenouiller autrefois, mais qui, depuis trois 
sidcles, n’y venaient plus. Il sut qu’ y avait bieo dans cette ville 
quelques. fidéles et un prétre catholique, mais ni-messe ni souvenir 
quelconque pour la sainte dont c’était ce jour-la méme l'anniver- 
saire. La foi qui avait laissé son empreinte profonde sur la ‘froide 
-pierre, n’en avait Jaissé aueune dans les coturs. _. 

« L’étranger baisa cetle picrre creusée pare les générations fi- 
déles, et reprit sa course solitaire; mais un doux et triste sou- 
venir de cette sainte délaissée, dont il était venu, pélerin invo- 
lontaire, . célébrer Ja féte owbliée, ne le .quitta plus. Il entreprit 
d’étudier sa vie; il fouilla tour 4 tour dans ces riches dépdts d’an- 
tique science que la docte Allemagne. offre en si grand nombre. 
-Séduit et charmé chaque jour davantage par ce qu il apprenail sur 
elle,. cette pensée devint peu & peu l’étroile directrice de sa mar- 
-che. Apres avoir épuisé les livres et les chroniques, et consulté les 
manuscrits les. plus négligés, il voulut, comme I'avait fait le pre- 
-mier des anciens historiens dela sainte, interroger les lieux et les 
tradilions populaires. Il alla done de ville en ville, de chateau en 
chateau, d église en église, chercher partout les traces de celle qui a 
(té de toul temps nommée, dans l'Allemagne catholique, la chére 
sainte Elisabeth. 

a Ce sont les.fruits de ces longues recherches, de ces pieux péle- 
rinages, que renferme ce livre. » | 

On voit {out desuile combien I’ Histoire de sainte Elisabeth rentre 
dans le sujet du présent article. Ce sujet, quel est-il? Les services ren- 
dus par M. de Montalembert a la cause de ]’art chrétien. Or qu’est-ce 
-qui I’a fait s’arréter 4 Marbourg? C'est précisément, c'est unique- 
ment son amour de l'art chrétien. Crest la, il le dil, ce qui l’a poussé 
4 visiler I'église:de crtte petite ville, et c'est cette église qui lui a 
fait découvrir sainte Elisabeth. Le charme de la vie dela chére Sainte 
a fait lo reste. ll s'est heurensement trouvé, d’ailleurs, que M. de 
Montalembert avait, pour l’aimer, une raison inlime ct toute per- 
sonnelle : le souyenir, tendre. entre tous, qu'il gardait de sa sceur 
Elise, morle 4 quinze ans. C'est & ee qu'il a dédié son livre. 
‘Comment n’eit-il pas associé a cette douce mémoire celle de la 
patronne d’Elise, ornée comme -celle-ci.de toutes les graces, mais 
comme elle aussi frappée avant le temps, veuve 4 vingt aris, morte & 
vingt-quatre? a4 
. Joserai dire que l’Histoire de sainte Llisabeth n’avait pas de mo- 
-déle dans notre langue. Ce n'est pas moi qui: aréconnaitrai le charme 
de quelques vies de saints compostes dans la premiére moilié du 
dix-septidme sidcle, celle de saint Frangois de Sales par son neveu, 
par exemple, et celle de sainte Chantal par la méte de Chaugy ; & 





LE GCOMTE DE MONTALEMBERT. 234 


Dieu ne plaise! Mais, d'une part, ce sont des vies modernes et qui 
n'ont rien de légendaire, d’autre part, ces vies se ressentent de ce 
qu’elles ont été écrites avant que la langue. francaise fut définitive- 
ment formée; le style en est parfois défectueux; il a vieilli. Chez 
M. de Montalembert, rien de pareil. Son langage est irréprochable, 
bien qu'il soit on ne saurait moins académique. On y sent une séve 
toute printaniére et la surabondance de vie de tout ce qui com- 
mence. Quelle jeunesse de coeur! Quelle virginilé de sentiments ! 
Quelle fraicheur et quelle suavilé de coloris! Et en méme temps 
quelle flamme pénétrante ! Comme Vhistorien est de ce temps-ci! 
Et pourtant comme il procéde en droite ligne des vies de saints 
écrites en latin au moyen age! Méme foi, méme suc, méme par- 
fum. Comme il ignore le respect humain, la sécheresse de I’hagio- 
gtaphie janséniste, les molles et fades amplifications de feu Mar- 
sollier, la nullité de Godescard ! La vie qu’il veut écrire appartient 
aux.ages de foi: il va droit & ceux qui l’ont écrite les premiers, 
hommes de foi, hommes de priére; il reeueille avec ardeur leur 
témoignage, il en est ému, et cette émotion coule a pleins bords dans 
son récit. Voila ses sources et voila en méme temps ses modéles. Ce 
n’est point un ealque ; ce n’est point non plus un pastiche; il met la 
toute son dme, et ila beaucoup d’dme. Il croit et il fait croire. Il 
aime tendrement sa chére sainte,.et il la fait tendrement aimer. 
Cest qu’en vérité c’est une délicieuse figure de sainte que celle 
de sainte Elisabeth. Fiancée dés l'dge de quatre ans a un enfant de 
onze, Louis de Thuringe, du fond de la Hongrie, de cette terre a 
moilié inconnue, 2 moitié orientale, on l’apporte 4 son fiancé dans 
un bereeau d’argent. Elle est élevée avec lui comme une sceur, dans 
¢celte brillante cour de Thuringe ott se rencontraient Wolfram 
d'Eschenbach et Henri d’Ofterdingen, les deux poéles les plus re- 
nommés de |’Allemagne du- moyen age. La sainteté d’Elisabeth éclate 
dés ses .plus tendres années; mais cetle sainleté méme la rend 
odieuse aux ames profanes, on veut la renvoyer ignominieusement 
4 son pére. Seul le jeune landgrave lui reste fidéle, et dés qu’il est 
maftre de ses Etats, ils'empresse de l’épouser. La plus.chaste et la 
plus naive tendresse préside a.leur union ; leur vie conjugale est 
. vraiment l’idéal de amour dans le mariage, et }’on peut affirmer 
avec M. de Montalembert que, parmi toutes les saintes, aucune 
n’a offert au méme degré.qu’Elisabeth le type accompli et char- 
mant de l’épouse chrétienne. Kt au milieu de tout ce bonheur hu- 
main, des joies de la maternité, des hommages et de I’éelat d’une 
cour. chevaleresque,.son. dme s‘lanee déja par la mortification, 
par l'hamilité, par la pidté la plus fervente, vers la source éter- 





232 LE COMTE DE MONTALEMBERT 


nelle de Vamour, et les germes de cette vie supérieure s’épa- 
nouissent dans une charité sans limites, dans une sollicitude infati- 
gable pour toutes les miséres des pauvres. CGependant Virrésistible 
appel de la croisade, le devoir supréme de délivrer le tombeau de 
Jésus, entraine loin d’elle son jeune époux. Elle le suit et l'accom- 
pagne bien au dela des frontiéres de son pays. Au désespoir qui dé- 
chire son 4me au jour des adieux, et plus tard, lorsqu’elle apprend 
la mort prématurée de cet époux si aimé, on reconnait tout ce que 
ce jeune coeur renfermait d’énergie et de tendresse. Mais, celle sépa- 
ration une fois consommeée, Dieu prend la place de tout dans son ame. 
a Le malheur se plait 4 P'accabler: elle est brutalement chassée de 
sa résidence souveraine ; elle erre dans les rues avec ses petits en- 
fants, en proie au froid et & la faim. Mais, quand ces injures sont 
réparées, elle n’en est pas plus réconciliée avec la vie mondaine. 
Restée veuve a vingt ans et dans tout l’éclat dela beauté, elle dédaigne 
ja main des plus puissants princes, elle contracte avec le Christ une 
seconde et indissoluble union. Elle le recherche et elle le sert dans 
la personne des malheureux ; quand il ne lui reste plus rien, elle se 
donne elle-méme 4 eux, elle consacre sa vie 4 leur rendre les plus 
rebutants services. C’est en vain que son pére, le roi de Hongrie, envoie 
un ambassadeur pour la ramener auprés de lui. Ce seigneur la trouve 
4 son rouet, décidée 4 préférer le ciel 4 toutes les splendeurs royales 
de sa patrie terrestre. En échange de ses austérités, de sa pauvreté 
volontaire, du joug de Pobéissance sous lequel elle brise chaque jour 
tout son étre, le divin époux lui accorde une joie ct une puissance 
surnaturelles: un regard, une priére d’elle suffisent pour guérir les 
maux de ses fréres. Enfin, 4 la fleur de ]’age, madre pour |’éternité, 
elle meurt en chantant un cantique de triomphe, qu’on entend répé- 
ter aux anges dans les cieux. | 

« Ainsi, dans les vingt-quatre années de sa vie, nous la voyons 
tour 4 tour orpheline étrangére et persécutée, fiancée modeste et 
touchante, femme sans rivale pour la tendresse, mére féconde et 
dévouée, souveraine puissante par les bienfaits bien plus que par 
son rang, puis veuve cruellement opprimée, pénilente sans péché, 
religieuse austére, vraie sceur de charité, épouse fervente et favorite 
de Dieu, qui la glorifie par des miracles avant de l'appeler a lui; et, 
dans toutes les vicissitudes de la vie, toujours fidéle 4 son caractére 
fondamental, 4 cette parfaite simplicilé qui est le plus doux fruit 
et le plus fragrant parfum de l’amour. » 

C'est la gloire par excellence de M. de Montalembert, devant Dieu 
et devant les hommes, de s'étre si spontanément épris de cette vie 
si peu moderne, de l’avoir sentie comme il l’a sentie et d'avoir su 





LE COMTE DE MONTALEMBERT. 233 


la rendre comme il I’a rendue. €ertes, le sujet était exquis ; mais qui 
doncalors goutait ces choses? Qui donc en soupconnait le charme? 
Je suis un contemporam ; j’avais 4ge dhomme en 41836. Eh bien! 
jatteste qu’a cette date, le mot légende était universellement un 
terme de mépris; nul ne se doulail des trésors de poésie que recé- 
laient les vies des saints, et tout spécialement celles qui ont été écri- 
tes au moyen age. Je dis plus: on ne savait plus guére en vérilé ce 
que c'était qu'un saint, tant le jansénisme nous avail inclinés aA 
nous représenter la saintelé comme quelque chose de tendu, de 
roide, de triste et de rébarbatif, 4 ce point que Sainte-Beuve, au dé- 
but de son Port-Royal, est 4 demi-scandalisé du « trop de miel » de 
saint Francois de Sales. Le mérite de M. de Montalembert est de 
navoir pas élé atteint de ce travers, et, par suite, de s’étre laissé 
aller ingénument a ses impressions naturelles en lisant les hagio- 
graphes du treiziéme siécle. Il n’y avait pas ombre de rationalisme 
dans son esprit; la foi lui était innée. Les vies de saints du moyen 
ge ravissaient son imagination en méme temps qu’elles excitaient sa 
piété ; il en subissait le charme sans le discuter, et c’est ce laisser- 
aller si inlime et si entier qui rend si délicieuse la lecture de | 'His- 
toire de sainte Elisabeth. 

Qu’il me soil permis pourtant de faire quelques réserves au sujet de 
l Introduction. Cette Introduction est un chef-d’ceuvre.C’est le diamant 
de M. de Montalembert. Il n'a jamais rien écrit de plus splendide, 
de plus entrainant. Et pourtant n’a-t-il pas eu a regretter plus d'une 
fois d’avoir t(ransfiguré 4 ce point le treiziéme siécle, qui fut, il est 
vrai, le siécle de saint Louis, mais aussi le siécle des légistes (plus 
dangereux que les hérétiques), le siécle du second Barberousse et 
de Philippe le Bel? C'est cette Introduction qui a fait école pour beau- 
coup d’écrivains catholiques. C’est 1a qu’ils ont pris leur idéal, si 
peu historique au fond, du saint-empire romain. C’est ainsi qu’ils 
se sont fait (ce que M. de Montalembert était si loin de prévoir) du 
retour de la sociélé présente a l’esprit du moyen age, tel qu’ils le 
congoivent, le mirage le plus imaginaire et le plus décevant qui fat 
jamais. 

Un résultat plus heureux de l'Histoire de sainte Elisabeth, c'est 
qu’elle a renouvelé l’hagiographie de fond en comble. On n’écrivait 
plus de vies de saints. A partir de I’Histoire de sainte Elisabeth, on 
en a publié un trés-grand nombre. Il y en a d’excellentes, que je ne 
puis mentionner toutes, et entre lesquelles je n’ose pas choisir. Mais 
quelle révolution s‘était opérée dans les esprits! Loin d’avoir peur 
des récits de miracles, comme Godescard, l’hagiographie contem- 
poraine en est avide et prodigue. Il serait regrettable toutefois qu’on 

25 Jouzer 1872. 16 


234 LE CONTE DE MONTALEMBERT. 


passat d’un extréme a autre. I] suffit qu'un fait sorte de lordre 
naturel, pour qu’cn se fasse un point d’honneur de l'affirmer, éta- 
bli ou non. Qui ne voit qu'il y a la un danger? En 4836, il y avait 
du courage 4 réagir contre la séeheresse el le prosaisme de l’hagio- 
graphie régnante. Il fallait rompre alors la glace gallicane, et, 
certes, M. de Montalembert 1’a glorieusement rompue. Mais aujour- 
d’hui que la bataille est gagnée, 11 ne faudrait point provoquer une 
réaction en sens contraire, et compromettre une grande victoire, 
en exagérant de légitimes résultats. Plaise donc 4 Dieu d'envoyer a 
lEglise de France beaucoup d'écrivains d’une piété fervente, d’un 
jugement ferme et sur, d’une suave et forte éloquence ; de leur faire 
d’amples loisirs, et de leur inspirer la grande pensée de glorifier 
I’Eglise dans les Saints que Jésus-Christ lui a donnés! Mais plaise 
également 4 Dieu que ces écrivains ne dépassent point le but, et 
qu ils sachent se tenir dans la juste mesure d’un hagiographie ala 
fois pieuse et sensée ! 


FoIsseEt. 


La suite prochainement. 





LA POLITIQUE FRANCAISE 


EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE 


DE 1740 A 1748 


Le 20 octobre 1740, l’empereur d’Allemagne, Charles VI, mourut 
presque subitement, jeune encore, sans descendance masculine, 
laissant pour testament une pragmatique sanction, en vertu de la- 
quelle il assurait 4 sa fille Marie-Thérése, épouse de Francois de 
Lorraine, grand-duc de Toscane, la totalité indivisible de ses Etats. 

C’était un événement plein des plus graves conséquences. Pareille 
4 un nuage immense, la question de la succession d’Autriche pen- 
dait, depuis de longues années, sur le repos de l'Europe ; elle sem-. 
plait devoir étre pour le dix-huitiéme siécle ce qu’avait été pour le 
dix-sepliéme celle de la succession d’Espagne. 

Cing mois auparavant, il s’était produit un autre événement, non 
moins considérable. Celui que l’histoire appelle le grand Frédéric 
était devenu roi de Prusse, le 34 mai 1740, par la mort de son pére, 
Phabile et brutal Frédéric-Guillaume. Sur son tréne de création ré- 
cente, il apportait un génie varié, entreprenant et prompt, l'agilité 
prodigieuse qui ne laisse pas & l’ennemi le loisir de traverser ses dé- 
marches, l’art souverain de s’élancer 4 propos et de s’arréter & temps, 
une conscience libre de scrupules et de freins, de fermes desseins 
servis par une ambilion inquiéte, lenvie désordonnée de faire 
figure dans le monde; et il trouvait sous sa main un trésor lente- 
ment amassé et abondamment pourvu, une nation jeune, énergique, 
Opinidtre, une arméec de soixante-douze mille hommes, instruite, 
rompue aux manoeuvres, exercée avec une application sans relache, 





236 LA POLITIQUE FRANGAISE 


équipée avec une invention prévoyante qui de chaque bataillon avait 
fait une batterie ambulante dont la vitesse de la charge triplait le feu', 
munie enfin de la baguette de fer par celui qu’il se plaisait 4 nommer 
le plus ingénieux mécanicien militaire de son sitcle, par le prince 
Léopold d’Anhalt-Dessau. 

Attentif aux complications violentes qu'il pressentait, et ajoutons- 
le, qu'il préparait, le nouveau roi donna ses premiers soins 4 l’armée, 
il répandit la vive flamme de son esprit dans toules ces matiéres ou 
son pére n’avait agi que par une sorle d’instinct puissant et labo- 
rieux : rejetant les parties mauvaises, comme le corps des grena- 
diers — géants, hauts de six pieds, inutile et grossi¢re fantaisie de 
Frédéric-Guillaume, gu’il supprima ; gardant les institutions qu'il 
jugeait bonnes, les améliorant encore, les élevant 4 la perfection. I 
augmenta le nombre des troupes, maintint, tout en y versant des 
recrues méme étrangéres, Jeur distribution par régions ol chaque 
soldat, enfant du pays et né du sol, étail comme lié avecla nation et 
environné d’elle®, acheva leur armement, les mit en mesure d’entrer 
sur ’heure en campagne avec leur artillerie, leur charroi, leurs 
équipages de vivres, leurs altelages. Cela fait, la guerre pouvait écla- 
ter sur le continent, il pouvait l’allumer !ui-méme: il était prét. 

Les cours de l’Europe, dont la plupart avaient, par des acles ou 
des traités antérieurs, garanti la pragmatique sanction de l’empereur 
Charles VI, n’eurent pas le temps de conférer ensemble sur la con- 
duite qu’elles tiendraient; Frédéric If les avait devancées et décon- 
certées toutes par l’impétuosité de ses résolutions. 

Dés le principe, dés qu’il.avait connu le dernier soupir de l’empe- 
reur, ilavait vu clairement ce qu’il voulait : gagner le plus possible 
4 la partie qui allait se jouer. Il avait fait sonder le terrain a Vienne, 
a Versailles, 4 Londres: nulle part de réponse précise ni d’offre sé- 
rieuse ; personne n’avait l’air de le comprendre, il était traité a la 
légére, il n'était qu’un petit roi du Nord. Las de cette dédaigneuse 
indifférence, il médita dene compter que sur lui-méme pour forcer 
les autres 4 compler avec lui; remuant toutes les combinaisons et 
pesant toutes les chances, il ouvrit dans son esprit une délibération 
dont il a consigné le minutieux récit pour la postérité. Que ferait-il? 
Il se demanda d’abord s’il ne trouverait pas son profit a respecter 
purement et simplement les engagements paternels, c’est-a-dire a 
exécuter la pragmatique sanction qu’avait reconnue Frédéric-Guil- 
laume ; une rémunération lui était assurée en retour, il jouirait sans 
contestation des duchés de Bergues et de Juliers dont la possession 


1 Mémoires de Frédéric II, — Histoire de mon temps, année, 1740, chap. I*. 
2 Expression de M. de Guibert, dans son Eloge du roi de Prusse. 





_— ree eee 


EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 237 


était, depuis année 1609, litigieuse entre plusieurs prétendants. 
Sans doute, ce parti était commode et simple, la voie 4 suivre droite 
et aisée; mais l’avantage était st mince! Serait-ce donc 1a tout ce 
qu'il retirerait de l'occasion unique qu'un merveilleux hasard offrait 
4 son besoin de renommeée et de conquéle? Et puis, ces duchés 
étaient bien loin de Potsdam, bien loin du cceur de ses Etats : la Saxe 
et le Hanovre se trouvaient en travers, ils pouvaient géner, et, le cas 
échéant, couper ses communications avec ses provinces rhénanes. 
Autre inconvénient plus périlleux encore: ces duchés de Bergues et 
de Juliers, !’Autriche aurait beau les lui céder, i) n’arriverait 4 les 
occuper que par l’agrément de la France, de cette France dont l’in- 
térét, comme il le remarquait avec son habiluelle sagacité, voulait 
des voisins fatbles sur les bords du Rhin et non pas des princes puis- 
sants et capables de lui résister'. Or cet agrément, comment I’obte- 
nir? S’il ne le requérait pas, il s’exposait 4 un choc qui ruinait sa 
fortune ; sil Je sollicitait, il se soumettait 4 une dépendance qui ar- 
rétait son essor. 

Réflexion faite, tout bien considéré, Frédéric I] tourna ses vues 
ailleurs, il chercha autour de lui, dans son voisinage, quelque terri- 
toire qui serait plus 4 sa convenance. Ses yeux percants et nets se 
furent bientét portés sur la Silésie qu’avaient toujours convoitée et 
quelquefois revendiquée ses ancétres. Dés lors, sa détermination fut 
irrévocable, le sort en était jeté ; conscils, représentations, sombres 
présages, il ne voulut rien entendre. Doué d’un génie ow la concep- 
tion, la décision, l’action se suivaient comme la foudre suit l’éclair, 
il rassembla ses troupes, donna ses ordres, se mit en marche, di- 
sant, chemin faisan{, au ministre de France, M. de Beauvau, qu’il 
rencontra : « Je vais, je crois, jouer votre jeu; si les as me viennent, 
nous partagerons. » Le porteur de l'ultimatum que, pour la forme, 
il avait envoyé A Marie-Thérése n'était pas encore arrivé aux portes 
de Vienne, que déja, par un altentat alors inovi dans l’histoire, le 
roi de Prusse s’avancait, en plein sol autrichien, dans les riches 
vallées de la Silésie. 

Dans 1’étonnement, mélé de stupeur, que ce brigandage audacieux 
répandit en Europe, devant le tumulte d’intrigues et de batailles 
dont il était le signal, le cardinal de Fleury qui, depuis treize ans, 
gouvernait le roi et le royaume, aurait voulu demeurer neutre: il 
touchait asa quatre-vingt-sixiéme année ; il venait, par une politique 
sage et par une guerre heureuse, d’assurer la Lorraine 4 la France 
et les Deux-Siciles & la maison de France; il était satisfait de ces 
grands résultats, satisfait de la gloire dont ils avaient environné son 


' Histoire de mon temps, chap. 11. 





238 LA POLITIQUE FRANGAISE 


obscur et tranquille ministére. Irait-il donc commettre au sort d’en- 
treprises nouvelles tant de précieux avantages? Non pas, du reste, 
que sa conscience se sentit génée par la signature qu’il avait, lui 
aussi, apposée dans le traité de Vienne au bas de Ja pragmatique 
sanction ; il avait eu soin de gliaser aprés la clause de garanfie une 
petite réserve, sauf les droits des tiers, qui le déliait, pensait-il, de 
toute obligation. Laisser les choses aller leur cours, les passions s’ex- 
citer et se heurter, les nations de |’Europe se déchirer 4 l’envi, la 
France se fortifier, calme et prospére, de leur affaiblissement mutuel, 
c’était, 4 ses yeux, ce que commandait la prudence. Sous ces appa- 
renaces imposantes, Fleury dissimulait son godt inné du repos ; tout 
ly inclinait de plus en plus: son age avancé, sa santé chancelante, 
les embarras de son esprit, peut-étre aussi une appréciation exacte 
de ce qu’il valait lui-méme et de ce que pouvait alors la monarchie. 

Mais les calculs du circonspect cardinal durent céder devant la 
furie guerriére des esprits. A la cour, iln’y avait qu'un cri pour aller 
en avant. Louis XV, qui s’était laissé prendre aux vues de son mi- 
nistre, dit plaisamment, un jour, 4 quelques belliqueux : « La France 
n’a pas 4 se méler de toute cette alfaire, elle restera tranquille sur 
le mont Pagnolte. — Votre Majesté y sera mal logée, répondit aussi- 
tét M. de Souvré ; ses ancétres n’y ont jamais bali. » L’entrainement 
était général. Eh quoi, disait-on de tous cétés, tout leffort de la 
France, durant de longs siécles, avait tendu 4 abaisser la maison 
dAutriche; et maintenant que, par un bienfait de la Providence, 
cette formidable maison était finie, il lui serait permis par notre im- 
prévoyante indolence de reprendre tige sous une autre race, de rem- 
placer Habsbourg par Lorraine, de rassembler encore une domina- 
tion gigantesque qui, par souveraineté. ou suzerainelé, par alliance 
domestique ou patronage polilique, s étendrait de la Baltique a la Mé- 
diterranée, des cétes de la Manche aux bords lointains du Danube! 
Géla n’étaif pas possible. La France devait porter le dernier coup a 
eette ruine. Elle devait tendre la main a la. Prusse. Cette puissance 
hardie et nouvelle qui se levait du sein méme de l'Allemagne, nos 
péres ne |’avaient-ils pas sans cesse appelée deleurs voeux? N’avaient- 
Hs pas remué en tout sens le sol germanique pour |'aider 4 Ja pro- 
duire? Frédéric Il semblait le continuateur de Maurice de Saxe, de 
Gustave-Adolphe de Suéde, des princes de Baviére dont nous avions 
fait ou voulu faire les émules des empereurs, souvent méme les ar- 
bitres et les maitres de l’Empire. La cause, dont, en dépit de ses vio- 
lences déloyales, il restait le champion armé, était la ndtre, celle que 
nous ne. pouvions renier sans condamner toute notre histoire. Il ve- 
nait accomplir ce que nous avions réclamé; il venait diminuer la 
puissance vicieuse du chef du corps germanique et faire profiter le 





EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 230 


corps des débris de la téte* ; il venait, comme, prince royal de Prusse, 
il avait annoncé lui-méme dans un langage of: tous nos’ grands 
poliliques auraient reconnu |’écho de leur voix, empécher Vinsatiable 
maison d’Autriche d’dter & Empire le droit d’élection, de eimenter la 
puissance arbilraire dans sa race, et de changer en monarcbique te gou- 
vernement démocratique qui ge temps mmémorjal a dé celui de [?Alle- 
magne *. 

Le cardinal de Fleury ne résista pas au torrent; tout en gémis- 
sant, il se résigna, une fois encore, 4 la guerre, assistant plutdt 
que concourant a ses péripéties, n’y participant que par de timides 
conseils ou des regrets stériles. 


Il 


L’ame de l’immense entreprise ou se jetait la France, était un 
personnage qui, depuis quelques années, attirait les regards; petit- 
fils du fameux surintendant sur lequel s’étail appesantie la rigueur 
de Louis XIV, il s’appelait Charles-Louis-Auguste Fouquet, comte 
de Belle-Isle. Quel était, au juste, ce personnage? Etait-ce, comme 
le racontaient ses: amis qui étaient nombreux, un de ces génies 
extraordinaires, nés pour dominer la fortune et la conduire sous 
leur loi? Ou bien n’était-11, comme l’assurait le flot de ses détrac- 
teurs, qu’un ambitieux remuant, qu'une de ces imaginations bril- 
lantes, mais déréglées et diffuses, qui laissent dans le monde 
bouleversé par leur passage le malaise dont elles sont travaillées 
elles-mémes? Quel que soit le jugement de la postérité, elle ne peut 
considérer sans curiosité M. de Belle-Iste; elle a peine & mesurer 
tout ce que, dans Ia sociélé rangée de l’ancien régime, il lui avait 
fallu d’art, de soins ingénieux et discrets, de services signalés, 
actions éclatantes, pour secouer le fardeau de son origine, pour 
remonter peu & peu de l’abime ot la colére royale avatt précipité 
sa famille, jusqu’a ce haut degré d’opulence et de splendeur ot il 
mourut, honoré, puissant, maréchal et pair de France, -duc héré- 
ditaire, riche de six millions qu’il eut la bonne grace de laisser, lut 
pelit-fils de Fouquet, a'l’arriére-petit-fils de Louis XIV. 


‘ Cest ce qu’écrivait sur ses tablettes intimes, dés le 41 juin 1740, le marquis 
d’Argenson. Voir tes Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, publiés pour la 
premiére fois d’aprés les manuscrits autographes de la bibliothéque du Louvre, par 
BE. J. B. Rathery. — T. Ill, p. 109. | 

* Considérations sur l'état du corps politique de (Europe, ouvrage composé en 
1136 par le prince royal de Prusse, plus tard Frédéric If. 





240 LA POLITIQUE FRANQAISE 


Ce qui concourart 4 donner a M. de Belle-Isle une sorte d’empire 
sur les esprits, ce qui répandait autour de lui Villusion et comme 
une aftenie prophétique, c’est que, dans le siécle de Louis XV, il 
semblait un survivant du siécle de Louis XIV, dont il parlatt la 
langue sobre et ferme‘, dont il gardait les maniéres et les maximes, 
dont il avait aspiré les traditions vigoureuses et saines. A une 
époque ot lout commengait a s’abaisser, il ne visait quau grand; 
dans une sociélé ot la mode était de se piquer de nouveauté, 11 
mettait son orgueil 4 passer pour un ancien; magnifique dans les 
emplois publics, il était, dans ses habitudes privées, rigide et sim- 


ple. La plus belle image qu'il offrit de lui-méme 4 ses contempo- - 


rains, ce fut son fils, le dernier de sa race et de son nom, ce char- 
mant et vaillant comte de Gisors, qui, blessé gri¢vement 4 la 
bataille de Crefeld, mourut a Vdge de vingt-sept ans, emportant 
- avec lui, dans son trépas prématuré, toute la destinée orageuse, 
élincelante et sombre des Fouquet. Un jour, partant pour la guerre 
ot le frappa cette mort glorieuse, le jeune homme voulait faire 
Comme ses camarades qu’il voyait s’en aller al’armée avec leurs 
chaises de poste et leurs berlines, il sollicitait de son pére l’auto- 
risation d’emmener une voiture pour ses officiers blessés ou ma- 
lades; tout plein du souvenir de M. de Catlinat sous lequel, en 
1702, il avait servi pour la premiére fois, M. de Belle-Isle ne con- 
senlit qu’a regret, ajoutant d'un ton sévére : « J'ai été élevé dans des 
usages absolument différents’. » 

Il y avait longtemps udéja que cet important personnage se pré- 
parait au réle qu’il allait prendre : il avait voulu le saisir lors des 
disputes pour la succession de Pologne, il se promit de ne pas le 
laisser échapper a l’ouverture de la succession d’Autriche. 

Investi, depuis l'année 1728, du gouvernement des Trois-Evé- 
chés, il avait tout disposé pour la guerre, toujours sur pied, tenant 
ses troupes en haleine, apportant une vigilance infatigable 4 ces 
camps d’exercice dont le maréchal de Villars avait recommandé 
usage, augmentant ou réparant les fortifications de Metz, de Thion- 
ville, de Sedan, de Sierck, de Bitche; ses envieux avaient affecté 


de s’alarmer de tant d’activité, ils demandaient si, par hasard, le - 


petit-fils de Fouquet, l'homme le plus ardent et le plus audacieux qué 


1 Rien n’est beau comme I’'Instruction composée par M. de Belle-Isle pour ensei- 
gner a son fils ses devoirs militaires, devoirs envers sa patrie et envers ses sol 
dats (Le comte de Gisors, 1732-1758, par Camille Rousset, membre de l’Académie 
francaise, p. 29 et suiv. de la 2° édition.) 

* Lettre de M. de Belle-Isle au comte de Gisors, 8 juin 1757, citée par M. Camille 
Rousset dans son ouvrage Le comte de Gisors, p. 183. 





EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 2H 


ait été peut-étre depuis Catilina', ne se balirait pas en Lorraine la 
place de sireté que son aieul avait ét6 accusé de chercher a Belle- 
Isle en mer. M. de Belle-Isle dédaignait ces propos : tout entier a 
son objet, ses préoccupations allaient au dela de nos frontiéres; 
de Metz, comme d’un poste avancé, il observait Luxembourg qu’fl 
comptait bien atlirer 4 la France, nouait des intelligerfces 4 Mayence, 
4 Tréves, 4 Cologne, entretenait une correspondance avec les prin- 
cipaux ambassadeurs du roi, qu'il pressait de nous ménager des 
alliances, au dedans et au dehors de |’Allemagne, pour I’heure ot 
le coup décisif serait porté : « L’opposition manifeste et vigoureuse 
des électeurs de Baviére, Saxe et Palatin, lui écrivait de Londres, dés 
1732, un de ces ambassadeurs, qui avait foi en son génie, M. de Cha- 
vigny, est le fondement d’un grand édifice*. » 

En 1733, aux premiers bruils des hostilités qu’allait soulever la 
nomination de Stanislas Leckzinski au tréne de Pologne, M. de Belle- 
Isle avait fait passer 4 la cour tout un plan de campagne; il ne 
s agissait de rien moins que de traverser |'Allemagne dans toute sa 
longueur, d’envoyer une armée en Saxe et en Bohéme, jusqu’aé 
Varsovie*. En un mot, cétait l'Europe en feu! Ces vastes visées ne 
convenaient pas au cardinal de Fleury, il ne voulait qu’une guerre 
limitée et courte. M. de Belle-Isle, qui était un courtisan accompli, 
ne sétait pas découragé; comme il avail exagéré l’offensive, il 
outra Ja défensive : il rédigea un nouveau projet d’aprés lequel, la 
France se bornant 4 repousser |’invasion, une ligne inexpugnable 
serait établie de la Saare 4 la Moselle et de la Moselle 4 la Meuse 
par un systéme d’abattis et d'inondations; tous les paysans de la 
Champagne, de seize & soixante ans, mariés ou non, armés de fu- 
sils, de baionnettes, de batons ferrés ou de faux, garderaient les 
redoutes construites & tous les gués des fleuves; des sentinelles 
seraient placées dans tous les clochers, et chaque communauté 
tenue de faire une pension 4 la veuve de celui de ses soldats qui 
serait tué *. 

Cetie guerre de 1733 s était écouléc, pour M. de Belle-Isle, lente, 
monotone, sans rencontres ol put se déployer sa fortune: il prit 


! Réflexions sur le gouvernement de France, 1139 et 1740, par M. d’Aube, mai- 
tre des requétes. Ce volume manuscrit est 4 la bibliothéque du palais de Fontaine- 
bleau. 

2 Voir les lettres du comte de Chavigny, ambassadeur de France 4 Londres, a 
M. de Belle-Isle, volume Diplomatie, dépét général de la guerre, année 1732 (aux 
archives du ministére de !a guerre). 

3 Mémoires du maréchal de Berwick, dernier chapitre, intitulé : Suite abrégée 
des Mémoires, d’aprés les lettres du maréchal de Berwick, et principalement sa cor- 
respondance avec les ministres. 

* Dépét du ministére de la guerre, vol. Campagne en Allemagne, 1735. 


242 LA POLITIQUE FRANGAISE 


Traérbach sur la Moselle, se distingua devant Philipsbourg, espéra 
gagner, dans le pays de Tréves, 4 Clausen, une grande bataille qu’il 
accusa son général en chef, le maréchal de Coigny, de lui avoir fait 
manquer par des ordres précipités de retraite. 

Mais en 1740, lorsque la mort de l’empereur Charles VI, suivie 
presque incontinent de l'agression de Frédéric II, eut provoqué de 
nouveaux bouleversements et amené enfin Vheure désirée, M. de 
Belle-Isle n’eut qu’da paraitre 4 Versailles pour intimider toutes 
les contradictions et conquérir tous les suffrages. A le voir si 
assuré du succés, passionné, convaincu, plein de projets, son corps 
pliant sous les efforts de son dme‘, avec un air de triomphe et de 
génie qui respirait dans tous ses discours, perpétuellement affairé 
comme s'il tenait |’Europe entre ses mains, entouré d'un cortége 
de clients, ayant toujours six secrélaires pour écrire ses dépéches 
et des relais préparés dans tous les quartiers de Paris pour trans- 
mettre ses messages, on ne pouvait douter des merveilles qu'il 
annoncait : le prince et la cour furent séduits, ils écoutérent le ten- 
tateur qui les conviait 4 la gloire. Prét & frapper sans retour la 
maison d’Autriche, M. de Belle-Isle se dressait devant les imagina- 
tions éblouics comme l’exécuteur testamentaire de Henri IV, de Ri- 
chelieu, de Mazarin, de tous nos grands hommes d'Etat, dont il allait 
consommer |’ceuvre. 

Nommé ambassadeur auprés de la Diéte et maréchal de France, 
le comte de Belle-Isle partit pour l’'Allemagne, la conduite des né- 
gociations diplomatiques et des opérations militaires lui élait aban- 
donnée. Aprés avoir visité Frédéric If sur son champ de bataille de 
Molwitz, et la cour de Saxe dans son palais de Dresde, il vint tenir 
ses Etats 4 Francfort ow s’agitait le choix d'un empereur. C’était un 
maitre qui se présentait a l’Allemagne, il arrivait avec une suite 
nombreuse et une pompe incroyable?; il avait le train et les airs 
d’un roi, traitant d’égal 4 égal avec l’archevéque de Mayence, don- 
nant la main aux électeurs tandis qu’il la refusait aux autres 
princes, sur lesquels il prenait le pas. 

Empécher 4 tout prix élection de Francois de Lorraine, provo- 
quer celle de Charles-Albert de Baviére, faire sortir la dignité im- 
périale de la maison d’Autriche ot, par une usurpation évidente, 
elle s’élait héréditairement fixée depuis Charles-Quint, c’était le 


Voltaire, dans son Précis du siécle de Louis XV, t. I*', chap. v1. 

* La Revue des sociétés savantes, 3° série, t. Ill, p, 222 et suiv., a publié le jour- 
nal du sieur Quentin, écuyer de la bouche du roi, qui organisa les réceptions de M. de 
Belle-Isle 4 Francfort. — Voir aussi le Mémoire de Uélection de l'empereur Char- 
. les VII, électeur de Baviére en 1744, publié par A. Lepage. Paris, Académie des bi- 
bliophiles, MDCCCLXX. 








bN ALLEMAGNE BT EN ITAS#E, 245 


premier acte de la politique de M. de Belle-Isle : aete difficile et 
hardi qui n’était lui-méme que le commencement de mutations plus 
vastes et plus profondes. Rien ne serait terminé si cetle opinidtre 
maison d’Autriche, méme déchargée de ses fonctions impériales, 
@onservait l’espoir et la vigueur de ressaisir l'intégrité de sa splen+ 
deur passée; il fallaitla ramener 4 des propértions modérées qui 
la rendraient inoffensive, lui enlever la plupart de ses dépendances 
dont |’affluence énorme et disparate semait l’inquictude partout, la 
réduire 4 ses domaines patrimoniaux, au royaume de Hongrie, a 
la Transylvanie, 4 l’Esclavonie, 41a Croatie, 4 la Styrie, 4 la Ca- 
rinthie, 4 la Carniole, composer avec tous ces débris, considé- 
rables encore, le lot de Marie-Thérése. Le reste des possessions de 
la maison d’Autriche serait distribué, par portions 4 peu prés 
égales, 4 tous ses voisins et compétiteurs : la haute Autriche, la 
Bohéme, le Tyrol, le Brisgaw & |’électeur de Baviére, & qui ces 
acquisitions étaient utiles pour l’aider 4 soutenir la dignilé impé- 
riale; la basse Silésie au roi de Prusse, qui renoncerait aux 
duchés de Bergues et de Juliers; la haute Silésie, augmentée de la 
-Moravic, 4 ’électeur de Saxe qui serait reconnu roi de Pologne. 
L’Allemagne ainsi ordonnée, la concorde et la justice y régne- 
raient, elles seraient assises sur des fondements inébranlables : a 
Vunité de l’Empire trop souvent absorbé dans la toute-puissante 
volonté de ’Empereur serait substituée l’union paisible de tous ses 
membres, ils seraient reliés en une confédération ov tous les Etats 
garderaient leur autonomie, ot les faibles trouveraient leur sécu- 
rité dans la rivalité des forts, ot tous les droits seraienlt mis en 
équilibre et toutes les ambitions tenues en échec par une sauvegarde 
commune. 

La révolution dont Allemagne allait élre le thédtre, ne pouvait 
-se développer sans avoir un contre-coup au dela des Alpes ou, mai- 
tresse d’une portion de !’Italie par le Milanais, le Mantouan, le 
duché de Parme, le grand-duché de Toseane, la maison d‘Autriche 
dominait le reste par l’influence ou par la menace; il était néces- 
saire d’aliaquer partout cette maison redoutable, de lui suscifer des 
ennemis qui, l’occupant sur ses derriéres, !’empécberaient de se 
‘porter au Nord de tout son poids. 

Peu a peu, lorsque déja les événements avaient ruiné bien des 
espérances, le cabinet de Versailles se mit 4 étendre 4 I'Italie les 
combinaisons qu’il avait méditées pour |’Allemagne; 1a aussi, il y 
avait un ordre nouveau 4 enfanter, une ligue des princes a établir 
contre loppresseur héréditaire. L’artisan de cette deuxidme partie 
de Pentreprise ne fut pas M. de Belle-Isle, dont l’astre avait pali; 
celui qui recueillait son héritage, avait tous ses défauts et n’avait 


O44 LA POLITIQUE ‘FRANCAISE 


pas toutes ses qualités, c’était le marquis d’Argenson : personnage 
bizarre, d'une imagination inépuisable, homme d’esprit égaré aux 
affaires, A la fois enthousiaste et misanthrope, voyant ses idées en 
beau et l’humanité en laid, sans méthode, sans application soute- 
nue, tout plein d’élans superbes et téméraires qui retombaient d’eux- 
mémes. 

M. d’Argenson n’avait pas d’emploi effectif, il n’était encore qu'un 
courtisan érudit et désqeuvré quand la guerre de la succession d’ Au- 
triche commencga. !] avait, de suite, songé 4 I’[talie ; content des pro- 
jets qui se formaient pour l’Allemagne, séduit par le grand aspect 
de nouveauté qu’allait revétir Europe, il écrivait, le 146 décem- 
bre 1744, en apprenant que le roi de Sardaigne et les princes ita- 
liens se jetteraient sur la Lombardie : « Il y a longtemps que j’ima- 
ginais cette ligue d’Italie comme nous létablissons aujourd hui en 
Allemagne. Pour cela, que faisons-nous? Nous facilitons aux Ger- 
mains de recouvrer ce qui est 4 eux, et de briser un colosse de gran- 
deur qui avait enchainé leur liberté. Eh bien! faisons-en autant en 
Italie. » C’était sur les armes de la Prusse que la France s’appuyait, 
malcré sa préférence marquée pour la catholique Baviére; en Ila- 
lie, M. d’Argenson comptait sur l’humeur balailleuse du Piémont, 
malgré notre prédilection naturelle pour les Bourbons de Naples : 
« Voici le roi de Sardaigne & la téte des Italiens qui n’ont osé jus- 
qu ici se montrer que de ceur, de peur détre acrablés ; mais, le cou- 
rage italien s’éfant conservé en Piémont, ils vont retrouver le leur 
sous les étendards du roi de Sardaigne, et bientdt la discipline et le 
courage se re:rouveront dans leur armée par le ressort de la liberté 
a recouvrer *. » : 

Trois années aprés, l’écrivain solitaire qui faisait ces réflexions 
était nommé ministre des affaires étrangéres ; le crédit de son frére, 
le comte d'Argenson, qui occupait le ministére de la guerre, avait dé- 
cidé cette élévation subite. Le temps des réveries était passé, celuz 
de l’action venu ; aiguillonné encore par la nécessité qui nous com- 
mandait de chercher partout des alliés, le marquis d’Argenson traga 
un plan d’organisation de I'ltalie, qu'il fit agréer & Versailles et né- 
gocier 4 Turin. 

La liberfé de I'Italie, son affranchissement de toute domination 
étrangére, tel était le premier objet de l’entreprise, celui qu'il fallait 
d’abord atteindre et dont dépendaient tcus les autres. Les précautions 
les plus minutieuses devaient étre concertées pour assurer 4 jamais 
cetle liberté : il ne suffisait pas que la maison d’Autriche fat rejetée 
en Allemagne; tous les princes d’origine diverse, Lorraine ou Savoie, 


1 Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, t. Ill, p.-452. 

















EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 245 


méme Espagne ou France, qui détenaient des territoires dans les ré- 
gions subalpines, seraient mis en demeure d’opter entre leur pays 
et leurs Etats ; ils ne pourraient cumuler des trénes au dedans et au 
dehors de la Péninsule; ils ne resteraient rois en Italie que s’ils 
consentaient & ne plus !’étre ailleurs. « Cette condition exclusive, 
disait M. d’Argenson dans Jes instructions du négociateur secret 
qu’il envyoyait au roi de Sardaigne, était l’4me du partage des biens 
autrichiens*. » Louis XV, que n’avaient pas engourdi encore le plaisir 
et l’égoisme, Louis XV, vivement épris des hardiesses de son minis- 
tre, voulut Jui-méme faire le partage ; il le ménagea avec une 
générosité et une prévoyance admirables ; ce sont les expressions du 
marquis d’Argenson, qui ajoute encore : « Je le vanterai d'autant 
plus volontiers que c’est l’ouvrage enlier du Roi, et c’est peut-élre 
le seul ouvrage de son régne qui soit bien 4 lui*. » Voici la proposi- 
tion de partage telle que Louis XV la remit, écrite et signée de sa 
main, 4 M. de Champeaux, qui recut mission de la porter 4 Turin : 
« Au roi de Sardaigne sera le Milanais, qui est a la rive gauche du Pd, 
et 4 la droite jusqu’a la Scrivia; 4 l’Infant* toute la rive droite, de- 
puis et compris I’Etat de Parme, le Crémonais (le fort de Géra d’Adda 
rasé) et la partie du Mantouan qui est entre l’Qglio et le Pd; celle 
par dela, 4 la république de Venise ; et ce qui est 4 la rive droite du 
Pd, au duc de Modéne, avec léventualité du duché de Guastalla; et 
aux Génois la principauté d’Oneil, avec Fisol et le chateau de Fer- 
ravol. » 

Ces distributions faites, ta liberté de I’Italie une fois fondée et ré- 
glée, une confédération nationale serait établie, elle serait le bou- 
clier de cette liberté méme contre toute agression qui viendrait du 
dedans ou du dehors. « Les puissances italiques, déclarées de france 
alleu et de pleine indépendance, formeraient une république ou as- 
sociation éternelle avec une diéte continuellement assemblée. » 

Avant de voir ce que l’événement fit de tous ces beaux réves, en- 
visageons un instant cette Allemagne et cette Italie telles que les 
avait concues, dans une heure d’illusion désintéressée, la France du 
dix-huiliéme siécle; le spectacle n’est pas indigne des regards de 
Phistoire. 

- Les voila donc constituées d’aprés un plan uniforme, ces deux na- 
tions inachevées qui depuis un temps si long s’agilaient en peine 
d’un état définitif! L’esprit du dix-huitiéme siécle a été plus sage 


-4 Voir, dans l’ouvrage Journal et Mémoires du marquis d' Argenson, les Mémoires 
de son ministeére, t. 1V, p. 284. 
* Ibid., p. 285. 
3 C’était l’infant don Philippe, fils de Philippe V, qui avait épousé en 1739 une 
fille de Louis XV, madame Elisabeth de France. 





246 LA POLITIQUE FRANCAISE 


qe de coutume, ib ne leg a pus défigurées violemment pour les re- 
faire sur un type abstrait et faux : elles restent dans leur naturel, 
elles retiennent leurs traits saillants et leurs qualités dominantes, 
elles se répandent et se déploicnt dans une forme politique qui sem- 
ble le moule de leur génie; la confédéralion que leur propose la 
France se présente d'elle-méme comme le fruit spontané de leur la- 
borieuse histoire et comme l’ordre méme établi par la Providence. 
A l'image de l'Europe qu’a fondée le traité de Westphalie, | Allema- 
gne féodale et 1 Italie municipale vont reposer désormais sur | égale 
distribution des intéréts et des forces ; l’équilibre germanique et 
Véquilibre italique, comme parlent déja nos diplomates, serviront 
de complément a )’équilibre européen. 

A mesure qu’on pénétre dans le détail, l’espril ne peut se défendre 
d’une bienveillante curiosilé. 

Considérez |’Allemagne; elle sortira bien faite de la fournaise 
des batailles ou la politique va Ja plonger encore : sur les débris 
épars de la maison d’Autriche ne se dressera pas quelque autre 
puissance qui, tout enflée de ses dépouilles, se portera bientét héri- 
tiére de ses prétentions immodeérées et de son ambition turbulente, 
de telle sorte que les peuples n’auraient fait que changer de joug, 
lEurope de périls, et que la guerre n’aurait élé qu’un jeu cruel, ca- 
pricieux et stérile. La France ne donne pas contre cet écueil : la 
maison de Baviére, a qui nous travaillons a conférer l’empire parce 
qu'elle est notre alliée et notre coreligionnaire, la maison de Baviére 
n’est agrandie que dans de justes bornes, elle est rendue assez forte 
pour porter le poids et Péclat de sa dignité nouvelle, pas assez pour 
en accabler ses voisins. De tous cétés des barriéres lui sont oppo- 
sées : Berlin et Dresde deviennent les capitales de royaumes qui va- 
lent la Baviére. La maison d’Autriche elle-méme est abaissée et non 
anéantie ; elle est repoussée 4 l’Orient, le long du Danube, sur tous 
ces chemins de la mer Noire et des pays slaves que lui ont déja frayés 
les victoires et le génie du prince Eugéne; elle sera l'un des sou- 
tiens de l’équilibre dont elle aura cessé d’étre la menace et laruine. 
Ces disposilions sont irréprochables, la prudence qui les a dictées se 
retrouve dans le choix de la dynastie de Saxe pour le tréne de Polo- 
gne, comme si la France edt voulu intéresser ]’Allemagne a la sécu- 
rité de cette malheureuse monarchie des Jagellons, si convoitée déja 
par le Moscovite ! 

Et de méme pour I'Italie : si elle est arrachée, des Alpes a l’Adrfa- 
tique, 4 la domination de l’étranger, ce n’est pas pour étre jetée par 
une aggravation de servitude et de souffrance sous les pieds de quel- 
que tyrannic domestique. La France ne la livre pas méme aux prin- 
ces de son sang, aux Bourbons qu’elle affermit 4 Naples et qu elle 








EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 247 


introduit & Parme; elle l’abandonne moins encore au Piémont, 
dont elle emploie le courage, paye les services et bride l’ambition. 
Les descendants de cette maison de Savoie, dont les intrigues ou 
les armes se sont mélées a tous nos désastres, recevront de nos 
mains la Lombardie, tls seront tout ensemble fortifiés et renfermés 
au nord de la Péninsule, dont la garde leur revient de droit. Les 
amener plus loin, les établir au coeur de I’Italie, leur communiquer 
une prépondérance exorbitante, ce serait nous trahir nous-mémes ; 
pen a peu, comme un ami de l'alliance piémontaise, le maréchal de 
Noailles, l’écrivait 4 Louis XV dans un mémoire‘ ou J 'intelligence 
lucide de l'homme d’Etat marche de pair avec le zéle loyal du ci- 
toyen, l'influence du roi de Sardaigne & Rome serait poussée au point 
que le pape ne serait plus, en quelque maniére, que son premier au- 
moénier, et obligé de.suivre les inspirations de la cour de Turin. 

Ce n’est pas tout ; dans lessor méme des spéculations généreuses 
ot: elle se laissait aller pour !'Allemagne et pour I'Italie, la France 
du dix-huitiéme siéele eut un mérile rare : elle sut éviter deux excés 
qui, quoique contraires, la sollicitaient : se garder d’un étroit 
égoisme comme dune philanthropie imprévoyante ; saisir le noeud 
ou son avantage particulier se concilierait avec Vintérét public; en 
un mot, satisfaire 4 l’esprit de bienveillance universelle, de sympa- 
thie cordiale et confiante, qui était l’Ame du temps, et aux grands de- 
voirs patriotiques qui sont la loi de tous les temps. Ce fut l’origina- 
lité de cette politique dont il ne devait rester qu’une ébauche : elle 
fut 4 la fois humaine et nationale. 

Certes, nous n’avons pas besoin de le démontrer, l’avénement de 
ces copfédérations libres, quiremplaceraient au dela du Rhin et des 
Alpes la sujétion ou la conquéte, était un bienfait pour nous : for- 
mées de volontés diverses, lentes 4 se mouvoir, obligées de délibé- 
rer avant d’agir, elles ne pouvaient nous porter ombrage. Nous 
avions dans leur sein un parti tout fait, un tiers-parti, comme disait 
M. d’Argenson, le parti des faibles qui toujours regarderaient vers 
nous. Les princes qui tenaient 4 la France par des alliances d’Etat 
ou de famille — les Bourbons de Naples et de Parme, par exemple — 
seraient nos clients naturels ; c’étaient des voix données d’avance a 
notre cause dans les conseils des diétes. 

Et d’un autre cété, il importe de le dire, l’Allemagne et I'Italie re- 
cevaient une organisation réguliére qui prolégeail, avec leurs fran- 
chises au dedans, leur indépendance au dehors. Elles y puisaient 


1 Corr nee de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Ca- 
mille Rousset. Paris, Jibrairie administrative de Paul Dupont, rue de Grenelle-Saint- 


Honoré, 45, 1865; t. Il, p. 342. 


248 LA POLITIQUE FRANQGAISE 


union et la cohésion. Mieux rassemblés, leurs moyens de défense 
étaient plulét augmentés qu’énervés. Dans ces corps de nations fédé- 
rées qui, moins promptes 4 l’attaque, sauraient, pour la résistance, 
ramasser toutes leurs forces et présenter un front assuré, la France 
rencontrerait du méme coup la garantie et la limite, le sceau et le 
frein de sa grandeur. Grace 4 la combinaison de tous ces appuis et 
de toutes ces entraves, la paix de l’Europe serait plus facile et plus 
solide. | 

Ces résultats, le marquis d’Argenson se les signalait 4 lui-méme 
avec complaisance : il était un peu disciple de l’abbé de Saint-Pierre, 
il l’avait pour confident et méme pour conseiller; dans cette confla- 
eration qui, les premiers bouleversements passés, mettrait tout en 
ordre en Europe, il saluait l’aurore de la paix universelle. Singulier 
indice d’une époque que celui-la ! L’abbé de Saint-Pierre, ce doux 
réveur que ses propositions malsonnantes de régénération du 
monde avaient fait exclure de l’Académie francaise, devenu mainte 
nant un inspirateur du ministre des affaires étrangéres du roi trés- 
chrétien! Méme éconduits et raillés, les philosophes jettent des 
semences qui ne laissent pas de fermenter dans la masse des esprits, 
et, ca et 18, de pousser des rejetons. 

Les yeux fixés sur l'Europe nouvelle dont il serait l’un des péres, 
M. d’Argenson écrivait dans son journal, dés le 25 juin 1741 : « Je 
regarde que la Providence arrange le tout pour le mieux, 4 mesure 
que notre nation, notre maison de Bourbon devient supérieure & ses 
émules par la destruction de la maison d’Autriche. Il s’éléve et va 
s’élever des membres de cette puissance dispersée, des forces parti- 
culiéres inexpugnables chacune en leur particulier; telles sont 
Prusse, Saxe, Baviére, ef que sais-je quelle autre encore ! Ces puis- 
sances particuliéres, quand elles étaient jointes sous une grande 
puissance, étaient 4 peine considérées, ou comme le sont notre 
Berry, notre Picardie ; mais venant 4 élre bien gouvernées, chacune 
en droit soi, cela forme des Etats de Sardaigne, de Hollande, des An- 
gleterre qui tiennent la balance en respect; elles opérent peu 4 la 
vérilé, s'il s’agissait de nous offenser et de nous conquérir, mais 
elles sont des barriéres insurmontables 4 notre ambition. Nous ne 
les envions pas; si nous les attaquons, elles nous altireraient un 
orage que nous redoutons d’avance ; nous ne voulons que des enne- 
mis dignes de nous. C’est par cette voie seule que le monde arrivera 
enfin a la paix, et non par opposer une grande puissance a une 
autre. Deux lions se querelleront, mais un lion ne dira rien 4 une 
armée de chats qui pourraient le détruire‘. » 


1 Journal et Mémoires du marquis d'Argenson, t. Ill, p. 521. — M. d’Argenson 
avait déja exprimé les idées qu’on vient de lire, dans son journal du 20 mai précé- 








EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 249 


Gardons-nous d’oublier enfin que cette politique de Louis XV n’était 
pas une nouveauté dans histoire de France, elle semblait une re- 
naissance du grand dessein de Henri IV, de ces vues lointaines et 
profondes auxquelles, dans ses conversalions avec Sully, s’était aban- 
donné, sans trop s'y arréter, le premier des Bourbons. A part quel- 
ques différences, dues plutdt a la diversité des siécles qu’a la dissi- 
dence des esprits, c’étaient bien le méme plan, les mémes traits 
principaux : la maison d’Autriche diminuée, la couronne élective de 
VYEmpire passant 4 la maison de Baviére, la Hongrie et la Bohéme 
érigées en royaumes séparés ; et, de l’autre coté des monts, I'Italie 
soustraite 4 tout pouvoir étranger, les souverainetés indigénes res- 
pectées et accrues, le duc de Savoie établi roi des Alpes ‘, la papauté 
fortifiée au centre de la Péninsule affranchie *. 

Cependant, malgré l’autorité de ces majestueuses traditions, mal- 
gré son inspiration équitable, la politique de Louis XV en Allemagne 
et en Italie échoua ; laflaire fut engagée et perdue. 

La fortune avait souri d’abord au cabinet de Versailles, tout con- 
spiraiten sa faveur. Au commencement de l'année 1742, Frédéric Il 
était maitre de la Silésie, l’électeur de Saxe menagait la Moravie ; 
celui de Hanovre, qu inquiétaient nos démarches, était intimidé et 
inactif, celui de Baviére, qu’appuyaient nos efforts, proclamé archi- 
duc d’Autriche, couronné roi de Bohéme, élu empereur par la diéte 
de Francfort sous le nom de Charles VII; M: de Belle-Isle triom- 
phait. Devant ces foudroyants succés, l'Europe demeurait bienveil- 
lante ou neutre : le roi de Sardaigne se pliait 4 nos désirs ; la Russie 
qui faisait mine de les combattre, était vigoureusement harcelée par 
la Suéde, notre alliée. Toujours avide des anciennes possessions de 


dent : « Tout le monde, disait-il, a crié, lors de la mort de l’Empereur, qu'il fallait 
rompre ce colosse de grandeur autrichienne. A la bonne heure, si c’est pour avan- 
cer le bonheur du monde, pour éter a l’Allemagne une puissance inquiéte et tyran- 
nique qui minait tout pour s’arroger tout, qui fomentait linquiétude des autres, 
comme !’agrandissement de Russie ou le changement du gouvernement de Pologne, 
pour en profiter ; et qu'on ne se trompe pas, quand nous parviendrons 4 cet ob- 
jet de détruire la grandeur impériale autrichienne, il n’en sera pas autre chose que 
d’avuir procuré du bonheur et del'égalité 4 !’Allemagne, et notre maison de France 
n’en sera pas plus grande pour cela, car alors ces peuples bien gouvernés, chacun 
en droit soi, de grandes puissances d’Allemagne s‘étendant encore davanlage de 
cette affaire-ci, telles que Saxe, Prusse et Bavicre, nous deviendront les barriéres 
bien plus insurmontables a notre ambition que n'ont été jamais les empereurs d’Au- 
triche. » T. Ill, p. 503. 

' C'est le titre que, analysant la politique de Henri IV, le cardinal de Richelieu 
(Mémoires, annéc 1610) attribue au duc de Savoie. 

2 Economies royales, de Sully, t. Vill. — Voir aussi Je chapitre intitulé : Le grand 
dessein, dans Henri IV et sa politique, par M. Charles de Lacombe, membre de 
rAssemblée nationale, ouvrage couronné par l’Acadeémie frangaise, librairie Didier, 

25 Jomuer 1872. 17 


250 LA POLITIQUE FRANGAISE 


Charles-Quint qu’elle revendiquait comme son bien, |’Espagne nous 
poussait plus encore qu’elle ne nous suivait dans nos voies. Deux ar- 
mées frangaises avaient passé la frontiére : l'une, sous les ordres du — 
maréchal de Maillebois, qui, le pied sur Ja Westphalie, contenait et — 
surveillait l'Angleterre et la Hollande; l'autre, sous le commande- 
ment du maréchal de Belle-Isle lui-méme, qui, aprés avoir pris 
Passau et Lintz, poussé sa course victorieuse jusqu’aux portes de 
Vienne, était entré 4 Prague ou nos soldats pénétrérent par escalade. 
C’en était fait de la maison d’Autriche, |’cel cherchait en vain une 
issue par ou elle échapperait; assaillie et pressée de toutes parts, 
elle s’en allait par morceaux, toutes les ptéces de sa monarchie, immo- 
biles et sans action, tombaient pour ainsi dire les unes sur les autres'; 
elle rappelait avec plus de détresse encore les plaintes sublimes de 
Bossuet sur la Pologne : «il nerestait plus qu’a considérer de quel 
cété allait tomber ce grand arbre ébranlé par tant de mains et frappé 
de tant de coups 4 sa racine, ou qui en enléverait les rameaux 
épars*, » 

Quelques mois ne s’étaient pas écoulés que tout était changé. La 
maison d’Autriche renaissait avec une énergie extraordinaire, elle 
avait trouvé son asile dans )’ame intrépide d’une femme, la grande 
Marie-Thérése. La fidélité du Tyrol, l enthousiaste pitié des magyars 
qui, tout frémissants encore de leurs griefs récents, crurent qu'il 
était de leur gloire de périr et de pardonner’*, l’espéce de fureur guer- 
riére des miliciens 4 demi-sauvages de |’Esclavonie et de la Croatie 
lui avaient rendu une armée, laquelle lui rendit ses Etats. L’im- 
mensité de son péril fit son salut : Angleterre et la Hollande s’alar- 
mérent d’une destruction qui allait nous laisser sans rivaux, elles 
se liguérent avec Marie-Thérése. La Sardaigne, puis la Prusse, puis 
la Saxe se détachérent de notre cause, |’Allemagne entié¢re fut re- 
tournée contre nous. Dés lors nous n’eimes plus que des revers : la 
Suéde fut accablée par la Russie; isolé, vaincu, victime de fausses 
manceuvres, notre protégé l’empereur Charles VII perdit jusqu’a son 
électorat héréditaire. La France elle-méme, Ja France qui, la veille, 
couvrait Europe, fut réduite 4 se défendre, elle avait dd replier a 
la hate ses troupes éparses, dont quelques-unes capitulérent et dont 
les autres ne se sauvérent qu’au prix des plus sanglants sacrifices ; 
I'mvasion menacait son sol; les hussards autrichiens, conduits par 
le farouche Mentzel, infestaient déja ses provinces frontiéres, pro- 
menant partout le meurtre, le pillage et incendie ; et l'un des plus 


4 Montesquieu, de [’Esprit des Lois, liv. III, chap. tx. 
* Oraison funéebre d’ Anne de Gonzague de Cleves, princesse palatine. 
% Montesquieu, de U’Esprit des lois, liv. VIII, chap. 1x. 








EN ALLENAGNS ET EN ITALIB. 251 


graves conseillers de Louis XV, pour l’exciter aux résolutions ex- 
trémes, lui adressait cet avertissement solennel : « Vos ennemis, 
Sire, ont des forces trés-supérieures a celles que Votre Majesté est 
en état de leur opposer, et leurs projets ne se bornent point a vou- 
loir simplement priver Votre Majesté de son acquisition de la Lors 
raine, mais encore 4 lui enlever l’Alsace, la Bourgogne, la Franche- 
Comié et les Evéchés!. » 

Le cardinal de Fleury vécut assez de temps pour voir le commen- 
cement de ces terribles hasards : il était consterné, ses longues pros- 
pérités finissaient par une déroute qui atteignait sa renommeée elle- 
méme. Les reproches les plus violents l’assaillirent : entrainé dans 
le tourbillon d'une guerre sans limites, il n’avait su ni l’empécher, 
ni la soutenir; son administration avait été prise au dépourvu; l’ar- 
mée n’était pas préte; malgré quelques mesures partielles, malgré 
Yadjonction de dix hommes par compagnie, elle avait été insuffi- 
samte; qualité et quantité, tout avait manqué 4 notre cavalerie en 
présence de l’incomparable cavalerie hongroise. Ces accusations 
avaient un fondement : il était vrai que le vieux cardinal n’avait pas 
apporté dans son ministére cette prévoyance active qui retranche les 
dépenses superflues pour mieux assurer les dépenses nécessaires ; 
trop souvent, la médiocrité de ses vues avait composé la modération 
de sa politique. 

Dans son désespoir et dans son trouble, il s’oublia jusqu’a se tra- 
hir, il écrivit au feld-maréchal -autrichten comte de Konigseck, une 
lettre bien humble ow il sollicitait la réconciliation des deux cours, 
représentant que les hostilités n’étaient pas son ouvrage ;. qu’il n’y 
avait accédé qu’'aé contre-cceur, l’Ame toute chargée des plus noirs 
pressentiments ; qu’elles provenaient de l’influence pernicieuse de 
quelques téméraires, qu'il n’avait pas besoin de nommer pour dési- 
gner M. de Belle-Isle et les amis de M. de Belle-Isle. Cette inexplica- 
ble confidence cota cher 4 son auteur ; divulguée en Europe par une 
indiscréte malice du cabinet de Vienne, Ia lettre de Fleury le couvrit 
de ridicule et le frappa d’impuissance. 

Sur ces entrefaites, il mourut, le 29 janvier 1743, 4 lage de qua- 
tre-vingt-sept ans; il ne fut pas regretté ; comme il avait été exalté 
outre mesure, i] fut avili sans retenue. 

La postérité, une postérilé qui ne tarda pas, se montra plus équi- 
table pour le cardinal de Fleury, elle le mit au rang qu'il aurait da 
toujours occuper, ace point, ni trop haut ni trop bas, oti sa mémoire 
mérite de demeurer. A un demi-siécle de 14, lorsque, en face de la 


‘ Lettre du maréchal de Noailles au roi; au camp sous Landau, 50 aout 1743. — 
Correspondance déja citée, t, Il, p. 4. 


259 LA POLITIQUE FRANCAISE 


révolution triomphante, l’Assemblée constituante discutait la ques- 
tion de savoir & qui, du prince ou du parlement, appartiendrait le 
droit de faire la paix ou la guerre, l’abbé Maury, qui revendiquait 
justement ce droit pour le prince, put évoquer, au milieu du silence 
des uns et de l’acquiescement des autres, le souvenir de cette que- 
relle de la succession d’Autriche, ot Louis XV, conseillé par son mi- 
nistre octogénaire, avait témoigné plus de sagesse que le public, et 
n’avait élé entrainé dans des complications facheuses que par un 
engouement irréfléchi de l’opinion. 


H 


Si nous voulions, maintenant, rechercher les causes de ces vicis- 
situdes lamentables, ce serait la France, le gouvernement francais, 
la société francaise que nous accuserions ; la gigantesque entre- 
prise ot nos péres avaient bondi comme en se jouant, garda la 
marque et porta la peine du siécle qui l’avait formée : siécle aimable 
et léger, ot la pensée fut ambitieuse, l’action incohérente et molle; 
_ ot le réve passionné beaucoup plus que la notion approfondie des 
choses posséda les Ames ; ob homme s’agita, presque toujours infé- 
rieur aux grands désirs qu’il concut et aux événements formidables 
qu’il mit en branle ! En 4744, le plan était beau, l’inspiration noble, 
occasion bonne; au jour de l’exécution, )instrument fit défaut: 
a Nous manquons de sujets pour tous les objets’, » écrivait Louis XV 
sous le coup de tous ses mécomptes. L’aveu était dur et vrai : sous 
Ja tente de ses généraux comme dans le cabinet de ses ministres, 
pour donner le mouvement et le poids aux résolutions, pour dé- 
ployer d’une main ferme la suite des affaires, pour déjouer ses enne- 
mis, contenir et contenter ses alliés, au besoin les contraindre, la 
France n’avait pas un homme! Et le maréchal de Noailles 4 qui le 
roi parlait avec cette liberté virile, se montrait digne de cette faveur 
en déclarant 4 son auguste interlocuteur que le mal s’était élendu 
partout; que dans tous les membres el dans toutes les parties de 
PEtat il s’était insinué un esprit d'indifférence, une sorte d’engour- 
dissement et d'insensibilité, une affreuse-indolence?. 

Les grandes institutions militaires qu'avait fondées Louvois, dans 


1 Louis XV au maréchal de Noailles, 19 juillet 1743. — Correspondance plus haut 
citée, t. 1°, p. 163. 

* Le maréchal de Noailles au roi, 8 juillet 1743. -- Correspondance, etc., t. I", 
p. 147. 


EN ALLEMAGNE &T EN ITALIE, 255 


lesquelles il avait comme exprimé le génie de Condé et l’expérience 
consommeée de Turenne, étaient devenues ce que deviennent toutes 
les institutions humaines lorsqu’un souffle continu de réforme et 
de vie ne les renouvelle plus : leurs ressorts, si vigoureux et si aler- 
tes, languissaient ; la séve qui les avait produites et qu’elles de- 
vaient entretenir semblait tarie ; le courage méme de Ja nation, qui 
jetait toujours des éclairs, ne brillait plus d’une flamme aussi égale. 
Les armées que nous avions envoyées en Baviére, en Bohéme, en 
Westphalie, étaient belles au départ, d’un aspect imposant ; peu a 
peu, sans affaires générales, elles s’étaient fondues en détail', selon 
le mot d’un témoin : fondues, disait-il, par les surprises, la ma- 
raude, les désertions, par lindiscipline des soldats, par Vincurie des 
officiers. Réputée la premiére du monde depuis la journée de Rocroy, 
ou elle avait enfoncé les vieilles bandes wallonnes de |’Espagne et 
dissipé leur prestige, notre infanterie ne valait plus que par ses qua- 
lités naturelles, qui méme l’abandonnaient quelquefois. Un étranger 
de génie qui servait dans nos rangs, le comte de Saxe, déclarait que, 
bien que la plus valeureuse de l'Europe, elle ignorail les grandes ma- 
neeuvres ; qu'elle pourrait vaincre encore lorsque le hasard ou l’ha- 
bileté de ses chefs lui auraient ménagé la supériorité des positions ; 
qu’en plaine, elle était hors d’état de résister 4 la charge d’une in- 


1 Traité des légions, p. 6 et suiv. — Ouvrage publié en 1744 et généralement 
attribué au maréchal de Saxe, dans les ceuvres duquel il se trouve. Nous citons le 
passage tout entier : « Toutes les armées, dit l’éminent auteur, que le roi a en- 
voyées en Bohéme, en Westphalie et en Baviére, y sont passées trés-bien équipées, 
trés-belles et complétes; elles sont revenues ruinées, épuisées, et y ont perdu une 
quantité prodigieuse d’officiers et de soldats. Nous n’y avons cependant point eu 
daffaire générale, et la seule quia été un peu considérable a été heureuse pour 
nous; ce n'est qu’en détail que nous avons vu fondre nos armées. En effet, la plus 
grande partie des détachements envoyés, des postes détachés, des escortes qui ont 
été attaquées par les ennemis, ont été battus ou surpris par l'indiscipline du sol- 
dat ou la négligence de l’officier. ll est 4 naltre qu’on ait vu marcher une escorte 
en bon ordre. Les soldats, occupés continuellement a piller ou seulement a se 
soustraire 4 la vue de leur commandant, ont l'habitude de s’en éloigner dés le com- 
mencement de la marche, et 4 peine se trouve-t-il un officier qui y fasse attention. 
S’il veut les contenir, Je soldat, accoutumé 4 l’insolence, a Ja désobéissance et 4 l’im- 
punilé, n’en fait ni plus ni moins et s'évade dés le premier moment ; aussi ne voit- 
on pas un officier 4 qui cela arrive qui n’avoue lui-méme qu'il n’a pu contenir sa 
troupe. Réponse absurde et ridicule dont les suites doivent étre infailliblement fu- 
nestes 4 FEtat! » 

L*écrivain ajoutait : « Quiconque n’a point vu ou servi avec les Prussiens, ignore 
jusqu’a quel point va leur exactitude et leur discipline, et n’en peut connaitre tous 
les avantages. » 

Dans les Mémoires récemment publiés du maréchal-prince de Beauvau, qui fit Ia 
guerre de Bohéme comme aide de camp du maréchal de Belle-Isle, on lit également 
que « l'indiscipline et les maladies avaient réduit & rien nos armées. » P. 18. 





4 La POLITIQUE FRANCAISE 


fanterie moins brave, mais mieux instruite. Et bien des années 
avant la bataidle de Rassbach, qu’il ne wat point, il s’effrayait du choc 
qui mettrait le fantassin frantcais aux prises avec la discipline et les 
exercices des Prussiens*. La Maison du Roi elle-méme, cet admira- 
ble corps d’élite que Bossuet avait exalté au-dessus de la phalange 
macédonienne et de la légion romaine, était déchue de son dntique 
primauté ; le luxe, la licence, le dédain de l'étude, la vie facile trans- 
portée dans les camps lui avaient été de sa solidité et de son nerf : 
l’ennemi qui tant de fois l’avail contemplée avec ferreur, s'était ha- 
bitué 4 moins la craindre ; il lui était arrivé de culbuter ce qu’un 
feld-maréchal de l’Empire appelait cet invincible fantéme chamarré 
d'or et d’argent*. Le 27 juin 1743, a Dettingen, bataille livrée et per- 
due en plaine, dont la funeste issue découvrit notre frontiére d’Al- 
sace, la mollesse de la Maison du Roi ne put rétablir une affaire 
qu’avait follement compromise l’emportement indocile des gardes- 
francaises*. - 

Image d'une société 4 laquelle il fut supérieur, le maréchal de 
Belle-Isle, négociateur et général dans l’entreprise avortée, n’avait 
pas recu de cette société les qualités maitresses qui font les grands 
politiques et les grands capitaines ; au milieu des dons les plus va- 
riés et les plus riches, il lui manquait ce sens prompt et sir, ce 
secret impénétrable, cet art souple et savant qui, par‘des voies en 
apparence confuses ou contraires, dispose tout a ses fins, cette vigi- 
lance attentive aux obstacles et aux détails, ce conseil persévéraht et 
suivi, sans lesquels les plus brillants avantages ne sont rien et tour- 
nent en ruine. 

-Lorsque nos revers se furent accumulés et nous eurent lais- 
sés en face de difficultés effroyables, la-cour abattit ’idole qu'elle 
avait portée aux nues, elle n’euf pas assez de traits contre M. de 


{ Voir, dans les QEuvres du maréchal de Saze, la lettre si curieuse, adressée le 
25 février 1750 4 M. le comte d’Argenson, et dans laquelle il résume ses impres- 
sion sur la campagne des années 1743 et suivantes, et sur l'état présent de l'armée 
francaise. 

: Mémoires du feld-maréchal comte de Mérode-Westerloo, publiés 4 Bruxelles, 
t. I*, p. 574. 

3 «J'ai le coeur, Sire, pénétré de douleur au sujet de votre maison qui n'a pas 
fait tout ce qu’on pouvait attendre d’elle..., » écrivait confidentiellement au roi le 
maréchal de Noailles, qui commandait 4 Dettingen, le 29 juin 1743 (t. I", p. 224). 
— Et la veille, dans une lettre officielle, le maréchal avait dit au roi (p. 118) : « C’est 
a la seule discipline des ennemis,.4 la subordination des officiers et a lobéissance 
au commandement, qu'on doit attribuer les manceuvres qu'ils ont faites hier, et 
c’est avec douleur que je suis obligé de dire 4 Votre Majésté que c’est ce qu'on ne 
connait point dans ses troupes, et que, si l'on ne travaille pas avec l’attention la 
plus sérieuse et la plus suivie 4 y remédier, les troupes de Votre Majesté tomberont 
dans la derniére décadence. » 





EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 285 


Belle-Isle. Quelle étourderie ! Quelle inconcevable légereté dans ses 
démarehes! I] part pour 1’Allemagne, la téte remplie et comme eni- 
vrée de ses grands projets, plus jaloux de paraitre que d’agir, de 
subjuguer les esprits par son éloquence que de les tenir par l’intérét 
ou par la crainte, tout plein d’une dédaigneuse insouciance pour la 
maison @’ Autriche dont il distribue d’avance, 4 droite et 4 gauche, 
les lambeaux, voulant a peine s’occuper d’elle 4 l'heure méme ot 
elle ramassait silencieusement ses forces pour un effort supréme, la 
traitant comme si elle n’existait déja plus, comme si, remarquait le 
roi de Prusse, toutes ses provinces fussent a Pencan'. Ce roi de Prusse, 
c'est 4 Molwitz qu‘il le rencontre, au lendemain de cette bataille ou 
les jeunes troupes de Potsdam ont yu le feu pour la premiére fois et 
fait reculer, pour leurs débuts, |’armée autrichienne endurcie par 
ses campagnes du Danube et du Rhin ; Belle-Isle avait affaire 4 un 
victorieux, il devait lutter de finesse avec le plus fin des hommes, il 
se livre inconsidérément. Un jour, Frédéric trouve son héle plus 
pensif que d’habitude, il lui demande s’il n’aurait pas regu quelque 
mauvaise nouvelle : « Aucune, dit M. de Belle-Isle, j’étais seulement 
embarrassé de ce que nous ferions de la Moravie. — Donnons-la a 
ja Saxe, » reprend le roi moitié sérieux, moitié souriant ; le maré- 
chal déclare la proposition admirable, il adjuge séance tenante et 
sans coup férir la Moravie 41’électeur de Saxe*. Cela fait, il se rend 
a Ya diéte de Francfort, il se présente 4 tous les princes de cette Al- 
lemagne dont il faut prendre garde de réveiller les défiances mal 
endormies contre |’ennemi héréditaire, il les étonne, les inquiéte, 
les irrite par son faste, l’éclat de ses fétes, la profusion de son ar, 
par ses airs de maitre, par ]’ostentation vaine avec laquelle il montre 
la main du roi de France qui leur donne un empereur ; il dépose au 
sein méme de son succés d’un jour la semence de la coalition tou- 
jours grossissante qui détruira son ceuvre. 

Et tandis que ses détracteurs s ‘appesantissaient avec une jolie ma- 
ligne sur la série de ses fautes, qu’ils allongeaient, ils comparaient 
tant d’inconsistance et de bruit, suivis. d’une telle chute, avec le 
génie d’un Richelieu, avec le soin qu’avait mis le redouté cardinal 4 
s’effacer dans ses triomphes, avec ses ressorts mystérieux, avec les 
conduites enveloppées et profondes par lesquelles il faisait mouvoir 
V'Allemagne, |’attirait dans ses plans, rejetait sur autrui, sur un 
Gustave-Adolphe ou sur un Bernard de Saxe-Weimar, la plus lourde 
part et toutes les apparences d’une entreprise dont la direction et 
Jes grands avantages demeureraient a la France. 


{ Histoire de mon temps, par Frédéric Il, chap. m. 
2 Ibid. 





256 LA POLITIQUE FRANCAISE 


La stratégie de M. de Belle-Isle n’était pas mieux traitée que sa 
diplomatie. Qu’allait-i] faire en Bohéme? C’était l’exclamation qu’a- 
vaient poussée toutes les bouches, a la nouvelle que cette expédition 
triomphale se terminait par une catastrophe, celle du maréchal lui- 
méme bloqué 4 Prague. Belle-Isle avait mérité son sort, il s’était 
élancé a l’aventure : porter sa base d’opération et son centre d’action 
4 deux cents lieues de la France n’avait méme pas suffi 4 son im- 
prévoyance, il n’avait pas gardé les passages de I’Inn qui couvraient 
la taviére, il n’avait pas tenu libres ses communications, par la 
haute Autriche, entre le Danube et la Bohéme, il avait partout épar- 
pillé ses troupes‘, de telle sorte que l’'armée de Marie-Thérése, s’a- 
vancant & marches forcées de la Moravie et du Tyrol, avait pu les 
attaquer et les frapper isolément, les faire capituler 4 Lintz, les en- 
fermer dans la capitale de la Bohéme. 

Ici encore, les souvenirs de la guerre de Trente ans se levaient 
pour couvrir de confusion leur malhabile continuateur ; les hommes 
du métier rappelaienf que les grands Francais de ce temps-la, Tu- 
renne et le maréchal de Guébriant, se montraient mieux avisés, 
qu’ils avaient manceuvré presque toujours sur les bords du Rhin, 
rarement sur ceux du Danube et de 1’Inn, qu'ils résistaient 4 toutes 
les priéres et 4 tous les efforts de leurs alliés, Suédois ou autres, 
pour les entrainer en Bohéme, « en quoi ils n’excellaient pas moins 
dans la prévoyance politique que dans l'art militaire’. » 

Chose qu’il faut remarquer en passant ! Ces inconséquences fatales, 
ce n’élait pas seulement la cour, les cercles élégants et choisis, qui 
les dénoncaient avec une sagacité mordante, elles étaient |’entretien 
de toutle monde : témoin, par exemple, ce journal de |’avocat Bar- 
bier, o& sont consignés, avec les bruits des ruelles et des rues, les 
renseignements les plus curieux et souvent méme les observations 
les plus fines sur l'Europe entiére! Les temps ont marché : nous n’a- 
vons pas devant nous une chronique naive et docile comme celle du 
moine de Saint-Denis, ce n’est méme plus le mémorial de ce bourgeois 
de Paris du régne de Francois I*', qui, d'une main discréte, enregistre 
les propos et les histoires de son quartier ; c’est un journal dans l’ac- 
ception toute moderne du mot, journal sans public, ot l’écrivain 
juge pour lui seul, tantét approuve, tantét condamne le gouverne- 
ment de son pays. Monument singuliérement instructif 4 consulter, 


‘ Le cardinal de Fleury, qui se vengeait de Belle-Isle par des mots, disait: « Nl 
fait la guerre comme la nouvelle cuisine qui sert ses ragoidts en filets émiucés. » 

* Lettre du marquis de Fénelon, ambassadeur de France a la Haye, écrite au 
miois de juillet 1742. — Cette lettre est citée par M. Camille Rousset dans l’excel- 
lente introduction dont il a fait précéder la Correspondance de Louis XV et du ma- 
réchal de Noajlles, t.1, p. xiv. 





EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 2517 


car, composé vers le milieu du dix-huitiéme siécle, il avertit que 
Page approche ot Jes hommes qui raisonnent si hardiment sur les 
affaires de Etat, veudront les faire eux-mémes | 

Qu’'on relise les notes de l’avacat Barbier durant toutes ces années, 
4744, 1742, 1743, 1744, si fécondes en changements de décorations 
@ de scénes; on y surprend tous les degrés par ou passe l’imagina- 
tion populaire. 

Au premier abord, quand meurt l’empereur Charles VI, elle ne 
connait rien de précis, elle n'a qu'un pressentiment vague des entre- 
prises qui se préparent en haut lieu, elle se répéte 4 elle-méme, sur 
la foi de quelques rumeurs mystérieuses, que les domaines de la 
maison d’Autriche vont étre partagés ; qu’il ne restera pas vestige de 
cette puissance énorme dont les effets nous ont été si sensibles ; qu’il 
n’y aura plus d’Empereur ; que les électeurs seront respectivement 
indépendants et souverains dans leurs terriloires; que le roi de 
France va devenir, sans contestation possible, le premier prince de 
l'Europe. Devant ces perspectives & demi entr’ouvertes, !’opinion 
publique s'agite incertaine et charmée, elle est dans l’attente ; peu a 
peu, la politique se dessine, elle se déroule avec ses lenteurs et ses 
erreurs, elle éclate, elle échoue ; alors ce n’est qu’un cri. Quelle vé- 
" hémence ! Et au sein méme de cette colére frondeuse, quels apergus 
pleins de bon sens! Tout a été faible et faux dans les démarches :. 
voulait-on sérieusement renverser la maison d'Autriche pour donner, 
du haut de ses ruines, la loi 4l’'Europe ? C’était folie de penser qu’avec 
quelques protestations de désintéressement on tromperait les autres 
nations ; que tét ou tard éventés, nos projets ne les ameuteraient pas 
dans une coalition universelle. Il fallait se tenir en dehors des mou- 
vements, ne pas se montrer, laisser les princes germaniques agir 
et se dévorer entre eux ; ou bien, si l'on se mélait de la querelle, le 
faire de suite, grandement, par quelques coups vifg et prompts, n’é- 
pargner ni l’argent ni les hommes, ne pas laisser a !’Angleterre et 4 
la Hollande le temps de se concerter et d’armer, les prévenir en pre- 
nant possession des Pays-Bas, et dela, se retourner vers l’Allemagne 
qui, partagée elle-méme entre des rivalités diverses, tomberait 4 notre 
discrétion et nommerait un empereur 4 notre choix. Au lieu de cette 
politique rapide, prévoyante et ferme, que s’élait-il passé? On avait 
inquiété sans intimider, menacé sans frapper, soulevé les défiances 
sans abaltre les résistances, perdu toute une année en vaines para- 
des, envoyé M. de Belle-Isle figurer 4 Francfort avec ses équipages, 
permis aux puissances maritimes de se reconnaitre, de délibérer, 
de mettre sur picd leurs armées, 4 |’Allemagne de nous abandonner, 
4 Autriche de vaincre ; et c’est ainsi que des fautes accumulées du 
gouvernement élait sorti l’orage formidable devant lequel il s’agis- 


258 LA POLITIQUE FRANGAISE 


sait pour nous, non plus de dominer et de diviser l'Europe, mais de 
sauver la patrie elle-méme. | 

Cette part, cette grande part faite dans l’enchainement ‘de nos 
malhéuf's 4 la médiocrité de nos hommes'd’Etat et de nos hommes 
de guerre, il convient d’ajouter que les alliés sur lesquels roulaient 
toutes nos combinaisons, nous manquérent: sans qu’un accord les 
eut liés entre eux, spontanément, comme s’ils eussent cédé au méme 
instinct ef obéi 41a méme loi, lun et l'autre, le roi de Prusse et le 
roi deSardaigne, nous firent le méme mal. 

Frédéric II n’a pas pris la peine de dissimuler gon jeu, ill’a raconté 
avec le méme entrain qu'il s’y était livré : cette Allemagne distribuée 
en portions égales el constituée en confédération, cet équilibre des 
forces germaniques, dont M. de Belle-Isle était venu lui vanter les 
bienfaits, n’allaient pas 4 son humeur ; « il travaillait pour I éle- 
vation de sa maison et était bien éloigné de sacrifier ses troupes pour 
se créer et se former des rivaux'. » Sur cette maxime inflexible il 
régla les allures mobiles de sa politique, employant son industrie a 
exciter l’une contre l'autre, la France et l’Autriche, et 4 les tem- 
pérer l’une par l’autre, puis 4 pousser, a travers toutes les ouver- 
tures que lui ménageraicnt son adresse et la fortune, |’eeuvre obsti- 
nément poursuivie de sa propre grandeur. Toute sa conduite ne fut 
qu'un perpétuel manége, rehaussé par une dextérité incomparable. 
Lorsqu’au début de la campagne, déja vainqueur & Molwits et a- 
(zaslau, il vit Marie-Thérése prés de succomber, i! s'accommoda su- 
bitement avec elle, le 14 juin 1742, 4 Breslau ; plus tard, le poids 
de la guerre et la coalition de Europe commengant a nous écraser, 
il nous revint, opéra des diversions qui nous furent avantageuses; 
quitta encore notre cause pour se rapprocher de |’Angleterre et 
pour conclure avec I’Autriche, le 25 décembre 1745, la paix de 
Dresde. 11 réussit : il n’avait espéré conserver que la basse Silésie, 
il garda la Silésie tout entiére, la haute et la basse, avec le comté 
de Glatz. 

Passez les monts et changez les noms, les mémes ‘artifices vont 
se déployer devant vous: avec cette différence que, tandis que le roi 
de Prusse se détache de nos prospérités pour ne pas les laisser mon- 
ter trop haut, le roi de Sardaigne, plus faible et moins libre, ne se 
tourne contre nous que dans nos défaites, pour se lesrendre prone: 
tives & lui-méme et y chercher son butin. 

Le prince, qui régnait alors 4 Turin, Charles-Emmanuel, était le 
digne rejeton de ses aieux, de ces ducs de Savoie, si rusés el si ca- 
chés, toujours braves, qui mettaient leur galanterie, écrivait le car- 


! Histotre de mon temps, année 1741, chap. 1v. 


EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE 259 


dinal d’Ossat, 4 manquer de parole, et dont le cceur, ajoutait un 
autre contemporain de Henri IV‘, renfermait autant d’abimes que 
leur pays de montagnes ; son pére, Victor-Amédée, avait, par ses' 
trahisons continuelles, infligé les plus cruelles blessures a Louis XIV, 
il professait qu'il fant toujours avoir le pied chaussé dans deux sou- 
hers. ° 

Au commencement de la guerre qui nous occupe, Charles-Emma- 
nuel ne se pronon¢a pas : il regardait venir les événements. Il avait 
deux parties liées, l’une 4 Vienne, l’autre & Versailles; il apparte- 
nait d’avance au plus offrant, qu’sl ne discernait pas encore. A peine 
Marie-Thérése eut-elle, par son énergie et sa patience, rompu nos 
desseins, qu’il se déclara : le 13 septembre 4743, il signait le traité 
de Worms, par lequel la reine de Hongrie, dont il s’engageait & ga- 
rantir et 4 respecter tout I'héritage patrimonial, lui cédait des droits 
qu'elle n’avant pas, sur la villeet le marquisat de Finale, important ter- 
ritoire trés-réguliérement vendu en 1743 par son pére, l’empereur 
Charles VI, ala république de Génes. Le roi deSardaigne était satis- 
fait : il avait désormais un prétexte et un titre pour entreprendre sur 
ses voisins. Il se mit en campagne. Le premier choc fut désastreux pour 
ses armes : en quelques mois, il se vit chassé du comté de Nice, sé- 
paré des Autrichiens, bloqué dans le Piémont par les troupes franco- 
espagnoles qui, sous les ordres de M. de Maillebois et de M. de Gages, 
avaient réduit Parme, Plaisance, le Montferrat, presque tout le Mi- 
lanais. Il était dans un mauvais pas. Ce fut alors qu’intervinrent les 
négociations da ‘marquis @’Argenson. Md par l’idée, profondément 
vwraie, que le roi de Sardaigne était pour nous, au dela des Alpes, le 
plus précieux des alltés et le plus dangereux des ennemis, le cabinet 
de Versailles abaissa son ressentiment devant la raison d’Etat; il 
voulut 4 tout prix gagner Charles-Emmanuel; il résolut d’enrichir 
celui qu'il pouvait dépouiller. Les propositions magnifiques -dont 
Louis XV se plut a le eombler, la couronne des rois lombards qu’il 
faisait luire & ses yeux, cette Italie délivrée de l’étranger et devenue 
une association de souverains indigénes qui, par leur concurrence 
méme, assureraient son équilibre, rien n’ébranla dans ses répugnan- 
ces implacables le monarque vaincu. Il réfléchissait que tous ces 
grands projets se dresseraient contre lui-méme ; qu’a la place de la 
maison d’Autriche, il rencontrerait autour de lui les princes de la 
maison de France, ces Bourbons d’Espagne, si avides et si remuants, 
déja établis 4 Naples, et qui revendiquaient non-seulement Parme, 
mais le Milanais tout entier, avec la citadelle de Mantoue; qu’a une 


1 Histoire du Roy Henry le Grand, composée par Hardouin de Péréfixe, IllI* par- 
tie, année 1600. 








260 LA POLITIQUE FRANGAISE 


domination précaire, toujours dispulée, toujours ébréchée, serait 
subslituée une assiette réguliére ot les parts de chacun seraient ar- 
rélées et limitées; que, dut-il acquérir plus #t.la Lombardie, il per- 
drait, par effet méme de cette acquisition précipitée, tout son es- 
poir d’agrandissement dans le reste de la péninsule. En lui, l’'ambi- 
tion piémontaise fut trouvée plus forte que l’esprit italien. Il écouta 
les messagers de Louis XV juste assez de temps pour donner aux 
Autrichiens celui d’arriver; une fois sa jonction préparée avec ses 
alliés, il leva le masque en attaquant la garnison francaise d’Asti, 
qu'il fit prisonniére. Un torrent de revers* fondit sur nous; les Aus- 
tro-Piémontais occupérent Génes, qui se défendit héroiquement, 
s’emparérent de la Ligurie, rentrérent dans le comté de Nice, nous 
poursuivirent au dela du Var, jusqu’en Provence. Charles-Emma- 
nuel avait bien calculé : Ja guerre de la succession de Pologne lui 
avait valu en 4736 le Tortonois, le Novarois. et les fiefs des Langhes; 
celle de la succession d’Autriche lui rapporta toute la partie du Mila- 
nais quiréside en deca du Pé et du Tessin. . 
Cette politique du roi de Sardaigne, si simple dans sa duplicité 
méme, si variée dans ses moyens et si persévérante dans ses fins, un 
voyageur plein d’observation, qui visitait Turin dans l'intervalle écoulé 
entre ces deux guerres, le président de Brossse, |’exposait 4 merveille 
dans des lignes qui n’ont pas vieilli : « Le roi Victor, son pére, disait 
que l'Italie était comme un artichaut quwil fallait manger feuille a 
feuille. Son fils suivra tant qu’il pourra cette maxime, et s’alliera suc- 
cessivement, et sans égards pour le passé, avec tous les grands prin- 
ces qui lui feront sa condition meilleure, toujours par préférence 
cependant avec la maison d’Autriche, plutdt qu’avec les Espagnols ni 
avec nous, quoiqu’il ne puisse sagrandir qu’aux dépens de cette 
maison; car le duché de Milan est le véritable objet de sa concupis- 
cence. Mais, dans les temps difficiles, il accrochera quelque chose 
d’eux, et, avec de la patience, il aura tout; au lieu que s'il laissaits éta- 
blir en Lombardie quelque branche de la maison d’Espagne, comme 
don Carlos ou un de ses fréres, ce serait une puissanceau moins égalea 
la sienne qu'il trouverait immédiatement sur la place méme, et qui 
lui servirait a jamais de pierre d’achoppement. Ce n’est pas que s'il 
vient jamais 4 bout d’avoir Milan, il ne trouve de terribles difficultés 
4 s'y maintenir, les Milanais ayant les Piémontais en exécration; et 
dans tout le reste de l’Italie ils ne sont guére moins mal voulus’. » 


1 Cest l’expression dont se sert, pour caractériser cette campagne, le comte de 
Broglie dans un Méinoire sur la politique étrangére, remis 4 Louis XV du 16 avril & 
la fin d'aout 1773 (Correspondance secréte inédite de Louis XV, publiée par M. Bou- 
taric. Paris, chez Plon, 1866. — T. Il, p. 519). 

* Lettre du président de Brosses 4 M. de Neuilly, datée de Turin le 3 avril 1740. 





EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 261 


ly 


Dans les extrémités ol nous nous agitions, quand, 4 l'exception 
des Pyrénées, ot lceuvre de Louis XIV accomplie 4 Utrecht nous 
gardait toujours, toutes nos frontiéres étaient entamées ou mena- 
cées, un grand élan fut donné et un grand effort fut fait pour sauver 
la France. 

La nation était toute bouleversée des mauvaises nouvelles recues 
de Prague; elle croyait perdue sa meilleure armée, son armée de 
Bohéme, lorsque tout 4 coup, dans le courant du mois de janvier 
4743, un bruit remplit tout Paris: l’arméea forcé le blocus! elle est 
en route vers la Baviére! 

Ce n’était encore qu'une incertaine rumeur, bientét colorée par les 
récits populaires; elle volait de bouche en bouche. On allait se ra- 
contant que M. de Belle-Isle s’était surpassé lui-méme; que, le der- 
nier, il était sorti de la ville assiégée, comme un triomphateur, dans 
une voiture 4 huit chevaux ou il avait fait asseoir auprés de lui la 
comtesse de Baviére, nouvellement accouchée, son enfant, et un gé- 
néral blessé, M. de Biron; qu’il s’était frayé un chemin & travers 
tous les obstacles, officiers et soldats rivalisant d’abnégation et de 
vaillance, manquant de pain, couchant la nuit au milieu des champs, 
sur la glace, tandis qu’un mur de neige abritait contre le vent le 
carrosse du maréchal. 

Le retentissement de cette nouvelle fut immense : le spectacle 
lointain de cet héroisme qui, du sein d’affreuses angoisses, éclatait 
par des traits si vifs et si beaux, consolait |’imagination de la 
France; la retraite de Prague fut égalée, souvent méme préférée, a 
la retraite des Dix mille. Et puis, 4 part les gens sages ou moroses 
qui persistaient 4 demander si c’était bien la peine d'avoir été si loin 
pour en revenir 4 tant de frais, on pardonnait beaucoup a M. de 
Belle-Isle, on recommencait a croire 4 son génie. On était tenté de 
‘penser que s'il n’avait pas exéculé toutes les merveilles qu’il avait 
promises, c’était la faute du cardinal de Fleury, qui, par ses éco- 
nomies mal entendues, lui avait refusé les moyens de vaincre. 

Lorsque les courriers arrivérent, il fallut retrancher ¢a et la 
quelques détails qui avaient ravi la foule : le fond de I’histoire était 
vrai, el la réalité n’avait rien a envier a la fable. 

De Prague, que tenaient presque complétement investi les Autri- 
chiens, le maréchal de Belle-Isle était, en effet, sorti, ne laissant 
dans la ville assiégée que dix-huit cents hommes valides et quatre 





262 | LA POLITIQUE FRANCAISE 


mille malades ou convalescents sous le commandement de l’intré- 
pide M. de Chevert, qu’il avait muni de pleins pouvoirs pour capi- 
tuler aprés son départ. L’audace méme de cette entreprise avait 
dérouté les Autrichiens; ils étaient rassurés par l’invraisemblance 
d'une retraite tentée avec des troupes exténuées, par les rigueurs 
d’un hiver excessif, au travers de pays inconnus, tout semés de dif- 
ficultés et d’embiches. M. de Belle-Isle avait envisagé toutes ses 
chances, il s’était apercu que, principalement cantoanés sur la rive 
droite de la Moldau, ot les vivres étaient plus abondants, les assié- 
geants avaient replié leurs ponts, sans cesse ébranlés ou emportés 
par les énormes glacons que charriait le fleuve: pour lui, c’était 
une circonstance favorable, qui rendrait plus laborieuse une pour- 
suite; il se dirigea donc par la rive gauche, ot n étaient postées que 
quelques compagnies détachées de cavalerie légére. Ce n’était pas 
tout : par mille feintes diverses, 1] avait propagé et méme accrédité 
le bruit qu’il était 4 bout de ressources; que ce qu'il voulait essayer 
encore, c’était de chercher quelques approvisionnements autour de 
Prague, de recueillir quelques subsistances pour adoucir les hom 
reurs du long siége auquel il se résignait jusqu’au printemps. Les 
Autrichiens s’inquiétaient peu des mouvements auxquels 11 se livrait 
depuis quelques jours, ils comptaient sur Jeurs éclaireurs pour le 
harceler et le refouler : ils se disaient que ses recherches seraient 
vaines, qu’il aurait beau fouiller le pays, qu’il ne trouverait rien & 
quatre lieues 4 la ronde dans toutes les campagnes et dans tous les 
villages quwils avaient ravagés eux-mémes avec un art savant; 
qu'une fois son irremédiable dénument bien constaté, il ne s’opi- 
niatrerait plus dans une lutte sans issue contre la famine. Protégé 
par cette confiante incurie qu'il avait habilement provoquée, M. de 
Belle-Isle quitta les faubourgs de Prague dans la nuit du 16 au 
47 décembre, emmenant avec lui un convoi de trois cents beeufs, 
une quantité considérable d’artillerie et de munitions; son armée 
formait encore cing divisions dont, tout perclus qu'il était d‘infir- 
mités et de rhumatismes, tant6t en voiture, tantét en traineau, il 
conduisail résoliment l’avant-garde. Le 17 décembre au soir, il 
avait percé les quartiers ennemis, enveloppé les escadrons de cui- 
rassiers et de hussards qui auraient pu donner 1l’éveil, parcouru un 
espace de sept lieues, il avancait toujours; lorsqu’enfin les assié- 
geants reconnurent leur irréparable erreur, il avait déja sur eux 
une avance de vingt-quatre heures, il abandonna bientdt les routes 
tracées, pour s’engager dans d’horribles défilés, 04 ses troupes ne 
pouvaient plus marcher que sur une colonne, ot il n’avait, comme 
il ’écrivait lui-méme, que la nature A combattre. Le 26 décembre, 
lheureux maréchal arrivait 4 Egra; il avait,.en dix jours, fait qua- 





EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 263 


rante lieues dans la neige, au milieu des rochers et des précipices ; 
il rendait & la France, outre trente piéces de canon, onze mille 
hommes d’infanterie et trois mille de cavalerie, ses régiments lee 
mieux aguerris, le noyau et l’élite de son armée. 

Aprés tant d’inquiétudes et d’épreuves, la retraite de Prague va- 
lait presque une victoire, victoire, hélas! cruellement achetée : tout 
le long des chemins par ot nos troupes avaient passé, prés de 
deux mille hommes étaient tombés d’épuisement et de froid; Ia plu- 
part furent ramassés par les paysans ou achevés par les maraudeurs. 
Un grand nombre d’officiers et de soldats qui, dans l’entrainement de 
Yaction et du péril, avaient surmonté toutes les fatigues, ne purent 
supporter le repos, il fallut leur couper les bras, les jambes, quel- 
que membre gelé. Plusieurs ne rentrérent en France que pour y 
mourir, entre autres un jeune homme d'une impérissable mémoire, 
-Vauvenargues. 

La retraite de Prague recut un noble complément : quelques jours 
aprés le départ de M. de Belle-Isle, la garnison qu’il avait laissée 
derriére lui capitulait 4 des conditions vraiment inespérées. Confus 
et troublé de l’événement qui lui enlevait si vite l’ennemi qu'il 
avait cru tenir, pressé de suivre l’armée en retraite, ne sachant au 
juste ce que les Francais restés dans Prague avaient encore de res- 
sources ni ce que sa reddition exigerait de temps et d’efforts; 
trés-ému de l’altitude de leur général, M. de Chevert, qui, plutdt 
que de souscrire 4 une convention honteuse, faisait rassembler des 
matiéres combustibles dans tous les quartiers de la ville, et s’ap- 
prétait 4 s’ensevelir au milieu des flammes, le feld-maréchal prince 
de Lobkowitz, qui commandait les Autrichiens, prit une détermina- 
tion imprévae, il consentit 4 un traité par lequel la garnison entiére, 
officiers et soldats, sortirait libre, avec les honneurs de la guerre, 
et serait reconduile aux frais de la reine de Hongrie jusqu’a Egra. 
C’était encore un précieux renfort sur lequel nous ne comptions 
pas : le prince de Lobkowitz voulut témoigner son admiration au 
modeste et brave capilaine qui, n’ayant avec lui qu’une poignée 
d’hommes, presque entiérement composée d’invalides et de mu- 
tilés, avait su garder une contenance si fiére, il offrit & Chevert 
deux piéces de canon aux armes de Baviére, glorieux trophée pris 
pendant le siége, et qu’il abandonnait généreusement. 

Sous l’impression de ces nouvelles qui, se mélant 4 nos deuils, 
enorgueillissaient et soulageaient les cosurs, la France se préta 
volontiers & tous les sacrifices. 

Le tirage au sort, institué par Louis XIV pour le recrutement de 
l'armée, fonctionna en province dans toutes les paroisses, il fut ap- 
pliqué méme a Paris. Cette mesure pouvait ne pas étre sans périls, 





tS SS a 


264 LA POLITIQUE FRANCAISE 


car elle était accompagnée de l’arbitraire et des imégalités qui s’al- 
liaient, dans l’ancien régime, 4 une paternelle douceur de gouver- 
nement : étaient exemptés du tirage au sort ies laquais de grande 
maison; étaient exemptés encore les domestiques de la petite no- 
blesse et de la haute bourgeoisie, pourvu, disait naivement l’ordon- 
nance, qu’il n’y en eit pas trop. Le contraste était criant, il se 
traduisait par des disputes et des rixes : de leurs siéges de carrosses, 
les valets en livrée narguaient les miliciens, qui leur répondaient 
par des huées. 

Cependant, au jour du tirage, tout se fit avec le plus grand calme; 
méme dans les quartiers populeux, aucun désordge ne se produisit. 
Paris, pour la premiére fois, vit, au mois d’avril 1743, un spectacle 
qui, depuis, ne l’a guére quillé, le spectacle des conscrits traversant 
ses rues en chantant; ils s’en allaient joyeusement, au son des tam- 
bours et des violons, les uns aux Invalides, les autres 4 Vincennes, 
tirer le numéro fatal qui les ferait soldats. 

Mais le tirage au sort était trop limilé pour donner des ressources 
suffisantes, on recourut a des moyens plus énergiques, au racolage 
avec primes. Les agents de recrutement dressérent leurs tréteaux 
en plein Paris, au pont Neuf; d’autres se répandirent par toute la 
France; ils allaient promettant monts et merveilles, faisant mille 
étourdissants mensonges, étalant sur leurs enseignes mille inscrip- 
tions flamboyantes, parmi lesquelles un vers, tout fraichement éclos, 
de Voltaire : 


Le premier qui fut roi fut un soldat heureux ! 


Vers qui semblait alors une boutade de poéte, et que les révolutions 
de la fin du siécle devaient revétir d’une autorilé si étrange ! 

Grace a tous ces expédients renouvelés, les troupes qui, dans 
cette longue guerre de la succession d’Autriche, furent mises en 
ligne par le goyvernement de Louis XV, alleignirent le chiffre 
de quatre cent mille hommes : chiffre énorme qui représéntait 
moins une armée qu'un rassemblement précipité de nouveaux sol- 
dats‘. Quelques précautions furent prises pour donner du corps 
4 cette organisation hative : chaque régiment de milice recut une 
compagnie de grenadiers , 4 l'image de celles que Louis XIV avait, 
en 1672, si heureusement instituées parmi les fusiliers de l’infan- 
terie. Les grenadiers miliciens furent, en 1744, réunis en sept régi- 
ments qui porlérent le nom de grenadiers royaux ou de grenadiers de 
France. De cette époque datent plusieurs des salutaires réformes in- 


4 C’est ainsi que, dans un mémoire adressé au roi Louis XVI en 1774, M. de Gri- 
moard jugeait ces armées improvisées. 











EN ALLEMAGNE EN EN ITALIE, 265 


troduites dans notre armée par le comte de Saxe, ce grand professeur 
militaire, comme l'appelait Frédéric II : le pas emboité et cadencé 
des soldats, dont il fut le promoteur, mit ordre dans leur marche 
et régla leur fougue ; notre cavalerie légére, dont l’infériorité nous 
avail été mortelle durant la derniére campagne, trouva son modéle 
et son type dans le beau régiment de dragons et de uhlans qu’il avait 
composé lui-méme. 

Les hostilités continuérent donc sur un nouveau plan et avec de 
nouvelles forces. Le maréchal de Belle-Isle disparut momentanément 
de la scéne; le premier réle lui échappait pour passer a ses censeurs 
de la veille, aux vieux maréchaux qu’avait indisposés son importance 
et qui sen étaient consolés en prédisant ses échecs, 4 MM. de Bro- 
glie, de Noailles, de Coigny. 

Mais la partie si embrouillée qu’il nous fallait gagner pour 
nous sauver nous-mémes, n’était pas seulement militaire; la 
politique y était engagée autant que les armes : notre pensée la 
plus constante, la fin vers laquelle seraient dirigés tous nos efforts, 
devaient étre de dissoudre la formidable coalition qui fermentait ou 
qui méme était déja née, de ne pas laisser l’Autriche, aidée des dan- 
gereux subsides de l’Angleterre, jouer le jeu ow elle exoellait, as- 
socier |’Allemagne & ses querelles, l’exaspérer et la soulever contre 
nous, convertir en une lutte d’Empire ce qui n était qu’une affaire 
autrichienne. 

Le maréchal de Noailles, esprit judicieux, plus propre a la criti- 
que et au conseil qu’a l’action, fut, dans cette deuxiéme période de 
la guerre, le ministre le plus écouté de Louis XV, il conjurait sans 
cesse le roi de se montrer, dans son intérét méme, sincérement 
désintéressé. Si, dans Vétat ot elle se trouvait, la France af- 
fectait quelque velléité conquérante, si derriére ses protestations 
de modération venail & percer quelque pointe d’ambition, c’é- 
tait fini peut-étre pour nous; l’Autriche aurait trouvé le levier 
avec lequel elle achéverait de jeter l’Allemagne entiére sur nos fron- 
tiéres. 

Sans doute, si les événements qui nous accablaient avaient pu 
étre ramenés a leur source, si l‘élection d’un Empereur avait encore 
été 4 faire, nous nous serions abstenus de toute ingérence compro- 
mettante; nous n’irions plus nous méler d’une entreprise qui nous 
avait servi si peu et couté si cher. Cet empereur était fait, il était 
notre ouvrage ! Cesserions-nous de le protéger? L’abandonnerions- 
nous a nos ennemis qui, tout entiers 4 leurs ressentiments contre 

la France, le circonvenaient de leurs promesses pour le détacher 
de notre cause? C’eut été une faute. M. de Noailles le répétait instam- 
25 Jomirr 1872, 18 


266 LA POLITIQUE FRANCAISE 


ment, il représentait au roi que la prudence nous commandait 
de garder dans notre parti l’empereur Charles VII, de conserver 
ce fantéme et d’user de celte idole’ pour en imposer a |’Allema- 
gne que ce grand nom d’Empereur remplissait toujours d'une 
vénération superstitieuse, pour l’empécher de se livrer aveuglé- 
ment 4 l’Angleterre et 4 lAutriche acharnées aprés notre démem- 
brement. . 

La mort inopinée de Charles VII, qui surviat le 20 janvier 1745, 
nous tira d’embarras, elle nous rendit la liberté de nos mouve- 
ments : nous laissdmes l’Allemagne se choisir tranquillement un 
empereur; elle élut l’époux de Marie-Thérése, le prince Frangois de 
Lo rraine. 

Dans ses préoccupations patriotiques, le maréchal de Noailles agi- 
tait, depuis quelque temps, un projet hardi : pour couper court a 
toutes les appréhensions germaniques, il proposait au roi de remet- 
tre le gouvernement de l’Alsace a |’illustre homme de guerre que la 
france avait emprunté a l’Allemagne elle-méme, au comte de Saxe. 

’ Devant le spectacle de la France gardée par un Allemind, |’Allema- 
ene douterait-elle encore de nos intentions pactfiquss, de notre vo- 
lonté de respecter son territoire tout en faisant respecter le ndtre? 
Ce spectacle généreux, la France pouvait l’offrir sans s’exposer : le 
comte de Saxe était un soldat loyal doat les services, loin de se dé- 
mentir, avaient gran ji avec nos revers ; l’Alsace s’était cordialem nt 
incorporée 4 nous, son dévouement n’avait pas fléchi danas nos 
épreuves, ses paysans avaient pris les armes, défendant eux-mémes 
leur fleuve contre |’envahisseur, insensibles 4 toutes les fureurs des 
éclaireurs autrichiens qui les menagaient de la potence, aprés les 
avoir forcés, ajoutait dans ses proclamations le sauvage Mentzel, a se 
couper le nez et les oreilles. 

Louis XV était perplexe : plein de confiance dans l’honneur du gé- 
néral et dans la fidélité de notre province frontiére, cette proposi- 

lion lui semblait hasardeuse*. Il n’y avait pas encore bien des an- 
nées que le comte de Saxe se battait contre nous, sous les drapeaux 
du prince Kugéne et du duc de Marlborough! I] y avait & peine un 
demi-siécle que |’Alsace appartenait 4 la France! Ne serait-ce pas 
trop les tenter l'un et l'autre que de les livrer ensemble & leurs an- 
ciens souvenirs, & toutes les suggestions de la maison d’Autriche? 
Louis XV n’employa pas longtemps le comte de Saxe en Alsace, dans 


t Lettres au roi, 8 juillet 1743. — Correspondance déja citée, t. If, p. 150 et 151. 
ae du roi au maréchal de Noailles, 4** aodt 1745. — Correspondance, etc., 
“t. I, p. 178. 


EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 267 


cette Alsace dont, aprés notre défaite de Dettingen, il avait été le 
bouclier *; i] fit mieux : il l’envoya contre )’armée anglo-hollandaise, 
dans les Pays-Bas, ou désormais le poids de la guerre et les coups 
décisifs seraient portés. C’élait une idée de génie qu’avait concue 
lui-méme le comte de Saxe, et dans laquelle, malgré les plaintes 
de Frédéric II, malgré les réclamations bruyantes du: prince de Conti 
et des officiers de l’armée |’Allemagne, il persista toujours? ; avec 
une sagacité ot la profondeur du politique se mélait 4 l’ineffecable 
inslinet du patriote, il avait senti que le principal thédtre des hos- 
tililés passant des bords du Rhin sur ceux de I’Escaut, c’était le 
corps germanique délivré des terreurs de la conquéte francaise 
qui lobsédaient, le corps germanique peu 4 peu désintéressé et 
dégouté de la lutte, ne portant plus qu’une résolution molle et 
qu’une action sans vigueur dans les contestations particulicres 
de la maison d’Autriche, I'Empereur isolé au sein méme de |’Em- 
pire. 

Alors le maréchal de Saxe partit pour les Pays-Bas ; ; il débuta par 
donner & la France, le 14 mai 1745, une des journées les plus ra- 
dieuses de son: histoire, cette belle victoire de Fontenoy, gagnée a 
une heure of la monarchie était déja sur son déclin, gagnée dans ces 
champs de Tournay od, plus de mille années auparavant, cette vieille 
monarchie avait commencé avec Clovis. Les batailles de Rocou 
et de Lawfeld, la capitulation de Tournay, de Gand, d’Oudenarde, 
de Bruges, d’Ostende, de Bruxelles, de Malines, d’Anvers, de Berg- 
op-Zoom, couronnérent cette mémorable campagne. Sur le point de 
l'entreprendre, le maréchal de Saxe avait dit : La paix est dans 
Maéstricht. Il fut fait comme avait dit le grand capitaine : le 9 avril 

4748, Maéstricht était investi; vingt jours aprés, le 30 avril, les 


se 


t Aprés le désastre de Dettingen, le comte de Saxe écrivait 4 son frére, le roi de 
Pologne: « Spire, 25 juillet 1743. On m’a donné le commandement d’une armée 
dans I’Alsace. Pour un Allemand et pour un luthérien surtout, ce n‘est pas peu 
de chose. » Et; le 4 octobre suivant, au comte de Brith]: « J’ai été le bouclier de 
la haute Alsace contre Je prince Charles. » (Voir la belle étude de M. Saint-René 
Taillandier, sur Maurice de Saxe.) — Il convient d’ajouter qu’aprés Fontenoy, le 
gouvernement de |’Alsace fut donné au maréchal de Saxe. 

* Lé comte de Saxe écrivait encore de Gand, le 12 janvier 1746, au comte d'Ar- 
genson, ministre de la guerre : « La reine de Hongrie ne pourra que difficilement 
persuader les eercles, le duc de Wurternberg et !'Electegr palatin, & assembler une 
armée considérable qui les incommoderait et pourrait attirer la guerre ciiez eux. 
Dans ce cas, il faudrait diminuer autant qu'il serait possible le nombre de troupes 
qui sont en Alsace pour les employer ailleurs, et surtout pour ne point donner 
‘imquidiude aw corps germanique. » (Voir Lettres ef Mémoires choisis a les pa~- 
-piere du maréchal de Saxe, 1794, eae par Grimoard.) 





v8 LA POLITIQUE FRANQAISE 


préliminaires de paix étaient signés; ils amenérent, le 18 octobre 
suivant, le traité d’Aix-la-Chapelle qui, confirmant l’intégrité de no- 
tre territoire, reconnaissait Parme et Plaisance 4 don Philippe, la 
rive droite du Tessin & Charles-Emmanuel, la Silésie 4 Frédéric II. 

Assurément, si l’on se reportait aux espérances magnifiques sous 
lesquelles s’était formée la guerre, la paix qui la terminait pouvait 
paraitre un mécompte. Conclue aprés les malheurs et les fautes ot 
nous avait égarés le mirage d'un beau dessein, avec les garanties et 
les avantages qu’elle nous présentait, cette paix était honorable ; elle 
poursuivait l’avancement de notre systéme fédératif, elle marquait 
un pas de plus parmi les étapes glorieuses de notre grandeur natio- 
nale, qui s’appelaient les traités de Westphalie, des Pyrénées, de 
Nimégue, d’Utrecht, de Vienne. 

Au midi, nous acquérions un client héréditaire de plus : la 
branche de Ja maison de France, qui s’établissait 4 Parme et a 
Plaisance, c’était le sang francais, c’élaient les exemples, les tradi- 
tions, le nom de la France greffés au coeur méme de la Péninsule. 
Un Bourbon, fils de Philippe V et gendre de Louis XV, allait étendre 
au centre de I’Ilalie l’ceuvre fondée, douze années auparavant, a 
Naples et a Palerme, alors qu’accomplissant une des pensées les 
plus persévérantes de la politique capétienne, un petit-fils de 
Louis XIV était venu régner sur ces rivages ow les Valois et les 
Guises s’étaient essayés en vain, ow le frére de saint Louis, le 
sombre Charles d’Anjou, avait élevé une monarchie féodale qui, de 
la, s’était répandue en Albanie, en Hongrie, en Pologne, 4 Con- 
stantinople, 4 Jérusalem, 4 Tunis, dans tout le bassin de la Médi- 
terranée. Les Alpes comme les Pyrénées se trouvaient abaissées 
pour nous : au dela des deux monts, ce que l’on nomme aujour- 
d’hui l’union des races latines, ce que |’on appelait autrefois le pacte 
de famille, était prépareé. 

Génes, notre alliée fidéle, recouvra Finale, elle rentra en pos- 
session de son territoire violé : comme nous soutenions le Piémont 
contre l’Autriche, nous protégions, au dedans de I'Italie, les fai- 
bles contre les forts. Sage conduite ot notre intérét particulier s’ac- 
cordait avec les yoeux et le bien des peuples! Derriére les trans- 
formations de langage et d’idées qu’engendre le mouvement des 
siécles, les lois d’une nation, non pas celles qu'elle fait au jour le 
jour, mais celles qui l’ont faite elle-méme, ne changent pas, elles 
vivent et agissent toujours; au fond, M. de Boufflers qui, mourant 
dans son triomphe, sauvait Génes, en 1747, du retour des Austro- 
Sardes, servait et illustrait la méme cause que le chevaleresque 
Boucicaut en 1402 et que Phéroique Masséna en 1800 : la cause de 

6 








EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 269 


Pinfluence frangaise au dela des Alpes. Cette influence contenue 
dans des bornes raisonnables, la république de Génes, qu’avait, un 
jour, si durement traitée Louis XIV, ne la répudiait pas; prés de 
disparaitre, en 1844, dans la domination piémontaise, elle demanda 
comme une grace supréme au congrés de Vienne, si le gouverne- 
ment de ses Doges ne lui était pas restitué, de passer sous le sceptre 
d’un prince de la maison de France‘. ) 

En Allemagne, l’événement avait justifié, pour |’éternelle humi- 
liation de la maison d’Autriche, la prévoyante colére qu’avail éprou- 
vée le prince Eugéne de Savoie, lorsque, voulant récompenser 
l’électeur de Brandebourg de ses bons offices contre la France, 
l’empereur Léopold I* Pavait reconnu roi de Prusse : « Si j’étais le 
maitre, s élait écrié le vainqueur de Malplaquet, je ferais pendre le 
ministre qui a conseillé cette faiblesse. » L’avénement définitif de 
la Prusse parmi les grandes puissances avait suivi de pres celui de 
ses princes parmi les rois. Le vassal des empereurs ¢lait aujour- 
d@hui leur égal, demain il sera leur rival. L’embléme de la vieille 
Autriche pouvait devenir celui de l’Allemagne nouvelle, de lAlle- 
magne telle qu'elle sortait de la guerre de 1741 : une aigle 4 deux 
tétes. Ce n’élait pas un mauvais résullat pour la France. Ce par- 
tage des forces germaniques entre deux Etats qui, méme dans leurs 
passions communes, se soupconneraient et se surveilleraient tou- 
jours, tendait 4 la sécurité générale : ils s’empécheraient mutuel- 
lement de trop dominer, ils porlaient en eux, dans l'irrésistible 
fluctuation de leurs rancunes, de leurs tiraillements, de leurs dé- 
fiances, les contre-poids salutaires qui feraient le repos du monde. 
En 1779, la Baviére, menacée par l’Autriche, fut sauvée par la 
Prusse; et en 1814, la Saxe, convoitée par la Prusse, fut protégée 
par l’Autriche. Otez cette jalousie qui tirait toujours en des sens 
contraires et tenait en échec les ambitions les plus impatientes : 
que serait devenue l’intégrité de la France aprés la convention de 
Pilnitz, lors du congrés de Vienne, dans le cours de nos révolutions . 
ultérieures? La France n’avait désormais qu'une politique a suivre, 
elle la trouvait toute tracée : garder la balance droite entre 1’Au- 
triche et la Prusse, ne se lier indissolublement ni avec l'une ni 
avec l’autre, ne pas précipiter celle qui pencherait, ne pas exciler 
celle qu’emporterait une élévation exorbitante, les arréter au be- 


‘Ce curieux détail a été rappelé, il y a quelques années, par Mgr Charvaz, arche- 
véque de Génes, dans l’oraison funébre qu'il prononca de M. le marquis Brignoles, 
Véminent plénipotentiaire chargé d’exposer au congrés de Vienne les réclamations 
et les droits de la République. 


270 LA POLITIQUE FRANGAISE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 


soin, celle-ci dans son essor, celle-la dans sa chute. Que la France 
ne s écartat pas de ces voies; quelle prit pour régle la recomman- 
dation si simple et si forte, qu’a propos des affaires de la Baviére 
en 1779, Louis XVI écrivait, de sa main, 4 son ministre des rela- 
tions exlérieures, M. de Vergennes : « Honnéteté et retenue doit 
étre notre marche‘. » Et puissanie comme: elle l'était, avec les 
immenses bienfaits qu'elle avait regus de Dieu et du temps, s’éten- 
dant toujours dans son enceinte naturelle, accrue de Metz et des 
évéchés, de l’Alsace et de la Franche-Cumté, de la Lorraine, qui 
représentaient dans notre histoire le travail accumulé de trois 
siécles, elle était plus assurée que jamais de faire prévaloir l’équi- 
libre en Europe, et, au centre de cet équilibre, sa propre su- 
prématie! , 
H. ve Lacowse. , 


‘ Cette lettre de Louis XVI a été publiée par M. Geffroy dans ses Etudes sur Gus- 
bave III et la cour de France. 





DOUCE-~AMERE 





I 


DANS UN WAGON. 


Vers la fin du mois de janvier 1860, tandis qu’un des trains du 
chemin de fer de l'Ouest, qui venait de quitter Versailles, s’élancait 
4 toute vapeur vers Paris, deux hommes occupaient seuls un com- 

partiment de premiere classes ATG sui: 

Chacun de ces voyageurs n’avait fait au départ: aucune affention a 
Yautre, supposant probablement qu’une contemplation mutuelle ne 
leur offrirait qu’un médiocre intérét. D’ailleurs, bien qu’il ne fat 
que six heures, la nuit était depuis longtemps compléte. En montant 

en voiture, ils s’étaient installés aux coins opposés ; chaudement en- 
veloppés dans leurs paletots, ils avaient ouvert lun une lettre, 
Y’autre un livre, et ils lisaient tant bien que mal, a la lueur de la 
lampe qui éclairait l'intérieur du wagon. 

A certains détails de Papparence extérieure qui leur étaient com- 
muns, on pouvait aisément reconnaitre qu’ils appartenaient 4 la 
méme couche sociale. Un observateur edt été plus loin. De l’aspect 
de leur toilette, de leur air froid, réservé, un peu gourmé, il. aurait 
conclu que, malgré leur jeunesse, ils exergaient. une de ces trois 
professions libérales : magistrat, médecin ou notaire. Leur mise 
trahissait en effet l’influence de certaines exigences de convention 
qui sont, 4 Paris surtout et dans le Voisinage , d’obligation assez 
stricte. 

Ainsi, sans parler de l'absence de moustaches, signe caractéristi- 
que cependant, ces messieurs portaient des vétements d’une coupe 
sévére et de nuance sombre. L’un avait méme une cravate blanche et 
un chapeau de soie. Le second, par un laisser-aller que justifiait sa 





272 DOUCE-AMERE. 


présence en chemin de fer, était ooiffé d’un chapeau de feutre mou 
4 larges bords. Ils étaient, au surplus, de caractére tout a fait diffé- 
rent, ce que révélait 4 premiére vue examen de leur physio- 
nomie. : 

Celui qui semblait étre le plus d4gé et qui n’avait stirement pas 
dépassé trente ans, était grand, de complexion vigoureuse. Il avait 
tous les dehors d’une humeur joyeuse et vivace, dont il s’étudiait a 
corriger les élans par une surveillance continuelle ; aussi, ses mou- 
vements étaient guindés. Mais la flamme de son regard, dou jaillis- 
saient par instants des éclairs de jeunesse aussitét amortis, protes- 
tait contre la contrainte évidente qu'il s’imposait. Son visage était 
sérieux, — en méme temps vermeil, presque rubicond ; 11 aurait été 
ouvert et franchement sympathique, sans le parti pris qui en dénatu- 
rait l’expression. Cet homme jouait, sans nul doute, un réle en opposi- 
tion avec ses gouls et ses tendances naturelles; mais |’ayant accepté, 
il faisait ce qu’il pouvait pour le remplir en conscience. Ses efforts 
n’allaient pas jusqu’a ’hypocrisie ; il s'‘ubservait, ne dissimulail pas. 
C’était moins pour les autres que pour lui-méme qu'il s appliquait a 
se modérer, car ses grands yeux noirs ne se baissaient pas aisé- 
ment. Il était trés-brun, fort bien de sa personne, et ses maniéres 
dénotaient une éducation distinguée. 

Son compagnon, plus petit, n’avait.nul besoin de se contenir; 
tout en lui annoncait une nature plus calme. Sa tenue était moins 
correcte, quoiqu’on y reconnut une sorte d’affectation voulue a la 
sévérité. Il était blond, son visage rosé avait la transparence de tons 
de celui d’une jeune fille. De légers favoris enlouraient ses joues ; 
son air était moms gourmé, — il paraissait étre un peu plus jeune. 

Le train était en marche depuis quelques minutes, quand le pre- 
mier, repliant sa lettre, lira de sa poche un élégant porte-cigares : 

— Monsieur, dit-il, je vous demanderai la permission de fumer. 

— Excusez-moi, monsieur, répondit-on, d’une voix douce, au 
timbre féminin, j'ai le malheur de ne pouvoir supporter |’odeur du 
tabac. : 

Pendant ce colloque, ils avaient échangé un rapide regard. Le 
blond, trés-timide, qui avait rougi en prononcant son velo, s était, 
par contenance, replongé dans la lecture de son livre. Quant 4 son 
voisin, plus hardi, mais par-dessus tout mécontent, il fit un geste de 
désappointement qu’il ne chercha pas a déguiser, et s’enfonca dans 
le coin matelassé du wagon. Toutefois, il considéra avec pitié le mal- 
heureux assez déshérité pour n’étre pas 4 la hauteur de son époque. 
Bientét il s'écria en se rapprochant de lui: 

— Mais, je ne me trompe pas.... Vernoise ! 

L’autre releva la téte & cette interpellation, examina un instant 





DOUCE-AMERE, 275 


son interlocuteur et lui tendant avec empressement les deux mains: 

— Clausalle ! dit-il. 

— Jaurais di te reconnaitre immédiatement, reprit celui qui 
avait parlé tout d’abord ; il n’y a que toi qui ne fume pas au dix-neu- 
vieme siécle. 

Aprés l’échange des premiers étonnements et des sentiments de 
visible satisfaction qu’éprouvaient 4 se revoir ces deux hommes qui 
s’étaient perdus depuis huit ou dix ans, et avaient été liés pendant 
leur jeunesse, la conversation suivante s’établit entre eux : 

— Cher, dit Clausalle, tiens-tu toujours 4 m’empécher d’allumer 
uncigare? 

— Je suis trop heureux de la rencontre pour t’enlever une jouis- 
sance le jour ou le hasard nous réunit. Fume, mon ami ; je tacherai 
de me défendre comme je pourrai. 

Clausalle ne se fit pas répéter la permission. 

— Voyons, reprit-il, en aspirant avec voluplé quelques bouffées 
coup sur coup, tu ne m’as pas écrit depuis nombre d’années, et je 
reconnais que j’ai été envers toi aussi coupable que tu l’as été 4 mon 
égard. Mais, puisque nous nous sommes retrouvés, je ne te perds 
plus, n’est-ce pas? Nous étions de grands amis autrefois. Qu’es-tu 
devenu ? 

— Substitut, a Chalon-sur-Saéne, depuis trois ans. C’est mon 
troisitme siége ; j’avais passé précédemment par Aulun et Macon. 

— Marié? 

— Non, pas encore. Et toi? 

— Substitut aussi, 4 Versailles. C’est également mon troisiéme 
siége, l’ayant été 4 Péronne et 4 Melun. J'ai un avantage sur toi, je 
suis marié. Je posséde, en outre, un beau-pére et une belle-mére 
avec lesquels je vis; un mariage complet. Je te présenterai, car je 
présume que tu viendras me voir. Comment se fait-il que je te ren- 
contre ici? 

— Je suis en congé. 

— Au mois de janvier, si prés de la rentrée? | 

— Oui. Je n’avais pas mis les pieds & Paris depuis I’Ecole de droit; 
_ One affaire importante m’y a appelé et j’ai demandé un mois, 4 tout 
hasard. J’use mon temps en flaneur, comme tu vois. 

— Est-il avancé ton congé? 

— J'ai encore trois semaines. 

— Bravo ! nous avons tout loisir pour retremper notre vieille ami- 
tié. Es-tu content 4 Chalon? 

— Pas trop. Pourtant, je ne suis pas difficile et je m’accommode 
volontiers de toutes les résidences. 

— Tu es capable d’avoir conservé tes vieilles habitudes. Travail- 


214 DOUCE-AMERE. 


leur forcené, tu ne songeais jadis qu’a l'étude. Est-ce encore comme 
cela? 

— A peu prés. Mais je commence 4 vieillir, bient6t trente ans, et 
j’avais en téte de me marier. Ilya & Chalon une famille qui me con- 
viendrait sous tous les rapports. J’y suis bien accueilli ; malheureu- 
sement, elle habite Paris I’hiver, et il serait question pour elle de s‘y 
fixer définitivement. T’ai-je dit qu’une jeune fille charmante en fait 
partie? Je crois que, si je demandais sa main, j’aurais quelque chance 
d’étre agréé. 

— Eh bien, qui Varréte? 

— La jeune fille consentirait, la famille, quoique bien al sage 
fait des objections; et Chalon-est pour moi le plus hideux des sé- 
jours. 

— Comment! on te refuse, toi? Cependant, si j’'al bonne mémoire, 
tu n’es pas un de ces prétendants qu’on dédaigne. Tu as un beau 
nom; 4 moins que ce ne soit encore comme de notre temps. Te 
tiens-tu toujours 4 Vernoise tout court ? 

— Pardon, depuis la loi sur les titres, j’ai repris celui de ma fa- 
mille. Mes cartes de visite sont pleines : Anatole Vernoise, vicomte 
de Sergerey, substitut du-procureur impérial. fl n’y a plus de place 
pour rien ajouter. 

— A la bonne heure. De plus, tu dois avoir une assez jolie for- 
tune ; tu n’a jamais été dissipateur. 

— Cent cinquante mille francs et quelques économies. 

— Alors, on ne fe refuse pas ; que me dis-tu 14? Ou bien il ya quel- 
que chose ? 

— Sans doute; ily a aielaae chose. 

— Qu’est-ce donc? 

— Voici : la famille, qui est de bonne bourgeoisie, serait jusqu’a 
un certain point flattée de ma recherche, je crois en étre sur. Elle 
est riche ; mes cent cinquante mille francs ne pésent guére a cdté 
de la dot de la jeune fille, qui passe dans le pays pour étre de plus du 
double. Néanmoins, je puis me présenter sans forfanterie dans les 
conditions of je suis. On répond 4 mes prétentions que je ne suis 
pas assez riche pour vivre indépendant, ce qui, & la rigueur, est 
exact; que j'ai besoin de mon emploi, qu’il faudrait au moins que 
cet emploi offrit plus de garanties de stabilité. 

— Bref, on voudrait que tu fusses inamovible ? 

— Tu I'as dit. Je n’ai rien & répondre a cela ; d’ailleurs, je ne suis 
guére éloquent, méme quand j’ose parler, ce qui n’arrive pas tous 
les jours. 

— Tu es 1a tout entier. 

— Que veux-tu? Mes études et mes gouts me poussent plus natu- 





DOUCE-AMERE. 273 


rellement vers le faufeuil du juge que vers la tribune du parquet. Le 
plus clair pour moi dans cette affaire, c'est que, & supposer que je 
devinsse inamovible, ce n’est pas a un simple juge du tribunal de 
Chdlon qu’on donnerait celle que j'aime. 

— Ah! ga, attendrait-on par hasard que tu fusses nommé & la 
Cour de cassation? . 

— Ce n’est pas précisément cela; seulement, la résidence de Paris 
serait nécessaire; et on m’y a enyoyé pour faire des démarches. 

— Peste! dit Clausalle, en regardant sonami d'un air singuliére- 
ment narquois.. -. 

— Tout simplement.’ J'ai considéré eette réponse comme une dé- 
faite polie. Toutefois, il m’a paru que je devais a |’affection que j’é- 
prouve pour la. jeune fille, que je devais 4 moi-méme enfin, de sur- 
monter ma répugnance et ma timidité. C’est pour cela qu’é mon dé- 
botté, je me suisrendu au ministére pour faire valoir mes titres. La 
famille de ma future prétend qu'ils sont superbes. — Tu ne sais peut- 
étre pas que, depuis que nous ne nous sommes vus, j'ai commis un 
gros livre. 

— Toi? 

— Hélas! oui, heareusement, je ne l’ai pas signé, en sorte que ma 
modestie n’a pas eu trop 4 souffrir du bruit qui s’est fait autour de 
lui. C’est le Traité des séparations de biens. 

— Je le connais. Mes compliments, cher ami, celivre-la fait pres- 
que école aujourd'hui, 

— Tu es trop bon. — N’ayant pas d’autre recommandation que 
lui, je suis allé naivement, le tenant dans mes bras, demander une 
audience que j’attends encore. J'espére que je Paurai bientét, car 
dans vingt jours je serai obligé de retourner 4 Chalon, et que 
dirai-je, si je rentre sans avoir pu réussir 4 voir méme le ministre? 

— Ce pauvre Vernoise ! dit Clausalle en riant.: 

—— Et toi, est-tu content ? 

— Ravi, mon cher, enchanfé. 

— Tu ne désires rien. 

— Absolument, sice n’est de rester 083 je suis. — Voici trois ans que 
yhabite Versailles, et deux que je suis marié. Introduit par des amis 
communs dans une maison ot comme dans celle dont tu viens de 
parler, il yavait une charmante jeune fille, j’y regus un excellent 

‘accueil et mon coeur ne résista pas aux graces de mademoiselle Aurore, 
aujourd’hui madame Clausalle. Son pére et sa mére sont d’anciens 
fabricants de sucre retirés du commerce, qui ont émigré du Nord 
vers Paris. Avant d’y entrer, ils ont fait une station 4 Versailles, ou 
les a retenus un oncle dont on prenait grand soin et qu’ils ont perdu 
presque en arrivant. Mon mariage les ya provisoirement fixés. Ilsne 


276 DOUCE-AMERE. 


veulent pas se séparer de leur fille, qui est leur unique- enfant. 
M. Bodignon, c’est le nom de mon beau-pére, a eu dans sa vie un 
grand nombre de proces et professe un saint respect pour la justice ; 
il désirait vivement avoir pour gendre un magistrat. Par bonheur, 

c’était aussi le yvoeu de madame Bodignon. En moins d’un an j'ai até 
amoureux, prétendu et marié. Je ferai peut-étre bien d’ajouter 
que le sucre leur a laissé quelque chose comme quinze cent mille 
francs. 

— C'est fort beau. Etton avenir? 

— Mon avenir se borne 4 vivre le plus paresseusement que Je 
peux, m’occupant du parquet juste assez pour ne pas me fati- 
guer, afin de n’étre pas oisif, et surtout comme un antidote contre 
le désceuvrement; dans un but hygiénique aussi, enfin pour 
n’étre pas sans cesse fourré chez moi 4 taquiner ma femme et a 
me rassasier de mon ménage... Et puis, je vais trés-souvent a 
Paris. 

— Pourquoi faire? 

Clausalle sourit 4 cette question, et il répondit : 

— Mon cher, tu es encore célibataire; il y a, par conséquent, 
dans le mariage, bien des choses sur lesquelles tu ne possédes 
que des idées théoriques et des illusions que le dernier quartier de Ja 
lune de miel dissipera, comme il les a dissipées pour moi et pour bien 
d’autres. 

— Ne serais-tu donc pas heureux? 

— Qui te parle de cela? Je m’estime, au contraire, le plus heureux 
- de tous les hommes. J’apprécie méme tellement mon bonheur, queje 
m’applique 4 ne pas le troubler; je l’entretiens avec une sollicilude 
égale a celle des vestales pour le feusacré, et ce n'est pas une mince 
besogne. Ma femmeest charmante, tu la verras; mais elle est encore 
fort jeune. Elle n'a jamais quilté l’aide maternelle, qui lui est indis- 
pensable. J’avais cru, dans mon innocence. que l’influence du mari 
aurait vite raison de celle de la mére. C'est une erreur commune a 
bien des hommes dans ma position, et qui est trés-excusable. Aprés 
avoir essayé, sans trop insister, j’ai constaté que le succés était possi- 
ble, peut-étre probable, mais qu’il faudrait livrer bataille. Encorene 
m’apparaissait-il que dans l’éloignement. Ma foi, toutes réflexions fai- 
tes, comme jai horreur des tiraillements, je me suis décidé a ajourner 
de nouvelles tentatives. N’était-il pas plus sage avant de montrer les 
dents, d’éprouver si, d’aventure, je ne me trouverais pas bien de 
cette existence commune qui était une des conditions de mon 
mariage? J’ai donc laissé faire ce que ma femme et sa famille ont 
voulu pour notre plus grand bonheur. Quelle lumineuse idée j’ai eu 
la, cher ami ; les choses sont supérieurement arrangées. Ma belle- 





DOUCE-ANERE. 277 


mére, qui est une femme de tétes'il en fut, secharge de toute la par- 
tie ingrate. Elle tient les comptes de la maison et administre la for- 
tune avec une rare fermeté. Elle donne les ordres, veillea leur exé- 
cution, en un mot remplit les fonctions d’un premier ministre. Son 
caractére est excellent, pourvu qu’on sache le prendre. Ce sont des 
alternatives d’humeurdoucereuse et aigre, mélées 4 une activité dont 
le vif-argent donnerait une idée affaiblie. Tu sais cette racine avec 
Jaquelle.on fait des tisanes et qu’on appelle la douce-amére? Quand 
on la mache, la premiére saveur est fadasse ef sucrée : uneamertume 
assez prononcée lui succéde, puis le sucre reparait. Voila ma- 
dame Bodignon. Je ne l’ai jamais godtée, mais au moral, c’est cela. 
— Je présume que c’est dans la mélasse, ot elle a passé sa vie, 
qu’elle se sera confite sur un fond de vinaigre. Bonne personne, au 
demeurant, et dont je ne parlerais pas sur ce ton léger si j 'avais sérieu- 
sement 4 me plaindre d’elle. Son mari, depuis longtemps accoutumé 
4 sesfacons d’agir, ne Ja contredit sous aucun prétexte et se borne a 
opiner du bonnet. Le jardin est sa spécialité, 4 lui. Il y est toute la 
journée, travaille comme un négre a bécher et a ratisser les plates- 
bandes ou les allées et ne le quitte guére qu’aux heures des repas. 
Il s’était adonné d’abord au culte des tulipes; il a ensuite abordé les 
roses et toutes ‘les fleurs. Depuis, il s‘est insensiblement élevé de 
horticulture 4 la pomologie et pratique le poirier comme pas un. Il 
reconnait toutes les espéces et serait de force 4 reconstruirela moin- 
dre poire dont il ne resterait plus que l’ceil et la queue. C’est un 
Cuvier dans son genre. I] n’ad’opinion sur rien, sauf sur ce chapitre, 
et blame la méthode du célébre du Breuil pour le pincement des 
arbres 4 fruit. Citer ce nom devant lui avec éloges le met presque en 
colére. 

— Et bien! et.toi? 

— Moi, j’assiste 4 ce qui se fait ; je l’approuve ou je ne l’appréuve 
pas, mais jeréserve mon opinion. 

— Par exemple! 

— Pure politique de ma part, mon bon. Je suis expectant, comme 
disent les médecins. Outre que je m’amuse quelquefois beaucoup 
du spectacle que j’ai sous les yeux, je mesuissi bien habitué, a 
l'instar de mon beau-pére, an’agir que par ma belle-mére, qu’il me 
serait certainement on ne peut plus péniblejde changer cet état de 
choses. 

— Ce n’est pas possible; un jeune ménage doit avoir besoin de sa 
liberté d’action. 

— Attends un peu, nesois pas si impatient. Ma femme a précisé- 
ment le caractére qui convient a la fille de madame Bodignon. Douce, 
patiente et d'une égalité d’humeur a défier le diable, elle connalt si 


278 DOBCE-AMBRE. 


bien sa mére, etla tendresse dont elle!’entoure est si grande, que son 
obéissance va jusqu’a prévenir le commandement. C’est le dévoue- 
ment filial dans toute sa pureté. Ce n’est pas seulement ma belle- 
mére qui tient 4 ce que nous habitions tous ensemble, unis comme 
une botte d’asperges, disait Musset ; ma femme, pourrien au monde, 
du moins en ce moment, ne consentirait 4 abandonner la robe desa 
maman. Elle m’a aimé, elle m’aime encore beaucoup; Je le sais, 
jen suis sdr; mais 4 sa maniére, placidement, parce qu’en luia 
assuré que le devoir l’exigeait. Elle serait bien embarrassée si ma- 
dame Bodignon lui prescrivait demain un revirement. Je n’ose 
déduire logiquement ce qu'elle ferait. Je veux penser pourtant, sans 
trop de fatuité, qu’elle aurait de la répugnance 4 se soumettre. Il 
m’est donc trés-facile de la rendre heureuse ; je lui. rembourse ce 
qu'elle m’avance, partant quitteg; et notre union est l'embléme dela 
félicité. Jamais un nuage dans notre ciel, jamais l’ombre d’une dis- 
cussion ou d'un conflit; ma femme et moi, nous détestons autant 
l’un que l'autre ces criailleries.auxquelles se livrent certains époux 
avec tant de déplorable facilité. J’ai le caractére aussi souple qu'elle ; 
nous nous adorons presque sans nous parler. Je donne mon approba- 
tion 4 tout ce que fait ma_belle-mére ; je cause, arbres fruitiers avec 
M. Bodignon etje lui demande le nom de toutes les poires que je ren- 
contre sur mon chemin. Cette attention le charme et me coute peu. 
Je lui livre de temps en temps du Breuil pieds et poings liés; yem- 
brasse ma femme au front le matin et le soir, je Joue avec Linette... 
Pardon, j'ai un amour d’enfant, une petite fille d’un an qui est une 
merveille et qui s’appelle Pauline... 

— Mais jene te reconnais plus, tu as. done fait de toi-méme une 
complete abnégation? 

— Tu m’interromps au plus beau moment. Ge qui me reste 4 te 
dire t’expliquera ma vie toute entiére. Chaque médaille a son revers, 
voici celui de la mienne; comme tule dis, avecla logique d’un profond 
juriste, il est impossible 4 un homme de mon age d’abdiquer impu- 
nément toute personnalité; c’est pour cela que je vais si souvent a 
Paris. Il faat 4 une machine a vapeur bien organisée une soupape 
de sureté, sous peine, d’éclater par suite d’une tension trop forte. Eh 
bien, j'ai ma soupape, Quand le pére Bodignon m’a suffisamment 
parlé poirier, quand ma belle-mére m’'a longuement entreteau de 
ses combinaisons, quand ma femme ne trouve rien A me dire, jc 
monte en chemin de fer. 

— On te laisse donc un peu de liberté? 

— Ah!.voilad,.j’ai eu le talent de persuader chacun que ces voy’ 
ges étaient absolument nécessaires, 4 cause des relations & conserver. 
J’aiinspiré, sous ce rapport, & ma belle-mére une confiance abs0- 





VOUCE-AMERE. 279 


lue. Elle est telle, que je découche parfois, sans que personne en 
prenne ombrage. Cette chére Aurore n’est pas jalouse. Lors méme 
qu’elle ne serait pas incapable d’éprouver un mauvais sentiment, 
qu’est-ce que la jalousie viendrait faire dans sa vie? Elle dérange- 
rait tout... Je te confesserai que j’ai assez bien dirigé ma barque. 
Pour consolider 4 jamais la confiance dont veut bien, a certains 
égards, m’honorer madame Bodignon, j'ai poussé le machiavélisme 
jusqu'a rendre compte de ma conduite, de moi-méme, et sans atten- 
dre ses questions. Il va de soi que mes récits ne sont pas toujours 
d’une exactitude rigoureuse, je le confesse. Qu’importe pour la va- 
leur du sentiment auquel j’obéis? Il n’en est nullement affaibli. Une 
seule chose pourrait contrarier ce petit arrangement, c’est l’argent; 
car tu penses que mes excursions a Paris sont assez chéres, quoique 
j'aie un abonnement avec la compagnie. Graces 4 Dicu et 4 madame 
Bodignon, je n’en manque jamais. Ainsi, je t’ai dit le chiffre de la 
fortune de mon beau-pére; moi, je possédais un peu plus de deux 
cent mille francs. Nous avons formé du tout une seule masse, de 
Vadministration de laquelle ma belle-mére est investie a l’unanimité. 
Elle pourvoit a l’entretien de la maison, qui est montée sur un pied 
convenable. Nous avons un hétel entre cour et jardin; on I’a divisé 
en deux parties distinctes, qui comprennent chacune un apparte- 
ment confortable, avec un seul salon et une seule salle 4 manger. 
Nous sommes logés, nourris, avec cela deux chevaux, une jolie voi- 
ture. Puis, pour la toilette de ma femme, nos menus plaisirs et nos 
charités, mille francs par mois, payés rubis sur l’ongle, et dont on 
ne nous demande pas l’emploi. 

— J’imagine que tu ne te trouves pas trop 4 plaindre? 

— Nous ne dépensons pas tout. Afin d’encourager plus encore les 
bonnes dispositions dont je suis l’objet, je fais quelquefois de légéres 
économies dont je remets le montant. Est-ce assez réussi? Voila, 
mon cher, quel est mon genre de vie. Non-seulement je suis satisfait 
de celui-la, mais encore je n’en veux pas d’autre, et je ne sais pas 
trop si, ayant eu la faculté de choisir, je serais aussi bien tombé. Car 
il ne me manque rien ‘ j'ai tout Pargent que ‘peut souhaiter un 
homme raisonnable; chet moi m’attend un. intérieur paisible, ce 
bonheur calme que l’usage quotidien accroit, loin de.le diminuer. 
Enfin, je posséde le plus grand des biens de-ce monde, la liberté, 
tempérée par une nuance de joug que nous ne détestons pas, nous 
autres Francais, et qui passe pour étre un de nos. beseins, 

— Oui, tu es heureux; mais... ' 

— Pas de.réticences; je le suis complétement, goitant du ma- 
riage et des joies de la famille toutes les roses, sans en ressentir les 
épines, attendu que j’ai la ressource de me sauver aussitdt que je 





280 DOUCE-AMBRE. 


sens qu’il y a trop de tension dans la chaudiére, et qu’il est temps 
d’ouvrir la soupape de sireté. 

Comme Clausalle achevait sa phrase, le train entrait dans la gare 
de Paris. 

— As-tu diné? dit-il 4 Vernoise. 

— Non, répondit ce dernier. 

— Moi non plus, par précaution. Eh bien, maintenant que je t’ai 
ouvert mon coeur comme a un vieilami, situ le veux, je me charge 
de toi pour la soirée : nous souperons, au lieu de diner, et je te mon- 
trerai l’usage que je fais des heures que je dérobe 4 madame Bodi- 
gnon. Enfin, considérant que tu es un excellent motif pour légitimer 
un extra, je découche. Je ne rentrerai 4 Versailles que demain, te 
ramenant comme un trophée et une excuse. Cela te convient-il? 

— Soit. 

— Tu verras demain quelle délicieuse famille le ciel m’a dépar- 
tie. Pour aujourd’hui, pensons 4 autre chose, et viens avec moi. 


IJ 


-CHANGEMENT A .VUE. 


— Je t'emméne 4 pied, dit Clausalle en sortant de la gare; nous 
allons 4 deux pas d'ici. 

En effet, ils arrivérent rapidement rue d’Astorg, devant une maison 
de belle apparence. 

— Si ce que tu apergois ce soir te surprend un peu, reprit Clau- 
salle en y pénétrant avec son ami, ne te génes pas. Toutes les ques- 
tions sont permises, je ne redoute aucune indiscrétion. 

— Ou me conduis-tu? demanda Vernoise, qui montait a sa suite 
les premiéres marches d’un escalier recouvert d’un tapis. Ne vas 
pas, au moins, me jouer le méchant tour de me mener faire une 
visite. Songe que Je ne suis pas présentable. 

— Calme-toi; tu auras bientét le mot de l’énigme. 

Au second. étage, Clausalle ouvrit une porte au moyen d'une clef 
microscopique qu'il avait sur lui, et poussa Vernoise dans un petit 
appartement. 

— Ou sommes-nous? 

— Chez moi, cher ami. Ceci est un pied-a-terre qui m’est trés- 
utile, les hétels sont si chers. Voici le salon; 1a est une chambre a 
coucher; par ici, une piéce grande comme la main figure la salle a 
manger. Crest tout. 





DOUCE-AMERE. 231. 


— Madame Clausalle connatt ce réduit? | 

— Je dois & la vérité de déclarer que j'ai jugé inutile de lui en ré- 
véler l’existence. 

— Oh! oh! voila qui est grave. 

— Nullement. Veux-tu savoir 4 quoi cela me sert? Regarde. 

Clausalle passa dans la chambre a coucher, dont il laissa la porte 
ouverte, et Vernoise reconnut avec surprise qu’il se déshabillait. 

Le chapeau noir, la cravate blanche et les vétements de couleur 
sévére qui composaient sa tenue de ville disparurent en un clin d’ceil 
avec air gourmé qu’il affectait. Au bout de quelques minutes, la 
transformation était radicale: au lieu d'un magistrat contraint et 
guindé, on avait devant soi un garcon de bonne mine, au regard 
vif, le sourire sur les lévres, portant avec une cranerie élégante un 
large col rabattu sur une cravate de fantaisie, un gilet 4 carreaux, un 
pantalon gris-perle et une jaquette trés-courte, 4 la boutonniére de 
laquelle on apercevait encore, flétris et décolorés, les restes d’un 
bouquet de violettes. Quand il eut complété le déguisement par un 
lorgnon 4 verres bleus qu’il se planta sur le nez 4 demeure, il était 
a peu prés méconnaissable. 

— Que signifie tout cela? dit Vernoise ébahi. 

— La soupape de sireté, pas autre chose. Je t’ai prévenu de ne 
pas trop t’étonner : tu n’es pas encore au bout. A présent, sortons 
et discutons l'emploi de la soirée... As-tu. quelques préparatifs a 
faire? Ou es-tu logé? | 

— Hétel du Louvre. Je ne serais pas faché d’y rentrer un instant. 

— Rien de plus aisé. Avec une voiture, c'est l’affaire de quelques 
minutes. Je offre, sauf amendement, une tournée dans un ou deux 
thédtres, une station 4 Valentino ou au Casino, cela creuse, et le sou- 
per ensuite. 

— Mais... 

— Les théAtres dont je parle sont ceux ot le spectacle est dans la 
salle autant que sur la scéne. Il y a de jolies femmes, et on n’est pas 
trop collet-monté. Un acte 4 chacun, c’est une bonne dose. Ne 
compte pas sur les Italiens ou les Francais; notre ambition doit se 
borner aux Bouffes, aux Variétés, aux Folies, aux Délassements... 
choisis, 4 moins que tu ne préféres l’Alcazar, |’'Eldorado, ou autres 
cafés chantants. 

— Bon Dieu! qu’est-ce que tout cela? 

— Des endroits ot l’on rit et oa l’on s’amuse, quand on n’y entre 
pas avec le parti pris de s’ennuyer. Je n’y vais qu/affublé de cette 
facon, pour assurer mon repos, et pas du tout par respect humain 
personnel. Un magistrat dans ma position n’a pas le droit de fré- 
quenter impunément ces lieux de perdition ; la dignité est 1a. Paris, 

9% Joner 1872. 19 


282 DOUCE-AMNERE. 


tout grand qu’il soit, est terriblement petite ville. On s’y épie et s’y 
dénigre aussi bien qu’a Chiélon; la tenue avant tout. Si je commet- 
tais Pimprudence de m’aventurer 14 sans prendre mes précautions, 
autant m’y rendre en robe; je serais vite reconnu, puis dénonceé, ce 
qui pourrait avoir de graves conséquences 4 tows les points de vue. 
Ainsi métamorphosé, je n’ai rien & craindre. La dénenciation 9’é- 
mousserait contre mon dégutsement, qui ‘sauve ’honneur.du corps. 

— li faut done que je me déguise aussi? 

— Toi, tu n’es pas connu, tu nappartiens pas au ressart, et te 
qualité de provincial te vaudrait au besoin l’immanité. D’ailleurs, 
je pense que ton intention n’est pas d’arborer I’habit et la cravate 
blanche. Reste comme tu es; avec un chapeau noir et des gants 
clairs, tu passeras pour un nofaire ou un secrétaire d’ambassade 
qui a Oté ses décorations. 

— Quelle singultére existence ! 

— Une partie double, mon bon. Condamné par profession & la 
gravité, j’avoue qu'il m’est tmpossible de garder constamment le 
sérieux de l’emploi. A de certains moments, bon gré mal gré, le na- 
turel reparait et je redeviens le joyeux compagnon d’autrefois. Cela 
dure une heure au moins, cing ou six au plus, et je reprends mon 
réle. Chez moi je ne suis pas libre, pas plus qu’au Palais. M. et ma- 
dame Bodignon ont donné leur fille 4 un magistrat, je suis tenu de 
l’étre toujours pour eux. C’est pourquoi je ressembie & un acteur en 
scéne ou 4 un prince en représentation. Cette lyrannie de |’étiquette 
est parfois des plus pénibles; ne pouvant ia détruire, je l’esquive 
dés que l’occasion se présente. 

— Tout cela est inoul. 

— Ne te hate pas trop de me juger sévérement. Je te livre ma vie 
du premier coup, parce qu’au fond je n’ai pas grand’chose a cacher. 
J’ai besoin parfois de rire et méme de danser en liberté, voila tout. 

En devisant ainsi, les deux amis s’étaient fait conduire 4 Photel 
du Louvre et Clausalle avait assisté 4 la courte toilette de Vernoise. 
Ils étaient ensuite sortis de nouveau, pour commencer sur le bou- 
levard une flanerie qui dura peu, parce que le froid était piquant. 

— Tiens, dit Clausalle, commencons par les cafés chantants, en 
voici un. Une recommandation : ici, de méme que partout od nous 
irons ce soir, je ne suis plus que M. Robert. Tu m’entends pas d’im- 
prudences. 

Ce spectacle enti¢rement nouveau pour Vernoise, ne tui déplat pas. 
D’une galerte ot ils venaient des’asseoir, le coup d’ceil était en effet 
assez intéressant par son étrangeté lorsque, s‘étant habitué a la va- 
peur lourde et épaisse qui flottait comme un nuage, ie regard par- 
venait a en saisir les détails. 





DODORAAE AW, oh} 


La salle, vaste et profonde, était dviairée 4 profasion. Ut immetise 
lustre tombaat d'une coupole muuresyue, et des torchétes en grand 
seurbre, appliquées 4 des colonnettes de méme style, y répandaient 
4 flots In lumiére: Au-desens Welles, les tréfles découpés des opives 
allaient refléter dans de larges glaces l’intensité lumineuse de léurs 
tons muiticolores. la dorure des rinceaux et des arabesques s’enle- 
vait & la iweur crae.du gaz, sur le fond grisdtre de la dévoration gé- 
nérale, dont des touches vives, ‘savamment dispersées, rompaient la 
monotone. ne = ae 

Teut au bout, une seéne véritable se dressatt, pluy brillamment 
illaminée. La, figarait une sorte d’exhibition. Des femmes parées, 
fieurs au front, épaules nues, se tenatint assises par groupes, entou- 
rées d’hemmes en habit noir. Mais ce n'étaient que‘ des comparses 
destinés 4 peupler le théatre. Les premiers sujets, quand leur tour 
était venu de paraitre, fatsaient:leur entrée par la coulisse. 

Bn bas, sur le sol, tout autour dans la galerie, partout ov ‘une 
place était disponible, il y avait des tables ef des tables encore, 
rondes avec un dessusde marbre. Elles se’ todehaient presque, 
pourfant une foule variée de consommateurs de toutes classes 
trouvait le moyen de s’y installer, et des garcons au tablier blanc, la 
téte frisée, de circuler dans cette fourmilliére avec une activité in- 
cessante. ! | 

Le bruit des coversations, celui des verres heurtant le marb¥e et 
mille autre confus, formaient un vacarme assourdissant. On distin- 
guait parfois le rire strident des femmes, la grosse voix d’un client 
qui se fachait, les appels adressés aux garcons, puis le silence s’éta- 
blissait soudain, }’orchestre avait préludé et un chanteur, une chan- 
teuse ou un instramentiste, quelquefois un funambule, commencait 
ses exercices. La romance débitée, le morceau joué ou les ‘tours 
terminés, les applaudissements bruyants éclataient, mélés 4 des tré- 
pignements sourds sur te plancher, 4 des cris d’enthousiasme, & des 
bravos frénétiques, et le. bruit habituel se renouvelait. _ 

Tout le monde fumait. L’acre odeur du tabuc, le parfum pénétrant 
des cohsommations aleooliques, les émanations inhérentes a toute 
agglomération d’étres humains amalgamés ‘aver la poussiére et les 
chaudes frradiations du gaz, tout cela prenait & 4a gorge et causait 
comine une torpear capileuse:  - aa: ) 

En somme, Vernoise ne s’ennuya pas; il entendit des chanteurs et 
des ehanteuses en vozue. Clausalle était un excellent cornac et con- 
naissait merveilieusement ce monde-la. Il lui fit voir les eblébrités et 
poussa le talent jusqu’a ne pas laisser & la saliété le temps de se 
preduire. Il observa fidélement le programme arrété d’avance et au 
bout d’une heure qui s’écoula vite, emmena son ami dans un petit 





986 DOUCE-ANERE: 


thédtre du voisinage. Le séjour qu’ils y firent fut également trés- 
court. Comme dix heures approchaient, Clausalle proposa le bal, af- 
firmant qu'il avait besoin de danser. Vernoise ne formula aucune 
objection; le Casino de la rue Cadet était tout prés : ce fut 1a qu’ils se 
rendirent. 

A tout prendre, il n’y avait pas une énorme différence entre cet 
établissement, alors un des plus fameux de Paris en son genre, et 
le café chantant. A part la décoration, qui était toute différente et non 
moins riche, c’était 4 peu prés le méme personnel, la méme fa- 
mée, les mémes émanations. Seulement, la plus grande partie du 
public, au lieu d’étre assis devant de petites tables, se promenait. 
On se suivait les uns les autres dans toute la longueur de la salle. 
Les femmes dominaient, quelques-unes jeunes et jolies, la plupart 
ne |’étant plus ou ne l’ayant jamais été. Presque toutes en |toilettes 
élégantes et excentriques, dissimulant, sous la poudre de riz, une 
expression unanime de fatigue et de flétrissure. Beaucoup étaient 
seules ou accompagnées d’amis. La portion masculine, constamment 
provoquée du regard et de la voix, n’avait que ’embarras du choix. 
De tour en tour, des couples se formaient et se disjoignaient. Ces 
allées et venues étaient accompagnées par les éclats bruyants des 
conversations, et ceux plus bruyants encore de l’orchestre qui, du 
haut d’une tribune, langait partout les fanfares pénétrantes d’une 
polka, d’une valse, d’une mazurka ou d’un simple quadrille. Le 
milieu de la salle était réservé aux danseurs, dont un entourage 
compact suivait les mouvements pleins de fantaisie désordon- 
née. 

Aprés avoir fait quelques tours avec son ami, Clausalle lui demanda 
un congé d'une demi-heure. Il lui donna rendez-vous 4 un point 
déterminé et se lanca dans la mélée. 

Vernoise, qui le suivait des yeux, vit bien qu’il était en pays‘de con- 
naissance. Il distribuait force poignées de main a droite et 4 gauche, 
recevait des femmes de gracieux sourires et, ayant cherché une dan- 
seuse, une demi-douzaine se présentérent. . 

Tandis que, les regards attachés machinalement sur les évolutions 
chorégraphiques, Vernoise avait l’air de les contempler exclusive- 
ment, avec le culte fervent d’un adepte, sa pensée, par une évoca- 
lion soudaine, s’était envolée bien loin de 14. Involontairement, au 
milieu de cette agitation joyeuse, il s’était rappelé le temps ou lui- 
méme prenait part a des fétes de ce genre, alors que sa jeunesse 
studieuse ne dédaignait pas jes réunions de la Chaumiére. Le pére 
Lahire, les grisettes, ses camarades del’Ecole de droit, que de sou- 
venirs ardents et vivaces arrivaient en foule! C’était comme un réve; 
comme un réve aussi, cetle vision triomphante s’évanouit. Il ne 








DOUCE-AMERE. 285 


fallut pour cela qu’une main qui se posa tout 4 coup sur son épaule 
et. une voix qui lui disait tout bas: 
. — Viens vite; et tout 4 l’heure les explications. : 

C’était Clausalle. En parlant, il l’entrainait; évitant évidemment 
une poursuite. En effet, il était suivi par un personnage qui avait 
observé pendant toute la durée de la danse 4 laquelle il venait de 
figurer. Ce personnage, qui pouvait avoir soixante ans, était de taille 
moyenne, vigoureux et trapu ; son visage rouge, au nez bourgeonné, 
annoncait un ami de la dive bouteille. Il avait de petits yeux gris, 
de grosses moustaches blanches coupées en brosse et un Jarge bou- 
quet de barbe au menton. Sa physionomie manquait absolument de 
noblesse, mais non pas d’expression. A cété de signes irrécusables 
qui trahissaient l’abrutissement, on y lisait une malice cauteleuse et 
brutale. Sa mise était celle d’un ancien mililaire: redingote bou- 
tonnée qui dessinait la taille, pantalon a blouse, trés-large et allant 
en se rétrécissant jusqu’aux pieds, chaussés de bottes auxquelles 
résonnaient des éperons étincelants. Son chapeau, de haute forme, 
luisant comme un miroir, incliné sur l’oreille, la main armée d'un 
énorme jonc, il marchait derriére Clausalleen murmurant entre ses 
grosses moustaches des mots qu’il entremélait de jurons prononcés a 
mi-voix, et cherchait 4 s’avancer pour le rejoindre. 

Sa victime, sans en rien {émoigner, si ce n'est par une retraite 
rapide, se savait en danger et manceuvrait assez habilement pour 
l’éviter. Une chasse pareille est difficile au milieu de la foule; quel- 
que soin que déployadt le nouveau venu pour ne pas perdre des 
yeux Clausalle, il en fut séparé malgré lui 4 la sortie, un peu en- 
combrée comme toujours. Les deux substituts se faufilérent pres- 
tement jusqu’a la porte, qui se referma sur eux. Lorsque le person- 
nage arriva dans la rue, il regarda en vain de tous cdtés, plus 
personne. Il accentua un juron énergique. 

— Cest lui, murmura-t-il, j’'en suis sir; je l’ai reconnu. Ce 
n’est pas avec ses luneltes bleues ‘et sa jaquette de gandin, qu’un 
blane-bec comme lui dérouterait un vieux renard. J’aurais voulu 
le confondre devant tout le monde, mais il ne perdra rien pour 
attendre. Moi, je trouve trés-mauvais qu’un magistrat marié se per- 
mette de courir les bals. Dés demain, je causerai de cela avec 
maman Bodignon. A droite par quatre, ajouta-t-il, allons prendre 
Yabsinthe du soir. 

- Ayant reconnu que toute recherche était inutile, i] remonta la 
rue du Faubourg-Montmartre jusqu’au boulevard, et s’en fut au café 
du Helder. See 

Clausalle n’avait eu garde de se diriger de ce cété, qui était trop 
découvert, en dépit de la nuit. S’engageant dans le passage Saul- 





286 DOUCE-AMERE, 


nier, qu'il traversa au pas de course, ik avait fait un grand nom- 
bre de détours, grace 4 la multiplicité des.rues de ce quartier, pear 
gagner aussi le boulevard, La,; les deux amas: mentdrent ebez Bré- 
bant, o& un des. petits salons, du premier étage ne tarda pas 4 leur 
offrir un asile assuré. _—s 

A peine entré, Glausalle, tomba sur wa si¢ge, Vernoise le regar- 
dait, dla fois curieux et intrigué. Le substitut, de: Vessailles se-mit A 
rire d'un air un peu contraint, et répondit, ala muette interrogation 
qui.lui étail pasée., 

— Ge sont les incanvénients de la situation; veilé la premuiére 
fois que cela m’arrive. J’étais loin de_m’atlendre 4 rencomtrer dans 
un hal public Ja (éte du |ieutenant, Clapiex. Pourva qu'il ne m’ait 
pas reconnu!... Le lieuterant Clapier est un ancien officier de ca- 
valerie, retraité depuis plusieurs aunées,. ef domt ma belle-mére 
est, coiffée, je ne sais 4 quel propos, Il egt notre jecataire. L’batel 
ou nous demeurons,. bien que construit entre cour et:jardia, com 
tient sur ja rue une loge de, concierge, surmontée d'un petat. héti- 
ment haut d’un élage. Madame Bodignan y a fait disposer un 
appartement, qu’elle love a M. Clapier. Elle s'est entichée- de ce 
lieutenant, qui, est l’étre ke plus désagréable, wa véritable hérisson. 
Je Pévite autant que possible, car je me sens contre lui une anti 
pathie instinctive insurmontable. [1 ne m’a rien, fait, cepeadant. Je 
apercois rarement, mais. nous nous langons des regards furibonds 
sans nous parler, ll est grossier, sans éducation, et semble preadre 
un malin plaisir 4 contrarier les gens, Quand.om a une mawvaise 
nouvelle 4 recevuir, c'est yn de ces honmes-li. qui vient lannoneer 
avec empressement, presqu'en souriant. 1] siimplante @ la maison, 
taquine mon beau-pére, donne, son mot, et a conquis sar madame 
Bodignon un ascendant inexplicable. $’il m’a reeennu, je ne. deute 
pas un seul instant qu’il ne fasse som reppert.et cela no’a inquidéé... 
Bah! ne pensons plus & ¢e trowblefdte.. 

Vernoige s’appliqua 4 le consoler, 7 

— Cest. qu aussi, tu jougs gros jeu & t’expeser- ainsi. Comment 
admettre qu un homme. dans ta position. ait hesoin de reeourir & de 
pareilles distractions? . 

— Aprés tout, of est. Je mal? Je me cache moins: pour me fa- 
mille, qu’en, yue de sayxegarder la dignité dw magistmat. J'aime-ma 
femme, et je me fais un point d’honneur de iyi rester Sdéle. 

— Peut-¢ire, mais tune lui:.cemfies pas quel est le genve d’ac- 
cupations qui t’appellent si, souvent 4 Parig. me semble & mes, 
naif provincial, qu’é de certains moments ta fidélité doit étre: mise & 
de, rudes Sprpuvan Car enfin, si pen-tpnth que Lom seit: e¢ que Fon 
veuule dire, il est prudent de. ne pas trop s’exposen. 








DOUCE-AMERE.. 287 


= Peuh!.ce ne.sont pas pour moi des tentatians, 

—. Ja veux te. croire,, quoique. a la, maniére dont tu étais entouré 
taut & Vheure.... 

. ——> Des-connaissances de valse ou de polka, que j7ai oubliées avant 
d'étre sorti du hal. 7 

— Tu n’y. songes pas. aujourd'hui, qui saits‘il en sera de, méme 
demain? Et un beau jour, sans préméditation, sans doyte, madame 
Clausalle aura le droit d’étre sérieusement jalause.. 

~~ Non. Jamais; je nelecrois pas. 

— La cerlitude de n:étze pas brilé serajt: plus, compléte encore en 
ne s’approchant pas du feu. es | 

— Est-ce ma faute,. moi,.si j’ai besoin de dépenser par ke plai- 
sir des yeux, par l’agitation, par Vexercice méme de la danse, une 
exubérance de vie dont je ne puis me débarrasser chez moi.et que je 
suis tenn de dissimuler? | 

— La est la faute, mon cher ami; 1a est le point 4 réformer. Un 
homme qui en est réduit & chercher das jouissances hors de son 
intérieur, est coupable de trop d’exigencee ou bien... | 

—~ Oy hien, quoi? 

— Il nes’y trouve pas heureuy.., —_ 

A. cet endroit,,Clausalle. ragarda en, face son inlerlacuteur, mais ne 
répliqua rien. a . 

Il va sans dire qua, sans, interrompre leur conversation, les deux 
jeunes gens s’étaiert mis,4 squper, Ils.avaient fait honneur’d&a a 
un suceuent perdreau truffé, arrosé d’une bouteille de ce vin géné- 
reux do la vieille Gaule, habile 4 délier la, langue. Un bienrétre 
inexprimable les prédisposaif aux confidences. C’est le moment ou, 
a table, Ventsetiea prend une tournure plus intime,, surtout en face 
@’unami.owblié: depuis longlemps et dont, la présence fait revivre 
dama,.toute.sa foreelaffaction,d’autrefois.. - 

Deux. bammes sur le seuid dela trentidéme année. se retrouvant 
ainai, aprés. une lengue séparation,, éprouvent un sentiment de 
défiance involontnire qui. tciomphe souvent dn souvenir. Leur age 
actnel est aussi sobre, de liaison que la jeunesse en est prodigue. 
Depuis. quiils se,aont. quiltds, ils ont. vécu, ils ont réiléchi; quelques 
daneptions.les. ont. désanchantés,, |’expérience leur a fait éprouver 
Séjt: que.ses fruits sont amers. Heyreux. si, n’étant. pas trop. prématn- 
réaent .muris, ils ant conservé encore des illusions qu’ils n’oseraient 
jpemb-dtre- pas avouer. tout, haut, Chacun,,sans doute, se rappelle ce 
qp'ilia Jaizad av moment dela rupture de leurs relations, mais, que 
et-il retrowver? Que: s/est-il, passé pendant. cette. laenae, qui leur 
apparet comme un. goufire sombre. au fond duquel git le plus 
efizayant des speotras.:. Jiaconnu? Généralement, l’hésitation. dure 


288 DOUCE-AMERE. 


peu; quelques secondes suffisent pour décider irrévocablement la 
question. Et, en pareil cas, \’influence du libre arbitre est si peu 
sensible, qu’on ne saurait affirmer qu’en cela, comme en bien des 
circonstances, souvent les plus importantes de sa vie, homme ne 
se laisse pas emporter par un mouvement indépendant de toute ré- 
flexion, dont i! subit l’influence souveraine sans pouvoir ni l’analyser 
ni lui résister. 

Vernoise, s'apercevant que ses derniéres paroles avaient produit 
sur son ami un grand effet, au point que sa figure s’élait altérée, 
craigmi d’étre allé trop loin; bien qu'il n’edt émis qu’une vérité 
générale et d’ailleurs incontestable. 

— Pardon, reprit-il; ma réflexion est peut-étre déplacée... 

Clausalle hésita un seul instant. 

— Non, s’écria-t-il, en lui tendant la main. Eh bien, oui, tu as 
raison. J’ai pour moi santé, jeunesse, fortune; ma femme est ravis- 
sante, cependant je ne suis pas heureux. Autant que je l’avoue au- 
jourd’hui, tu le devinerais demain. J’aurai du moins le mérite de 
la franchise. 

Il resta plusieurs minutes soucicux , accablé. Vernoise le regar- 
dait avec intérét. Bientét il releva la téte. 

-— Je ne retire rien de ce que j’ai dit, reprit-il, mais ma pensée 
ne va pas plus loin. Me plaindre d’étre malheureux serait absurde, 
je ne le suis pas non plus. La cause unique du mal, tu l’as proba- 
blement pressentie déja? c'est la vie en commun. 

— J’en suis si bien convaincu, que je considére comme une im- 
prudence au premier chef d’accepter de se marier dans ces condi- 
tions. C’est se donner deux ménages et n’en avoir aucun. 

— Jai lu Balzac, mon ami. Je sais tout ce qu’on peut objecter a 
cetle combinaison. Quant & ce qu’elle vaut, mon opinion est formée 
aussi. Comprends toute l’étendue de mon infortune, je n’ai méme 
pas la ressource de pouvoir accuser formellement ma belle-mére. 
Ce n’est pas elle qui est coupable, c’est la force des choses. Elle, mon 
Dieu, est une excellente personne. Elle a ses ridicules, chacun a 
les siens; ceux de madame Bodignon ne sont pas plus génants 
que d’autres. La souplesse de mon caractére me permet de ne 
souffrir aucunement de ses habitudes de commandement, puisque, 
en définitive, je fais ce qui me plait, et je parviens 4 me soustraire 
& son inquisition. L’existence telle qu’elle est organisée chez moi, 
m’est pénible 4 un autre point de vue. Je sens que je ne posséde pas 
ma femme, quine me posséde pas davantage. Il y a derriére elle sa 
mére, & qui j’ai toujours Ja crainte qu’elle ne s’adresse et ne divul- 
‘gue certaines choses que je lui préférerais voir garder pour elle. Si 
madame Bodignon est génante, c’est surtout par l’ascendant moral 





LOUCE-AMERE. 200 


dont elle est en possession sur sa fille. Serais-je bien venu 4 le lui 
reprocher ? N’est-il pas tout naturel ?... Au fait quelle intimité pour- 
rait s’éfablir entre quatre personnes? Je devrais méme dire cing, en 
comprenant le lieutenant Clapier. Il s’est si bien implanté chez nous 
en qualité de parasite, que force est de le compter. Voila ce qui me 
manque affreusement. Je suis comme Tantale au milieu de l’eau, ot 
il m’est interdit de boire... Si je te disais que, depuis mon mariage, 
une seule occasion ne s’est pas présentée que j’aie jugée assez favo- 
rable pour causer avec ma femme. Entends bien ce mot, ce n’ést 
pas d'un échange de phrases hanales que je veux parler. Est-il rien 
de plus simple entre époux que de s’ouvrir l'un 4 l'autre? Pour 
nous, c’est une impossibilité; quelque chose nous sépare et arréte 
sur nos lévres les pensées prétes 4 s’envoler... : 

— Ah! mais... . 

— Jesais ce que tu vas dire, interrompit Clausalle. La faute en 
est 4 moi, nest-ce pas? : 

— Sans aucun doute. 

— Que de fois je me le suis répété 4 moi-méme, sans avoir le 
courage de passer outre. Que de fois aussi je me suis préparé avec 
réflexion 4 surmonter ce malaise inexplicable, plus imaginaire que 
réel, 4 ce que je supposais. J'ai essayé et n’ai jamais pu aller au 
bout. Dans les premiers temps, la patience était facile. Je n’éprou- 
vais le besoin dont je suis aujourd'hui travaillé qu’a un degré moin- 
dre, ou plutét je ne le sentais pas du tout. Aurore me paraissait dé- 
licieuse. Sa réserve, qui fait aujourd’hui mon supplice, était un 
charme de plus ajouté & ceux qui m’avaient séduit. Je n’avais ja- 
mais 4 lui dire qu'un mot : Je t’aime. Ce n’était monotone ni pour 
moi ni pour elle. Et pourtant, on a autre chose encore a confier a 
Ja compagne qu'on affectionne et qu’on estime. La difficulté s’est 
révélée le jour ot les circonstances m’ont fait comprendre la néces- 
sité de communications plus étendues. C’est alors que je me suis, 
sans m’en douter, heurté 4 des difficultés que je ne soupgonnais pas. 
Mes premiéres tentalives pour en triompher n’ont pas été heureu- 
ses. D’autres ont suivi, rendues plus timides par |’insuccés, et que 
leur timidité méme frappait 4 Pavance de stérilité. Pavais des ména- 
gements a garder, il me répugnait de froisser brusquement des'‘sus- 
ceptibilités légitimes. J}espérais que le temps me viendrait en aide, 
en me ménageant les moyens d’arriver sans luttes, par des transi- 
tions doucement ménagées, & réformer. des abus depuis trop long- 
temps invétérées pour qu'il fat prudent de les briser violemment. 
Et je me disais : demain. Jen suis toujours la. Voila si longtemps 
que je me berce de ce refrain, qu’a présent il est trop tard. : 

— Telle n’est pas mon opinion, répliqua Vernoise, parce que ton 


290 DOWCE-ANERE. 


mariage est trop récen{ encore. Que ne prends-tu. une bonne résa- 
lution? 

— I] est toujaurs trdgrfacile de prendre une bonne résolution, dit 
Clausalle; lexéauten, o’est diflérent. Qu’entends-tu par la? Serait-ce, 
per hasard, qu’ilfaudvait me déterminer & enlever ma femme dans 
un trou quelconque de Pepin: pour la sénaner de sa. mére? 

— Précisement. 

—~d'y. ai. pensd. Les conséquenees que cela pourrait entcainer 
mont boujaurs effrayé, par je n’aurais pas son assepliment. 

— Ce nest pas indispensable, & mon avis. Ja suppose que ta 
t'adressea & un protecteur en lui demandant, sous le sceau du secret, 
la faveur d'obsenix ane place dans un département ata convenance. 
Tu y parviendrais sans trop de pene. Le jour ou. (a nomination t’ar- 
riverait, tu jetterais feu et flammes en présence de ta belle-mére ; 
tu gémirais bien haut d’étre ainsi ravi a son affection, Finalement, 
tu ferais tes paquets et le tour serait joué. 

— Permets; ce changement, qui te parait sisimple, me semble, a 
moi, fort compliqué. D’abord, je ne ferais pas une seule démarche 
sans que madame Bodignon, qui connait tout le monde a la justice, 
en-ful promptement informée, ce qui aménerait de. redoutables con- 
flits. Je, passe sur cas miséres ; j’'admets que je réusaisse, qui m’as- 
sure que ma femme ne me.conservera pas une rancune profonde de 
avoir gournoisement éloignée de sa mére? Crois-tu que ce soit une 
bonne spéculatiqn d’acheler,ma liherté au prix de ja paix de men 
intérieur ? Ce doute terzible, que je n’ai aucun moyen d’éclairscir, 
suffirait, seul 4 m’arréter. Uy a d'autres considérations encore. Si 
léger que je sojs, je-ne suis pas agsex éguiste pour ne considérer 
que.'moi. Ne parlons plus deg reproches auxquels je m’expose, @xa- 
roinons.le fond. Kn croyant agir peur le mieux, je cures chance de 
renrne ma femme réellament malheureuse. ,. 

—~ fomment! parce qu'elle quittera sa, mare. pour suivEe som 

marit Cette obligation-la n'est-etle. pas la. premiéye impasée a 
Lepause ? Est-ce qu'elle n’ast pas dans la loj, qui ne Va érigée an 
phesesiption, qu'an ja puisant, dans, le sentiment le plus naturel et le 
plus impérieux? Redoutes-tu donc la responsabilité qui svi wait 
pour {oi ,,e¢ dont ja conségpence serait que tu devrais suffire a ta 
femme), 
. =~ Et puis enfin.j'ai des screpules; Mhonndteté la plus wulgaize 
m’interdit wa tel expédient.. ai aecepté, par le fait mtme de men 
mariage, une clause qui, pour n’étre: pas stipuliée dans le contrat, 
h’en est. pag maing obligatoire & mies yeux. 

— Maisil n’y a pas de.raisen pour pacers 

— Je hale sais que trop. 








DOUCE-AMERE.. 204 


— Ii ne me parait pas possible que les choses marchent toujours 
ainsi. Que comptes-tu faire? 

— Rien. Je me résigne, jusqu’a ce que quelque indice m’aver- 
tisse qu’en cas de besoin je pourrais compter sur ma femme. 

— En d’aulres termes, tu es dans une situation fausse, tu le re- 
connais, et tu ne lentes rien pour en sottir. Tu sembles altendre du 
temps un secours qu’il ne t’apportera jamais, tu devrais le savoir. 
N'est-ce pas Je saament de songer & Vapplication du pnoverhe : Aide- 

toi, leciel Vaidera? 

-~ Je ‘sanaaretiai aussi que 0 einai ” Paris ime contrariarait 
beaucoup. : 

— Ceci est un. -enfantillage,. ni plus. Dd: MONA. - Su as pins a te 
préeecuper de l'avenir que du présent..Qu’asi-ce qu'une centeariété 
passagare comparée aux avantages epee que. tu, serais, ap- 
pelé a en vetirer? 

—~ Ma principale. iohjection subsiate; jemanquerais & ma pardle. 
Pai peur, ne me sentent pas de-ferce a supporier l’affliction d’Au- 
rore. Je Paime- anee faiblesse, j’en conviens, et ne phis me yaincre, 

En disant ces mots, Clausalle étast ému: presque jusqu’aux lar- 
mes. Ce qui prouvait eu toute la maladroite profendeur de sa ten- 
dresse, ou que le souper }’avatt prédisposé 4 l’alttendrissemeat, Ver- 
neise ne s’expliquait pas sa résignation inerte; touiefeis, idne jugea 
pas opportun de prolonger ja ‘discussion. Puisque son,ami n‘avait 
mi assez d initiative ni assez d’énergie pour secouer le joug qui le 
blessait, lui démontrer & quel point ce joug était gémant ne servait 
de rien. Il se tut desc. 

Clansalle, Jes coudes sur la.table et la tdte: dans.ses mains, sabi- | 
mait dans des. réflexians que son ami n’osait interrompre. IL se leva 
teut & coup. 

— Je aétais promis, dit-il, de‘te faine passer uhe soirée agra: 
ble, et voila que nous teurnoas au triste. fest peurtant la faule du 
lieutenant Clapier ! Il est minuit bientét. Veux-tu achewer ta nuit 
dans ‘un cercle? Jen cennais um ois je t’intraduirai o tu le désizes, 
et ot Von joue.le baccarat jusqu’é trois heures de. cama ese 
fois méme: yusqu’a six ou sept... 

~~ Grand merci, répondit Vernowse, } je préféwe me: eoucher. } 

~» Alobs:je'vais te reconduire jusqu’s ton bdtel, Demain, jet'iral 
chercher pour déjeuner, et nous irosis ensembie.A Vewsailles.. 





292 DOUCE-AMERE. 


In. 


A VERSAILLES. 
- Cest une propriété des corps légers, chacun le.sait, de toujours 
tendre a reparaitre 4 la surface de l’eau et de s’élever dans les airs 
au moindre souffle. La gaieté humaine, par une application du méme 
principe, ne se laisse pas longtemps écraser sous le poids des cha- 
prins. Grace a de mystérieuses attractions qui, dans les nalures ou 
elle domine par droit de naissance, la sollicitent de se manifester au 
dehors, elle perce promptement en dépit des douleurs liguées contre 
elle. Le lendemain matin, lorsqu’il arriva dans la chambre de Ver- 
noise, Clausalle n’était plus le méme homme, La tristesse, envolée 
avec les ombres de la nuit, n’altérait plus son visage souriant; sa 
bonne humeur habituelle était epee revenue. Aucune trace 
de mélancolie ou de préoccupation. 

Toutefois, la conversation des deux amis n’eut pas ce caractére 
d’expansion qui, la veille, avait été remarquable. Le retour sur les 
années de leur jeunesse qu ils avaient passées ensemble en fit tous 
les frais. On parla beaucoup des camarades et des vieux souvenirs, 
mais de la situation actuelle point. Vers une heure de l’aprés-midi, 
ils débarquaient a Versailles. - 

— C’est la, dit Clausalle en arrétant son compagnon rue de |’Oran- 
gerie, en face d'un hétel qu’on pouvait deviner plutét qu’apercevoir 
derriére un mur en bordure sur la voie publique. Deux portes, une 
grande destinée aux voitures, et une beaucoup plus petite, ornée de 
poignées de cuivre, étaient devant eux. Cette derniére s’ouvrit au 
premier appel d'un timbre.et ils débouchérent sous une voute de peu 
de profondeur. 

La porte était 4 peine referinge que Clausalle regretta d'étre tom- 
bé si mal 4 propos. Il n’avait pas le choix, en effet, force était de 
traverser ce petit espace pour pénétrer jusqu’da une cour sablée qui 
précédait l’habitation de la famille Bodignon. Or, cet espace, deux 
personnages |’occupaient déja: l'un était son beau-pére ; dans le se- 
cond il reconnut l’intrus qui avait poursuivi la yeille au bal de la 
rue Cadet. 

Le lieutenant Clapier n’avait plus cette belle prestance qui le si- 
gnalait jadis 4 la téte de son peloton, ou qui, plus récemment, faisait 
l’admiration des habitués du Casino. Il est vrai qu’il était encore en 
tenue du matin. Le coin de feu graisseux 4 soutache rouge qui lui 





DOUGE-AMERE. 205 


servait de vatement, ne faisait pas ressortir, comme luniforme ou 
la redingote boutonnée, l'élégante vigueur de son torse; et la calotte 
qui couvrait sa téfe‘ne valait pas son chapeau de sole, quoique incli- 
née aussi 4 quarante-ciag degrés. Au lieu de regsembler a un officier 
retiré, il avait positivement l’aspect ravagé, minable de quelque 
vieux cocher de fiacre hors d’age et 4 bout de fouet. Sa figure enlu- 
minée, d’un rouge de brique. rappelait assez bien les lanternes de 
chemin de fer, celles qu on: attache de nuit 4 l’arriére d’un train en 
marche. 

M. Bodignon, court, venta avait la mise et les allyres d'un. bour- 
geois aisé. Son par-dessus était de belle étoffe, son chapeau d’excel- 
lente fabrique. L’ensemble de son ajustement trahissait le bien-dtre 
tout aufant qu'une éducation commune et l’absence absolue dé pré- 
tentions. Vainement sa femme avait essayé de lui inculquer le gout 
des belles maniéres, elle avait échoué. Simple, plein de rondeur, 
mais timide et rendu sourneis par la domination qu’il subissait dans 
son intérieur, il n’avait pas du tout profité des legons qu’on lui 
bd données. Sa docilité ne s’affirmait que par un point, le silence. 

N’ayant pu réussir a bien parler, il ne disait & peu prés rien, sauf 
dans de rares circonstances ; alors jl appelait un chat un chat, y al- 
lant, comme il le disait lui-méme, a la bonne franquette. Sa physio- 
nomie vulgaire, éclairée par deux yeux au regard placide, était 
bienyeillante et sympathique. I] avait de gros traits, dont |’assem- 
blage sans expression était d’une insignifiance complete, des cheveux 
gris, généralement soignés, et un collier de barbe presque blanche. 
A le voir passer dans les rues de Versailles, rasé de frais, marchant 
posément, le ventre tendu, sa canne 4 pomme d'or & la main, on 
l'aurait pris volontiers pour un épicier qui a fait sa fortune et en 
jouit avec la satisfaction de la réussite doublée d’une conscience 
pure. G'était 1a tout le fruit des efforts de madame Bodignon. I] avait 
cinquante-cing ans. 

Au moment ot Clausalle et Vernoise parurent sous.la votte, 
M. Bodignon et le lieutenant se livraient 4 une conversation 
animée. 

— Papa Bodignon, disait M. Clapier, sachez que le cavalier Cro- 
pin, que vous accusez de vous avoir soustrait des oignons de tulipes, 
a passé vingt-cing ans au 5° dragons. Sachez, en outre, que, pendant 
salongue carriére, il n’a eu que huit jours de punition. Encore c’é- 
tait pour un fait qui ne porte aucune atteinte a sa probité. A une 
revue de détail, il n’avait fourbi que la moitié du fourreau de son 
sabre, celle qui se voyait. Je ai 4 mon service depuis sa retraite. Il 
a souvent entre les mains des valeurs bien autrement tentantes que 








$04 DOUGEARERE, 


vos vipnony, je ne mete view sous def chet mei ot jambic H ne s'est 
approprié on fétu. C’est un honaéte etioyal militame: =» 

— Je iwi ai dé interdit l'entrée de mon jardin, poarquoi y est-il 
toujours fourré 7A chaque instant il ycommet des dégatsr ee 

ul. Rrreur;ipspa,ice'n’est pds‘Cropin. | 

— Kt la lapin qu'il « attrapé: et langant des pieeres et: daquel ‘il a 
tassé une patte? 

— Ne déprévies pas son phis beaw’ tour d'adresse. Nous huttions 
ensemble pour savoir qui aurait la plus belle portée, c’était lui. 

— Plus tard, ca &é un pigeon tué @un coup de fusil. 

~~ Il n’y a pas éu‘de'sa faute, ‘je vous lai exptiqué déja bien des 
fois; Vous avex dottc la téte bien dare. Suiver mon raisonnement : 
Cropin était & T'affat d'or chat qui se pavanait sur te teft, quand 
votre pigeon s'est posé tout & cdté. Je-vous It demande, cela ne peut- 
il pus arriver au meilfeur tireur? En ajastant le chat il a touché le 
pigeon. On en voit bien d’autres a la chasse | Sion ne tualt que les 
perdreaux que l'on visel.. 

a Aujourd hui, reprenait M. Boilignon un accent désolé, c’est 
le tour dés tulipes, que voulait-il en faire? 

— Je vois la chose d'ici; it se’sera trompt. Le‘ jardinier, avec 
Vautorisation de maman Bodignon, lui met de cété toutes les semai- 
nes quélques menus légumes sans valeur et les place dans un com 
détermmé.'Cropin aura confondu le tas d'oignons avec ce qui lui 
était destiné et il lenaura apprétes Ala buisine. 

— Mes tutipes !... 

~. Ce devait Stre un fichu ragott. Ne lui en senilles plas, # aura 
été agser puni en mangeant cette ratatouille... Ne nous fachons pas, 
papa Bodignon. Dans votre intérét, ne vous échaulfez pas le sung. 
Groyer-moi, ce serait datigereax 4 votre age. Yous savez, lorsqu’on 
a passé cinquanté ans, quwon ebt gros comme yous et qu'on se met 
en colére, vlan! on pince une attaque et on va rejoindre les oignens 
de tulipe. Failés attention; vous avez lair d’ayuir des disposi- 

Ils en étaient 13 quand se présentérent Clausalle et Vernoise. « 

— Ah! s’écria le heutenant, yoala le parquet. Bonjour, monsieur 
du Parquet! Vous avez découché, men gaillard:! Jelie conduite pout 
un magistrat marré et. péré de famille. Comment, pére Bodignon, 
vous supporter que volre gendré sen alee a Paris courte le ematees 
pendant toute une nu#t!... 

Cependant Clausaile’ avait salud son beans oe rien dire, et 
poussant Vernoise, s avancait pour traverser ‘la vote en évitant le 
heutenant. Celui-ci, qui ne lichait pas facitement sa proie, courut 








DOUGE-AMERE. 29% 


apres lui lorsqu‘il Yeut dépaset et, Wei fréppant cur Pépaule avec une 
fammiarité tyranmique ': 

— Eh! eh! dit-il, devant a voix ‘vonime s'il edt parld & on 
seurd, vous vous en éles dorné hier au ‘sdir 1 on'n’aurait pas cre que 
yous étiez attaché ae parquet! vows sautiez trop pour cela.. 

Tout heureux de son mgémewse plaisanteric, il lanca de brayants 
éclats de rire. 

Clausalte feigmit = ‘ne |’ avolr pas ¢ompris et continua son 
chemin. 

— Ce diable Phone’ m’a reconna, murmura-t-il & mi-voix 3 
son ami; ee soir, ma belle-mére saura tout, je le: parie. 

— Bégueule! grommela le lieutenant en le regardant s’éloigner 
avec une pilé méprisante. Pere Bodignon, votre gendre est un pince- 
sans-rire. Ah! s‘il avait seulement passé six mois au 5° dragons, 
dans mon peloton, je l’aurais joliment dégourdi! Une! deux !-en 
garde | Parez-moi ceile-la ; vous n'étes pas fort, je vous embrocherais 
comme un poulet 

En méme temps, & son grand déphisir, M. Bodignon recevait coup 
sar coup sur le ventre plusieurs tapes qui lai arrachaient des sou- 
pirs et déterminaient de sa part des mouvements si désordonnés et 
si grotesques au point de vue de Vescrime que ie lieutenant riait 
vax larmes. 

— Voyons, faisons la paix, dit enfin avec nobtesse M. Clapier, las 
de torturer son innocente victime. Venez prendre une absinthe, 
news trinquerons 4 la résurrection de vos: tulipes. Je flanquerai 
Cropin au bloc devant vous et je vous raconterai comment, en 42, 
4 mon septiéme duel, ce scélérat de Janoteau, un marchegis du 
troisiéme qui ne savait pas distingner la téte d'un cheval de sa queue, 
en voulant me couper le cou pour me manger le nez, selon son ex- 
pression, m’a cassé un éperon d’un-coup de pointe, méme que j-en 
ai été pour un mois de prison. 

M. Bodignon tentait tous les efforts imaginables pour se débar- 
rasser du lieutenant. Celui-ci, avec une maligne taquinerie déguisée 
sous une affectation de polilesse railleuse, lui barrait le passage 
toutes les fois qu'il allait mettre le pied sur le sable de la cour. Tan- 
tét le retenant par un bouton de son paletot, lantét par le bras, il 
Paccablait de protestations d’amitié et s’excusait d’avoir eu le mal- 
heur de lui déptaire. 

Clausalle et Vernoise, tandis que cette seine se prolongeail, étaient 
entrés dans la maison, qui se composait d’un seul corps de logts 
haut de deux étages. Les talents de madame Bodignon pour la tenue 
de son intérieur n’avaient pas été surfaits. Dés le vestibule, meublé 
comme toutes les piéces de ce genre de patéres et de banquettes, on 


206 DOUCE-AMEBRE. 


s’aperceyait qu'un regard entendu veillait 4 l ordre général. Un lus- 
tre de bronze, un peu lourd, se balancait au milieu de la cage de 
l’escalier. Ce défaut était corrigé par l’heureuse pensée qu’on avait 
eue de garnir sa large vasque d'une plante grasse, alors en pleine 
floraison et dont les jets capricieux étendaient dans le vide leur bi- 
zarre complication de neeuds et de piquants. La chaude haleine d’un 
calorifére se répandait partout, d'épais tapis étouffaient le bruit des 
pas, la rampe était brillante comme si elle venait d’étre vernie. 

Le salon dans lequel Clausalle introduisit son ami n’avait rien de 
criard ni. de banal, encore qu’il fit blanc et or. Le jour y affluait 
par trois fenétres 4 travers lesquelles on apercevait les arbres dé- 
pouillés d’un jardin. 

— Je cours chercher ma belle-mére, dit Clausalle, installe-toi 
dans un fauteuil et ne t'impatiente pas trop. ; 

Il disparut. Vernoise jeta les yeux autour de lui. Le salon, a mille 
détaits faciles a saisir, révélait des traces certaines d'une habitation 
usuelle. I] y avait bon feu. Sur la table, qui occupait le milieu, s'éla- 
laient deux ou trois journaux déphés. Un ouvrage de femme atten- 
dait sur une chaise basse que la main qui I’avait laissé le reprit. Le 
choix et l'arrangement des meubles ne sentaient pas du tout le fabri- 
cant de sucre. Les rideaux élaient de damas vert 4 grands fleurages 
aussi bien que la garniture capitonnée des siéges, qui n’avaient pas 
de housses protectrices. Sur la cheminée de marbre blanc trés-sim- 
ple, reposaient une pendule de prix en bronze doré et une paire de 
candélabres assortis. Une grande glace 4 encadrement riche sans 
clinguant faisait ressortir le confortable luxueux de l'ensemble. 

Le jeune substitut n’avait pas eu Ie temps d’achever cet examen 
sommaire qui le satisfaisait que Clausalle reparaissait avec madame 
Bodignon. 

Au portrait moral qu’on lui avait fait d’elle, il s’était représenté la 
souveraine de cet empire de taille imposante, la contenance hautaine, 
l’attitude impérieuse, remplie de majesté, daignant 4 peine sourire 
aux gens qu elle ne foudroyait pas d'un coup d’ceil. Au lieu de cela, 
il vit s’'avancer une femme presque petite, menue et fréle, d’une fi- 
gure trés-agréable, dont l’abord était plein d’affabilité. Elle parais- 
sait jeune encore et avait conservé une étonnante fraicheur de teint. 
Les cheveux, d’un blond doré, étaient d'une abondance rare; des 
dents trés-blanches ajoutaient encore 4 la grace naturelle du sov- 
tire. Et quel son de voix enchanteur! doux comme une harmonic 
Savante, tout onction et suavité. 

Aucun indice dans cet extérieur ne justifiait les appréciations dont 
elle avait été l'objet de la part de son gendre. Vernoise, surpris, ac- 
cusait déja Clausalle de partialité. 








DOUCE-AMERE. 297 


En considérant madame Bodignon avec plus d’attention, il fut 
frappé par différentes particularités qui le désenchantérent un peu. 
L’éclat du teint élait trompeur ; des rides assez nombreuses accu- 
saient la décadence d'une beauté qui, 4 dix pas, faisait encore illu- 
sion. La sécheresse du regard, la courbe hardie des sourcils prompts 
4 se rapprocher, la vigoureuse saillie du menton, la finesse presque 
aigué du nez, le peu dépaisseur des lévres, la largeur du front et le 
rentlement prononcé des tempes, enfin la forme du visage, ovale 
trés-régulier et aussi trés-pointu 4 l’extrémité inférieure, étaient 
aulant de signes révélateurs d’un caractére vif, entier, d’un irrésis- 
tible penchant 4 la domination. 

La premiére impression était ainsi tout a fait favorable, la se- 
conde l’élait moins. La comparaison plaisante que Clausalle avait 
faite entre sa belle-mére et la douce-amére s’expliquait; elle parut 
plus juste encore, lorsque la conversation se ful engagée. Car ma- 
dame Bodignon accueillit on ne peut mieux l’ami de son gendre, et 
dirigea l’entretien d’une maniére qui subjugua Vernoise. 

Il ne sut que plus tard 4 quoi tenait cet étalage de frais. C’était, 
de la part de madame Bodignon, un exercice qu’elle ne négligeait 
dans aucune occasion. Elle n’avait qu’une ambition, habiter Paris, 
y vivre selon sa fortune, ef avoir un salon. Etre entourée d’hommes 
célébres, bénéficier par rejaillissement d'une partie de leur gloire, 
voila ce qu'elle désirait. Ecrivains, artistes, savants dans tous les 
genres, peu lui importait; elle n’excluait méme pas la politique. 
Toutes les fois qu'il lui survenait une visite, elle s’esseyait au rdle 
de mailresse de maison, auquel elle aspirait. Fine, intelligente, 
ayant du tact, elle réunissait quelques-unes des qualités nécessaires 
& cet emploi, et manquait de beaucoup d’autres. Aussi, sa préten- 
tion, si elle n’était pas absolument ridicule, n’était pas non plus 
trés-sensée. Son instruction était superficielle; trop posilive pour 
avoir de l’esprit, elle parlait souvent a tort et 4 travers. Au surplus, 
son mari apportait 4 la réalisation de ses réves de conlinuelles en- 
traves, lui qui n’était ni fin, ni intelligent, ni distingué. Tel était 
cependant son ascendant sur lui, que le digne fabricant de sucre, 
qui ne savait pas ce que cest qu'un salon, en voulait absolument 
avoir un. 

Mais il y avait deux femmes en madame Bodignon : celle qui se 
montrait au public, fat-ce 4 un simple visiteur, et celle que sa fa- 
mille seule connaissait. La premiére, on vient d’en lire le croquis ; 
pour la seconde, on se la représentera facilement, si on veut bien 
retourner le portrait. 

Elle n’obtenait la douceur charmante ‘dont tout le monde était 
frappé a sa vue, que par une surveillance assidue sur elle-méme et 

25 Jour 1872, 20 


298 DOUCE-AMERE. 


un prodigieux effort admirablement soutenu. La nature artificielle 
dont elle s'‘enveloppait comme d’un vétement, disparaissait avec la 
circonstance qui en avait motivé l’exhibition. C’est pourquoi, infini- 
ment moins attrayante dans son intérieur que devant un étranger, 
elle était d'un moment a I’autre exactement l’opposé de ce qu’elle 
avait semblé étre. Il n’était pas jusqu’au son de sa voix qui ne se 
modifiat pour devenir aigre et percant. 

Nullement méchante au fond, elle avait l‘humeur inquiéte, s’em- 
portait plus vite que ne monte le lait, s’apaisait de méme, et avait 
toujours la téte en travail. Elle s’entendait aux affaires comme un 
avoué, et son activité était incessante. Expansive ou concentrée, sui- 
vant que le vent soufflait, elle formait avec elle-méme un perpétuel 
contraste. Aimante, son affection frisait la tyrannie; elle simaginait 
toujours qu’on avait besoin d’elle. Le sentiment qui la poussait & ne 
pas se séparer de sa fille, tenait moins 4 la tendresse proprement 
dite, qu’a la certitude que sa présence était indispensable pour di- 
riger le jeune ménage. 

Dans ses combinaisons d’avenir, Paris tenait la premiére place. 
Afin de concilier ses projets et la carriére de Clausalle, elle avait 
arrangé que son gendre ferait partie du tribunal de la Seine. Elle 
remuait ciel et terre pour le pousser, faisait des visites, dénichait 
des protecteurs, se livrait 4 une foule de démarches. Sans se décou- 
rager jamais, elle recommencait sur de nouveaux frais aprés cha- 
que déconvenue. 

Telle était madame Bodignon. Elle causa beaucoup avec Vernoise. 
En moins d’un quart d’heure, elle lui parla théatre, littérature, 
musique, religion, politique, et le reste. Une fois la conversation 
engagée, Clausalle s’esquiva pour prévenir sa femme, et dit 4 son 
ami qu’il le reviendrait chercher dans quelques instants. M. Bodi- 
gnon entrait en méme temps par une autre porte. 

I avait le teint échauffé, sa figure exprimait un mécontentement 
arrivé 4 ce point ot il touche a la colére. Ayant salué Vernoise, a 
qui sa femme le présenta en deux mots, il s’assit devant le feu, hé- 
sita, se grattant Voreille, enfin donna un libre cours 4 la mauvaise 
humeur qui l’oppressait. 

— Tu devrais bien, Jeannette, dit-il d’un ton boudeur, donner 
congé au lieutenant Clapier, il est insupportable. 

Madame Bodignon se mordit les lévres; d'un regard, elle essaya 
d’arréter son mari, qui ne le vit pas; par la raison qu'il l’attendait, 
et qu’afin de I'éviter, il considérait le feu avec un redoublement de 
fixité. Se tournant soudain du cété de Vernoise, il ajouta, comme si 
leur connaissance ett daté de loin. 

— Je vous prends 4 témoin, monsieur, cet homme était-il con- 


DOUCE-AMERE. 239 


venable envers moi, son propriétaire? Vous l’avez certainement 
remarqué tout-a-l’heure. Un locataire peut-il pousser plus loin le 
manque d’égards? Son ordonnance ou brosseur, Cropin, un bandit 
qui ne vaut pas mieux que lui et dont la place est 4 Toulon, ravage 
mon jardin. Mes fruits, mes légumes, mes lapins, mes pigeons, tout 
y passe. Si encore cela se bornait au maraudage! Figurez-vous 
qu’un jour, sous prétexte de m’aider, cet infernal lieutenant s'est 
attaqué 4 mes poiriers; il voulait en tailler aussi. Vous savez, sans 
doute, que la taille des arbres a fruit est une opération trés-délicate. 
Non-seulement la récolte, mais encore l’existence du sujet dépen- 
dent de la maniére dont elle a été conduite. Le lieutenant, monsieur, 
y allait avec son sabre! J’ai été obligé de sacrifier un magnifique 
doyenné que je lui ai abandonné pour sauver le reste. Le saisisse- 
ment et le chagrin m’ont causé une révolution dans Je sang, et j’en 
ai été malade pendant plus de huit jours. Tu te le rappelles, Jean- 
netie; c’était au mois de février de l’année derniére, je ne pouvais 
digérer que des tisanes. 

Vernoise écoutait avec une extréme politesse. Il avait une envie de 
rire démesurée, et cependant conservait le flegme le plus absolu, 
se contentant d’incliner la téte de temps 4 autre en témoignage de 
sympathie. 

Madame Bodignon était au supplice. Trés-rouge, elle mullipliait, 
4 son mari, des signes qu'il affectait de ne pas apercevoir. Et elle 
n’osait pas l’interrompre, dans Ja crainte de soulever une discussion 
qui aurait été légére assurément, mais dont elle ne se souciait pas de 
rendre un étranger le confident. Un mot, un.geste, lui eussent suffi 
pour imposer silence & ces récriminations déplacées. C’edt été mon- 
trer aussi 4 Vernoise la seconde face de son caractére, celle qu’elle 
réservait pour l’intimité; elle ne s’y résignait pas. Un acteur. en 
scéne ne se résout pas non plus de gaieté de coeur 4 manquer 4a son 
rdle. Et puis, elle avait assez d’intelligence pour comprendre qu’une 
femme qui inflige une semblable humiliation 4 celui dont elle porte 
le nom, se déprécie devant le tiers qui l’écoute. M. Bodignon était 
un mouton hors de lui. Il sentait fort bien que la présence de Ver- 
noise équivalait 4 un paratonnerre, et il profilait de l'occasion pour 
étayer sa faiblesse de cet appui. Il continua donc, encouragé par le 
silence approbateur de son auditoire, celui au moins 4 qui il s’a- 
dressait. 

— Cet tre n’a aucune éducation. Grossier comme du pain de 
son, il a des maniéres de caserne révoltantes. Si je lui adresse une 
observation, il rit et me chasse 4 la figure la fumée de sa pipe. Il 
n’ignore pas pourtant que cette affreuse odeur est pour moi un 
poison. Puis, ce sont mes bras qu'il meurtrit ou qu'il tire, mes bou- 


300 | DOUCE-AMERE. 


tons qu'il arrache. Derniérement, il s’était mis en téte de m’appren- 
dre a faire des armes, prétendant qu'un homme est exposé & rece- 
voir une provocation 4 tout moment, et que son premier devoir est 
de se tenir toujours prét. Ce qu'il appelle m’apprendre les armes, 
c’est me cribler la poitrine de coups de poing, en criant, comme un 
énerguméne, une! deux! Ce matin, son idée était de m’entratner 
dans sa chambre pour boire de l’absinthe. Pouah! j'ai refusé avec 
horreur. Alors il a déclaré que je l’insultais, attendu que c’est faire 
injure 4 un bon Francais que de repousser l’offre de trinquer avec 
lui... Moi, entrer chez ce monstre, qui taille mes poiriers avec un 
sabre! fl veut ma mort, ce misérable! Ah ! Jeannette, quel locataire 
tu as été choisir la! : 

Qui sait ce qui serait advenu 4 la fin? Vernoise eut été incapable 
de conserver longtemps sa gravité; madame Bodignon, poussée a 
bout, se fit peut-étre laissée entrainer 4 quelque éclat. Mais Clau- 
salle revint, Ja situation se trouva soudain dénouée. Il emmena son 
ami et les deux époux demeurérent seuls. 

M. Bodignon, moins surpris encore que contrarié du départ 
inattendu de cet héte, dont la muette adhésion lui avait commu- 
niqué tant de force et d’audace, élait déconcerté. C'est que la 
licence qu’il venait de se permettre avec tant d’a-propos était une 
chose tout 4 fait mouie et sans précédent dans les fastes de son 
ménage. Il se leva, et, affectant de reconduire Vernoise, gagnait 
la porte. La main de madame Bodignon, qui se posa sur lui comme 
la redoutable serre de l’aigle sur un bélier, l’arréta avant qu’il eit 
atteint le seuil. 

Droite devant lui, les bras croisés, l’ceil étincelant, elle s’écria 
d’une voix glapissante : 

— Vous me direz maintenant, par suite de quel vertige vous vous 
étes oublié jusqu’a une sortie aussi ridicule en face d’un étranger, 
un magistrat | 

— Chére amie,... commenca timidement M. Bodignon. 

Ii ne continua pas; l’éclat du regard de sa femme lui fit baisser 
les yeux, et sa phrase s'éteignit dans un murmure confus. 

— Le moment était heureux, en vérité. Ne pouviez-vous atten- 
dre que monsieur le vicomte de Sergerey se fut retiré, pour débiter 
toutes ces belles choses? Vous serez donc toujours maladroit? Il 
vous sied bien de reprocher au lieutenant Clapier son manque 
d’éducation, vous avez donné un brillant échantillon de la vétre. 
Est-ce ainsi que vous comptez vous comporter quand nous aurons 
un salon? 

— Le heutenant est un... 

— Vous exagérez la portée de plaisanteries qui sont sans consé- 





DOUCE-AMERE. 30f 


quence, si elles ne sont pas de bon gout. Je ne le défendrai pas, 
d’ailleurs; il a des défauts comme vous, comme moi, comme tout le 
monde. Et aprés?... C’est pour un lapin, un pigeon, un méchant 
poirier que vous commettez de telles inconvenances? 

— Et mes tulipes? | 

— Ajoutons les tulipes; mettez tout le jardin, si vous le voulez. 
Quand bien méme il l’aurait pris, cela justifierait-il votre conduite 
d’aujourd’hui? Jespére que vous éprouvez des regrets sincéres, 
monsieur Bodignon, et que, pour le prouver, vous irez faire votre 
paix avec M. Clapier. 


— Ah! par exemple!... 
— Vous irez, parce que vous sentirez que vous avez eu des torts 


envers lui, et qu’un homme s’honore en réparant ses injustices. 
Vous irez, surtout, parce que cela est: indispensable. 

— Mais je te répéte que c’est un monstre, qui a juré ma mort et 
qui me tue. Le remercier d’organiser Je pillage de ma ‘maison, de 
Se moquer de moi, de m’insulter! ce serait par trop fort. Quel secret 
a-t-il donc pour que tu t’intéresses autant a lui? Moi, je veux qu'il 
déguerpisse! 

— Vous avez dit : je veux. Apprenez que Notre-Saint-Pére le 
Pape lui-méme ne prononce jamais un pareil mot. Vous désirez 
savoir pourquoi je tiens par-dessus tout 4 ménager le lieutenant, et 
a ne pas nous brouiller avec lui, je vais vous le dire. Vous ne lub 
marchanderez plus ensuite les égards qu'il mérite. Depuis que 
nous sommes mariés, je crois avoir profité d’un grand nombre 
d‘occasions pour établir que je ne suis pas précisément une béte. 
Si je me suis altachée 4 M. Clapier qui, ainsi que vous le dites, est 
mal élevé et dont la fréquentation n’a rien d’agréable, il serait 
naturel de penser que j'ai pour agir ainsi un motif puissant. Mais 
non, vous préférez supposer que je place mal mes affections, ou 
que je ne sais pas distinguer les gens qu’il faut éloigner, de ceux 
avec lesquels il est ulile d’entretenir,des relations. Le voici, mon 
motif. Javais jugé nécessaire de le conserver secret, j'aime encore 
mieux le divulguer que de m’exposer 4 voir échouer, au dernier 
moment, une combinaison d’un effet immanquable. Le licutenant 
Clapier, ce soldat mal venu, que j’ai été presque chercher dans les 
rues de Versailles, que je loge pour rien, car il ne m’a pas encore 
payé de loyer, a qui je fournis des meubles, que j’invile souvent & 
diner, pour quije me montre prévenante et attentive au point d’ex- 
citer votre colére, votre jalousie peut-étre, qui enfin a si peu de 
reconnaissance et est aussi brutal qu’insipide: eh bien! c’est un 
personnage. Le temps viendra ot il nous dédommagera au centuple 


ee 


3 02 . DOUCE-AMERE. 


des légers inconvénients dont nous avons en ce moment & souffrir par 
lui. C’est )’oncle du ministre de la justice. 

‘— Luil... . : lo 

— Son propre oncle, le frére de sa mére. IL a médiocrement 
tourné, et on ne se vante pas de lui dans la famille. L’influence 
décisive que cette circonstance méme lui vaudra, l’occasion venue de 
la faire servir, saute aux yeux. 

— Hum! hum! 

— Comprenez-vous ma conduite, maintenant? Ne vous avisez 
plus, s’il vous plait, de contre-carrer mes plans, par une opposition 
iracassiére. Cette parenté, que nul ici ne soupconne, je |’ai décou- 
verte par hasard, et je ne l’ai point divulguée. Personne non plus 
ne se doute que je la connais, pas méme le lieutenant. Cela n’em- 
péche pas que les bons procédés dont je le comble porteront leurs 
fruits, 4 la condition que nous soyons toujours au mieux avec lui. 
Car, le jour ot nous aurons besoin de son concours nous est in- 
connu, ce ‘sera peut-étre demain, dans un mois, ou dans six. 

— Ah! sans mes oignons, j’irais bien encore... 

— L’avancement de notre gendre, sa nomination 4 Paris, le bon- 
heur'de notre fille, ne valent-ils pas le sacrifice de toutes vos tulipes, 
et méme de toutes vos poires? 

— Il y a aussi son absinthe, murmura M. Bodignon, vaincu et 
poussant un soupir. 

— Vous ajouterez beaucoup d’eau... Pendant que j’y songe, 
une observation. Je vous ai recommandé bien des fois de vous étu- 
dier 4 ne pas me désigner par mon prénom, quand nous ne som- 
mes pas seuls. Encore, si vous le prononciez correctement. Je me 
nomme Jeanne, vous le savez bien. Dans ]’intimité, i! n'y a aucun 
inconvénient A ce que vous m’appeliez Jeannette, quoique ce soit 
un peu paysan; mais dans le salon, en présence d’un visiteur! Je 
vous en conjure, veillez sur vous; ayez plus de tenue. 

— Je tacherai... C'est bien difficile, toute ma vie je t’ai appelée 
ainsi. | | 

— Ce n’est certainement pas ma faute; toujours je vous ai fait 
la guerre & ce sujet. Est-il plus difficile de contracter une bonne 
habitude qu’une mauvaise? Pourquoi avoir choisi la mauvaise?... 
Vous vous obstinez aussi a me tutoyer; rien n’est moins convenable 
et ne dénote mieux le manque d’usage. Avec un peu d’atlention et 
de bonne volonté, vous parviendrez 4 vous corriger. 

M. Bodignon poussa un nouveau soupir, plus accentué que le 
premier, mais n’osa pas exprimer sa pensée qui, réduite a ses ter- 
mes Jes plus simples, était celle-ci : l’opinion des autres vaut-elle 





DOUCE-AM RE. 303 


les sacrifices que nous nous imposons en vue de nous la rendre 
favorable? 

Loin de s’abandonner 4 aucune réflexion, sa sujétion était si 
absolue, qu’il se laissa présenter son chapeau et sa canne et que, 
sans ajouter un mot, il se disposa & se rendre chez le terrible 
heutenant. 

Quand on songe & la prodigieuse abnégation dont le pauvre 
M. Bodignon donnait, ce faisant, une preuve si éclatante, allant 
héroiquement affronter la pipe, l’absinthe et la conversation de son 
tyrannique locataire, on s’explique le sens profond de cet adage 
vieux comme le monde: Ce que femme veut Dieu le veut! 


G. DE PARSEVAL. 


La suite prochainement. 


M. DE BISMARCK 


ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS 


Le prince de Bismarck n’a pas été seulement, jusqu’ici, l’un des 
plus habiles politiques de l’Europe moderne, il faut ajouter aussi 
qu'il a été l’un des plus heureux. Ses adversaires ont pris, en quel- 
que sorte, plaisir a servir ses desseins par leurs propres fautes; les 
circonstances ont concouru d’une maniére merveilleuse 4 la réus- 
site de ses plans, et dans notre siécle qui, en dépit de son culte plus 
apparent que réel pour la liber{é, est un grand adorateur de la force 
et du succés, tout ce qu'une faveur inouie de la fortune est venue 
donner par surcroit au chancelier du nouvel empire germanique 
n’a pas médiocrement contribué 4 asseoir sa renommée, et a lui 
donner place, dans l’opinion européenne, a célé des plus grands mi- 
nistres dont nous parle Vhistoire, au rang de Richelieu, de Mazarin 
ou des deux Pitt. 

Il semblait que nul obstacle ne dut jamais contrarier un seul in- 
stant la volonté du chancelier. L’Allemagne, séduite par la pensée 
de reconstituer 4 son profit l’empire d’Occident, suit docilement 
toutes les inspirations de celui qu’elle regarde & bon droit comme 
l'artisan de sa grandeur présente. Le régime parlementaire, dont 
M. de Bismarck, au début de sa carriére politique, était l’adversaire 
assez déclaré, ne lui cause plus d’ombrage, depuis qu'une majorité 
dévouée vote toujours ce qu'il désire. Un seul groupe résiste quel- 
quefois, et méle quelques protestations a ce concert d’approbations et 
de flatteries : c’estle groupe des dépulés catholiques et des hommes 
les plus fonciérement religieux du parti protestant. Il paraitdonc que 
la conscience chrétienne a des délicatesses et des scrupules que ne 
connaissent point les habiles et les puissants de ce siécle. Au milieu 
de l’enivrement de la victoire, quand les libres penseurs et les soi- 








M. DE BISMARCK ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 305 


disant libéraux de toute nuance croient n’avoir rien 4 refuser au po- 
litique qui a fondé l’unité de l’ Allemagne sur l’abaissement de 1'Au- 
triche et la ruine de la France, la vieille parole sacramentelle de 
Vopposition chrétienne, le Non possumus, s’échappe parfvis des lé- 
vres de quelques députés fidéles 4 leurs croyances. La résistance s'est 
rencontrée dans les rangs de ceux qui respectent le plus sincérement 
les pouvoirs établis. Le prince de Bismarck n’a dissimulé ni |’étonne- 
ment ni la mauvaise humeur que lui causait cette opposition inat- 
tendue, et, en vertu de sa maxime favorite : « La force prime le 
droit, » il a entrepris de briser cet obstacle importun. La stricte lé- 
galité dans laquelle se sont si dignement renfermés ses adversaires 
a réduit jusqu’ici le chancelier 4 ne point aborder ouvertement la 
lutte; mais tout fait pressentir un engagement décisif, et il importe 
a la France de bien connaitre Vattitude et les forces respectives des 
partis. Que ceux qui révent une revanche insensée, qui ne serait 
qu’une maniére plus rapide de consommer la ruine de la France, ne 
croient pas que nous cherchons 4 faire le dénombrement de nos al- 
liés possibles dans la prochaine guerre. Nos attaques imprudentes 
ont fait 'unité allemande; toute tentative d’immixtion dans les af- 
faires de l’Allemagne serait un immense service rendu par nous au 
prince de Bismarck et a la politique prussienne. Une lutte engagée 
dans les circonstances actuelles, ou méme dans un délai assez rap- 
proché pour que les populations placées sous le joug de la Prusse 
n’aient pas eu le temps de se rendre compte de ce qu’elles ont sacri- 
fié de liberté pour le gain, assez illusoire, d’étre classées désormais 
au rang des grandes puissances, n'aurait d’autre résultat que de ci- 
menter les liens de sujétion qui rattachent 4 la Prusse les petits Etats 
placés sous son influence. Nous nous placons 4 un tout autre point 
de vue. La France, malgré ses revers, n’en reste pas moins la grande 
nation catholique de l’Europe et du monde. En ce sens, elle est en- 
core, au lendemain de ses désastres, en possession d’une suprématie 
morale que nul ne pourra lui contester. Qu’elle redevienne la fille 
ainée de I’Eclise, qu'elle rejette avec mépris ce masque d’impiété 
dont elle a laissé, par surprise ou par indolence, couvrir trop long- 
temps sa noble face, et les catholiques du monde entier devront né- 
cessairemént tourner sur elle leurs regards. Alors seulement la vo- 
lonté de la France pourra encore s’imposer a l'Europe, et la protec- 
tion désintéressée qu'elle exercera partout sur les intéréts véritables 
de la grande famille chrétienne, en lui attirant le respect et la con- 
fiance des nations, lui rendra nécessairement ce que ses fautes lui 
ont fait perdre. En attendant, et quoi qu'il arrive, que nous devions 
reprendre, par une politique chrétienne, notre rang dans le monde, 
ou nous jeter, en continuant les mémes erreurs, dans la voie d'une 


306 M. DE BISMARCK 


décadence irremédiable, rien de ce qui intéresse le catholicisme ne 
saurait demeurer étranger aux catholiques frangais. C'est a ce titre 
que tout ce qui s'est passé en Allemagne depuis la guerre de 1870 
dans le domaine des affaires religieuses mérite notre plus sérieuse 
atlention. 


Depuis la grande querelle des mariages mixtes, quia violemment 
troublé, il y a plus de trente ans, les bons rapperts de l'Eglise et de 
I’Etat dans le royaume de Prusse, la paix semblait s’étre faite & des 
conditions honorables entre les deux adversaires. La Prusse était 
certainement, parmi les puissances protestantes, l'une des moins 
ombrageuses a |’égard de |’Eglise. Les affaires catholiques avaient au 
ministére des cultes leur division spéciale, ce qui compensait le désa- 
vantage qui pouvait résulter parfois de ce que le ministre lui-méme 
élait nécessairement protestant. Sauf dans la province de Posen, ot 
les ecclésiastiques sont toujours soupgonnés d’étre les défenseurs 
les plus actifs de la cause nationale, le clergé était généralement 
traité avec une équitable impartialité; lorsque les siéges épiscopaux 
étaient vacants, les chapitres pouvaient: assez librement désigner le 
candidat qui leur paraissait le plus digne, et l'on a dit, non sans 
raison, que l’Eglise avait moins 4 se-plaindre de la cour de Berlina 
que de tout autre gouvernement protestant, ou méme de la cour ca- 
tholique de Munich. Cette assertion est peut-dtre exagérée en ce qui 
concerne .la Bayiére, au moins la Baviére sous Louis I*" ou Maximi- 
lien II; mais elle est rigoureusement vraic, si l’on compare les actes 
de l’administration prussienne 4 ceux des petits Etats protestants de 
l’Allemagne. On peut donc affirmer que le nom de la Prusse n’était 
nullement impopulaire parmi les catholiques allemands. Les pro- 
vinces rhénanes et la Westphalie, ou les protestants sont en minorité, 
n’étaient ni moins fidéles, ni moins dévouées a la dynastie que le 
Brandebourg ou la Prusse propre, et en dehors des limites de la mo- 
narchie, plus d’un catholique ne réclamait point, quand on émettait 
devant lui cette idée que le meilleur avenir pour l'Allemagne serait 
de passer sous'l’hégémonie prussienne. Le plus grand nombre des 
catholiques, il est vrai, tournaient encore les yeux vers la cour de 
Vienne. Ce qui restait de souvenirs du vieil empire germanique, 
joint a ascendant qui résultait de la conformité des croyances reli- 
cieuses, leur faisait considérer l’empereur d'Autriche plutdt que le 
roi de Prusse comme leur chef naturel. Mais lorsque la guerre de 


T LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 507 


1866 edt mis fin brusquement 4 Ja rivalité de la Prusse et de l’Au- 
triche, en excluant de la confédération germanique les Etats soumis 
4 la maison de Habsbourg, les catholiques se résignérent sans trop 
de regrets au nouvel ordre de choses; et lorsqu’en janvier 4874, le 
roi Guillaume prit le titre d’empereur d’Allemagne, les catholiques 
furent aussi empressés 4 le reconnaitre qu’ils avaient été ardents a 
soutenir la Prusse dans sa lutte contre la France. 

Les catholiques prussiens avaient d‘ailleurs vécu pendant assez 
Jongtemps sous l’autorité d'un souverain, pour qui le christianisme 
était tout autre chose qu’une religion surannée, & peine digne d’un 
respect purement extérieur. Le roi Frédéric-Guillaume IV était croyant 
et pieux. Aussi malgré les dissidences qui le séparaient, en sa qua- 
lité de protestant zélé, des évaques catholiques et de l’Eglise, accor- 
dait-il volontiers que l’autorité des pasteurs légitimes s’exercat libre- 
ment dans toutes les questions de discipline, ou I'Etat n’était pas 
directement intéressé. Les convictions élevées et sincéres sont faites 
pour s’entendre. Les pires ennemis de l’Eglise ne sont point les pro- 
testants les plus convaincus, mais ceux qui abritent sous le manteau 
du protestantisme la négation radicale du christianisme et la haine 
de toute idée religieuse. Le clergé jouit donc, sous Frédéric-Guil- 
Jaume IV, non-seulemeut de toute Ja liberté que comportaient les 
institutions prussiennes, mais méme d'une certaine faveur. Ces 
traditions.de bienveillance étaient si bien enracinées a la division 
spéciale des affaires catholiques au ministére des cultes, qu’un 
des premiers actes du prince de Bismarck, au moment de com- 
mencer sa guerre contre |’épiscopat, a été de supprimer cette di- 
vision, qui contrariait ses desseins. 

Le roi Guillaume I, & son avénement, recueillit le bénéfice de 
cette sympathie que les catholiques portaient 4 son prédécesseur. 
J’ai 6lé témoin, le 29 septembre 1862, de la dédicace de la seconde 
église catholique de Berlin, érigée sous le patronage de saint Michel. 
Le soir, un banquet réunit les principaux catholiques de la ville; 
un toast, trés-digne en méme temps que trés-chaleureux, fut porté 
au roi Guillaume par le prévét de. Sainte-Hedwige, M. Karker, et 
aeccueilli par les applaudissements de toute l’assistance. Il faut insis- 
ter sur tous ces faits pour établir cette vérité incontestable, que rien 
n’était plus facile pour le prince de Bismarck, que d’éviter la guerre 
qui sengage aujourd hui entre l’Eglise et son gouvernement.S'il y a 
tulte, ce ne sont point assurément les catholiques qui ont été les 
provocateurs. 

Il n’existait méme pas, il y a quelques années, de parti catholique 
au sein des Chambres prussiennes. Quelques hommes habiles, non 
moins capables de traiter les grandes affaires que de défendre les 





308 M. DE BISMARCK 


intéréts de la religion, avaient dignement tenu le drapeau du catho- 
licisme dans le parlement de Berlin : mais, comme il n’y avait pas 
de conflit entre |'Eglise et l’Etat, les députés catholiques, d’ailleurs 
en fort petit nombre, ne songeaient pas 4 s’organiser pour la lutte. 
Le patriotisme allemand les séparait méme de leurs auxiliaires 
naturels, les députés polonais. Aussi ne tenait-on, dans Ja prévision 
des résistances qu’un projet pouvait rencontrer dans les Chambres, 
aucun compte de l’opinion catholique; et si l’on y songeait inci- 
demment, c’était pour se dire que le respect des catholiques pour 
l’autorité réduirait leur opposition 4 une protestation insignifiante, 
et que s’ils voulaient aller au dela, rien ne serait plus facile que de 
_coaliser contre eux leurs adversaires et de les réduire au silence. 

L’Italie, qui a fait tant de mal au Saint-Siége, lui a, du moins, 
rendu le service de réveiller en Allemagne le courage et l’activité 
de ses défenseurs. L’acte de brigandage, qui mit, le 20 septembre 
1870, la ville éternelle au pouvoir de Victor-Emmanuel, dessilla les 
yeux de tous les catholiques sincéres. On se sentit, jusqu’é un cer- 
tain point, responsable de cet altentat que le succés des armes 
prussiennes avait rendu possible. On ne pouvait ignorer que le 
gouvernement, sans encourager ostensiblement les Piémontais, était 
loin de déplorer un événement qui achevait de ruiner |’influence 
francaise en Italie. C’était l’ambassadeur prussien, M. d’Arnim, qui, 
sans doute pour éviter une plus longue effusion de sang, et assurer 
la sécurité du pape et des cardinaux, était entré en pourparlers avec 
le général Cadorna, et l’espéce de neutralité que la Prusse avait 
affecté de garder dans cette affaire entre I’Italie et le Saint-Siége, 
faisait voir de quel cété penchaient ses préférences. Enfin, on savait 
que le gouvernement prussien s’élait montré hostile 4 la définition 
du dogme de l'infaillibilité. On appréhendait que la promulgation 
des décrets du concile du Vatican ne causat dans le clergé allemand 
un schisme, qui serait probablement encouragé par le pouvoir; on 
comprenait doncl'indispensable nécessité de représenter les intéréts 
catholiques au sein du Parlement. Donc, en méme temps que les 
évéques allemands, presque fous membres de la minorité au sein 
du concile, donnaient au monde un noble et grand exemple, en se 
soumetiant publiquement 4 la décision qu’ils avaient jugée inoppor- 
tune, les fidéles songérent aux intéréts de la foi, en accomplissant 
leurs devoirs d’électeurs, et, grace 4 leur entente, plus de cinquante 
députés catholiques étaient envoyés au Parlement par les circon- 
scriptions électorales les plus importantes des provinces rhénanes et 
de la Westphalie. 

L’alarme fut grande au camp des libres penseurs, qui avaient 
déja commencé, dans la Chambre précédente, la guerre contre les. 


ee] 





ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 509 


couvents et les écoles confessionnelles, d’autant plus que ces ‘élec- 
tions spéciales pour la Chambre de Prusse présageaient que les 
catholiques voulaient sortir de leur impuissance, et qu’ils espéraient 
étre représentés sérieusement au sein du Parlement général, du. 
Reichstag du nouvel empire germanique, comme ils l’étaient déja 
dans la Chambre des députés. La presse pseudo-libérale fit grand 
bruit des ténébreuses menées qui étaient la cause d’un tel résultat, 
et la Gazette d’ Augsbourg ne craignit pas d’assimiler ce succés des 
catholiques 4 une victoire de l’armée francaise sur la Loire. 

Ce fut plus qu'une alarme, ce fut un immense accés de colére, 
lorsqu’on apprit que les nouveaux élus avaient fondé, pour se concer- 
ter sur les questions politiques, une réunion spéciale, qui s’intitulait 
fraction du centre (Centrumsfraction), en ajoutant 4 son programme - 
les mots de parti constitutionnel, pour bien établir qu’elle se placait 
sur le terrain de la plus stricté légalité. Dés lors les catholiques deve- 
naient une puissance avec laquelle on devait compter. Trop faibles 
sans doute pour tenir par eux-mémes le ministére en échec, ils pou- 
vaient, en s’appuyant, au besoin, sur tel ou tel parti, lui assurer la 
victoire, et réclamer en échange sa coopération quand ils en au- 
ratent besoin. 

En effet, la fraction du centre venait ajouter un sixiéme groupe a 
ceux entre lesquels se répartissaient, dans la session précédente, les 
membres de la seconde Chambre prussienne. Quels sont ces grou- 
pes, ef quels alliés le parti catholique pouvait-il espérer de rencon- 
trer parmi eux? Nous allons le dire en peu de mots. 

La Chambre compte en tout quatre cent trente-deux députés. Les 
deux groupes les plus importants qui aspirent 4 la diriger sont, 
d'un cété, le parti conservateur, qui compte environ cent six ou 
cent huit membres, et le parti libéral et national, qui est d’une force 
a peu prés égale. Le premier représente le vieil esprit traditionnel 

-prussien. C'est le parti de la noblesse, celui qu’on désigne quelque- 
fois en Allemagne sous le nom de Junkerpartei ; ce que nous tradui- 
sons généralement en France par le parti des hobereaux. Son princi- 
pal organe est la fameuse Gazette de la Croix. C’est le parti auquel 
appartenait jadis M. de Bismarck, et dont il a depuis si cavalié- 
rement renié les principes et répudié l’influence ‘. 

On connait généralement assez peu en France le rdle et laltitude 
du parli conservateur prussien. De ce qu’il nous est profondément 
hostile, on en conclut trop facilement qu’il n’y a rien de bon a at- 


t On le désigne aussi trés-souvent dans les polémiques quotidiennes sous le nom 
de parti féodal, quoique cette dénomination soit plus généralement réservée au parti 
conservateur autrichien, et soit plus employée 4 Vienne qu’a Berlin. 


10 M. DE BISMARCK 


tendre d’une noblesse arrogante et antilibérale, qui ne révait jadis 
- que de courber |’Allemagne sous le despolisme militaire, et ne réve 
aujourd’hui que d’étendre sur tout l’Occident la verge de fer d’un 
empereur absolu, servi par une noblesse qui aurait une large part 
4 la curée. Plus d’un trait peut étre rectifié dans ce tableau ou la 
fantaisie domine. Le parti conservateur est moins insensible qu’on 
ne le croit 4ce qu'il y a de légitime dans la pratique des libertés 
modernes ; et, d’ailleurs, rien ne convertit mieux 4 la liberté que de 
tomber du pouvoir et d’étre relégué dans l’opposition. Tout-puissant 
sous le roi Frédéric-Guillaume IV, le parti conservateur a vu suc- 
cessivement décroitre son crédit, 4 mesure que le roi Guillaume I* 
prétait une oreille plus docile aux inspirations de M. de Bismarck. 
Ce qu’il défend aujourd’hui, c’est l’antique alliance de la fidélité 
dynastique au respect de la religion et au maintien des usages; ce 
qu'il combat, c’est l’envahissement de la bureaucratie, qui étend 
partout son ingérence; c’est la tendance irréligieuse qui s’accuse de 
plus en plus dans les grandes villes, et semble pénétrer toutes les 
branches de administration. Nous sommes si habitués en Francea 
maudire sans réserve le passé, tous les partis ont si bien pris pour 
mot d’ordre de couvrir d’anathémes tout ce qui sent l’ancien régime, 
qu’en dépit de l'exemple si concluant que nous offre l’ Angleterre, 
nous comprenons difficilement que certains vestiges de lorganisa- 
tion féodale soient, dans certaines circonstances sociales détermt- 
nées, un excellent point d’appui pour se défendre contre |’omnipe- 
tence de I’Etat. La tyrannie des majorités peut aussi bien menacer 
la liberté que \’absolutisme d'un souverain, et, en présence des ten- 
dances niveleuses de la démocratie moderne, une aristocratie qui 
défend ses derniers droits est souvent, malgré son esprit de caste, 
un contre-poids utile, ‘dont plus d'un excellent esprit regrette que 
la France soit absolument privée. Bien des prétentions chimériques 
se mélent sans doute a ces questions de principes. Que de choses 
nous répugnent ou nous révoltent dans ce parti! La stricte impar- 
tialité ne nous oblige pas moins 4 reconnaitre que, surtout depuis 
deux ans, ila plus d’une fois été le défenseur des meilleures causes, 
et qu’en plus d’une occasion, comme nous le verrons bientdt, il a 
donné aux catholiques un utile secours. 

On n'est pas moins étonné, en France, d’entendre parler quel- 
quefois dans la presse allemande d’un parti clérical au sein du pro- 
testantisme. Or le mot clérical, aussi bien sur les bords de la Sprée 
que sur ceux de la Seine, signifie tout simplement chrétien. Qui- 
conque, tout en respectant la liberté de conscience des cultes dissi- 
dents, prétend que le christianisme exerce sur la société une salutaire 
influence ; que les lois civiles ne soient pas en désaccord flagrant avec 








ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS, $11 


les prescriptions de la morale chrétienne; qu’on ne relégue pas 
I'Eglise dans la sacristie de ses temples, comme on relégue dans une 
chambre inutile un vieux meuble hors d'usage, et auquel on ne 
tient plus que par d’anciens souvenirs; quiconque, en un mot, a 
quelque souci que la société fondée par le christianisme tienne dans 
sa vie pratique compte de cette noble origine, est marqué de cette 
épithéte de clérical, comme d’une note d’infamie, qu'il appartienne 
au protestantisme officiel ou 4 I’Eglise catholique. Le parti conser- 
vateur prussien voyait jusqu’ici dans le corps des pasteurs luthé- 
riens un clergé, et non une collection de simples fonctionnaires dé- 
légués par l’Etat au soin des affaires religieuses, au méme titre 
qu’un personnel de contrdéleurs des.finances surveille Ja rentrée des 
impots. Or c’est ce que le parti du progrés, allié aux voix dont dis- 
pose le gouvernement, veut faire aujourd’hui aussi bien du pasteur 
protestant que du prétre catholique. La cléricale Gazette dela Croix, 
pour ja qualifier de l’épithéte que lui décernent les protestants li- 
bres penseurs, a donc plus d'une fois fait campagne avec la catho- 
lique Germania sur le terrain de l’ordre et de l’honneur. On doit 
au moins lui en savoir quelque gré. 

Au parti conservateur s’oppose la fraction qui s'intitule libérale et 
nattonale, ét qui recoit aujourd’hui ses mots d’ordre des ministres 
prussiens. C’est le parti sur lequel s’appuie M. de Bismarck, et qui, 
d’ordinaire, vote docilement tout ce qu’il lui suggére. Grand admi- 
rateur de la diplomatie prussienne depuis 1863, le parti libéral na-_ 
tional a été l'auxiligire de M. de Bismarck toutes les ‘fois qu’il s’est 
agi de la politique conquérante qui a saccessivement incorporé, a 
fa Prusse, le Schleswig-Holstein, le Hanovre, la Hesse et le Nassau. 
Aujourd’hui, soit au sein des Chambres prussiennes, soil au sein du 
Parlement national allemand, il appuie toutes les mesures destinées 
a combattre ce qu’on appelle en Allemagne le particularisme, c’est-a- 
dire qu’il favorise de tout son pouvoir la destruction des anciennes 
autonomies et l’unification de Allemagne sous le joug prussien. 
Grace a la perversion du sens naturel des expressions les plus clai- 
res, perversion si fréquente dans notre siécle troublé, qu'elle est 
devenue pour nos sociétés européennes presque un état normal, on 
peut affirmer hardiment que le parti libéral national serait vraiment 
infidéle au titre qu’il se donne, s'il m était l’ennemi de la hberté 
dans |’Empire, comme il est Padversaire des derniers restes des 
nationalités particuli¢res. Les grands mots de libéralisme et de tolé- 
rance‘sont souvent dans la bouche de ses orateurs; mais la tolé- 
rance n’existe qu’en faveur des libéraux irréligieux; et Eglise — 
catholique, en particulier, n'a point droit 4 une liberté que les ora- 


312 M. DE BISMARCK 


cles du rationalisme protestant proclament contraire 4 la civilisation 
moderne. : 

Un autre auxiliaire de cette armée aniireligieuse est le parti beau- 
coup moins nombreux, qui, n’osant s’intituler républicain, ou 
. méme socialiste, s’est intitulé progressiste; appellation vague, qui 
permet a la fois d’échapper 4 la rigueur de la loi, et de grouper, 
pour attaquer le gouvernement, des opinions de nuances fort diver- 
ses, qui n'ont entre elles de commun que /a haine du gouvernement 
établi. C’est une opposition infime, quand il s’agit de faire la guerre 
au tout-puissant prince de Bismarck ; mais c'est un appoint certain, 
toutes les fois qu’il s’agit d’imposer silence aux catholiques, ou d’ap- 
puyer contre I’Eglise quelque mesure de répression. Le socialisme 
en Allemagne, comme partout, sent d'instinct qu'il est la négation 
du christianisme, et ne néglige aucune occasion de lui témoigner 
sa haine, fit-ce par des actes de servilité envers les pouvoirs qu’il 
combat ordinairement. Si lon joint a ces diverses fractions les quel- 
ques membres qui font profession de n’appartenir 4 aucune des 
coteries politiques, et qu’on désigne par l’épithéte assez bizarre de 
sauvages (die Wilden) ; si l'on ajoute un aulre groupe assez incolore, 
qui s’intitule conservateurs libres, et qui fait profession de se porter 
indifféremment d’un cété ou de l'autre sans recevoir de mot d’or- 
dre; si l’on remarque, enfin, que, méme dans ces deux derniéres 
fractions, la presque totalité des membres appartient au protestan- 
tisme, et se trouve, par conséquent, peu favorable a la cause catho- 
lique, on aura quelque idée des difficullés que les défenseurs de 
l'Eglise rencontrent au sein de ces assemblées allemandes, ot ils ne 
trouvent presque que des ennemis. Ils ne rencontrent en effet quel- 
que appui que dans |'impartialité fort accidentelle que leur temoigne 
en ce moment le vieux parti conservateur prussien, et dans le secours 
des quelques députés polonais pour lesquels la question religieuse 
est aussi une question de race et de nationalité. C’est cependant au 
milieu de circonstances en apparence si désastreuses que les catholi- 
ques allemands ont accepté la lutte, et sont méme parvenns 4a in- 
spirer 4 leurs adversaires une sorte de terreur plus affectée que 
réelle, mais qui n’accuse pas moins chez leurs ennemis de sérieuses 
inquiétudes. 

Aussi, lorsque les élections de lhiver de 1871 envoyérent dans 
les Chambres prussiennes et au Parlement allemand ce groupe d@’une 
cinquantaine de députés connus pour leur invariable attachement & 
l’Eglise, et décidés a se faire les champions de la cause catholique, il 
sembla qu’un grand péril menacat tout a coup le nouvel empire. On 
insinuait dans la presse officieuse que la revanche de la France com- 
Mengait, pulsque ses amis conquéraient une place au sein du Par- 





ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 313 


lement. Les nouveaux élus s organisérent pour la lutte, et formérent 
ce qu’on a appelé la Fraction du centre. Ils évilérent 4 dessein la déno- 
mination de parti ou de fraction catholique, précisément parce que, 
faisant appel 4 tous les hommes de bonne volonté, 4 tous ceux qui 
comprennent la liberté religieuse, ils ne voulaient pas exclure par 
avance de leur sein ceux des protestants vraiment chrétiens qui vou- 
draient se rallier 4 eux. Cette alliance n’a pas eu lieu ; mais la seule 
pensée de la conclure ne témoigne pas moins de l’esprit de tolérance 
éclairée qui a présidé 4 la constitution de la Fraction du centre. Elle 
se proposait, en effet, comme elle l’a déclaré dans le préambule de 
ses statuts « de combattre pour le maintien organique du droit con- 
« stitutionnel en général, et en particulier pour la liberté et l’indé- 
« pendance de l’Kglise et de ses institutions. » 

Telles sont, dans le Parlement allemand, les forces respectives des 
divers partis; tels sont les éléments en présence desquels se trou- 
vait le prince de Bismarck, pour commencer sa lutte contre le clergé 
catholique; lutte fort inégale dans laquelle on voit que la victoire 
lui était acquise soit au sein du Parlement, soit au sein des Cham- 
bres prussiennes. Mais on sait que les Allemands ne négligent, dans 
une lutte, rien de ce qui doit leur assurer le succés; il fallait agir 
sur l’opinion, et en méme temps chercher un point d’appui dans 
l’Eglise elle-méme ; on crut y réussir en donnant pour mot d’ordre 
a la presse de travestir et les intentions et la politique de la cour de 
Rome a légard de l’Allemagne, et en accordant, d’autre part, la 
protection officielle la plus ouvertement déclarée au schisme des 
Vieux catholiques. 


{I 


Qu’on me permette de rappeler ici un souvenir personnel. Pen- 
dant les quelques mois que je passai en Allemagne, a la fin de la 
guerre de 1870-71, pour visiter un cerlain nombre des dépdts de 
nos prisonniers, j'eus l'occasion de causer assez longuement, 4 Mu- 
nich, avec un médecin fort intelligent et distingué d’une ville d’eaux, 
et je fus renversé d’entendre affirmer, dans une de nos conversa- 
tions, que le pape Pie IX avait été un des principaux instigateurs de 
Ja guerre entre la France et la Prusse. Je fis en vain observer 4 mon 
interlocuteur qu’il était au moins étrange, pour ne rien dire de 
plus, que la cour de Rome eut poussé a une guerre dont la premiére 
conséquence probable était, sans aucun doute, l’abandon de Rome 
par les troupes frangaises et l’invasion de I'Etat pontifical par les 

25 Jenser 1873. | 24 





314 NM. DE BISMARCK 


Piémontais ; conséquence que l’entrée des Piémontais dans Rome, le 
20 septembre 1870, n’avait que trop mise en lumieére. D'ailleurs la 
cour de Rome ne pouvait ignorer que la possession de la ville éter- 
nelle était en quelque sorte l’enjeuque I'Italie devait réver de gagner 
pour prix de son alliance dans ce conflict; que le gouvernement fran- 
cais, qui avait peut-étre inspiré ou du moins laissé faire l’expédition 
qui aboutit au désastre de Castelfidardo, pourrait bien sacrifier 
Rome pour obtenir l’appui d'une armée italienne ; et qu’a plus forte 
raison la Prusse protestante pourrail bien jeter Rome en proie aux 
ministres de Victor-Emmanuel ou aux bandes de Garibaldi, pour 
s‘assurer le secours d'une diversion utile du cété des Alpes. Tous ces 
raisonnements, d'un gros bon sens en apparence irréfutable, ne- 
convainquirent nullement mon adversaire, et mon étonnement di- 
minua lorsque je vis bientét aprés ce méme théme reproduit par la 
presse officieuse allemande, et commenté de I’air le plus sérieux 
du monde par des feuilles importantes telles que la Gazette d’ Augs- 
bourg'. 

« Rome veut rétablir dans le monde moderne la domination abso- 
lue qu'elle a exercée sur Europe au moyen age »; tel est, en quel- 
que sorte, l’axiome qui sert de base a toute la polémique antireli- 
.gieuse au dela du Rhin. Les auxiliaires de Rome, ce sont les races 
latines, et les puissances catholiques qui, lors méme qu’elles ne 
comprennent, comme lAutriche, qu'un trés-petit nombre d’élé- 
ments lalins dans leur sein, n’en ont pas moins subi !’influence du 
latinisme moderne sous sa forme la plus redoutable et la plus per- 
fide, c’est-a-dire sous la forme du jésuitisme. L’adversaire naturel de 
Rome, c’est la race germanique, le champion du protestantisme et 
de la libre pensée, la race qui doit réaliser, dans leur plus haute 
acception, les principes de l’Etat et de la civilisation modernes. 

Mais les races latines elles-mémes, si peu qu’elles soient pénétrées 
de la lumiére de la libre pensée, échappent 4 I'action de l’Eglise et 
refusent de la suivre plus loin. L’Espagne se décompose au sein d’une 
irremédiable décadence, et n’a plus aucune influence sur les affaires 
générales de l'Europe; I'Italie, au moins ce qu’on appelle en Allema- 
gne la partie intelligente de I'Italie, est en révolte contre l’Eglise 
dont elle renverse le pouvoir tempore!. Rome ne peut donc espérer 
d'appui efficace que des deux puissances qui peuvent, comme elle- 
méme, associer aux passions religieuses des vues d’ambition person- 
nelles : ces deux puissances sont la France et l’Autriche. C’est 1a que 


' Voir 4 ce sujet les curieux articles publiés dans la Gazette d’Augsbourg au mois 
de mai 1872, et intitulés: Fragments relatifs 4 la politique du Vatican (Fragmente 
sar Vatecanischen Politik). 














ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 315 


ja cour de Rome a résolu de dompter l’esprit moderne; c'est sur ce 
terrain qu'elle livre le grand et décisif combat. 

La définition du dogme de l'Immaculée Conception par le pape 
seul, indépendamment du concours des évéques, a été comme une 
attaque d’avant-garde dans cette stratégie savamment combinée; il 
s’'agissait alors d’annihiler la puissance des évéques , et de fonder 
ainsi la monarchie absolue dans ]’Eglise avant de la rétablir dans le 
monde politique. A ce moment, la cour de Rome compltait sur ses 
deux alliées; en France, Napoléon Ill affectait des sentiments reli- 
gieux et se laissait décerner volontiers par les évéques le titre de nou- 
veau Constantin ; en Autriche, Frangois-Joseph concluait le concor- 
dat et rendait au catholicisme le rang de religion d’Etat. La guerre 
Ae 4859, en occasionnant la défection du gouvernement francais, 
dérangea les plans de la curie romaine, et lui fit reporter sur l’Au- 
triche toutes les tendresses qu’elle partageait jadis entre Vienne et 
Paris. Aussi Rome était-elle de tout coeur l’alliée de |’Autriche dans 
la guerre de 1866. Le destin lui fut encore contraire ; non-seulement 
PAutriche fut vaincue, mais a la suite de cette défaite, l’ultramonta- 
nisme fut lui-méme renversé dans le gouvernement autrichien dés 
gu’on dut introduire un régime constitutionnel. La France, ot quel- 
ques symplémes de liberté parlementaire commencaient 4 poindre 
et pouvaient faire espérer un triomphe du parli elérical, fut alors le 
champ d’action de la cour de Rome. Seulement, en se servant de la 
liberté parlementaire, il fallait établir par avance la négation des 
liberfés modernes ; ce fut l’ceuvre du Syllubus. 

Mais ce beau roman ne peut s’arréler en chemin. Le Syllabus, en 
effet, suivant nos auteurs, ne suffisait pas 4 l’ambition de la cour 
de Rome; il lui fallait convoquer un concile, pour obtenir que !’é- 
piscopat rassemblé lui donnat en corps sa propre démission en pro- 
clamant le dogme de l’infaillibilité. Bien entendu, dans tous ces ré- 
cits fantastiques, l’infaillibilité est toujours entendue comme un 
pouvoir capricieux, discrétionnaire, qui livre a l’arbitraire du sou- 
verain pontife, non-seulement les dogmes et la discipline de ]’Eglise, 
mais tous les ordres de vérités et de connaissances : le Pape infailli- 
ble pourrait décider au besoin que le pair sera limpair, et que deux 
et deux font cing. Au moment ot la curie romaine remportait au 
sein du concile sa grande victoire de la définition de l’infaillibilité, 
éclatait la guerre entre l’Allemagne et la France. C’est ici que, tou- 
tes les fois que ce théme étrange est développé dans la presse offi- 
cieuse ou dans les pamphlets anticatholiques, on voit tout a coup je 
ne sais quelle terreur de convention remplacer la morgue avec la- 
quelle les Allemands célébrent leurs victoires. Que fat devenue I’Al- 
lemagne, que fat devenu le monde, si la France evit triomphé, et si 








516 M. DE BISMARCK 


Rome se fut servie de ce triomphe pour ramener de gré ou de force: 
l’Autriche sous son influence, et si la Prusse humiliée edt été foulée 
par le noir bataillon des jésuites tout autant que par les régiments 
francais? Tel est le tableau, qu’en lisant les feuilles allemandes, plus 
d’un naif bourgeois a du voir apparaitre au milieu du nuage de ta- 
bac qui enveloppe la brasserie ow il va fumer et boire chaque soir; 
c’est par de tels moyens qu’on excite l’opinion, et qu’on cherche a 
donner a la persécution qu’on veut organiser contre le clergé le ca- 
ractére d’une lutte nationale. 

Le schisme des « vieux catholiques » devait avoir plus de portée que 
ce ridicule roman de la tentative de restauration d’une monarchie 
pontificale plus absolue que n’auraient jamais pu laréver Grégoire VII 
ou Innocent III. En effet, on trouvait pourauxiliaires, au lieu des jour- 
nalistes gagés pour exploiter la crédulité publique et les préjugés 
protestants, des hommes considérables, en possession d’une renom- 
mée justement acquise et d’une influence immense aussi bien sur le 
clergé formé jadis par leurs soins que sur la jeunesse des uhiversi- 
tés. Le schisme des « vieux catholiques » a recruté-surtout ses adhé- 
rents parmi les professeurs, ce qui est, aprés tout, un bien pour 
l’Eglise; car le schisme est resté un état-major sans armée. On a 
souvent regretté, et non sans raison, que notre clergé francais fat 
absorbé presque tout entier par les soins du ministére; qu’il n’eut 
pas dans ses rangs, comme au temps de l’antique Sorbonne, ces doc- 
teurs affranchis, grace 4 des fondations intelligentes, et du souci 
de leur propre existence et du pénible labeur quotidien des parois- 
ses. Sans doute, la disparition de ces anciens bénéfices, qui créaient 
en quelque sorte les vocations scientifiques, par les facilités qu’elles 
leur offraient, est une lacune déplorable qu’on n’a pu encore com- 
bler depuis la Révolution francaise. Toutefois notre clergé, grace & 
ce contact perpétuel avec les ames, a celte union nécessaire, perpé- 
tuelle, avec les fidéles qu’il est chargé d’instruire et de consoler, a 
acquis un sens pratique égal 4 son dévouement. Prétres et fidéles ont 
en France le sens de )’orthodoxie; un sentiment trés-net et trés-puis- 
sant les avertit qu’en se séparant du Saint-Siége ils rompent avec 
I’Eglise, et ne peuvent éviter le schisme et l’hérésie. On ne trouve 
point parmi nous ces savants pour lesquels leurs propres systémes 
finissent par avoir plus de poids que la tradition de I’Eglise et la voix 
de leurs pasteurs. C’est 14 ce qu’ont oublié ces hommes qui ont cru 
rester chrétiens en protestant, au nom d’une science orgueilleuse, 
contre ce qu’acceptait l’Eglise universelle. OW est maintenant, pour « 
les « vieux catholiques, » la source de la vie spirituelle? Hélas! ils 
tombent sous le coup de cette parole si profonde de saint Augustin : 
« L’esprit ne vivifie que les membres qui appartiennent au corps... 








ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 317 


« Retranchez un seul membre, et aussitét l’Ame ne peut plus vivifier 
« ce qui a cessé d'adhérer a l'unité du corps. Ceci nous est dit pour 
« nous faire aimer l’unité et redouter la séparation. Rien ne doit plus 
« épouvanter le chrétien que la pensée d’étre séparé du corps du 
« Christ ; car, étre séparé du corps du Christ, c’est cesser d’étre un 
a de ses membres, et cesser d’étre un de ses membres, c’est n’étre 
a plus vivifié par son Esprit’. » 

La politique prussienne s’est donc trompée, en fondant sur le 
schisme des « vieux catholiques » la majeure partie de ses espéran- 
ces. La rupture d’hommes tels que M. Deellinger, M. Friedrich, avec 
PEglise, a été un scandale pour |’Allemagne, une douleur pour les 
fidéles; mais la chute lamentable de quelques intelligences n’a pas 
été pour l’immense majorité du peuple catholique le signal d'une dé- 
fection. Un violent article de la Gazette d’Augsbourg, intitulé [ Abbé 
Michaud et la France catholique, dounait, il y a quelques mois, 
comme la preuve de la décadence de l’esprit religieux en France, ce 
fait que le Pére Hyacinthe et ’abbé Michaud étaient les seuls hom- 
mes d’une véritable valeur qui se fussent révoltés contre Rome en 
ces derniers temps, et que leur exemple n’avait abouti qu’a provo- 
quer les témoignages d'une soumission de plus en plus servile 4 l’au- 
torité du Saint-Siége’*. De telles aberrations attestent la profonde 
ignorance de Ja plupart des publicistes allemands en tout ce qui con- 
cerne la vie de |’Eglise catholique. Cette notion si grande et si sim- 
ple de ’Eglise envisagée comme une mére, cette conception du ca- 
tholicisme considéré comme une famille dont tous les vrais mem- 
bres oublient leurs dissidences passagéres dés que le moindre péril 
menace le foyer domestique, ne peuvent étre comprises par ces intel- 
ligences protestantes qui ne voient dans tout développement religieux 
que l’individualisme, qui jugent tout au point de vue du sens per- 
sonnel, et rien au point de vue de l’abnégation, de l’humilité, de la 
charité catholiques. 

L’assemblée des « vieux catholiques » 4 Munich, au mois de sep- 
tembre 4874, n’avait nullement fondé cette Eglise nationale alle- 
mande dont la constitution semble un des réves favoris des hommes 
d Etat prussiens. Des symptémes assez graves de dissidence s’étaient 
méme manifestés dans ses réunions, et malgré le bruyant concours 


‘4 Nec viva membra spiritus facit, nisi que in corpore quod vegetat ipse spiritus 
invenerit..... Unum si tollas, jam non vivificatur ex anima tua, quia unitati cor- 
poris tui non copulatur. Hec dicuntur ut amemus unitatem, et timeamus separa- 
tionem. Nihil enim sic debet formidare christianus, quam separari a corpore Christi. 
Si enim separatur a corpore Christi, non est membrum ejus : si non est membrum 
ejus, non vegetatur Spiritu ejus. (S. Aug. in Joann. Evang. Tract. xxvu, 6.) 

* Gazette d'Augsbourg du 25 mars 1872. 





318 M. DE BISMARCK 


d’un certain nombre de libres penseurs ou de protestants, dont la 
présence était au moins singuliére dans une assemblée qui s’intitu- 
lait encore catholique, le chiffre des adhérents était, a tout prendre, 
assez minime. Il était dés lors évident que la population catholique, 
prise en masse, resterait fidéle 4 ses évéques. En méme temps, la 
proposition d’organiser des paroisses dites de « vieux catholiques » 
excitait dans ’'assemblée une discussion assez orageuse. M. Deellin- 
ger s'élevait avec force contre la pensée de consommer ainsi un 
schisme; il répétait avec une louable insistance « qu'il avait longue- 
ment étudié i’histoire de toutes les hérésies, et que les « vieux ca- 
tholiques » perdraient toute autorité en sortant de l’Eglise. » I] révait 
pour eux, au contraire, de les voir y rester comme des enfants qui 
réclament, au nom du droit le plus sacré, leur part de ’héritage pa- 
ternel, et ne pass’assimiler 4 des émigrants qui ne savent protester 
que par leur départ contre l’injustice qui leur est faite. 

La situation que semble avoir révée M. Doellinger pour les « vieux 
catholiques » ressemble 4 peu prés 4 celle des jansénistes du dix-hui- 
tiéme siécle, qui en appelaient au futur concile, prétendant jusqu’é 
ce moment éviter tout reproche d’hérésie. On répondait, avec beau- 
coup de sens, 4 M. Deellinger, que si les « vieux catholiques » n’a- 
vaient pas leurs églises, leur culte, leur clergé, ils se confondraient 
purement et simplement dans I'Eglise 4 l'état de boudeurs impuis- 
sants, dent le temps, 4 défaut d’autres arguments, finit toujours par 
avoir raison. | 
' Les adversaires de M. Deellinger prévalurent; mais les tentatives 
d’organisation de paroisses de « vieux catholiques » n'ont fait depuis 
que mettre mieux en lumiére la radicale impuissance du schisme 
nouveau. Quant 4 M. Deellinger lui-méme, on ne sait sil’on doit plus 
s’étonner ou s’affliger du triste spectacle qu’offre la fin d’une si noble 
carriére. L’homme qui, sur le terrain de histoire, a été ladversaire 
victorieux du protestantisme, l’illustre maitre dont Jeslecons ont formé 
tout ce que le clergé et l’épiscopat allemands comptent d’hommes dis- 
tingués, devient le déserteur de Ja cause qu'il a servie, et recueille 
au terme de ses jours les applaudissements ironiques de ceux qu'il a 
si vaillamment combattus. Il a été élu recteur de l’université de Mu- 
nich, mais ce sont les protestants et les libres penseurs qui lui ont 
donné leurs voix; il reste professeur 4 la faculté de théologie, mais 
les étudiants en théologie ont déserté ses cours, et il est obligé de 
venir dans une des salles de \’Odéon chercher un public des plus 
mélés, pour plaider sa cause devant lui et exposer ses nouveaux prin- 
cipes.. Le ministére actuel le protége, mais c’est un gouvernement 
inféodé a la Prusse, destructeur des derniers vestiges de l’'autonomie 
bavaroise, qui lui prodigue ses faveurs; et lui-méme, dans tous ses 








ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 019 


discours officiels, se fait l’'avocat de la Prusse, l’apologiste de la cen- 
tralisation, l’écho presque banal. de ces déclamations sonores sur la 
dominalion de la race germanique, qu’on. croirait réservées aux 
journalistes gagés de la presse officieuse. Lui aussi tombe sous le 
coup de cette loi presque fatale qui semble condamner a une déca- 
dence finale les intelligences les plus éminentes.de notre siécle agité. 
Dans sa jeunesse, en.48352, il a yu commencer 4 Munich la révolte 
de Lamennais; il y a.été témoin de la noble saumission de Lacor- 
daire. Serait-ce donc l’infortané Lamennais qui est devenu.le modéle 
auquel il yeut s’attacher aujourd’hui, démentant toute une vie de 
longs services, brisant une influence jadis salutaire et féconde, et 
faisant redire 4 ceux qui le plaignent, sans avoir le courage de le 
maudire, ces tristes paroles de l’Ecriture : Quomodo cecidit potens, 
qui saluum faciebat populum Israél'? 

Le gouvernement prussien ne trouvait donc pas dans les vieuxr 
catholiques Ja milice, dont i] aurait eu besoin pour étre puissamment 
soutenu dans sa tentative d’asservir I’Kglise. Restait, pour engager 
la lutte, le terrain de la légalité telle qu'une interprétation méticuleuse 
des lois sur les rapports de l'Eglise et de l’Etat pouvait la définir. 
On sait que l’enseignement religieux est obligatoire en Prusse, au 
méme titreque les autres branches de |’enseignement; il rentre dans 
ce qu’on appele les matiéres confessionnelles, et la direction et la sur- _ 
veillance de cet enseignement appartient. aux ministres de chaque 
culte reconnu par |’Etat. Dans les écoles primaires, les prétres catho- 
liques, comme les pasteurs protestants, avaient de droit l’inspection 
des classes; dans les gymnases, les cours de religion étaient faits par 
des ecclésiastiques nommés sur la présentation soit des évéques, soit 
des consistoires. Cet état de chose fut l’origine des premiers conflits. 
Quelques professeurs catholiques ayant donné 4 leurs éléves un ensel- 
gnement contraire au dogme promulgué par le concile du Vatican, 
l’autorité épiscopale dut intervenir, comme c était son droit et son 
devoir, puisque les délinquants étaient ecclésiastiques ; un deux, le 
docteur Wollmann, professeur de doctrine religieuse au gymnase 
catholique de Braunsberg dansla Prusse propre, fut suspendud’abord, 
puis frappé d’excommunication majeure pour avoir résisté sur ce 
point 4 l’autorité de Pévéque d’Ermeland, Mgr Krementz. Le gou- 
vernement prétendit que le docteur Wollmann n’ayant fait autre 
chose que de refuser d’enseigner un dogme que l’Etat n’entendait 
nullement reconnaitre, la querelle survenue entre son évéque et lui 
. était un pur débat théologique od l’administration de l’instruction 
publique n’avait rien 4 voir; que M. Wollmann n’ayant donc nulle 


4 Macchab., 1,9. bi 





320 M. DE BISMARCK 


ment démérité devait étre maintenu dans ses fonctions, et que par 
conséquent aucun éléve du gymnase-ne pourrait se dispenser d’assis- 
ter aux leconsde ce professeur. Environ cinquante éléves ayant refusé 
par.scrupule de conscience d’assister aux lecons d’instruction reli- 
gieuse furent exclus par mesure disciplinaire. Ge futla comme le pre- 
mier acte du drame. ; 

Mais il fallait, au gouvernement, pour continuer la lutte, des 
auxiliaires plus actifs et plus dévoués que ceux qu'il trouvait soit 
dans le ministre de l’instruction. publique et des cultes, M. de 
Mihler, soit dans les bureaux spécialement affectés aux affaires 
catholiques dans le ministére lui-méme. La division spéciale des 
affaires catholiques fut donc supprimée au ministére des cultes, et 
M. de Muhler, taxé de mollesse, discrédité d’ailleurs par ses bons 
rapports avec les luthériens cléricaux du parti de la Gazette de la 
Croix, dut céder son poste & un conseiller d’Etat qui promettait 
d’étre plus docile, M. de Falk. Il avait méme élé question, pour 
remplacer M. de Mihler, d’appeler a Berlin le ministre des cultes 
du gouvernement badois, M. de Jolly, l'un des plus ardents pro- 
moteurs du développement des lumiéres modernes, telles que les 
définissent les francs-macons et libres penseurs de toutes nuances, 
et l'un des ennemis les plus intolérants de tous les cléricauz possi- 
bles, catho:iques ou luthériens orthodoxes. Ce fut presque, a en 
croire le langage des feuilles officieuses, une sorte de concession de 
M. de Bismarck que de remettre le portefeuille aux mains de M. de 
Falk, dont les antécédents n’avient point une signification aussi radi- 
calement hostile ; mais dont toutes les tendances présageaient que la 
bureaucratie enlendait régenter. avec un pouvoir absolu toutes les 
affaires ecclésiastiques. 


itl 


La loi sur l'inspection des écoles fut le premier acte du nouveau 
ministére. Rien n’était, en apparence, plusinoffensif quecelte nouvelle 
législation. Ce n’était point un renversement de|’ordre de choses éla- 
bli, c’était une simple faculté, laissée au gouvernement, de choisir les 
inspecteurs des écoles primaires, tandis que jusqu’alors, les ministres 
des divers cultes, curés catholiques ou pasteurs protestants, étaient 
d3 droit inspecteurs dans leurs paroisses respectives. Des considéra- 
tions politiques adroitement présentées venaient dissimuler la ques- 
tion religieuse, en faisant appel-au patriotisme germanique pour Jui 
recommander la nouvelle loi. En effet, le clergé catholique, dans la 





ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 321 


province de Posen, et dans les districts polonais soit de la haute Silé- 
sie, soit de la Prusse propre, donne généralement au parti national 
tout l'appui que peut lui permettre la réserve que lui impose son 
ministére. Les curés sont peu favorables a l’introduction de la langue 
allemande dans les écoles ; le méme reproche s’adresse aux pasteurs 
luthériens des discricts danois du Nord du Schleswig. Que serait-ce 
enfin, si le privilége d’inspecter les écoles allait fournir au clergé de 
l’Alsace-Lorraine les moyens de résister 4 toutes les tentatives de 
germanisation de ces contrées? Le clergé catholique réclama avec 
énergie, et ce ne ful pas dans les provinces les plus fidéles 4 la Prusse, 
comme la Westphalie ou les paysduRhin, que les protestationsfurent 
les moins ardentes. En effet, les graves objections qui font que ]’en- 
seignement obligatoire inspire en France les défiances les plus vives 
auxhommes religieux et conservateurs, surgissaient en Allemagne 
par le fait de la nouvelle loi. Dans les villages ob une seule école 
peut vivre et prospérer, l’enseignement religieux était compromis, 
dés qu'on se trouvaiten présence d’un maitre d’école libre penseur ; 
et tous ceux qui connaissaient le personnel enseignant de |’ Allema- 
gne du Nord savaient par avance que le cas ¢ctait loin détre rare. 
Aussi tout ce qu’il y avait de plus pieux, de plus fervent, de vraiment 
chrétien dans les rangs du clergé luthérien fit cause commune avec 
les catholiques, et la féodale Gazette de la Croix se trouva d’accord 
avec la fraction du centre et les feuilles dévouées au clergé. 

La loi passa cependant, aprés une discussion orageuse dans laquelle 
le prince de Bismarck qualifia d’ennemis de )’Empire les catholiques 
qui osaient lui résister, et on procéda immédiatement a son applica- 
tion. L’attilude des consistoires luthériens, au moment de la promul- 
gation, ful assez curieuse : dans les pays mixtes, ils donnérent géné- 
ralement a la loi, en haine ducatholicisme ou des nationalités rivales, 
une approbation assez explicite ; dans les pays oti les protestants sont 
en immense majorité, ils se bornérent 4 faire remarquer aux ecclé- 
siastiques luthériensque la loi ne menagail en définitive que ceux 
dentre eux qui rempliraient mal leurs fonctions d’ inspecteurs, et 
qu’on n’en devait pas moins consacrer aux écoles tout ce qu’on avait 
de zéle et d’aptitude. Les dissidents qui réclamaient au nom des inté- 
rétsde la foi furent partout en minorité dans les consistoires, et 
cette docilité des pasteurs protestants, en présence d’une loi qui 
affaiblissait si notablement leur influence, est une preuve de plus 
de la dissolution religieuse qui attaque le protestantisme dans l’Al- 
lemagne du Nord. 

La loi sur l’inspection des écoles était une arme que le gouverne- 
ment trouvait encore insuffisante; la lutte contre les congrégations 
religieuses, avec la victoire assurée que lui donnait par avance la 


522 M. DE BISMARCK 


majorité du Parlement a paru 4 M. de Bismarck le moyen décisif de 
triompher de toute l’opposition ecclésiastique; et lesjésuites, comme 
presque toujours, ont été choisis pour devenir les boucs émissaires 
des péchés imputés 4 Israél. : 

On se demande avec un certain étonnement quelles sont les causes 
de ce revirement subit dans Ja politique prussienne, et de la haine 
persistante que le prince de Bismarck semble témoigner aux ordres 
religieux. Les catholiques ne lui ont donné aucun sujet de plainte; 
on n’a pas méme, en 1866, pu élever le plus léger soupcon, au su- 
jet de la patriotique ardeur, avec laquelle les régiments du Rhin et 
de la Westphalie ont fait la guerre, soit en Baviére, soit en Bohéme. 
Dans la guerre de 1870-71, le concours des catholiques n’a pas été 
moins actif et moins dévoué contre la France. L’idée de l' empire 
germanique elle-méme, sur laquelle la Prusse fonde aujourd hui sa 
grandeur, est, avant tout, une idée catholique. Le saint-empire 
romain-germanique a fleuri au moyen age; les évéques et les abbés 
ont gouverné; et il est conforme a la vérité historique de préten- 
dre que c'est surtout depuis que la Réforme a divisé |’Allemagne, 
que l’empire germanique est tombé en décadence. Si les traditions 
des populations catholiques allemandes les habituaient 4 tourner 
leurs regards du cété de Vienne plutdét que du cété de Berlin, lors- 
que cette vieille image de l’Empire se présentait 4 leur esprit, il 
n’en était pas moins vrai que l'antipathie contre les races yoisines 
de l’Allemagne, contre les Slaves et les Magyars, est, 4 peu de chose 
prés, aussi vive chez les populations catholiques que chez les popu- 
lations protestantes, et qu’un grand nombre d’esprits, séduits par la 
perspective de fonder un empire plus homogéne, et presque exclusi- 
vement allemand, se tournaient plus volontiers vers la Prusse, sans 
se préoccuper beaucoup de confier ainsi 4 une dynastie protestante 
antique couronne impériale, si longtemps portée par les Habs- 
bourg. 

A la téte de cette fraction sympathique 4 la Prusse parmi les ca- 
tholiques allemands se trouvaient précisément un certain nombre 
d’ecclésiastiques et de membres des ordres religieux. C'est que, en 
effet, la Prusse Jaissait naguére au clergé et aux corporations rell- 
gieuses une liberté que les institutions catholiques étaient loin de 
rencontrer dans la plupart des autres Etats allemands. En Saxe, la 
famille royale est catholique, mais le peuple est en immense majo- 
rilé protestant, et fonciérement protestant. Cette sorte d’opposition 
entre les souverains et la nation a laissé comme une empreinte de 
défiance dans les lois qui régissent les affaires religieuses. Dans la 
catholique Baviére, les traditions ombrageuses du joséphisme sont 
encore aujourd’hui la régle de toutes les administrations. Il en ré- 








ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. S25 


sultait donc que les jésuites, qui pouvaient avoir des maisons & 
Cologne, 4 Bonn, ou en Westphalie, sous le régime prussien, n’é- 
taient que tolérés en Baviére, 4 |’état d’individus. De telle sorte qu'il 
semblait, 4 plus d’un religieux, qu’on dit souhaiter dans toute 
VAllemagne la liberté comme en Prusse. Nous avons déja vu, en outre, 
que les choix des chapitres pour l’élection des évéques avaient pres- 
que toujours été respectés par le gouvernement prussien, quand les 
candidats avaient une réputation imposante de piété et de savoir; 
que l’illustre cardinal Diepenbrock, par exemple, appelé par le cha- 
pitre de Breslau au siége épiscopal de cette ville, n’en avait pas 
moins été, bien que Bavarois, comblé d’honneurs par le gouverne- 
ment prussien. Il paraissait donc que, soit I’Eglise, soit les fidéles, 
dussent trouver, dans leurs rapports avec le gouvernement de ’Em- 
pire, cette équité qu’oublient trop souvent les gouvernements ca- 
tholiques. 

Quelques esprits, pleins d’une bonne volonté chimérique, allaient 
méme au dela, et se flattaient que l’Empire reconstitué reprendrait 
la politique séculaire d’intervention dans les affaires italiennes, et 
rétablirait le pape dans ses droits. Des ouvertures furent faites en ce 
sens au prince de Bismarck pendant le siége de Paris; on rapporte 
méme a ces illusions un voyage que l’archevéque de Posen, Mgr Le- 
dochowski, fit 4 Versailles 4 la fin de 1870. M. de Bismarck se garda 
bien de jeter trop tt le masque; il encouragea ces espérances, sans 
s’engager lui-méme, et c’est ainsi que les traités de Versailles, au 
mois de janvier 1871, en reconstituant l’empire prussien sur toute 
l’Allemagne, ne stipulérent rien pour la liberté religieuse des catho- 
liques du Midi. 

Et c'est au lendemain d'un tel état de choses que le gouvernement 
de YEmpire vint proposer, non-seulement contre les jésuites, dont 
le nom est un prétexte, mais contre toutes les corporations reli- 
gieuses, une véritable loi des suspects. La campagne a été menée 
avec une grande habileté. Une premiére loi, en apparence parfaite- 
ment indifférente 4 la question, a été votée, 4 Ja fin de mai, surla 
proposition du député Lasker, pour étendre 4 tout Empire la com- 
pétence de la diéte en matiére de droit civil. C’était déja une alteinte 
fondamentale portée, sous le prétexte spécieux de lunité de légis- 
lation, au respect des vieux codes nationaux. La loi sur les jésuites 
s’applique aussi 4 tout ’Empire; non-seulement elle ferme dans le 
délai de six mois tous Jes établissements de ordre, mais elle per- | 
met au gouvernement d’intervenir 4 son gré et ow il lut plaira, aussi 
bien que d’expulser, quand il lui plaira, tout prétre allemand fai- 
sant partie de l’ordre des jésuites. L’expulsion immeédiate s’applique 
aux jésuites étrangers. La loi s’étend, en outre, non-seulement aux 





524 M DE BISMARCK 


' jésuites eux-mémes, mais 4 toute corporation soupconnée de leur 
étre affiliée, ou d’étre placée sous leur influence ; ce que la !oi dé- 
signe sous le titre de corporations parentes des jésuites; de telle 
sorte qu'il suffit qu’une communauté de femmes, par exemple, ait 
pour directeur spirituel un jésuite pour qu’elle puisse, sur une sim- 
ple décision de la police générale, étre inquiétée ou dissoute, et qu'elle 
voie ses élablissements fermés sans autre forme de procés. 

L’exéculion de la loi est laissée, il est vrai, 4 la police locale; mais 
toute espéce de recours contre la décision de la diéte est enlevée aux 
religieux auprés des autorités particuliéres des Etats secondaires. 
Non-seulement la police des affaires religieuses passe aussi tout en- 
tiére aux mains du gouvernement central, mais, comme on |'a fait 
remarquer avec justesse, les hommes frappés par cette loi tombent 
légalement au-dessous des criminels de la pire espéce. Le voleur ou 
l’assassin condamnés, par exemple, par un tribunal bavarois, peu- 
vent en appeler de cette sentence 4 une juridiction supérieure ; en 
dernier ressort, ils peuvent avoir recours 4 la clémence royale ; 
pour les religieux mis ainsi en quelque sorte au ban de |l’Empire, 
ils ne bénéficient d’aucun de ces moyens de légitime défense. Is 
tombent sous le coup d'une juridiction de police politique, pure- 
ment administrative, implacable, devant laquelle les pouvoirs locaux 
eux-mémes sont absolument impuissants. C’est ainsi qu’on a placé 
hors la loi ces corporations religieuses qui ont noblement payé leur 
dette dans les ambulances, dans les hépitaux et sur les champs de 
bataille pendant la derniére guerre, et auxquelles, 4 la fin des hos- 
tilités, un ordre du jour du roi de Prusse a rendu publiquement 
hommage. 

Dans le détail de la lutte parlementaire, la tactique suivie en cette 
occasion par les défenseurs du projet de loi n’a rien eu de nouveau; 
elle a consisté, suivant un procédé déja bien usé, 4 séparer par quel- 
ques hommages hypocrites, les jésuites du reste de l'Eglise; & met- 
tre, pour un instant, du cété du clergé séculier, la droiture, Phon- 
neur, la fidélité aux lois nationales, et de l'autre, 4 attribuer au 
clergé régulier les manceuvres perfides, la soumission a une autorité 
élrangére, l’hostilité a ’idée de Empire, et je ne sais quelle com- 
Sa morale avec la France. Les congrégations parentes, pour pren- 

re le texte de la loi, ne tarderont pas probablement a subir le sort 
des jésuites. Déja la presse officieuse et pseudo-libérale désigne aux 
rigueurs du gouvernement la congrégation des Rédemptoristes et les 
Fréres des Ecoles Chrétiennes. On commence contre eux dans le jour- 
nalisme une campagne assez analogue a celle que les feuilles radicales 
firent jadis en France contre la société de Saint-Vincent-de-Paul, lors- 
que le gouvernement impérial se disposait 4 la frapper. Les dames 








ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 325 


du Sacré-Coeur, si souvent dénoncées comme les auxiliaires des 
jésuiles, ne sauraient tarder non plus a étre comprises dans la persé- 
cution. 

Le clergé allemand a noblement protesté contre cette séparation 
purement imaginaire qu'on veut établir pour le moment entre les 
prétres séculiers et les ordres religieux. Il n'est pas dupe de l’arti- 
fice qui consiste a isoler pour quelques instants ceux qu’on veut ac- 
cabler séparément pour en avoir plus facilement raison. Une des 
plus éloquentes protestations est celle qui a paru dans le Volksbote' 
du 23 juin, et qui est signée par plusieurs éminents ecclésiastiques 
bavarois, parmi lesquels figure le nom de M. le chanoine baron 
d'Oberkamp, digne prétre qui s’est dévoué 4 Munich avec un zéle 
admirable au soulagement des miséres des prisonniers francais. 

« Tout le sacerdoce, dit la protestation, est une congrégation pa- 
« rente & laSociété de Jésus ; la soumission sans réserve pour tout ce 
« qui n’est pas péché, que les'jésuites promettent 4 leur supérieur, 
« et, par ce dernier, au Pape, est également due par les prétres sécu- 
« liers, pour ce qui regarde la foi et les ceuvres de leur état, 4 leurs 
« évéques légitimes, et, par eux, au chef supréme de I’Eglise. Les 
« prétres séculiers n’obéissent plus 4 un évéque séparé du Saint-Siége. 
« La mission des prétres, jésuites ou non, procéde donc de la méme 
« origine; les uns et les autres sont envoyés par le Christ, ils sont 
« unis par des liens de parenté, et tous doivent la méme soumission 
« au successeur de: Pierre..... a 4 | 

« Tout chrétien sait que la Société de Jésus, précisément 4 cause 
« de ce nom, ne devrait étre ni haie, ni poursuivie par le monde 
a pour lequel le Christ a prié; nous nous estimerions heureux d'avoir 
« part 4 cette persécution; car nous aussi nous placons les décisions 
« de l’Eglise au-dessus de celles du pouvoir civil et de la science 
« humaine; nous aussi, nous placons les devoirs de la communauté 
« chrétienne et ecclésiastique, tant 4 cause de leur origine que de 
« leur but, au-dessus de ceux qui résultent des liens temporels de- 
« 1’Etat. » 7 

La lutte ne fait d’ailleurs que commencer; les amis officieux de 
M.-de Bismarck ont profité de la discussion de la loi sur les jésuites 
pour engager le gouvernement a présenter une loi d’ensemble, des- 
tinée soit 4 préserver Ja société civile des empiétements des corpora- 
tions religieuses, soit 4 assurer la liberté de conscience des citoyens 
contre toute ingérence arbitraire de l’autorité ecclésiastique. On sait 
ce que devient, entre les mains des pseudo-libéraux de toutes na- 
tions, le prétexte de la liberté de conscience, et quel instrument 


q 
£ Journal catholique bavarois. 





326 M. DE BISMARCK 


d’oppression se déguise fort maladroitement derriére la revendica- 
tion de cette liberté. 

Cependant les hostilités continuent aussi avec le clergé séculier 
sur le terrain purement administratif; deux évéques sont, en ce 
moment, sous le coup de poursuites pour résistance a |’autorité ci- 
vile : ce sont l’évéque d’Ermland, Mgr Krementz, et le grand-aumé- 
nier militaire, Mgr Namczanowski. La querelle est trés-simple : la 
prétention du gouvernement prussien est de substituer ses propres 
décrets aux prescriptions mémes de I’Eglise. De telle sorte que, dans 
toute espéce de cas de conflit, comme,-par exemple, l’affaire du doc- 
teur Wollmann 4 Braunsberg, c’est la volonté du gouvernement qui 
doit prévaloir. Mgr Krementz ayant, dans une lettre éloquente, ex- 
posé au ministre des cultes que sa conscience d’évéque ne lui per- 
mettait point de tolérer que les éléves d’un gymnase catholique re- 
- gussent un enseignement religieux entaché d’hérésie, l’un des mo- 
niteurs. officieux de M. de Bismarck, la Correspondance provinciale, 
se chargea de la réponse; son article a toute la portée d’un mani- 
feste, et mérite d’étre cité en plus grande partie : 

« L’évéque d’Ermland, dit la Correspondance provinciale, pose en 
« principe que, lorsqu’il y a contradiction entre les prescriptions du 
« droit ecclésiastique et celles de la loi du pays, un prétre doit, avant 
« tout, se conformer aux prescriptions de ]’Eglise... Il va sans dire 
« que le gouvernement doit absolument repousser une prétention 
« semblable, qui est incompatible avec la souveraineté de Etat, et ne 
« peut s’appuyer sur aucune loi ni sur aucun traité. Quelque grands 
« que soient les droils qui ont été concédés 4 I’kglise, en Prusse, 
« pour régler ses propres affaires, ils reposent sur la supposition et 
« dépendent néanmoins de cette condition, qu’elle-méme reconnaitra 
« sans réserve l’organisation de I’Ktat et les lois sur lesquelles cette 
« organisation repose. » 

« .... Dans le serment que l’evéque d’Ermland et que tous les 
« autres évéques ont prété, il n’est pas seulement dit qu’ils promet- 
« tent la soumission, la fidélité et le respect, mais encore qu’ils auront 
« soin dentretenir dans l’dme des prétres et des laiques des sentiments 
« de respect et de fidélité envers le roi, d'amour pour la patrie et de 
« soumission aux lois, enfin toutes les vertus qui distinguent le chré- 
« tien et le sujet fidéle. 

« Le principe émis par Ul évéque, que le droit ecclésiastique U oblige 
« plus que la loi civile, est évidemment en contradiction avec la souve- 
« raineté de Etat dans son essence, avec le droit constitutionnel et 
« avec le serment Episcopal. 

« Le gouvernement a donc le devoir strict de protéger par tous les 
«moyens en son pouvoir les droits souverains de l'Etat, au cas 0 





- ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS, 327 


« l'évéque continueyast 0 refuser de -les reconnaitye expressément et en 
« fait. Le gouvernement peut étre assuré d avance de V approbation, et 
« en tant que cela sera nécessaire, du concours du peuple prussien et du 
« peuple allemand, et de celui de leurs représentants. » 

On ne saurait étre plus clair; c’est la théorie césarienne de l’om- 
nipotence de I'Ktat s’étendant jusqu’au-domaine des conaciesces. 
Ainsi défini avec cette rude et brutale franchise qui alterne, chez le 
prinee de Bismarck, avec la plus astucieuse diplomatie, le débat a 
une immense portée. ‘Il ne s’agit de ren moins que de savoir si la 
souveraineté de |'Etat, mise au service d’une politique antichré- 
tienrié, fera du nouvel empire allemand le bras droit, le porte-glaive 
du césarisme moderne ; si la Prusse tentera et accomplira ¢e que. 
Napoléon I* au faite de la puissance n'a pu accomplir, quand son 
unique adversaire était le captif désarmé de Fontainebleau, le doux 
etinébranlable Pie Vi a 

On congoit le cri d’alarme jeté derni¢rement par l’évéque de 
Mayenoce, Mgr Ketteler, prétendant que, dans le grand duel de 1870, 
c’était en réalité la France qui était victorieuse et )' Allemagne vain- 
cue, puisque le premier usage que |’Allemagne faisait de son triom- 
phe était d’emprunter a la France tout ce qu'il y avait de plus mau- 
vais dans ses traditions antichrétiennes et révolutionnaires. Le 
prince de Bismarck compte méme, dans cette lutte avec I’Eglise, des 
auxiliaires dont ne disposait pas Napoléon. L’empereur pouvait per- 
sécuter le chef de l'Eglise; mais la nation francaise , profondé- 
ment catholique, devait donner tot ou tard 4 l’Eglise une force de 
résistance invincible, tandis qu’en Italie la cause du Pontife dépouillé 
et persécuté se confondait avec la cause nationale. Autour de M. de 
Bismarck, au contraire, se groupe un parti protestant nombreux, 
actif, puissant, qui domine l‘enseignement, régente la presse, et, 
sous le voile d’un protestantisme libéral et éclairé, fait si bien la 
guerre aux superstitions qu'il anéantit toute croyance. Au dehors 
l'ltalie est son allié contre le souverain Pontife, et méme en France, 
dans cette France qu’il a vaincue et insultée, toute la presse radicale 
oubliera ses rancunes pour le féliciter d’écraser l’ennemi commun, 
et nos feuilles rouges applaudiront 4 l’expulsion des jésuites de Metz 
et de Strasbourg. 

Il s’agit donc de bien plus que de savoir si l’évéque d’Ermland 
sera privé de son traitement a partir du 4° octobre prochain, ou si 
Mgr Namczanowski, coupable d’avoir refusé aux schismatiques « vieux 
catholiques » de célébrer Icurs offices dans la chapelle de la garnison a 
Cologne, sera révoqué de ses fonctions pour étre entré en lutte avec 
le ministre de la guerre, son supérieur, comme les feuilles officieu- 





528 M. DE BISMARCK ET LES CATHOLIQUES ALLEMANDS. 


ses intitulent d’une maniére assez étrange M. de Roon. Il s’agit en 
Allemagne de l'un des plus grands intéréts de la conscience moderne, 
et quelles que soient les inquiétudes et les tristesses de l’heure ac- 
tuelle, c’est notre devoir de chrétien de suivre d’un ceil attentif les 
péripéties de cette lutte. C’est 4 notre pére commun, c’est au souve- 
rain Pontife qu’on fait la guerre, et si le malheur des temps nous 
prive de mettre a son service notre autorité qui est anéantie aujour- 
d'hui en Europe, nous pouvons du moins consoler ses douleurs, et 
mesurer, pour notre propre instruction, les périls que courent les 
nations qui oublient Dieu dans leurs jours prospéres, qui le chassent 
de leurs conseils et l’outragent dans leurs lois. Nous n’avons, hélas! 
que trop donné au monde ce tristeexemple! Puissions-nous en laisser 
désormais le monopole 4 nos ennemis | 


Di meliora piis erroremque hostibus illum ! 


G.-A. Hemenica. 








LA COMMUNE 


IL Y A DEUX MILLE ANS 


L’un des mots les plus justes et les plus profonds qu’ait dits 
M. Royer-Collard, et l'illustre personnage en a dit beaucoup de tels, 
c’est celui-ci. A quelqu’un qui lui demandait pourquoi il ne lisait pas 
les livres nouveaux, il répondit : « Je ne lis plus, je relis. » Il est 
bien vrai que, pour le lettré qui s’achemine vers la vieillesse , lire 
c’est relire. Je ne parle pas du godt qui se consomme avec I’age, et 
qui ne s’accommode plus que des choses simples et succulentes; je 
parle principalement de la vie vécue, dont nous resaisissons toute 
la trame dans les bons livres. Douce compensation au mal de la 
vieillesse ! L’avenir n’est plus’ a nous; le présent nous afflige et nous 
humilie. Mais par contre de quel vif amour nous nous reprenons 
pour les choses passées! Gomme notre esprit les revoit nettes et 
vraies de cette vérité qui ne change pas plus que la condition, le na- 
turel et les passions de l’homme! Les avantages et les délices des 
lettres ne sont plus a loucr; et il n’appartient 4 aucun des heureux 
ou des sages qu’elles ont faits de se proclamer le plus heureux des 
humanistes et le plus « assagi » par l’antiquilé. Celui qui a sucé quel- 
que peu le lait de l'une et de l’autre nourrice, de la Grecque et de la 
Romaine, a pris assez de cet aliment des forts pour se connaitre Jui- 
méme, au moins dans le rapport de nature qui le tient uni 4 la race 
de Japet, durum genus ! Il posséde le nécessaire de la philosophie et 
de Ia morale. 

Cette identité de ‘homme, qui ne se dément en aucun temps, 


‘ constitue l’inférét principal de l’histoire, et assure aux littératures le 


fond méme de leurs agréments. Quand on veut ne pas se détourner 
de cet objet de contemplation vraiment élernel, et ne pas trop s’amu- 
25 Jouier 1873. 22 


3350 LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 


ser a l’extérieur changeant et caduc des civilisations, on goute le 
plaisir d’esprit le plus solide et le plus relevé qui se puisse imagi- 
ner. Et qu’on ne nous dise pas que la variété en est absente. Autant 
vaudrait dire que homme n’est pas « l’étre ondoyant et divers » 
que nous voyons agir sur la scéne du monde; aujourd’hui soumis 
et traitable, et demain prét a renverser les lois, avide d’agitation 
ou de repos, selon que l’autorité publique se relache ou se roidil. 
On se rassasie donc de vérité vraie, en le regardant faire, 4 Athénes, 
a Rome, et chez nous. Les choses antiques n’en paraissent plus 
antiques ; elles ont l’air de s’étre passées hier, chez nous, pour notre 
plus grande joie ou pour notre plus grande douleur. Les traits com- 
muns des passions, les ressemblances dans la vertu et le vice, 
’ dans la bonté et la scélératesse, dans les allures honnétes et mal- 
honnétes des personnes, et, pour tout dire, les analogies mora- 
les et physiologiques (puisque le mot est devenu littéraire) nous 
viennent de lous les points du monde antique etdu monde moderne. 
Notre imagination en est comme obsédée ; et nous n’avons plus qu’a 
changer les désinences sonores des noms grecs et latins en nos appel- 
lations insignifiantes et sourdes pour retrouver dans les personnages 
actuels les doublures de quelque célébrité mauvaise et la petite 
étoffe des personnages d’Athénes et de Rome. Je dis la petite étoffe, 
tous les hommes ayant en ce monde la taille que leur a départie la 
nature, et la stature des Catilina et des Lentulus s’étant beaucoup 
déprimée chez les descendants de ces fameux pervers. 

Vous vous appeliez, en l'an de Rome 690, vous Catilina, moins 
le sang patricien, le cceur d’un Romain, et le génie de la faction. 
Vous étiez, vous, C. Mallius, le satellite de Catilina, fidéle jusqu’a la 
mort a l’exécrable’ fortune de son général , et en ceci meilleur que 
vous qui excellez 4 vous conserver. Vous, vous étiez Lentulus, et vous 
Céthégus, deux patriciens aussi, devenus les serviteurs et les agents 
d’affaires de la multitude (seditionum servi ac ministri), et vous M. Por- 
cius Lecca, l'homme des conventicules ténébreux, l’amphytrion atti- 
tré des assassins et des incendiaires de Rome, |’ordonnateur et le roi 
des orgies de nuit, la plus brave langue et la plus déliée de la fac- 
tion. Mais, laissant de cété les plagiaires, parlons un peu des ori- 
ginaux. 


II 


Il y aeu & Rome deux tentatives de Commune, la premiére, en 
l’an 688, sous les‘consuls Manlius Torquatus et Aurélius Cotta; elle 
n’aboulit pas, a cause de )’indécision de Crassus : la seconde, deux 





LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS, 334 


ans aprés, en 690; elle mit 4 deux doigts de leur perte la république 
et la société romaine. La conjuration de Catilina n’eut rien de ces 
mouvements, courts et d’un effet mesuré, quoique trés-redoutables, 
qu’on appelle des mouvements politiques, et qui ne vont qu’a trans- 
férer les pouvoirs publics des mains de ceux-ci aux mains de ceux- 
la. Ce sont de simples changements de gouvernement, comme nous 
disons depuis 89, par euphonie et par habitude de la chose. L’état 
des affaires 4 Rome, au dedans et au dehors, ne donne lieu a aucun 
remuement de cette espéce, relativement bénigne. Hormi les compé- 
titions bisannuelles et les brigues par l’argent ou par la violence 
que suscitent les vacances du consulat, et dans lesquelles la répu- 
blique achéve de se décrier par V’indignité des personnes, le vieil 
établissement politique de Rome ne mécontente pas assez Catilina 
pour qu’il entreprenne de le mettre 4 bas avec l'aide de la plébe. 
Catilina est sans idées et sans vues de ce cété-la. Ce n'est pas pour 
des nouveautés de l’ordre politique qu’il songe 4 remuer. A quoi 
bon? Il est patricien et de l’ordre du sénat. Ce grand corps retranché 
de Ja république, Catilina perd & cela naissance, dignité et sa part 
des priviléges oligarchiques. Il se rend l’égal des derniers dans une 
démocratie tumultueuse, sans lois et sans police; 4 moins qu’il ne 
s’empare de la souveraine puissance, et qu’en ceci il ne devance 
César de dix années. : 

Tel n’est pas l’homme dont Cicéron a dénoncé les projets et les ac- 
tes criminels au sénat et au peuple. La politique (il est bon d’insis- 
ter sur ce point, qui a fait la plus grande force de l’action de Cicé- 
ron) n’a donc pas méme couvert de quelque honnéte apparence la 
conjuration de Catilina. L’affaire, pour user d’un terme consacré en 
justice, a été simplement criminelle, et ressortissant au droit com- 
mun pour ce qui est de la répression et de la vindicte publique. 
S’il est une légende utile 4 détruire, nous en détruisons tant de bon- 
nes! c'est bien celle-ci, quia pour elle toutes les tendresses des scélé- 
rats; 4 savoir, que Catilina et ses complices ont succombé dans une 

instance‘purement politique, et pour avoir trop aimé ceux du pro- 
létariat. Non, Catilina, le chef, 1a langue, et le seul coeur vaillant de 
la bande des sicaires et des incendiaires de Rome, ne procéde des 
Gracques, ni politiquement ni civilement. Il n’a dans l’esprit rien de 
leurs chiméres perturbatrices, rien de leur philanthropie intempes- 
tive, rien de leur popularité haissable, bien qu’au-dessus du mépris. 
Les conceptions de ce génie malfaisant (ingenio pravo maloque) ne se 
rapportent qu’a sa personne infame, tarée jusque dans les moelles, 
dévorée de luxure, invincible aux débauches, rongée par le chancre 
des dettes, insolvable et non libérable. Mettre a sac I’Etat pour se re- 
faire, lui failli et abimé, et saisissable par tous les préteurs et usu- 





332 LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 


riers du monde, c’est la plus belle et la plus forte de ses concep- 
tions politiques. Elle l'agite, elle Péblouit, elle le transporte d'espé- 
rances insensées et furieuses. Et comme les’ victeux de cette trempe 
extraordinaire, ou le corps ne manque jamais a l’appélit, sont en- 
trainés 4 croire que de telles facultés, physiques et sanguines, leur 
commandent la grande ambition, ils prennent leurs organes , ces 
grossiers outils du plaisir, pour des instruments de gouvernement. 
Ils pensent a traiter I’Etat ainsi qu’ils traitent leur corps, par la pro- 
fusion de l’argent et de la dépense, par d’effrénées largesses des de- 
niers publics, et, cette source tarie, par des lois de spoliation, de 
partage ou de transfert des hiens. La grande ambition chez Catilina 
n’est pas autre que celle-la. Et Salluste nous ena dit l’espéce et 1’ef- 
froyable capacité dans les mots que voici : Vasius animus, immode- 
rata, incredibilia, nimis alta cupiebat. Toutes les concupiscences 
de la matiére, toutes les avidités et chiméres de domination, qui tra- 
vaillent les impurs d'une faction, sont contenues dans ce peu de 
mots ; et quel signalement indélébile! 

Le portrait de l’homme n’est pas plus 4 recommencer aprés Sal- 
Juste que l'affaire de la conjuration n’est 4 reprendre aprés Cicéron. 
La lumiére est faite sur l’immense péril social auquel Rome a échappé 
par Vhabileté et la vigueur du consul. Les quatre Catilinaires, 
chef-d’ceuvre d'information politique et judiciaire, et d'une élo- 
quence aussi nette que l’a été l’action consulaire, ne nous laissent 
aucun doute sur la criminalilé vulgaire de l’entreprise. L’objet, en 
quelque sorte 4 portée de la main dela faction, la proie (predz causa, 
nous dit Salluste) offerte aux misérables, aux obérés, ala crapule d’en 
haut et 4 celle d’en bas, c’est Rome et tout ce qu'elle contient de 
prenable, argent des caisses publiques, argent des particuliers, den- 
rées en nature accumulées dans les magasins de |'Etat, armes dans 
les arsenaux. Ce sont les meubles et immeubles (bona fortunasque, 
Cicér., 3° Catil.), les statues, les vases, les colliers, les tableaux 
(tabulas, signa, toreumata, Sal].), et ornements d élite des demeures 
patriciennes ; matiére 4 prosopopée pour M. Porcius Caton; admirable 
occasion d’enflammer chez les honnétes gens l’esprit conservateur, 
et de malmener l’avarice elle-méme pour ses lachetés et sa fausse 
quiétude! Il faut renvoyer au discours de Caton dans Salluste les 
candides et les hypocrites de notre temps quine croient point « aux 
spectres rouges. » Les premiers auront honte de leur imbécillité ; 
et les seconds verront la s’étaler dans son naturel affreux leur pha- 
risaique personnage. 

Les biens solides et palpables, la main-mise immédiate sur eux, 
Calilina ue propose 4 ses gens rien de plus que cela, et rien de 
moins. Dans ce brutal appel au pillage, la politique n’est méme pas 





LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS, 395 


réservée. Tout ce qu’il dit aux conjurés avant son départ de Rome et 
dans les conciliabules urbains ne va qu’ préparer et faciliter la 
perpétration du coup de main sur Rome. Les harangues qu'il pro- 
nonce 4 la ville, et en dernier lieu dans son camp del’Etrurie ne res- 
pirent que fureurs civiles, haine des lois, soif de la rapine, appélit de 
la substance publique et privée, avec des déchainements de sensualité 
épouvantables. La tout est promis, que dis-je promis? tout est as- 
suré et distribué 4 l’avance 4 ces épicuriens nécessiteux, & ces va- 
nus-pieds faméliques, ces belles maisons des riches, celles de la ville 
et celles des champs (binas aut amplius domos continuare, Salluste), 
avec tout ce qui y est renfermé. Mais pour étre nanti de tout cela, il 
faut se défaire des détenteurs actuels. On y a avisé. De nouveaux 
registres de dettes (tabulz nove) sont arrétés. La proscription des 
riches viendra par aprés: et pour ce qui est des magistratures, des 
sacerdoces et des autres charges 4 vaquer, Catilina les jette a la téte 
de ses partisans; c’est le fretin de la victoire. ll n’apparait pas 
dans ces manifestes |’ombre d’une utopie de gouvernement, pas la 
plus petite chimére d’un état social meilleur et plus propice 4 ceux 
de la plébe, aux indents, 4 la classe servile. La philanthropie socia- 
liste, cette corruption abominable de l’idéal chrétien et de la charité 
évangélique n’est pas née encore, non plus que la métaphysique et 
Jes galimatias incendiaires de nos Lycurgues d’ateliers. Le com- 
munisme de Catilina est de premier mouvement, comme I’instinct 
des fauves ; il va droit 4 la proie sociale. Il se porte au sac de la 
cité, de la famille et de la patrie, l’épée et la torche au poing, sans 
masque de théatre, sans arguments d’école, ni robe trainante de 
docteur, sans visage enfariné et larmoyant, et surtout sans couar- 
dise ni portes de sortie. Les principaux chefs de la faction sau- 
ront mourir, selon une expression énergique, « dans leur peau de 
faclieux. » 

On ne reléve pas ici les beautés d’un discours de Salluste, les 
beautés du sujet, comme nous les marquions a nos écoliers. Mais nos 
personnes et toufes leurs appartenances, la vie, les Liens, la religion, . 
la famille, le droit d’acquérir et de nous continuer dans nos enfants, 
‘n’étaient-elles pas visées hier, chez nous, comme il y a deux mille 
ans, par le comminatoire 4 bref délai que Salluste met dans la 
bouche de Catilina, et que Phistorien a relevé parmi les piéces pro- 
bantes de la conjuration ! « Que ne vous réveillez-vous? La voici, 
la voici, cette liberté que vous avez souvent désirée ! Les richesses, 
les honneurs, la gloire sont 14 sous vos yeux. La fortune garde tous 
ces prix aux vainqueurs ; l’affaire est 4 point. L’occasion, les périls, 
la pauvreté, un magnifique butin de guerre vous exhortent plus que 
tous mes discours. » Nous avons entendu et lu de pareilles procla- 


304 LA COMMUNE IL ¥ A DEUX MILLE ANS. 


mations. Tout cela y était, moins le bon langage et la grandeur atroce 
de l’acteur principal. Le mal était le méme pour notre pays; les mal- 
faiteurs avaient baissé en qualité. 


Ill 


Dans les temps de faction, la clameur des pauvres et des oppressés 
s’enfle de tout le pathétique trivial qui superféte chez les amis et fa- 
voris de la multitude. Cette rhétorique abominable et vaine, propre 
Seulement 4 irriter des maux réels, et qui n'a pas méme les effets 
des enchantements, Catilina n’était pas homme a la négliger. Encore 
lui était-elle plus nécessaire dans ce monde paien, dénué de « cha- 
rité, » et implacable aux petits, qu’clle ne l’est 4 nos philanthropes 
de l’'an 1872 de l’ére chrétienne. Catilina, désespéré dans ses affaires, 
et n’ayant plus 4 son actif que sa misérable vie, preter miseram ani- 
mam, enflamme des désespérés comme lui. Il connait cette société 
romaine, endurcie dans l’opulence, les priviléges dé caste et le mé- 
pris de ’homme; et il n’espére pas qu’elle fasse jamais rien de bon 
et d’équitable pour les déshérités de ce monde. Aussi leur parle-t-il 
criment de leur état, et comme d’une iniquité sociale a venger et 
4 réparer par les armes. « L’indigence chez nous, au dehors les det- 
tes; le présent mauvais, Vavenir encore plus affreux. « At nobis domi 
inopia, foris xs alienum; mala res, spes multo asperior. » Misére 
inouie, en effet! Les vices qui l’ont formée la nourrissent. L’Etat, 
contre lequel elle s’insurge, va au plus urgent qui est de se défendre. 
La miséricorde et le génie des ceuvres vives manquent 4 la sociélé 
romaine. On comprend donc le cri de douleur et de vengeance poussé 
par le prolétariat de ces derniers temps de la république: « Quid 
reliqut habemus, preter miseram animam? » 

Mais nos petits Calilinas, qui aujourd’hui dénoncent aux pauvres 
les sociétés chrétiennes comme immiséricordieuses, et dépourvues 
du génie de l’assistance, mentent sciemment. Ils calomnient les 
bienfaiteurs auprés des obligés; que dis-je? Ils arment ceux-ct 
contre ceux-la ; ils font assassiner celui qui donne et qui bénit par 
celui qui regoit et qui maudit. La faction de Catilina, si l’on pouvait 
dire du bien de quelque faction que ce soit, valait mieux que celle de 
ces gens-la. On y procédait 4 lexécution des riches, au pillage et a 
Pincendie, sans logomachie philosophique et sentimentale, sans 
préambules vertueux, détournés de la religion et de la morale au 
vol, au meurtre et 4 la communauté des biens. On n’y tuait pas au 
nom de l’égalité et de la fraternité ; on y tuait presque sans ingrati- 








LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 335 


tude. Toute cette civilisation romaine, dure aux petits de ce monde, 
et ne sachant rien faire pour eux, les laissait dans l’accablement de 
leur destin. 

Le « parricide » (les anciens qualifiaient ainsi toute attaque aux lois 
4 main armée), le parricide a élé vraiment consommé par vous, 
hommes de la Commune de 1871, par vous qui vous étes attaqués 
aux lois les plus sensées et les plus bénignes de l'Europe, a1’Etat le 
plus tempéré et le plus humain au civil, 4 une société que l’esprit 
chrélien anime et gouverne encore, en dépit de la corruption qu’en- 
gendrent |’argent et le trop de substance. Cette société, perpétuelle- 
ment occupée de vous et du faible des petites conditions, avertie, et 
se le tenant pour dit, des périls qui lui devaient venir de ce cété- 
la, ingénieuse et magnifique dans son assistance, accumulant les 
bonnes ceuvres, multipliant les sources du crédit qui soutient, du 
prét qui reléve, de l’aumdne qui n’humilie que les vicieux et les in- 
grats. Eh bien! vous |’avez égorgée dans les meilleurs de ses hon- 
nétes gens. Vous avez détroussé qui mettait la main 4 la poche pour 
vous donner. Vous avez méconnu les choses de votre temps, la dou- 
ceur des meeurs publiques, la bonne dispensation de la justice, la 
clémence des lois, l’égalité civile, la seule effective, et les rapports 
les plus faciles qui aient jamais uni les hommes d’un méme pays. 
Yous avez atteint mortellement la patrie francaise dans chacune de 
ses institutions organiques. Vous avez insulté et souillé la religion de 
vos méres, de vos femmes et de vos filles. Vous avez répandu et bu le 
sang des saints ! Rien n’a manqué 4 votre parricide ; oul, la politique 
est encore moins recue 4 couvrir vos abominations qu’elle ne ) était 
4 excuser les fureurs de Catilina. 


IV 


La politique, substituée en justice aux forfaits de droit commun, 
et leur servant de couverture, c'est ce qu’il y a de moins nouveau 
dans l'histoire des factions ; et nous n’avons rien inventé en ce genre 
de subtilités pernicieuses pour un Etat. Peu s’en est fallu que Cicé- 
ron ne donnat dans le piége, et qu'il n’allat jusqu’a des lachetés peu 
civiques. Il y était poussé de-tous les cétés, et par la portion du sénat 
affectionnée aux idées, sinon 4 la personne de Catilina, et par bon 
nombre de citoyens des plus considérables que Je trop de sévérité 
du consul épouvantait 4 cause des retours de fortune et des repré- 
sailles possibles. On connait cette qualité de citoyens, fort commune 
en tout temps. Dans la premiére peur que leur cause les séditions, 


336 LA COMMUNE IL ¥ A DEUX MILLE ANS. 


ils ne parlent que d’extermination collective. Cette peur dissipée, et 
la faction par terre, ils sont saisis de mouvements de pitié qui éga- 
lent, s’ils ne surpassent en excés, les mouvements de cruauté aveugle 
qu'ils ressenfaient pour les auteurs des maux publics. C’est la pire 
et la plus méprisable des inconséquences de opinion: et pour 
"homme d'Etat quia vaincu |’ennemi intestin, il n'est pas de pression 
plus génante, et qui le remplisse de plus d’angoisses. Cicéron a man- 
qué d’y succomber. Le témoignage en est précis dans Salluste. Je ne 
connais rien de plus instructif que ce passage. Il est d’un ae 
ment politique et moral du premier ordre pour les hommes d’Etat. 
Aprés l'interrogatoire de Volturcius, et la conjuration découverte, 
Salluste dit : 

« Une grande anxiété et une grande joie s emparérent en méme 
temps de l’esprit du consul. D’une part, il se réjouissait, la conjura- 
tion étalée au grand jour, d’avoir arraché Rome aux périls qui la me- 
nagaient ; d’autre part, il était dans l'angoisse, se demandant quel 
parti il avait 4 prendre a l’égard de citoyens coupables et convaincus 
du plus grand des crimes. Les chatier lui était fort 4 charge, et leur 
Impunité perdait la république. » 

Ii faut regarder au latin pour ne rien perdre des réflexions de Sal- 
luste. Mais Cicéron se raffermit (confirmato animo); et les lois 
recurent par lui tous leurs effets. Cet acte de préservation sociale est 
le plus grand et le plus achevé de tous les actes politiques de Cicéron. 
Cela et admirable mort du vieux consulaire assurent l’éternité a ce 
grand nom. Et, comme Racine le faisait remarquer 4 son fils Louis 
qui parlait légérement et en jeune homme de Cicéron, le traitant de 
faible politique, il est facile d’appeler Cicéron un vaniteux. Il n'est 
pas aussi aisé de bien mériter de sa patrie comme il I’a fait, et de 
mourir comme il est mort. Il y a encore beaucoup de Louis Racine 
et pas des plus jeunes, qui débifent de ces sornettes sur le compte 
du grand orateur. ; 

Evidemment tout le nerf des quatre actions contre Catilina, et 
l’acte de vigueur gouvernemental qui a suivi, viennent de ce que Ci- 
céron a maintenu l’affaire sur le terrain de la justice criminelle, et 
n’a point souffert qu’on I’a tirat uniquement a la politique. Les avo- 
cats secrets ou déclarés de la faction le poussaient dans les voies am- 
bigués des délits politiques. César, plus que tout autre, s’évertuait 
al’y engager, sachant bien que les esprits une fois tournés a l indul- 
gence ne reviennent pas de cette molle disposition, et que le péril 
évité les fait céder méme sur les peines proportionnés. Caton, 
qui ne mettait pas son intérét ot César mettait le sien, et qui était 
simplement un bon citoyen, employait tout le crédit que donne une 
grande probité 4 raffermir le consul et le sénat dans la répression 





LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 337 


légale. Et ce que l’argumentation véhémente de Caton met le plus‘ 
néant, ce sont les distinctions subtiles et intéressées de crime d'Etat 
et de délit civil, par lesquelles on voulait amuser l’opinion publique 
et ’endormir sur l’espéce manifeste du parricide. « Hier, vous étiez 
sous le couteau de ces scélérats; vous étiez et vous lisiez vos noms 
sur leurs listes de massacre. Vous avez pris ces incendiaires la torche 
4 la main ; et vous dissertez de Ja peine! » Ce quirevient a dire: Ces 
crimes se dénoncent et se spécifient eux-mémes ; ils tombent sous 
telle et telle pénalilé inscrite dans vos lois : et vous mettez en balance 
la vie et les biens de cent millions de Romains ou de sujets de Rome, 
et les téles nuisibles de quelques hommes qui, « si tout n’est ren- 
versé, ne sauraient subsister. » 

Ii est d'un intérét éternel de remarquer dans les Catilinaires et dans 
le récit deSalluste, dans ces deux documents d’Etat, combien le sens 
de la nation avait été énervé, et de longue maincorrompu par la sophis- 
tique des séditieux, et 4 quel point il était divisé sur le bien public. 
Cicéron avait contre lui tous les beaux parleurs et tous les « ca- 
suistes, » si le mot peut étre lalinisé, de la politique sentimentale. Et 
s'il n’edt pas été un vrai homme d’ Etat, il aurait livré 4 celte cohue 
hypocrite et larmoyante les lois, les jugements, et tous les biens de 
la civilisation. Il paraitrait méme, d’aprés Salluste, que lhorrible 
serment prononcé par les conjurés, et cette coupe mélangée de vin 
et desanghumain dont ils burent 4 la ronde, aurait été une fable 
inventée aprés coup par les amis du consul, dans le but de raffer- 
mir l’opinion trop émue par les supplices expédilifs des Lentulus, 
Céthégus, Statilius, Gabinius et Coeparius. En outre cette énormité 
était trés-propre 4 apaiser l’envie qui recommencait a lever la téte 
contre Cicéron au lendemain de ce coup de vigueur consulaire. Kt 
Dieu sait si le consul avait été dans la légalité, dans la légalité 
romaine ! I] avait méme manqué de tout perdre par la. On sait de 
quelles garanties les lois Porcia et Sempronia couvraient la personne 
d’un citoyen. C’était, 4 moins de rébellion déclarée, V'inviolabilité 
de la personne, des discours, des allures, du domicile et de !a loco- 
motion. Toute la premiére Catilinaireest une adjuration, vehémente 
il est vrai, mais avec quelles formes parlementaires, dirions-nous ! 
au grand factieux d’avoir 4 se retirer du sénat. Le temps nest plus 
des Servilius et des Scipion Nasica courant sus, !’un  Mélius et l’au- 
tre 4 Tiberius Gracchus, au nom de la chose publique mise en peril 
par des particuliers épris de nouveaulés intempestives et exorbi- 
tantes. Catilina estun homme peu saisissable et d’une piste difficile 
4 tenir. [l fait tous les personnages; il n’est manéges ou échappa- 
toires qui ne lui soient familiers. Au sénat il paye d’effronterie, ou 
bien de fausse déférence. Il a un front d’airain, et des allures d’un 








338 LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 


tortueux qui déroute la police du consul. Quand 11 se voit serré de 
trop prés, il met des amis ou de bons répondants entre lui et le con- 
sul. Cicéron déploie de prodigieuses ressources d’esprit et de gou- 
vernement pour se défendre des intercessions intéressées, des offres 
de transaction laches ou insidieuses, des partis moyens, et de mille 
autres prétextes 4 délais, qui ne font que nourrir et fortifier la con- 
juration. Et en effet Catilina s’amplifie et s‘étend a la faveur de ces 
intrigues, coupables ou imbéciles, selon les gens qui les nouent; 
jusqu’au jour ot Cicéron, ayant les mains pleines de preuves et le 
« dossier » de ’homme au complet, l’oblige 4 mettre bas tous les 
masques, et 4 sortir de Rome avec la menace que I’on sait. « J’étein- 
drai mon incendie sous les ruines. Incendium meum ruina restin- 
guam. » 


V 


Les Catilinaires, la premiére principalement, témoignent de ce 
jeu de conduite des factieux, si intéressant 4 étudier. Elles ne témoi- 
gnent pas moins de l’admirable perspicacité de Cicéron, de sa vigi- 
lance tout aussi admirable, et d’une liberté d’action invincible aux 
mauvais conseils, aux obsessions de ceux qui connivent et de ceux 
qui ont peur, aux scrupules hypocrites ou sincéres des légalités. 
Mais surtout le consul est indifférent 4 sa propre conservation. En 
véritable chef de gouvernement, il sait que le moindre des enjeux du 
pouvoir supréme, c’est la vie, ce faible souffle facile 4 troquer contre 
la gloire d’avoir sauvé |'Etat. Lui, le plus lettré des hommes, le moins 
romain parla dureté et le mépris de la nature humaine, il connait 
d’une maniére étonnante la mesure de )’indulgence en politique. 1 
sait ce qu'une société, atteinte au cceur et 4 la téte par des bandits, 
doit remeltre ou retenir de sa propre vindicte. Mais dans cet ordre de 
considérations, auxquelles nous applique la lecture des Catilinaires, 
rienne touche plus l’esprit que la persuasion ou est ce grand homme 
d’itat que les factions sont implacables par génie et par nécessité, 
qu’elles ne peuvent pas ne pas songer aréparer tét ou tard leurs 
pertes, que le fiel de la revanche les nourrit et sert 4 les refaire, et 
que, traitées en vigueur ou pardonnées, on ne les a jamais fotalement 
asa merci. Il ne manqua pas auprés du consul d’officieux agilés par 
les visions de l'avenir, et se précautionnant contre des retours de for- 
tune dommageables 4 leurs personnes précieuses, qui lui dirent de 
prendre garde aux représailles, et de tenir compte decela dans I’ap- 
plication de la peine. Cicéron passa outre, fit tout son devoir de juge 
et de consul, et s’en remit pour le reste 4 Ia providence des dieux. 





LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 339 


Cicéron a vu, dés le principe, ce qu’était cette terrible conjuration ; 
et dés le principe aussi, il l’a mise hors du débat politique. C’était 
un mouvement social, le plus qualifié de tous ceux qui avaient pris 
naissance 4 Rome, et le plus manifestement criminel. Les Catilinai- 
res, oO nous ne voyions, au collége, et n’admirions, hélas! que l’in- 


vective, sont la dénonciation et l’insiruction achevées de ce complot - 


civil. C’en est aussi le Réquisitoire ad hoc, un réquisitoire de Cicéron! 
Il s'agissait d’ouvrir les yeux de tout le monde sur un péril de mort 
imminent et universel. 

Il s’agissait de convaincre les incrédules, les apathiques, les infa- 
tués, et la miasse méprisable des oisifs et des optimistes, que c’eut été 
fait d’eux et de beaucoup d’autres meilleurs qu’eux, siCatilina et sa 
bande avaient eu Ie dessus. Il fallait apporter devant le sénat des 
preuves judiciaires et des documents de police tels, que le peuple 
romain se trouvat saisi au criminel, comme un jury de nos assises 
« probe et libre » et dominé uniquement par J’instinct de la conser- 
vation sociale : si bien que le consul put se présenter devant le peu- 
ple avec ces fortes paroles : « Quz quoniam in senatu illustrata, pate- 
facta, comperta sunt per me. Tout a été éclairci, exposé, prouvé 
par mo dans l’assemblée du sénat ! » 

Ainsi la justice publique, nous ne disons pas « la iustice du peu- 
ple, » ce qui est tout autre chose, était satisfaite, absolument par- 
lant. Mais ce n’était pas tout que de donner force 4 la loi, en la pla- 
gant au-dessus de tous les partis. Il était du devoir de Cicéron, et 
son réquisitoire le lui commandait, d’avertir cette société sauvée, 
et point a demi, des maux intestins qui la travaillaient, et qui lui 
avaient valu Catilina et toute sa faction. Ce grand citoyen, ce grand 
esprit, n’y manqua pas. Il l’a fait en homme de gouvernement, et 
dans le plein exercice du pouvoir consulaire. Salluste |’a fait aussi 
de son cété, mais d'une ame tranquille, désintéressée de la politique 
active, et d’autant plus appliquée a bien narrer les faits. On ne peut 
pas souhaiter plus de lumiére touchant l’état social de Rome au 
temps de Catilina, qu’on n’en trouve chez |’orateur et chez lhisto- 
rien de la conjuration. Avec Salluste, on descend dans les bas-fonds 
des ambitions tarées et sanguinaires; on voit quel travail des hu- 
meurs morbides se fait dans le corps social, et combien la pourri- 
ture (tabes) y est rapide. Les Etats mettent ce peu de temps 4 mou- 
nr. La chose est fatale, ef néanmoins ce sont de certains hommes, 
toujours les mémes! qui la précipitent : 4 savoir, les débauchés, les 
impies, les obérés, les mangeurs de patrimoine, les stigmatisés de 
la justice, les mal chanceux en affaires, les grands et les petits fail- 
lis, les médiocres, en si grand nombre! déboutés de leurs pré- 
tentions et refoulés dans leur insuffisance, et, pour enflammer toute 


340 LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 


cette tourbe et la mener au pillage de la chose publique, deux ou 
trois langues, pas plus, d'avocats mal famés. Salluste voit et signale 
aux politiques les symptémes généraux du mal social et la force de 
la contagion (tanta vis pestis). ll ale jugement haut et sir en matiére 
de corruptéle publique et privée, ayant lui-méme fort usé des deux ; 
et, comme les grands corrompus qui ont recouvré sur le tard Ia lu- 

miére morale et le gout spéculatif de la vertu, il a négligé, dans 
’ Yincomparable peinture qu’il a laissée des vices de son temps, les 
cas particuliers qui ont été les siens. Nul ne doit 4 la postérité des 
épanchements de conscience. Mais il n’appartenait qu’a un génie 
comme celui-li, pétri de politique et consommé dans le commerce 
des malhonnétes gens, d’employer si peu de trails 4 nous dépeindre 
toute cetle engeance, recrue nécessaire des factions, et toujours pul- 
lulante. Salluste a en vue Pinstruction des hommes d’Etat; il presse 
les faits et il ramasse les exemples. Il ne donne pas de bornes au 
génie remuant et 4 la capacité de mal faire de Catilina, parce que 
Yhomme était tel en effet, et parce que le personnage ainsi présenté, 
c’est Ja factionelle-méme, ipsa factio, avec toute sa puissance et 
tous ses moyens d’ébranler un Etat. Le gouvernement, 4 quelques 
mains qu’il échoie, c'est la défensive, l’offensive étant constante de 
la part des méchants, A vrai dire, subsister pour une société, c est 
étre sur le pied de guerre. Voila ce que Salluste fait entendre & 
ceux qui ont la conduite des affaires publiques. Cette Histoire de la 
conjuration de Catilina respire \’esprit et la tradition consulaires et 
administratives de l’ancien sénat. On n’a rien écrit de plus romain 
et d’une utilité plus universelle. 


VI 


Cicéron consul, et chargé de la plus grande enquéte dont I’autorilé 
judiciaire se soit jamais occupée & Rome, reléve et enregistre des 
particularités de la société romaine qui n’étaient pas au-dessous de 
Yattention de Salluste, mais qui eussent gaté la belle briéveté de son 
histoire. C’est le moment de venir 4 ces particularités : elles nous 
touchent par tant de points! Elles sont de chez nous, ce n’est pas 
trop dire ; et nous allons voir s’il est possible de ne pas s’écrier 4 de 
telles ressemblances des hommes et des choses. Il n’y a quun 
homme de loi, doublé d’un politique de résolution, qui ait pu dé- 
ployer cette sdreté de coup d’ceil dans une enquéte concernant la . 
condition, les moyens d’existence, les intéréts, le bilan de fortune, 
les affinités d’opinion, les causes vieilles et récentes de méconten- 





LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. sil 


tement, et, partant, de faction, des classes aisées et malaisées de 
Rome. On se demande comment les magistrats, consuls et préteurs, 
de la république, durant si peu dans leurs charges, avaient le temps 
de connaitre de tant d’affaires au dedans et au dehors, et d’informer 
avec cette pertinence accomplice sur tant d’intéréts. Ah! c’est qu’on 
ne devenait pas, 4 Rome, consul, préteur et édile en deux tours de 
soleil, et par voie de tumulte et d’éviction 4 main armée des titulai- 
res. On allait au préalable a l’école de la politique et des affaires, et 
on n'y demeurait pas peu de temps, avant d’étre quelque chose dans 
ce grand Etat pondéré de haut en bas. On écoutait dire, on regar- 
dait faire les ainés et les maitres dans la guerre, dans les judicatu- 
res, les édililés et les prétures. On était « une race politique » pa- 
tiente, laborieuse, exercée. a attendre et 4 essuyer des mécomptes, 
pati repulsas. Je parle surtout du temps des bonnes meeurs; et 
méme, celles-ci perdues, on ne vit jamais 4 Rome les charges pu- 
bliques aller trouver quelque devin de carrefour ou quelque spécu- 
latif enfoncé dans les arcanes de la nature, et s’acharnant a la re- 
cherche de l’or potable. 

Venons 4 la troisiéme Cattlinaire, 4 l’exposé de situation de la ca- 
pitale du monde, 4 l’armée de Catilina intra muros, au personnel 
proprement dit de la faction, au dénombrement des troupes enrdlées 
sous l’étendard de sang et de feu de la Commune romaine. Entendons le 
consul Cicéron dans son rapport au peuple (ad Quirites) ; entendons- 
le avec un intérét et un effroi qui nous ont ressaisis dans nos pro- 
pres affaires. C’est bien la notre fortune; ce sont les maux intestins 
par lesquels nous périssons. Et pour que rien ne manque a ces symp- 
tomes semblables de déclin et de mort, les hommes qui aident des 
mains et de la langue 4 cette ceuvre de « lire céleste » reparaissent 
sur la scéne du monde avec les mémes instincts antisociaux, les 
mémes fureurs d’envie et de brutale égalité, le méme tempérament 
particulier aux scélérats, les mémes appétits de la partie la plus hon- 
teuse de homme, pars corporis turpissima, comme parle Salluste. 
Ceux-ci sont les plus simples de la faction; ils veulent avoir le bien 
d’autrui et se gorger de proie. Il y a plus forts qu’eux par l’esprit, et 
plus laches par le coeur : c'est le monde éduqué de la faction, ce 
sont les ambitieux, discoureurs en plein vent ou a huis clos chez les 
Porcius Lecca, défenseurs des faillis et des infames, théoriciens de 
richesse publiques, d’emprunts forcés, de bienfaisance légale, de 
créances prescrites, de saisies-arrét périmées, de protéts sans effet, 
et, pour tout dire en un mot, d'argent a transfuser des veines du ri- 
che dans celles du pauvre. Ce sont les légistes, hommes d’affaires et 
recruteurs pour le compte de la faction, grands promoteurs de soulé- 
vements, y étant peu de leur personne, et tout préts, si les choses 


342 LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 


tournent comme ils le souhaitent, 4 ramasser les magistratures dans 
le sang des misérables. Mais aussi combien ils ont pour eux de pas- 
sions et d’intéréts, d’espérances mauvaises, de miséres réelles, de 
collusions laches ou scélérates! Dénombrons avecCicéron tous leurs 
partisans; ils fourmillent dans les sociétés opulentes et caduques ; 
et c'est miracle que les Etats ne soient pas plus vite dévorés par cette 
quantité de rongeurs. 

Cicéron compte cing espéces ou catégories de factieux, ou de gens 
sympathisant avec les factieux. On va voir que le catalogue en a été 
dressé comme pour nous. Ce sont d’abord les hommes ou proprié- 
taires qui, ayant de grands biens-fonds, et de plus grandes dettes, 
ne peuvent ni s’acquitter de celles-ci ni se détacher de ceux-la. Ils 
n’ont pas le premier honneur, qui est de satisfaire ses créanciers, 
et ces immenses possessions qui ne sunt plus 4 eux, étant grevées 
au-dessus de ce qu’elles valent, leur tiennent aux entrailles par 
toutes les fibres de l’avarice et de la vanité. Que veut-on que ces 
tristes propriétaires, au large par la superficie, 4 |’étroit par le fond, 
creux et minés de partout, espérent, de l’avenir? Rien de bon. Ah! 
je fais erreur. Ils n’espéreront bientét plus qu’en un bouleversement 
universel ou créanciers et débiteurs iront tous s’abimer. A ceux de 
ces hommes qui se flattent de pouvoir tenir contre une telle se- 
cousse, qu’ils auront souhailtée, Cicéron éte leurs derniéres illu- 
sions. « Eh quoi! pensez-vous que, dans cette dévastation générale, 
vos biens seront sacro-saints? Que n’établissez-vous pluldt la ba- 
lance de votre actif et de votre passif, des revenus de vos terres et 
de Vintérét usuraire qui va les engloutissant? » Au reste ces expec- 
tants des révolutions ne sont pas a craindre aux choses de main. Ils 
prennent peu les armes eux-mémes : « Ils ont assez de faire des 
veux contre la république. » A Rome, ils donnaient leurs voix 4 Ca- 
tilina; ils les lui donneront dans tous les temps. Ils ne sont pas le 
moins du monde violents ; ils ne sont que les amis et les fauteurs des 
violents. Il y a pires qu’eux. 

Venons & la deuxiéme espéce des factieux (alterum genus). Ceux- 
ci ne sont ni honnétes ni modérés, comme nous dirions, ni d'un 
génie équivoque. Ils ne vont point par des voies obliques 4 l’assaul 
du pouvoir et des grands emplois; ils s’y portent du mouvement 
‘ naturel de la faim, de la soif et de la concupiscence. Ecrasés de 
dettes, ils attendent la domination (dominationem exspectant) ; el les 
honneurs, dont « ils désespérent dans un Etat tranquille, ils pen 
sent que, le bouleversant, ils les enléveront. Et ils ne voient pas, les 
aveugles | que ce qu’ils désirent, il leur faudra, l’ayant une fois ac- 
quis, le céder & quelque esclave fugitif ou 4 quelque gladialeut 
(fugitive alicui aut gladiatori). » Est-ce il y a deux mille ans, & Rome, 





LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 345 


ou bien est-ce hier, chez nous, que Gicéron tenait ce langage? L’es- 
prit serait ravi de ces vérilés politiques d’un a-propos éternel, si 
elles ne regardaient pas notre cher et malheureux pays. 

La troisiéme catégorie est celle des parvenus de la ville et de 
ceux de la campagne, des gens faits riches par les victoires de l’an- 
cienne faction de Sylla, et nantis des biens des proscrits du parti 
populaire; biens de mauvaise origine en tout temps, soit qu’ils 
aient été donnés de Ja main & la main, et en maniére de salaire, par 
des chefs de faction victorieux; soit qu’on les ait eus a vil prix de 
I'Etat, vendeur anonyme de la dépouille des proscrits. Ils laissent 
leurs possesseurs fortuits peu tranquilles sur la validité et la durée 
de tels acquets. On se hate d’en jouir, par peur de la fortune 
changeante et des reprises. Cet argent,’ soudainement venu (repen- 
tine pecuniz), se dépense avec fureur. On s’abandonne a des dé- 
lices ou a des débauches énormes et insolentes. On tombe, a son 
tour, dans le gouffre des dettes; et voilé qu’on se remet « & espé- 
« rer en un autre Sylla. » Ces enrichis des proscriptions, ruinés par 
leur bouche, et repris du gout de la rapine, donnaient la main aux 
indigents de la campagne, conjurant, j’allais dire, « fraternisant » 
avec eux, et renouant le pacte épouvantable de la misére et de l’en- 
vie. Chose digne de remarque! étonnante ressemblance des intem- 
péries politiques et des troubles profonds du corps social! Un bon 
nombre de ces propriétaires ruraux, lotis par Sylla, étaient deve- 
nus des hommes d’ordre et de consistance, des conservateurs te- 
naces. La terre et le travail sub Dio avaient fait d’eux presque des 
honnétes gens, économes, intéressés, entendus 4 l’épargne, sans 
compter la bonne santé que Cérés, la Mére des hommes, prodigue 
4 ses sages adorateurs : Genus exercitatione robustum, dit Cicéron. | 
Le consul complait beaucoup sur eux pour le maintien de l’ordre 
dans les colonies, ordre étant devenu leur affaire propre et do- 
mestique, une affaire rurale, puisqu'il n’y avait plus rien de cela a 
Rome. Ils rachetaient par la leur mauvaise origine, et la qualilé 
peu honnéte d’acquéreurs du bien d’autrui par collation et pro- 
scription. Ils avaient méme recouvré en partie le sens moral et la 
paix de lame. Tant le bien, voire méme le bien mal acquis en temps 
de révolution, a des effets étonnants de moralité! D’ot il suivrait 
que le socialisme est le moyen le plus 4 la main de moraliser le 
plus grand nombre possible de malhonnétes gens. 

Mais, pour parler sérieusement, n’est-il pas intéressant de re- 
trouver dans celte république « si grande et si corrompue, in tanta 
tamque corrupta civitate, » ces masses rurales encore un peu saines, 
non par les principes et l'éducation, mais par le bénéfice et les 
soucis de la propriété ; fondements bien concrets, mais fondements 


564 LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 


de la tranquillité publique, au-dessous desquels il n’y a plus que 
les royaumes du vide, inania regna. 

La quatriéme catégorie des milices Catilinaires est « fort variée, 
fort mélée et turbulente, vartum et mixtum et turbulentum. » Ce 
sont les obérés de vieille date, qui ne reviendront jamais sur l'eau, 
les véreux des officines & argent, des maisons de crédil, ceux de la 
boutique, ceux de la simple échoppe, les affichés pour banqueroute 
frauduleuse, les expropriés, tout ce qui ne fait pas ses affaires, et 
qui s’en prend 4 l’Etat et aux lois existantes de sa male chance ou 
de son inconduite. Ils forment le gros des troupes auxiliaires de la 
faction. Ce sont plutot des mécontents que des pervers; mais on 
les compte par milliers. C’est l’armée des désespérés. Ils sont pos- 
sédés de cet exécrahle égoisme du désespoir, qui leur fait trouver 
doux, étant eux-mémes abimés, de voir tout le monde s'abimer avec 
eux. « Minore dolore perituros se cum multis quam st soli pereant. » 
Qui ne connait pas quelques-uns de ces bons citoyens-la? qui ne les 
a pas pour voisins, pour amis, pour consanguins? Ils abondent 
dans les petits métiers. C’est la classe des émeutiers suffragants ; 
ils préludent 4 la guerre sociale dans les comices, en attendant qu’ils 
la fassent dans les rues. Tous n’ont pas des instincts patibulaires. 
Ils ne sont pas tous hommes a courir sus a votre bien et 4 votre 
personne ; mais ils déléguent dans cette vilaine besogne de plus ca- 
pables qu’eux, des gens qui ont pris tous leurs degrés dans la 
science du vol, de l’assassinat et de l’incendie. Quand la maison 
d'Ucalégon brule, ces bons voisins ne s’en désolent pas trop. C’est 
un sinistre qui survient fort 4 propos pour compenser leur propre 
débine. 

Le consul n’a pas excepté de ce déplorable catalogue bon nombre 
d’imbéciles ou de pusillanimes des classes riches, établis dans de 
grands biens ou dans quelque négoce considérable, et, partant, in- 
téressés, au plus haut point, au bon état de la chose publique. Mais 
ces honnétes citoyens sont travaillés, un peu comme les femmes 
grosses, de fantaisies étranges. Ils aiment leur argent plus que leur 
ame. La plus petite addition au principal de l’impdt leur fait jeter les 
hauts cris. La simple hypothése du parlage des biens les renverse. 
Et cependant ils veulent du nouveau dans |’Etat; du nouveau, n’en 
fat-il plus au monde. Ils poussent au pouvoir des hommes qui veu- 
lent les détruire. Ils aiment et ils haissent tout ensemble leurs 
intéréts; conservateurs par cupidité, novateurs par stupidité polli- 
tique ou par une méprisable prudence, qui leur fait croire que 
donner des gages aux-factions, c’est un moyen de se les rendre 
bénignes pour le temps ou elles seront maitresses. C’est le contraire 
qui arrive. On n’a sauvé par 1a ni son bien, ni sa vie, ni son hon- 





LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. $45. 


neur. On reste, a la grande risée des factions et pour le malheur de 
son pays, l’espéce sotte el néfaste-des « transacteurs. » 

Venons entin 4 ceux de la cinquiéme catégorie, « un tas d’hom- 
mes perdus de dettes et de crimes. » Les sicaires, les parricides, 
tous les repris de justice (omnium facinorosorum). Joindre a ce trou- 
peau (tstis gregibus) les joueurs, les adultéres, les empoisonneurs 
par mélier, tous les impurs et impudiques des deux sexes. De ceux- 
la, si la république ne se vide au plus tét, si elle s’avise d’instru- 
menter contre eux avec discernement, et d’incidenter sur les nuan- 
ces délictueuses, si pour un peu moins de sang dont celui-ci a les 
mains teintes, pour un peu moins d’infamies dont cet autre est. 
chargé, la loi, pratectrice des gens de bien, s’égare dans les subli- 
lités des jugements : « Tenez pour certain, dit le consul, que vous 
aurez chez vous une pépiniére de Catilina (seminurium Catilinarium), 
et des semences, toujours prés d’éclore, de la guerre la plus redou- 
table, bellum magnopere pertimescendum. » Qui, la plus redoutable! 
A une nalion vaincue, rancgonnée, mutilée, i] reste tout son hon- 
neur; il reste des blessures qu’elle peut montrer, et la majesté 
touchante des désastres suprémes. Elle peut rappeler, sans en rou- 
gir, Chéronée, Cannes, Waterloo, Reichshoffen; c’est le bon sang 
de ses enfants gu’elle a répandu 1a; il fera germer la vengeance. 
Mais les guerres sociales ne sont que fureurs aveugles, horrible 
mélée des bons et des méchants, égorgement de la patrie par ceux 
qui l’aiment el par ceux qui ne l’aiment pas, joie et profit pour ]’é- 
tranger. Elles ne font, 4 vrai dire, ni vainqueurs, ni vaincus; elles 
font des tributaires et des administrés du Macédonien ou du Romain. 
Au bout de deux guerres sociales, un pays nest plus qu’une suc- 
cession en déshérence, dévolue a l’intrus le plus proche des fron- 
tiéres. Cette dévolulion se fait d’autant plus aisément que la faction 
parricide en a traité par avance avec lui. Catilina s’était assuré des 
Allobroges, les ennemis de Rome les plus limilrophes ; il avait passé 
marché avec eux pour qu'ils missent leur excellente cavalenie au 
service de ses bandes. 

Les maladies sociales se ressemblent-elles. assez par les sympté- 
mes, par la marche pathologique et par le dénodment, lequel est fa 
tal & la deuxiéme crise, quand il ne lest pas a la premiére? Est-ce 
assez l’armée du mal que celle armée de Catilina ? Ki n’est-ce point la 
méme qui nous edt dévorés, il y a un an, et donnés a digérer aux 
Allemands, si les débris de notre brave armée nationale navaien$ 
pas sanvé la société francaise des horreurs d’un tel engloutissement? 
Je n’abuse pas.de Vanalogie et n’invente pas. des rapports de pure 
imagination entre la société romaine et la ndire. Je m’appuie sur le 
Aocument d’Etat et de police consulaire le plus ample et le ag for- 

B sumer 1872, 


sas! LA COMMUNE IL Y & DEUK MERE ANG. 


tement. motivé q<ue neous ayoas de la main du chef dwn gouverne- 
ment libre. On goadte et on adrmsre, -élant écotier, é-otier par trep 
épais, l’éloquence véhé¢mente et. limpide des Catilinaires et les 
merveilleux procédés de eed art .magisiral. Devenu homme, on ne 
s’en dédit pas, grand Diew! Mais b'objet politique de ces discouns, 
ce gramd acte: de salut public, commences, poursmivi et consommé 
jusqu’s extinction du mal, nous touche par une vérité présente. 
Voil& ce quit éwieut notre personne civile dans tewtes les choses aux- 
quelles s’éterd, nationalité, cotmmurion religieuse, famille, biens 
acquis et transmissivles, et le reste. Voila.quidépasse de beaucoup 
le plaisir liltéraire et les vives délices d'uge lecture.de Gaeéron. Ré- 
pélous, aprés: M. Royer-Cetlard, que ¢’est la relire. | 
tee ae 

Homme publie on simple particulier, celui qui n’est pes effrayé de 
ce recensement redoutuble de: l'armée socialiste, tek que nous ve- 
nons de le voir étabii d’aprés de bons dossiers par le chel-du gonver- 
nement et de la potice de Rome, ou bien il ferme volontairement les 
yeux’ 4 des faites évidents, et il pe veut pas sentir que le sol lus man- 
que sous les pieds ; ou bien il aflecte une imperturbabilité qu'il n’a 
pas, et il paye d’eflroaterie théatrale ; ou, bien encore, a l’exemple 
de ceux de la quatriéme catégorie de Cicérona,. il met son espérance 
dans ta -ruine universelle. Il ya la Pear, « aw visage pale, » comme 
Vappelle- Homére, qai-perd tout ;.et ceux quila ressentent sont les 
premiers perdas. Ce sont. les Thersites de-la faction, gramels se- 
meurs ¢ alermes, gouagilleurs des braves: et. des magnaniines,, déso- 
béissants et Kiches, foyards par tempérament et: pat pradesce per- 
sonnelle.: Mais i y a une Peur civique : célle-ci visite les’ phis Series 
sans'les ébranter. Hl est de leur sagesse: de la répandre autour d’eux, 
par cela méme qu'elle les laiss2 maftres de leur ecour, de lears pen- 
séea et de leur aciten. C'est la peur des consuls clairvoyants. Hi est 
opportun qu'ils la communiquent aux esprits léger's ou infatués, pas 
asses pour les élourdir du coup, mais awtant.qu’il faut pour les ron- 
dre sérieux et vigilanis. Cicéron en usa de celte sorte avec les con- 
servateurs de son temps, ta classe de ¢itoyens la plus nombreuse; la 
e mieux clablieanx choses de la. terre, » et que tien n’avait trop in- 
quiéiée avant les meuvements de Catilina. Kile s/étutt moquée, daas 
ga -solidité temporelie,des « spectres de! sang et de ruimes » qu'elle 
disait qu'on agituit.a ses yeux. Le: consul el avee lui Caton seudrent 
4 propos.la-panique a ces eptimisies, & cog faux houreun (targuam bee- 





LA COMMDNE IL ¥ A DEUX MILLE ANS. 5G 


tis); et ils leur mirent tellement sous la gorge le poignard des si- 
eaires, ‘qu'il fatlut:bien que ces asensibles appelassent & leur: aide. 
Ar rien: n'est plus eflicace, pour secouer les durpeurs mortelles 
des honnéles gens ed pour faire tomber le masque des endormeurs 
-de la faction, que ves enquétes ‘4 fand sur le génie des ciloyens.tur- 
Dulerils,-ou sur:la condition des auires personnes qui ont .intérét .& 
reamuer. |] jaillit .de.ces enquétes une lumidre qui insiruit encore 
plus qu'elle n’éponvante, n'y ayant rien de pis que de périr d'un 
mal.qu'on me pent pas..qualifier. A-ces signes décrits ct divulgués 
per un homme dikiat, chef de gouvernement, les vieilles. sociétés 
onnsissent bien ce-qui chez elles est caduc et croulant, et. aussi ce 
qui est encore solite.et en état de résister. Elles-tienacnt, pour ac- 
quis ce fait, qu'on ne eesse pas un moment.de les assiéger, soil. par 
Ta:saperel la mine, soit par ie fer et le feu. A elles donc.d.ne pas.se 
donner de.relache dans la défense, -4 ne pas sommeiller sur ‘le rem- 
part, ow plutét sur je seuil de leur maison. « Une grande apuleace, 
a dit Sallusie, sowffre quelque négligence. » Mais aussi eonibien 
‘gette-opulenec nourril d'ennemis inlestins, et, les aourrissant, les 
affame davantage! Ces ennemis, nous venons de les recenser avec 
Gicéxon. ‘Lp consul-n’en a ‘omis sucun. C’est par « couches.» -socia- 
les, comme parient les géolegues, que l’orateur romain.les.a dé- 
nombries ; el, pour suivre notre image, il parait bien, que ces 
« couches »:sont désagrégées et soulevées par la force de quelque 
feu soulerrain,. . y eee a , rf 
Dans es conjurations, qui .vont 4 .l’anéantissement de.l'ordre_so- 
cial et des biens de la vie civile, + y.a les.mains on les coeurs de.tont 
le- monde ; les mains prétes a ravir, les coeurs qui secrétement con- 
mivent ev qui s'abandonment a des défaillances du dernier. hontenx. 
Tous conjurent 4 leur-mapiére; neux qui B’vat rien, en se:ruant en 
idée sur le bien d'avirui poun'se refaire de Jeur pauvreté; ceux qui 
ent quelque chese, en cenvoitant ce que vous avez en plus, et ceux 
qui ont beaucoup, on tremblant.de peur et en ne couvrant pas de 
leurs eorps ‘leurs richesses. Que .dis-je? ces derniers font pis ;. ils 
donnent, cela s’est vu! des.arrhes.4.la faction pour que.celle-ci leur 
gerantisse, au jour de la pillerie et .en considération des &-compte, 
Je gros de leurs biens. C'est a legpdce.coupable et.imbécilecde ces 
« transacteurs » que Caton parlait si haut et si ferme dans le.sénat, 
Telle était; aux jours du consulat de, Cicéron, l'étendue de la.cen- 
fagion secialiste. Dirons-noug,.a la.hoatede nos. soniéeés .chréliennes, 
die nos meeurs plus.dquces et. de.nog lois plus:clémentes, que la peste 
seciale se -complique chez nous-de caracliresimalins qu'elle n'anait 
pes au-temps-des Céibégus.et des Lentulus? La faction de Catiling 
étaitsans doctriags et sansanétaphysique révolutionnaares.. hile, pro- 


348 LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 


cédait bien, dans ses sensualités infinies, d’Epicure, d’un Epicure 
que les bétes libidineuses de ce monde-la avaient accommodeé a leur 
facon de vivre. Mais elle ne raffinait pas, ala maniére des métaphysi- 
ciens et des mysliques du socialisme moderne, sur la nature des 
biens, sur les origines de la propriété, sur le capital et le fonctionne- 
ment des écus, sur le paupérisme et sur les mégalités éternelles des 
conditions, des facultés et de la complexion physique de I’homme. 
La faction de Catilina n’était pas, si peu que ce fat, doctrinaire ; elle 
était d'appétit, d'action, de premier mouvement. Ce qu’elle voulait 
simplement, c’était s’emparer de vive force du bien d'autrui, pour 
en jouir par aprés dans le sang et Jes voluplés, aussi Jongtemps 
qu'il plairait aux dieux. Aucun « Manifeste » de Catilina affichant, 
comme nous dirions aujourd'hui, des idées constituantes n'a été 
produit par Salluste et par Cicéron. Une « Commune, » enfantement 
prodigieux d'une société 4 esclaves et d'une aristocratie perdue de 
detles et de vices, serail sortie indubitablement de l’alroce victoire 
de Catilina. Comment aurait-elle pris forme, et quelles proportions 
aurait-elle soutenues avec ce vaste empire? On ne imagine méme 
as. 

. Notre « Commune, » arriére-petite-fille de celle de Catilina par 

les instincts de rapine, par les fureurs d’envie, et par des procédés 

destructeurs infiniment perfectionnés, ade plus que sa devanciére 

l’utopie, 4 savoir, un infernal idéal de cité nouvelle, qui a fait des 

multitudes de ratsonneurs, et de raisonneurs croyants. Ce sont, ne 

vous y trompez point, des doctrinaires en égalité et en nivellement. 
ndJg.ent un Credo commun sur le but qui est de niveler, une ambition 
commune, Cetid des Tilans, qui est de vaincre l’invincible nature 
des choses. Leur ca: est a la fois plus subtil et plus monstrueux 
que ne l’était celui dé Catilina. Ils sont férus dans le sensorium 
commune d’une abstractiQtun a laquelle leurs appétils, leurs vices, 
et leurs maux, et les prosoB4opées de leurs docteurs, donnent un 
corps et de la substance. Aussi renviant, comme ils le font, sur 
leur maladie par le raisonne® ent, ils ne sont pas prés d’en gué- 
rir; et la politique n’a pas dé } médecine hative qui opére sur de 
tels logiciens. Une faction dogf*natisante aurait donné tout autre- 
ment de tablature a Cicéron; et 1I™ ne |'aurait pas réduite par un seul 
coup de vigueur. ‘G. 

Donec, tout bien considéré, notre Oat est pire que nel’était celui de 
Rome en Pan 690; parce que nous Tayons au milieu de nous, outre 
les malaisés, les décriés, Jes envietk', et les hommes de sang et de 
tapine, de subtils docteurs et de mad\rés sophistes, péres el propa- 
gateurs de la sophistique socialiste, c®yrrupteurs des premiers prin- 
cipes, des claires distinctions du tien &%% dy mien, des axiomes de Ia 





‘ 


\ 





LA COMMUNE IL Y A DEUX MILLE ANS. 348 


morale universelle. Aprés ces coups manqués, et les conjurations a 
la Catilina avortées, un Kiat se rassoit pour quelque temps encore 
dans son opulence. Ilya perdu ses meeurs politiques; il va par 
les dictatures 4. une inévitable servitude. Mais enfin il subsiste ; les 
intéréts, qui meurent les derniers, y entreliennent un reste d'exis- 
tence civile. ! 

Sommes-nous assurés seulement de cette solidité précaire des 
sociétés en dé:adence? Qui répondrait de cela? L’étranger, notre 
vainqueur et notre créancier, est établi chez nous comme en villé- 
giature avec ses femmes et ses enfants. Il nous tient sous le coup 
d'une saisie-arrét; et si nous manquons a le payer au jour de 
Véchéance, il peut nous dire comme Tartulfe a Orgon: 


La maison est 4 moi, c’est 4 vous d’en sortir. 


Il a mis sa botte sur nos poitrines; et nous agitons entre nous, a 
la maniére du docteur aristotélicien Pancrace, les questions « de la 
forme et de la figure du chapeau! » Le droit de posséder de pére en 
fils, d’'user, comme vous l’entendez, de votre bien, de le dissiper ou 
de le ménager, de batir, si vous en avez les moyens, de planter, si 
vous l’aimez mieux, de payer vos impéts 4 I’Etat et le dernier de 
tous a la dure Libjtine, qu’est-ce que-disputer de tout cela 4 perte 
de vue, et ’écume a la bouche ou lescopette au poing, sinon, dis- 
puter de « la furme d'un chapeau ? » Je n’y vois dedifférence, elle n'est 
pas petile, hélas! que l’escopette et le sang des guerres sociales. La 
livide Envie, comme l’appelaient les anciens, ces grands patholo- 
gistes de l'dme, n’était encore, au temps de Cicéron, que la plus 
basse et la plus maligne des fureurs, un monstre qui se nourrit de 
ses propres poisons, et qui a faim dela substance d’autrui. Mais 
nous l’avons relevée, nous, de cette qualification pleine d’opprobre. 
Nous l’avons érigée en vertu sociale, en passion d’égalité. Les poli- 
tiques du socialisme se servent d’elle comme du levier de gouverne- 
ment le plus puissant et le plus 4 portée de leur main. Ils allendent 
tout de l’Envie. C’est elle qui a déa fait la place nette aux utopistes 
de la faction, pourqu’ils batissent leur cité nouvelle. La Conjuration 
est donc plus que Calilinaire. Ellexa mille tétes qui s’entendent, et 
qui veulent la méme chose, eadem velle. Elle est partout, et partout 
au courant de ses affaires. Le nombre des bras qui sont 4 elle, on ne 
le sait pas. On ne sait pas davantage le nombre des esprits qui con- 
sentent avec elle par intérét, par lachelé, ou parce qu’ils désespé- 
rent de la force des lois. Utopistes, idéologues, doctrinaires et dog- 
matisants, législateurs méme ne lui manquent pas. Elle a toules 
ses posilions prises et assurées; tous ses points d’altaque sont 





ee LA COMMUNE IL ¥ A. DEUX MULE ANS... 


margués. Elle-est¢hez vous,. etle eat ehez: mod..«. Nous sommes. dens 
vwesassemblies, dans yosicamps, dans vos magistratures, dans vos 
maisons, » disait Tertullien des ehréiiens de son temps. I] parla 
@honnéles. gens nouveaux qui enlraient, eux aussi, par mitiiers, 
daaslacié et lafamele paienne, mais qui y entraient, le front haut, le 
eceur net, et les mains immaculées. Cen’est plus de cela qu'il s’agat 
aujeurd hui ; et le Sovialisme moderne, ce fils de Peffrénée:concupis- 
eenee, ne prélend pas nous infeser un saug nouveau et virgrnal. 2 
ne veut que boire fe ndtre ef en accroitru:te sien. il le dita qua-veut 
Kenténdre; il le dit dans ses Amphyctionies, dans ses. Agapes frater- 
nelles, dans ses Cenciles cecuméniques. Il a aussi.ses conciles cecs- 
méniques, dans lesquels il prockame beaucoup de dogmes, et. dé- 
eréte une peine unique, la plus simple, contre Jes non. conformistes. 
La Conjuration- des niveleurs du dix-neuviéme siécle est marquée 
des deux caractéres qui cédent le moins, et qui se passent le plus faci- 
Yement de raison, de modération et dée-sentiment : ete est Soeiale.et ' 
Scientifique. H' n’y a pas de mererd attendre d’elle. Le jour of Catiina. 
sorfit de la curie en menacant « d’éteindre som incendie sous tes. 
ruine » incendium: meum ruina restingwam ! te‘ sénat enjoignil aus 
consuls d’aviser «| Caveant! consules ; :' nous enone ‘nous: Caveant 
emnes borni & CoG a> RS 
re | Avcuste: ‘Near. ' 


(; fia § 


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“) 


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Jt oe Ss : 4) ti oe 





LE PREMIER SYNODE GENERAL 


DES PROTESTANTS DE. FRANCE 


ET LA CONFESSION BE FOI DE 4559 


t 


La premitre session du synode général des 'Eglises réformées de 
France, réuni en vertu du décret du ‘49 novembre 4871, s'est ter- 
minée Je 10 juillet. Une seconde session doit avoir lieu au mois de 
tovembre prochain. 

En attendant que la publication: authentique des procés-verbaux 
de cetle assemblée nous permette de rendre compte des importantes 
discussiotis agit¢es dans'son sein, il ne sera pas‘sans intérét de nous 
reporter & (rois siéclesen arricre, & ce premier synote des ‘protes- 
tants‘de France, qui fut tenu &'Paris en mai 4’$59, dans les derniers 
temps du régne '‘d’Henri f1.'Nous prendrons ainsi 4 son pomt de dé- 
part'cette histoire dogmatique du protestantisme francais, dont le 
synode de 1872 vient d’écrire un des chapitres les plus instructifs, et 
ous comprendrons d'autant mieux te caractére et la portée-du -tra- 
vail accompli sous nos yeux par les dé‘égués des consistoires, dans 
‘leurs séances de la rue’ Roquépine', que nous connaitrons avec plus 
Texactitade l’euvre primitive dont ils ge disent lés continuateurs. 


y 


Le protestantisme ‘francais, tour & tour toléré et persécuté par 
Frangois.i, poursuivi.et puni, par Menri-Il avec la derniére sévérité, 


§ Lien de réunion des députés au synode de 1872. 





302 LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 


avait fait sous le régne de ce prince les progrés les plus rapides, et 
s’était constitué en méme temps qu’étendu. 

Jusqu’en 1555, aucune forme précise n’avait encore été donnée a 
ces groupes de chrétiens évangéliques qui, malgré la rigueur des 
édits, se réunissaient pour la célébralion du culte réformé. Ce fut 
en cette année, nous dit Théodore de Bézedans son Histoire ecclésias- 
tique, que «l’héritage du Seigneur commenca d’étre rangé et mis 
par ordre 4 bonescient’. » 

La premiére Eglise fut établie 4 Paris. 

A linstar de celle de Genéve, elle se composait d’un ministre, 
ayant mission de précher la parole de Dieu, de diacres chargés d’ai- 
der le ministre dans l’administration des sacremeits, d’anciens pré- 
posés au maintien de la discipline, enfin d’un consistoire, ou tribu- 
nal des meeurs. 

En cette méme année 1555, et toujours d’aprés le méme systéme, 
furent constituées les Ezlises d’Arvert (dans une ile des cétes de la 
Saintonge), d’Angers, de Loudun et de Poitiers. 

De Poitiers, la réforme. gagna Saint-Maixent, Chatellerault, Niort. 
De Paris, elle remonta la Marne et descendit la Seine. D’Angers, 
elle se répandit dans la vallée de la Loire, et bientét dans celle du 
Cher. 

Enfin, en 1559, la Bretagne, cette province que Théodore de Béze 
signale comme ayant été « fort tardive & recevoir la parole de 
Dieu *, » fut également envahie par la propagande 4 laquelle, du 
haut de son rocher de Genéve, Calvin imprimait une direction a la 
fois si intelligente et si vigoureuse. 

Un grand acte fut comme le couronnement-et la consécralion de 
tout le travail accompli par le protestantisme francais pendant les 
douze années du régne d'Henri Il. Je veux parler du synode qui se 
tint 4 Paris au mois de mai 1559, quelques semaines avant la mort 
tragique du roi*. « Ce fut en ce temps, dit Théodore de Béze’, 
que Dieu, par sa singuliére grace, inspira toutes les Eglises chré- 
tiennes dressées en France de s’assembler, pour s'accorder en unité 
de doctrine et discipline, conformément 4 la parole de Dieu. Lors 
doncques, 4 savoir le 26° de may dudict an 1559, s’assemblérent a 
Paris les députés de toutes les Eglises établies jusques alors en 
France, et la, d’un commun accord, fut écrite la confession de foi. 
Ensemble fut dressée la discipline ecclésiastique au plus prés de 


4 Théodore de Béze, Histoire ecclésiastique, liv. Il, t. 1, p. 97. Anvers, 1580. 

2 Id., ibid., p, 751. : 

3 On sait qu’Henri IT, blessé & mort dans un tournoi, le 29 juin 1559, expira le 
10 juillet. 

4 Id., ibid., liv. Ul, p. 172. - <7 





LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 555 


l’institutton des apdtres, el selon que la circonstance des temps par- 
tait alors, chose vraiment conduite par l’esprit de Dieu pour main- 
tenir l'anion qui a toujours persévéré depuis. » 

Jusqu’é quel point l'ceuvre dogmatique et disciplinaire secomplis 
par le synode de 1559, premier synode général des réformés de 
France, ful conduite par Vesprit de Dieu; dans quelle mesure cette 
premiére assemblée des protestants francais a garanti.aux futures 
générations réformées le bénéfice de l’unien, c’est précisément ce 
que j’essayerai de montrer dans ce travail. 


II 


Il faudrait d’abord pouvoir représenter au vif les détails saisis- 
sants de cette réunion. Il me semble voir ces hommes arrivant de 
presque tous les points de la France, s’étant donné rendez-vous, par 
une hardiesse qui émeut, au centre méme de la capitale, c est-d-dire 
presque sous les yeux de leurs persécuteurs. Ils entrent dans Paris 
& la faveur de quelques déguisements, trouvent asile dans des fa- 
milles sires, et le 27 mai, au jour méme et a l'heure. qui avaient 
été fixés pour la convocation, se trouvent réunis dans une maison 
qu'on pourrait voir encore dans une de nos vieilles rues — la rue 
des Marais-Saint-Germain — demeurée debout entre les rues de 
Seine et Bonaparte. 

La, ils s'abordent, s’embrassent, échangent entre eux les récits 
des épisodes les plus émouvants des épreuves de la réforme. Un tel 
a vu le supplice de ce colporteur qui a été bralé vif pour avoir dis- 
tribué des Bibles de Genéve; cet autre a pu converser avec ces mar- 
tyrs de Lyon auxquels Calvin a écrit des leltres d’encouragement; ce 
troisiéme a peut-étre été lui-méme le messager de celte correspon- 
dance si compromettante. Ainsi se forment, dans ces entretiens fra- 
terncls, le martyrologe et la légende des saints de I'Eglise nouvelle. 

Je me(s pour un instant de célé la cause pour laquelle ces hom- 
mes se réunissent et l’ceuvre qu‘ils vont faire. Joublie en ce mo- 
ment les dissentiments théologiques. 

-Homme et historien, je ne puis m’empécher, en me recueillant 
devant ce souvenir, d’étre touché du courage de ces hommes; je sens 
passer dans mon Ame un [risson de terreur et d’admiration. Pour 
venir 1a, quelques-uns ont passé sous les fenétres du palais o4 Henrill 
donne une féte splendide en l’honneur de Diane de Poitiers ; ils ant 
entendu de loin les échos de cette musique toute mondaine, et, Ja 


356 | LE PREAMBR 6YMODE PROTESESNT.. 


comparant avec le chant si. grave de leurs psaames, ils. ont maudit 
une fois de plus en leurs coours cette Babylonc qué les perséeute. 
D’autres sont entrés dans Puris par la place de Gréve, por le car- 
refour Saint-Jacques, ou par la place Maubert'.: Or, si ce soir, la vi- 
gilance du lieutenant de police Irompe les précautions de ceux qui 
font le guet aux ahords de,la petite rue, si on saisit. kes délégués au 
synode, cummeen 1557 on a saisi les réformés réunis dans uae 
maison de Ja rue Saint-dacques’, ils le savent, c’en est fuil deux, is 
retourneront a cette place de Gréve pour y dire brijés! Certes, des 
hommes qui donnent leur vie comme enjeu de leurs idées, méme 
fausses, mérilent qu'on parle d'eux avec respect. Qui raillerait leur 
courageuse altitude me paraftrait avoir l'esprit bien étroit, et de- 
vant la solennilé héroique de cette assemblée je m‘incline avec le 
sentiment d'une sincére émolion. 

Mais aprés que |’homme et l‘historicn ont exprimé librement leur 
pensée et Jais:é parler leur ceeur, il faut que: le thévlog’en et le 
critique accomplissent leur tache. Qu’est en elleeméme la-confession 
de foi rédigée dans ce synode, et devenué, aprés. quelques additions 
ajoutées au synode de la Reehelie, en 4571,:44 confession. de foa 
authentique des Eglises rélormées de France? queiles doctrines y 
sent contenues? quel ce anime 3 est substitué-d la vieille fod 
de la.France catholique? ante 


Ill 


La confession de foi rédigée dans ce synode comprend 40 articies*, 

et est le‘résuméle plus substantiul, le plus clair, le plas méthodique, 
de la doctrine des Eetises réformécs de France au seiztéme et au on 
septiéme siécle. 
" Aprés avoir établi dans le premier article, l’existence, unité, le 
personnalité de Dieu, avec ses attributs métaphystques et moraur, 
ta confession de foi traite, dans l'article 2, des diverses manifestations 
de Dieu, qui sont, d'une part, la eréation, etle gouvernement de la 
création par la providence; de l'autre, sa parole, spéciatement eonte- 
nue dans le recueil des Ecritures. 

L’articte 3 dresse le canon des Ecritures reeonnues et agréées par 
tes Eglises réformées. A cette liste, manquent dans VAndien Teate- 


4 Endroit ou se faisaient les exécutions capitales. 
* Sur cet épisode, voir Théudore de Béze, Hist. ecel., p. 186. 


3 Je ne perie ici que dela partie degmatiqae. 





LE PREMIER SYSODE PRO ESTANT. ee) 


ment les.livres de Tebie et de Judith, ceux dela eee l’Ecolé- 
siastique, les deux livres des Macchabdées. : 

Lecanon du Nouveau Testament est exactement conforme a celui de 
IEglise catholique, et ’épitrede saint Jacques, que Luther qualifiait 
dédaignevsement « d’épiire.de paitle, » pance qu'il y est question de 
Pextreme-onction, et que: )’insuffisance dc la foi sans les ceurres ¥ 
est démontrée d’une maniére péremploire, a &té gardée par Calvin et 
par les Eglises calvimistes, plus soncicuses en ceci de ne pas mutiler 
le recuei).des écrits.du Nouveau Testament que de mettre leur doc- 
trine en harmonie avee ces. pages si décisives de la saiute Ecriture. | 

Nayant point dfaireici un eoursd'Ecriture sainte, je n’entrepren- 
drai pas ta discussion de cet article 3, et je renvoie aux livres spé- 
elaux sur la matiére, oti. a canonicité des six livres de l'Ancien Tes- 
tament, supprimés. par les rélormés de Genéve et.de France, est 
prouvée par les témoignages les ae autorisés de toute la tradition 
chrélienne. se. ae 

Mais je ne puts pas ne ‘pas. m’arréter aux articles 4 et 5. 1s con- 
tenaent un des: principes: fondumentaug de |’exégese protestante, et 
dosnent d’ssance |’explication de toutes les yicissHudes subjes: de- 
puis trois sitcles par la révélation: evangelique suumise a une telle 
régie diinierprétation...... «. aes) re 

Ainsi Particle 5, trés-epécialement rédigé. en vue de combattre 
l'Eglise catholique, établit « qu'il n'est loisible aux hommes, nt méme 
aux unges de ricn ajouler, dimimuer eu changer » 4 celle parold de 
Dieu; laquelle est régle de. toute vévité, el’ contient-tout ce qui est 
nécessaire pour te salut. D’ot il suit-que« ni lantiquilé, ni les 
coulumes, ni fe multitude, ni la sagesse humaine, ‘ni les jugements, 

m les arréts, ni bes édils, ni Jes décrets, ni les conciles, ni les 
Visions, niles miracles. ne doiveat étre oppeste a pelle Keriture 
wnle.> 

Vuila'en cing lignes le. ne fait a toute. ia: Aradition. catholique, 
et une sentence sans appel rendye contre ce qu’en appelle, en style 
= pe supealon des: inventions nagar a le pee parole 

a, vdd' ‘as 

Quant au principe, que rien dens les traditions elles edakes Wane 
Eelise chrétienne, ne doit étre en contradiction avec l’Ecriture, 
VEgine catholique le proclume et le eeenty SUssi OU plus énergique- 
ment que personne. : 

fai seulement ¢’éléve une aifficulté — une des. sitie grandes ASsll- 
rément que se puisse poser la raison, avec ses légilimes exigences, 
mise en face de la révélation chrétienne. C'est a cette difficulté que 
va tout d’abord se briser ha -thévlogie de la réforme. 

Jespére ne pas dire un mot detrop el me rien exagérer. 





356 LE PREMJER SYNODE PROTESTANT, 


Cette difficulté peut étre saisic par ceux mémes qui n’ont pas fait 
d’études spéciales sur ces questions d'exégése. 


La voici : 


Dans lecas o8 un désaccord serait soupconné entre tel usage, telle 
tradition, telle coutume de I’Eglise, et tel passage des saints livres, 
qui sera juge de ce désaccord, c est-a-dire, qui aura mission pour 
déterminer le sens exact et la valeur précise des textes, ou, en d’au- 
tres termes, pour dresser, en conformilé exacte avec la sainte Keri- 
ture, les articles de-la croyance et les régles de la conduite? 

Mais cette question se rattache elle-méme 4 une autre question 
plus haute et plus vaste: qui prononcera sur la canonicité et sur 
Yinspiration des livres saints? Voici que d’un trait de plume la con- 
fession de foi réformée de 1559 supprime six livres del’ Ancien Testa- 
ment. De quel droit? en vertu de quel principe? quelle est donc en 
pareille matiére l’autorité souveraine? 

Le catholique répond sans hésiter : L’Eglise. Et ceci n'est nullement 
un paralogisme, reproche que nous adressent sans cesse les écri- 
vains protestants, et qui n’est pas fondé. Ce serait en effet un paralo- 
gisme de prouver simplement |'Eglise par I’Ecriture, pour établir 
ensuile l’Ecriture par I’Eglise. Si nous procédions ainsi, on aurait 
raison de nousaccuserde pétition de principe, et de dire que nous fai- 
sons un cercle vicieux. 

L’existence, l’autorité, le caraclére surnaturel, Ja mission divine 
de l’Eglise catholique peuvent étre établis par des motifs de crédibi- 
lité auxquels les témoignages de I’Ecriture viennent seulement ajou- 
ter une force et une cunsécralion de plus, tout en demeurant indé- 
pendants de ces témoignages. C’est seulement quand I’Eglise a prouvé 
son autorité par ces motifs de crédibilité, les uns intrinséques et 
relatifs 4 sa constitution, les autres extrinséques et historiques, 
quelle prononce tanquam potestatem habens sur le caraciére cano- 
nique et inspiré des saintes Kcritures. 

L’Eglise est donc un fait vivant, concret, historique, indépendant 
de I’Ecriture. Ce qui le prouve d'ailleurs invinciblement, c'est ceci, 
4 quoi les protestants ont le tort de ne pas penser. L’Eylise existait 
certainement avant que les écrits du Nouveau Testament eussent été 
rédigés et mis en circulation. Oui, avantque les évangelistes eussent 
mis par écrit leurs souvenirs sur la vie et sur la mort du Sau- 
veur, avant gue saint Paul et saint Pierre eussent composé leurs 
épitres, ily avait une fylise chrétienne. Elle enseignait, elle préchait, 
elle administrait les sacrements, et elle faisait tout cela sans l'Ecri- 
ture, puisque encore une fois les écrits du Nouyeau Testament 
n’avaient pas encore été publiés. Et c’est elle, qui, lorsque ces éonts 


LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 351 


ont par, a confirmé de son témoignage infailliblela valeur canoni- 
que et le caractére inspiré de ces écrits'. 7 

Il n’y a donc point de paralogisme dans ce systéme; et ce systéme 
est le seul qui établisse, pour juger les ditférends. entre | Ecriture 
sainte et les interprétations humaines, un tribunal capable de les 
résoudre. 

En dehors de l’Eglise et de son autorité infaillible, qui aura mis- 
sion pour prononcer en dernier ressort sur les innombrables 
difficultés que les interprétations humaines peuvent opposer aux 
livres saints? 

Qui dira, avec cette certitude que réclame impérieusement la 
conscience pour élre conduite et dirigée sirement dans une question 
aussi grave que celle du salut éternel, si tel livre ou telle partie de ce 
livre porte le cachet de l’inspiration divine, et entraine une obéis- 
sance obligatoire? 

Qui m’apprendra, par exemple, 4 moi, simple fidéle de l'Eglise 
réformée, cherchant sincérement la vérité révélée dans le recueil 
des Ecritures, qni m’apprendra pourquoi je dois retenir le livre d’Es- 
ther et rejeter celui de Judith, regarder le cantique de Salomon pour 
canonique et le livre de la Sagesse pour apocryphe? D’ailleurs, les 
livres saints sont-ils toujours tellement clairs par eux-mémes, qu’ils 
puissent se passer d'interprétation? Saint Pierre nous dit que les 
épitres de saint Paul renferment « des choses difficiles 4 entendre » 
(il* ép. de saint Pierre, HI, 16), et un chrétien, séparé de saint 
Paul par dix-huit siécles, n’aurait qu’a lire les pages de l’apétre pour 
étre assuré de les bien comprendre ? 

Sans doute, Ja science tout humaine des textes peut suffire pour 
prononcer sur l'authenticité ou la non-authenticité d’un livre — 
quel qu'il soit — sacré ou profane. Mais ceci ne résout pas Ja dif- 
ficulté, car un livre peut étre de l’authenticité la plus irrécusable, 


‘ Je citerai ici ces belles paroles de Bossuet commentant Tertullien : « Vous dis- 
« putez par l’Ecriture ? Vous ne songez pas que I’Ecriture elle-méme nous est venue 
¢ par cette suite ; les Evangiles, les Epttres apostotiques et les autres Ecritures n'ont 
¢ pas formé les Fglises: elles leur ont été adressées, et se sont fait recevoir (comme 
«dit Tertullien) avec l’assistince du témoignage de I’Eglise, ejus testimonio as- 
¢ sistente (adv. Marc., liv. IV, n. 2,3). Ainsi la premiére chose qu'il faut regarder, 
¢ c'est @ qui elles appartiennent, cujus sint Scripture (Tert. Preescr., n. 19). L'E- 
« glise les a précédées, les a recues, les a transmises & la postérité avec leur véri-- 
¢ table sens. La donc ot est la source de la foi, c’est-a-dire Ja succession de l'Eglise, 
e a est la vérité des Ecritures, des interprétations ou expositions, et de-toutes les 
« traditions chrétiennes. Ainsi, sans avoir besoin de disputer par les Ecritures, nous 
¢ confondons tous les hérétiques en leur montrant, sans les Ecritures, qu’elles ne 
¢ leur appartiennent pas, et qu ils n’ont pas droit de s’en servir » (Bossuet, 1°* In-. 
struction pastorale sur les promesses del’Miglise), =. t - 


é a ' 





Ss LE PREMIBR STNODE PROTESTANT. 


cest-a-dire du temps et de l’auteur auxque!s on Vattribue, sans tre 
pour cela canonique et inspiré. Il ne peut y avoir qu'une avtorilé 
surnaturelle, écho fidéle de l’autorité méme_ de Dieu, bi pronase: 
sur une telle ques'ion. 

Voici comment article 4 de la confession réformée de 1880 ré- 
sout cet important probleme : 

e'Nous tonnaissons: ces livres dtre danoniqués et la régle tras- 
eerlaine de -notré fot, non tant par le commun accerd ct consente- 
ment de U'Eglise, que par le témoignage et persuasion intériewre du 
Saint-Esprit, qui nous les fait discerner d avec les autres livres ecelé- 
siustiques, sur‘ lesuels, encore qu ils sorent ules on ne peut fon- 
der aucun article de foi.‘»' 

Cet article eSt capital pour l’intellizence du systéme protestant. 

- A lui tout seul, il renferme: et résume la révolution opérée par la 
réforme. 

' Le systéme' catholique fait reposer panes son enseignement 
sur Pinfaillibilité de t’Eglise. - 

Le systéme protestant fait reposer cette méme autorité sur I'feri- 
ture — mais sur l’Ecriture interprétée par la raison individuelle, la- 
quelle est’ présupposée dotée pour cela du privilége d infaillibilivé. 

En d’autres termes, et pour faire satsir mieux ta différence des 
deux principes, le protestant dit :.a' L’Eglise cathulique, c’est-a-dire 
neuf cents évéques et dix-huil sitclés de tradition ‘peuvent se trom- 
per sur la canonicité d'un livre de } Béritiire ow sur le sens d’un pas- 
gaze de ses livres ; — mais moi, sirople fidéle, je ne puis pas me 
tromper. » 

Et pourquoi? a Parce que c’est le témoignage et persuasion inté- 
rieure du Saint-Bsprit qui nous fait discerner les livres canoniques 
d’avec les autres livres ecclésidstiques. » 

Sil en est airsi, on pourrait d'abord demander en vertu de quelle 

autorilé, de quelle délégation du Saint-Esprit les députés au synode 
de 1559 se seat arrogé le droit de dresser une liste officielle des 
livres caneniques, 

Cela se'comprend dans le systame catholique. 

Cela ne s¢ ¢omprend pas, et est‘une contradiction dans le aytome 
protestant. eae ait 

En effet, si chaque fidéle, 4 part lui, est’ assisté de cette lumiére 
surnatutelle qui lui fera diseerner sirement un livre, canonique 
dun livre’Yron’ inspiré, ‘a quot’ bon enchather d’avance la-likerté 
de$ ‘manifestations de lEsprit-Saint? En“quo?, je te demande, ce 
procéilé dilfére-t-il de celui du concile de Trente, ‘qui commence, la? 
aussi, par dresser une liste authentique ot officielle des livres recon- 
nus pour canoniques par |’Egtise catholique? avec, catle dillérence. 





LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. Ss 


toutefois que ce procédé, en harmonie parfaite avec le principe de 
PEglise catholique, est en parfaite contradiction avec le principe de 
l'Eglise réformée! 7 

. Vorla donc la raison individuetle de chaque fiddle conslituée juge 
souveraine du eacaciére’ inspiré des ‘livres saints. Qui ne voit du 
premier coup d'ceil of conduira nécessairement ce systéme d’illumi- 
Risme subjectif, et est-il si dilficile d'imaginer ce que deviendra, livré 
4 un tel systéme d'interprétation, le recueil vénérable de nos Ecri- 
tures? | ! 

Tous Ros controversistes ont développé sapérieurement ce point 
de vue, et il n’est'pas nécessaire de revenir sur tant de travaux cé- 
lébres inspirés par cette question. Une demi-page, immortelle dans 
Phistorre de notre littérature, résume admirablement toutes les con- 
sequences de ce sysléme, et il appartenait & l’éloquent antageniste 
de Jurieu, & incomparable historien des Variations, d’encadrer dans 
son oraison functbre de ia reine d'Angleterre ce passage, qui n’est 
qu’un saisissant commentaire de Particle 4 de la confession de 1559. 

« Chacun s’est fuit & soit-méme un tribunal of 11 s’est rendu l’ar- 
bitre de sa croyance ; et encore qu'il semble que les novateurs aient 
voulu retenir les esprils, en les renfermant dans les limites de 
I'Bcriture sainte, comme ce n’a été qu’a condition que chaque fidéle 
en deviendrait | interpréte et croirait que le Saint-Espril lui en dicte 
explication, i! n'y a point dé particulier qui ne se voie autorisé par 
cette doctrine 4 adorer ses inventions, & consacrer ses erreurs, a ap- 
peler Dreu tout ce qu’il pense. 

« Dés lors, on a bien prévu que, la licence n’ayant plus de frein, 
les secles se mullipticraient jusqu’d Pinfini, que Popinidteeté serait 
invincible, et que, tandis que les uns ne cesseraient de'disputer, ou 
donneraient leurs réveries pour inspirations, les autres, -faligués de 
tant de folles visions, et ne pouvant plus reconnaiire la majesté de la 
religion déchirée par tant de sectes, iraient enfin chercher an repos 
fumedsie et une, enlidre 'indépendance dans V'indilférence des religions 
ow dans l’athéisme *: » ° , oe 

Cés paroles étaient prononcées en‘ 1669, cent dix ans aprés le sy- 
node de 1559, et Bossuet, qui avait sous tesyeux le spectacle des 
révolutions politiques et yéeligienses ‘de l’Angleterre, savait 4 quoi 
sen-tenir sur la valeur de ce témoignage et ‘persuasion intérieure de 
U'Eeprit saint, substitués par la réforme 4 !autorité infaillible de 
l’Eglise. Depuis lors, deux sidcles se sont écoulés. {l‘appartiertt & la 
conscience impartiale de dire, en sc mettant en dehors ou au-dessus 
de tout préjugé de secte, si les événements ont démenti Bossuet, 


§ Bossuct, Oraison funébre de la reine d'Angleterre,. 











360 LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 


Ainsi, et pour se borner 4 un seul point, l'article 5 de la confes- 
sion de foi reconnait les trois symboles des apétres, de Nicée et de 
saint Athanase @ pour ce qu’ils sont conformes a la parole de Dieu. » 

C’est-a-dire que les réformés du seiziéme siécle ont cru sentir 
par le témoignage et persuasion intérieure de [Esprit saint que ces 
trois célébres confessiuns de foi, contemporaines des premiers siécles 
du christianisme, élaient le résumé exact, fidéle, authentique, des 
enseignements inspirés de nos saints livres. 

Mais que répondre & ces réformés du dix-neuviéme siécle qui 
viennent déclarer que, pour étre chrétien, il n’est nullement néces- 
saire d’adopter les « formules athanasiennes » sur Je dogme de la 
Trinilé‘, et que le Symbole des apétres lui-méme peut étre mis de 
célé, comme renfermant des propositions insoutenables pour la 
raison *? 

Leurs péres jugeaient, par le témoignage et inspiration du Saint- 
Esprit, qu'il y avait accord entre ces documents vénérables et les 
oracles de l’Ecriture. — Eux, se croyant égslement dirigés par le 
témoignage et l’inspiration du Saint-Esprit, estiment qu’il y a désac- 
cord. . 

Qui sera juge? : 

Mais ceci n’est rien, et sous nos yeux, en ce moment, une frac- 
tion du protestantisme francais arrive 4 de bien autres conséquen- 
ces. Jusqw’alors, pour personne, qu’il fat catholique ou protestant, 
cette parole de l'Evangile: Dieu est esprit n’avait paru un encoura- 
gement donné au pauthéisme et une négation de la personnalité de 
Dieu. 

Or, dans un journal protestant daté du 11 février 1869°, je lis ces 
paroles : « Le pieux et savant Michel Servet a hautement revendiqué 
le droit d’avoir en métaphysique une théorie. panthtiste, et de rester 
néanmoins chréfien protestant et membre de I'nglise réformée, sous 
Punique condition de se rattacher par le coeur et par la vie & Jésue 
Christ, et 4 Jésus-Christ crucifié. De nos jours, le protestantisme 
libéral en Allemagne, en France, en Hollande et dans la Suisse alle- 
mande ne rejelterait pas Seryet sous prétexte qu’il ne croyait pas 
dans le sens orthodoxe au Dieu personnel pas plus qu’a la Trinité. 
Nous l’admettrions avec empressement, aussi bien que le plus parfait 
calviniste, au sein de notre Eglise.:. Comment concilier Ja notion 
orthodoxe de la personnalité de Dieu avec cette parole de Jésus : 
Dieu est esprit? » 


1 Mile pasteur Athanase Coquerel. 


* Délibération du consistoire de Tonneins. Voy. le Protestant libéral de mai et 
juin 1868. 


3 Le Protestant libéral du 44 février 1869. 








LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. - 361 


On voit jusqu’a quel point se réalise sous nos yeux la saisissante 
prophétie de Bossuet, et comment l’inexorable logique appliquée au 
principe formulé dans l’article 4 de la confession de foi de 1559 — 
en fait sortir des conséquences qui eussent fait frémir d’horreur 
Calvin et ses contemporains. 

Et qu’on ne dise pas, comme on me I’a dit quelquefois, que je ne 
dois pas plus prendre cette fraction du parti protestant comme ex- 
pression de la doctrine réformée, qu'il ne serait juste de citer Voltaire 
ou tel incrédule de nos jours comme représentant de Ja doctrine ca- 
tholique, sous prétexte qu’ils sont nés au sein de notre Eglise. Il n’y | 
a aucune parité entre ces deux procédés. Les Voltaires du dix-hui- 
tiéme el du dix-neuviéme siécles annoncaient hautement leur inten- 
tion de combattre le christianisme. Les protestants actuels qui 
« trouvent la notion orthodoxe du Dieu personnel inconciliable avec 
lEvangile, » ont au contraire la prétention d’étre aussi bons protes- 
fants que les plus rigides disciples de Luther et de Calvin. Apras 
tout, ils ne font qu’appliquer autrement un principe identique. Pour 
les uns et pour les autres, le juge en dernier ressort du sens des 
Ecritures et de la révélation évangélique, c'est bien la conscience de 
chaque fidéle. Les uns voient dans I'Evangile la divinité de Jésus- 
Christ, et ils la professent; les autres ne Py voient pas, et ils la 
nient. Les premiers ne pensent pas qu’on puisse étre encore chré- 
tien si on est panthéiste ; les seconds viennent de nous le dire, ils 
nauraient pas la moindre difficulté 4 recevoir Servet dans leur com- 
munion. Ici on garde les trois vénérables symboles de l’antiquité 
chrétienne, consacrés par le synode national de 1559 comme « con- 
formes 4 la parole de Dieu. » La on rejette ces mémes symboles et 
on les répudie parce que la Trinilé et l’ Incarnation font trop violence 
4 la raison humaine. Mais dans l’un et l'autre camp on est unanime 
a déclarer que l’unique autorité qui décide dans ces questions et 
qui décide souverainement, c’est l’autorité du sens individuel. 

Finsiste 4 dessein sur ce point si essentiel de la controverse ou- 
verte depuis trois sidcles entre l’Eglise réformée et I'Eglise catho- 
lique. Beaucoup mieux que les questions de détail, ce point capital a 
Pavantage, pour les esprits vigoureux et logiques, de montrer d’un 
seul coup la valeur respective des deux méthodes. £ 


IV 


Le reste de la confession de foi de 1559 n’est que le résumé fidéle 
de toute la théologie calvinienne. we 
95 Jonizr 1872. VA 


ee] LE PREMIER. S\NODE PROTESTANT. 


Ainsi, en vertu du péché originel, la nature de Vhomme est enlié- 
rement corrompue (art. 9). « L>homme est aveugle en son esprit, dé- 
pravé en son coeur; il a perdu toute intégrifé; » il ne lui reste plus 
rien. Sa raison elle-méme est impuissante & chercher et 4 trouver 
Dieu. li n’y a pour ‘homme d'autre liberté. que celle que la grace 
donne, laquelle liberté méme, 4 proprement parler, n'est pas du 
tout la liberté, puisque c’est l’action prépondérante de Dieu se sub- 
stituant a l'sction prépondérante du mal. 

Le baptéme n’abolit pas le péché en tant que péché ef mal intrin- 
séque de l’dme; il en dte seulement la coulpe, il fait que Deeu ne 
Fimpute pas ; mais, au fond, ame chrétienne est toujours en elle 
méme a une perversité produisant des fruits de malice et de réel- 
lion‘. » En d'autres termes, il n’ya pas de justice intrinséque ; il n’y 
a qu’une application tout extérieure de la grace de Jésus-Christ, la- 
quelle laisse l’4me aussi aveugle et aussi corrompue qu’auparavant, 
bien que Dieu daigne.ne lui impuler.ni cet aveuglement ni cetle cor- 
ruption (art. 4). 

La détermination des hommes au salut et & la damnation se fait 
uniquement par le bon plaisir de Dieu, C'est donc « sans considéra- 
tion des ceuvres que de cette corruption et condamnation générale, 
en laquelle tous hommes sont plongés, Dieu retire ceux lesquels, en 
son eonseil éternel et immuable, il a élus par sa seule bonté et mi- 
séricorde ; » commie aussi c'est sans nulle considération des euvres 
qu’ « il laisse les autres en cette corruption et damnation. » 

Les premiers, les élus, font relutre les richesses de sa miséricorde ; 
les seconds, les damnés, démontrent sa justice. Mais, au fond, il n’y 
a pas de difiérence essenticlle entre eux : les ans ne sont pas meilleurs 
que les autres (art. 42). 

Voila assucément, dans cet article 12 de la confession de fos 
de 4559, le résumé le plus saisissant de ce terrible systame de la 
prédestination calvinienne, qu'un pasteur protestant de Gendve qua- 
lifiait d'¢pouvantable*, et qui a noarri des plus sombres et des plus 
dures idées sur le gouvernement de Dieu tant de généralions protes- 
tantes en France, en Ecosse, en Suisse et en Angleterre. 

La théorie de la foi-et de la justilication est, comme celle de la 
prédestination, transerite presque textuellement des ceuvres de 
Calvin. 

La justification est opérée par la foi, c’est-a-dire par V'imputation 
que le fi-ldle se fait des mérites de Jésus-Christ ; et cette justification 
est inamissible. « La foi n'est pas seulement baillée pour un coup 


+ Gony. de foi, art. x1. 
* M. le pasteur Cheneviére. 














LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 308 


aux élas pour les inlroduire au bon ehemin; mais pour les y favre 
perséedver jusqu'ats bout » (art. 21). 

Quant aux bonnes ceuvres, inutiles pour le salut en ee sens que 
Dieu ne les fait petnt entrer « en conspte pour nous justifier » (car, 
gil en Gluif ainst, « nous serions toujours foltants en doute et in- 
quiétude » ), elles somt produites nécessairement par la fui (art. 29), 

On voit quelle sécurité une telle théerie, une fois acceptée, ap- 
perte 4 la conscience do chrétien. 

A-t-il la foi, c’est-&dire s'impute-t-it par une ferme confiance kes 
mérites du Sauveur ? li n'a-plus @’imeertitude 4 avoir sur son salut; 
car, dune part, sa justification est inamissible et dott le conduire 
jusqu'au bout ; de ¥autre, elle lui fait produire nécessairement tes 
bonnes ceuvres. Ii duit done tenir pour certaim qu’tl fait partie de 
ceux que Dieu, par sa pure et gratuite mrséricorde, a séparés de la 
masse générale de corruptten et damnation pour fatre reluire en ent 
se benié. ; : 

On voit aussi comment, dans un tel systéme, la logique supprimera 
lexpration temporaire au dela de cette vie. Ici-bas if n’y a que des 
saints et des pécheurs; aprés la mort, il n’y a que le paradis ou 
Fenfer ; la double théorie de la prédestination et de la justificatton 
supprime le pargatoire, la priére pour les morts, les ceuvres satis- 
factoires, en un mot tout ce qui, dans la théorie catholique, est la 
part glorieuse et méritosre latssée a la liberté humaine pour corres- 
pondre 4 Ja grace de Dien et faire de notre salut la ré.ultante de ces 
deux grandes forces, d’ane part la miséricorde inlinic qui provoque. 
et qui aide, de Vautre ja responsabilité personnelle de I’étre fine, 
libre de rejeter le don de Dieu, mais libre aussi de s’en servir pour 
atteindre & la plénitude de la justice et de ba saintelé. 


Bien des fois, je Pavone, en étudiant les confessions de foi primi- 
tives de la réforme du seiziéme siécle, je me suis rappelé la parole 
de Paseal : « Qui veut faire lange lait la béte. » Ce mot n’est-il pas, 
em effet, le résumé exact et saisissant de cette élrange théolovie, qui 
lantét exalle la raison huinaine jusqu’a la revétir du privilége d’m- 
failtibililé dérobé a Faneienne Eglise, et tantét ka déclare absolu- 
meni incapable de tout meuvement personnel et fibre pour la re- 
cherche et la profession de la vérité? ict, la constitue interpréte 
aulorisée des oracles de kEeprnt Saint, et 12, proelame que, « lors- 





5364 LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 


qu’il est question de chercher Dieu, toutes ses clartés se convertis- 
sent en ténébres » (art. 9) ; en un mot l’éléve, pour ainsi dire, au- 
dessus de la condition humaine en lui attribuant des clartés et des 
certitudes que les anges eux-mémes pourraient envier, mais pour la 
précipiter tout aussitét de ce tréne élevé, lui dénier ce que toute 
philosophie de bon sens et toute saine théologie savent discerner et 
reconnaitre au milieu méme des troubles apportés par la chute, & 
savoir la puissance de saisir le vrai et la faculté de vouloir et de réa- 
liser le bien, en coopérant aux avances de la grace. 

Aussi bien, et j'ai déja eu occasion de faire plusieurs fois cette 
remarque en étudiant les systémes théologiques de Luther et de 
Calvin, ce qui manque & ces systémes, ce qui en est et en demeu- 
rera toujours |'irréparable lacune, ce sont de saines notions philo- 
sophiques, d'une part sur le gouvcrnement de Dieu, de l'autre, 
sur la constitution de l'dme humaine et sur l’équilibre de ses di- 
verses facultés. En outrant le dogme, Jes fondateurs de la théologie 
protestante ont cru étre plus chrétiens que l’Eglise catholique, con- 
tre laquelle ils prodiguent encore aujourd'hui les accusations de 
naturalisme et de pélagianisme'. Ils ont pensé que les droits de Dieu 
gagneraient 4 tout ce qui serait enlevé aux droits de l'homme ; et 
qu’un moyen infaillible de grandir le premier, c’était d’humilier et 
pour ainsi dire d’écraser le second. 

Ce n’est pas 1a seulement de la mauvaise théologie : outre que 
c’est une théologie contradictoire, puisqu’on est toujours fondé & se 
demander en vertu de quoi une raison qu’on déclare absolument 
aveugle et impuissante serait douée du privilége d’une infaillsbilité 
surnaturelle pour l’inlerprétation des livres saints. 

C’est encore plus une mauvaise philosophie. 

Dans l’ordre humain et politique on peut, a la rigueur, comprendre 
un systéme ou, en dépouillant les sujets de certains droits qui leur 
sont inhérents, on augmente d’autant Ja puissance du souverain. En 
effet, il s’agit 1a d’une puissance finie ; mais c’est un procédé puéril 
et faux d’appliquer le méme calcul a Dieu, puissance infinie. Ce que 
Dieu donne, ni ne le diminue, ni ne l’appauvrit; et en revanche, 
ce qu’on.enléve a l'homme pour le lui donner ne peut ni l'enri- 
chir, nt |’augmenter. Le dieu de Luther et de Calvin, devant lequel 
la raison et la liberté humaines sont comme anéanties par un sys- 
téme ou la foi et la grace sont poussées 4 outrance n’est pas plus 
grand que le Dieu de la saine théologie chrétienne, lequel, loin d’étre 
exclusivement jaloux de la liberté et de la raison, a voulu en faire 
part 4 homme, sa créature privilégiée, et a exigé que lusage de 


. { Bossuet, Hist. des variations, liv. XIV, au commencement. 


LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 565 


cette raison et de cette liberté, concourant avec l’action de sa grace, 
tint une place considérable dans l'économie de notre rédemption et. 
dans la solution du redoulable probléme de la destinée humaine. 
Non-seulement il n’est pas plus grand, mais, si l’on pouvait parler 
ainsi, je dirais qu il l’est moins : oui, il est moins glorieux de régner 
sur des automates que sur des étres vivants, sur des esclaves qui ne 
marchent qu’enchainés ou domptés par le fouel, que sur des hom- 
mes libres! Ce reproche que j'articule ici contre l’csuvre primitive 
des fondateurs de la Réforme est un des plus graves qui puisse lui 
étre adressé au nom de la science ; et l’esprit moderne oublie beau- 
coup trop ces choscs, lorsque, pour faire acte d’opposilion a la doc- 
trine catholique, il exalle la théologie protestante. 

Le mépris injuste de la scolastique et des grandes traditions de 
raisonnement qui avaient fleuri dans les universilés du moyen 4ge, 
sous le double patronage d’Aristote ct de saint Thomas d’Aquin, a 
été pour beaucoup, je crois, dans ces conceptions si vicieuses de la 
théologie primitive des réformateurs. Depuic, je le sais, cette théo- 
logie a donné dans de tout autres excés. Semblable 4 ce jeune homme 
de l'Evangile, qui se jetait tantét dans le feu, tantét dans l’eau’, 
aprés avoir écrasé la raison au seiziéme siécle pour exalter la foi, 
aujourd’hui c’est la foi qu’on atténue, et dans laquelle on met tant 
@alliage, qu’elle devient comme ces monnaies qui, a force d'étre 
refondues, cessent d’avoir le titre et le poids qui devraient corres- 
pondre a leur valeur présumée. Combien ces excés, si contradictoi- 
res entre eux, font ressortir davantage la sagesse, l’imperturbable 
bon sens, ‘a haute et ferme altitude de cetle Eglise qui peut se 
glorifier d’avoir donné au monde, avec le symbole d’une foi divine, 
les régles et les exemples de la philosophie la plus sire! qui a su 
défendre les droits de la raison avec ceux de la grace, par !a plume 
de saint Augustin et celle de Bossuet, comme elle a concilié les exi- 
gences respectives de l’autorité et de la liberté par celle de saint 
Thomas et de tous ses grands docteurs! 

Ces services immortels rendus par I'Kglise 4 Pesprit humain ne 
seraient pas toujours suffisamment appréciés, si de temps 4 autre, 
dans le cours des siécles, la raison publique ne subissait des se- 
cousses et ne traversail des crises destinées & faire ressortir la né- 
eessité pour elle d'un secours extérieur et révélé. Capable de con- 
paitre les plus hautes vérités, la raison s’était aussi montrée capable 
de formuler les plus graves erreurs, lorsque, antérieurement 4 la 
révélation chrétienne, elle avait trouvé son expression la plus élevée 
et ses plus sublimes interprétes dans des hommes tels que Platon et 


4 Matth., xv, 44. 


306 LE PREMIER SYMODE FPROTESMNT. 


. Aristote, c’est~t-dire des hommes de génie, mais des hommes qui, 
abandonacs 4 leurs seules forces dans la recherche et |'exposition 
de ta vérité, avaient trahi par d'&ranges aberrations celle trrépa- 
rable faiblesse dent i’homane ne peut btre guén que par le secours 
de :Dieu: , ; 

Depuis la révélation chrétienne, la méme démoqnetration se renow- 
velle, toutes tes fois quon cherche la sagesse en s'ssolan| complé- 
tement de lu bumiére de cette révélation, comase le fait la philusophie 
séparée ; ou comme les hérésies, en n’ea acceplant qu'une partie. 

Aussi, voyez, et ce spectacle si instructif mérite vraiment d’éire 
considéré avec attention, il n'est pas une seule hérésie censidérable 
qui, en se séparant de la foi de I’Eglise catholique, n’ait par quel ques 
cdiés porté atleinte 4 ce dépét traditionnel de vérités et de principes 
qui constituent la same philosophie. 

Non pas assurément qu’en soi, et absolument parlant, l‘ensenable 
de vérilés qui compose la philosophie naturelle ne paisse étre trauvé 
et démontré par lus seules forces de la raison ; mais, en fait, la pei- 
losophie des adversaires de la foi a toujeurs péché ou par quelque 
excés, ou par quelque défaut. Ne serait-ce pas que si la raison est 
par elle-méme un instrument soffisant pour le travail de 1a phioso- 
phie, il faut, pour manier cet instrument et savoir s’en servi avet 
sarelé, une sagesse, un coup d'ceil, un calme, une possession de 
sol-méme, dent la vraie foi seule a le secret ? 

‘Qui, d'Arius 4 Pélage, de Pélage & Nestorius et a Eulychés, de 
cewx-ci 4 Wicleff et aux réformateurs du seizi¢me siécle; de Lather 
et de Calvin 4 Jansénius, et de Jansénius a la théelogie hérétique o# 
au ralionalisme complétement antichrétien de nos jours, il n’y a 
peul-tire pas une seule furme d’erreur opposée 4 la foi qui n’eit, per 
quelque-chté plus ou moms apparent, dérangé |’équililre et com- 
pronsis la same économie de la philosophie. | 

C’est précisément dans ces sortes de crises que I'Eglise catholique 
montre tout ce qu’elle est et fait sentir tout ce qu'elle vaut. Sowvent, 
trep souvent, les contemporains la payent d’ingralitude, et on-la 
esevre d'injuresou de calomnies, pendant qu'elle délend centre des 
innovations témréraires ou le rctewr d erreurs ‘surannées, tel ou tel 
point de la vérité. Mais, a distance, les haines s‘apaisent, les dissen- 
timents se calment, les préjugés s’effacent. L’heure de 4a justice 
sonne (et Iigtzse ‘peut teujour's altendre cette heure, parce que les 
siécles lui appartiennent) ; si telle époque peraiste 4 fermer les yeux 
et les oreilles, il en viendta infuilliblement une autre qui cessera 
d¥étre volontairement ‘sourde et aveugie. | 

Ainsi, de nos jours, je ne sache personne, méme dans le camp de 
nos adversaires philosophiques ou religieux, qui - ne :reconnaisse 











LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. a68 


Vievmense service rendu par l'Eglise & la raison humaine au sei- 
riéme et au dix-sepliéme sidcle, lorsqu’elle a combattu avee la dew- 
nitre énergie les erreurs de Luther et de Calvin, puis, plus tard, 
eelles de Baius et de Jansénius. 

Que fat devenu le magnifique progrés de science libre et lumi- 
neuse, de haute et ferme raison, de grande et immortelle philoso- 
phie, accompli en Europe a partir de Descartes, si la philosoplise de 
la réforme ct du jansénisme avait prévalu en méme temps que leur 
théologie, et si les theses relatives au libre arbitre et aux consé- 
quences du péché originel avaient &é acceptées comme le dernier 
mol de Ja raison chrétienne mise em présence de nos mystéres ? 

Heureusement, I'glise a veillé et a combattu, et ce n’est pas seu- 
lement parce qu'elle a anathématisé ces erreurs qu’eile les a empé- 
chées de venir tréner dans les écoles, ct de ramener par 1a l’esprit he- 
mam bien en arriére de l'état ferme et lumineux ot l’avaient con- 
duit par leurs travaux les grands docteurs du moyon age; c’est parce 
qu’elle a fait éclater dans ses condamnations dogmatiques celle puis- 
sance souveraine de la raison, qui finit toujours pur avoir raison. 

Revenons maintenant & l’analyse de la confession de foi de 1558. 


+ Al 


La matiére si importante de ’Kglise est traitée dans les articles 
35, 26 et suivants, jusqu’au 52° inclusivement. 

L'article 25 pose trés-nettement deux principes, el en déduit ame 
cemséquence évidemment dirigée contre les sectes qui s Gtaient déga 
vues, depuis vingt-cing ans, en Allemagne et ea Suisse, et qui 
étetent comme la réfulation visible de la réforme se détruisant 
par ses propres excés. . 

' Voici ces denx principes : 

4. « Pour ce que nous ne jouissons de Jésus-Christ que par I'Ewaa- 

gile,-nous eroyons que lordre de’ l’Bglise, qui a été élabli en son 
auterité, doit éire sacré et inviolable. » 
' 2. « Bt partant, que l'Egtise ne peat consister sinonqu’d y ait des 
pasteurs qui aient la charge d’enseigner, lesquels on doit henorer. 
et écouter on révéréence quand ils sont ddment appelds, et exercent 
fdilement lear office. » ! 

L’énoncé de ce second priacipe est swivi d'une réflexion sncidente 
of on reconnalt bien la pensée, la tournure d’espril et le style de 
Calvin ; « Non pas:que Dieu seit attaché a (els aides ou moyons.ialé- 


388, LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 


rieurs, mais pour ce qu'il lui plait nous entretenir sous telles 
brides. » | 

On pourrait demander, 1] est vrai, de quel droit une autorité ex- 
térieure quelconque prétend brider les esprits, c’est-d-dire pour con- 
tinuer la métaphore si fréquemment employée par Calvin dans ses 
divers écrits, assujettir les fidéles 4 marcher dans une certaine 
route tracée, en ne leur permettant de s'écarter ni a droite, ni a 
gauche. 

On pourrait demander surtout comment ce principe formulé dans 
Particle 25 peut se concilier avec l'article 4 ou il est dit en termes 
exprés que « ce n'est pas tant le commun accord et consentement de 
UEglise que le témoignage et persuasion intérieure du Saint-Esprit, 
qui fait discerner aux fidéles les livres canoniques de 1'Ecriture 
sainte d’avec ceux qui ne Je sont pas. » 

En effet, si pour une question aussi capitale, le discernement 
de l’inspiration dans les saints livres, le principe fondamental de la 
réforme, ne permet pas de brider la conscience des fidéles par une 
aulorité exlérieure, mais tout au contraire la proclame libre et sou- 
veraine sous la seule action et inspiration du Saint-Esprit, comment 
peut-on l’assujettir 4 cette autorilé extérieure pour des questions de 
foi et de discipline que lillumination du Saint-Esprit est parfaite- 
ment suffisante 4 résoudre par elle méme? 

Ce n’est pas le seul point du reste ot le vrai génie de Calvin, 
qui est essentiellement un homme d’autorité et de commandement 
(pour ne pas employer les mots de despotisme et de tyrannie, que 
des auteurs protestants ne se génent guére de lui appliquer) est en 
contradiction manifeste avec les vrais principes de la réforme. Bien 
comprise, celle-ci proclame )’indépendance et la souveruineté de 
chaque conscience chrétienne, ne relevant que de Dieu seul pour 
l’intelligence des Ecritures et le gouvernement intime du cceur. A 
chaque instant, au contraire, Calvin fait intervenir la nécessité non 
pas seulement de diriger et de conduire, mais de brider, c’est-a-dire 
d’imposer une régle extérieure et coercilive. Il a bridé Genéve par 
Yorganisation si minutieuse de la censure des meeurs et les attribu- 
tions énormes données au consistoire, et toute Kglise qui recevra de 
lui une théologie et une discipline sera mise sous un joug semblable. 

Je reviens aux deux principes formulés dans l'article 25, et je 
commence par examiner le second. 

« L’Eglise-ne peut consister, sinon qu’il y ait des pasteurs qui 
aient la charge d’enseigner, lesquels on doit honorer et écouter en 
révérence quand ils sont diment appelés et exercent fidélement 
leur office. » 

i] résulte de ce principe, auquel un catholique peut parfaitement 





LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 369 


adhérer, que I’Eglise est nécessairement une société visible, car des 
pasteurs qui enseignent, et des fidéles qui écoutent avec respect cet. 
enseignement constituent un corps de société. 

Par 1a, est réfutée d’'avance, plus d’un siécle avant les travaux im- 
mortels de Bossuet, et par les autorités protestantes les plus compé- 
tentes, la fameuse théorie de l’Eylise invisible, théorie dans laquelle 
seront bientét obligés de se jeler les docteurs de la réforme, lors- 
que pressés par les arguments des controversistes catholiques , ils 
seront mis en demeure de répondre a ceite question embarrassante : 
« Si PEglise luthérienne, et ’Eglise calviniste, dans la forme que leur 
ont donnée, a l'une la confession d’Augsbourg, 4 l'autre la confession 
des réformés de France, sont la vraie Eglise de Jésus-Christ, ov 
était cette Eglise un demi-siécle avant Luther et Calvin? » 

A cette question , on ne pouvait répondre qu’en disant, comme 
dans la confession de foi helvélique, rédigée en 1566 « que Dieu a 
eu des amis hors du peuple d’Israél, que durant la captivité de Baby- 
lone, le peuple a été privé de sacrifices soixante ans : que par un 
juste jugement de Dieu, la vérité de sa parole et de son culle et de . 
Ja foi catholique sont quelquefois tellement obscurcies qu’il semble 
presque qu’ils soient éteints, et qu’il ne reste plus d'Eglise comme 
il est arrivé du temps d’Elie, et en d'autres temps : de sorte qu'on 
peut appeler I'Ezglise invisible, non que les hommes dont elle est 
composé: le soient, mais parce qu'elle est souvent cachée 4 nos 
yeux, et que, connue de Dieu seul, elle échappe a la vue des hommes. » 

Ou bien, comme disait la confession écossaise: « (art. 16) que 
I'Eglise catholique, société de tous les élus, est invisible et connue 
de Dieu seulement qui connail ses élus. » 

Plus tard, le ministre Jurieu disait que certaines figlises de la 
réforme « s’étaient jetées dans ’'embarras en niant que la visibilité de 
lEglise fat perpétuelle. » 

Liembarras, en effet, n’était pas médiocre, mais il nest par sur- 
prenant, car il n’y avail pas moyen d’élablir autrement la perpétuité 
prétendue d’une Belise dont l’acte de naissance porte une date si pré- 
cise, et dont histoire cherche vainement des traces antérieurement 
a Luther et 4 Calvin. | 

Bornons-nous pour le moment a constater que les rédacteurs de 
la confession de 1559, non préoccupés de cette terrible objection, 
ont rendu impossible et insoutenable la théorie de l’Eiglise invisible, 
et que leur article 25 avait démoli d’avance le systéme imaginé 
par les Eglises helvétique et écossaise et soutenu avec beaucoup d’es- 
prit ct de subtilité par quelques-uns des docteurs les plus remarqua- 
bles dela réforme. . 

Aux termes de I’article 25, il y a donc une Eglise visible, puis - 





370 LE PREMIER SYRODS PROTESTANT. 


que « P Eglise ne peut consister, sinon qu'il y ait des pasteurs qui 
aient la charge d’enseigner, lesquels on doit honorer et écouter 

en révérence quand ils sont diment appelés, el exercent fidélement 
leur office. » 

- La confession de foi nous dira, un peu plus loin, ce qu'elle entend 
par étre diment appelés, et je ne m’arréte pas en ce moment a 
cette condilion. 

Je constate seulement, qu’en vertu de ce principe si nettement 
articulé, la confession reconnail et proclame la nécessité d'un on- 
seignement. 

Il faat qu’il y ait 68 pasteurs qui enseignent. 

Mais qu’enseigneront-ils, puisque, d’aprés Particle 5, ta parote 
de Dieu contenue dans l’Ecriture, est Punique régle de verité? 

Apparemment, ils; enseigneront aux fidéles les principes de foi 
et les régles de conduite qui se déduisent de la parvle divine; c'est- 
a-dire qu’ils expliqueront comment telle parole -exprime tel mys- 
tére, lequel devra étre entendu de telle fagon, sous peine de 
_fomber dans l'erreur et dans I’hérésie; et comment aussi tel pré- 
cepte de vie morale et de discipline est obligatoire en vertu du livre 
sacré | 

Ce n'est pas 1a, sans doute, toute la mission des pastears de 
Elise; puisqu’ils ont encore & administrer les sacrements et & 
se meltre én. rappent avec les dmes; c'est cependant une de leurs 
fonctions. importantes. Elle se déduit immédiutement de ce com- 
mandement fait par le Sauveur 4 ses apdires: « Euntes, docete : 
Allez et enseignez. » 

En outre, et par une conséquence nécessaire qui n'a point 
échappé a Valtention du synede, sia PEglise ne peut consister, 
sinon qu'il y ait des pasteurs qui aient la charge d’enseigner, » il 
faut que cetle mission conslitue aux pasteurs des droils, en méme 
temps qu’elle impose aux fidéles des devoirs. 

Ces devoirs sont fort calégeriquement ex primés par l'article 9 : 
« Les fidéles dotvent honorer (les pastenrs) et écouter en ré- 
vérence. » 

En d'autres termes, il y a, au sein de 1 Eglive réformée, une 
autorilé d'enseignement; cette autorilé est exercée par les pas- 
teurs; et elle eotinlne: de la part des fidcles, aequicscoment et 
respect. 

Jusqu’ici, rien dans oet article qui ne soit en parfaite harmonie 
avec la tradition constante de l’Eglise. 

Seulement, il ¥ a la-des impossibilités et des contradictions qui 
sautent aux yeux, lorsqu’on éludie cel article 4 la lumiére de ce 
fameux article 4 qui fait « du témeignage et perswasion intérionre 








LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. r74 


de l' Esprit saint, » la seule nécessaire et suffisante condition de la 
saine interprétation des Eeritures. 

En effet, si ce témoiguage suffit, il n’est pas besoin d’un minis- 
tére pastoral enseignant; et mdme ce ministére pastoral est une 
usurpation évidente sur te droit imprescriptible de chaque fidéle 
a ne sen rapyorier qua « la persuasion intérieure de !'Esprit 
saint. » 

Dans ce cas, et si Farticle 4 est maintenu, il n’y a pas autre 
chese:4 faire qu’aé reinettre entre les mains des filéles des éditions 
correctes de la Bible, & les exhorter a la lire dans les textes origi- 
naux pour ne pas 8 exposer ‘A des erreurs que les traductions ren- 
dent possibles, el & écouter docilement,: dans des dispositions de 
recueillement et de sincére bonne volonté, le témoignage du Saint- 
Esprit. 

Ainsi, dans le systéme établi par l'article 4, le ministére de l’en- 
seignement pastoral est 4 toul le moins inutile, s'il n’est pas alten- 
taloire aux droits des fidéles. 

Larticle 25 retoumbe dans le systéme catholi jue, et en obligeant 
les fiddles « & éveuter avec révérence » les pasteurs qui enseignent, 
elle les met par la force des choses dans un cruel embarras. 

Car ou ces pasteurs n’enseigneront rien qui ne ressorte clatre- 
ment des paroles de I'Ecriture, et dans ce cas, le livie sacré suffit; 
Ou bien, ils voudront interpréter dans tel ou tel sens un texte qui 
sera susceptible de plusieurs interprétations. 

Dans ce second cas, si le fidéle s’en rapporte. simplement 4 l’ex- 
plication du pasteur, il abdique son droit d’écouter « le témoignage 
et persuasion intéricure du Saint-Esprit; » et son obéissance & un 
ministére extérieur d’enseignement ne dilférera en rien de l’obéis- 
sance du catholique. 

Si, au contraire, il maintient son droit, il se verra obligé « d’é- 
couter en révérence » un enseignement qui ne lui semblera pas en 
rapport avec le lémoignage du Saint-Esprit, et il.ne s’en rapportera 
qu’a lui-méme, ce qui rend tout & fait inutile et ruine par le fonde- 
ment un ministére pastoral d'enseignement. 

Aussi, faut-il convenir que la logique était bien plus du cdté 
de ceux contre -lesquels ’article 25 lance un anathéme, « en détes- 
tant tous fanatiques qui voudraient bien, en tant qu’en eux est, 
anéantir le ministére de la prédication de la ‘parole et des sa- 
cremenis. » 

Ces fanatiques, ¢’étaient, je pense, et les anabaptistes d’Alle- 
Inegne, et tes illuminés et les soviniens, qui avaient déja commencé 
4 paraitre en Suisse, et qui rejetaient entiérement le ae des 
pasteurs et une aulorité quelconque. 








372 LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 


_ Il pouvait étre commode d’anathématiser « ces fanatiques, » 
mais il n’edt pas été aussi aisé de les convaincre par de solides rai- 
sons qu’ils n’étaient pas les interprétes les plus judicieux et les 
plus logiques de l'article 4, lequel, en érigeant dans chaque con- 
science un tribunal surnaturel et infaillible d’interprétation, frap- 
pait d’avance d'une incapacilé radicale tout ministére extérieur, et 
en faisait un rouage inutile de la nouvelle Eglise. 

_ Mais si le second des principes formulés dans l'article 25 est en 
contradiction ‘formelle avec le principe de la souveraineté de la 
conscience chrélienne en matiére d’interprétation religieuse, le 
premier, mis en regard de celle Ecriture et de cet Evangile qui ont 
été proclamés « l’unique régle de vérilé » souléve aussi de grandes 
difficultés et de formidables objections contre l’ceuvre des réfor- 
mateurs. 

« Pour ce que nous ne jouissons de Jésus-Christ que par lEvan- 
gile, » est-il dit au commencement de l’article 25, « nous croyons 
que l’ordre de l’Eglise qui a été établi en son autorilé doit étre sacré 
et inviolable. » 

Voila une déclaration excellente, et nous y souscrivons de tout 
notre ceeur. 

La réforme en appelle a )’Ecriture pour savoir quel ordre d Eglise 
a été établi par Jésus-Christ, et pour proclamer que cet ordre, ¢la- 
bli par l'autorité du Sauveur, doil étre sacré et inviolable, : 
_ Eh bien, les textes sont 1a, textes de l'Evangile et textes des 
Epitres apostoliques. 

- Que disent-ils sur cette question de l’Eglise? c’est-a-dire sur 
ordre qui doit y étre suivi et sur la constitution que son fondateur 
Jui a donnée? 

Et pour nous en tenir a )’essentiel, omettons de cdté les textes 
dont 4 la rigueur les réformés peuvent faire l'application a la 
forme d’Eglise qu’ils ont adoplée, examinons seulement ceux qu ils 
ont laissés de cdté, ef dont nous avons le droit de leur demander 
comple, parce que nous croyons comme eux « que lordre établi par 
Jésus-Christ doit étre sacré et inviolable. » 

J’ose alfirmer que si, sans parti pris, sans idée précongue, — Jé 
dirais méme sans foi chrétienne, — on prend |’Evangile et les 
écrits du Nouveau Testament comme ferait un philosophe ou ul 
historien qui voudrait se rendre compte de la maniére dont le 
fondateur du christianisme a organisé la société qu'il destinait 4 lu 
survivre, on apercevra distinctement les éléments suivants. , 

On verra @’abord Jésus-Christ choisir dans la foule de ses disci- 
ples, douze hommes qui sont appelés ses apétres, auxquels 
remet des pouvoirs spéciaux, les instituant les mandataires de’ S@ 





LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 313 


propre autorité et les continuateurs de la mission qu'il est venu 
remplir sur la terre. « Comme mon Pére m’a envoyé, je vous en- 
vole’. » 

On verra, en second lieu, le méme Jésus-Christ choisissant, parmi 
les douze élus, un d'entre eux, qu’il sépare ostensiblement des 
autres, auquel it donne un nouveau nom, — un nom symbolique, 
— signe et gage d'une mission spéciale en vue de laquelle il dit a 
cet apdtre des paroles qui ne sont pas dites 4 tous, et l’investit de 
pouvoirs dont cet apdtre est le seul dépositaire*. 

Ainsi, c’est 4 cet apdtre, et non 4 aucun des autres, qu'il adresse 
ces paroles & jamais mémorables et solennelles dans I'hisloire du 
monde nouveau régénéré par la rédemption: « Tu es Pierre, et sur 
celte pierre je batirai mon église. » Jeu de mots divin, qui — dans 
Yhypothése ot celui qui a prononcé ces paroles a la puissance qu'il 
s'altribue — a dd opérer ce que ses paroles signifiaient. 

D’'autres textes, non moins clairs, non moins péremptoires, 
établissent que c’est bien en un tel sens que ces paroles doivent 
étre entendues, puisque c’est encore 4 Pierre que le Sauveur dit en 
une autre occasion: « Quand tu te seras converti, tu confirmeras 
tes fréres. » (Luc, xx, 32.) | 

Ailleuars, aprés que Pierre, interrogé solennellement, par trois 
fois, a répondu qu'il aimait Jésus-Christ, il entend ces autres paroles 
qui, s’ajoutant 4 toutes les précédentes, les éclairent d’une lumiére 
surabondante: « Pais mes agneaux, pais mes brebis. » (S. Jean, 
xxi, 16, 17.) 

Je le répéte, il ne s’agit point ici d’étre chrétien et éclairé par 
les lumiéres de la foi. Il s’agit de savoir lire et comprendre des 
textes dont le sens individuel et la connexion logique sont, ce me 
semble, parfaitement évidents. Je nexamine pas en ce moment si 
celui qui a dit ces paroles était Dieu, comme le disent les chré- 
tiens, ou n’était qu’un homme. Je ne m/’atlache qu’au sens obvie 
de ces paroles, et je dis qu’il résulte évidemment de ces textes’, 
que le fondateur de la religion chrétienne, voulant établir une so- 


1 §. Jean, XA, 24. 

2 C'est dés sa premiére entrevue avec Simon Barjona que Notre-Seigneur lui 
donne le nom de Pierre (Saint Jean, I, 42). Ge fait, digne d°étre noté, jette une vraie 
lumiére sur le sens des paroles dites plus tard 4 cet apdtre, quand Notre-Seigneur 
le choisit pour étre la pierre fondamentale de son Eglise. (S. Matth., xv1, 48.) 

5 «ll ne faut qu’un peu de bon sens et de bonne foi pour avouer que I’Eglise chré- 
henne, dés son origine, a eu pour marque de son unilé sa communion avec la chaire 
de saint Pierre, dans laquelle tous les autres siéges ont gardé l’unité... Dans cet in- 
Violable attachement a la chaire de saint Pierre, nous sommes guidés par la promesse 
de Jésus-Christ. » (Bossuet, 1‘* instruction pastorale sur les promegges de V'Eglise.) 





374 LE PREMIER SYNODE [ROTESTANT. 


eiété ob i] perpétuerait sa mission, l’a constituée d’aprés les d&- 
ments suivants : . 


14° Un collége apostolique ayant pour chefun des douze; | 

2° Et cet apdtre, établi pour étre le fondement, « la pierre angu- 
laire de l’édili-e, » c’est-a-dire homme chargé de confirmer ses 
fréres el de paitre a la fois les agneaux et Jes brebis, les fidéles et les 
pasteurs. 

C’est pour cela que, dans les écrits du Nouveau Testament, cet 
apdtre apparait le premier en toutes maniéres ‘ : « Le premier a con- 
fesser la fui (Math., xvi, 16) ; 

« Le premier dans Vobligation d’exercer l'amour (Joann., xxi, 15 
et suiv.) ; 

« Le premier de tous les apdtres qui vit Jésus-Christ ressuscité 
d’entre les morts (I Cor., xv, 5), comme ilen devait étre le premier 
témoin devant tout le peuple (Act., a, 14) ; 

« Le premier, quand il fallut remplir le nombre des apdtres 
(Act., 1, 45); 

« Le premier qui confirma la foi par un miracle (Act., m, 6, 7), 

« Le premier & convertir les Juifs (Act., #, 14) ; 

« Le premier 4 recevoir les Genlils (Act., x); » 


Le premier partout. 

Etilest impossible de dire que cette premiére place donnée a Pierre 
dans l'histoire des commencements de I’Eglise ne soit due qu’a des 
circonstances foriuites [l ya évidemment 14 un dessein, une inten- 
tion marquée, et quand méme dix-huit siécles de tradition chré- 
tienne ne seraicnt pas le commentaire irréfulable du sens qu’il faut 
attacher aux paroles dites par le Sauveur a cet apdtre, les seuls 
textes des Acles et des Epitres apostoliques ne laisseraient aucun 
doute sur lintention évidente du Sauveur de constituer dans son 
elise une hiérarchie, et de mettre a la léte de cette hiérarchie une 
primauté. 

De sorte que, surce point, quiest de si grandcimportance, puisqu’a 
lui seul il pourrait suftire pour vider tout d'un coup Ja controverse 
entre I'Ezlise catholique et les Eglises réformées, sur ce point, dis- 
je, il n'ya qu’a se servir comme tl faut du prineipe si bien formalé 


par la confession de foi de 1559 pour savoir tout d’abord ow est la 
véritable Eglise. 


Nous ne jouissons de Jésus-Christ, dit cet article, que par f Evan- 


» fF 


; rete sf ae wow ° - 
+ Bosguet, Sopmon sur Punité de MEglise. 





LE PREMIER 8YNODE PROTESTANT. 37% 
Soit, jouvre l’bvangile. 


Nous croyons que l'ordre de PEglise quia été A&abli en son autorité 
doit dre sacré et inviolable. : | 


Or cet ordre est une hiérarchie se ramenant a l'unité et & Punité 
persoanifiée dans l’apdtre saint Pierre, établi 4 la fois pour chef et 
pour fundement de cette Eglise: il en est la base et i} en est le cou- 
ronnement ; il a par excellence le pouvoir des clefs, et il lexerce en 
méme temps sur les fidéles et sur les pasteurs, sur les brebis et sur 
les agneaux. i 

Voila, d’aprés ’Evangile tout seul, l’ordre de I’ Eglise établi en l' au- 
tovité de Jésus-Christ. 

Dong, toute Eglise qui ne reproduira pas cet ordre ; 

Toute fglise qui ne me montrera pas celle hiérarchie ramenée 4 
Punitée; 

Toute Evlise qui ne reposera pas sur l’apétre saint Pierre ; 

Toute Eglise qui nedépendra pas de lui pouf l’exercice du pouvoir 
des clefs ; 

Toule Eglise enfin, dans laquelle pasteurs et fidéles ne marche- 
ront pas sous la houlette de Pierre, institué par Jésus-Christ lui- 
méme pour « paitre les agneaux et les brebis, » sera manifestement 
en dehors de Vordre établi par V'autorité de Jésus-Christ, de cet 
ordre qui doit éire sacré et inviolable. : 

Pour nous, catholiqnes, nous ne sommes pas embarrassés en pré- 
sence de ces textes. La forme d’Eglise o& nous vivons est en par- 
faite correspondance avec les paroles révélées qui ont institué la 
sociélé chrélienne. vo 

Jésus-Christ a constitué par son autorilé« un ordre, » —cet ordre - 
subsiste. 

Nos évéques disent comme les apdtres leurs prédécesseurs : « Le 
« Saint-Espril nous a établis évéques pour régir |’Eglise de Dieu. » 

Et quand ils sunt réunis autour de l'évéque des évéques, du suc- 
cesseur direct de l'apdtre saint Pierre, ils lui disent avec le senti- 
ment d'une délérence toule filiale qui se concilie parfaitement avec 
le partage fraternel de l’autorité. « Et vous, confirmez ‘vos fréres, 
« car vous avez recu mission de pailre non-seulement les agneaux, 
« mais les brebis. » 

Et si nous feuitletons les plus anciens Péres del’Eglise et que nous 
leur demanlions comment ils ont compris cet ordre de (Eglise établi 
en fautorité de Jésus-Christ, nous avons Vindicible consolation de 
conslater que nus sentiments sont exactement ceux de ces grands 
hommes, si voisins de |'établissement méme du christianisme ; et 








316 LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 


qu’a travers la distance des siécles, et tant de bouleversements ame- 
nés par les révolutions, nous pouvons répéter leurs paroles sans y 
changer une syllabe, parce que!’ ordre de 'Eglise qui existait de leur 
temps existe toujours dans la méme forme, et quece qui était saeré 
et inviolable pour eux est sacré et inviolable pour nous. 

Oui, nous disons, nous enfants du dix-neuviéme siécle : 

Avec saint Jéréme: « Un des douze est choisi afin d’éloigner par 
I’établissement d’un chef toutes les occasions de schisme '; » 

Avec saint Cyprien: « Pour rendre l’unité visible, le Seigneur a 
voulu lui-méme que l’unité edit sa source dans un seul*; » 

Avec saint Optat*: « Yous ne pouvez nier que saint Pierre, le chef 
des apdtres, fonda une chaire épiscopale 4 Rome, cette chaire est 
unique afin que les autres, en gardant l'unité avec elle, aient elles- 
mémes l’unité et que, par conséquent, quiconque éléverait une 
chaire contre elle soit schismatique et transgresseur. C'est dans 
cette chaire, premiére marque de I’Eglise, que saint Pierre s’assit. » 

Voila. done Vordre sacré et inviolable que les siécles chrétiens ont 
reconnu, parce que dans cet ordre ils ont salué ]’autorité méme de 
Jésus-Christ, et application la plus exacte des paroles de 1’Evan- 

ile. 
: Qui a gardé cet ordre? qui l'a détruit ? 

Qui est demeuré fidéle a ce principe? qui l’a violé? 

Qui a respecté cette autorité? qui l’a foulée aux pieds? 

Ceci est vraiment digne d’attention. Toute la confession de foi 
de 1559 n’est rédigée que pour ruiner !'Eglise catholique, qua- 
lifigée dédaigneusement de boutique 4 l’article 24, et le seul article 
25 se retournant contre cette confession de foi la détruit en con- 
vainquant la réforme de n’avoir pas respecté un ordre qui, fondé 
sur l’autorité méme de Jésus-Christ, devra étre 4 jamais tenu pour 
sacré et inviolable par quiconque fera profession d'étre chrétien. 

Voila comment, jusque dans les ceuvres inspirées par lerreur et 
par la passion, la puissance de la vérité est telle que, bon gré mal 
gré, elle se fait une place, et il suffit qu’elle se montre pour faire 
crouler a ses pieds l’échafaudage mal solide des systémes et des con- 
ceptions qui avaient prétendu se soustraire 4 sa divine influence. 


1S. Hier. adv. Jovin., liv. I. 

® « Loquitur Dominus ad Petrum : Eco pico t1B1 quia TU Es Petrus, BT SUPER HANC 
PETRAM ZDIPICcABO Ecciestam Mezam.— Et iterum eidem post resurrectionem suam di- 
cit : Pasce oves meas. Super illum unum edificat Ecclesiam, et iili pascendas mandat 
oves suas. Et quamvis apostolis omnibus post resurrectionem suam parem potésta- 
tem tribuat et dicat ; Stcur misit me Pater, ET EGO MITro vos, tamen, ut unitatera ma- 
nifestaret, unitatis ejusdem originem ab uno incipientem sua auctoritate, disposuit.» 
(De Unit. Eccl.) | 

= Adv. Donat., II, 2, 3. ee a c 





LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. si7 


VI 


La confession de foi ayant, dans l’article 25, établi qu’il y a une 
Eylise, laquelle consiste en pasleurs qui enseignent, et en fidéles 
qui dvivent honorer et éccuter avec révérence les pasteurs qui les 
enseignent, ajoute presque immédiatement (art. 26 et 27) qu'il 
n’est pas permis & un vrai fidéle « de se retirer & part et se conten- 
ter de sa personne; mais tous ensemble doivent garder l’unité de 
YEglise; » — de l’Eglise — c’est-a-dire (car il importe fort, dit 
Part. 27, « de discerner soigneusement et avec prudence quelle est 
ta vraie »), de la compagnie des fidéles qui s‘accordent a suivre la 
parole de Dieu et la pure religion qui en dépend. 

Voila qui va fort bien. Mais d'abord cette définition de l’Eg)ise 
n’est déja plus exaclement conforme 4 celle qui est donnée dans 
Yarticle 25. La, l’Eylise se composail de pasteurs et de fidéles ; ici, il 
n'est plus question que de la compagnie des fidéles. En outre, et voici 
une nouvelle et trés-grande dilticulté, qui m’assurera que « cette 
compagnie des fidéles » suit la parole de Dieu et la pure religion qut 
en dépend ? . 

Si je m’en rapporte au témoignage de cette compagnie elle-méme, 
je rentre dans le principe d’autorité, je retombe dans le systéme ca- 
tholiyue et yabdique mon droit de suivre intérieurement Finspira- 
tion de Esprit saint. 

Si loutefois — comme il peut arrrver — cette inspiration se trouve 
en désaccord sur un ou plusieurs points avec linterprétation suivie 
par cette compagnic, je serai obligé ou de faire violence 4 ma con- 
science en me joignant 4 une telle assemblée, ou bien de me teltre 
en opposilion avec l'artcle 26, c’est-a-dire « de me reterer a part et 
de me contenter de ma personne. » 

Tant il est vrai que la notion d‘Eglise ne peut pas subsister avec le 
principe de Vinterprétation individuelle des Livres saints. Qui dit 
Eglise, dit autorité enscignante, et qui dit autorité enseignante en ma- 
tiére de religion doit lui reconnaitre le privilége surnaturel de l'in- 
faillibilité, sous peine d’établir le plus insupportable de tous les des- 
potismes, 4 savoir la domination de la conscience humarne sur la 
conscience humaine ; et, au contraire, qui dit interprétation libre et 
personnelle de lEcriture crée par 1a méme !’individualisme reli- 
gieux, raméne la religion 4 un sentiment interne, purement subjec- 
tif, et est par la force des choses la négation de la notion d’Eglise. 

La confession de foi, quia posé dans l'article 4 le principe de la 

2 Junie 1872, 29 


378 LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 


souveraineté de la conscience jugeant par gout et par inepiration du 
sens des Ecritures, n’en établit pas moins des pasteurs (art. 29, 30 
et 31). Ces pastcurs, nous a dit l’arlicle 25, doivent « étre ddment 
appelés, » c’est-a-dire, comme il est expliqué en l'article 34, nom- 
més par élection « autant qu'il cst possible ct que Dieu le permet, » 
réserve destinée 4 introduire dans la suite de ce méme article une 
exception dont il n'est pas difficile de voir Papplication, car il s’y 
agit de « ceux que Dicu a suscilés d’une fagon extraordinaire pcur 
dresser de nouveau !'Eglise qui était en ruine ect en désolation. — 
« On ne pouvait pas, dit Bossuet, marquer en termes plus clairs ni 
plus généraux Vinterruplion du ministére ordinaire établi de Dieu, 
ni la pousscr plus loin que d’étre obligé d’avoir recours a Ja mission 
extraordinaire o& Dieu envoic par lui-méme et donne aussi des 
preuves particuliéres desa volonté; car on avouc franchement qu’on 
n’a ici 4 produire ni pasteurs qui aient consacré, ni peuple qui ait 
pu élire. » 

C’est la théorie du coup d’Etat en matiére de religion et de hiérar- 
chie ecclésiaslique substituée a la théorie de la transmission régu- 
liére et légitime des pouvoirs. 

Voila donc, en vertu de cet article, Luther et Calvin élevés a la 
dignité d’envoyés extraordinaires et de plénipotentiaires de la Provi- 
dence « pour le redressement de l'Eglise de Dieu. » Mais, s’il en est 
ainsi, pourquoi celte Providence n’a t-elle pas donné exactement le 
méme mandat 4 l’un et 4 l’autre? Pourquoi, par exemple, suscités 
par hypothése pour détruire les erreurs du papisme relativement a 
lEucharistie et a la transubstantiation, ont-ils, sur un point aussi 
capilal, émis deux syslémes qui ne sont pas moins opposés J'ur: a 
l'autre qu’ils ne Je sont tous deux 4 Ia doctrine de l’Eglise romaine? 
Qui ne voit d’ailleurs que la théorie de la « mission extraordinaire » 
en religion, sous prétexte «du redressement de |’Eglise, » est 
absolument identique & la théorie de la révolution en_ politique, 
sous prétexte du salut de Ja chose publiqne? Dans lun et autre 
cas, il suflira «avoir de ambition, de Vaudace, d’¢tre le plus 
fort ct ce réussir, el on passera pour le lieutenant de la Providence. 
Mais cette théoric est dangereuse. Vous l'avez employée hier avec 
snccés contre l'ordre légitimement élabli, qui vous dit qu’on ne l’em- 
ploiera pas demain contre vous? Vous, Luther ct Calvin, vous vous 
appliquez le bénétice de cel article 54, de quel droit l'avez-vous dé- 
nié 4 Munzer, le chef des anabaptistes? de quel droit le refuserez- 
vous a Guillaume Penn, le fondateur des quakers, 4 Spener, lecréateur 
du méthodisme, 4 Joseph Smith et 4 Brigham-Young, les fondateurs 
de cetle nouvelle Jérusalem du lac Salé ot les Mormons étalent a la 
face de la libre Amérique les scandales de la polygamie, en atlendant 





LE PREMIER SYNODE PROTESTANT: $79. 


que de nouveaux prophictes (et ils sont venus) préconisent et mettent 
en pratique « de plus étranges hardiesses ', » le tout a titre de mes- 
sagers extraordinaircs de la Providence, chargés « du redressement 
de l’Ezlise? » 

Ainsi l'article 4 de la confession crée VPilluminisme par. linterpré- 
tation individuelle des Livres saints ; l'article 34 crée, ou du moins 
aulorise d’avance tous les exc’s, toules les audaces du funatisme 
sincére ou de |’ambition calculée, qui bouleverseront !'Eglise pour 
faire prévaloir telle idée ou pour remeltre a tel homme la direction 
relipieuse d’une cilé on d’un peuple. 

Les articles 34 et suivants reproduisent la doctrine calviniste sur 
les sacrements en général et, en particulier, sur le bapléme. et sur 
la Céne. 

Enfin, les deux derniers articles (39 et 40) traifent du pouvoir 
civil, de l’obéissance qui lui est duc ef du droit qu’il a, de par Dieu 
« qui lui a mis le glaive cn main, de réprimer les péchés commis, 
non-seulement contre la seconde table des commandements, mais 
aussi conirela premiére ; » en d’autres termes, de réprimer les dé- 
lits religieux par des peines coercitives et méme par la peine de mort. 

D’ot il est aisé de conclure que, sile principe de la liberté de con- 
seience a prévalu dans les sociétés modernes, ce n’est nullement en 
vertu des principes du protestanlisme en général, ni de la confes- 
sion de foi de 1559 en particulier. 

- Les membres du synode s’accordent avec les juges des Parle- 
ments et les autres officiers du gouvernement d’lenri If 4 recon- 
naitre que I'Etat a droit d’intervenir dans la connaissance et dans 
la répression des crimes religienx. C’est contre l'application qui leur 
est faite de ce principe, en tant qu’on les traite d’hérétiques, que 
les réformés de France protestent, nullement contre le principe 
lui-méme. . 

Ils le rejettent si peu que, partout ou le pouvoir civil est entre 
leurs mains, en Sudde, par exemple, et en Angleterre, ils usent de 
cette puissance du glaive avec une rigueur & laquelle ‘es lieulenants 
d’Henri II n'auraient rien 4 envier. 

Telle est, dans ses dispositions essentielles, cette célébre confes- 
sion de foi de 1559, devenue le symbole des Eglises réformécs de 
France. 

J’admirais en commencant le courage vraiment héroique de ces 
hommes qui étaient venus 4 Paris, sous le feu méme des plus ter- 
ribles perséculions, rédiger cette confession et les arlicles discipli- 


4 Je ne puis que renvoyer ici au livre si intéressant de Dixon, intitulé: New 
America. 








360 LE PREMIER SYNODE PROTESTANT. 


naires qui l’accompegnent pour consolider et pour organiser déGni- 
tivement l’eeuvre de propagande qui s’était accomplie en France 
depuis 1325. 

Quand ils se séparérent aprés cette périlleuse réunion de trois 
jours pour retourner 4 leurs églises respectives, ces hommes étaieat 
sans doute pleins de joie et pleins de confiance ; de joie, parce que, 
dans leur conviction, cette couvre basée uniquement, selon eux, sur 
la vraie interprétation de l’Evangile allait devenir la foi de ta France 
tout enti¢re; de confiance aussi, parce que, dans l’enthousiasme 
que donnent tovjours aux adeptes d'une religion le secret et la per- 
sécution, ils se croyaient assurés de l'avenir. 

Hélas ! s’il leur avait été donné de connaitre ce aventr, ils n’au- 
raient eu nicetle confiance ni celte joie. 

Frangais, ils auraient vu leur pays déchiré par un demi-siécle de 
dissensions civiles et religieuses, et cette confession de foi quils 
avaient rédigée uniquement en face de |’Evangile, servant de dra- 
peau et de signe de ralliement & des passions toutes mondaines, & 
des ambitions toutes terrestres. 

Chrétiens, ils auraient vu quelques-uns des principes insérés dans 
celte confession de foi renfermer les conséquences les plus redou- 
tables contre Ja notion m¢tme de la révélation, et Je rationalisme 
le plus audacieux sortant d'une ceuvre qu’avait inspirée une fui dé- 
cidée 4 s’aftirmer jusque sur le bdcher. 

Enfin, réformés, sincérement attachés a cette théologie de Ge- 
néve que Calvin leur avait si habilement fait confondre avec 1’ Kvan- 
gile lui-méme, ils auraient versé des larmes améres s ils avaient 
entendu le langage tenu par leurs petits-fils sur cette théologie, et 
je ne sais si, pour épargner a cette postérité ingrale ce qu’ils eus- 
sent estimé un scandale et un sacrilége, ils n’eussent pas déchiré 
cette confession de leurs propres mains. 

Ce que les aieux n’ont pas fait, nous verrons les petits-fils le 
faire. Jo le montrerai dans un prochain article sur le Jubilé solennel 
de 1859 célébré par l'Eglise réformée de France en l’honneur dé 
son premier synode général. 

Apotene Pesaacp. 

















MELANGES 


LA LIBERATION 


Le Trésor francais va émetire un nouvel emprunt, destiné & parfaire le 
payement de notre rancon, c’est-a-dire 4 libérer notre terriloire de l'ec- 
cupation allemande. 

Cet emprunt dépassera la somme de trois millierds cinq cents mil- 
liens; car le gouvernement a proposé et |’Assemblée nationale a adopté 
dajower aux trois milliards du principal, et aux frais de l’opératien, 
la somme nécessaire pour faire face aux arrérages 4 échoir en 1872 
et 1823. 

Celle disposition spéciale de la Joi d’empruat du 45 juillet 4872 s'in- 
@pire un peu du principe que j'avais conseillé ici dés la fin de la guerre, 
pour subvenir & nos budgets durant la période critique, pour mémager la 
Convalescence de notre malheureux pays et seconder son rélablissement. 

ll me paraissait avantageux de receurir 4 des suppléments d’emprunt 
plaidt qu'a des surtaxes d'impét pour les charges nouvelles de notre dette 
tationale pendant deux ou trois ans. 

La loi du 15 juillet 1872 va denc alléger les dépenses inscrites aux bud- 
gets de 1872 et de 1873 pour les intéréts des trois derniers milliards de 
notre rancon. 

Par malheur, cet allégement ne sera pas sensible eux contribuables; le 
gouvernement, pour le budget de 1873, comme pour le budget de £872, 
@ fait voter les receties avant les dépenses; et l'Assemblée nationale, do- 
Mine par ua sentiment de patriotisme absolu, a accepté sur parole le 
chiffre total des dépenses proposées, ou restent inscrits les intéréts des 
trois derniers milliards de notre rangon; elle a dowe volé le chiffre total 
correspondant des recettes aécessaires; elle a woté les 200 millions de 





382 MELANGES. 


nouveaux impéts demandés pour 1875, et porté ainsi 4 700 millions les 
surtaxes élal.ies depuis la guerre. 

Je ne crois pas que jamais Assemblée nationale se soit montrée aussi 
large dans le vute des impdts : et le gouvernement, & la veille de l’em- 
prunt, peut montrer aux capitalistes du monde entier le budget le mieux 
doté qui soit au monde, e! Assemblée nationale la plus docile que jamais 
ait maniée un diclat«ur. 

Il y ala des garanties de solvabilité nationale bien faites pour donner 
confiance aux capitalis'es : celle confiance a bien d'autres raisons d’étre 
que cct équilibre chiffré d'un budget. . 

On s:iit, dans le monde entier, ce que vaut la France par ses forces 
agricoles, industrielles, commerciales, pour girantir d'un solide gage 
réel nos emprunts d'Etat : en 1869, les seules valeurs cutées a la Bourse 
de Paris représentaient prés de 28 milliards, dont les deux tiers, 18 mil- 
liards au moins, provenaient des épargnes faites par la France en dix- 
huit ans. Et ce n’était la qu’une ‘partie des épargnes nationales, qui ont 
bien d'autres placements : maisons balies, préts hypothécaires, et autres 
valeurs non cotées 4 la Bourse de Paris. Sur ce précédent, les milliards 
absorbés par la liquidation de nos désastres équivalent 4 nos épargnes 
mobiliéres d'une dizaine d'années. 


Depu’s 1870), depuis le début de la guerre, jusqu’A ce jour, I'Etata 
emprunte {rois milliards et demi; le prochain emprunt élévera la somme 
4 sept milliards; et le total de la dette nationale, 4 un chiffre bien infé- 
reur encore aux dix-neuf milliards de la dette anglaise. 

Et si l’Angleterre est une nation riche ct de production puissante, fa 

‘France ne lui ccde guére. Sous nos revers, nos fo ies, nos discordes, la 
France garde un ferment de vie merveilleux; on la croit morte, au moins 
blessée, épuisée,' aba'tue; tout 4 coup elle se reléve dans une énergie 
redoublée; et en quelques années d'ordre et de travail, elle a réparé ses 
pertes et reconquis son rang parmi les grandes nations économiyues, le 
premier rang. C'est ce qu'elle a fait aprés 1815, aprés vingt-trots années 
de gucrre 4 peu prés continue; c'est ce qu'elle a fait aprés la crise révo- 
lutionnaire de 1848; c'est ce que nous verrons cette fois encore, du jour 

_ oli nous aurons senti passer sur nous le souffle de la résurrection. 

Et c'est pourquoi |’Etat frangais jouit, depuis un demi-siécle, d'un cre- 
dit de premier ordre. Ce crélit est bien mieux justifié encore aujour- 
@hui of I'Etat francais offre 4 ses préteurs un gage réel, unique aa 
monde : la propriété des chemins de fer, qui, dans la situation actuelle 
des réseaux, vaut plus de 12 mil.iards, et dont I'Eiat aura la jouissance 
vers 1945, 

Aujourd’hui donc, nous obtiendrons sans peine quelques-uns de ces 
vingt-deux milliards que l’Angleterre a trouvés, il y a plus d'un demi- 





MELANGES. 383. 


siécle, dans le cours d'une longue et terrible guerre, de tous les peuples. 
de l'Europe; nous trouverons guelques-uns de ces quatorze milliards 
que les Américains du Nord se sont procurés, dans ces derniéres années,. 
au milieu de la plus épouvantable guerre civile des temps modernes. 

L’emprunt de trois milliards et demi réussira donc; mais il y a des 
degrés dans le succés. Il ne suffit pas de s’assurer, par de libérales com- 
missions payées a des banquiers, que l’emprunt sera souscrit, c’est-a-. 
dire accepté par des acheteurs en gros; il faut qu'il soit bien souscrit, 
cest-a-dire, bientét classé dans les portefeuilles des capitalistes de pla-. 
cement; il faut que cet emprunt, dont le produit sera destiné a aller se 
perdre en Allemagne, épuise le moins possible le capital francais; et qu'il 
s’adresse surtout au capital élranger. 

Payer la Piusse avec le capital étranger, telle doit étre la visée de 
tout financier d’Etat francais qui a souci de la renaissance de notre pau- 
vre pays. 

Est-il possible de se procurer 4létranger la plus grande partie de ces 
trois milliards 4 payer aux Prussiens, afin de prévenir en France une nou- 
velle crise monétaire ? 

Montrons d’abord combien c'est désirable. Nous devons, en effet, pré- 
voir qu: l’exportation en Allemagne, sans compensation, de nouveaux mil-- 
liards d'or et d'argent frangais peut nous causer une crise analogue 4 celle 
qui a suivi le payement des deux premiers milliards de notre rancon, l’an- 
née derniére, et une crise plus grave encore. 

Apres la guerre, la France possédait dans ses réserves une masse con- 
sidérable d'épargnes flottantes qui, depuis 1869, par le fait des agitations 
publiques de la derniére année de l’empire et des év4nements qui ont suivi, 
étaient restées sans prenire emploi; ces réserves, d'abord réduites par des 
achats nécessaires de blés étrangers et par des achats au dehors de muni- 
tions de guerre, ont été presque entiérement absorbées par lemprunt du 
25 juin 4871; elles sont allées s’engloutir en préts perdus en Allemagne 
par les deux premiers milliards de notre rangon. 

Depuis un an, l’atonie prolongée des affaires a usé bien des ressources ; 
les surtaxes fiscales votées ont surchargé les frais de notre production et 
affaibli nos facultés de concurrence sur les marchés étrangers; les surtaxes. 
projetées ont fait plus de mal encore, par l'incertitude ov elles tenaient en 
suspens l’esprit d'entreprise. 

Par ces causes, nous sommes moins pourvus que l’an dernier de métaux. 
précieux et d'autres valeurs d échange. 

Nous devons donc, avec plus de raison encore, puiser a l’étranger les 
ressources nécessaires au payement des trois derniers milliards. 

Sans doute nous pouvons, comme l'an dernier, suppléer un peu notre 
or exporté par de la monnaie fiduciaire. L’émission des billets de banque, 





386 MELANGES. 


étendue de 2,400 millions 42,800 millions par ia loi du 28 décembre 1874, 
a pallié la crise; et la loi d’emprunt du 45 juillet 4872 vient, dans cette 
pensée, d'étendre encore plus, de 2,800 millions & 3,200 millions, cette 
émission. Mais un grand pays comme la France, dont le commerce exté 
rieur se chiffre par un mouvement d'importation et d’exportation de six a 
sept misiards, ne peut pas suffire 4 ses transactions avee de 1a monniie de 
papier, qui n’a cours qu’a Vintérieur du pays ; il nous faut un certain oe- 
tillage monétaire métallique pour mos opérations de commerce extériew. 
Sachons done livrer & ls circulation, 4 l'usage de notre commerce, |'or qu 
nous reste, au lieu de le eacher dans nos cassettes. 

Cet emprunt 4 l’extérieur ne doit pas étre pour les étrangers une simple 
spéculation, mais un placement sérieux : rappelons-nous que l'sanée der 
niére, les cing cents millions souscrits par les étrangers dans |'emprunt 
des deux milliards sont, bientét aprés, revenus se placer en France; le 
premiers souscripteurs, qui avaient pris des paquets de titres, les ont re- 
vendus 4 la Bourse de Paris en encaissant une belle prime, dés quan 
mouvement de hausse, en octobre, a favorisé cette spéculation. En déé- 
nitive, Ja France s'est trouvée obligée de payer cette prime, et de fourntr 
a ia Prosse la comme de deux milliards, payée tout enti¢re avec notre or 
et nos marchandises. Dans cette affaire, l’eiranger n'a contribué que poar 
une somme de deux cents millions environ, en ne nous payant que par 
titres de valeurs ctrangéres vendus par nous 4 I’occasion de !'em- 
prunt. 

Cherchons done un moyen de nous constituer 4 |’étranger des préteurs 
sérieux, qui gardent nos titres d’emprunt assez longtemps pour que la 
France, aujourd ‘hui épuisée et & peine convalescente, se ranime ; et juste 
assez longtemps, pour que la France ranimée, puisse rappeler plus tard 
ces titres de notre dette antérieure, suivant le progrés de ses épargné, 
jusqu’aé ce que le trésor n’ait plus un jour a payer les arrérages qu’a des 
rentiers francais. 

J'avais conseillé de faire deux parts de la somme des trois milliards et 
demi 4 emprunter : émettre a Londres, & Aimsterdam, a Frauefert, 4 
Vienne, la part de l’emprunt offerte aux étrangers ; donner a ces titres d 
dette francaise ta forme de coupures A chiffre asscz élevé pour détermect 
le placement deéfinitif dans les gros portefeuilles, plus nombreux chez 205 
voisins qu’en France, et écarter ainsi la spéculation; ces tilres 4 greases 
coupures seraient d’ailleurs déclarés indivisibles et inconvertissables en 
rente frangaise ordinaire, pendant une période de quelques années, 

Ces titres de dette extérieure seraient payables sur les places étrangéres 
ot ils auraient été souscrits, ef les payements se régleraient non pas 4 UB 
change fixe, comme en a eu Ja maladresse de ]’établir lors de 'emprant de 
M. Poayer-Quertier, mais an cours ; car le change de Paris sur Londres 4 





MELANGES, 385 


sur les autres principales places est presque toujours, en temps normal, en 
faveur de la France, qui, de ces cétés, exporte plus de marchandises fran- 
¢aises qu'elle n’importe de marchandises élrangéres, Sur le fait exception- 
nel qu’au mois de juin 1871 le change sur Londres était 4 25 fr. 80-c¢., 
M. Pouyer-Quertier s'imagina faire merveille en réglant que la part de son 
ermoprunt souscrit 4 Londres serait payable en change fixe de 25 fr. 30 c.; 
il oublia que le change de Paris sur Lonires est presque toujours bien in- 
férieur a ce ehiffre, et il greva ainsi & perpétuité ces titres de rente d’une 
assez forte prime pour un bénéfice de courte durée et tout a fait acci- 
dentel. 

La part ainsi faite et réglée aux capilaux étrangers, la France n’aurait 
plus & souscrire qu'une part proportionnée 4 ses forces actuelles; et les 
titres de la dette intéressée seraient émis, suivant nos usages, en petites 
eoupures, accommodées 4 la divisiun des fortunes dans notre pays. 

Les titres extérieurs d’emprunt francais, retenus pendant un certain 
temps sur les marchés éctrangers, participeraient de la fermeté des cours 
des valeurs d’Etat de premier ordre cotées sur ces places, a l'abri des 
agitations factices de notre Bourse de Paris. Notre crédit d'Etat aurait 
ainsi son manométre affranchi des petits accidents de chaque jour. 
On peut remarquer, en effet, que l'emprunt Morgan n’éprouve pas, 
a Loadres, des variations de cours considérables; c'est que la partie 
anglaise de cet emprunt est divisée en grosses coupures de 500 li- 
vres sterling, et que, par cela méme, elle est classée dans les gros porte- 
feuilles d’Angl-terre ; et cette bonne tenue du titre, & Londres, influe sur 
la part de Yemprunt qui a été souscrite en France, et alfermit le cours de 
nos coupures frangaises. 

J'ai recommandé constamment ce systéme de l’emprunt extérieur de- 
puis le mois de septembre 1870. Suivant le travail que j'avais été invilé & 
rédiger par certains membres du gouvernement de la défense natio- 
nale, les négociateurs de l'emprunt Morgan lont adopté, et avec avan- 
tage. 

Et plus tard d'autres événements ont justifié mes prévisions : M. Pouyer- 
Quertier, par calcul antiéconomique, a semblé faire tous ses efforts pour 
écarter le secours des capitaux étrangers, dont nous avons tant besoin dans 
nos malheurs; son emprunt de 2 milliards a été pris presque tout entier 
dazs la fortune de la France, et une crise monétaire des plus vives a suivi 
cette saignée trop abondante. 

Soyons cette fois mieux avisés, et prévenons une crise ouigelte qui 
retarderait peut-é:re pour un Irés-long temps la renaissance des affaires, 
de la production, du travai], dans notre pays. 

En définitive, voici comment pourrait s‘ordonner l’opération : étant 
pesé un emprunt a faire de 3 iilliards 500 millions de francs, on divise- 








380 MELANGES. 
rait la somme 4 emprunter en deux parts : 2 milliards 4 se procurer par 
empriunt extérieur; et 1 inilliard 4/2, par emprunt intérieur. 

L’emprunt intérieur se ferait en titres 5 pour 400 ordinaires. 

L’'emprunt estericur se ferait en titres 5 pour 100, portant cette clause 
spéciale : que ces rentes extérieures seraient payablvs au cours du change 
sur les places of elles auraient été souscrites ; et que pendant cing aas 
elles seraient représentées par des titres dont la moindie unité serait de 
50 francs de rentes. Aprés ciny ans, le Trésor francais aurait la faculté 
d'abaisser Vunité 4 5 francs de rentes, et d’autoriser les porteurs 4 se 
faire payer en France dans les mémes conditions que le 5 pour 100 inté& 
rieur. Et pour le classement immédiat d'une bonne fraction de cct em- 
prunt extérieur, on se ménagera:t le concours des compagnie; d‘assu- 
rances anglaises, de ces grandes compagnies séculaires, qui, par année, 
ont a placer de 300 4400 millions de francs de leurs primes encaissées, 
et qui volontiers se potteraient 4 un placement en solides rentes fran- 
¢aises, produisant, au taux d’émission de lemprunt du 23 juillet 1872, 
un intérét de 6 pour 100, bien supérieur aux placements de méme soli- 
dité en Angleterre. 

Nous ne savons quelles mes:ires M. le ministre des finances de France a 
préparées pour provoquer les souscriptions séricuses 4 l’étranger, et pour 
écarter les spécu'ateurs en primes, qui nous ont si maltraités aprés l’em- 
prunt du 23 juin 1871. 

Ce que nous pouvons dire, c’est que dans toutes les grandes places fi- 
nanciéres de Europe, 4 Londres, 4 Bruxelles, 4 Amsterdam, a Franefort, 
a Vieune, ds capitaux considérables sont réalisés, tenus en réserve, et 
préts 3 s‘échanger coutre nos tilres de rentes 45 pour 100, qui offrent un 
placement de tout repos 46 pour 100; car les rentes sont émises au taux 
de 84 fr. 50, avec jouissance 4 compter du 16 aodt 1872, sur un premier 
versement de 14 fr. 50, et moyennant vingt autres termes échelonnés sur 
vingt inols jusqu’au 16 fevrier 1874. 

L’emprunt sera don: souscrit avec empressement; souhaitons qu'il le 
soit sérieusement, et que la plus grande part de cet argent que nous al.ons 
jeter 4 l’abime, en Prusse, soit fournie par les capilaux étrangers. 

Aprés la cléture de la souscription, si le total des sommes affectées dé- 
passait, comme cela est probable, les 5 milliards £00 millions demandés, 
le Trésor, au moyen d'une loi complémentaire, ne pourrait-il proposer 
aux souscriplions excédantes de semployer en un nouvel emprunt de 
1 milliard, applicable aa remboursement des 4,500 millions dus par l’Etat 
a la Banque de France. 

Cet argent, s'il venait de souscriptenrs francais, ne sorlirait pas de 
France; tiré cn partie des cachettes particuliéres, et introduit par la Ban- 
que de France dans la circulation monétaire du pays, il ranimerait de 





MELANGES. 387 


métal cette circulation, aujourd’hui appauvrie; et, s'il venait de l'étran- 
ger, il apporterait en France un précieux aide d'or ct d'argent, en échange 
d’une valeur de crédit d’Etat et en échange de titres de rentes. 

Ce serait un moyen de prévenir la crise monétaire imminente, et un 
moyen aussi de rétablir plus tot dans son état normal, dans son réle de 
maison mére de crédit du commerce, la Banque de France, cette précieuse 
lnstilution qui, depuis deux ans, par sa puissance, sa sagesse et son dé- 
voueinent patriotique, est restée seule, debout, ferme, inébranlable, res- 
pectée, au m‘licu de nos désastres militaires, de nos fureurs civiles, et de 
leffondrement de toutes choses, pour sauver, comme par une mission 
providentielle, le crédit de |’Etat, du commerce, de la nation frangaise. 


A. pe MaLanrce. 


LES JOURNAUX POLITIQUES EN ESPAGNE 


DEPUIS LA DERNIERE REVOLUTION 


Les Journaux naissent aussi rapidement et en aussi grand nombre, aprés 
les revolutions, que les champignons, aulrcvs productions dangereuses, a 
la suite des orages. L Espagne d’aujourd’hui en est un exemple. A peine le 
tidne d Isabelle I renversé et la démocratie proclamée avec la liberté de 
la presse, les Journaux ont surgi de toutes parts. A la fin de 1869, on en 
comptait deja plus de mille. Naturellement ce fut l’opinion victorieuse qui 
eul le plus grand nombre d’organes. Sauf le parti carliste, qui avait quel- 
ques jouriaux pour lui, et la république umtaire qui en comptait un, le 
Peuple, tout le reste, ou 4 peu prés, élait acquis a la république fédé- 
rative, i Vexception de la Correspondance et de [Impartial, journaux 
sans couleur et d'informations qui, avec le Diario di Barcelona, feuille 
toute commerciale, tiraient 4 20 ou 50,000 exemplaires. 

Come partout, la révolution en Espagne, dit une revue ctrangére, la 
Revista europea, i qui nous empruntons en partie ces détails, se signala 
tout d’abord par des journaux impies. Quelqnes-uns, comme | Homme, de 
Tarragone, se déclarérent brutalement matérialistes. A Madrid, 0 Universel 
et le Gil-Blas se donnérent pour mission de ridiculiser-le catholicisme. 
A Séville, la Raison leva l’ét-ndard de la religion naturelle et eut des 
iinilateurs. 

La période dite constituante (1868-1870) se distingua pur une inonda- 
tion plus particuliére de journaux. La plupart ne vécurent pas au dela di 


383 MELANGES, 


premier mois, beaucoup méme ne dépassérent pas leur dixiéme numéro. 
Quel ques-uns, toutefais, firent du bruit , notamment le Combat, le « jour- 
nal du désespoir », comme on l'a appelé, qu’avait fondé le député consti- 
tuant M. Paul y Angulo, républicain sincére et honnéte, qui sut dire leur 
fait aux révojutionnaires, mais qui dut s’exiler avec la plupart de ses colla- 
borateurs quand le prince Amédée de Savoie fut élevé au tréne de Charies- 
Quint. 

Le fédéralisme vaincu par l’avénement de la nouvelle dynastie vit dis- 
paraitre la plus grande partie des organes qu'il avait dans la presse; il 
n’en conserva plus que quelques-uns en province. Du reste, il en fut a 
peu prés de méme des autres partis, méme celui du roi Amédée, qui 
n’est défendu aujourd'hui & Madrid que par trois ou quatre journaux au 
plus, et par 4 peiae un ou deux en province. 

Madrid a plus de journaux qu’aucune autre capitale de l'Europe. Rien 
qu’en feuilles quotidiennes, elle en compte de trente 4 quarante, feutes po- 
litiques. Et il y en a de semi-quotidiennes et d’hebdomadaires ! I! n'est pas 
aisé de préciser leur clientéle 4 chacun. Les plus répandus sont : la Cor- 
respondance, dont le tirage s'‘éléve de 20 & 30,000 exemplaires; ['Im- 
partial, qui tire 4 10 ou 12,000. Viennent ensuite, — longo sed 
proximi intervallo — le Temps, UEspagne , TEspérance , et une foule 
d’obscurs organes d'opinions parceliaires, servant trois 4 quatre cents 
abonnés tout au plus et vivant misérablement des sacrifices du groupe 
dont ils desservent les ulopies ou les ressentiments. 

La province aussi posséde une grande quantité de journaux, dont quelques- 
uns ont dla fois beaucoup de réputation et beaucoup d’abonnés. Les plus con- 
nus sont : a Barcelone, le Diario de avisos, qui est unioniste, et Je Telégraphe, 
qui est républicain fédéraliste ; a Séville, J’ Andalousie, Feuille républicaine f- 
déraliste, et l'Avenir qui est progressiste ; 4 Valence, le Diario mercantil, 
défenseur hardi de opinion monarchique, et las Provincios (la Province), 
qui est unioniste, lesquels comptent chacun de quatre 4 cing mille abon- 
nés, chiffre que n’atteignent guére, chez nous, les journaux des départe- 
ments. En eflet la prevince, en Espagne, a conservé une bien autre vilalité 
qu’en France. Madrid n’exerce pas sur Jes Espagnols la méme fascination 
~ que Paris sur Jes Frangais. Non-seulement les chefs-lieux de province, en 
Espagne, ont leurs journaux 4 eux, mais ces journaux vivent de leur vie 
propre et n’ent pas recours, pour alimenter et viv fier leur rédaction, 4 
l‘ouverture quotidienne des correspondances expédiées de la capitale. On 
autre lémoignage de cctle vie propre des journaux de province, c'est le 
caractére généralement plus sain des opinions qu’ils défendeut; Ja plo- 
part, en effet, sont ou monarchistes, ou unionistes, ou fédéralistes ; ce 
n’est guére qu’ Madrid qu’on rencontre des feuilles socialistes et radicales. 
L.es Journaux de province ont aussi la vie plus longue; ils ne naissent pas 
el ne meurent pas, comme 4 Madrid, 4 chaque changement de ministére ; 








MELANGES. S89 


presque tous sont de date relativement ancienne et représentent Tes opi- 
nivns domimantes et constantes de la contrée. Leurs rédacteurs sont des 
hommes connus, bien posé ct jouissant de la considération générale. 
Aussi leurs feuilles, vouées surtout aux intéréts Iccaux, ont-elles infini- 
ment plus de crédit que celles de Mad: id, généralement décriées, — celles 
ds gouvernement surtout — et l'on sait si c'est sans motif! Aussi lattente 
des journaux de la capitale et leur arrivée sont-elles loin de produire fe 
méme effet que chez nous. II est venu par cette voie tant de révolutions 
qu’on n'y est presque plus sensible. La province a pris son parti de ces 
changements de régime, elle fait du mieux qu’elle peut ses affaires au mi- 
rea de cela, comptant sur l'avenir et méprisant votontiers le présent. On 
sait, en province, ce qu’est le journalisme 4 Madrid; on n’ignore pas que, 
pour les trois quarts de ceux qui s’en occupent, c'est affaire d’industrie ou 
d’ambition, un moyen de vivre ou d’arriver un jour 4 attraper, dans le 
cas possible du triomphe de lopinion soutenue, une ptace plus ou moins 
grassement rétribuée. Aussi les grands articles, ceux qu'on appelle la tar- 
tine, A Paris, dans l’argot du métier, ne font-ils pas le moindre effet. Du 
reste, les journafistes espagnols qui nous avaient pris pour modéles sur 
ce point, ont généralement renoncé a nous imiter plus longtemps. D’arti- 
cles proprement dits, les journaux espagnols n’en font plus. Ce qui ragne 
chez eux, ce qui est lu et gofité, c’est ce que nous appelons l’entre-fllet, 
article bref, vif et saillant. La presse espagnole ne discute plus; elle atta- 
que ou riposte, mais comme on fait dans les sierras, 4 coup d’escopette ou 
de couteau catalan. On necherche pas 4 gagner son lecteur, mais a 
Fabatire. 

Il s’ensuit naturellement que le journal, en Espagne, est encore peu lit- 
téraire. {1 ne rachéte guére ce défaut par la sdreté et la richesse des ren- 
seignements. Dénué de considération sous ces deux rapports, au moins & 
Madrid, que peut-il lui rester? Rien. Aussi est-ce une puissance qui se 
meurt. La liberté illimitée qu'il a conquise dans la derniére révolution est 
en voie de f'achever. 

P. Dovname. 


DISCOURS RI CONFERENCES SUR L’EDUCATION 


Par le R. P. Carmien, prieur de V’école Albert-le-Grand, 4 Arcueil. — In-12, 544 pages, 
chez Adr. Je Clére, 29, rue Cassette. 


Le 6 aott 4869, une foule nombreuse était venue dans le pare du 
eollége d’Arcueil assister 4 la distribution des prix. On avait annoncé 














390 MELANGES. 


que le P. Hyacinthe présiderait la solennité et prononcerait un discours, et 
que le P. Captier prendrait également la parole. Cétait plus qu'il n’en 
falla:t pour attirer de Paris une assistance cons:dérable et sympathique. 
Le P. Hyacinthe parla de la liberté, de la mort, de l'amour, des Etats- 
Unis et de la race anglo-saxonne, dont il fit un panégyrique étincelant, et 
il termina en lisant et en commentant une des plus belles poésies de Long- 
fellow, le Psaume de la vie. 

Lorsqu'il s‘assit au milieu des applaudissements, lorsque les derniers 
échos de cette voix éloquente eurent expiré sous les arbres du beau parc 
de Berthollet, le moine avait terminé sa carriére de religieux et de catho- 
lique soumis. Il venait, 4 son insu peut-étre, bien certainement a l'insu 
de l’asscmblée, de prononcer son chant du cygne. Quelques semaines 
aprés, il se séparait avec éclat de ses fréres de la veille. 

Le P. Captier parla aprés le P. Hyacinthe, et ce rapprochement rendit 
plus frappant le contraste qui existait entre les deux orateurs. La parole 
du P. Captier était l'image fidéle de son caractére, un peu timide et qui 
gagnait tant 4 atre vu de prés; de méme les premiéres phrases de ses 
discours, prononcés presque sur le ton de la conversation, laisssient 
l’auditeur assez froid et inattentif, mais bientét un mot heureux, une 
réflexion fine, une belle pensée, faisaient préter l’oreille, et peu a peu on 
se laissait gagner par cette parole qui arrivait 4 léloquence a force de 
bon sens, 4 l'aide d'une rare intelligence des hommes et des choses de 
notre temps. 

Hélas! trois ans ne se sont pas encore écoulés depuis cette date, et 
quelle route différente suivie par ces deux religieux alors pleins de vie, de 
force et d'avenir ! 

Dans ce méme parc d’Arcueil, sous ces beaux arbres, l'un des deux 
repose dans son glorieux sépulcre et tous viennent pieusement baiser les 
dalles qui recouvrent la dépouille du martyr de la foi, de la char.té et da 
patrio:isme. 

Depuis l‘automne de 1869, l’autre s'est fatigué 4 parcourir les chemins 
de ‘Amérique et de l'Europe, et que d‘illusions il a été condamneé a voir 
disparailre, que d’espérances qu'il avait caressées ct qui se sort éva- 
nouies. Puisse le souvenir de son ancien ami lui faire compreudre qué 
celui-la a choisi la meilleure part qui, tout en continuant d’aimer et de 
servir | Ezlise, la France et la liberté, a pris le parti du respect et de la 
sonmission ! 

Ces souvenirs et ces réflerions se présenteient & ma pens¢ée en It 
sant le recueil des (Euvres du FP. Captier, qu’une main amie vient de 
publier, et en y retrouvant le discours du 6 aout 1869, sur lesprit de 
famille. 

Ce livre des fragmenta — bien peu nombreux hélas! et bien incom 
plets! — renferme vingt discours du P. Captier, deux prononcés a l'école 








MELANGES. 394 


de Saint-Thomas-d’Aquin a Oullins, six aux distributions des prix du col- 
lége d’Arcueil, deux enfin 4 la Société générale d’éducation et d'ensei- 
gnement. Les dix derniers, rédigés sous forme de conférences, ont été 
faits pour le cercle catholique du Luxembourg. « Ces conférences, dit le 
P. Rousselin, n’ont pas été écrites; elles étaient improvisées et un sténo- 
graphe recueillait | improvisation. » 

Nous sommes donc en face de simples noles et de fragments incom- 
plets que le Pére aurait remaniés et retouchés avant de les publier, et 
cependant quel charme dans ces pages et comme on y retrouve les qua- 
lités qui avaient valu 4 la parole du P. Captier une si incontestable auto- 
rité. Jamais homme n’a écrit avec moins de parti pris. Tout en restant 
catholique et parfait religieux, il ne reculera pas devant la discussion des 
problémes les plus redoutables de notre époque. Il les étudiera avec le 
secours d'une analyse fine, dé'icate, et s'il ya un cété sympathique dans 
les causes qui passionnent ses conlemporains, il saura le mettre en 
relief. — Ce n’est pas chez lui qu'il faut chercher ces phrases banales 
qui ont trop. souvent cours dans la littérature ecclé:iastique de notre épe- 
que; encore moins y trouverait-on ces jugements a priori. Non, le P. Cap- 
tier est resté fidele 4 la parole du livre saint. Cuncta probate, quod bonum 
est tenete. Pour obéir a ses convictions, il n’hésitera pas 4 se séparer de 
ses amis, et 4 se montrer plus large et plus libéral que les laiques qui 
Ventourent. Son discours sur la liberté de l’enseignement supérieur, 
7 et 8 mars 1868, en est une preuve trés-piquante. Qu’il me soit permis 
de détacher de ce discours le beau passage suivant : 

a Allons-nous donc, nous religicux, cacher sous la loi de |’enseigne- 
ment je ne sais quelle restauration politique de nos vieux inslituts? 

« Rien n’est plus loin de ma pensév! le seul privilége que je demande 
pour les ordres religieux, c'est quils n’en aient aucun, c'est qu’ils soient 
placés purement et simplement sous le droit commun. 

« Ce qui nous lie les uns aux autres, nous religieux, c'est un lien tout 
spiriluel, un lien absolument étranger a l’ordre civil et po‘itique qui 
existe aujourd hui. 

« Devant un gouvernement honnéte, nous sommes des hommes comme 
les aulres, rien de plus, rien de moins. 

« Ainsi donc nous ne voulons rien de l'Etat, nous communauteés reli- 
gieuses; nous lui demandons seulement de reconnuilre que nous sommes 
des hommes et des Francais, soumis comme tous les autres aux lois de 
notre pays. » 

On se souvient que lors de la fondation du collége d’Arcueil, M. Du- 
ruy, alors ministre de l'instruction publique, vit de mauvais ceil la nou- 

velle maison, et ne ménagea pas au P. Captier les tracasseries et les 
petites perséculions. Celui-ci n’en a pas moins apprecié l'Université d'une 
facon impartiale, peut-étre méme trop bienveillante. — De méme nul n’a 











592 NELANGES, 


parlé de la famille, de ses droits et de ses devoirs dans l'éducation de 
Jenfance, avec plus d'‘élévation et de charme que ce prétre qui, pour 
l'amour de Notre-Seigneur, avait renon:é volontairement & toutes les jo1es 
du foyer domestique. Il ne se faisail pas illusion sur les dangers que la 
famille court présentement, pas plus que sur les moyens a employer pour 
lui rendre sa force et sa beauté. On ne lira pas sans émotion la page sui- 
vante ov il a résumé ses impressions sur cet important sujet : « Je me sou- 
viens qu'il y a quelques années, en 1862, jarrivai 4 l'aube du jour, aa 
milieu du printemps, au bas d'une belle montagne du Dauphiné ; pendant 
deux heures je la gravissais, suivant les sentiers, franchissant des ravins, 
passant d’une vue a une autre vue, d'un spectacle 4 un autre spectacle. 
Et j'arrivai ainsi en une demeure qu« j'avais connue et aimée depuis long- 
temps déj4, une demeure que beaucoup d’entre vous connaissent, de 
nom tout au moins: on I’appelle Chalais, le couvent de Chalais, renda 
célébre par le temps que le P. Lacordaire y a passé. J’entrai dans celte 
maison qui était inhabitée; et cette demeure, que j'avais vue si pleine 
d’émotions, de joie, de vie, je la trouvai 4 demi ruinée. Partout une humi- 
dité malsaine, de la poussiére, du désordre, des débris, de la tristesse. Je 
l’ai revu bient6t aprés, ce cher petit couvent, car en ce moment jvallais 
précédant toute une communauté qui devait s’y installer; je Uai revu plein 
de vie encore et d’entrain gracieux, séjour des vraies joies chrétiennes, 
heureux désert perdu dans la montagne, presque aussi prés du ciel qu’il est 
“permis d’en rapprocher son habitation en ce moment. 

Cette demeure, triste el désulée lorsyu'elle était veuve de ses hétes, me 
représente bien la fainille telle que je !a vois souvent. Oh! sans doute la 
famille n’est pas détruite; nous somtnes encore loin des errements des an- 
ciens : les maeurs, les idées, les lois repoussent cette autorité despotique 
qne nous trouvons dans les vieilles sociétés, la femme n’‘a point été relé- 
guée dans son abaissemeut primitif, les principes constitutifs de la famille 
sont encore intacts, mais il y a un commencement de ruine : les belles, les 
grandes, les douces affections qui devraicnt s’y rencontrer ne se retrou- 
vent qu’a de rares heures, l’ennui y est entré, et avec !’ennui une diminu- 
tion de vertus. Et c’est la cependant, dans cette cité chancelante, que 
V’enfant doit tecevoir son éducation. C'est cette pensée qui cause les décou- 
ragements dont je parlais, et qui améue ]inefficacité des moyens employés. 
Ramenons dans la fainille la jvie, l’ent:ain, la vie, et tout sera sauvé, Pla- 
cons ]’Evlise au foyer domestique, et nous n’avons plus a craindre la ruine; 
car s'il est vrai que I’Eglise a fundé, créé la famille, et en a fait l’appui so- 
lide de la civilisation et du progrés, il est vrai aussi qu'elle continue son 
ceuvre, et qu'aprésl'avoir créée, elle seule peut la conserver. Nous devons 
entrer dans cette famille menacee daus sou existence, nous devons lui ren- 
dre l'espoir, la confiance, ‘activité, et nous devons te faire surtout dans 
Voeuvre de l'éducation, qui est, en délinitive, l’ceuvre de l'avenir. 





MELANGES, 595 


- Je m'arréte ici pour ne pas dépasser Jes bornes d'un compte rendu et 
parce que le livre du P. Captier sera lu par tous ceux qui ont 4 cceur 
de travailler 4 l‘ceuvre si importante de l'éducation; mais comment ne 
pas le dire? L'fglise de France a fait une perte bi-n sensible dans la 
mort du P. Captier. Son illustre maitre, le P. Lacordaire, avait eu une 
large part dans la campagne pour la I:berté de l’enseigneiment secon- 
daire, le disciple en aurait eu une aussi grande dans la campagne pour 
la liberté de l'enseignement supérieur. Son esprit sincérement libéral et 
profondément chrétien l’avait fait rapidement arriver au premier rang. 
Ji est tombé avant I’heure, victime de nos guerres civiles, sous la balle de 
que!que brute avinée, et cependant ce qui nous reste de lui est déja l’éche 
le plus fidéle de la parole du P. Lacordaire. 

Me permettra-t-on de faire une légére critique avant de terminer? Hl 

y a, dans ces discours et conférences du P. Captier, d’assez nombreuses 
' fautes d’impression qui peuvent dérouter le lecteur et qu'il serait utile 
de faire disparaitre dans une seconde édition. Ainsi Je premier discours 
est indiqué 4 la table et 4 la page 69, comme ayant été prononcé en 
1850, ce qui est impossible de toute fagon. La note 1 de la page 83 semble 
indiquer qu'il faut lire 1859 au lieu de 1850. 

De méme, 4 la page 94, en téte du second discours, on lit : Ecole 
Albert le Grand. Arcueil (Seine). 8 aotit 1860. C'est évidemment une 
erreur, il faut lire Oullins; la date le prouve et nous voyons en outre, a 
Ja page !41, que le Pére parle comme directeur de I’école Saint-Thomas- 
d’Aquin. 

Malgré ces légéres inadvertances, le P. Rousselin n’en mérite pas 
moins les remerciments et la reconnaissance des catholiques; qu’il 
achéve son ceuvre, en nous donnant la vie du martyr de la barriére 
d’Italie et en fixant, pour l'histoire de l'Eglise de France, les traits de cette 


bienveillante et sympathique figure. 
L'abbé 0. Devarc. 


DE CHUTE EN CHUTE! 


Lettres d’un passant, par Artuor pe Boissi:v. — Paris. Dentu, éditeur. 


Il y a beaucoup 4 prendre et quelque chose 4 laisser dans le nouveau h- 
wre de M. de Boissieu. On devine qu'il n’est autre chose que la collection 
des lettres si piquantes et si lues que le spirituel écrivain publie dans la 
Gazette de France. La premiére est du 25 juillet 4870, la derniére du 
48 juin 1872. Tout l'intérét du recueil-est entre ces deux dates. Ecrire en 

25 Juuser 13:2. 26 


594 MELANGES. 


téte de sa premiére page : Commencement de la guerre, et terminer per 
Quelques réflexions tristes sur le Président et sur l'avenir, c'est se donner 
le champ le plus vaste et le plus fertile en catastrophes que jamais écrivain 
ait tenu sous sa plume. M. de Boissieu le parcourt en flaneur, en passant 
dont rien ne saurait régler la marche ni déconcerter la fantaisie. Qu’'il 
raconte les miséres de l’invasion ou les hontes de la Commune, son esprit 
est 4 l’état de feu d’artifice et ne veut pas comprendre un autre état. Sou- 
vent son gout inné pour les forrnules tranchantes et pour les phrases a 
facettes lui réussit merveilleusement; c'est ainsi qu'il a pu dire, dés le 
11 septembre 1870, @ propos des nouveaux gouvernants : « Comment 
n'ont-ils pas compris que, presque autant que l’empire, la république est 
en ce moment un obstacle. Tous les gouvernements nous divisent, la patrie 
seule nous rapproche. Une seule chose était a faire vis-a-vis du pays : le 
sauver d’abord, le consulter aprés... Vous pensez que la répulique de 70 
nous rendra les grands élans de 92. Ce ne sont pas les phrases qui font les 
hommes, ce sout les moours et c'est le temps. » 

_ Voila ce qui s’appelle prévoir en politique et parler en écrivain de forte 
race. M. de Boissieu a trés-souvent de ces bonnes fortunes de bon sens et de 
style. Nous ne doutons pas que le succés de son livre, dont le titre semble 
‘se justifier si cruellement chaque jour, ne réponde au succés persistant de 
ses courriers hebdomadaires dans la Gazette de France. . 

L. G. 


Sous ce titre: l’Emplot du loisir a lecole de droit, M. A. Rondelet pu- 
blie en volume (Paris, Douniol) le travail qu’il a donné récemment ici sur 
les études dont il conviendrait d’augmenter le programme de la premiére 
année du cours de droit. Ce travail est trop prés de la mémoire de nos lec- 
teurs, pour qu'il y ait 4 leur en rappeler les vues saines et les sages con- 
seils. | 





QUINZAINE POLITIQUE 


24 juillet 1872. 


On croyait, et nous avions cru nous-méme jusqu’a présent, que 
cen était fait du calendrier républicain depuis 1805, et que la 
France en avait fini avec l’annuaire officiel of le dimanche était rem- 
placé por le décadi, et les noms de saints par des noms de légumes, 
en allendant sans doute les noms d’animaux, comme plus rappro- 
chés de la nature. On se trompait : esprit de parti ne renonce & 
rien et ne laisse rien perdre, sinon toutefois le bon sens et la gran- 
deur des peuples qui se livrent 4 lui. Sans prendre garde 4 la fan- 
taisie inapercue, mais lugubre, des feuilles jacobines qui écrivent 
grayement 7 thermidor an.80 4 cété de 24 juillet 1872, qu’est-ce 
donc que ce mot d’ordre général, cette année, de célébrer partout 
anniversaire du 14 juillet, sinon un retour aux fétes et aux décla- 
mations des premiers jours de la période révolutionnaire? A Paris, 
aLyon, 4 Marseille, 4 Toulouse, 4 Nantes, a Lille, a Poitiers, a Avi- 
gnon, partout, la table patriotique était dressée, et sans la ferme 
attitude des préfets, nous aurions eu 4 peu prés autant de manifes- 
tations et de discours quil y a de chefs-lieux de département. Nous 
aimons 4 reporter au gouvernement J’honneur de cette prohibition 
dordre public un an aprés la guerre civile, et de pudeur publique 
en face des Prussiens campés chez nous. Comment M. Gambetta a-t-il 
pu obtenir une exception pour son banquet de Ja Ferté-sous-Jouarre, 
et pourquoi a-t-il été autorisé 4 parler, quand son collégue Louis 
Blanc, et tant d’autres, ont dd rester bouche close? 

Trois événements sont compris et ont été glorifiés sous cette date 
du 14 juillet 4789, la prise de la Bastilie et les deux fédérations de 
1790 et de 1792. Si le 44 juillet 1791 manque a la série, c’est qu’on 
était alors au lendemain du retour de Varennes et 4 la veille du jour 
ou la Fayette fit balayer a mitraille le champ de Mars, envahi par les 


a 





396 QUINZAINE POLITIQUE. 


factieux. Ce que fut la prise de la Bastille, personne ne l’ignore plus 
de nos jours. Necker subitement éloigné, on crut voir les dépu- 
{és dispersés par la force, et l’'ancien régime, 4 peine entamé, re- 
tomber de tout son poids sur les espérances de 89. L’agitation fut 
donc extréme dans Paris. « Qu’on ose vous renvoyer, avait dit, quel- 
ques jours avant, la Fayette au ministre aimé du peuple, et trente 
mille Parisiens iront vous chercher & Versnuilles! » Heureusement 
que Necker avait obéi a la patriotique inspiration de partir la nuit 
méme de sa disgrace pour Bruxelles. La petite armée qui tenait 
garnison dans la capilale, aprés s’étre assez montrée pour provo- 
quer la résistance, pas assez pour la réprimer dés lorigine, se re- 
tira hors la ville. Pour parer au retour offensif des dragons allemands 
du prince de Lambesc et maintenir l’ordre dans la cité, la garde na- 
tionale s'improvisa. On pilla quelques milliers de fusils dans les 
caves de l'hdtel des Invalides et on marcha sur la Bastille. Pourquoi 
la Bastille, qui était la prison des grands seigneurs? A celle ques- 
tion, un des historiens les plus populaires de la révolution frangaise, 
M. Louis Blanc, fait l' incroyable et emphatique réponse qu’on va lire: 
« Chose élernellement digne de respect, d’admiralion, de reconnais- 
sance! au mois de juillet 89, le peuple n’a pas de pain, et que de- 
mande t-il? Des armes. II peut courir 4 Bicétre, et quelle forteresse 
demande-t-il 4 renverser? La Bastille. C’est qu’il est dans la vie des 
grands peuples, comme dans celle des grands hommes, des moments 
- @inspiralion souveraine. Ces rudes arlisans, ces hdétes incultes des 
faubourgs, un instinct d’essence divine les avertit qu’a eux aussi ap- 
partient la gloire des emportements chevaleresques; que le premier 
privilege & anéanlir, c’élait celui qui se montrail associé 4 des tor- 
tures, et que la liberté devait s’annoncer par un acle conforme a son 
génie, c'est-a-dire par un bienfait accordé 4 ses cnnemis. Qui, des 
plébéiens mettant au nombre de leurs préoccupations les plus ar- 
dentes la destruction d’une prison patricienne, voila ce qui n‘a pas 
été assez remarqué, et ce qui enloure d’une immcrtelle splendeur 
les premiers coups que la révolution vint frapper'. » 

Croire que le mouvement qui poussa les masses contre la Bastille 
ful un mouvement de don-quichotlisme sublime en faveur des privi- 
léviés de la lettre de cachet est assurément un des trails les plus 
hardis et les plus niais de la courlisanerie démocratique. Michelet 
Yindique aussi, mais d’une main moins pesante et d'un ton moins 
déclamatoire que M. Louis Blanc. M. Gambetta regrettera certaine- 
ment de navoir pas songé a cette belle invention pour son discours 
de la Ferté-sous-Jouarre. Est-il besoin de le faire remarquer? ce que 


4 Louis Blanc, Histotre de la Révolution, t. (Il, p. 572. 

















QUINZAINE POLITIQUE. 397 


Je peuple voulait renverser avec la Bastille, c’étaient les huit grosses 
tours qui dominaient ct menacaient le faubourg Saint-Antoine; c’é- 
tait Ja condamnalion par simple ordre du roi sans aucune précau- 
tion de justice; c¢lait la prison fameuse hantée depuis quatre 
siécles par tant de revenants sinistres. Cetle forteresse du despo- 
tisme semblait d’ailleurs abandonnée, comme le despotisme lui- 
méme, depuis la convocation des états généraux. Elle n’avait comme 
garnison «ue quelques invalides et deux compagnies de Suisses. 
Dedans, on ne trouva que trois prisonniers qui eurent l'air, disent 
les historiens, plus effrayés de suivre leurs libérateurs que de res- 
ter avec leurs gedliers. Le vicux droit royal d’incarcéralion sans ju- 
gement une fois aboli, que restait-il de la Bastille? Rien qu'une for- 
teresse ou une prison d’Etat comme une autre, et qu'on pouvait main- 
tenir qu raser suivant les convenances du génie militaire el du 
gouvernement. 

On sait que ce siége ne fut pas un siége, et qu’aprés d'innombra- 
bles coups de fusil contre les remparts et quelques ripostes sanglan- 
tes de la part des Suisses, une capitulation ful conclue, qui fut aus- 
sitdt trailreusement violée. Mais ce jour marquait la premicre 
victoire 4 main armée du peuple sur le gouvernement, la premicre 
fois que Jes troupes levérent la crosse en l’air ct passcrenta l’émeule, 
les premiers crimes impunis d'une populace en délire, la premicre 
prise de possession de la capilale par insurrection siégant en comilé 
a l'Hdtel de Ville. C’est donc bien, en vérité, comme l’a dit M. Gam- 
betta, la premiére journée qui soit toute 4 son parti, la grande date 
de la révolution. 

[1 faut voir comme l’écrivain démocrate, condamné 4 flatter le peu- 
ple, surtout dans ses excés, se montre misérablement ingénieux pour 
voiler les sanguinaires horreurs de cette victoire, deux fuis due a la 
trahison. Le vieux gouverneur de Launay est massacré, il est vrai, par 
Yescorte qui le conduisait 4 l'Hotel de Ville, et sa t¢te blanche, portée 
sur une pique, arrive seule devant les magistrats. Mais n’avait-il pas 
4 se reprocher, demande M. Louis Blanc, quelque avarice, quelque 
dureté enyers les voisins de la redoutable prison? Puis on a prétendu 
que, criblé de coups, le malheureux vieillard suppliait ses bour-_ 
reaux de l'achever. Rien n'est plus faux, s’écrie M. Louis Blanc; 
« sa fermelé fut précis¢ment ce qui accrut l’indignation du peuple, 
que ses priéres auraient peut-étre touché... A ceux-ld, du reste, fa 
responsabilité du sang qui ne laissent aux peuples d’aulre alterna- 
tive que le silence dans la qouleur ou la colére dans la liberté!... » 

Et tout est dit! et l'on écrit {roidement ces phrases qui sucnt le 
crime, et Von se croit innocent, lorsque le 48 mars ou a toule autre 

. date, la populace, qu’on a déclarée irresponsable, reprend gout au 


398 QUINZAINE POLITIQUE. 


meurtre et 4 l’incendie! Les vrais coupables ne sont-ils pas toujours 
les victimes, et les assassins ne sort-ils pas seuls dignes de pi- 
tié? « On promena la téte du gouverneur au bout d'une pique ; épou- 
vantable indice de lexcés des ressentiments qu’amasse au sein des 
nations asservies une longue uppression ! » C'est done a la « longue 
oppression » qu'il faul sen prendre; et, quant au peuple soulevé, 
il faut bien qu’il le sache — et que de fois na-t-il pas prouvé depuis 
qu'il s’en souvenail? — il est impeccable, comme disait Robespierre 
au ¢lub des Jacobins. 

Une heure aprés, c’est le tour de Flesselles, prévét des marchands, 
qu’on accompagne au Palais-Royal pour étre interrogé sur je ne sais 
quel complot imaginaire : il est abattu en route d’un coup de pistolet, 
puisdépecé, et son coeur mangé par des cannibales. Mais cescannibales 
portent en eux toute la philosophie de la Révolution... et ’historien 
insinue que le « meurtrier pourrait bien n’étre qu’un des complices 
de Flesselles, quia voulu tuer quelque redoutable secret. » 

Nous ne savons si le tyran Phalaris a eu des courtisans; mais, en 
tout cas, nous demandons ce qu’ils auraient eu a excuser de plus 
horrible et par quel raffinement plus odieux que ce démagogue 
obligé de laver les mains el la bouche inondés de sang de la déma- 
gogie ? 

« La faiblesse enfante la cruauté, écrivait 4 la méme époque un 
jeune homme qui ne se doutail pas alors qu’il dut laisser son nom 
parmi ceux des proscripteurs; je ne sache pas qu’on ait vu jamais, 
sinon chez des esclaves, le peuple porter la téte des plus odieux 
personnages au bout des lances, boire leur sang, leur arracher le 
coeur, le manger.... Je l’ai vu dans Paris. J’ai entendu les cris de 
joie du peuple effréné qui se jouait avec les lambeaux de chair en 
criant : « Vive la liberté*! » 

Quant aux fétes commémoratives de ce grand jour, elles eurent 
pour héros, la premiére, laFayette, encore populaire en 1790, et 
qui jut lui-méme la formule du serment imposé au roi; Ja seconde, 
Pétion, digne. idole des fédérés qui préparaient le 10 aodt. En 90, 
comme en 92, la victime dé:isoirement offerte aux passions de 
la multitude fut le malheureux Louis XVI, obligé de venir jurer, 
au champ de Mars, une constitution qui ne lui laissait pour cou- 
ronne gue l’auréole du martyr. « Je suivis de loin, dit madame de 
Staél, sa téle poudrée au milieu de ces tétes 4 cheveux noirs; son 
habit, encore brodé comme jadis, ressortait 4 cété du costume des 
gens du peuple qui se pressaient autour de lui. Quand il monta les 
degrés de l’autel, on crut voir Ja victime sainte s’offrant volontaire- 


‘ Saint-Just, cité par Quinet (/a Révolution, t. I, p. 66). 





QUINZAINE POLITIQUE. 300 


menten sacrifice. Il redescendit ; el traversant de nouveau les rangs 
en désordre, il revint s'asseoir auprés de Ja reine et de ses enfants. 
Depuis ce jour, le peuple ne l’a plus revu que sur )’échafaud!. » 
Nous sommes-nous vraiment trop éloigné du discours prononcé 
par M. Gambetta le 14 juillet dernier, en rappelant sommairement 
de tels souvenirs? Non, car ce sont ces souvenirs qui ont inspiré 
cette réunion et l’éloquence en retard du tribun de 1872. Lorsqu’il se 
représente comme contraint, trois quarts de siécle aprés la grande 
fédération, « 4 disputer contre les souteneurs du passé, non-seulément 
Pétablissement de la justice et du droit, non-seulement l'émancipation 
réelle et virtuelle de lous et de chacun, mais jusqu’au nom méme de 
la république ; » lorsque, oubliant la plus récente conduite de son parti 
etlasienne propre, i] rejettesur «les trois monarchies successives » la 
responsabilité de nos malheurs; lorsque, ne songeant plus 4 la guerre 
sociale officiellement déchainée par ses amis de 1848, il ose aceuser la 
monarchie « de s’étre ingéniée a diviser, séoarer, jeter les unes sur les 
autres les armes 4 la main les classes que la Révolution avait réu- 
nies ; »lorsqu'il montre odieusement au flot qui vient d’emporter!'aris- 
tocralie et la royauté, le clergé seul encore debout; lorsqu’il se moque 
assez effrontément de son auditoire pour lui dire que, depuis le 
consulat jusqu’é aujourd’hui, les classes moyennes n’ont eu qu une 
seule préoccupation, barrer le chemin aux intelligences pooulaires 
et refuser de les éclairer ; lorsqu’il s’écrie qu’il n’y a pas deux ni 
trois monarchies, mais une seule: avoir un maitre, négligeant de 
nous dire combien il y a de républiques, et 4 combien et 4 quelle 
espécede maitres clles nous destinent; lorsque, aprés avoir diffamé la 
société francaise, depuis le roi jusqu’au paysan, il glorifie les répu- 
blicains de n’avoir pas cessé de conspirer et de renverser les gouver- 
nements depuis un demi-siécle; lorsque aprés avoir réclamé l’instruc- 
tion laique et obligatoire, il promet des mesures de coercilion, sur les- 
quellesil ne veut pas s’expliquer, mais qui auraient pour but, dit-il, 
«den finir soit avec les priviléges, soit avec 11s usurpations d'un 
jour, soit avec les tentatives de conspiration ; » en disant tout cela avec 
bien des corollaires que je passe et qu’on devine, qu’a fait M. Gam- 
betta? Il a fait son ceuvre de révolutionnaire ; il a flalté, excité, 
aveuglé, trompé le peuple ; il lui a dit qu'il était seul grand, seul 
pur, seul tout-puissant, el que, s’il n’est encore a |’abri ni de la mi- 
stre, ni de ‘ignorance, c’est a l’égoisme des classes privilégiées qu’en 
revient la faute. Et que lui a-t-il demandé en retour, qu’attend-il en 
récompense de tant de courtisanerie et du banal appel a la concilia- 
tion qui termine et que dément toul son discours? Il demande, il 


' Considérations sur la Revolution francaise, t. II, p. 52.. 








400 ! QUINZAINE POLITIQUE. 


allend ce que les démagogues ont toujours demandé ct oblenu par 
les mémes mensonges: le pouvoir. 

Le sulfrage universel se laissera-t-il choir jusqu’a ce niveau d’a- 
baissement el de soilise? Beaucoup de conservateurs n’en doutent 
plus el semblent chercher déja les moyens de passer sans trop de 
dommages celle période inévitable, mais courle, de violences démo- 
cratiques. Qu’ils nous permettent de leur indiquer d'abord le moyen 
assuré de n’y pas tomber. Il n’en existe qu’un : c’est de prendre 
enfin par eux-mémes la direction de l’opinion publique, c'est de 
montrer au peuple of sont ses vérilables amis et ses instituteurs dé- 
sintéressés. La presse est un ins{rument ulile sans dcule, irrempla- 
cable méme, mais usé et moins elficace pour le bien qne pour I'er- 
reur. La parole publique semble mieux répondre que la parole 
écrite aux conditions nouvelles de la vie enfiévrée d'une démocratie. 
Pourguai les banquets resteraient-ils la tribune des seuls orateurs 
révolutionnaires? Pourquoi M. Gambetta et ses amis jouiraient-ils 
du privilége d’aller y chercher la revanche du silence prudent qu'ils 
gardent 4 Ja Chambre? Sans attendre des anniversaires toujuurs con- 
testables, quelle meilleure et plus naturelle occasion pour nos amis 
de ta majorilé que le retour au pays, que le compte rendu annuel 
du mandat? Si chaque ville importante avait sa manifestation, si 
des voix éloqucntes et déji applaudies par le pays s‘élevaient de 
toutes parts, pendant les vacances, pour exposer la politique du 
parti conservalcur, nous ne doutons pasun inslant de l’cflet produit 
sur lopinion et, par contre-coup, sur le gouvernement. 

Mais nous serons hués! va-lt-on me dire ; mais les démocrates ne 
comprennent la liberté que pour eux! Mais, tandis que nous res- 
pectons leurs réunions en nous en tenant loin, il y aurait tentative 
d’émeule partout ot les conservateurs voudraicnt se concerter! 
Mais, en un mol, ce sont la des procédés révolutionnaires qui ne 
réussissent qu’aux gens de révolution! — Et quand tout cela serait 
vrai aulant que cela nous parait contestable, ot scrait la raison 
avouable de ne rien faire et de livrer la France aux énerguinénes? 
Mais nous vivons bien la plume 4 la main dans les journaux, nous 
qui n’avons ni mandat ni responsabilité! Est-ce pour notre plaisir, 
ou pour le bien qu’ils font? Non, c'est pour Je devoir, et pour le 
mal quils empéchent. D’silleurs, tout ce qu'on ne va pas man- 
quer de dire contre les banquets ou contre toute autre facon de 
se produire cn public, on l'a dit jadis, non-seulement contre la 
presse, mais contre le vote, mais contre la présence des hommes 
d’ordre dans les Chambres. A qui l’abstention systématique a-l-clle 
réussi? Il faut cependant que l’épreuve de nos propres fautes nous 
serve au moins a ne pas les recommencer. La politique gantée n cst 





QUINZAINE POLITIQUE. 401 


plus de ce temps. It faut aborder le suffrage universel comme le pre- 
miernavigaleur, au dired Iorace, aflronta les flots courroucés. Quoi! 
des bateleurs ce la parvle portant sur eux leur part d’effroyable res- 
ponsabilité de nos désastres, portant sur leur parti tout un passé 
chargé de crimes, peuvent venir se clorifier devant le peuple, et vous, 
les honnétes gens, vous n’osez pas! Suyez donc sans peur, puisque 
vous éles sans reproche. Parlez, et vous serez sans peine les plus élo- 
quents ! Complez-vous, et vous serez bientét les plus nombreux ! Votez 
tous, et vous débordercz sur la gauche que vous réduirez a rien, sur 
le gouvernement que vous replacereza votre téle, sa vraic place, sur 
le pays que vous aurez sauvé, ou pluldl qui se sera sauvé lui-mémce ! 


i] 


L'impét sur les maliéres premiéres est volé. Les ennuyés — et ils 
élaient nombreux, aprés une discussion a peu prés non inlerrompue 
de six mois — ne se génent pas pour s’en réjouir ouvertement, par 
la trés-vulgaire raison quils auront la chance de n’en plus entendre 
parler. Si cet impdt réalise en partie seulement les funestes pronos- 
lics de ses détracteurs, l'industrie francaise est perdue, ou tout au 
moins irremediablement abaissée au-dessous de l'industrie des na- 
tions voisines; mais si, au contraire, il nous donne la moitié de ce 
que sen promet M. Thiers, son unique et intrailable promotcur, il 
va d'ici a peu d’années remplir notre budget des receltes, sans que 
ni industriels ni consommateurs en sient soulfert aucun dommage. 
Qui des deux croire? Un peu tous les deux, et ni l'un ni l'autre com- 
plétement. | 

Il est certain que l'industrie, comme le capifal, éfant devenus ab- 
solument cosmopoliles, toule mesure qui aurait pour conséquence 
de géner la Jiberté des échanges et d’sugmenter le prix de revient 
des choses fabriquées cst une mesure 4 contre-sens ct 4 contre- 
sitcle. Il est lout aussi cerlain que le travail francais est du petit 
nombre de ceux qui ne se laissent pas rayer d’un trait de plume, el 
que, par lexcellence et la spécialité de plus d’un de ses produits, 11 
a le droil, non de suivre la loi commune, mais jusqu’é’ un cer- 
lain point d’imposcr sa propre loi. Or notre loi francaise du mo- 
ment, noire devoir, sorli de nos malheurs, qui l’ignore? c’est le sa- 
erifice. Il est politique, il est moral que chacun, propriélaire, capi- 
taliste, commergant, ouvrier, riche el pauvre, en porte publiquement 
sa part, ct que l’Europe elle-méme en subisse l’inévilable contre- 


402 QUINZAINE POLITIQUE. 


coup. Quand une nation est frappée comme la nétre, pour ses fautes 
et par sa faute, il serait injusle, il serait dangereux pour la paix so- 
ciale, de montrer, a coté de la propriété fonciére surchargée, la pro- 
priélé industrielle exempte de surtaxe, et ne contribuant pas pour 
une quolité proportionnelle 4 lacquittement de la dette nationale. 

Ce sont les Prussiens d’abord quw’il faut désintéresser, afin qu’ils 
évacuent au plus vite la port:on de notre territotre qu'ils occupent en- 
core. Abandonneraient-ils sur l'heure nos six départements et Belfort, 
comme ils l’accordérent jadis 4 Ja Restauration et comme ils vien- 
nent de nous le refuser, la libération du sol national ne serait, hé 
las! pas compléte. Qui le sait mieux que nos braves ct malheureux 
compatriotes d’Alsace et de Lorraine? Mais enfin il faut que tout ce 
qui peul se faire a prix d'argent se fasse, et promptemest. On veut 
trois milliards, c’est insensé plus encore qu’odieux; mais nous les 
trouverons et nous les donnerons. Se figure-t-on un pays privé en 
quelques mois de ce capital qui représente la richesse monnayée de 
toute une nation opulente, et un aulre pays qui s’en voit tout d’un 
coup accablé? Ah! quelle belle occasion pour les économistes de nous 
prouver qu’ils ne sont pas seulement des savants aprés coup, et de 
nous faire toucher du doigt Veffroyable perturbation qui peut résul- 
ter de cette double opération pour le pays trop appauvri et pour le 
pays trop enrichi! Qui sait si nos wagons chargés d'or ne seront pas 
pour la Prusse avare et peu fortunée ce qu’ont été les galions d’Amé- 
rique pour |’ Espagne? 

En tout cas, notre souci n’est certainement pas de ce cété. L’em- 
prunt seul absorbe en ce moment l’atlention du monde. Cette cam- 
pagne financiére parait devoir nous réussir mieux que nos campa- 
gnes mililaires. D'abord, les alliés ne nous manqueront pas. De 
toutes les places de l'Europe, les offres de souscriptions affluent, au 
point qu’il faudra certainement renvoyer comme inutiles plus de la 
moitié de ces écus de secours. C’est a donner a M. de Bismark le 
regret de ne pas nous avoir demandé 10 milliards! Ne nous laissons 
pas aller cependant 4 I’illusion, si naturelle aux malheureux, de 
croire que de partout on nous plaint el on cherche a nous relever. 
L’étranger sera surtout séduit par l’appdét d’une bonne affaire. Il 
trouve chez nous 4 84 fr. 50 les mémes 5 francs de rente qui lui 
cotilent chez lui de 145 4 120 francs. Mais ce que nous pouvons dire 
aussi, c'est qu'il montre, en accourant pour souscrire, sa confiance 
dans notre honnéteté, dans notre crédit, dans la fortune de la 
France, immortelle et nécessaire 4 l'Europe malgré de passagéres 
éclipses. ]] vient de voir avec quelle merveilleuse aisance nous 
avons pu, au lendemain de la paix, fournir presque seuls les deux 
premiers milliards exigés par le vainqucur. De cela seulement, de 














QUINZAINE POLITIQUE. 403 


cette opinion qu’on s'est faite de nous au dehors, nous avons droit 
de nous sentir fiers et surtout obligés. 

Quant au cri de triomphe de parti qui s'éléve de toutes les feuilles 
radicales, a la veille d’une opération dont elles escomptent d’avance 
la réusssile 4 honneur et au profit de leur seule république, ce 
serail 4 faire reculer la confiance, si ce n’était a faire sourire. « On 
ne préte qu’a l'avenir, » s’écrie le journal de M. Gambetta : les puis- 
sances croient donc a la république, puisqu’elles n’hésilent pas a 
lui avancer une somme aussi colossale. Ne soyons pas impiloyables 
envers les amis de l’ancien dictateur en leur disant que, si l’on se 
dispose, en effet, & préter 4 la république, c’est 4 la république de 
M. Thiers, et que le seul moyen de substituer au succés assuré un 
henteux avortement serait de proclamer leur république 4 eux et de 
la leur remettre 4 gouverner. 

Ce n’est pas 4 l'avenir qu'on préte, c’est surtout au passé. Il faut 
ignorer jusqu’é la signification du mot crédit pour prétendre le con- 
traire.Savez-vous quel est le débiteur dont les capitalistes du monde 
enlier vont se disputer de devenir les créanciers? C’est la France, 
c’est le pays qui, depuis la banqueroute du tiers consolidé sous le 
Directoire, a religieusement tenu ses engagements: c’est le pays qui, 
depuis la naissance du gouvernement constituiionnel en 1844, a 
fondé sur l’honnételé et la libre discussion le plus merveilleux sys- 
téme de crédit qui ait jamais conquis l’admiration des hommes d’af- 
faires et les sympathies du grand public. « Le premier emprunt de 
la Restauration, dit le Journal des Débats, qui parle trop souvent 
comme la République francaise, fut conclu, en 1847, 457 francs. Ce 
n'est pas inutile 4 rappeler en ce moment. » Non, sans doute, ce 
n'est pas inutile 4 rappeler, mais 4 condition d’étre juste, et de rap- 
peler en méme temps qu’en 1818, la Restauration trouvait déja pre- 
neurs pour ses emprunts a 67 fr. ; en 1821, a 87,07; en 1823, a 
4 89,55; et qu’enlin, en 1824, le cours du 5 p. 100 dépassait le 
pair. Voila comment s’est fondé le crédit dont nous jouissons en- 
core, 4 une époque ou le baron Louis répélait souvent ce mot si vo- 
lontiers cilé par M. Thiers: « Faites-moi de la bonne politique, je 
vous ferai de bonnes finances ! » 

Concluons donc, sans hésiler, que si la république actuelle trouve 
si heureusement & couvrir ses emprunts de guerre, c’est d’abord 
parce qu’elle n’est pas la république des républicains; c’est ensuite 
parce qu'elle profile des bons précédents et de l’excellente renommée 
de cette monarchie « banqueroutiére » dont M. Gambetta parlait 
avec un si fier dédain devant les paysans de la Ferté-sous-Jouarre, et 
qui, suivant un de ses amis de la presse radicale, doit étre noyée 


$04 QUINZAINE POLITIQUE. 


dimanche, comme une chienne enragée, avec nos trois milliards 
pendus au cou. 

Silence 4 esprit de parti! Ecoutons les écrivains conservateurs 
qui nous conseillent fous ce que }’un d’eux a si bien appelé lar- 
mislice de l'emprunt. Imilons PAssemblée qui vient, par un vote 
unanime, de renvoyer au lendemain de ce grand effort national et 
probablement au huis clos des commissions, les explications deve- 
nues indispensables entre le chef du gouvernement et la ma onilé. 
Que le patriotisme seul ait la parole pendant ce dernicr acte d'une 
guerre si fulle, si calamiteuse, mais au fond si patriotique. Ce sont 
surtout les pelits capilaux, c'est surtout la modeste épargne de la 
propriété, favorisée cette année par une récolle providentielle, que 
nous appelons avec instances 4 ce rendez-vous de salut national. 
Nous souhailerions, quant 4 nous, que Ics peliles souscriptions pus- 
sent élre assez nombreuses pour couviir tout ’emprunt. Celles-la, 
en effet, se classent dans les portefeuilles et ne vont pas crossir les 
valeurs de jeu qui encomorent le lapis vert de la Bourse, ct qui 
n’auraient que trop vite écrasé les cours de notre rente. Cing 
francs de rente perpétuelle pour représenter un capital que, 
toute déduction opérée, les gens du métier estiment entre 81 francs 
et 80 fr. 60, cela n’a rien, d’ailleurs, que de trés-engagcant comme 
placement définitif. Ce n’est pas de la rue Quincampoix que peu- 
vent partir les revanches du travail et de Phonneur. Les titres de 
Pemprunt de guerre de 187% doivent étre recherchés par les Fran- 
cais de toutes les conditions et de toutes les opinions comme de 
vrais tilres de famille que chacun garde et transmet, non sans 
fierté, 4 ses héritiers. 


LEoroLp DE GAILLARD. 














BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE 





PEeNsIONS CIVILES, CAISSES DE RETRAITE ET D’AS~ 
SURANCES sun La vie, par M. Avotpue Tar- 
pir, docteur en droit. — In-8*, Paris, 
Henri Plon, éditeur. 


M. Tardif examine dans cet écrit une 
question économique et financiére, qui 
intéresse an méme degré ]'Etat et la nom- 
breuse armée des employés civils. On sait 
que, pour assurer a cette classe de fonc- 
tionnaires des moyens d’existence au mo- 
ment de leur retraite, le gouvernement 
fait, chaque mois, des retenues sur leurs 
appointements. Or ccs retenues ont l'in- 
convénient d’étre onéreuses 4 la fois pour 
le Trésor et pour ccux aux dépens desquels 
elles s'opérent. A ce systéme, dont les ré- 
sultats sont si opposés au but qu’on avait 
cru atteindre en J établissant, l’auteur 
propose d’cn substituer un autre, gui 
aurait un effet tout différent, celui d’al- 
léger les charges publiques sans compro- 
mettre l’avenir des employés; c’est celui 
des grandes compagnies industrielles et 
financiéres de l’Angieterre. Il] s'est atla- 
ché a4 démontrer qu’en empruntant 4 ces 
élablissements leurs procédés ingénieux 
et éprouvés par une longue expérience. on 
pourrait arriver 4 dégoger le budget d'une 
dette qui, sur ce chapitre, s’éléve déja a 
la somme de quinze millions, et 4 amé- 
liorer considérablement la condition des 
retraités. Ce mémoire, fort bien fait et fort 
curieux, vient on ne saurait plus 4 propos 
si, comme on l’assure, l’Asséinblée natio- 
nale doit s’occuper de ce sujet. Il mérite, 
en tout cas, d’étre sérieuseinent étudié, 


La Provipexce ET LES CHATINENTS DE LA 
France, Etudes de philosophie religieuse 
sur le temps présent, par le R. P. Tov- 
Leuont, de la Compagnie de Jésus. — 
4 vol. in-12, Albanel éditeur. 


Rien n’était plus fait pour rappeler 
lidée de la Providence que les éyénements 


terribles qui viennent de se passer chez 
nous. Bien aveugles seraient ceux qui n’y 
verraient pas la main qui chatie pour ra- 
mener, ct ubuisse pour élever. C'est & la 
montrer, cette main d'en haut, aux esprits 
obscurc:s par les fausses docirines, ou 
accabl’s par le poids des revers, que le 
P. Toulemont a consacré le beau livre 
que nous annongons, II y a la une élo- 
queute exposition et une saisissante preuve 
du dogme de litervention divine dans le 
gouvernement de ce monde. Ce n’est pas 
une uissertalion aride, 4 la facon de |’é- 
cole, mais un traité jeté dans le large 
moule des saints Péres, o& le charme de 
la diction se jo‘nt 4 la rigueur du raigon- 
nement. Aprés avoir élabli, contre les déis- 
tes et les positivistes de tous les degrés, 
lexistence de la Providence dans la nature 
natériclle ainsi que dans la nature morale, 
l'auteur démontre, contre M. Jules Simon, 
par le fait général de la priére et le d¢velop- 
pement de l'histoire, qu'il y a une Provi- 
dence spéciale, modératrice supréme de 
tous les évenements, et qui fait servir a 
l’accomplissement de ses desscins les libres 
déterminations de I homme. Appliquant 
ensuite ces idées générales aux événe- 
ments qui viennent de se passer et dont 
l’émotion dure encore, le P. Toulemont y 
fait saisir et suivre la trace du doigt de 
Dieu. Qu’il faille y voir un chatiment, cela 
ne fait pas doute, et Ics causes de ce cha- 
timent ne sont pas difliciles & trouver. 
Mais pourquoi Dicu nous I’a-t-il en- 
voyé? Pour nous purifier, nous guérir, et 
nous rendre dignes de la tache qu’il nous 
destine. Car }'auteur persiste & croire & 
notre mission, et fait bon marché de ce 
licu commun qu’on appelle « la décadence 
des races latines. » C’est donc une lecture 
salubre et fortiliante, que celle de ce livre, 
Nous ne saurions trop le recommander 
aux hommes comme il en est tant parmi 





406 BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 


les honnétes gens, qui se sentent pris de 
défaillance, et craignent que notre rdéle 
Ne soit fini. 


Diev er L’ovuyniern, par M. pe PLasmas. — 
4 vol. in-12, Douniol éditeur. 


Cet excellent petit livre est la réim- 
pression, sous un autre titre, d’un traité 
populaire de l’existence de Dieu, quia été 
trés-lu dans le monde auquel i! était des- 
tiné, et qu’on ne trouve plus aujourd hui. 
C’est le Traité de Fénelon, mis 4 la portée 
des lecteurs qui n’ont pas d’aptitude pour 
la métaphysique, — non qu'il en soit 
une réduction dans la forme, mais parce 
quil en offre la substance, et en a gé- 
néralement la solidité et la grace. L’au- 
teur s’appuie principalement, comme il 
convenait, sur les arguments de |l’ordre 
physique, aussi probants et plus sensibles 
que les arguments abstraits, Il donne, 
avec raison, une place relativement grande 
a la réfutation des objections contre |’exis- 
tence de Dieu ou de ses rapports avec 
nous. I] va au-devant des plaintes que 
forment trop souvent les esprits peu exer- 
cés a la réflexion contre les inconvénients 
ou les contradictions apparentes des ceu- 
vres de la création, et en fait ressortir 
VYharmonie cachée et la sagesse incom- 
prise. Un petit appendice sur !'immorta- 
lité de l’&me, ou M. de Plasman est natu- 
rellement amené a parler du magnétisme, 
de la métempsycose et de certaines ré- 
veries qui ont cours dans les masses, ter- 
mine ce volume, un des plus utiles a 
répandre aujourd’hui, et des plus propres 
a combattre dans les esprits droits et hon- 
nétes l’effet des publications économiques 
que l'irréligion multiplie sous tant de 
formes. 


ya six ans, V’Académie des inscrip- 
tions déeernait un de ses grands prix au 


manuscrit d’un Essai sur la propagation 
de Talphabet phénicten dans Vlancien 
monde, par M Frangois Lenormant. ceu- 
vre capitale, dans laquelle, pour la pre- 
miére fois, était embrassée d'une wue 
d’ensemble la science de la paléographie 
comparative. C’est le livre dont le jeune 
orientaliste vient de commencer la publi- 
cation vivement attendue, Et il le présente, 
au public, soigneusement revu, auginenté 
de recherches nouvelles, en un mot, trés- 
ameélioré. 

L’ouvrage complet formera cing volumes 
grand in-8*, avec plus de 125 planches, et 
contiendra la collection la plus compléte 
d’alphabets de tous les temps et de tous 
les pays qui ait jusqu’a présent été ras- 
semblée. Ce sera Vhistoire générale de 
l'écriture alphabétique ramenée a l’origine 
commune de l’invention des Phéniciens. 

La partie de cet ouvrage, qui vient de 
paraitre chez Maisonneuve, éditeur, quai 
Voltaire, est seulement la premiére moitié 
du premier volume, dont on annonce la 
seconde partie pour la fin de l’année. Nous 
tenons 4 y signaler une introduction d’un 
trés-grand intérét sur les origines de I'é- 
criture, ou /’auleur passe successivement 
en revue et étudie, dans leur mécanisme 
et leur génie, tous les systémes graphi- 
ques-des peuples primitifs, pictographie 
des sauvages, hiéroglyphes égypliens, cu- 
néiformes de Babylone et de Ninive, carac- 
téres chinois, hiéroglyphes du Mexique et 
du Yucatan. Il y montre par quels progrés 
successifs ’écriture, d’abord figurative, 
s'est élevée graduellement jusqu’a la con- 
ceplion de l’alphabet et a sa réalisation. 

On salue avec plaisir lapparition de tra- 
vaux de cette valeur dans notre pays. Ils 
maintiennent la science trancaise au moms 
au niveau de la science allemande, et 
montrent que, malgré tous nos désastres, 
la tradition de la grande culture intellec- 
tuelle reste debout en France. 


Pour les articles non signés: A. LEROUX. 


Lun des Gérants : CHARLES DOUNIUL.. 


eI TET IE 


PFatis. — IMP. stMWON HaCON ET cOv:., bon i! 


EE’ 2TH Te 


METZ ET LA LORRAINE 


DEPUIS LA PAIX 


I 
LES PREMIERS TEMPS, 


En essayant d’indiquer a grands traits la situation que la conquéte 
a faite 4 notre malheureuse province, je respecte assez les lecteurs 
du Correspondant pour étre certain qu ils sont soucieux avant tout de 
la vérilé. Je croirais entacher la dignité de notre malheur et affaiblir 
méme te sentiment de sympathie qui lui est dd, sije n’écartais de ce 
modeste travail tout ce qui pourrait ressembler 4 la fantaisie ou a 
Vexagération; en restant dans la réalité des choses j’aurai laissé 
encore une assez large place a la compatissance. Donc pas de parli 
pris et de réclamation dans les lignes que je tracerai comme un cha- 
pitred’histoire contemporaine : nous avons tous asscz souffert depuis 
l’entrée des Prussiens dans nos murs pour que la modération et la 
réserve dans l’expression de nos plaintes ne risquent pas de passer 
pour de la résignation. 

Pour faire bien apprécier l’étendue de notre infortune, il faut 
protester d’abord contre un préjugé d’aprés lequel la cité messine 
serait dans une certaine mesure tudesque par l’origine, les traditions 
et la langue. C’est le contraire qui est rigoureusement vrai. Metz tient 
par les entrailles 4 la civilisation frangaise, au génie francais. L’Al- 
lemagne la revendique, je le sais, comme un pays d’Empire restitué 
4 la mére patrie aprés lui avoir été enlevée par la conquéte. Sans 
approfondir nos origines, ce qui me ménerait beaucoup trop loin, je 
rappellerai seulement que si, aprés Charlemagne, Ia ville de Metz a 
appartenu tour a tour a labranche frangaise ct 4 la branche germa- 
nique des successeurs du grand empereur ; que si, finalement, et a 

m. SOm. . Lit (LXXxvut® DE La coLtect.). 3° tiv. 10 Aour 1872. 27 


40. METZ ET LA LORRAINE, 


la suite de longues competitions, elle a été rattachée pendant cing 
siécles environ au saint-empire, c’est 4 litre de ville libre qu’elle a 
accepté ou subi sa suzeraineté. Ce lien était si peu consistant et les 
franchises de la cité étaient telles, que le suzerain, Iui-méme, ne pou- 
vait franchir ses portes qu’en accédant aux humiliantes précautions 
qu’une défiance ombrageuse, mais maitresse de ses actes, dictait aux 
magistrats de la république. Tout était réglé a Vavance, jusqu’au 
nombre fort restreint des chevaliers et des suivants qui devaient 
accompagner |’Empereur. 

Mais ce qu’il faut surtout noter, c’est que V’idiome allemand n’a 
jamais été la langue du pays messin; on peut consulter nos anna- 
les, on n’y trouvera pas un acte del’autorité publique rédigé autre- 
ment qu’en frangais, qui a loujours été le langage usuel; notre patois 
messin n'est pas autre chosequ’une ramification de lalangue romane. 
Dés le commencement du treiziéme siécle, Gauthier de Metz écrivait 
son Image du monde ; Osmont, poéte messin, était le contemporain de 
Gauthier; le poéme de Garin le Loherain a été composé en partie a 
Metz. Tous ces documents de vieille littérature onl été écrits dans le 
francais du temps. En 1870, non-seulement la langue allemande 
n’était pas usitée ici, mais elle n’était connue que d'un petit nombre 
de polyglottes, comme il s’en trouve dans toutes les grandes villes. Il 
y a quelque chose de plus : Metz faisait méme exception aux villes 
frontiéres qui, ordinairement, parlent avec aisance l’idiome de la 
contrée voisine. A Boulogne-sur-Mer, on parle couramment anglais; 
4 Bayonne, on parle espagnol ; 4 Nice, on parle italien. Ici, rien de 
pareil, il n’y avait dans notre ville qu'un nom de rue qui rappelat 
]’Allemagne, c’est la rue dite des Allemands ! 

Et c’est Metz, cette ville si fonciérement, si absolument francaise, 
que la politique allemande transforme en un foyer de traditions ger- 
manigques pour faire croire que sa conquéte se justifie pas la force du 
droit comme par le droit de la force!... 

Le 29 octobre 1870 sera la date funébre de nos annales ; encore a 
Vheure actuelle, le coeur le plus ferme ne peut |’évoquer sans une 
sorte d’horreur. Tout a contribué & rendre impérissable le souvenir 
de ce jour néfaste o tout s’écroulait autour de nous. Le tableau de 
nos rues et de nos places était indescriptible, une horde de trafi- 
quants étrangers les avait entiérement envaliies et en avait fait un 
marché grouillant et empesté. Des groupes faméliques de soldats 
francais étaient au premier rang des acheteurs et le coeur se segrait & 
les voir cote 4 céte avec leurs vainqueurs, pantalons rouges et casa- 
ques grises, pataugeant péle-méle dans un gachis boueux que la cité 
n’avait jamais connu, car les sévices de ’'atmosphére semblaient faire 
cortége a notre désastre. Une pluie torrentielle, implacable, tombait 





DEPUIS LA PAIX. Sit 


sans relache depuis plus d’une semaine et s’épanchaitce jour-la avec 
un reduublement d’intensité; comme si le ciel s’apitoyait sur notre 
sort et versaitsur lui toutes ses larmes. 

L'impression la plus nette qui me soit restée de cette journée, 
c’est le désespoir amer d’étre devenus la proie de |’ennemi sans que 
nous ayons méme eu la consolation de défendre nos foyers. Je puis 
certifier que la tonique générale se confondait dans un senti- 
ment d’humiliation dont V’énergie ne saurait se décrire. On avait 
une sorte de regret du bruit des détonations qui nous torturait 
tant pendant le blocus, car c’était l’écho de la lutte, et Ja lutte, 
c’était encore l'espoir. Le silence relatif élait un supplice; on 
avait la nostalgie du canon, et a ces douleurs intimes se joignait 
un senliment d’envie: nous jalousions la résistance de nos fréres 
de Strasbourg tombés dans le sang et les ruines; 4 part un pelit nom- 
bre d’imes accessibles 4 la peur et redoutant l’épreuve, nous nous 
en voulions d’étre encore tous vivants et beaucoup se surprenaient & 
jeter un regard de haine et de mépris sur nos monuments et nos 
maisons, que pas un trou de balle, pas une atteinte d’obus n’avait 
entamés et comme rachetés. On leur reprochait d’étre encore debout 
et intacts; en un mot, la honte d’une défaite sans combat, d’une. 
chutesans victime expiatoire, c’est le sentiment qui dominaitet brisait 
les cceurs. 

L’entréedes Prussiens 4 Metz ne fut marquée par aucun excés; une 
proclamation menacante du général Kameke, qui, quelques semaines 
plus tard, bombardait sans pitié Thionville, put seule donner quelques 
appréhensions aux habitants ; elle leur enseignait, dans un francais 
tudesque a peine intelligible, de livrer leurs armes dans la journée 
sous peine de mort. Mais beaucoup de nos concitoyens n’en tinrent 
compte et ne s’en trouvérent pas plus mal, aucune perquisition 
n’eut lieu. Mais ’épreuve cruelle fut de loger et d’héberger la nuée 
de vainqueurs qui nous arrivaient. Quelques-uns s’installérent inso- 
lemment dans les appartements réservés des maitres, reléguant ceux- 
ci dans les combles ou les antichambres; mais les violences furent 
exceptionnelles : toutes les écuries, dispomibles ou non, furent réqui- 
sitionnées; s'il s’y trouvait des chevaux, les Allemands les chassaient 
dans la rue et tout était dit. Cette phase d’occupation effective de nos 
demeures dura quelques mois et ne donna lieu, d’ailleurs, 4 aucun 
conflit sérieux ; da municipalité prit bientét 4 sa charge la nourriture 
des ofticiers, puis les casernes furent remises en élat et occupées par 
les Allemands. Bref, depuis le 1" octobre 1871, les citoyens sont 
redevenus maitres chez eux. | 

Si les propriétaires n’ont eu 4 souffrir que de la présence, a leur — 
foyer, d’lidtes importuns et souvent exigeants, dont Je moindre incon- 


412 METZ ET LA LORRAINE, 


vénient élait de nous rappeler a toute heure du jour, par une image 
vivante, la réalité de notre chute, certains épisodes extérieurs ont 
assez témoigné, dans les premiers temps de l’occupation, des senti- 
ments de haine qu’inspiraient aux Messins la vue et l’outrecuidance 
des étrangers. Il est certain que beaucoup de soldats allemands ont 
disparu de leurs corps et que, si quelques-uns ont été retrouvés por- 
{ant les traces de blessures mortelles, il en est d’autres dont les flots de 
la Moselle ont seuls connu le triste sort. L’avant-dernier hiver, en plein 
jour, un cabaretier de la ruc de Ja Chévre, nommé d’Huy, dans un 
accés de rage, a tiré, sans l’atteindre, sur une patrouille prussienne. 
Sa maison aussitét envahie par les soldals fut’ peu prés mise a sac; 
lui-méme saisi, lardé de coups de baionnettes et trainé sanglant et 
hurlant par les rues jusqu'a la prison, ot il expira le lendemain. Je 
ne cite pas ces atlentats pour les glorifier, car le guet-apens organisé, 
le meurtre isolé d’un ennemi, sont des crimes en dehors d’une lutte 
réguliére; mais je les rapporte en hisloriographe. 

J’'ajoute que les Allemands se sont aussi rendus coupables d'as- 
sez nombreux faits d’agression. Tous les journaux ont parlé de 
Pépisode sanglant qui a eu le bassin intérieur de la Moselle et la 
rue de la Haie pour théatre. Sous le prétexte le plus futile, trois 
Prussiens ont, au printemps de 1871, cherché querelle au sieur 
Berque, loueur de bateaux, frappé mortellement lun de ses pa- 
rents, et, appelant 4 eux Icurs camarades qui se trouvaient dans 
les environs, ont envahi une maison voisine ot s‘était réfugiée 
une de leurs victimes. La, ils ont commis les plus regrettab!es 
excés, allant jusqu’a insulter et maltraiter une femme. Plusieurs 
fois, dans Ja rue, des passants souvent inoffensifs, quelquefois, il 
faut le dire, ayant une attitude provocinte, ont été frappés. Un ou 
deux ont succombé. On comprend que cet échange de violences 
n’était pas fait pour amener, entre les vainqueurs et les vaincus, 
non un rapprochement a jamais impossible, mais une sorte d’apai- 
sement et de tréve. Aussi, pendant la premiére année de l’occu- 
pation, ce que je pourrais appeler l’exécration militante entre le 
soldat et I’habitant s’est maintenue 4 un redoutable diapason. Je 
n’en donnerai qu’un exemple, mais il fait frissonner. 

Un soldat allemand conduisait, dans la basse Moselle, au poly- 
gone Chambiére, quatre chevaux 4 V’abreuvoir. Il ne connaissait 
pas la riviére, dont le courant et la profondeur sont pertides en cet 
endroit. Il fut entrainé, perdit pied et disparut en criant a l'aide. 
C’était en plein joar. Il y avait cinquante personnes, peut-étre, et 
parmi elles, des mariniers, sur les deux rives: Pas une ne son- 
gea 4 secourir le malheureux qui se noyait. Mais beaucoup s’em- 
ployérent a sauver les chevaux. Et un mot crié d’un bord du fleuve 





DEPUIS LA PAIX. 413 


4 l'autre résuma les impressions de tous : C’en est un de moins! 

Jarrivais sur les lieux; j’entendis le mot atroce. Le noyé était 
déja loin, roulé sur les herbes et les galets de la Moselle. 

Tels sont les abominables sentiments que dégagent le fait de la 
conquéte et l’abus de la force! 

Celte période aigué est passée. Si des conflils remplissent encore 
de temps en temps nos rues de clameurs et parfois les ensanglan- 
tent, c’est que les Prussiens et les Bavarois, ces fréres ennemis, se 
sont pris de querelle aprés boire; mais dans la population, l’émi- 
gralion vers la France a éloigné les téles les plus chaudes, et un 
calme extérieur a succédé aux premiers élans du désespoir. La ré- 
pulsion pour l’élranger est toujours aussi vive parmi les rares de- 
meurants de la cilé, mais elle a des aspects moins lerribles, sans 
étre, au fond, moins Irréconciliable. 


[I 
L ATTITUDE DE LA POPULATION. 


Elle offre naturellement des différences assez notables entre les 
villes el les carapagnes. Portant partout l’empreinte de la répulsion 
quinspire l’étranger, on peut établir, en thése générale, que le 
sentiment intime des habitants et ses témoignages extérieurs se 
produisent en raison directe du chiffre de la population. Les grands 
centres, ou la pensée se communique et s'exalle en se propageant, 
sont un foyer permanent ou se retrempe le patriotisme, d’ou se 
dégage une notion plus élevée, des droits, des devoirs et des res- 
ponsabilités. Je crois pouvoir dire que nos cités, grandes et petiles, 
en présence de leurs dominateurs, ont une altitude qu’il serait dif- 
ficile d’imaginer plus honorable et plus conforme a la vraie di- 
gnité. La protestation éclate, dans tous les rapports entre gouver- 
nants et gouvernés, el, on peut le dire, dans tous. les actes de la 
Vie extérieure, d’autant plus ferme, énergique et indéniable qu'elle 
nest ni bruydnte, ni affectée. C’est une résistance d’inertie contre 
laquelle rien ne peut mordre et que rien ne peut cntamer; c’est 
une belle et bonne haine bien profonde et bien sure d’elle-méme, 
qui s’épanche au dehors par des signes évidenls et pourtant presque 
toujours intangibles. Les Allemands ont la conscience de cette dis- 
Position générale des esprits et ceux qui ont du coeur ne peuvent 
s‘empécher de admirer et de le dire. Mais elle les trouble, elle 
les glace, elle leur inspire un sentiment de malaise qui leur fait 





414 METZ ET LA LORRAINE, 


bient6t prendre en dégout le séjour des pays annexés. C'est un fait 
bien connu ici que les militaires, les officiers surtout, aprés quel- 
ques semaines de garnison, n’ont qu’un voeu et n’expriment qu'un 
désir, c'est de quitter un milieu si moralement inhospitalier et 
d’en retrouver un autre plus sympathique. La retraite de nos trois 
premiers préfets n’a pas eu d’autre cause, et l’on parle déja du 
départ du quatriére. Le sentiment du vide qui se fait autour d’eux 
et qui ne tarde pas 4 les pénétrer devient un supplice auquel ils 
veulent a tout prix se soustraire. Et je comprends 4 merveille l’a- 
preté et l’amertume de cette lutte contre un ennemi insaisissable, 
ayant l’apparence de la soumission et la réalité de la révolte, dont 
le sourire distille le dédain, dont le silence surtout est hostile. 

Dés qu’un établissement public de haute volée ou de bas étage, 
restaurant, café, cabaret, est adopté ou seulement fréquenté avec 
quelque suite par les officiers ct les soldats ou par les représen- 
tants de la colonie allemande, il est aussitdt déserlé par élément 
francais. Ce dont on se garde le plus, c’est de tout contact avec les 
étrangers, et cela tout naturellement, comme d’instinct, comme 
un détail de la vie courante. Dans les rapports forcés avec eux, il 
semble qu’on calcule le nombre de paroles strictement nécessaires. 
— Quand les Francais causent avec nous, disait derni¢rement un 
bureaucrate, ils ont toujours un ceil sur la porte et le pied levé 
pour la franchir! Ce n’est peut-étre pas le texte précis, mais c’est 
le sens exact de Ja remarque de ce fonctionnaire, 4 qui on ne peut 
refuser le don de l’observation. 

Les Messins se sont absolument interdit de prendre part a toute 
fate mondaine, 4 toute réjouissance extérieure. Rien de plus carac- 
téristique que la célébration, 4 Metz, de V’anniversaire de la nais- 
sance de ’empereur Guillaume. Ce jour-la, pas un Frangais n’a 
quitté sa demeure. On craignait, en se montrant dans les rues, de 
paraitre s’associer 4 la joie officielle, ou seulement d’y prendre une 
part quelconque, fit-ce celle de la curiosité. Cette préoccupation 
était telle, qu’un grand nombre d’ouvriers des deux sexes avaient 
apporté leur diner a l’atelier pour ne pas figurer sur la place publi- 
que a l'heure de midi. Ce détail topique est de la plus rigoureuse 
authenticité. 

Les habitants de Metz ont, de tout temps, heaucoup aimé le 
théatre. Ils lui consacraient, jadis, une subvention de prés de cin- 
quante mille francs, somme trés-importante pour la modestie du 
budget municipal, qui n’atteignait pas un million. C’est une des 
rares villes de troisiéme ordre dont le programme artistique com- 
prenait le grand opéra, outre les genres secondaircs. Eh bien, 
Phiver dernier, l’autorité a fait donner, a grands frais, sur notre 











DEPUIS LA PAIX, 45 


scéne, une série de représentations par une troupe italienne d’un 
ordre distingué, et pas un Messin, pas un, n’y a assisté. Le mélo- 
mane qui se serait risqué, par pur amour de Jarl, 4 franchir le 
seuil du théatre, c’est-a-dire & rompre le deuil national, eut été 
mis au ban de la société messine. Je rapporte ces petits faits parce 
que si chacun d’eux, pris en particulier, n’a que peu d’importance, 
réunis en faisceau ils constituent une situation d’ensemble. 

Si la physionomie de la ville chef-lieu est si franchement pa- 
triotique, tout en l’étant discrétement, les cités de second ordre 
n’ont absolument rien a lui envier sous ce rapport. Je puis méme 
ajouter que sil y a une nuance, dans cette commu..auté de senti- 
ments, elle est a l’avantage des moyens centres de population. Et 
cette différence tient 4 cette cause profonde et généralement obser- 
vée, que dans tout pays, l’instinct et l'amour de la patrie sont 
moins développés et moins vifs au centre qu’aux extrémités. En 
dehors de Metz, les villes annexées de l’ancienne Moselle appar- 
tiennent toutes 4 la Lorraine dile allemande. Sarreguemines, For- 
bach, Saint-Avold, Boulay, parlent presque exclusivement alle- 
mand. Il y a moins de trente ans, cet idiome était usuel 4 Thionville 
méme, et a ses ponies: a Pheure actuelle, il Vest encore dans nos 
villages. 

Bien que ]’ancienne limite de la France et de la Prusse soit vers 
Vest une ligne idéale et n’ait pas méme été déterminée partout par 
le cours de la Sarre, les rapports de voisinage entre Allemands et 
Francais ont toujours manqué d’entrain et de cordialité. L’antago- 
nisme était de tous les jours et se produisait sous toutes les formes. 
Cing ou six kilométres 4 peine séparent topographiquement Sarre- 
brick de Forbach, moralement et politiquement, ces deux villes 
sont 4l’antipode l'une de l'autre. Il n’y a pas, en Poméranie, de ville 
plus énergiquement prussienne par les gouts, les habitudes et les 
passions nationales que Sarrebrick ; il n’en est pas de plus francaise 
par le génie et le patriotisme que Forbach, ou du moins lancien 
Forbach, car aujourd'hui il est, dans une large mesure, dépeuplé de 
Francais. La déclaration de guerre n’a donc que fait passer a l'état 
militant une antipathie séculaire. 

Les populations des campagnes annexées partagent les senti- 
ments des petites villes. Sils paraissent moins expansifs, ils n’y 
sont sont guére moins profonds. Et cela est vrai 4 un haut de- 
gré pour les Lorrains, qui parlent l’idiome ou plutét le patois 
allemand; c'est vrai pour les bords de la Sarre comme pour les 
rives de la Moselle. De telle sorte qu’on peut établir en principe que 
J’affection pour l’ancienne patrie et la haine des étrangers atteignent 
leur plus haut point d’intensité sur la zone formant autrefois limite 


4416 NETZ ET LA LORRAINE, 


avec l’Allemagne, et vont en s’afiaiblissant, ou du moins en chan- 
geant de caractére, 4 mesure qu'on s’en éloigne. Et cette loi bizarre, 
mais généreuse dans son étrangeté, dont il est facile de constater la 
réalité en parcourant le pays, se prouve mathématiquement par la 
comparaison du chiffre des départs, qui suit une échelle ascendante 
ou descendante, selon qu’on se rapproche ou qu’on s'¢loigne de 
ancienne frontiére. Car le mouvement d'émigration est incontesta- 
blement le criterium de la répulsion des habitants pour le régime 
nouveau. 

Le résultat logique de ces données nous désigne les campagnes de 
Jangue francaise comme plus tiédes dans leurs regrets, ou du moins 
plus concentrées dans une sorte d’apathie extérieure, mais a la con- 
dition de ne pas forcer la conséquence et de la restreindre a de justes 
limites. Il faut, du reste, tenir grand comple du caractére de nos 
paysans francais, si soumis 4 la loi du travail, mais, par cela méme, 
si soucieux des intéréts matériels et des jouissances de la propriété. 
Ils sont peu accessibles 4 un idéal, sous quelque forme qu’il s’offre 
4 eux. C’est dans une gamme toute matérielle qu’ils concoivent la 
notion méme du patriotisme. Ce qui le constitue en grande partie 
pour eux, c’est le lien natal, non l’idée abstraite d’une solidarité 
étendue, ce sont les conditions de leur bien-étre relatif, c’est la plus 
ou moins grande facilité de la vie, caractérisée par la rémunération 
des sueurs et la vente avantageuse. 

Quelques esprits s’étonneront, peut-étre, de cette ligne de démar- 
cation indiquée entre habitants d’un méme pays, entre localités voi- 
sines et devant avoir de proche en proche des rapports de tous les 
jours. La vérité est que les rapports sont moins nombreux et moins 
actifs qu'on pourrait le supposer, et que, sur bien des points, ils 
n'ont fondu ni les aptitudes, ni les caractéres, ni surtout le langage. 
Il faut savoir qu’au dela de vingt-cing a trente kilométres au plus 
de Metz et vers le nord-est, l’est et le sud, commence la région de Jan- 
gue allemande, et que la limite n’est ni vague, ni arbitraire, mais 
accusée par le changement complet de l’idiome. Tel village ou le 
patois francais seul est connu et parlé est 4 peine distant de quek 
ques kilométres d'une commune ot l’allemand seul est en usage. 
Les habitants sont rares qui peuvent parler indilféremment les deus 
langues. Mais voici un apercu qui, mieux que toutes les affirmations 
caraclérisera les tendances des Lorrains allemands. Sous le régime 
franca.s, nos fonctionnaires luttaient péniblement pour faire adop- 
ter 4 ces populations Vidiome national. Elles mettaient une sorte 
d’orgueil et un entétement trés-carré, c’est-d-dire trés-yermanique, 
4 s’en lenir a la langue natale. Aujourd’hui, |’émulation s'est abso 
lument retournée. Lesenfants tiennent a honneur de ne plus s‘expri- 











DEPUIS LA PAIX. 417 


mer que dans la langue de la patrie perdue. Ce que n’avaient pu 
faire Je zéle de nos préfets et la propagande de notre Université, une 
impulsion vraiment touchante de patriotisme l’accomplit. Ce progrés 
trés-inaltendu, je l’ai constaté moi-méme avec un étonnement ému. 

La parlie francaise soumice 4 l’annexion est beaucoup moins im- 
portante comme élendue et comme population que la partie allemande 
quia subi le méme sort. La premiére comprend, dans l’ancienne 
Moselle, l’'arrondissement de Metz, la seconde les deux arrondisse- 
ments de Sarreguemines et de Thionville et quelques cantons enlevés 
4 la Meurthe. Et, chose étrange! c'est la zone francaise englobée & 
Youest et au nord, el quia été le thédtre des deux grandes batailles 
de Bezonville et de Saint-Privat; c’est le lambeau de terre situé sur 
la rive gauche de la Moselle, et le plus voisin de notre pauvre et chére 
France qui montre les dispositions les moins hostiles au nouvel ordre 
de choses. Mais, cet état d'aflaissement tout local tient 4 des causes 
spéciales que )’indiquerai en parlant des indemnilés. 

Ces informations seraient incomplétes si, en marquant Ja tonique 
morale des esprits dans notre malheureuse Lorraine, je ne signalais 
le grand et bel exemple donné par Jes fonclionnaires de toutes les 
calégories. Pas un seul magistrat de l’ordre judiciaire, pas un seul 
litulaire des administrations de |’Etat n’a manqué a ses devoirs en- 
vers Ja patrie en acceptant l’invesliture du vainqueur. Je me trompe 
cependant : un jeune garde général des foréts s'est fait volon- 
lairement renégat, avec cette circonstance aggravante que, . déja 
replacé dans un poste du midi de la France, il a réclamé la nationa- 
lilé allemande et |’équivalent de sa posilion. Un vieux juge de Vic, 
en dehors de l’ancienne Moselle, par conséquent, s'est aussi résigné 
a.préter 12 serment d’obligeancea l’empire d’Allemagne pour devenir 
juge de paix. Mais je crois étre certain que ces deux exceplions, 
qui confirment la régle, sont seules venues affliger notre patrio- 
lisme. 


e 


If 
LA POLITIQUE PRUSSIENNE EN LORRAINE 


Elle n’affecte nullement, sauf certaines exceptions, des allures 
dictatoriales et excessives. Les fonctionnaires allemands chargés 
de ’appliquer ne procédent que trés-rarement par la voie de l’in- 
limidation. Ils meftent une sorte de coquetterie 4 ne jamais dé- 
cider les questions par le sic volo, sic jubeo. Bien que, politique- 
ment, notre situation soit la pure dictature, c’est la loi qu’ils 


48 METZ ET LA LORRAINE, 


invoquent, et la plupart du temps la Joi frangaise. Quand, dans un 
litige quelconque, ou bien pour |'accomplissement d'une formalité, 
on demande l’avis ou |’on provoque la décis on d’un représentant de 
Padministration, il ne manque jamais de s’informer au préalable de 
ce qui edt été fait, en pareille occurrence, sous le régime frangais. 
Quand on lui prouve que la solution était déterminée par un texte 
positif, ilen accepte généralement la teneur et la conséquence. Dans 
les cas douteux, il s’en référe méme volontiers 4 l’autorité des pré- 
cédents, pourvu qu’on lui en fournisse la justification. En un mot, 
dans les provinces annexées, la loi frangaise est restée en vigueur et 
elle est appliquée, 4 moins qu’elle ne vienne se heurter contre des 
dispositions nouvelles qui Pabrogent expressément, ce qui n’arrive 
guére qu’en matiére fiscale et de police, car on comprend que, sur ce 
terrain, le pouvoir dictatorial reprenne ses droits. 

Les instructions données d’en haut tendent évidemment plus a 
ménager Ia population qu’a l’exaspérer par des mesures acerbes. 
L’empreinte de cette politique de modération relative se reconnait 
dans tous les actes de J’autorité, surtout de l’autorité supérieure. 
Elle s’affaiblit, sans jamais entiérement disparaitre 4 mesure qu on 
descend les degrés de la filiére administrative. Sur les échelons infé- 
rieurs on peut la suivre encore, offrant méme parfois des aspects 
comiques, par le contraste des rugosités et des haines tudesques 
aux prises avec la consigne qui ordonne le tempérament et la dou- 
ceur. Trés-souvent, la résistance des autorilés municipales au- 
tonomes, méme la résistance d'un simple particulier 4 des pré- 
tentions excessives ou fondées sur une interprétation légale erro- 
née, coupe court aux revendications injustes. C’est ainsi qu’a Mets 
l’autorité militaire intima, un beau matin, au curé de la paroisse du 
Fort-Moselle l’ordre de quilter son presbytére dont |’Etat se préten- 
dait propriétaire. Le cas était tout au moins douteux, et il faut 
convenir que certains précédents, dans le détail desquels il est abso- 
lument inutile d’entrer, donnaient une apparence de droit a la ré- 
clamation. Mais le conseil municipal intervint, revendiquant 4 son 
tour la propriété de l'immeuble. Le gouvernement de la place n’en 
tint compte et ordonna la prise de possession. L’édilité riposta sans 
hésiter par une assignation en bonne et due forme devant la justice. 
Le lendemain elle recevait de qui de droit I’avis que pour le moment 
les choses en resteraient la. Les vainqueurs de Sedan reculaient de- 
vant un procés. Cette sainte horreur du papier timbré prouve, du 
moins, que leur grand sabre hésite 4 trancher les nceuds gordiens. 

Une autre fois, un architecte allemand, suivi de plusieurs acoly- 
tes, gravit Ja spirale de pierre qui méne 4 la haute tour de notre 
cathédrale. I] venait procéder & la substitution du drapeau allemand 





DEPUIS LA PAIX. 419 


au drapeau francais, visible encore a )’extrémité de la fléche. Mais, 
sur la premiére plate-forme, il rencontre le guetteur-sonneur qui 
lui interdit tout net l’accés des derniers degrés qui y conduisent. 
L’Allemand se retire sans employer la force, ce qui lui eut été facile. 
Le maire de Metz approuva le modeste fonctionnaire qui avait si bien 
défendu les franchises communales. La cathédrale, en effet, est un 
édifice essentiellement municipal dont |*édilité a la police. Au fond, 
la question était de pure forme. Le préfet devait demander au maire 
Pautorisalion de procéder au changement du drapeau, mesure toute 
politique a laquelle l’autorité urbaine ne pouvait s’opposer! Mais 
cette résistance respectée est la preuve que le vainqueur n’entend 
pas s'‘arroger un pouvoir illimité. Je pourrais citer bien d’autres cas 
ou l’opposition du conseil municipal 4 certains empiétements, ou ses 
réclamations portant sur divers objets d’intérét public, ont eu plus 
ou moins gain de cause. Il est vrai que l’édilité actuelle est essen- 
tiellement messine, et que quand elle aura disparu, c'est l’inconnu 
que nous aborderons. Mais ils agit de la situation actuelle, et non de 
Vavenir, qui sera ce qu’il plaira a Dieu. 

La politique prussienne se pique donc d’administrer légalement, 
et le mot d’ordre qui a élé donné 4a ses représentants dans les pro- 
vinces conquises est d@’irriter le moins possible les populations, et 
de les attirer au régime nouveau. L’altitude des préfets a surtout 
été conforme a ces données. Le premier, qui est connu de tout Paris; 
M. le comte Henckel-Donnersmarck, arrivé dans les premiers four- . 
gons prussiens, n’a pas un seul instant affecté les allures d’un mai- 
tre imyérieux. Son autorité, en s’affermissant, n'apparaissait que 
comme une trainée de miel, et il n’avait que de bonnes paroles pour 
ceux quis’adressaient 4 lui. Mais il se faisait d’étranges illusions. Il 
croyait que tout le monde allait se précipiter dans ses bras grands 
ouverts. On lui a entendu dire qu’en cas de plébiscite pour la natio- 
nalilé, il se faisait fort, dans un an, d’avoir, non dansles villes peut- 
étre, mais dans les campagnes, une majorité favorable a |’ Allema- 
gne. Mais il s’apercut que ses avances étaient des frais perdus, et il 
se dégoula vite d’une situation qui |’écrasait de labeurs sans com- 
pensation. Il n’aspirait d’ailleurs qu’a reprendre ses habitudes de 
Parisien sybarite, et il désirait surtout la fin de la guerre, pour re- 
commencer sa bonne vie de boulevard et de Champs-Elysées. Le dé- 
pit de voir la lutte se prolonger lui faisait dire parfois : « Vous au- 
tres Francais, vous étes fort spirituels, mais vous n’étes pas prati- 
ques. Les Allemauds, aprés Sedan, n’auraient pas manqué de faire 
la paix cotte que coute,... ne fit-ce que pour pouvoir prendre leur 
revanche plus vile. » 

Les successeurs de M. Henckel-Donnersmarck, M. de Koenneritz, 








420 METZ ET LA LORRAINE, 


de Gutschmidt et d’Eulembourg, personnages fort distingués assu- 
rément, et de la meilleure compagnie, se sont livrés aussi, avec plus 
de réserve et moins dillusions, au travail ingrat de la conciliation. 
S‘ils ont rencontré les mémes déboires, ilsne se sont jamais départis 
de laligne de modération et d’apaisement qui élait au premier rang 
de leurs instructions; mais dans la pratique ils ont montré peut-étre 
je ne sais quoi de découragé, de nonchalant et de dédaigneux. 

Ce parti pris d’amadouer et. de séduire plutét que de terrifier, qui 
a si mal réussi jusqu’ici, se révéle dans une foule de directions et 
sous des aspects trés-différents. Je parlerai surtout, comme offrant 
un inférét supérieur, des rapports de l’'administration allemande 
avec le clergé catholique et tout ce qui touche aux choses de la reli- 
gion. C'est ici qu'apparait la volonté trés-arrétée de s'attacher, méme 
au prix d'une contradiction, les sympathies, tout au moins la neu- 
tralité, de la puissance spirituelle. J’ai lu souvent le récit de démélés 
sérieux enlre le gouvernement allemand et le clergé alsacien, et 1 
n’est pas douteux que ces empiétements de l’autorité laique n'aient 
touché a la persécution. Rien de pareil ici. Par en haut, nos prétres 
sont plutdét prolégés que molestés. Depuis quelques mois, il est vrai, 
cette situation s’est un peu modifiée. La déclaration de guerre de 
M. de Bismark au catholicisme a eu ici, mais par en bas, son contre- 
coup. Dans le monde rural des fonclionnaires allemands, lotn des 
eyeux de l’autorité centrale, les anciens égards, ca et 1a, ont fait place 
4 des duretés, 4 des vexalions envers les membres du clergé. On 
sent que la consigne s’est un peu relachée. Mais 4 Ja préfecture les 
intentions sont toujours conciliantes. Je puis affirmer que dans cer- 
tains conflits qui ont éclaté entre des curés et des maires libres- 
penseurs, ou simplement portés 4 sexagérer leur pouvuir, le chef 
de l’'administration a donné raison aux ecclésiastiques. [1 est vrai que, 
dans les cas dont je parle, ces ecclésiastiques étaient loin d’avoir 
tort. Mais ce n’est pas seulement par l’absence de procédés hostiles, 
que la bienveillance calculée de l'administration s'alfirme envers 
les représentants de tous les culles, c’est par des avantages d'un or- 
dre plus tangible. Les traitemenis vont étre augmentés dans une 
proportion variant du quart au tiers‘. C’est par la bourse, que la po- 
litique de M. de Bismark essaye de se rallier les éléments qu’il juge 
réfractaires 4 ses desseins. L’augmentalion des émoluments et les 


‘ Dans le projet de budget pour l’Alsace-Lorraine (année 1872) le traitement 
pour les curés de 1" classe, agés de plus de 70 ans, est porté 4 2,400 fr. au liew 
de 1,600 fr.; au-dessous de 70 ans, 2,250 fr. au lieu de 4,500 fr. Curés de 2° classe, 
au-dessus de 70 ans, 1,800 fr. au lieu de 1,200; pour les desservants au-dessus 
de 60 ans, 1,300 fr. au lieu de 900. Pour les vicaires 600 fr. au lieu de 400. — 
Les chanoines capitulaires : 2,400 fr. au lieu de 1,600. 








DEPUIS LA PAIX. 4m 


larges indemnités sont des atouts qu’elle croit utile de mettre dans 
son jeu. Il est peu supposable pourtant que ces largesses changeront 
Vespril de nos presbyléres. Le trait qui domine dans le clergé mo- 
sellais est un attachement trés-sincére, et parfoistrés-exalté, a la pa- 
trie. Beaucoup deses membres saisissent toutes les occasions pour lais- 
ser parler leur cceur, surs d’ailleurs de trouver de l’écho autour d’eux. 
Dans notre cathédrale méme, sous les yeux de l’autorilé, les voeux 
patriotiques se donnent librement carri¢re; les ceuvres qui ont pour 
but le salut et la régénération de la France sont recommandées sans 
artifice de langage du haut de la chaire. Pendant dix-huit mois, la 
maison des révérends péres de la Compagnie de Jésus est restée en 
plein exercice et en grandissante prospérilé. Elle a continué a élever 
imperturbablement des centaines de jeunes Francais, préparant 
beaucoup d'entre eux a la réception aux écoles mililaires d’ou sorti- 
ront les héros de la future revanche. Mais, 4 moins d’une exception 
qui ne m’étonnerait pas d’ailleurs, celte tolérance semble devoir 
cesser'. Les révérends péres seront enveloppés dans }a proscription: 
qui frappe leur ordre en Allemagne,... et Ja fermeture de ce grand 
établissement sera une déchéance nouvelle pour notre malheureuse 
cité, dont les départs journaliers égrénent sans relache la popula- 
tion. Mais cen’est pas seulement 4 Metz que la politique, décidément 
affolée de M. de Bismark, commence 4 faire le désert autour d’elle! 

Encore un mot sur ce qui concerne le clergé. Il a été dit et répété 
que le serment d’allégeance 4 l’empire d’ Allemagne avait été demandé 
a l'évéque de Metz, et que, sur son refus, le traitement afférent a la 
dignité-épiscopale qui avait été retiré. Tout cela est de pure inven- 
tion ; la situation de notre vénérable prélat reste entiére, et aucune 
intimation ne lui a été faite. 

En Alsace, les journaux religieux, ceux, du moins, qui sont pu- 
bfiés en Allemagne ou en Suisse, sont interdits et les feuilles locales 
spécialement catholiques ont été supprimées. En Lorraine, aucune 
interdiction de ce genre n’a eu lieu. Prélres et laiques recoi- 
vent les journaux qui leur conviennent et chaque matin Ja poste 
prussienne transporte, sous bande, les Jugements les plus libres et 
les plus audacieux sur la politiqne allemande, en général, et celle 
du chancelier de l’empire en particulier. L’exercice du culte, méme 
ses manifestations extérieures, n’ont jusqu’ici été soumises a au- 
cune géne et ont eu toute l’expansion désirable. 

Les Allemands comprennent 4 merveille et peut-étre s’cxagérent- 
ils la puissance de Ja presse. Ils s'imposent ici des sacrifices consi- 
dérables pour couvrir le pays d’un réseau de feuilles 4 leur dévotion. 


" 4 Elfe a cessé depuis le 22 juillet dernier! Ce jour-la, ordre a été transmis au 
Pére recteur d’avoir 4 fermer le collége Saint-Clément et de sortir de Metz. 





422 METZ ET LA LORRAINE, 


Telle infime bourgade qui n’aurait jamais songé a l’honneur de pos- 
séder un organe en est pourvue aujourd’hui, 4 l’ébahissement gé- 
néral. Le journal de Ja préfecture qui est quotidien et parait en deux 
éditions de grand format, l’une allemande, l'autre francaise & un 
prix d’abonnement dérisoire 4 force d’étre peu rémunérateur. La 
Gazette de la Lorraine coule par an cent mille francs 4 l’administra- 
tion. Elle est assezrarement agressive contre les Francais , ou ne lest 
que dans la partie allemande et dans ce cas elle a souvent le soin de 
ne pas traduire ses malices. C’est ainsi qu'elle contente les Alle- 
mands sans irriter les Francais. Deux des quatre feuilles politiques 
existant 4 Metz sous le régime francais continuent a paraitre. L’au- 
torité a exigé d’elles le chiffre de l’ancien cautionnement et applique 
4 leur endroit les dispositions de la loi francaise sur la presse. 
Moyennant certaines circonspections de pure forme, ces deux jour- 
naux continuent a discuter au point de vue francais avec une liberté 
qu’ils ne connaissaient pas sous l’empire ; mais ils s’abstiennent ab- 
solument de toute appréciation des affaires purement allemandes. 
Ils enregistrent purement et simplement les nouvelles et les docu- 
ments officiels, ou reproduisent, assez rarement d’ailleurs, les arti- 
cles de la presse d’outre-Rhin. 

L’usage de la langue allemande dans les actes publics et les rap- 
ports officiels a été solennellement rendu obligatoire, mais un ar- 
rété du président supéricur de |’Alsace-Lorraine a exempté deux 
cents communes lorraines de cette obligation qui, dans le pays 
messin edt produit Ja confusion des langues et interrompu, de fait, 
tout rapport entre administrateurs et administrés. De plus, par une 
autre décision toute récente, la faculté pour les notaires d’instru- 
menter dans l’idiome natal a élé prorogée de trois a six années. Mais 
la vénalilé de leur office a été supprimée et ils seront indemnisés sur 
la caisse de |’Alsace-Lorraine, c’est-a-dire aux dépens des contribua- 
bles. En Allemagne, ces officiers ministériels sont des fonctionnaires 
relevant du gouvernement. 

A ces témoignages principaux de la preoccupation ot sont les in- 
struments de la politique de Berlin de prendre les annexés lorrains 
par la douceur, je pourrais ajouter bien d'autres signes révélateurs. 
Je me bornerai 4 un trait qui, sous son apparence peu sérieuse, ren- 
tre avec un cachet lout spécial dans la loi que nos maitres se sont 
imposée. Le plaisir cynégétique est trés-populaire dans l’ancienne 
Moselle, qui, sous le régime francais, ne demandait pas moins de 
deux mille cing cents permis de chasse 4 la préfecture. L’adminis- 
tration nouvelle a vu dans cette direction un terrain de propagande 
4 exploiler et peut-étre s’est-elle trompée 14 moins qu’ailleurs. L’an- 
née derniére, bien que Vobligation du permis fat maintenue, Je 





DEPUIS LA PAIX. 423 


braconnage le plus effréné n’a cessé de sévir. Pas une espingole 
n’est restée inactive dans nos villages, mais pas un gendarme, pas 
un agent quelconque de l’autorité ne s'est avisé de demander 4 ces 
irréguliers le laisser-passer du chasseur. On flattait ici, par politi- 
que, une passion contraire 4 la bonne police rurale, funesteal’ordre. 

L’autorité supérieure a décidé que la chasse dans les foréts 
de l’Etat ne serait plus soumise 4 la location et serait réservée, 
comme en Allemagne, aux dignitaires de )’administration fores- 
titre. Mais ceux-ci, aussi bien que leurs agents en sous-ordre, 
insinuent volontiers que quand nos grands espaces boisés seront re- 
peuplés, ils deviendront de temps en temps le théatre de battues 
splendides auxquelles seront conviés les chasseurs des environs ; de 
telle sorte — c'est la paraphrase sous entendue ou discrétement 
exprimée— que ce qui était le plaisir codteux de quelques riches qui 
pouvaient le payer, deviendra le partage d'un beaucoup plus grand 
nombre d’heureux. La chance d’étre agréable aux gros et moyens 
Nemrods de village n'est pas étrangére, j’en répondrais, 4 l’adoption 
de cette mesure. Ce qui justifie cette supposilion, c'est que les Alle- 
mands en qui le génie de la fiscalité est trés-développé, renoncent 
ainsi 4 une redevance qui se chiffre par plus de cent mille francs. 

I] faut convenir aussi que ce parti pris de faire des heureux, 
c’esi-a-dire des recrues, a parfois des cétés machiavéliques. La 
fausse honhomie allemande a souvent des sous-entendus trés-re- 
tors et des promesses qui sont sujettes 4 caution. Ainsi, la crainte 
la plus sérieuse de |’administration est de voir nos campagnes se 
dépeupler des individualités jeunes et viriles, car un pays qui n’a 
plus de bras est comme une ferme sans serviteurs ; par conséquent, 
elle ne néglige rien pour s’allirer la bienveillance de nos paysans et 
empécher par tous les moyens ce qu'elle appelle la désertion de la 
jeunesse, mais tandis qu'elle flatte ainsi les petits, elle glisse volon- 
tiers dans l’oreille des gros propriétaires ou des chatelains chasseurs 
gue l’insolence de la canaille campagnarde est insupportable, qu’en 
Allemagne on la force a plus de respect et qu’on trouvera bien 
moyen ici de la ranger 4 l’ordre. Peut-étre reconnait-on 1a, par l’un 
de ses moindres aspects, cette politique cauteleuse et 4 double face 
quia obtenu sur de plus vastes thédtres de plus éclatants et plus 
plus étranges triomphes. 

Jai dit le fort et le faible des agissements de nos maitres. On ne 
peut pas prétendre que leur politique soit moralement correcte et a. 
Pabri de la critique, mais il faut convenir aussi qu’elle n’a pas les 
formes rogues et cassantes qu’on pourrait supposer. Nous sommes 
toujours les victimes de la conquéte, mais il serait excessif de dire 
que nous sommes encore traités en pays conquis. 








424 METZ ET LA LORRAINE, 


IV 
JUSTICE, ADMINISTRATION, POLICE. 


Pendant les premiers temps de l’occupation, | élément judiciaire 
n’élait naturellement représenté que par la juridiction militaire. 
Mais sous le nom de tribunal extraordinaire de guerre, elle s’attri- 
buait la connaissance des délits de l’ordre civil et ses sentences 
étonnaient plutdt par la modération que par la sévérilé des peines. 
Plus tard, le tribunal correctionnel fut organisé et il fonclionne 
dans les mémes errements depuis un peu plus d’un an. Enfin, la 
cour d’assises eut son tour. Elle a tenu sa premiére session Vhiver 
dernier, en adoptant la loi francaise dans ses moindres détails, mais 
avec celte anomalie que le réquisitoire est prononcé en allemand 
tandis que les plaidoiries ont lieu en francais. Les accusés n’ont as- 
surément pas 4 s’cn plaindre puisque la plupart des jurés ne con- 
prennent rien a l’exposition des charges de accusation et sont tout 

 oreilles pour les arguments de la défense. Il est vrai que, pour les 
premiéres causes, l’organe du ministére public récusait le plus or- 
dinairement les jurés notoirement étrangers 4 l’'idiome germanique; 
mais les autres, sppartenant tous a l’ancienne Lorraine dite alle- 
mande, n'étaient guére familiers avec le grand style de Dresde et 
méme de Berlin et les plus beaux morceaux d’éloquence manquaient 
leur effet sur des auditoires qui n’entendent bien que le Platt- 
Deutsch, ou patois allemands. Du reste, les victimes de cette sélec- 
tion peu justifiée, se voyant toujours sur la bréche, ont fini par invo- 
quer le principe de l’égalité des charges et il a été fait droit 4 leurs 
réclamations. La cour d’assises n’en a paru que davanlage une suc- 
cursale de la tour de Babel. 

La juridiction civile était autrement difficile 4 réorganiser. Pas un 
seul magistrat n’ayant voulu garder son siége au titre allemand, il 
fallut faire venir des Juges de Berlin... ou d’ailleurs. Mais les 
auxiliaires indispensables, les officiers ministériels, faisaient éga- 
lement défaut. Je ne parle pas ici que du tribunal de premicre in- 
stance, car Metz ne posséde plus Ja juridiction immédiatement supé- 
ricure. La cour d’appel est maintenant 4 Colmar, les avoués de 
l’ancienne cour de Metz, ou bien ont renoncé a leurs fonctions, ou 
sont maintenant accrédités prés de la cour de Nancy, ou une nouvelle 
chambre a été formée des épaves de la nétre. Aujourd’hui le tribu- 
nal civil est rétabli ici, mais la fonction des avocats et des avoués 
nest plus distincte. Comme cela a lieu en Allemagne et aussi ea 








DEPUIS LA PAIX. 4% 


France, dans quelques siéges d’arrondissement, I’avocat instru- 
mente comme avoué et les deux ministéres n’en font plus gu’un. Je 
dois ajouter qu’au dire des gens du métier, les juges allemands font 
preave, en général, de savoir et de sagacilé et que les affaires sont 
instruites et Jugées avec beaucoup de soin et de régularité. Les ma- 
gistrals qui composent le tribunal sont honorables et instruils. 

Mais jinsiste sur le trait dominant de la répression, qui est une 
indulgence poussée 4 l’excés. Je puis citer, 4 l’appui de celle obser- 
vation, la condamnation a4 quatre ans de réclusion d’un misérable 
qui, a Tetting, village voisin de Faulquemont, a mis le feu a un 
moulin pout le piller, aprés avoir assassiné deux personnes et tenté 
de faire subir le méme sort 4 une troisiéme. Les délits contre la 
propriété sont aussi punis avec une bénignilé dangereuse. Je n’en 
conclus pas, a coup sur, que la Prusse veut se faire des amis dans 
la calégorie des voleurs et des recéleurs; mais, ce qui est certain, 
cest qu'on a entendu plusieurs de ces parlageux pratiques exprimer 
la stupéfaction naive que leur faisait éprouver Ja condamnation ano- 
dine qui punissait leur amour du bien d’autrui. Sans demander une 
pénalité draconienne, il est permis de désirer que les convoitises 
traduites en fait soient plus exemplairetnent chalices et ceux qui 
possédent mieux défendus. Nos tribunaux montraient plus de souci 
des devoirs de la répression, et je ne puis croire que la douce sur- 
prise temoignée par les malfaiteurs, en savourant l'insuftisance du 
chaliment qui les frappe, teémoigne beaucoup en faveur des habitu- 
des et du sens judiciaire des magistrats allemands. 

L’institution des juges de paix a été maintcnue dans les mémes 
conditions nominales de compétence, mais avec des tendances et 
des réalités de pouvoir discrétionnaire bien plus accentuées que sous 
le régime francais. Le texte de la loi ne lie guére le magistral que 
dans la mesure qu’il trace lui-méme, et la marge qu'il se donne fait 
un peu ressembler ses décisions a celles d’un cadi. Sa juridiction est 
aussi plus étendue que par le passé; elle embrasse maintenant deux 
de nos anciens cantons, peut-étre faute de candidats sérieux 4 |'eim- 
ploi. Mais il est a croire que cette justice a la turque, s’exergant sur 
un trop vaste espace et sur de trop nombreux justiciables, laisse 
bien des intéréts en souffrance. 

L'un des aspects de la répression allemande, élrange pour nous 
autres Francais, habitués 4 la ponctualité légale dans les choses de 
la justice, c’est la faculté laissée au délinquant d’éviler la prison en 
payant une amende. Pour les infractions non absolument graves, le 
texte du jugement pose l’alternative entre telle durée d’emprisonne- 
ment et telle somme & payer. Il y a méme une sorte d’échelle de 
proportion que le juge applique plus ou moins rigoureusement. 

10 Aovr 1872, 28 


426 METZ ET LA LORRAINE, 


Mais dans la pratique, il ne faut pas croire que le condamné soit 
libre de choisir. Le principe, c'est que, s'il peut payer, il paye tou- 
jours. Un jeune homme de Sarreguemines qui s’était permis, comme 
Polichinelle, de rosser le commissaire de police, fut condamné der- 
niérement 4 un mois de prison ou cent thalers d’amende, et annonc¢a 
Pintention de se constituer prisonnier. — Comme vous voudrez! lui 
fut-il répondu; mais, outre la séquestration, vous payerez encore 
les cent thalers|! 

La prison nest réservée qu’aux insolvables. C’est tout profit pour 
le trésor prussien ! 

L’administration allemande est, en général, formaliste, brouil- 
lonne, avec des tendances a Il’arbitraire, mais pas absolument enté- 
tée. Il y a encore moyen, quand on n’a pas décidément tort, de lui 
faire entendre raison, 4 moins qu’une question d’amour-propre, une 
suspicion, et surtout une raillerie de son autorité ne viennent se 
jeter 4 la traverse. Alors le naturel revient au galop, et l’on est 
éconduit séchement, quelquefois brutalement; mais les fonclionnai- 
res ne brillent pas par l’esprit d’ordre et de méthode. La paperas- 
serie est aussi une de leurs plaies, mais avec moins d’habitudes de 
régularité qu’en France. C'est ainsi qu’tls entassent notes sur notes, 
mais tout cela est empilé péle-méle, et quand il s’agit de retrouver 
un dossier dans ce fatras, il y a une perte de temps énorme. L Alle- 
mand n’oublie rien et il garde la trace de tout, mais il n’a pas assez 
la prévoyance de l’étiquette et le génie du classement. Quelquefois 
il faut attendre des mois et des semaines avant que le fonctionnaire 
ait mis la main sur le document recherché et indispensable. 

Qu’on joigne 4 cela, chez-lui, une cerfaine indolence, de la len- 
teur et de la pesanteur dans les mouvements, et par dessus tout 
Yamour de ses aises, et l'on comprendra que l’expédition des affai- 
res laisse beaucoup a désirer. Ces jours-ci un concitoyen se présenta 
4 un bureau spécial pour obtenir une piéce. — Impossible en ce 
moment, répond l’employé avec ce naturel qui désarme, il faut que 
jaille promener mon chien ! 

A la poste, quand l'heure réglementaire est sonnée, que la bese- 
gue soit achevée ou non, chacun tire de son cdté. a A demain les 
affaires sérieuses! » Cette légende antique, nos bureaucrates tudes- 
ques l'ont sans cesse 4 la bouche. 

H ya surtout les droits du mittagessen, ou repas de midi, qui sont 
antérieurs, supérieurs et inaliénables. Ce repas est Pune des gran- 
des affaires de ]’Allemand, et Dieu sait s’1l est plantureux et se pro- 
Jonge indidment! Aussi, faut-il renoncer 4 lespoir d’oblenir au- 
dience pendant |’aprés-midi; elle est remplie, aprés le diner, d’une 
séance dont 1a biére, la pipe et le cigarre font les frais, puis par le 


DEPUIS LA PAIX. 421 


calté, Cest-a-dire par une collation qui, sous prétexte d’étre légére 
et d’aider 4 la digestion, admet les gateaux substantiels et méme les 
viandes froides, sans préjudice des priviléges du souper, qui est pris 
ordinairement dans une virthchatt quelconque. Il est vrai que le 
bureau se rouvre 4 des heures qui paraissent indues 4 nos habitu- 
des frangaises, c’est-a-dire vers six heures du soir, quelquefois plus 
tard. 

Le peuple allemand est certainement le plus gros mangeur de 
l'univers : il fait ses quatre repas par jour... et quels repas! son tube 
digestif ne parait pas construit comme le nétre; il a une puissance 
d’absorption qui nous est inconnue. Avec cet amour de la bonne 
chére, le Germain a la passion du déplacement, du voyage, de ’ex- 
eursion en partie de plaisir. En Allemagne, il n’est pas de féte, 
grande ou petite, dans la cité populeuse comme dans le plus infime 
bourg, qui n’attire un grand contingent d’amateurs de musique, de 
danse, de tir. Aussi, le peuple allemand est-il le moins économe de 
tous. Ses ressources passent a la satisfaction de ses appétits sensuels 
et aussi de son gout pour la vie extérieure, le mouvement, le bruit. 
A cété des jouissances matérielles, c’est par l'amour de l’aventure 
gu’il justifie, jusqu’a un certain point, sa réputation d’idéologue et 
dilluminé. Ce besoin de changer de place, ces fétes perpétuelles, 
cette surrexcitation qui nait au choc des verres donnent accés dans 
le pays des réves et sollicitent aux discussions éthérées, aux theses 
transcendantes, aux évocations de l‘idéal. Il est certain que le bour- 
geois allemand se dérobe le plus qu'il peut au terre a terre de la vie 
ordinaire, et qu'il n’est jamais plus dans la plénitude de ses préfé- 
rences et dans l'intégrité de ses voeux que quand il se trouve hors de 
chez lui; mais il est juste d’ajouter qu'il fait participer sa famille 
a ces habitudes d’existence hors du logis. 

Rien de semblable en France. Dans sa généralité, notre peuple est 
sobre, travailleur, ami de l’épargne ; aussi la France est-elle riche 
et l’Allemagne pauvre. N’est-il pas curieux, et néanmoins absolu- 
ment exact, que le peuple considéré comme le plus léger de l’Europe 
soit, en réalité, le plus économe et ayant au plus haut point le sen- 
liment de la prévoyance ; tandis que la nation réputée la plus prati- 
que, la plus sérieuse, sachant le mieux profiter de ses avantages, 
fasse, en résumé, la part la plus large aux distractions couteuses, et 
la plus restreinte a l’'accumutlation des profits du travail par l'amour 
du chez soi, l’ordre et l'économie? 

Mais le contraste explique bien des choses qui paraissent incom- 
préhensibles; il rend compte, par exemple, de l’attachement invin- 
cible des Frangaisa la terre natale, tandis qu’oiseaux voyageurs, les 
Allemands ne pensent qu’a gagner d’autres rivages et se décident 





428 METZ ET LA LORRAINE, 


avec une incroyable facilité & changer de foyer. Le mot de patrie 
enfle thédtralement les joues du Germain; mais quand, en France, 
nous ne parvenons pas & peupler une magnifique colonie qui nous 
appartient, qui est a nos portes, c'est par centaines de mille emigrants 
que |'Allemagne signale chaque année sa tendresse pour le vieux so} 
des ancétres! ; 

Revenons en Lorraine. Les trois premiers chefs de l’administra- 
tion, sans doule pour respecter nos habitudes au début, élaient offi- 
ciellement des préfets, comme devant, mais ils sont débaptisés. Le 
quatriéme, M. d’Eulembourg, nous est arrivé avec le titre de prési- 
dent. Mais le nom ne fait rien 4 la chose. Sous le président, il y a 
le Kreisdirektor, ou directeur du cercle qui, en Prusse, s’appelle le 
Landrath. Pourquoi cette différence d’étiquette ? Mais Landrath ou. 
Kreisdirektor, ce magistrat a les attributions de nos sous-préfets. 
Comme en France, ils ne sont 4 peu prés qu'un rouage inutile. Leur 
autorité, du moins, ne se fait guére sentir. Ils sont les intermédiaires, 
les fondés de pouvoir du président; ils regoivent et transmettent 
les ordres, plus qu’ils n’en donnent, et n’ont que peu d’initialive 
et de communication. Mais ce sont les maires acluels, j’entends 
les maires ruraux qui ont délicieusement la bride sur le cou. Beau- 
coup moins surveillés,. beaucoup plus maitres de leurs mouve- 
ments que par le passé, ils ne se sont jamais vus a pateille féte. 
Pourvu qu’ils se mettent bien avec Je chef de la police du cercle, 
ils bénéficient dans une large mesure de l’arbitraire tempéré qui 
se fait un peu sentir 4 tous les degrés de l’échelle administra- 
tive el judiciaire. L’esprit de domination et l’orgueil de commande- 
ment qui existent et se développent 4 un haut degré dans les habi- 
tudes el dans les passions rurales trouvent un aliment dans Pinsuf- 
fisance du contréle. Aussi, quelques-uns tranchent déja du hospodar, 
et il en est qui ne demanderaient pas mieux que de passer pachas. 
C’est peut-étre ainsi que M. le prince de Bismarck tient la promesse 
solennelle qu’ila fait au Reichsrath d’étonner le monde par l’étendue 
des franchises municipales dont 1] veut doter les provinces con- 
quises ! 

L’administration des contributions directes n’est ni pressante, ni 
tracassiére, se conformant ainsi 4 la consigne générale, mais son 
personnel est loin d’étre irréprochable. Déja un certain nombre de 
percepleurs ont levé le pied en emportant de grosses sommes ; ce 
qui s’explique par la hdte qui a été mise 4 pourvoir aux vacances 
que l'invasion a faites dans les services publics. Je sais aussi, de 
bonne part, que les administrations de la vieille Allemagne se sont 
empressées de profiter de la circonstance pour nous expédier tous 
leurs sujets véreux et toutes les capacités douteuses dont elles vou- 


DEPUIS LA PAIX, 499 


laient se débarrasser. Cela est vrai pour tous les services, dans les 
emplois subalternes, méme pour nos chemins de fer, surtout pour 
nos bureaux de poste ruraux qui ont ca et 14 quelques titulaires ab- 
solument incapables ou indignes. Il suffisait dans les premiers temps 
de savoir hacher un peu de francais pour obtenir un poste quelcon- 
que dans |’Alsace-Lorraine. Toute I’Allemagne famélique s’est ruée 
sur les deux provinces pour en faire sa proie. On comprend qu’avec 
de fels éléments on puisse signaler dans l’ensemble de l'administra- 
tion, surtout dans les derniers degrés de la hiérarchie, des accrocs 
4 Vintégrité et des vexations en sous-ordre. | 

La police, naturellement, forme un rouage important de l’adminis- 
tration allemande. Le directeur messin, M. Stephasius, un nom 
d’opéra comique, est un trés-grand personnage. Ses attributions sont 
trés-étendues, c’est-a-dire trés-élastiques. Un commissaire, en France, 
fait respecter les lois ef les réglements; a Metz, le directeur prend 
des arrétés qu’il rend exécutoires, comme le préfet de police de Paris. 
Je suis persuadé que sur bien des points, le pouvoir du président 
lui-méme est subordonné 4 lautorité policiére. Ce régime doit né- 
cessairement engendrer des conflits d’attribution, mais qui n’écla- 
tent pas au dehors, la discipline prussienne s’étendant sur les ini- 
quilés comme un manteau. 

La direction impériale de Metz reléve de la direction supérieure de 
Strasbourg et a tous les ordres des directeurs cantonaux qui sont 
les vrais maitres du pays. Dépositaires de l’autorité effective, ils 
tranchent et rognent, lient et délient. C’est par eux, c’est-a-dire sur 
leurs rapports, que les magistrats municipaux sont maintenus ou 
changés, les réclamations admises ou rejetées. Leur mission princi- 
pale étant d’étudier et de connaitre la contrée, ses habitants, ses 
tendances, leurs notes font fot en haut lieu, ils sont a peu prés 
les tenants et les aboutissants de tout. Malheur 4 quia pu leur dé- 
plaire, mais ceux qui se sont inclinés devant leur puissance ont tout 
a espérer et peu a craindre. Ils sont, en un mot, la cheville ouvricre 
del'administration. 

J’ajoute que l’activité dans l’exercice des fonctions policiéres n'est 
pas 4 Ja hauteur de l’autcrité dont elles disposent. Les agents subal- 
ternes dans les villes ont un service assez peu ponctuel. Il ne font 
que trés-médiocrement respecter les ukases méme de leur chef., Un 
arrété interdit, comme partout, la péche pendant deux mois de l’an- 
née, la péche grande et pelite. Ii était vraiment risible de voir, quo- 
fidiennement, bien avant le 15 juin, jour d’ouverture, des groupes 
de pécheurs 4 Ja ligne étagés sur le pont qui se trouve en vue de 
Photel dela présidence et 4 dix pasdu bureau de police! Il y a partout 
un laisser-aller, et méme unc incurie que des excés de zéle subit on 





230 METZ ET LA LORRAINE, 


des sévérités inattendues ne rachétent pas, au contraire. A Metz, 
certains agents ont eu Vidée, par trop spartiate, de prendre pour 
auxiliaires des chiens dressés 4 arréter le délinquant ou 4 les matin- 
tenir par la manche et méme par l'emploi de leurs crocs. C’est ainsi 
que, derniérement, dans la rue du Champet, rue assez mat famée, il 
faut le dire, un jeune homme de dix-sept 4 dix-huit ans, qui courait 
en jouant avec un camarade, fut rencontré par un homme de la po- 
lice et sommé de s’arréter. Il n’entendit pas ou ne comprit pas l’in- 
jonction, et aussitét agent langa sur lui son molosse qui lui fit de 
graves morsures. Qu’en est-il résulté? Gest que le surlendemain, le 
blessé, traité en ilote, et sa famille se décidaient 4 émigrer. 

La police rurale laisse encore plus 4 désirer. Jamais les délits 
contre la propriété n‘ont été plus fréquents; il est vrai de dire que la 
guerre.a déchainé beaucoup de mauvais instincts; elle a répandu 
notamment le godt de la maraude, du pillage nocturne : quel- 
ques personnes s imaginaient que la discipline a la prussienne allait 
tout faire rentrer dans Vordre. Quelle erreur! Sous ce rapport, 
comme sous les autres, nous avons ljeu de regretter la France. 

Le cabinet noir est organisé! Je n’en doute pas, mais il fonctionne 
évidemment avec mollesse Cela est long d’ouvrir et de refermir des 
lettres, et Allemand est avare de ses peines. Il parait que cette be- 
sogne spéciale semble rude, car on a beaucoup ri d’un avis émanant 
du directeur de la poste de Metz et recommandant au public de ne 
pas fermer trop hérmétiquement les lettres, afin que l’ouverture en 
fut plus facile... au destinataire. 0 naiveté tudesque ! 

La moralité qu’on peut tirer de ceci, c’est qu’apparemment le génie 
allemand s’est trop incarné et trop spécialisé dans les choses de la 
guerre, ou il est devenu incomparable, et qu’il s'est tellement dé- 
pensé dans cette direction qu’il n’en est pas resté grand’chose pour 


les autres services qui concernent la vie courante et la sauvegarde 
sociale. 


V 
LES INDEMNITES. 


La politique allemande en a fait évidemment son plus sdr moyen 
de séduction, son instrument de régne le plus puissant. Elle en a 
appliqué, du moins, le principe assez largement, pour qu’on ait pu 
croire et dire que la prétention de nos nouveaux mattres était d’a- 
cheter 4 beaux deniers comptants l’Ame de nos populations. Mais le 
plus incroyable désordre et l’arbitraire le plus inoui ont présidé a 





DEPUIS LA PAIX. 431 


la distribution des largesses; désordre dans la fixation du chiffre 
des dédommagements, arbitraire dans leur répartition et leurs | 
chances de payement. Et d’abord, c’est le pays de langue francaise 
qui a été, et de beaucoup, le plus favorisé. Tandis que les arrondis- 
sements de Thionville et de Sarreguemines étaient mis ca et la a la 
porlion congrue, que, dans certaines régions de ces arrondissements, 
toute participation aux indemnités était refusée, qu’ailleurs les pro- 
messes faites n’élaient pas tenues, et qu’a l’heure qu’il est toute 
espérance de les voir réalisées soit 4 peu prés perdue, les environs 
de Metz ont vu affluer les ondes dorées d'un véritable Pactole. Mais, 
méme dans ce milieu privilégié, il s’en faut de beaucoup que toutes 
les réclamalions aient eu le méme succés, et tous les intéressés 
méme satisfaction. De commune 4 commune, et dans un centre 
de population, de voisin 4 voisin, les différences ont été souvent 
sensibles, quelquefois scandaleuses. Mais l’amorce tendue a vite élé 
saisie par l’intérét légitime d’abord, puis bientét par la cupidité 
vile. Devant certains chiffres éblouissants, eolportés de proche en 
proche, les convoitises se sont allumées. Cela ressemblait 4 une 
foire d’empoigne. Il y avait des indemnilaires dont les demandes 
étaient régiées, qui se repentaient de leur modération, et qui reve- 
naient 4 la charge par des notes supplémentaires de pertes. Beau- 
coup réussirent a les faire admettre. Les bureaux de la présidence 
daient littéralement assiégés. De toules parts convergeaient vers le 
chef-lieu des flots d’avidités rurales. I] n’y avait guére qu’a deman- 
der pour obtenir... C’était séduisant. Néanmoins, il y avait des 
éconduits. L’un d’entre eux, plus madré que les autres, s’avisa de 
faire le voyage de Nancy, et d’aller porter ses réclamations auprés 
de M. le général de Manteuffel, commandant le corps d’occupation. 
Ul fut bien accueilli, et trouva des imitateurs. Le général souriait 
dans sa moustache, et signait les piéces, en disant: «Je veux que 
tout le monde soit content!» Sa signature n’était pas un ordonnanice- 
ment des sommes convoitées, mais c’était une puissante recomman- 
dation auprés des autorités de la Lorraine. Une sorte de fiévre de 
Yor s’était répandue dans le pays, et secouait la torpeur des plus 
indifférents. En quelques mois, une pluie de numéraire s’était 
abattue sur nos villages et sur nos fermes. La corne d’abondance 
semblait inépuisable. Il y avait des railleries pour les gens honnétes 
qui ne demandaient que leur du. Il arriva que le devis estimatif 
des pertes présenté par ceux-ci fut déclaré au-dessous de la réalité 
par les répartiteurs, qui allouérent des sommes supplémentiaires. Il 
fallait bien maintenir !’échelle de proportion, et éviter les contrastes 
compromettanis! 

Du reste, le principe indemnitaire s’étendait 4 tout : aux immeu- 








432 METZ ET LA LORRAINE, 


bles, au mobilier, aux réquisitions de denrées, aux pertes de bes- 
tiaux, par suile d’épizootie... que sais-je encore? 

Jl en résulte que la plus grande partie de l’ancien arrondissement 
de Metz nage littéralement dans l’opulence. Un notaire de campagne 
me disait qu'il ne savait plus que faire de tout argent qu’on lui 
apportait, tout le monde voulant préler et personne emprunter. 
C’est Pembarras des richesses, mais il y en a un autre. Une certaine 
partie de la population valide a émigré. Les bras manquent. Nos 
fermiers ne peuvent plus recruter le personnel qui leur est indis- 
pensable pour leurs travaux. Ils sont les esclaves de leurs valets, 
qui leur mettent sans cesse le marché a la main. J’en ai vu qui su- 
bissaient !es outrages, le mot n’est pas trop fort, oui, les outrages 
de leurs serviteurs, pour n’en étre pas abandonnés. C’est une en- 
chére de prélentions excessives, c'est le renversement des relations 
ordinaires entre maitres et domestiques, cest une sorte de gréve 
rurale ! 

La grande préoccupation des Allemands a été, dés la conclusion 
de la paix, de faire disparaitre les traces de la guerre. Pour arriver 
ace résultat, ils ont dépensé sans compter. Deux villages des envi- 
rons de Metz, Peltre et la Maxe, ont été incendiés tuut entiers. Le 
premier Pa été trois fois, pour que l’ceuvre de destruction fat abso- 
lue. Ils vengeaien! ainsi deux défaites sur Jes lieux qui en avaient 
été le thédtre. Leur barbarie s’est, du reste, signalée en France 
dans les mémes circonstances, et sous l'empire des mémes passions 
ou de la méme consigne. Mais il semble que dans les contrées 
quils veulent garder, !a vue de ces ruines excite en eux un senti- 
ment qui ressemble au remords. C'est avec une sorte de hate 
fébrile que l’adminisitration pousse a la reconstruction des villages 
détruits. On les voit rapidement renaitre de leurs cendres, et au- 
jourd’hui il semble qu ils soicnt tout battants neufs. Mais quelle 
prodigalité dans les dédommagements! L’ordre était évidemment 
donné de tout accorder les yeux fermés. Aussi, ce systéme de re- 
dressement a-t-il cu des aspects comiques. A Peltre, par exemple, 
de pauvres diables qui ne possédaient dans un bouge qu'une table 
boiteuse et un lit vermoulu ont recu le prix d'un riche mobilier. Le 
patre de la commune a réclamé et obtenu la valeur des glaces, des 
candélabres et de l’argenterie... dont il aurait pu étre proprié- 
taire! : 

Du reste, les indemnités immobiliéres, et méme pour quelques- 
unes mobiliéres, ont été payées méme a des personnes qui enten- 
daient rester Francaises, qui devaient méme conserver leur natio- 
nalilé, en raison des fonctions publiques qu’elles continuaient & 
exercer en France. Mais, a cet égard, les décisions étaient toutes 











DEPUIS LA PAIX. 435 


personnelles et tout arbitraires. On peut citer, 4 ce point de vue, 
des exemples parfaitement contradictoires. 

Mais 4 cette phase des prodigalités presque sans limites en suc- 
céde une autre, qui en est la contre-partie et, jusqu’d un certain 
point, la conséquence. Les Allemands voulaient assurément se faire 
des amis, mais ils s’avisérent un peu tard qu’ils pourraient bien 
avoir été dupes. Les révélations les plus graves leur arrivent tous les 
jours sur le mal fondé des réclamations auxquelles ils ont fait droit. 
Des faits d'une nature beaucoup plus grave leur apprennent aussi 
que ce n’est pas impunément qu’on fait appel aux passions cupides, 
et que, quand onweul séduire, on risque de corrompre. Un certain 
sombre d'individus, et parmi eux des maires de village, ont été cités 
en justice pour avoir falsifié, 4 leur profit, des chiffres sur des piéces 
efficielles. Comme il n'y avait qu'un mot 4 dire, certaines conscien- 
ces dévoyées crurent qu’il n’y avait qu’un zéro 4 ajouter pour faire 
un gain illicite. Ges découvertes donnérent |’éveil, des dénonciations 
en forme firent le reste. Le président de la Lorraine vient de décider 
que les indemnités, méme percues, seraient sujettes 4 révision. 

Voici, du reste, comment on procédait pour élablir les droits des 
indemnitaires. Il y avait des commissions dites cantonales, compo- 
sées de plusieurs agents allemands, qui s’adjoignaient dans chaque 
commune le maire et quelques conseillers municipaux. Ces com- 
missions cantonales transmettaient le résullat de leurs travaux a 
une commission centrale, siégeant 4 !a présidence. Mais il est clair 
que celle-ci nc faisait guére qu’enregistrer les décisions de celles-la, 
lesquelles attestaient le plus souvent les conclusions de |élément 
local qu’elles s’adjoignaient. Il fallait agir vite, en effet, et les 
moyens de contrdle étaient difficiles 4 recueillir. On comprend, sans 
qu’il soit besoin d’insister, les inconvénients de cette organisalion. 
Si les hommes sont partout les hommes, ils le sont surtout sous la 
blouse du paysan. On peut admettre que le maire et les conseillers 
municipaux, ¢élant les véritables répartileurs, avaient des tendances 
a se faire la part large, chacun passant la rhubarbe pour avoir le 
séné. A tous les degrés de l’échelle, Je bon plaisir, les préférences 
particuliéres, et méme l'intérét privé, posaient plus ou moins les 
chiffres, et dictaient les décisions. De la, tant d’inégalités et de con- 
irastes dans les répartitions; mais, de 14 aussi, des réclamations 
sans fin, des rancunes non sans molifs, un antagonisme latent, 
mais qui trouvait bientét moyen de s‘affirmer par la plainte ou la 
délation, entre les gros et les pauvres héres de village. I] en résulta 
comme une explosion de mécontentements et un déchainement de 
basses passions. Les récriminations, l’envie, les haines de famille se 
sont allumées, et, presque partout, comme il faut un bouc émissaire 


434 METZ ET LA LORRAINE, 


aux ressenliments, ce sont les bienfaiteurs tudesques qui ont sur- 
tout porté la peine des griefs arliculés et des injustices commises. 
Digne prix des efforts corrupteurs qu'il n’est pas inique de leur re- 
procher! ; 

La présidence a donc décidé qu'il serait créé une nouvelle com- 
mission cantonale, composée autrement que la premiére, et qui 
serait chargée de revoir tous les dossiers et de les passer au crible 
d’une véritable enquéte. Je laisse 4 penser si une telle annonce a 
fait battre les coeurs! Mais il y a plus d’apparence que de réalité 
dans cette menace de révision. Ce seront toujours les éléments lo- 
caux qui fourniront les renseignements, donneront les explications, 
rendront compte des anomalies signalées. Peut-étre les plus-values 
les plus scandaleuses seront-elles l'objet d’une restitution, et encore 
jen doute, mais la mesure, en elle-méme, pourrait bien n’étre 
qu'un épouvantail 4 l’adresse des braves gens qui, gorgés par les 
Allemands, songent 4 aller jouir ailleurs que sous leur domination 
des produits de |’aubaine indemnitaire. En un mot, il pourrait bien 
y avoir 1a une inspiration politique plutét qu’une volonté bien ar- 
rétée de faire rendre gorge aux cupidités assouvies. 

Le principal ressort de la propagande allemande réside donc dans 
l’achat des consciences. Mais le moyen de captation a-{-il réussi au 
gré de la préméditation qui a mis en ceuvre? C’est au moins trés- 
douteux. On a vu que la mauvaise répartition des dédommagements 
a fait des heureux, mais encore plus de mécontents. Les plus favo- 
risés, d’ailleurs, croient avoir fait ceuvre pie en s’enrichissant aux 
dépens des étrangers, et il n’est pas rare de leur entendre dire que 
c’est pain bénit de voler un voleur,... excuse d’une moralité plus que 
douteuse, mais qui les dispense de la gratitude. Si quelques indivi- 
dus comblés s’arrangent d’une situation nouvelle qui a augmenté 
leur bien-étre et leur importance, ils seraient plus heureux encore 
den jouir comme Frangais. En résumé, cette pluie d'or ne me parait 
pas avoir beaucoup modifié, au moins dans l'ensemble, l'esprit de 
notre monde rural. Sil’on me permettait une comparaison triviale, 
mais quirend exactement ma pensée, je dirais que les appétits cam- 
pagnards ressemblent 4 ceux d’un chien fidéle qui accepte d'un étran- 
ger un os 4 ronger, mais qui au premier geste, au premier appel, 
revient dans les jambes du maitre toujours et quand méme aimé. 











DEPUIS LA PAIX. 435 


VI 
METZ EXTRA ET INTRA-MUROS. 


Le voyageur qui n’aurait pas vu les environs de Metz depuis la 
guerre ne les reconnaitrait assurément pas. Nos concitoyens eux- 
mémes ne se trouvent plus chez eux dans celte banlieue ravagée, et 
ce n’est qu’avec un serrement de cceur qu ils considérent le spectacle 
de ruine et de désolation qu’elle offre. Partout reste encore vivante 
et terrible l'empreinte de la lutte stérile qui a abouti a la pire des 
catastrophes. La destruction absolue des maisons et des jardins dans 
la premiére zone des fortifications a supprimé les anciens points de 
repére. Les grands arbres ont également disparu, emportant avec 
eux la physionomie du paysage. Maintenant, les regards n’em- 
brassent plus que les rayures abruptes des chemins et ]’échiquier 
des murs abaltus au ras du sol. Tout est nu, aride et sans perspec- 
tive. Les reconstructions mémes qui commencent 4 se dresser ¢a et 
la accusent l’intensité de la destruction. 

Et, pour faire contraste avec ces images de mort, on a le tableau 
de l’activité que les Allemands déploient pour achever le réseau des 
défenses extérieures. Ce ne sont partout qu’extraction de pierres, 
transport de matériel, retentissement du pic et du marteau. Tout un 
monde de travailleurs s’agite sur la circonférence tracée par les for- 
midables jalons des forts. Il a été dit et répété dans les journaux que 
l'‘autorité prussienne avait congédié les ouvriers francais et étran- 
gers travaillant aux remparts, et n’avait gardé que les Allemands. 
C'est absolument une erreur : elle accepte des deux mains, au con- 
traire, toutes les offres de service, et rémunére largement ceux 
qu'elle emploie. Un simple terrassier peut gagner jusqu’a sept francs 
par jour, un contre-maitre dix francs. C'est pour le travail manuel 
une prime, qui contribue 4 la cherté de la main-d’ceuvre et raréfie 
les bras dans la campagne. Mais les Allemands sont pressés; ils 
embauchent sans choix et payent sans compter; aussi leurs équipes 
constituent-elles un vrai pandemonium ou toutes les nationalités, 
toutes les existences déclassées, tous les antécédents sinistres, sont 
représentés. C’est 1a que des épaves de la Commune sont venues s’é- 
chouer, mais ne doivent pas se trouver en trop mauvaise compagnie. 
Puisse la sueur du travail laver leurs méfaits! 

Outre Pachévement et ]’extension des anciens forts, les Allemands 
construisent de nouvelles enceintes fortificées, notamment au sud de 


456 METZ ET LA LORRAINE, 


Ja ville, dans la plaine de Saint-Privat, qu'il ne faut pas confondre 
avec le plateau de Saint-Privat-la-Bataille, situé au nord. Les Fran- 
cais avaient voulu faire de Metz un camp retranché qui fut le boule- 
vard du pays contre l’invasion de |’Allemagne; les Allemands sont 
en train d’en faire une téte de pont 4 peu prés inexpugnable, pour 
protéger leur offensive future contre la France. Je n'insisle pas sur 
cette question des défenses extérieures, parce que les projets qu’elles 
comportent ont été livrés 4 la publicité; mais ce qui n'apparait qu’a 
travers un voile dans l’exposition officielle de ces projets mérite un 
moment d’attention. ll est certain que les différentes forteresses en 
voie de construction, ou qui vont surgir de terre, seront reliées entre 
elles par une enceinte 4 peu prés continue, formée d’une muraille 
avec revétements et fossés, de telle‘ sorte que la ville sera enserrée 
dans une seconde ceinture de fer et de pierre concentrique a la pre- 
micre. 

Il y a aussi dans les plans publiés un passage qui peint au vif l’in- 
domptable orgueil qui est l'un des traits du génie allemand. Hl est 
dit dans ce document que le fort des Petites-Tappes sera démoli et 
non reconstruit, comme inutile. Or il est trés-vrai que les Petites- 
Tappes ont été prises et repriscs d’assaut le 6 octobre 1870, en méme 
temps que le chateau de Ladonchamps, qui en est voisin, mais elles 
forment un ensemble de constructions qui n’ont jamais prétendu a 
Yhonneur d’étre une place d’armes ou méme un simple fortin. Elles 
conslituent tout bonnement une ferme assez-considérable qui n’a 
jamais eu pour garnison qu’une armée de valets de labour. Mais, a 
)’"époque du blocus, elle aura figuré sans doute dans un rapport mi- 
litaire comme une citadelle conquise par la valeur prussienne, et les 
vainqueurs, en la supprimant aujourd hui sur le papier, ne veulent 
pas la disqualifier dans le passé. C'est du moins la seule explication 
plausible d’un tel baptéme donné et maintenu. 

L'intérieur de la ville n’est pas moins changé. Ce sont toujours les 
mémes édifices, et ce n’est presque plus la méme apparence exté- 
rieure. Le fourmillement multicolore des uniformes étrangers lui a 
donné je ne sais quoi de criard qui saute aux yeux. Ce qui n’est pas 
moins sensible, c'est absence de plus en plus accusée de toilettes et 
de tournures francaises. Ce qui nous reste de femmes du monde n’a 
plus de gott aux atours et reste chez soi. Les hommes paraissent 
toujours pressés de revenir au foyer, qui garde du moins encore 
Yempreinte et l'dme du passé. La race des flaneurs semble perdue. 
Elle est chass¢e des voies extérieures ‘par les retentissements de 
Vidiome tudesque, passé pour nous 4 l'état de servitude insupporta- 
ble. Je ne connais pas de peuple qui ait le verbe plus haut et plus 
grincant que Ic peuple allemand. Quand deux Prussiens parlent dans 














DEPUIS LA PAIX. 457 


la rue, ils la remplissent, 4 la lettre, de clameurs gutturales. 

Cest le dimanche, que les réalités, non pas de la germanisation, 
mais de l'importation des habitudes allemandes, apparaissent cru- 
ment, surtout dans les quartiers populaires et aux environs des ca- 
sernes. Tous les débils hantés par la garnison débordent.et rejettent 
leur trop-plein sur le pavé encombré. C’est une effroyable explosion 
de clameurs, de chants, d’instruments. L’Allemand aime a hoire 
aux sons de la musique; pas de café qui n‘affiche et ne déchaine a la 
porte son grosses Concert. Tout cabaret a son quatuor de cuivres dé- 
chirants, tout au moins la clarinette essoufflée. Les plus dénués se 
rabattent sur l’orgue modeste qui flatle encore la mélomanie teu- 
tonne. On juge du charivari. 

Partout, aux facades des maisons et a tous les étages, une sorte 
de marqueterie d’écrileaux de vente ou de location. Les pavés re- 
tentissent sous les roues des lourds camions ou les mobiliers sont 
empilés ; il semble vraiment que la cité tout entiére soit prés de dé- 
ménager, ou déménage. Mais ce sont les rez-de-chaussée qui ont pris 
surtout un aspect tudesque; ce ne sont partout que gasthoff, wirth- 
chafft, et autres établissements o0 l'on boit et l'on mange. La glou- 
tonneric et l'amour du hors de chez soi se sont donné ici les cou- 
dées franches. Les gargotiers d'Allemagne se sont si prodigieuse- 
ment essaimés, qu’il semble aujourd’hut que la moitié de la ville 
s’offre 4 héberger l'autre. I] ne manque pas méme, sur nos quais et 
sur nos promenades, de érink-hall qui s’adressent aux amateurs de 
limonade et méme d’eaux thermales,... y compris les purgatives. 

Mais ce luxe de restauration a un équivalent : c’est le nombre 
inoui de marchands de tabac. La plante de Nicot s’y débite, ou du 
moins s’y ofire sous toutes les formes. Sans doute, il est plus diffi- 
cile de voir un Allemand dans la rue sans un cigare aux lévres 
qu’un Frangais devant une chope, sans une pipe aux dents, mais en 
fumant sans désemparer du matin jusqu au Soir, no’ douze ou treize 
mille hommes de garnison bigarrée, en y ajoulant la colonie alle- 
mande tout entiére, ne suffiraient pas 4 donner un écoulement ré- 
munérateur aux produits de ce genre mis en vente a Metz. Ce sont 
des stocks eftrayants, des entassements babyloniens. Nos petits bu- 
reaux 4 la frangaise paraissent bien humbles 4 cété de ces magasins, 
dont les dépendances sont immenses et le luxe trés-apparent. Il est 
vrai que les installations splendides de ces industriels sont bien sou- 
vent éphéméres, et que beaucoup ne font que briller et mourir. Deux 
ou trois de nos anciens bureaux Jeur font, du reste, une concurrence 
redoutable, en vendant presque exclusivement du tabac francais. Il 
paratt d’autant meilleur gu’il codte trés-peu; car le gouvernement 
de la république, qui est fabricant de tabac et marchand en gros, le 


458 METZ ET LA LORRAINE, 


céde au dehors 4 des prix trés-réduits. On le paye ici moitié moins 
qu’en France. 

Faut-il ’'avouer? c’est une de nos consolalions. Mais nous en avons 
encore une autre dont on me permettra, bien que d’une nature 
délicate, de dire un mot. Nos demeurants frangais, qui n’igno- 
rent pas combien peu les Allemands entendent la plaisanterie, sai- 
sissent assez souvent l’occasion de s’égayer 4 leurs dépens. Presque 
toujours il suffit d'un mot, d’un geste, d'un regard, car les relations, 
je l’ai déja dit, sont presque nulles; mais malheur 4 imprudent 
qui appuie trop sur l’intention railleuse et lui donne une forme sai- 
sissable! la victime se venge immanquablement. Les femmes de 
France ont surtout le don du persiflage, et Dieu sait si elles en usent 
4 l’adresse des Silésiennes, des Poméraniennes, et autres échantil- 
lons du beau sexe prussien, qui nous arrivent avec des toilettes, des 
modes et des altitudes invraisemblables ! On n’imagine rien de gau- 
che, de guindé et de laid comme ces épouses et ces fiancées de nos 
vainqueurs. Il faut bien avouer que quelques-unes, dont les habits 
semblaient un défi porté au bon gout par l’arriéré de la coupe et 
Panarchie des couleurs, ont été en pleine rue |’objet d’ovations iro- 
niques, jnsqu’d étre reconduites chez elles par des gamins sans pitié. 

L’histoire de l'une de ces infortunées restera ici légendaire. Sa 
premiére apparition en public lui ayant fait comprendre qu’elle de- 
vait quitter sa parure germanique, elle commanda chez la bonne fai- 
seuse un costume dans le dernier gout parisien. Sitét livré, sitét ar- 
boré. Mais 4 peine sur la promenade, des-éclats de rire retentissent, 
un cercle se forme 4 distance autour de la dame. Pourpre de honte 
et de colére, elle court chez la couturiére et commence des reproches 
sanglants... Mais }4 aussi elle est accueillie par une explosion d’hila- 
rité franche, irrésistible, nerveuse. 

— Comment, vous aussi! dit ]’Allemande hors d’elle-méme. 

— Pardonnez-moi, madame, mais c’est plus fort que moi, dit 
l’artiste en jupons... Je crois bien qu’on a ri... Vous avez mis votre 
pouf sens devant derriére ! 

La pauvre dame avait mis en effet par devant l’appareil étoffé qui 
doit constituer la tournure... de l'autre coté. 

Les Allemands, ai-je dit, sont impitoyables pour ceux qui leur in- 
fligent des déconvenues d’amour-propre. Les dames elles-mémes ne 
sont pas 4 l’abri de leur vengeance, quand ils ont subi leurs moque- 
ries. [l y a quelques semaines — mon Dieu! je ne donne pas ce petit 
épisode comme exemplaire, mais je le cite comme un témoignage 
des antipathies populaires — il y a quelques semaines, donc, une 
Frangaise proposait & une autre, sur le champ de foire, d’aller voir 
la ménagerie. 


DEPUIS LA PAIX. 439 


— Pour voir des ours?... A quoi bon?... il y en assez tout prés! 

Et la dame ponctua cette malice par un vif regard 4 l’adresse d’un 
officier prussien qui la coudoyait presque. Celui-ci n’hésita pas, il 
saisit la moqueusce par le bras et l’entraina au bureau de police. Elle 
s’en tira moyennant quelque amende. 

Dans ces occasions-la — et elles sont fréquentes — les coupables 
ne sont pas toujours traduils en justice. C’est le fonctionnaire (juge 
de paix ou commissaire de police) devant lequel le délinquant est 
conduit qui fixe séance tenante le chiffre de la réparation. Quelque- 
fois, un simple agent rend l’arrét, toujours assez anodin d’ailleurs. 
La somme exigée varie de 1 4 30 thalers. C’est bien la justice som- 
maire et les procédés 4 la turque dont je parle plus haut! Les sus- 
ceptibilités allemandes a cet égard sont intraitables. Ils sont tou- 
jours disposés 4 croire qu'on se moque d’eux. Ils se trompent... 
rarement, mais cependant cela Jeur arrive. Je pourrais citer bien 
des cas ot ils ont fait punir une intention qui pouvait exister en 
germe, mais qui ne s était pas traduite en fait. 

Iis auront beau faire. Ils ne nous empécheront pas de nous ven- 
ger en détail de la grosse injure de leur présence. Ce cdté de la re- 
vanche nous est assuré!... 


VII 
L’OPTION. — EMIGRES ET IMMIGRANTS. 


Beaucoup de personnes croient fermement, ici, que les autorités 
allemandes ne voient pas d’un mauvais ceil le mouvement d’émi- 
gration et que, notamment, le départ des individualités haut pla- 
cées pur la fortune ou les lumiéres leur est particuliérement agréa- 
ble, parce qu'elles constituent l’élément le plus réfractaire a 
assimilation. Ce raisonnement n’est vrai que trés-relativement. Ce 
qui me parait certain, c’est que la dépopulation est acceptée plus 
volontiers par la politique de Berlin dans les villes que dans les 
campagnes, car le travail des champs est le fondement de toute 
richesse. On peut remplacer les citadins, qui consomment sans pro- 
duire, et méme les commercants, qui ne sont que des intermé- 
diaires; mais, si les terres restent en friche, faute de bras, la 
source méme de la production est détruite. C'est la loi économique 
qui donne le mot de cette préférence. Il n’en est pas moins vrai, 
qu’a mon avis, .|’Allemagne ne considére qu’avec appréhension et 
colére l’élan patriotique qui pousse tant d'Alsaciens-Lorrains & quit- 
ter le sol natal pour retrouver une terre francaise. 


440 METZ ET LA LORRAINE, 


Le traité de Francfort reconnait aux optants le droit de posséder 
dans les provinces annexées, mais les revenus qu’ils tireront de 
leurs immeubles seront dépensés au loin et perdus pour la prospé- 
rité du pays. Cette situation des propriétaires éxtrayant la sub- 
stance du sol sans rien lui rendre aménera un appauvrissement aw 
moins partiel et repruduira les inconvénients et les périls de Pab- 
sentéisme tant reproché 4 laristocratie irlandaise. Les Allemands 
sont gens trop pratiques pour étre insensibles 4 ce genre de consi- 
dération. Mais leur orgueil national ne peut pas vouloir dav: ntage 
que le monde soit témoin des répulsions qu’ils inspirent. N’au- 
raient-ils pas, dans une cerlaine mesure, légitimé leur conquéte 
s'ils se faisaient accepter par les populations que la force leur a 
livrées? Leur gloire et leur renom seront d'autant plus sauvegardés 
que le nombre des protestations sera plus restreint dans ]’ordre 
matériel, comme dans l’ordre moral ; ils sont donc intéressés 4 en- 
rayer le plus possible le mouvement de transplantation. 

Ce que la logique indique, d’ailleurs, certaines informations le 
prouvent. Il y a quelques mois, l'un de nos concitoyens, trés-digne 
de foi, et que des affaires privées amenaient a la préfecture, s’entre- 
tenait avec M. le baron de Keenneritz, alors préfet, des dispositions 
de la population messine 4 se soustraire 4 ]a domination allemande. 
« Monsieur le préfet, dit ce Messin, me permettra-t-il de lui demander- 
s'il est vrai, comme on le dit, que son gouvernement voit avec sa- 
tisfaction les options pour la France? Si ma question est indiscréte, 
je n'insiste pas... — Votre question n’est pas indiscréte, répondit 
M. de Keenneritz, aprés une pause méditative, et j’y vais répondre 
avec la franchise que vous avez mise 4 me I'adresser... Non, les 
départs nombreux ne nous sont pas agréables, car nous savons ce 
que nous perdons, et nous connaissons mieux encore ce que nous 
aurons a la place! » 

Telle est la réponse trés-authentique du préfet. Il faisait allusion, 
et une allusion amére, a l’élément germanique venant remplacer 
les Frangais dans |’Alsace-Lorraine. Ces nouveaux colons, en effet, 
sont, en général, assez peu recommandables. Ce sont trop souvent 
des commercants faillis, des fonctionnaires destitués, des individus 
tarés, ayant tous au moins mal réussi dans leur pays et qui vien- 
nent tenter la fortune sur un nouveau terrain. Sauf d’honorables 
exceptions, c’est une écume, loin d’étre une élite. A défaut d’au- 
tres preuves, l'état civil de Metz ne justifierait que trop cette as- 
sertion. Sur le chiffre des naissances qu’il a enregistrées en 
4872, la moitié seulement est légitime. Sous le régime francais, 
cette proportion était moins affligeante pour la morale. Au lieu 
d'étre de moitié, elle arrivait 4 peine 4 trente pour cent d’enfants 











DEPUIS LA PAIX, 4i1 


naturels. Le grand nombre de filles perdues et de servantes appar- 
tenant 4 la nationalité allemande qui entrent dans le chiffre actuel 
de Ja population explique cette marée montante d’immoralité. 

On m’a assuré, mais je n’ai pu, naturellement, en avoir la jus- 
tification officielle, que beaucoup des nouveaux venus ont recu de 
leur gouvernement une provision de 2,000 francs destinés 4 faci- 
liter leur établissement dans les provinces conquises. C'est cette 
invasion civile, faisant suite & autre, qui nous a donné tant de 
débits de tabac, tant d'hdtelleries, tant de cabarets avec concert et 
bal. Mais la plupart de ces trafiquants sont loin de faire de bril- 
lantes affaires. Beaucoup ne tardent pas 4 mettre la clef sous la 
porte. Moins d’un an aprés |’occupation, il y avait parmi eux cent 
déclarations de failliles. Quant au bourgeois allemand, 4 l’habitant 
vivant de ses rentes, il n’existe pas ici méme a |’état rudimentaire. 
En Allemagne, comme ailleurs, Je ciloyen qui a pignon sur rue 
reste au foyer natal, ou du moins ne vient pas essayer une nou- 
velle existence dans un milieu qu’il sait étre hostile 4 son nom et a 
sa race. La colonie allemande, bien que déja nombreuse, car elle 
comporte douze mille 4mes, n’est formée que de gens déclassés, 
d’industriels plus ou moins sérieux et de fonctionnaires ; ccux-ci, 
d’ailleurs, gens fort honorables. Avec la garnison, qui est aussi dv: 
douze mille hommes, ce peuple parleur et bruyant ne laisse pas que 
de donner une certaine animation 4 la ville, mais une animation trés- 
diiférente de celle qu’entretiennent les foules francaises. 

L’émigration messine est considérable. On peut déja en soup- 
conner l’importance, rien que par le nombre prodigieux des fonds 
de magasins, des établissements de commerce, des immeubles, 
qui sont vendus, ou p:utét dont la vente est annoncée. On peut 
dire que l'ancienne cité messine est & peu prés tout enliére 
a vendre. Et prés de deux mois nous séparent encore de la fin du 
délai d’option! Beaucoup de nos concitoyens, dont le parti est pris, 
qui ont déja ou cherchent un domicile au dehors, n'ont pas enzore 
fait la déclaration obligée, et ne la feront qu’au dernier moment. 
Iis veulent jouir de leurs jours de grace. Ce que je puis affirmer, 
c'est que, sur cing personnes interrogées, quatre se prononcent 
pour le départ. Il semble que la ville entiére conjugue le verbe s’en 
aller. Mais toutes les résolutions tiendront-elles jusqu’au bout? ll 
est 4 présumer que, parmi les commercants qui n’auront pas vendu 
leurs fonds, parmi les habitants qui n’auront pas trouvé au dehors 
des conditions d’existence suftisantes, il sen trouvera, en certain 
nombre, qui se décideront 4 subir leur sort. Mais, méme en faisant 
la part de ces défaillances, je m’effraye 4 la pensée de l’encombre- 
ment qui se produira dans les bureaux de la mairie et de la direc- 

40 Aovr 1872. 29 


443 METZ ET LA LORRAINE, 


tion de police pendant les derniers jours du délai. Je crains méme 
que, faute de s’y étre pris 4 l’avance, et peut-étre en raison de 
Pindolence ealculée des bureaux, beaucoup de retardataires ne 
puissent accomplir, en temps utile, la formalité indispensable. 

Le chiffre des options, ou plutét des départs, est impossible & 
fixer d’une maniére rigoureuse. Au dire des fonctionnaires alle- 
mands, il y avait eu, jusqu’au 25 juin, & la direction de police de 
Metz, mille sept cent trois déelarations d’option pour ta nationalité 
francaise, ce qui représente environ sept mille personnes ayant 
déja quitté la ville, car une option est faite par un chef de famille 
pour tous les siens, méme pour ses serviteurs. II serait injuste, 
peut-étre, de déclarer non sincére ce chiffre de mille sept cent trois 
options. Mais, en l’acceptant comme parfaitement authentique, il 
est trés-loin d’exprimer le mouvement réel de l’émigration mes- 
sine. A ces sept mille personnes qui ont passé par la formalité de 
Poption, il faut adjoindre : 1° les Francais, relativement nombreux, 
qui, sans étre nés dans les provinces annexées, avaient 4 Metz un 
domicile plus ou moins fixe, plus ou moins permanent, et que la 
domination allemande a fait fuir sans qu’ils aient eu & faire de 
déclaration; 2° les Messins ou Lorrains natifs qui sont partis sans 
se prononcer, se réservant de faire leur déclaration d'option, en 
France, au lieu de leur nouveau domicile... Et l’ennui d’aflronter 
un fonctionnaire tudesque et, qui pis est, un directeur de police, a 
beaucoup grossi les émigrés de cette catégorie. 

Mais d’autres éléments de preuves peuvent étre fournis. On peut 
consuller la situation des listes électorales qui expriment le mieux 
Y effeetif décroissant de la population virile, on peut aussi interroger 
la souche des certificats donnés par la mairie aux partants. Sans 
entrer dans des détails superflus, la eomparaison entre deux épo- 
ques rapprochées peut enfin donner assez fidélement la tonique des 
départs. 

En 4870, avant la guerre, la population civile de Metz était de 
48,000 Francais. Au 4° décembre 1871, elle était de 40,000 ames, 
et se décomposait ainsi : 32,000 Frangais, 8,000 Allemands. Au- 
jourd’hui (commencement de juillet), elle est descendue & 30,000 
personnes, soit 48,000 Francais et 42,000 Allemands. Prés des deux 
tiers de la population ont done déja quitté la ville. Mais que sera 
l’exode final? 

Régle générale et a laquelle je ne pourrais pas citer une exception, 
tous les chefs de famille ayant des fils et appartenant aux classes 
riches ou ayant le degré d’aisance qui permet un déplacement ont 
déja choisi ou choisiront un domicile en France. [Il n’en est pas un 
qui, 4 ma connaissance, ait accepté la perspective de voir son enfant 





DEPUIS LA PAIX. 445 


coiffé du casque en pointe. Les demeurants connus n'ont que des fil- 
les, ou sont célibataires ou veufs sans enfants males. 

La proportion des départs est tout aussi accentuée dans les petites 
villes de l’ancienne Moselle, Thionville, Sarreguemines, Forbach, 
Bitche. Quant au chiffre de l’émigration dans les campagnes, les 
commissaires de police cantonaux doivent seuls le connaitre et ne 
le livrent pas, mais il reste trés-au-dessous de celui des villes. J’ai 
plus haut, du reste, donné quelques informations a cet égard. Malgré 
tout, la pénurie des bras dans les cercles ruraux, la difficulté pour 
les fermiers de trouver des serviteurs, d'autres symptdémes encore 
prouvent qu'un assez grand nombre de jeunes gens que la conscrip- 
tion allemande menace ont tout quitté pour y échapper. Et comme 
ceux-ci, il faut bien le dire, se trouvent placés dans la pire des con- 
ditions, si leurs parents n’ont pas réguli¢rement opté pour la France, 
ils sont, en effet, considérés comme réfractaires par la loi prus- 
sienne, et leur héritage peut étre confisqué, au moins jusqu’a con- 
currence de mille thalers. Quant aux annexés, redevenus Francais 
par l’option, rien ne les empéche, contrairement 4 un préjugé ré- 
pandu, de recueillir la succession de leurs parents restés alle- 
mands. 

Le traité de Francfort, au point de vue des conditions de l’option, a 
donné lieu & de nombreuses controverses, et 1] est diversement inter- 
prété par les casuistes, méme par les casuistes officiels de Paris et de 
Berlin. Sans nous engager dans une argumentation superflue, disons 
seulement qu’en cette matiére délicate tout peut étre ramené a trois 
points principaux : 4° les personnes nées dans les provinces annexées, 
si elles veulent rester Francaises, doivent opter en tout état de cause 
et quel que soit le lieu de leurdomicile ; 2° les non-natifs, qui avaient 
leur domicile civil et politique dans l’Alsace-Lorraine quand le traité 
de Francfort a été signé, sont considérés, 4 Berlin, comme devenus 
Allemands. Cette prétention est peut-étre excessive, mais le plus sdr 
est de s’y résigner en optant ; 3° les mineurs. C’est surtout ence qui 
les concerne que les deux gouvernements de France et d’Allemagne 
ont des vues différentes. Ainsi, l’interprétation allemande refuse au 
mineur, méme émancipé, la faculté d’option. Jl doit suivre la condi- 
tion régnicole de ses parents. Sil est orphelin, il doit obtenir, pour 
opter, l’autorisation expresse de son conseil de famille, et son tuteur 
doit avoir opté pour la nationalité francaise... Le tout, bien entendu, 
sans préjudice du droit que notre code civil reconnaft a tout individu 
né en France, ou de parents francais, a l’étranger, de réclamer la 
nationalité francaise dans l'année de sa majorité. En résumé, ce qui 
est plus simple et plus prudent, c’est, dans tous les cas douteux, 
de passer par la formalité de l’option. 


B44 METZ ET LA LORRAINE, 


Et maintenant, faut-il politiquement regretter cette prodigieuse 
désagrégalion, dans les villes, du vieux tuf autonome? Peut-étre. 
C’est, assurément, un honneur pour notre siccle et notre race ré- 
pulée si sceptique que cet exemple donné de l'abandon du sol natal, 
des habitudes chéres, des tombe:ux des ancétres et, ajoutons, des 
inléréts matériels sous une inspiration de pur sentiment. Mais cette 
désertion si générale & Metz et dans les autres contrées lorraines 
y laissera-t-elle un foyer suffisant de traditions frangaises pour 
résister longtemps aux efforts de l’assimilation ? C’est une ques- 
lion que j’indique a peine et que je ne veux pas approfondir, car 
on ne discute pas avec des antipathies invétérées, un instinct invin- 
cible de nationalité et un parti pris qui a sa noblesse et sa grandeur. 


VIII 
CONCLUSION. 


Ainsi, dans les campagnes, l’émigration, qui est plus accusée 
dans la zone fronti¢re, diminue d’intensité 4 mesure gu’on s’en 
éloigne ; mais, dans son ensemble, est trés-loin d’atteindre aux pro- 
portions de dépopulation véritable qu’on peut constater dans les 
villes. Cette différence est d’ailleurs conforme a ce qui est partout 
observé. L’homme des champs a devant lui un horizon intellec- 
tuel moins étendu, il s’attache surtout a la terre qu’il arrose de 
ses sueurs. I] l’aime en raison de ce qu'elle lui codte et lui rap- 
porte. Mais je ne crois pas me tromper en disant que le spectacle 
que donnent en ce moment les cités de la malheureuse Lorraine 
est peut-étre unique dans I’histoire. Cet exil que leur patriotisme 
s’impose avec un si vif entrain et une résolution si virile n‘a 
pas de précédents qui puissent lui étre comparés. La France, elle 
aussi, a eu ses phases de victoire, et elle a bien souvent triom- 
phé des peuples qui, ligués contre elle aujourd hui, l’accablent de 
leur supériorilé éphémére. Mais, au temps de la domination fran- 
caise dans les contrées rhénanes, les habitants de Mayence, de Co- 
blentz, de Kaiserslautern et de tant d’autres centres de population 
fonciérement allemande, n’ont pas, comme ceux de Metz et de nos 
sceurs en infortune, quitté leur toit domestique, sacritié leur bien- 
étre, changé leurs conditions d’existence pour échapper aux déboires 
de la conquéte. La triste Pologne, elle-méme, a eu plus de proscrils 
que d’exilés volontaires. Je ne crois pas qu’aprés ses héroiques et 
infructueux essais d'affranchissement, les raftinements de persécu- 





DEPUIS LA PAIX. 443 


tions d'un maitre abhorré aient dépeuplé Varsovie au degré o nous 
a réduils la domination pourtant beaucoup plus douce de l’Allemagne. 
Il y a six ans, le Hanovre, bien qu’atlaché profondément a son sou- 
verain et 4 son existence nationale, n’a compté que quelques milliers 
de réfractaires 4 l’absorption prussienne. Il est vrai que les Polonais 
et les Hanovriens perdaient du méme coup la patrie tout entiére, 
tandis que nos Lorrains, en passant la nouvelle frontiére, retrouvent 
la France | 

La population de nos villes se fond comme la neige au soleil, mais 

ce quien reste forme encore un fond solide, et qui, je l’espére, ré- 
sistera courageusement aux effets de la germanisalion. Si, ce qu’a 
Dieu ne plaise, la conquéte doit étre durable, il faudra que des géné- 
rations succédent aux généralions pour effacer complétement l’an- 
tagonisme des races et des traditions. Les voies de la menace et de 
la douceur sont maintenant égalemént impuissantes sur des cceurs 
accessibles au seul sentiment de la haine et del’espoir. C’est un mur 
d’airain contre lequel viendront longtemps se briser toutes les tenta- 
tives de fusion. Mais l’espésance d’un meilleur avenir est peut-étre 
plus vivace encore que les élans d’hostilité contre le vainqueur. Dans 
l’éiément populaire, la foi en un prochain redressement est enliére 
et universelle. J’en recueille tous les jours autour de moi des témoi- 
gnages qui ont des cétés assurément naifs, mais plus touchants en- 
core. C’est de mois en mois, de semaine en semaine qu'on attend la 
délivrance. Dans les classes laborieuses courent des légendes, se col- 
portent une suite de prophéties exhumées on ne sait d’ou, qui, toutes, 
annoncent l’affranchissement prochain, & date fixe. Que de fois j’ai 
senti mes yeux se mouiller en entendant une bonne ménagére, un 
brave ouvrier me dire, en clignant de l’ceil et avec l’accent d’une 
conviction absolue: « C’est pour le premier aodt!... » Sauf a étre 
pour le mois suivant, quand la premiére échéance n’‘a pas tenu sa 
promesse. | 

N’essayez pas de les détromper ! D'abord, on y perdrait sa rhétori- 
que; ef, ensuite, ce serait cruel, car cette fleur de l'espérance qui 
nait sur nos ruines a Ja bonne odeur de la foi et du patriotisme. Ces 
illusions entretenues et caressées sont un adoucissement trés-réel, 
trés-précieux 4 la réalité des douleurs. il y a en elle quelque chose 
de respectable et presque de sacré. 

Ce qu’il faut affirmer surtout, c’est qu’en Lorraine l'extrémité du 
malheur a porté ses fruits naturels. Elle a incliné Jes cceurs sous la 
loi salutaire de l’expiation, elle les a élevés & une conception plus 
haute des droits de Ja conscience. Ils sont déja plus rachetés qu’ils 
ne le croient eux-mémes. Le progrés, j’allais dire la transformation, 
est sensible. Toules les manifestations de Ja vie intime, comme de 


416 METZ ET LA LORRAINE, 


existence extérieure, en portent l’empreinte. Elle est visible, par 
exemple, dans le choix, 4 lélection, de notre édilité. Tandis qu’un 
trop grand nombre de villes de France ont des municipalités dont 
les tendances sont révolutionnaires, le suffrage universel a fait triom- 
pher tout entiére, 4 Metz, la liste modérée et conservatrice. On ne 
pouvait souhaiter, dans les conjonctures actuelles, une représenta- 
tion plus sage et plus dévouée aux principes préservateurs. Et les 
élections municipales ont été faites avec une entiére liberté, il faut 
le dire 4 la louange des Allemands, méme avec le luxe des réunions 
préparatoires ; elles ont eu lieu quand le chiffre de la population 
n’avait pas encore sensiblement diminué. Les services que ce cénacle 
d’honnétes gens a rendus sont précieux, immenses. Leur ferme et 
digne attitude devant les autorités allemandes, leur intervention 
dans les démélés inévitables entre les seigneurs et les vaincus, leur 
atiitude bienveillante ou plutét paternelle au milieu de la marée 
montante de |’émigration, ont beaucoup atténué les difficultés et les 
angoisses de la période de transition qui va finir avec le délai d’op- 
tion. Enfin, la déférence qu’ils ont toujours témoignée pour tout ce 
qui concerne la religion et les ministres les ont toujours laissés en 
communauté de vues et de respect avec l’immense majorité de la po- 
pulation. Celle-ci, en effet, a senti laiguillon de l’épreuve. Elle a 
compris que, victime expiatoire des fantes de la patrie, elle devait 
s’humilier sous la main de Celui qui punit et pardonne. Jamais 
nos églises n'ont été plus hantées. C’est dans leur sanctuaire qu’on 
s'apercoit le moins des vides qui se sont faits. Tous les pieux exer- 
cices sont suivis avec un zéle redoublé, toutes les ceuvres d’édifica- 
tion et de propagande chrétienne sont puissamment patronnées. 
Malgré nos miséres, malgré les innombrables départs, le denier de 
saint Pierre a atteint cette année un chiffre inusité et qui n'est supé- 
rieur, en France, que dans deux villes de premier ordre. Il en est 
de méme pour |]’ceuvre de la Propagation de la foi. Mais ce sont les 
processions de la Féte-Dieu qui ont permis aux Messins de faire écla- 
ter les sentiments et les résipiscences qui les animent. Méme aux 
époques de ferveur, on n’a rien pu voir de plus expressif et de plus 
touchant. Tout ce qui compte é Metz, le maire et le conseil municipal 
en téte, suivait le dais. Sans qu’une seule protestation osat se pro- 
duire, la foule, comme transfigurée dans cette atmosphére de priére 
et d’encens, une foule émue et frémissante se prosternait tout entiére 
sous la bénédiction du Dieu vivant. Cette solennité extérieure fut 
plus qu’un acte religieux ordinaire, ce fut une vérilable explosion 
de foi catholique, exaltée encore par la solidarité du malheur et du 
patriotisme. Ah! si vos fiers libres-penseurs qui se croient Fran- 
cais et qui ont tant contribué 4 détruire la France, avaient pu se 











DEPUIS LA PAIX, 447 


trouver dans nos rues ce jour-la, je leur fais l‘honneur de croire 
qu’ils seraient eux-mémes tombés a genoux ! 

Tout le monde a été frappé, ici, du caractére élevé et imposant de 
cette cerémonie, et les Allemands ne s'y sont pas mépris, ils ont vu 
dans la <incérité et la spontanéité méme de cette grande démonstra- 
tion l'amour de la France et ’amour de la foi natale unis et confon- 
dus. On a mémeentendu, dit-on, un haut fonctionnaire murmurer, 
dans I’étonnement ow le jetait la grandeur de ce spectacle: C’est bon 
pour une fois!.. mais l'année prochaine... 

Oui, l'année prochaine! mais que sera |’année prochaine ?C’est le 
secret de Dieu. 

En attendant, je puis affirmer qu’a l'heure qu’il est, ’Phomme 
qui est le plus populaire & Melz est certainement notre yénérable 
évéque. Son attitude pleine de dignité et de patriotisme Jui a conci- 
lié tous les suffrages et conquis toutes les sympathies. Entre ses 
diocésains et lui l’union est entiére et le lien puissant. Ceux qui 
l'approchent comme ceux qui ne le voient qu’au milieu des pompes 
de son apostolat lui ont voué les mémes sentiments de respectueuse 
estime et de vive affection. Son dernier mandement de caréme a for- 
tement ému la population ; il passait de mains en mains, on se le dis- 
putait dans les plus pauvres demeures : c’est qu’il exprimait dans la 
plus noble langue, avec un courage tout apostolique, avec une auto- 
rité sereine et fiére, les impressions, les voeux, les tristesses de 
tous. Le guide spirituel des Ames avait merveilleusement trouvé le 
chemin des cceurs. N’est-ce pas un symptéme favorable a noter?... 
Que nous souhaiterions qu’il en fut de méme dans toute notre chére 
France ! , 

En méme temps que les intelligences se redressaient 4 |’école du 
malheur, la propagande des mauvaises doctrines a certainement 
perdu une partie de son influence: on en a la preuve dans la circu- 
lation, plus restreinte que par le passé, des feuilles révolution- 
naires, lesquelles, sans exception, pour le dire en passant, sont 
distribuées ici, 4 la ville comme & la campagne. Les voeux partout 
exprimés tendent 4 avénement en France d’un gouvernement en- 
touré de garanties aussi fonciérement conservatrices que possible. 
Sauf d’inévitables et persistantes exceptions, le bon sens populaire, 
dégagé des étreintes de l’esprit de parti, discerne nettement les 
vraies conditions du rachat et de la régénération, les illusions ré- 
volutionnaires n’ont plus de prestige et guére de représentants. On 
les sent impuissantes 4 refaire 4 la France une deslinée digne 
delle. Des hommes sérieux dans toutes les classes sociales compren- 
nent d’instinct et disent assez haut que notre nation humiliée et mu- 
tilée ne reprendra la grandeur qu’avec les principes qui l’ont jadis 


"448 METZ ET LA LORRAINE. 


fondée, et que la race royale qui a fait des deux provinces une terre 
francaise peut seule les rendre a la patrie. Toutes les brochures, tous 
les emblémes qui rappellent le chef de cette race sont recherchés 
avidement. C’est par cent milliers d’exemplaires qu ils sont enlevés 
et pénctrent 4 toutes les profondeurs. Je pourrais ciler dans la Lor- 
raine allemande tels cantons qui sont devenus fonciérement et no- 
toirement légitimistes, méme sans s'en douter. 

Qu’on veuille bien croire que ce travail n’est pas une ceuvre de 
parti, ou une fantaisie politique que }'ébauche, c'est comme témoin 
et comme victime que j’ai seulement la prétention de parler. Le dé- 
sir d’un redressement, la recherche d'une force vengeresse et ré- 
demptrice servent sans doute ce mouvement d’opinion, mais s'il s’y 
méle un peu d’égoisme, il n’en est que plus réel et plus sincére. 

Et maintenant la parole est aux événements ; notre sort continuera, 
malgré tout, a étre solidaire des destinées que l’avenir réserve a la 
patrie perdue. Elle a de grands devoirs envers nous, qu'elle ne l’ou- 
blie pas, qu’elle se hate d’étre sage, de renoncer aux expériences 
funestes, de revenir.& ses vraies conditions d existence, de force et de 
durée. Ce n'est qu’une France grande et chrétienne qui peut étre 
instrument de notre délivrance!.. 


MARSAULT. 











LA CIVILISATION EGYPTIENNE 


D’'APRES LES DECOUVERTES LES PLUS RECENTES 


Dans un premier article, malheureusement publié 4 la veille des ca- 
tastrophes ow s’est éclipsé pour un temps le génie de la France, nous 
avons tenté de résoudre le probléme de l’antique civilisation égyp- 
lienne. Mettant a profit les découvertes les plus récentes des savants 
francais et élrangers qui ont fait del’égyptologie une nouvelle science, 
hous avons essayéd'expliquer lincroyable durée de cette ancienne mo- 
narchie, en reconstruisant, pierre a pierre, la pyramide sociale du 
peuple égyptien, le premier, dit Bossuet, qui ait su les régles du gou- 
vernement'. Nous achevons aujourd hui notre travail, en remontant 
aux origines de cette société mystérieuse, si longtemps cachées aux 
regards du monde. Par une coincidence singuliére, la science des 
égyptologues nous révéle ces origines presque au moment ot |/hé- 
roique persévérance d'un hardi voyageur découvre enfin les sources 
du Nil. 


DOCTRINES RELIGIEUSES ET MORALES, — CULTE, MQEURS ET COUTUMES 


I 
RELIGION EGYPTIENNE 


Pour qu’un peuple dure, il lui faut, non seulement des institu- 
lions stables, mais encore un certain fonds de vérilés et de ver- 
tus. Nous savons 4 quel degré le peuple égyptien avait porté la 
stabilité de ses inslitulions; exposons maintenant ses doctrines 


4 Voir le Correspondant du 25 aout 1870, p. 604. 


450 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


religieuses et morales, son culte, ses moeurs et ses coutumes, autant 
du moins que cela est possible d’aprés les témoignages des auteurs 
anciens et les découvertes de la science moderne. 

Rien n’est plus compliqué, au premier abord, que la religion 
égyptienne, et si nous n’avions, pour voir clair dans ce labyrinthe 
mythologique, que les explications naives d’Hérodote et de Diodore, 
la majestueuse durée du culte d’Osiris-Apis serait pour nous un im- 
pénétrable mystére. Le paganisme avait tellement obscurci les tradi- 
tions primitives sur la création du monde et altéré les principes de la 
loi naturelle, que Plutarque lui-méme, quoique ayant 4 sa disposi- 
tion toutes les histoires de l’Egypte, et particuliérement celle du 
prétre Manéthon, écrite sous Ptolémée Philadelphe, n’a pu se faire 
une idée exacte de la religion égyptienne. Son Traité sur Isis et Osi- 
ris, spécialement consacré 4 |’interprétation des doctrines et des cé- 
rémonies de cette religion mystérieuse, n’est guére qu'un tissu 
de fabuleuses suppositions. 

Ila failu, pour retrouver la clef de ces mystéres, arriver jusqu’a 
nos jours. Grace au génie de Champollion le jeune, nos égyptologues 
lisent couramment les inscriptions des stéles funéraires, comme 1’6- 
criture des papyrus conservés dans les tombeaux, et l’on peut espé- 
rer que bientét l’antiquilé égyptienne n’aura plus pour nous de se- 
crets. Déja les voiles qui nous cachaient ka véritable figure des dieux 
de Thébes et d’Abydos commencent a s’entr’ouvrir. Les heureuses dé- 
couvertes de M. Mariette et les savantes interprétations de M. de 
Rougé nous permettent aujourd’hui de pénétrer plus avant dans ce 
sanctuaire si longtemps fermé aux regards des profanes : nous ne 
pouvons mieux faire que de les prendre pour guides. 

« La variété presque infinie des types que présente le panthéon 
égyptien est un fait que tout le mondea remarqué. Il ne faudrait pas 
cependant tirer de ce fait la conclusion que la religion égyptienne 
ne fut jamais qu’un tissu de fables grossiéres et ridicules. Aussi loin 
que nous puissions remonter, par les monuments, dans son histoire, 
nous la trouvons déja constituée, déja enlourée de son cortége de 
divinités et d’animaux sacrés, et par conséquent animée déja de ce 
souffle puissant qui devait la faire vibrer pendant cinquante siécles. 
Si la religion égyptienne n’avait pas eu d’autre base que les étranges 
superstitions qu’on l’accuse si souvent d’avoir pratiquées, elle n’eut 
pas fourni cette incomparable carriére. Dans la partie de leurs mys- 
téres qu’elles réservent au peuple, les religions peuvent sans danger 
quitter les hauteurs des conceptions abstraites, et laisser voir au 
commun des fidéles le dieu qu'il adore; mais elles ne durent point, 
si elles ne conservent pas, au moins dans le sanctuaire, la pure no- 
tion de Pidée de Dieu. Un paganisme éhonté comme celui qu’on ac- 














LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 451 


cuse l’Eeypte d’avoir mis en honneur aurait donc plutdt contenu un 
germe de mort, que cet actif principe de vie qui donna une si grande 
place, dans |histoire du monde, a l’antique civilisation égyptienne. 
Les découvertes récentes de la science du déchiffrement des hiéro- 
glyphes ont confirmé ces vues. 

« Ausommet du panthéon égyptien plane un Dieu unique, im- 
mortel, incréé, invisible et caché dans les profondeurs inaccessibles 
de son essence. I] est le créateur du ciel et de la terre; ila fait tout 
ce qui existe et rien n’a été fait sans Ini; c’est le Dieu réservé a 
l'initié du sanctuaire. Mais l'Egypte n’a pas su ou n’a pas voulu s‘ar- 
réter 4 cette hauteur sublime; elle a considéré le monde, sa forma- 
tion, les principes qui le gouvernent, ‘homme et sa destinée sur la 
terre, comme un drame immense. L’Etre par excellence en est l’u- 
nique acteur. Tout vient de lui et tout retourne 4 lui. [la pourtant 
des agents qui sont ses propres attributs personnifiés, et qui devien- 
nent autant de dieux scus des formes visibles, dieux inférieurs, limi- 
tés dans leur réle, quoique participant 4 toutes ses propriétés carac- 
téristiques. Ammon‘, par exemple, sera ce ressort caché dans la na- 
ture, qui la pousse 4 se renouveler sans cesse; la raison divine sera 
personnifiée en Thoth; Kheper (a la téte de scarabée) sera le dieu 
qui se donne la vie 4 lui-méme, et qui par la est sans commence- 
ment; antérieur 4 tout ce qui existe sera Nout, Abyssus biblique ; au- 
dessus de Nout prendra place Chnouphis, le souffle divin, celui qui 
fabrique lui-méme la mére génératrice des dieux; Seb sera la ma- 
tiére, avec les germes de vie qu’elle cache en son sein. Dans les es- 
paces célestes, des flancs de Nout, lépouse de Seb, sortira le dieu 
Ra, le dicu Soleil, et avec lui commencera la lumiére, c’est-d-dire la 
vie de l'homme. Osiris enfin, plus ancien que Ra lui-méme, sera le 
Soleil nocturne. C’est lui qui symbolisera la lutte des ténébres contre 
le jour et du bien contre le mal; il sera Je principe qui, dans ces 
combats chaque jour renouvelés, fail triompher le bien. Mais si cha- 
cun de ces dieux prend ainsi une part des attributs du Dieu invisi- 
ble, 4 tous appartient cependant la plus caractéristique des qualités 
essentielles de l’Etre. Ainsi Ammon est le mari de sa meére, c’est-a- 
dire son propre pére 4 lui-méme; Thoth se forme lui-méme sans avoir 
été engendré; Osiris est le fils d’Ists, sa propre épouse; Ra est enfanté, 
non engendré. Tous, par conséquent, sont proclamés sans commen- 
cement et existant de toute éternité. C’est méme cette grande doc- 
trine qui est le point de départ commun de toutes les fameuses 
triades adorées dans les temples égyptiens. La régne un dieu qui 
personnifie, comme tous les autres, une des puissances divinisées 


4 Ammon veut dire le caché. (Plutarque, Isis et Ostrts.) 





452 LA CIVILISATION EGYPTIENNE, 2 


de l’Etre supréme. Mais dans aucun temple ce dieu ne figure seul 
sur les autels ob son image est adorée, et les Egyptiens ont toujours 
voulu qu’il se décomposat en une sorte de triade formée de lui- 
méme, d’une déesse qui revét le plus souvent les symboles de la 
maternité, et d’un troisiéme dieu enfant, quoique jamais il ne soit 
nommeé le fils des deux premiers. 

« L’esprit philosophique qui a présidé a la formation de ce singu- 
lier systéme mérite d’étre remarqucé. A la vérilé, les Egyptiens n’ont 
accordé au principe passif représenté par la déesse-mére qu'une im- 
portance secondaire, « le pére, selon une croyance commune, élant 
lunique auteur de la naissance de l'enfant, auquel la mére ne fait 
que donner la nourriture et la demeure. » (Diodore, I, 80.) Mais le 
principe actif a été mis par eux dans un relief particulier, et, en 
toute occasion, les texfes nous montrent le dieu principal des tem- 
ples s’engendrant lui-méme dans le sein de sa mére. L’essence de ce 
dieu est ainsi d’étre & la fois son propre pére et son propre fils; il 
est le dieu un, lout en restant double; et le dieu enfant associé a son 
culte n’apparait derriére lui que comme une personuification de 
cette perpéluelle renaissance, sans commencement ni fin. Tel est le 
dieu dont l’Egyptien voyait l'image a chaque pas répétée sur les 
murs des édifices sacrés. 

« Selon les lieux, les attributs dont on entourait le personnage 
divin se modifiaient; mais dans chaque temple la triade apparais- 
sait comme un symbole destiné a affirmer |’éternité de ’Etre. — En 
somme, un Dieu invisible, escorté de ses puissances divinisées, tel 
était pour le prétre nourri dans le sanctuaire le supréme mystére 
caché.dans les profondeurs de la religion égyptienne. Sous ce rap- 
port, deux chapitres de Jamblique doivent rester classiques. Si l’on 
s’en rapporte a ce philosophe, |’Egypte aurait cru 4 un Dieu unique, 
antérieur au premier dieu. Autre part, Jamblique dit : « Le dieu 
égyptien, quand il est considéré comme cette force cachée qui améne 
les choses 4 la lumiére, s’'appelle Ammon; quand il est l’esprit in- 
telligent qui résume toutes les intelligences, il est Emeth; quand il 
est celui qui accomplit toutes choses avec art et vérité, il s’appelle 
Phtah; et enfin, quand il est dicu bon et bienfaisant, on le nomme 
Osiris. » (Livre sur les mystéres des Egyptiens.) 

« Derriére ees autels, chargés des images de tant de divinités en 
apparence étranges, l'Egypte cachait donc des dogmes sérieux, et on 
voit par 1a que tout au moins, si la religion égyptienne a dure, c’est 
qu'elle s’appuyait sur une théologie qui n’était pas indigne de ce 
nom *. » 


1 Mariette, Notice du musée de Boulaq, p. 15 et suiv. — « Il faut, dit M. Egger, 
que cette religion, si bizarre et si complexe en apparence, surtout dans les der- 











LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 433 


Nous savons combien il faut se tenir en garde contre les néo-plato- 
niciens de |’école d’Alexandrie, qii ne voulaient voir dans le chris- 
tianisme naissant qu’une contre-fagon des religions anciennes, et 
altribuaient aux Esyptiens Vhonneur d’avoir, les premiers, décou- 
vertles plus sublimes doctrines sur l'essence divine et la cosmogonie. 
Mais Porphyre et Jamblique n’ont pas été seuls a aftirmer que les 
Egyptiens ne connaissaient primitivement qu’un Dieu unique. Lac- 
tance, quin’était pas, comme eux, suspect de partialité envers les 
peuples paiens, Lactance a dit, en parlant des livres de Thoth (Her- 
més), qui existaient encore de son temps: « Thoth a écrit un grand 
nombre de livres dans lesquels il proclame la majesté d’un Dieu 
souverain et unique, qu’il appelle, comme nous, Deus et pater. » On 
lit dans le précieux ouvrage d’Origéne, récemment découvert par 
M. Miller (Refutatio heresium, IV, 43, p. 77), un passage curicux 
dont nous empruntons la traduction @ M. Alfred Maury : « Les Egyp- 
« tiens qui se croient les plus anciens de tous les peuples, calculant, 
« par une inspiration divine, la puissance de Dieu et les intervalles 
« des parties, disent que Dieu est une monade indivisible qui s’est 
« engendrée elle-méme, et que tout a été formé par elle. » Dans La 
cité de Dieu, saint Augustin, aprés avoir reproduit des passages trés- 
remarquables des livres de Hermés Trismégiste, ajoute ces paroles: 
« Trismégiste, parlant du seul vrai Dieu, créaleur du monde, tient 
un langage conforme a la vérité*. » 

La croyance des Egyptiens au dogme fondamental de V’unité de 
Dieu estaujourd’hui hors de doute, grace aux travaux deM. le vicomte 
Emmanuel de Rougé. On sail avec quelle sagacité et quel succés notre 
savant égyptologue a exploré les textes sacrés, les hymnes et les 
pricres funéraires les plus anciennes. L’interprétation qu’il a propo- 
sée pour ces textes, disculée, fortifiée par tous les travaux accom- 
plis depuis en France, en Allemagne et en Angleterre, n’a jamais été 
ébranlée. M. de Rougé a résumé lui-méme cetle interprétation dans 
une conférence du 14 avril 1869, au Cercle catholique dela rue Bo- 
naparte. Nos lecteurs nous sauront gré d’en reproduire ici les points 
essentiels. 

« Per-onne, dit-il, n’a contredit le sens fondamental des princi- 
paux textes a l’aide desquels nous pouvons établir ce que l’Egypte 
antique a enseigné sur Dieu, sur le monde et sur homme. 

« Jai dit Dieu, et non les dieux. Premier caractére : c'est l’unité 


niers siécles de son développement, ait renfermé un fonds de vérités puissantes 
sur les consciences, pour que le génie égyptien ait pris un pareil essor. » (Confée- 
rence faite au Vésinet sur L’Egypte moderne et I’Egypte ancienne, p. 39.) 

$ Saint Augustin, La cité de Dieu, VIII, 23. 


454 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


la plus énergiquement exprimée : Dieu un, seul, unique; pas d’autres 
avec lui. — Il est le seul étre vivant en véerité. — Tu es un, et des mil- 
lions d’étres sortent de toi. — {l a tout fait, et seul il n'a pas dé 
fart. 

« Second caractére : Dieu existe par lui-méme; c’est le seul étre 
qui n ait pas été engendré. Les Exyptiens concoivent Dieu comme la 
cause active, la source perpétuelle de sa propre existence; il s’en- 
gendre lui-méme perpétuellement. Dieu se faisant Dieu et s engen- 
drant perpétuellement lui-méme, — de 1a Vidée d’avoir considéreé Dicu 
. sous deux faces : le pére et le fils. Dans la plupart des hymnes, on 
rencontre cette idée de V’étre double qui s’engendre lui-méme. L'dme 
en deux jumeaux, comme dit le rituel funéraire, pour signifier deux 
personnes inséparables. Jamblique nous disait bien que le Dieu des 
Egyptiens était npéicog to3 towtov, « premier de premier. » Un hymne 
du musée de Leyde dit plus encore : il l’appelle le un de un, pour 
altester l’unité, qui persiste malgré la notion de la génération, d’ou 
résultait une dualité apparente'. » 

M. de Rougé, aprés avoir indiqué les formes successives de la 
triade, si bien décrites par M. Mariette, signale la différence radicale 
qui existe entre l’idée chrétienne de la Trinité et la triade égyp- 
tienne. « Celle-ci, dit-il, se composait essentiellement d'un peére, 
d’une mere et d’un fils. Rien d'analogue au réle spécial de |’Esprit 
saint n’a sa place dans le systéme que nous avons retrace. » 

La notion primitive de Dieu créateur du monde se retrouve dans la 
religion de l’ancienne Egypte. — Dieu a fait le ciel ; — il a créé la 
lerre; — il a fait tout ce qui existe. — Tues seul, et des millions d étres 
proviennent de toi. — Il est le maitre des étres et des non-étres. « Ces 
textes, dit M. de Rougé, sont de mille cing cents ans au moins avant 
Moise. D'aprés les mémes hymnes, Dieu a réglé l’ordre de la nature. 
Il est difficile d’affirmer plus nettement Jes droits souverains du 
Créateur; mais quant a l’époque méme de l’origine de la maliére, 
les Egyptiens paraissent avoir cru que le monde est enfanté éter- 
nellement... La création ainsi concue, c’est-a-dire la matiére chao- 
tique enfantée éternellement, nous tombons en plein dans la doc- 
trine de l'émanation directe; de la la divinisation du Nil, des ani- 
maux, enfin de tout ce qui existe. Un passage du méme chapitre 
enseigne que le soleil sest mutilé lui-méme, et que du jet de son 
sang il a produit tous les étres. Veila le principe de la déviation du 
dogme de lunité; par l’association de la nature 4 son créateur, 02 
arrive rapidement au pelythéisme le plus étendu?*. » 


* Conférence sur la religion des anciens Egyptiens, par M. le vicomte E. de Roug® 
professeur au Collége de France. Paris, 1869. 
2 Ibid., p. 17 et suiv. 





LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 455 


Mais plus on se rapproche des temps primitifs, et plus la notion 
d’un Dieu unique, créateur du monde et législateur des hommes, se 
montre avec clarté dans les documents de l’antique civilisation 
égyptienne. 

Les rapports entre la cosmogonie égyptienne et les traditions hé- 
braiques sont étonnants de ressemblance. En voici quelques-uns, 
signalés par M. Mariette dans sa Notice sur les monuments du musée 
de Boulaq (p. 100 et 104) : 

« Dans la cosmogonie égyptienne, Chnouphis est le premier des 
démiurges. Son nom est analogue a Vhébreu nouf, souffle, esprit. A 
Philee, il est appelé celui qui fait tout ce quil y a, le eréateur des étres, 
le premier existant, celui qui fait exister tout ce qui existe, le pére des 
péeres, la mére des méres. Quelques papyrus nous le moatrent navi- 
guant sur le liquide primordial. L’Esprit égyptien ainsi porté sur les 
eaux, et antérieur 4 toute création, rappelle Esprit de la Genése: 
« La terre était informe et toute nue; les ténébres couvraient la face 
« de l'abime, et Pesprit de Dieu était porté sur les eaux. v 

Voici une autre ressemblance non moins frappante. 

« Phtah est la seconde des intelligences démiurgiques. Il est le 
Seigneur de la Sagesse, celui, comme dit Jamblique, qui accomplit 
toutes choses avec art et vérité. Mais en méme temps il est le pére des 
commencements, le créateur de l'euf du Soleil et de la Lune, celui qui a 
suspendu la votte du ciel. Phtah est donc la sagesse divine distri- 
buant les astres dans ]’immensité. » 

Les traditions hébraiques ont, de méme, fait la sagesse de Dieu 
contemporaine de la création des astres. « Le Seigneur, dit la Sa- 
« gesse, m’a possédée au commencement de ses voies; avant qu’il 
« créat aucune chose, )’élais dés lors... Lorsque le Seigneur prépa- 
rait les cieux, j’étais présente, etc. » (Prov., Vill.) 

Mais, en pénétrant plus avant dans les rites et les doctrines de la 
religion égyptienne, on découvre des affinités bien plus remarqua- 
bles encore avec la révélation. D’aprés le temoignage d’Hérodote, 
« les Egyptiens sont les premiers qui aient parlé de cette doctrine 
selon laquelle l’4me de l'homme est immortelle ‘. » Fermement con- 
vaincus de Pimmortalité de l’4me, ils croyaient 4 une vie future dans 
laquelle les hommes devaient recevoir la récompense de leurs ver- 
tus ou le chatiment de leurs crimes. Champollion, décrivant les 
rituels funéraires trouvés dans les anciens tombeaux, et dont un 
grand nombre sont ornés de tableaux symboliques, de figures em- 
blématiques, continue en ces termes : « Aprés les divers pélerinages 
de l’Ame du défunt dans les régions nombreuses qu’elle doit visiter, 


1 Hérodote, II, 125. 


456 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


elle arrive enfin dans l’Amenthi, l’enfer, ot elle va subir son juge- 
ment. La scéne qui le représente offre 4 nos regards la partic la plus 
curieuse de la croyance religieuse des Egyptiens. L’hiérogrammate, 
dans la composition de ce sujet singulier, a su donner un corps aux 
idées les plus métaphysiques, et nous y trouvons la preuve évidente 
que le dogme de ’immortalité de l’dme, et celui des récompenses 
et des peines dans une auire vie, furent les fondements principaux 
de la religion des anciens Egyptiens *. » 

Pour avoir une idée exacte des doctrines de celte religion en ce 
qui regarde les destinées de l'homme, il faut lire les Etudes sur le 
Rituel funéraire des anciens Egyptiens, de M. de Rougé (Paris, Didier, 
4860). « Les tilres du chapitre 1° et du chapitre 163 combinés, dit 
notre savant égyptologue, montrent que l’ouvrage était désigné chez 
eux par le nom de Livre de la manifestation au jour. On entendait 
par ces mots l'ensemble des circonstances qui devaient amener la 
transformation lumineuse de l’ame, proclamée juste par la sen- 
tence d ‘Osiris. » 

Dans ses Lettres sur ’ Egypte, Champollion le jeune a décrit les 
curieuses scénes du jugement des Ames représentées dans les cata- 
combes royales de Biban-el-Molouk, of reposent les restes des 
Pharaons des dix-huitiéme, dix-neuviéme et vingtiéme dynasties. 

« Les quarante-deux juges, assesseurs d’Osiris, sont rangés sur 
deux lignes, la téte surmontée d'une plume d’autruche, symbole de 
la justice.... Les dmes coupables sont punies d’une maniére diffé- 
rente dans la plupart des zones infernales que visite le dieu 
Soleil... A chaque zone, et auprés des suppliciés, on lit toujours 
leur condamnation el la peine qu’ils subissent. « Ces d4mes enne- 
« mies, y est-il dit, ne voient point notre Dieu, lorsqu’il lance les 
« rayons de son disque; elles n’habitent plus dans le monde ter- 
« restre, et elles n’entendent point la voix du Dieu grand lorsqu’il 
« traverse leurs zones. » Tandis qu'on lit, au contraire, a cété de 
la représentation des dmes heureuses, sur les parois opposées : 
« Elles ont trouvé grace aux yeux du Dieu grand; elles habitent 
« les demeures de gloire, celles ot \’on vit de la vie céleste, etc.*. » 

Aprés avoir décrit une statue d’Horus, trouvée dans le tombeau 
d’un Egyptien nommé Pétosiris, M. Mariette ajoute : 

« Le symbolisme de cette figure se laisse facilement pénétrer. Les 
ténébres sont vaincues; le défunt a satisfait & toules les prescrip- 
tions du Rituel; il entre dans la vie éternelle. C’est un nouvel 
exemple qui s’ajoute 4 ceux que nous avons énumérés, et qui 


* Champollion-Figeac, Egypte ancienne, p. 126. 
2 Ibid., p. 130 & 132. 





LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 457 


prouve que l'immortalité de l'ame est au fund de toutes les doc- 
trines égyptiennes, immortalité en quelque sorte facultative, puis- 
que l’homme, par sa conduite sur la terre, pouvait la gagner ou la 
perdre. On sait, en effet, que l’anéantissement définitif, au milieu 
des tourments d'un véritable enfer, était la peine réservée aux ré- 
prouves... » 

« La résurrection de la chair est un des dogmes admis par la 
religion égyptienne. L’homme juste redeviendra lui-méme dans 
l'autre monde. Son 4me habitera de nouveau son corps !. » 

C’était pour faciliter cette résurreclion que les Egyptiens conser- 
yaient avec tant de soin le corps destiné, suivant leurs croyances, 
a se réunir pour toujours a l’déme, aprés les épreuves de sa justifi- 
cation. Il y avait 1a, sans doute, un manque de foi en la puissance 
divine qui peut.reconstituer le corps de Fhomme aussi facilement 
qu’elle l’a créé. Mais, & part cette inconséquence, les Egyptiens ont 
eu la gloire de professer et de pratiquer nos doctrines chrétiennes 
sur la vie future et la résurrection de la chair, bien des siécles 
avant que les Juifs eux-mémes en aient recu l’annonce par les 
prophéetes?*. 

Mais qui se serait attendu 4 trouver, dans le mythe de l’impur 
Osiris, et méme sous la grossiére figure du boeuf Apis, la croyance 
au Rédempteur? Ici encore, nous laissons parler M. Mariette. 

« La division de ’Egypte en nomes ou provinces a pour base sa 
division antérieure en districts religieux. Chaque nome reconnais- 
sait, en effet, un Dieu qui n’était pas le Dieu protecteur des nomes 
voisins, tandis que chaque ville accueillait 4 son tour une divinité 
4 laquelle elle rendait plus particuliérement ses hommages. C'est 
ainsi qu’Osiris est, dés la plus haute antiquité, le dieu Focal d’Aby- 
dos. Osiris dut pourtant 4 son caractére propre de ne pas rester 
cantonné dans le district qui, 4 une époque inconnue, lui avait été 
assigné. « Tous les Egyptiens, dit Hérodote, n’adorent pas les 
« mémes dieux; ils ne rendent tous le méme culte qu’d Osiris et 
« 4 Isis. » Ce passage est 4 remarquer pour sa netleté. Thebes, 
Memphis, Eléphantine, reconnaitront séparément Ammon, Phtah, 
Chnouphis, pour les représentants de l’étre invisible, et de nomes 
en nomes les dieux égyptiens se succéderont dans une perpétuelle 


* Mariette, Notice du musée de Boulag, p. 95-99. — Voir les Etudes de M. de 
Rougé sur le Rituel, p. 81 et 82. 

* Bossuet explique trés-bien (Discours sur 'hist. univ., 2° partie, chap. v1), pour- 
quoi ces vérilés n'ont pas été plus clairement manifestées au peuple de Dieu. 
Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre suivant, en parlant du eulte 
des morts. 

40 Aout 1872. 30 


458; LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


révdlution. Mais Osiris, protecteur des 4mes, sera, de la Méditer- 
ranée aux cataractes, le Dieu de tous les Egyptiens.... 

‘lat Osiris, disaient les prétres égyptiens, était autrefois descendu 
sur'la terre. Etre bon par excellence, il avait adouci les moeurs des 
hommees par la persuasion et Ja bienfaisance. Mais il avait succombé 
sous les embiches de Typhon, son frére, le génie du mal, et pen- 
dant que ses deux sceurs, Isis et Nephtys, recueillaient son corps 
qui avait été jeté dans le fleuve, le dieu ressuscitait d'entre les 
morls et apparaissait a son fils Horus qu’il instituait son vengeur. 
C’est ee sacrifice qu'il avait autrefois accompli en faveur des hom- 
mes,.qu Osiris ‘renouvelle ici en faveur de \’4me dégagée de ses 
lians terrestres. ‘Non-seulement il devient son guide; mais il s’iden- 
ttfie. & elle, il'l’absorbe en son propre sein. C’est lui alors qui, 
devenu! ‘te 'défunt Jui-méme, se soumet a toutes les épreuves que 
celui-ci doit subir. avant d’étre proclamé juste. C’est lui qui, a 
chaque dme quiil @oit sauver, fléchit les gardiens des demeures 
infernales et combat’ ‘les monstres, compagnons de la nuit et de la 
mort. (est: dui enfin qui, vainqueur des ténébres, avec l’assistance 
d’Horus, s’assied au tribunal de Ja supréme justice et ouvre a |’4me 
déclaréd pure lds :porles'du séjour éternel'... 

« Apisest le méme dicu qu'Osiris. Cest le Dieu souverainement 
bon, descendant du ‘niiti¢u des hommes, et s’exposant aux dou- 
leurs de cette ‘vie Yerrestre sous la forme du plus vulgaire des 
qaadrapédess tT) 

‘a La mére d’Apis passail: pour vierge, méme aprés l’enfante- 
ment, Apis, en effet; n’étbit' pas concu dans le sein de sa mére par 
le-coatact du male. Phtat; la'sagesse divine personnifiée, prenait la 
fertie dwn Teu eblesta et odndait la vache. Apis était ainsi une in- 
carnation: d’ Osiris parla vertude Phtah. 

‘N@ On reconnaissadd quidsiris s’était manifesté quand, aprés une 
vacances; de) établa de 'Memplis,'il naissait un jeune veau pourvu 
de cortsines:' mdtyues sauréés;' qui devaient étre au nombre de 
vingt-huit. A: 'peme ia nopvelle ‘dela manifestation divine s’était- 
elle répandue, que! de toutes paris! dw se livrait 4 la joie, comme si 
Orisis lui-méme était descénda'sur la'terre. Apis était dés lors re- 
gatdé comme ume prouve vivante dela protection divine. 

« Quand Apis mourait de sa mort naturelle, il était enseveli dans 
les souterrains du temple (le Sérapéum) dont nous avons retrouvé 

Be cao oe Die, Ne i wand V oa ah as 

‘1 N’y a-t-il pas 14 une élonnante ressemblance avéc notre doctrine de la justifi- 
cation! des’ ates par les' meérites de: Fesuus-Chirist? “Asis? que l’a fait remarquer M. de 
Rougé dans ses Etwdés’ sur fe' Rittel' dey atitiens' Piyptiens, «le défunt s’identifiait 
4 Osiris! pour Stee Fustifté par 2d! pHotéction'al 8" Didt’; il prend, dans tout le Ri- 
tuel, le bine de: Osiris un tel le justifié. » 





LA CIVILISATION EGYPTIBNNE, 459 


les ruines a Saqqarah. Mais quand la vieillesse le conduisait jusqu’a 
PAge de vingt-huit ans (nombre d'années qu’avait vécu Osiris sur la 
terre), il devait mourir d'une mort violente. 

« Selon Manéthon, c’est un roi de la deuxiéme dynastie, Céchois, 
qui aurait introduit cette curieuse doctrine dans la religion égyp- 
tienne. Nous trouvons, en effet, le nom d’Apis assez fréquemment 
cité sar les monuments contemporains des pyramides’. » 

Voila ce que peuvent devenir, en dehors de la révélation, et 
abandonnés & |’infirmité de la raison humaine, les plus ineffables 
mystéres de la sagesse et de la miséricorde divines! Et encore, 
M. Mariette a-t-il eu soin de dégager la figure d’Osiris des impures 
scories de la théodicée égyptienne, car, dans ce résumé rapide, il 
omet de nous montrer le sauveur des Ames, Osiris, assisté de ses 
deux fils, Horus et Anubis, fruits d’infames amours... Mais, sous 
le mythe d’Osiris, de méme que sous la grossi¢re figure du boeuf 
Apis, il est difficile de ne pas reconnaitre la croyance au_mystére 
de la Rédemption. Comme tous les peuples primitifs, les Egyptiens 
savaient, par la tradition, que le fils de Dieu devait venir sur la 
terre, aprés s’étre incarné dans le sein d’une vierge. 

Cette croyance se retrouve partout dans la religion égyptienne. 
M. Mariette a découvert, dans le Sérapéum, deux statuettes d’un 
Dieu qui parait avoir beaucoup de rapport avec Osiris. Son nom, 
gravé sur le socle, est: le bon Sauveur*. 

M. de Rougé a remarqué le premier, dit M. Mariette (Notice, page 
104), que, dans les triades, le dieu fils Joue toujours un rdéle qui le 
rapproche de Phumanité. Chons (fils d’ Ammon), a Thébes, pratique 
Yexorcisme; il chasse les démons. 

A Memphis, Imouthés (fils ainé de Phtah), est assimilé par les 
Grecs 4 leur Esculape. 

Une inscription funéraire, récemment découverte, va nous 
montrer la figure d’Osiris dans toute sa grandeur, avec le pres- 
tige qu’elle exercait sur les hommes les plus haut placés dans la 
sociélé égyptienne, 4 l’époque de sa splendeur. 

M. Mariette, dans sa curieuse Notice du musée de Boulaq, toute 
remplie des trésors de son érudition, décrit une stéle consacrant 
le souvenir de Roma, personnage mort sous |’un des rois de la dix- 
neuvieme dynastie et enseveli dans la nécropole d’Abydos. 

Au sommet de la stéle, Roma, sa sceur et sa fille, se présentent 
devant Osiris, Isis et Nephthys. 

Au second registre, le défunt prononce une priére dont nous 
extrayons les passages suivants : 


1 Mariette, Notice du musée de Boulaq, p. 88 4 92. 
2 Notice du musée de Boulaq, p. 98. 


460 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


« Salut & toi, 6 Osiris, premier fils du Dieu Seb, l'ainé des cing 
dieux issus de la déesse Nout, le grand fils ainé de son pére Ra, 
le pére des péres, celui qui occupe une place auprés de Ra, le roi 
des temps immenses et le maitre de l’éternité, le premier de son 
cycle divin, celui dont la vertu est efficace. A peine sorti des en- 
trailles de sa mére, il a pris la couronne blanche. L’ensemble des 
urceus est sur sa téte... Personne ne connait son nom. Innombra- 
bles sont ses noms dans les villes et dans les nomes (ot il est 
adoré). Quand le soleil se léve au ciel, c’est par sa volonté; quand 
il se couche, il contemple ses beautés. Salut 4 toi que ton nom de 
trés-vertueux rend si grand, toi. le fils ainé ressuscité (d’entre les 
morts). Il n’ya aucun dieu qui fasse ce qu'il fait. Il est le seigneur 
de la vie et on vit par ses créations. Personne ne peut vivre sans 
sa volonté... Il fait prospérer tout ce qui l’entoure. Il est Osiris 
d’Abydos, seigneur de Tattou, roi de l’Amenti; c’est lui qui couvre 
sa (Ate des deux longues plumes. Quand il apparait au ciel, Beset, 
en sa double forme, le salue (se tenant) en sa présence. Il est lame 
des morts dans la région funérairc. Jl est le sahou (docteur) des 
maitres du nome d’Abydos. Il a créé le soleil par ses beaulés. Les 
hommes el les dieux, les défunts immortels et les morts (expres- 
sion remarquable qui désigne les justes admis dans le séjour éter- 
nel, et ceux que la mort définitive attend) le respectent dans leur 
coeur. — Ceci est prononcé par celui dont la charge est de donner 
Jes liquides pour la maison du roi, celui qui est préposé 4 la cein- 
ture royale du dieu bienfaisant, Roma, le dit juste. — Il dit : Je 
viens 4toi, maitre de Toser, Osiris, roi d’Abydos. J'ai été la vérité 
elle-méme, étant sur la terre. J'ai fait la justice, et me suis tou- 
jours Gloigné du péché. Accorde-moi d’étre lumineux au ciel, puis- 
sant sur la terre et justifi¢ comme les maitres de la région funé- 
raire; que mon 4me prospére (jusqu’é ce qu’elle revive en mon 
ceeur?), etc., etc.*» 

Voila le beau cété de la religion égyptienne. C’est par ces dogmes 
salutaires de l’immortalité de l’Ame ct de la vie future qu’elle a da 
exercer sur les meceurs du peuple égyptien une influence vraiment 
civilisalrice. 

Mais elle n’a pas tardé 4 dégénérer en un honteux paganisme, par 
le culte des bétes et par la célébration de mystéres ot l'on entre- 
voit, sous le voile transparent des rites sacrés, les mémes impuretés 
qui déshonorérent cerlaines fétes du paganisme grec. « Les Egyp- 
tiens, dit Hérodote, ont, les premiers de tous les hommes, fait des 
fétes solennelles, des processions, des offrandes, et c'est d’eux que 


‘ Mariette, Nolice du musée de{Boulaq, p. 288. 


LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 461 


les Grecs ont appris ces cérémonies... » Et, en parlant un peu plus 
loin des thesmophories (fétes de Cérés), i] ajoute : « Les filles de Da- 
naiis sont celles qui ont apporté d’Egypte ces rites, et les ont ensei- 
gnés aux femmes des Pélasges'. » Hérodote, qui avait été initié a 
tous ces mystéres par les prétres d’Héliopolis, et qui avait fait le ser- 
ment de ne les point révéler, en dit assez cependant pour laisser de- 
viner leur caractére obscéne*. Mais nous n’oublions pas le respect 
que nous devons a nos lecteurs et 4 nous-mémes. C’est le cas de ré- 
péter ce qu’a si justement dit M. F. Lenormant dans sa Monographie 
de la voie sacrée d'Eleusis : « 11 est des infamies qui ne peuvent se 
trouver sous une plume chrétienne, et que le francais se refuse 
4 exprimer. » 

Champollion-Figeac, qui nous parait s’étre formé une idée beau- 
coup trop favorable de la religion égyptiennc, reproche aux histo- 
riens grecs de l'avoir défigurée, en lui prétant l’'adoration des ani- 
maux et de certaines ‘productions de la terre. « Quelques mots, 
dit-il, peuvent suffire pour donner une idée vraie et compléte de la 
religion égyptienne : c était un monothéisme pur, se manifestant ex- 
térieurement par un polythéisme symbolique, c’est-a-dire un seul dieu 
dont toutes les qualités et les attributions étaient personnifiées en 
autant d’agents actifs ou divinités obéissantes... 

« Cette multiplicité de représentations des étres divins provenait, 
en Egypte, d’abord de la multiplicité de ces étres mémes, et surtout de 
ce que le méme personnage se reproduisait par un triple type... La 
méme divinité était donc représentée sous trois formes différentes : 
4° la forme humiaine pure, avec les attributs spéciaux au dieu; 2° le 
corps humain, avec la téte de l’animal spécialement consacré 4 ce 
dieu; 3° cet animal méme, avec les attributs spéciaux au dieu qu’il 
représentait, et’ parce que les qualités qui constituaient le caractére 
de cet animal avaient, selon les Egyptiens, quelque rapport avec les 
fonctions de ce dieu*. » 

Il est possible que cette ingénieuse explication soit conforme 4 la 
théologie secréte des prétres égypliens; mais alors on peul juste- 
ment leur reprocher d’en avoir réservé la connaissance aux seuls 
initiés. S’il est permis de croire que les rois, les prétres et les guer- 
riers comprenaient la triade comme Champollion ou M. Mariette, il est 
encore plus évident que le peuple, prenant au sérieux les légendes 
sacrées du beeuf Apis, du chien Anubis, de la challe Pascht, etc., 
rendait 4 ces animaux un véritable culte. 


’ Hérodote, II, 174. 

* Hérodote, Il, 48, 614.— Cf. Diodore, I, 22, 88. — Yoir aussi saint Augustin, 
Cité de Dieu, liv. VII, 241-26, et liv. X, 41. 

5 Egypte ancienne, p. 245-256. 


462 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


Du temps de Moise, les Egyptiens adoraient déja les animaux, car 
la Bible s’exprime en ces termes: 

« Alors Pharaon appela Moise et Aaron, et leur dit: « Allez sacri- 
« fier & votre Dieu dans ce pays-ci. » 

a Moise répondit : « Cela ne se peut point faire; car nous sacrifie- 
«rons au Seigneur notre Dieu des animaux dont la mort parattrait 
« une abomination aux Egyptiens. Que si nous tuons devant les yeux 
« des Egyptiens ce quwils adorent, ils nous lapideront. » (Exode, 
ch. vm, 25 et 26.) 

Hérodote confirme ce passage de la Bible, en disant que les habi- 
tants de Thébes ne sacrifient pas de béliers... Que ceux du nome de 
Mendés ne sacrifient ni chévres ni boucs, parce qu’ils ont en vénéra- 
tion toute la race des chévres, et plus encore les males que les fe- 
melles ‘. De méme que chaque nome avait ses dieux particuliers, 
il avait aussi pour certains animaux un culle spécial. Jci on adorait 
les chats, 1a les crocodiles. Dans le nome de Papremis, on tenait les 
hippopotames pour sacrés; dans celui d’Héliopolis, les ibis jouis- 
saient du méme privilége *. Diodore joint son témoignage 4 celui 
d'Hérodote : « Les taureaux sacrés, connus sous le nom d’Apis et de 
Mnévis, et consacrés a Osiris, sont |’objet d'un culte divin auprés de 
tous les Egyptiens, parce que ces animaux ont été trés-utiles 4 ceux 
qui ont trouvé agriculture et l'usage du blé... 

« La troisiéme explication que l’on donne du culte des animaux 
sacrés est puisée dans l’utilité dont ils sont pour l'homme et pour la 
société *. » 

Prenant au sérieux cette explication de Diodore, M. de Bonald a 
cru que le paganisme égyptien s'était borné a glorifier les étres uti- 
les. « Et remarquez, dit M. de Bonald, que les dienx de cette mo- 
narchie ne sont pas, comme ceux du despotisme oriental, impudi- 
ques ou barbares; ils sont vils, mais ils soht utiles; ils défigurent 
Yidée de Dieu, mais ils n’outragent pas la divinité... Le culte, en 
Egypte, consacra toutes les actions de l’homme social... Impie ou 
absurde a force d’étre social, il osa déifier les hommes bienfaisants, 
les animaux utiles et jusqu’aux planies salutaires*. » 

Nous ne saurions partager ces illusions de notre grand philo- 
sophe sur Vutilité sociale du culte des bétes. Les dieux de l’Egypte, 
comme l'a si bien dit Bossuet, s’étaient multipliés autant que les 
vils animaux qu’elle adorait. Nous verrons bientét a quel état de 


‘ Hérodote, Il, 42, 46. 

* Hérodote, Il, passim. 

8 Diodore, I, 21, 87. 

4 De Bonald, Théorie du pouvoir, t. I, p. 165-174. 











LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 465 


dégradation cette religion dégénérée avait conduit le noble peu- 
ple qui a joué un si grand rdéle dans Ia civilisation de l’ancien 
@. : 


JI 


JUGEMENT DES MORTS. — CONSERVATION DES CORPS. 
MONUMENTS FUNERAIRES. 


« Il y avoiten Egypte, dit Bossuet, une espéce de jugement tout 
4 fait extraordinaire dont personne n’échappoit. » L’auteur du Dis- 
cours sur Vhistoire universelle veut parler d’un jugement public au- 
quel tout Egyptien aurait été soumis apréssa mort. Voici le pas- 
sage de Diodore sur lequel cette opinion est fondée et qui mérite, a 
plus d'un titre, d’étre mis sous les yeux du lecteur. 

« Lorsque le corps est prét a étre enseveli, les parents en pré- 
viennent Jes juges, les proches et les amis du défunt; ils leur indi- . 
quent Je jour des funérailles par cette formule : Un tel doit passer 
le lac de la province o& il est mort. — Aussitdt, les juges, au nombre 
de plus de quarante, arrivent et s’asseyent dans un hémicycle 
‘placé au dela du lac. Une barque, appelée baris, est alors amenée 
par ceux qui sont chargés de les construire; elle est montée par 
un pilote que les Egyptiens appellent, dans leur langue, Charon. 

« La barque étant arrivée sur le lac, avant dy placer la eaisse 
qui contient Je mort, chacun a le droit de porter contre lui des 
accusations. Si J’un des accusateurs parvient & prouver que le 
défunt a mené une mauvaise vie, les juges rendent un arrét qui 
prive le corps de la sépulture légale. Si ]’accusation est injuste, 
celui qui la porte est condamné a de fortes amendes. Si aucun 
accusaleur ne se présente, ou que laccusation paraisse calom- 
nieuse, les parents quittent le deuil, font l’éloge du mort, et ne 
parlent pas de sa naissance, comme le font les Grecs, car les Egyp- 
.tiens se croient tous également nobles; mais ils célébrent son édu- 
cation et ses connaissances, sa pté et sa justice, sa continence et 
ses aulres vertus, depuis sa jeunesse jusqu’a l’age viril; enfin, ils 
-Anvoquent les dieux infermaux, et les supplient de |’admettre dans 
la demeure réservée aux hommes pieux. La foule y joint ses accla- 
mations, accompagnées de veux pour que le défunt jouisse, dans 
le Hadés, de la vie éternelle, dans la société des bons. Pour ceux 
qui ont des sépultures privées, le corps est déposé dans un endroit 
réserveé. ; 


ss 
vw . 
464 ps Ol arispXON EGYPTIENNE. 


« Ceux qui n’en on! Poasiht construisent, dans leur maison, une 
cellule neuve, et v, R-acent le cercueil, debout, et fixé contre le 
mur. Quant & weux qui sont privés de la sépulture, soit parce 
quvils se trorvent sous le coup d’une accusation, soit parce qu’ils 
n’ont pas payé leurs dettes, on les dépose simplement dans leurs 
maisons*. » 

Hérodote n’a rien dit de cette singuliére coutume, et Diodore est, 
croyons-nous, le seul auteur ancien qui en ait parlé. 

Sans la précision des détails dans lesquels il est entré sur le 
jugement des morls, on pourrait croire qu’il a fait confusion avec 
les cérémonies du Rituel funéraire, pour la comparution des 4mes 
devant le tribunal d’Osiris. Mais il ne faut pas oublier que Diodore 
a visité |’ Egypte, et qu’il a pu voir lui-méme ce qu’il raconte. Il 
ajoute, d'ailleurs, un peu plus loin: « Les mythes des Grecs s'ac- 
cordent avec ce qui se pratique encore aujourd’hut en Egypte : la 
barque qui transporte les corps, la piéce de monnaie, lobole payée 
au nautonier, nommé Charon dans la langue du pays, toutes ces 
praliques s'y trouvent?. » 

Nous n’avons rien vu jusqu’a ce jour, ni dans les inscriptions, ni 
dans les monuments de |’ancienne Egypte, qui confirme la vérité du 
récit de Diodore sur le jugement des défunts. Tout ce que nous 
pouvons dire, c’est que cet usage semble étre en harmonie avec 
les mceurs du peuple égyptien. Nous avons rapporté ce que dit le 
méine auteur, avet une précision plus grande encore, du jugement 
public des rois aprés leur mort. 

Si cette coulume a réellement existé, comme nous sommes porté 
4 le croire, elle a du contribuer puissamment 4 maintenir l’égalité 
sociale & laquelle Diodore rend justement hommage dans le pas- 
sage Si curieux que nous venons de citer. 

Mais ce qui distinguait, .par-dessus tout, le peuple dont nous 
essayons de restituer la figure, c’était sa piété envers les morts. Les 
honneurs funébres qui leur étaient rendus en Egypte, n’avaient pas 
le méme caractére que chez les Grecs et les Romains, qui adoraient 
Jeurs ancétres sous le nom de dieux mdnes. « Durant les temps 
d'ignorance, dit Bossuet, c’est-a-dire durant les temps qui ont pré- 
cédé Jésus-Christ, ce que l’dme connoissoit de sa dignité et de son 
immortalité, Vinduisoit le plus souvent 4 erreur. Le culte des 
hommes morts faisoit presque tout le fond de lidoldirie : presque 
tous les hommes sacrifioient aux mdnes, c’est-d-dire aux dmes des 
morts. De si anciennes erreurs nous font voir 4 la vérité combien 


1 Diodore, liv. I, 92. 
2 Ibid., 96. 











LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 465 


étoit ancienne la croyance de l’immortalité de ’4me, et nous mon- 
trent qu’elle doit étre rangée parmi les premiéres traditions du 
genre humain. Mais l’homme, qui gatoit tout, en avoit étrangement 
abusé, » | 

Aprés avoir rappelé les désordres que la connaissance de ce 
dogme, séparée de celle du vrai Dieu, a produits chez les anciens 
peuples de l’Inde, chez les Gaulois, etc., l’évaque de Meaux ajoute : 
« Tant il est dangereux d’enseigner aux hommes la vérité dans 
un autre ordre que celui que Dieu a suivi, et d’expliquer claire- 
ment 4 Phomme tout ce qu'il est, avant qu’il ait connu Dieu par- 
faitement*. » 

On voit maintenant pourquoi les révélations du Sinai sont restées 
muettes sur la vie future et l’immortalité de ’ame. Des préceptes 
relatifs 4 ces dogmes auraient trop favorisé le penchant fatal qui 
entrainait sans cesse les Israélites vers lidolatrie. Et si quelque chose 
peut étonner, dans le peuple hébreu, c’est qu’il n'ait pas rendu les 
honneurs divins 4 la mémoire de Moise et de Josué, lui qui avait 
Si promptement prostitué son encens devant le veau d’or! 

Peut-étre faut-il atiribuer 4 !’influence des idées égyptiennes la 
sagesse quil a montrée 4 cet égard, car jusque-la il n’avait eu de 
relations avec aucun autre peuple. Les Egyptiens ont eu |’honneur 
d’étre, parmi les nations paiennes de l’antiquité, la seule, croyons- 
nous, qui n’ait pas adoré les morts. « Les Egyptiens, dit Hérodote, 
ne rendent pas de culte aux héros » (II, 50). 

On n’a pas assez pris garde a cette observation si juste, et pour- 
tant elle suffit 4 établir une démarcation profonde entre ces peu- 
ples et celui dont nous étudions les idées et les moeurs. 

a Non-seulement le climat différe de tous les autres climats, et 
le Nil de tous les autres fleuves; mais les lois et les coutumes 
égyptiennes sont opposées, sur presque tous les points, a celles des 
autres hommes ?*. » 

C'est le « culte des héros, » cette idoldtrie domestique si bien 
expliquée par M. Fustel de Coulanges*, qui a longtemps retenu 
dans les langes de la barbarie les races helléniques, d’ailleurs si 
heureusement douées. Le culte des morts, en isolant chaque fa- 
mille, chaque cité, chaque tribu, s’opposait aux progrés de las- 
sociation humaine, et, par la distinction des races, produisait fata- 
lement l'inégalité sociale, poussée jusqu’a l’esclavage dans les petites 
républiques de la Gréce. 


1 Bossuet, Discours sur Uhist. univ., 2° partie, chap. v1. 

? Hérodote, II, 35. 

> Dans son admirable livre: La cité antique, étude sur le culte, le droit, les 
institutions de la Gréce et de Rome. Paris, Durand, 1864. 


466 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


fl n’en était pas de méme chez les races sémitiques, et chez cer- 
tains peuples issus des fils de Gham, qui semblent avoir mieux con- 
servé les traditions primitives et les principes de la loi naturelle. 
Un voyageur célébre, qui a retrouvé en Abyssinie ces traditions 
encore vivantes, s’exprime ainsi : « Parmi les races sémiliques, 
injure la plus mortifiante qu’on puisse faire 4 un homme ou a un 
peuple, c’est de dire qu'il ignore sa généalogie ou qu'elle est enta- 
chée de promiscuité, parce que, chez eux, les hommes de tous les 
rangs sont convaincus de l’existence d’une solidarité étroite, non- 
seulement entre les vivanis, mais surtout entre les vivants et 
leurs ancétres'. » Il est certain que, dans les sociétés primitives, 
on observait fidélement la loi naturelle que Bussuet a formulée en 
ces termes: « Dieu veut que !’on conserve le souvenir de la pa- 
renté et des origines communes, si éloignées qu’elles soient*. » 
Cette loi était admirablement respectée en Egypte, ot le principe 
de Vhérédité formait la base de l’ordre social. Dans toutes les 
classes, dans toutes les corporations, chaque famille conservait 
avec le plus grand soin sa généalogie. Hérodote dit quelque part 
qwil y avait, dans ordre sacerdotal, des caleulateurs de généalo- 
gies. Et cette coutume existait dans toutes les classes de la société. 
« Il résulte de diverses données authentiques, dit Champollion- 
Figeac, que, dans la Thébaide, les momies qui n’avaient pas un 
tombeau particulier, étaient déposées dans un tombeau commun 
4 toute une viHe ou a tout un quartier, sila ville était considé- 
rable; que sur le cercueil de ces momies, plus ou moins richement 
traitées, étaient écrits, comme on le voit sur tous les cercueils con- 
nus, lenom et la filiation du défunt. Dans les bas temps, on atta- 
chait méme au cercueil une tablette en bois ot ce nom et cette filia- 
tion étaient également écrits*. » 

Au point de vue de la naissance ou de l’hérédité du sang, toutes 
les familles ayant leur origine exactement reconnue et constatée, 
il ne pouvait exister entre elles aucune inégalilé. C’est pourquoi les 

liens pouvaient, avec raison, se croire tous également nobles, 
(c’est-a-dire d’origine connue, libres de naissance), comme 1’a si Juste- 
ment remurqué Diodore (I, 92). Ainsi, ce peuple primitif, non-seu- 
lement proclamait I’ égalité des hommes devant la mort, mais encore 
reconnaissait leur égalité native et n’admettait pas, par conséqueat, 
celle autochthonie ou distinction originelle des hommes et des races 


1 Arnauld d’Abbadie, Douze ans dans la haute Ethiopie, t.1, p. 79. 

* Bossuet, Politique tirée des propres paroles de ['Ecriture sainte, 1. LX, art. 1, 
prop. 6. 

> Champollion-Figeac, Egypte ancienne, p. 89. 





LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 467 


que nous rencontrerons plus tard chez les autres peuples, et qui 
est si contraire 4 I’harmonie sociale. Il n’y avait, chez les Egyp- 
tiens, aucune classe inférieure comme chez les Hindous, ou vouée 
a l’esclavage, comme chez les Grecs. Les Egyptiens possédaient 
donc la véritable égalifé sociale, qui formait l'une des bases fon- 
damentales de leur constitution. 

Sans avoir le caractére idolatrique que lui avaient donné les races 
grecque et latine, le culte des morts n’en tenait pas moins une 
grande place dans la vie du peuple égyptien. On sait avec quel soin 
religieux ce peuple conservait les corps des défunts. Les inciseurs et 
les embaumeurs formaient une corporation nombreuse et importante. 
« Ceux qui sont chargés du soin des funérailles, dit Diodore, appar- 
ltiennent 4 une profession qui se transmet de pére en fils... Les em- 
baumeurs jouissent de beaucoup d’honneurs et de considération, 
parce qu’ils sont en relation avec les prétres et que, comme ceux-ci, 
ils ont leurs entrées dans le sanctuaire', » Hérodote et Diodore nous 
ont laissé de trés-curieux détails sur les divers procédés d’embau- 
mement. Nous nous bornerons ici 4 reproduire le passage suivant : 

« Pendant plus de trente jours, ils (les embaumeurs) traitent le 
corps, d’abord par de I’huile de cédre et d'autres matiéres de ce 
genre, puis par la myrrhe, le cinnamomum et autres essences odori- 
f{érantes, propres 4 la conservalion. Ils rendent aussi le cadavre dans 
un état d'intégrité si parfait que les poils des sourcils et des cils 
restent intacts, et que l’aspect du corps est si peu changé, qu'il est 
facile de reconnaitre la figure de la personne. Ainsi, la plupart des 

ptiens, qui conservent dans des chambres magnifiques les corps 
de leurs ancétres, jouissent de la vue de ceux qui sont morts depuis 
plusieurs générations et, par l’aspect de la taille, de la figure et des 
traits de ces corps, ils éprouvent une satisfaction singuliére : ils les 
regardent en quelque sorte comme leurs contemporains*. » 

C’est 4 Thébes, dans la période comprise entre la dix-huitiéme et 
la vingt-uniéme dynastie, que l’art de l’embaumemint a atteint sa 
derniére perfection. « Les momies sont étroitement et minutieuse- 
ment enveloppées dans leurs bandelettes ; les corps sont jaunes et un 
peu luisants ; les ongles des pieds et des mains sont teints en henné ; 
les membres ont conservé une flexibilité remarquable et se ploient 
sans se briser; sur les meilleures d’entre elles, le doigt s enfonce 
encore dans la chair*. » 

Examinons maintenant les tombeaux oi chaque famille conservait 


{ Diodore, I, 94. 
* Diodore, J, 91. — Cf. Hérodote, 1, 96 a 99. 
3 Mariette, Notice, p. 59. 


463 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


les momies de ses parents. C’est encore 4 M. Mariette que nous em- 
pruntons la description de ces monuments, en regrettant d’étre 
‘forcé d’abréger les intéressants détails qu’il donne & ce sujet. 

Les monuments funéraires des ancicns Egyptiens étaient divisés 
‘en trois parties : la chapelle extérieure, le puits et les caveaur sou- 
terrains. 

Les chapelles extérieures se composent d’une ou de plusieurs 
chambres accessibles en tout temps au moyen de portes qu'on ou- 
vrait 4 volonté ; c’est dans ces chapelles que les parents, ou peut-étre 
les prétres d’une certaine classe, venaient 4 diverses époques de 
l'année accomplir des cérémonies funébres en Vhonneur des 
morts. 

Sous Pancien empire (de la premiére ala onziéme dynastie), le mo- 
nument extérieur est un mastaba, construction quadrangulaire 4 faces 
symétriquement inclinées et le plus souvent unies. Cette construction 
est toujours faite en blocs énormes; de loin, on la croirait massive 
et pleine, comme une pyramide tronquée... L'inscription, en carac- 
téres horizontaux, qui couvre le linteau des portes, et qui sert comme 
d’enseigne au tombeau, mérile toujours d'étre étudiée. Elledébute par 
une invariable formule de priére, suivie de la mention des dons fu- 
néraires 4 présenter au mort, a certains anniversaires, jusque dans 
Péternité... A cété de quelques fétes non définies, on en rencontre 
qui ont un caractére astronomique bien tranché : je citerai les 
douze fétes de chaque premier jour du mois... et surtout les deux 
fétes 4 célébrer au premier jour de année sacrée et au premier jour 
de année civile, précieuse mention qui nous prouve qu’alors 
I’Egypte avait déja constaté la vraie longueur de I’année de 365 jours 
et un quart... 

Du reste, excepté sous la douziéme dynastie‘, le luxe des, mo- 
numents: extérieurs n’a jamais été plus loin que sous l’ancien 
empire : un certain air de solidité, de grandeur et de simplicité 
que l’architecture ésyptienne ne retrouvera plus est répandu sur 
toutes les constructions de cette brillante période. 

L’absence complete de figures de dieux au milieu des innombra- 
bles scénes que nous ont restiluées les mastaba (chapelles funéraires) 
de l’'ancien empire, est une anomalie qui constilue un caractére d’é- 
poque trés-tranché... Les représentations qu'on trouve dans l’inté- 
rieur des mastaba n'ont pas moins d’intérét. La, la personnalité du 
défunt est presque seule en jeu. On le voit entouré de sa famille, 
assistant 4 des scénes diverses : il chasse dans les roseaux, il pré- 
side aux travaux des champs, des serviteurs lui apportent des pro- 


1 C’est a cette époque qu’appartiennent les hypogées de Beni-Hassan. 





LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 519 


duits de ses fermes, d’autres immolent 4 ses pieds les beufs de 
sacrifices. Le mobilier des chambres ou ces représentations de la vie 
privée sont figurées est toujours aussi simple que possible; on n’y 
trouve jamais que des tables d’offrande. Les premiéres sont votives. 
Les offrandes en pains sacrés, en vins, en fruits, en victuailles, qui 
devaient élre apportées en nature aux anniversaires dont nous avons 
déja parlé, y apparaissent sculptées sur la pierre’. 

L’absence intentionnelle de toute représentation de divinités se 
remarque dans tous les monuments funéraires de l’ancien et du 
moyen empire, et M. Mariette en conclut qu’autrefois la religion 
n’était pas, autant qu’elle le devint plus tard, la vie méme de la so- 
ciété égyptienne. Cette conclusion nous semble un peu forcée, car 
les stéles récemment découvertes 4 Saqqarah, dans les tombeaux 
contemporains de la quatriéme dynastie, portent les invocations or- 
dinaires 4 Osiris et 4 Anubis, pour qu’ils accordent aux défunts le- 
libre accés dans les demeures éternelles?. Il est probable d’ailleurs 
qu’a cette époque reculée, le panthéon égyptien était moins peuplé 
et les rites religieux beaucoup plus simples qu’aprés |’expulsion des 
Hycsos. En décrivant l’ornementation des chapelles funéraires du 
moyen empire, M. Mariette constate qu’on voit encore « peu de noms 
divins employés dans les formules de priéres, au moins quant aux 
légendes qui couvrent les murs*. » Mais ce n’est pas 4 la multipli- 
cité des dieux que se mesure la religion d’un peuple. Cela dit, reve- 
nons 4 la description des monuments funéraires. 

Au milieu de l’une des chambres, ou bien encore en un coin caché 
du monument extérieur, se trouve la bouche d’un puits vertical tou- 
jours rectangulaire. « J’en connais, dit M. Mariette, qui ont jusqu’a 
trente métres de profondeur ; le plus souvent, aprés dix ou douze 
métres, on atteint le fond. Quand le puits est vierge, il est rempli 

jusqu’a la bouche d’éclats de pierre mélés de sable et de terre, le 
tout formant, avec l’eau qu’on y a jetée, une sorte de ciment com- 
pact qu’on ne parvient aujourd’hui 4 percer qu’avec les plus grands 
efforts. Au fond du puits, l’on rencontre un mur qui ferme l’entrée 
des caveaux souterrains ou des chambres mortuaires. C’est 1a que re- 
posaient les momies. 

« Aprés ce qui précéde, je n’ai pas besoin de faire remarquer que 
ces chambres sont creusées dans la masse du rocher, et que les puits 
une fois pleins de décombres, elles étaient 4 l’abri de toute violation 
facile. La simplicité, la grandeur sont les traits distinctifs des ca- 
veaux funéraires de l’ancien empire. Au centre d'une chambre 


4 Mariette, Notice, p.22 4 24. Ne 
2 Appendice & la Notice sur le musée de Boulag, p. 276 et suiv. 


z Notice, p. 25. 





470 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


vaste, réguliére, s‘éléve le sarcophage. Il est rectangulaire et sans 
chevet arrondi. Le couvercle est plat comme une dalle, ou vodté par- 
dessus avec quatre oreillettes carrées aux angles. Ce sarcophage est 
taillé dans une sorte de basalte noir, dans le granit rose, ou dans le 
calcaire. Il est, en général, dépourvu d’ornements. Les inscriptions 
ne sont que le nom et les titres du défunt... Un cercueil de bois, & 
face humaine, composé de plusieurs piéces assemblées a l'aide de 
chevilles aussi en bois, est placé dans l'intérieur du sarcophage... A 
l’ouverture, le corps est un squelette, et c’est tout au plus s'il a été 
recouvert d’une sorte de drap en forme de linceul. Quand ils ne tom- 
bent pas en poussiére au contact de lair, les os laissent échapper 
une faible odeur de bitume. Aucun objet n’accompagne d’ailleurs Ia 
momie... Les procédés d’embaumement n’arrivérent a la perfection 
que beaucoup plus tard, sous la dix-huitiéme dynastie. » 

Les caveaux funéraires du moyen empire sont, en général, d’une 
mauvaise exécution et n’offrent ni régularité ni grandeur. Les sar- 
cophages rectangulaires contemporains de la onziéme dynastie sont 
d’une rudesse étonnante ; les légendes hiéroglyphiques ont été tra- 
cées par des mains si ignorantes, qu’elles sont 4 peine lisibles. Tout 
atteste que l'Egypte, & peine délivrée de quelque invasion, recom- 
mence une nouvelle vie. Dans ces caveaux funéraires, ot les familles 
se réunissaient, 4 certains jours, pour honorer leurs parents défunts, 
devant les cercueils empilés les uns sur les autres jusqu’a la voute, 
« on retrouve des chaises, des tables, des tabourets, de grands 
coffres, des vases pleins de cendres, des paniers qui ont conservé 
jusqu’a nous le bié, les raisins, les grenades que la piété des pa- 
rents y avait enfermés‘. » 

En voyant dans les anciens tombeaux de I’Egypte ces offrandes en 
nature que les ancétres des Grecs et des Romains avaient coutume 
de déposer sur la tombe des défunts, on serait tenté de croire que 
les Egypltiens rendaient aussi aux morts un culte divin. Mais il ne 
faut pas oublier qu’a cété de ces tables d'offrande, on peut lire en- 
core les invocations 4 Osiris et 4 Anubis, pour les prier d’accorder 
aux défunts l’entrée des demeures élernelles. Que signifie donc pour 
les Egyptiens, qui croyaient si fermement a l’immortalité de l’'Ame et 
a la vie future, la coutume de préparer, 4 certains jours, un repas 
funébre devant les corps des défunts? Peut-étre, dans leur naive 
simplicité, s'imaginaient-ils que la vue seule des mets suffisait a 
conserver dans les corps un reste de vie. Lucien, en se moquant de 
cet usage, montre combien il était enraciné chez les esprits vulgaires: 
« Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous plagons sur 


Notice du musée de Boulagq, p. 32. 











LA CIVILISATION EGYPTIENNE. Alt 


leur tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu’un 
mort 4 qui l’on n’offre rien est condamné a une faim perpétuelle'. » 

En lisant certaines inscriptions funéraires récemment découvertes 
dans les nécropoles de Thébes, on se demande si ces oblations n’é- 
taient pas plutét destinées aux dieux eux-mémes, pour les rendre 
favorables aux défunts. Qu’on en juge par celle-ci : « Oblation faite a 
Osiris-Onnophris, etc., & Ists, la grande mére divine, & Horus, vengeur 
de son pere, fils d’Isis, etc., pour qu ils accordent ce qu'on offre sur la 
table des dieux: huiles, miel, bestiaux, volailles, etc., et toutes les 
bonnes choses pures dont vit un dieu, d la personne... de Nefer-ter..., 
chef des odistes du roi, etc. *. » 

Les Egyptiens croyaient sans doute que les défunts, aprés leur 
admission dans les demeures éternelles, vivaient & la table des dieux, 
et, par ces oblations, ils espéraient obtenir alors pour leurs parents 
les mets délicieux qu’ils offraient 4 Osiris sur la table des offrandes*. 

Quoi qu'il en soit, il ne saurait y avoir de doute sur le but que les 
anciens Egypliens se proposaient, en donnant & leurs sépultures ces 
proportions grandioses et en prenant tant de précautions pour assu- 
rer Ja conservation des corps. Le lecteur nous saura gré de repro- 
duire ici les belles pages que M. Mariette a écrites sur ce sujet. 

« Tout y est combiné pour assurer la conservation du corps et sa 
durée. C'est qu’en effet, Ja réside le pivot de toutes les croyances 
égyptiennes sur la destinée de homme aprés sa mort. Pour !’Egypte, 
Ja vie humaine ne finit pas au moment ot |’4me se sépare du corps: 
elle se continue dans |’autre monde. Aprés des combats plus ou moins 
terribles, qui toutefois ne mettent 4 l'épreuve que la piété et la mo- 
rale du défunt, ’'4me proclamée juste est enfin admise dans le séjour 
élernel ; mais l’heure des félicités sans bornes ne viendra que quand 
le corps aura été réuni au principe éthéré qui l’a déja une fois animé. 
Alors commencera cette seconde vie que la mort ne pourra plus at- 
teindre. L’>homme, alors identifié 4 Osiris, sera éternellement juste 
et éternellement bon. Il sera celui qui cherche 4 faire le bien, et qui 
laime. Quant aux épreuves, 4 ceux qui, par leur conduile sur la 
terre, n’ont pas mérité d’entrer dans Ja demeure des bienheureux, 
ils subiront toutes les tortures de ]’enfer. Ils deviendront des étres 
malfaisants, ils aimeront 4 faire le mal. Chose singuliére, ils seront 


1 Lucien, Du deuil. 

* Notice du musée de Boulaq, p. 76. 

3 Pour éviter 4 son peuple Je danger de ces rites idolatriques, Je législateur des 
Hébreux les avait soigneusement interdits. En offrant 4 Dieu les prémices des fruits 
de la terre, ils étaient obligés de protester quils n’en avaient rien employé a un 
usage impur et qu‘ils n’en avaient rien donné au mort (Deut., xxvi, 13). Voir aussi 
le Lévitique, xx, 27. 





472 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


des csprits, ayant pour nuire a |’homme tout le pouvoir qu’ont les 
autres pour lui étre utiles. A ceux-la, une seconde mort, c’est-a-dire 
l’anéantissement définitif, est réservé. 

« Le secret de la grandeur des sépultures égyptiennes est dans ces 
croyances. Il faut qu’a un jour dit, le corps soit prét 4 recevoir l'ame 
qui viendra l’animer de nouveau. Ces momies que nous poursuivons 
d’une si indiscréte curiosité attendent une seconde vie, qui ne sera 
pas, comme la premiére, sujette 4 la douleur, et qui ne finira pas. 
Les belles tombes que l'on admire dans les plaines de Thébes et de 
Saqqarah ne sont donc pas dues 4 lorgueil de ceux qui les ont éri- 
gées. Une pensée plus large a présidé a leur construction : plus les 
matériaux sont énormes, plus on est sir que les promesses faites par 
la religion recevront leur exécution. En ce sens, les pyramides ne 
sont pas des monuments « de la vaine ostentation des rois, » elles 
sont des obstacles impossibles 4 renverser, et les preuves gigantes- 
ques d’un dogme consolant'. » 

La se trouve tout le secret de la construction des grandes pyra- 
mides, qui avait tant exercé jusqu’a nos jours le génie des savants 
et la curiosité des voyageurs. Ces immenses monuments, du haut 
desquels plus de soixante siécles nous cantemplent, sont le magni- 
- fique témoignage de la croyance des anciens Egyptiens 4 l’immor- 
talité de ame et 4 la résurrection des corps. 

Les inscriptions prouvent que les tombeaux des Pharaons, ouvrages 
immenses, et qui exigeaient de longues années, élaient commencés 
de leur vivant. Dés son avénement au tréne, chaque monarque avait 
soin de veiller & l’exécution du monument sépulcral qui devait étre 
sa derniére demcure. 


Ill 
INFLUENCE DE LA RELIGION SUR LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


Les anciens regardaient la religion comme le fondement de I’ordre 
social. On retrouve partout son influence a ]’origine des peuples, et 
on la voit présider & leur développement. « Les choses sacrées, dit 
Cicéron, nous ont donné la vie, la nourriture. Elles ont enseigné les 
meeurs et les lois aux sociétés. Elles ont appris aux hommes 4 vivre 
en hommes. » 

En remontant aussi haut qu’il est possible de le faire vers l’origine 
des sociétés, on retrouve partout des traces de gouvernements théo- 
cratiques. La raison en est simple, c’est que, la religion étant la base 


4 Notice du musée de Boulaq, p. 45. 


LA CIVILISATION EGYPTIENNE. | 413 


de toute société, on a du, dés le principe, ne connaitre d’autre mo- 
rale, d’autre loi, d’autre principe d'action, d’autre régle des rapports 
sociaux, que la loi religieuse qui n’a jamais manqué aux hommes. 

Les grands publicistes de toutes les écoles sont d’accord pour re- 
connaitre que la religion a été le fondement des empires. « Jamais 
Etat ne fut fondé, dit Rousseau, que la religion ne lui servit de 
base. » Montesquieu : « Les peuples qui n’ont point de prétres sont 
ordinairement barbares. » Et Bonald : « Les peuples qui n’ont point 
de prétres ne forment point de société‘. » 

Il a fallu venir jusqu’d nos jours pour voir contester cette vérité 
historique. M. Renan, dans son article, déja cité, prétend que «les 
prétres n’apparaissent qu’assez tard en Egypte, avec le Rituel funé- 
raire.» Il yala une double erreur. Si M. Renan avait bien voulu s’é- 
clairer sur ce point pendant son voyage aux bords du Nil, M. Mariette 
n’aurait pas manqué de le détromper, en lui montrant une « grande 
stéle monolithe, du style le plus fin, et dans un état de conservation 
admirable,... couverte par des inscriptions ou les priéres sont mé- 
lées au nom et aux titres de Ka-em-nefer, prétre purificateur de la 
pyramide Ra-Sahou ; Scha-bi, prophéte des rois Khoufou et Schafra 
(IV° dynastie), etc. *. » Nous avons cité plus haut l’inscription trouvée 
dans le tombeau du fils ainé du roi Khoufou, et constatant que ce 
prince était prétre d’Apis. Sabou, dont nous avons décrit la stéle fu- 
néraire, était prétre de la pyramide du roi Teti (YI° dynastie). Nous 
pourrions citer bien d’autres exemples, mais ceux-la suffisent. 

Quant au Rituel funéraire, 11 remonte aux premiers temps de Ja 
monarchie des Pharaons. « Une révision de ce livre, dil M. F. Lenor- 
mant, fut cxécutée sous la XXVI° dynastie, et il prit alors sa forme dé- 
finitive. Mais beaucoup de ses parties remontent a la plus haute an- 
tiquité. Certains chapitres sont indiqués comme composés sous le roi 
Hesep-ti, de la I° dynastic; d’autres, comme datant du régne de 
Menkéra (IV° dynastie), et en effet on a trouvé un grand nombre de 
chapitres du Rituel sur des monuments fort antérieurs 4 Pinvasion 
des Pasteurs*. » 

Aidé des précieuses notes de son frére sur la religion égyptienne, 
dont il a fait une étude approfondie, Champollion-Figeac la regarde 
comme «la principale des institutions de l’ancienne Egypte, celle qui 
pénétra le plus profondément dans l’esprit et le coeur de Ja popula- 
tion; avantage social du premier ordre, car cette croyance fut le lien 
intime entre les diverses classes de la nation, qui, y trouvant toutes 


1 Théorie du pouvoir, t. I, p. 179. 
2 Notice du musée de Boulaq, p. 276. 
5 Manuel d’hist. anc. de U Orient, t. I, p. 354. 
10 Aocr 13872, Ag | 


474 LA CIVILISATION EGYPTIENNE, 


leur honneur et leur avantage, ne s'en détachérent jamais. Et ce 
lien national avait ramené 4 )’unité tous les devoirs, tous les droits 
et tous les intéréts d’un grand peuple’. » 

Dans un passage déja cite, M. Mariette fait remarquer que « la di- 
vision de Egypte en nomes, ou provinces, a pour base sa division 
antérieure en districts religieux. » D’aprés Manéthen, ce pays était 
gouverné par les prétres, lorsque Ménés, chef des guerriers, monta 
sur le trone et fonda la premiére dynastie. Mais la classe sacerdotale 
n’en resta pas moins prépondérante, par sa puissance morale et la 
supériorité de ses lumiéres. Ce que nous avons dit, dans un chapitre 
spécial, de l’influence qu'elle exercait sur les Pharaons et sur la na- 
tion, 4 tous les degrés de I’échelle soctale, nous dispense de revenir 
ici sur ce point, d’ailleurs mcontesté. 

Les Egyptiens étaient profondément pieux, et malgré J'altéra- 
tion de plus en plus grande du culte primitif, ils restérent toujours 
fidéles au principe religieux, dont l’influence présidait chez eux a 
tous les actes de la vie sociale comme a ceux de la vie privée. 

« Tout en Egypte portait l’empreinte de la religion. L’écriture était 
si remplie de symboles sacrés et d’allusions aux miythes divins, 
qu’en dehors de la religion égyptienne Pemploi en devenait pour 
ainsi dire impossible. Les lettres et les sciences n’étaient que des 
branches de la théolegie. Les arts ne travaillaient guére qu’en vue 
du culte et pour la glorification des dieux ou des rvis divinisés. Les 
prescriptions religieuses étaient si multiplices, si itératives, qu'il 
n’étail pas possible d’exercer une profession, de pourvoir méme a sa 
nourriture et 4 ses premiers besoins sans avoir comstamment pré- 
sentes 4 la mémoire les régles établies par les prétres. Chaque pro- 
vince avait ses dieux spéciaux, ses rites particuliers, ses animaux 
sacrés *. » 

L’influenee de la religion sur l’art est gravée, pour ainsi dire, sur 
la plupart des monuments de I’ancienne Egypte, et particuliérement 
sur les ruines de ces temples innombrables dont son sol était cou- 
vert. Elle est attestée par les Hiéroglyphiques d'Horapollon, dont l’ex- 
plication a fait tant d’honneur 4 M. Charles Lenormant, en montrant 
cette surelé d’érudition qu'il puisait dans ses connaissances si éten- 
dues en philologie et en archéologie. « Les symboles qu’Horapollon 
explique, dit le savant égyptologue, ne se rapportent pas seulement 
4 l’écriture proprement dile: ils comprennent toutes les maniéres 
dont les Egyptiens exprimaient leur pensée religieuse, c’est-a-dire 


1 Champollion-Figeac, Egypte anc., p. 259. 
# F, Lenormant, Manuel d’hist. anc., t. 1, p. 560. 











LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 415 


toutes les formes de l'art chez le peuple. Je n’ai pas besoin de 
rappeler quelle élendue avait chez les Egypliens l’application du 
symbolisme religieux'. » Et M. Lenormant montre ce symbolisme 
présidant 4 V’architecture, a la sculpture, a la peinture, a I’habille- 
ment, jusqu’aux meubles et aux instruments 4 l’usage le plus com- 
mun. 

« Le motif qui poussait les Egyptiens 4 murer, pour ]'éternilé, des 
statues d'or et d’argent dans |’épaisseur des murs des temples, est 
celui qui les guidait, quand ils sculptaient sur la pointe de leurs 
obélisques, c’est-a-dire 4 une hauteur ou !’ceil le plus exercé ne peut 
atteindre, des scénes souvent traitées avec toute la minulie d’une mi- 
niature. Il y a la comme un hommage tacite au Dieu invisible qui 
voit tout *. » 

Parmi les croyances religieuses de l’ancienne Egypte, celle qu’on 
retrouve Je plus souvent représentée sur ses papyrus ou ses monu- 
ments, c'est le jugement de l'4me aprés la mort. Tant que dura l’in- 
fluence des vieilles institutions nationales, on vit, dans ces repré- 
sentations de la vie future, partout reproduites, les rois et les 
simples ciloyens comparaiire, également devant le redoutable tri- 
bunal d'Osiris. La piélé envers les morts prenait sa source dans cette 
salutaire croyance, véritable fondement de la morale égyptienne. 

a Les honneurs extraordinaires qu’on rend aux parents ou aux an- 
célres qui ont échangé leur vie contre le séjour éternel, constituent, 
chez les Egyptiens, une des pratiques les plus solennelles.... On ne 
peut assez admirer ceux qui ont institué ces coutumes et qui ont 
basé la pureté des moeurs non-seulement sur le commerce avec les 
vivants, mais encore, autant que possible, sur le respect qu'on doit 
aux morts. Les Grecs ont bien voulu, a l’aide de quelques fictions dé- 
criées, faire croire 4 la récompense des bons et 4 la punition des mé- 

chants. Mais ces fictions, loin d’encourager les hommes au bien, ont 
été tournées en dérision par les méchants et grandement discrédi- 
tées. Chez les Egyptiens, au contraire, le chatiment du vice et I’hon- 
neur rendu a la vertu ne sont pas une fable, mais des fails visibles 
qui rappellent journellement 4 chacun ses devoirs, et deviennent 
ainsi la plus puissante sauvegarde des meeurs ; car on doit estimer 
comme les meilleures lois, non celles qui assurentaux ciloyens une 

vie opulente, mais celles qui en font des hommes vertueux et hon- 

nétes*. » 


$ Recherches sur Vorigine, la destination chez les anctens et C'utilité actuelle des 
hiéroglyphiques d’Horapollon, par Charles Lenormant. Paris, 1838. 

# Mariette, Notice, p. 291. 

3 Diodore, liv., I, 93. 


416 LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


Ces belles réflexions de Diodore font admirablement ressorlir la su- 
périorité morale des Egyptiens sur les autres peuples paiens du monde 
antique, el particuliérement sur les Grecs, dont les vices sociaux et 
privés nous ont été si longtemps voilés par leurs chefs-d’ceuvre artis- 
tiques et littéraires. On peut admirer chez ces derniers des vertus 
civiques, surexcitées par l’antagonisme des cités et des races ; mais 
on rencontre bien rarement, chez ce peuple brillant et léger, les 
vertus sociales et domestiques, les sentiments d’égalité et de frater- 
nilé dont le Rituel funéraire des Egyptiens et les inscriptions de leurs 
tombeaux nous montrent parlout l’expression, parfois sublime. 

On trouve souvent, sur les stéles funéraires, des passages de ce 
Livre des morts. Celle du tombeau de Mai, fonctionnaire du Nouvel- 
Empire, reproduil un passage bien remarquable du chap. 125. Le 
défunt, admis en présence du juge supréme, s’écrie: « Je me suis 
attaché Dieu par mon amour ; j'ai donné du pain a celui qui avait 
faim, de Peau 4 celui qui avait soif, des vélements a celui qui élait 
nu; j’ai donné un lieu d’asile 4 Pabandonné.... » — Ce n’est point 
par hasard, ajoute M. Mariette, que ces touchantes paroles, ot se 
font jour les aspirations d’une morale toute évangélique, se rencon- 
trent ici. Les monuments égyptiens en font un si fréquent emploi, 
que nous sommes presque autorisé 4 y voir une sorte de priére d’un 
usage pour ainsi dire quotidien ‘. 

Sur le couvercle d'un sarcophage de l’époque grecque, qui conle- 
nait la momie d'un basilicogrammate , prophéte d’Osiris, nommé 
Onnophris, on lit cette priére: « J'ai venéré mon pére, j’ai respecté 
ma mére, j'ai aimé mes fréres ; je n’ai jamais fait de mal contre eux 
pendant ma vie sur la terre. J’ai protégé le pauvre contre le puis- 
sant, j ai donné l’hospitalité 4 tout le monde. J’ai été bienfaisant et 
aimant les dicux. J'ai chéri mes amis, el ma maina élé ouverte 4 
celui qui n’avait rien. Jamais mon cceur n’a dit : Ne donne pas. J'ai 
aimé la vérité et délesté le mensonge, etc.*. » 

Si nous remontons aux époques plus reculées, le tombeau d’Améni, 
gouverneur de province sous la XII* dynastie, nous offre celle in- 
scriplion si connue : « Toutes les lerres étaient labourées et ensemen- 
cées du nord au sud. Ricn ne fut volé dans mes ateliers. Jamais pelit 
enfant ne fut affligé, jamais veuve ne fut maltraitée par moi. J'ai 
donné également a la veuve et 4 la femme mariée, et je n'ai pas pré- 
féré le grand au petit dans Ics jugements que j’ai rendus*. » 

Les sentiments que les inscriplions funéraires mettent dans la 

‘ Notice du musée de Boulaq, p. 72. 


* Mariette, Notice, p. 245. 
3 Marielte, Histoire d’Egypte, p. 292. 


LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 471 


bouche des rois, ne sont pas moins admirables. En décrivantles monu- 
ments funéraires de la XVIII* dynastie 4 Thébes, Champollion le jeune 
nous a donné ces intéressants détails : « La salle qui précéde celle 
du sarcophage royal, contient, dans les tombeaux les plus complets, 
la comparution du roi devant Je tribunal des quarante-deux juges di- 
vins, qui doivent décider du sort de son 4me, tribunal dont ne fut 
qu'une simple image celui qui, sur la terre, accordait ou refusait 
aux rois les honneurs de la sépulture. Une paroi entiére de cette 
salle, dans le tombeau de Rhamsés V, offre les images de ces qua- 
ranie-deux assesseurs d’Osiris, mélées aux justifications que le 
roi est censé présenter 4 cos juges sévéres. En voici un exemple: 
a Q Dieu, le roi, soleil modérateur de justice, approuvé d’Ammon, 
n’a point commis de méchancetés, n’a point blasphémé, ne s’est 
point enivré, n’a point été paresseux, n’a point enlevé les biens 
voués aux dieux, n’a point dit de mensonge, n’a point été libertin, 
ne s’est point souillé par des impuretés, n’a point secoué la téte en 
entendant des paroles de vérilé, n’a point inutilement allongé ses 
paroles, n’a point eu 4 dévorer son cceur, etc. ‘. » 

Dans ces inscriptions, comme dans les passages du Rituel funé- 
raire, qu’on a justement appelé le code de la conscience égyptienne, 
ne reconnatt-on pas, mot pour met, quelques-uns des plus beaux 
préceptes de la charilé chrétienne ? N’y retrouve-t-on pas quelques 
traits de la morale sublime dont |’Ancien et le Nouveau Testament 
semblaient garder jusqu ici le divin monopole? Nous savons qu'il ne 
faut voir dans ces belles maximes, inscrites d’avance sur les tom- 
beaux des Pharaons et des grands de leur royaume, que les for- 
mules de la justification future de leurs dmes devant le tribunal 
d’Osiris. Mais si ce n’était 14 qu'un idéal, il faut convenir qu'il ne 
manque ni de beauté ni de grandeur, et que ces sages d’Egypte, 
comme parle Bossuet, avaient su conserver, mieux peut-étre que les 
autres peuples de l’antiquité, 4 l’exception des Israélites, le précieux 
dépot des principes de la loi naturelle. Il ne faut pas oublier, en 
effet, qu’éclairés par la lumiére de cette loi, les paiens pouvaient 
produire des actes vertueux et dignes d’une certaine récompense 
temporelle. 

Les évéques de la province de Bordeaux, réunis en concile a Poi- 
tiers au mois de janvier 1868, s'expriment ainsi 4 ce sujet : « Quelle 
est la régle des mceurs ? C’est d’abord la loi naturelle, émanée de 
Dieu ct gravée dans l’esprit humain pour lui faire discerner le bien 
du mal. Cette loi, méme aprés la déchéance originelle, n’a point 


‘ Cest-a-dire 4 se repentir de quelque mauvaise action — Egypte anc., p. 54. 


478 LA CIVILISATION EGYPTIENNE 


cessé de subsister dans l’homme; car, quoiqu’elle vienne de plus 
haut que nous, elle est réellement en nous, elle entre dans la consti- 
tution de notre nature raisonnable. Le péché a bien pu l’obscurcir, 
mais non pas en éteindre le flambeau : ce fait, prouvé par le sens in- 
time de chacun, est attesté aussi par la conscience du genre humain. 
Parmi les nombreux témoignages invoqués par le concile, nous en 
rappellerons deux : l'un emprunté 4 I’Ecriture, l’autre a la philoso- 
phie antique. 

« Voici comment saint Paul, dans son Epitre aux Romains, proclame 
Pexistence de la loi naturelle: « Lorsque les Gentils, qui n’ont pas 
« la loi écrite, font naturellement ce qui est selon la loi, ils sont a 
« eux-mémes la Joi; ils montrent l’ceuvre de la loi écrite dans leur 
« coeur.» (Rom., II, 45). 

« Sur cette fondamentale question, les auteurs paiens sont en 
parfait accord avec les divines Ecritures. Entendons Cicéron résumer 
les sentiments de l’antiquité profane: «Il y a une loi qui n'est point 
« écrite, mais née avec nous. Nous ne l’avons pas apprise, nous ne 
l’avons pas lue ; mais nous la tenons de la nature. Cest la nature 
qui nous l’a inspirée, c’est elle qui l’a gravée en nous‘, Or, con- 
« tinue le méme auteur, celte loi gravée dans notre nature pour 
« commander le bien et défendre le mal, c est la raison de Dieu 
« méme’*. » 

« Voila, dans l’ordre logique, la plus ancienne lor de \’huma- 
nilé. » 

Si la civilisation antique et particuliérement la civilisation égyp- 
tienne ont brillé d’un vif éclat, c’est que les grandes choses accom- 
plies par les anciens prenaient leur source dans les vérités et les 
verlus nalurelles et aussi dans les débris de la Révélation primitive, 
dont les doctrines religieuses et morales des Egyptiens nous ont si 
clairement montré la trace. 

Mais 4 mesure que ces traditions s’effacent, on voit un désaccord 
profond, une contradiction funeste s’établir de plus en plus entre 
les saines idées de morale, primitivement déposées dans le Rituel 
funéraire, et cette religion monstrueuse qui avilissait les Ames dans 
le culte des bétes, qui, par ses honteux mystéres, donnait licence 
aux penchants dépravés de l'humanité déchue et ne rougissait pas 
de placer partout sur ses autels les symboles de l’obscéniteé’. 


R AR 


{ Cicéron, Pro Milone, c. 9. 

* Idem, De legibus, Il, 4. 

* Dans sa Notice (p. 247), M. Mariette essaye de pallier r'immoralité du culte 
d’Ammon et de certains autres dieux, en disant que les Egyptiens n'ont voulu que 





LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 479 


Le prophéte Isaie, annoncant la défaite des Egyptiens par Nabucho- 
donosor, s’exprimait en ces termes dont il est inutile de faire res- 
sortir la flétrissante énergie : « Le roi des Assyriens emménera 
d’Egypte et d’Ethiopie une foule de captifs... tous nus, sans habits 
et sans chaussures, sans avoir méme de quoi couvrir ce qui doit 
étre caché dans le corps, 4 la honte de l’Egypte. » (Isaiec, XX, 4.) 

Sous la délétére influence de cette religion dégénérée, Ja vigueur 
morale des hommes diminue, l’ordre social s’affuisse, el la nation 
se trouve sans force pour repousser l’invasion étrangére. Comme 
les autres cultes du monde paien, la religion égyplienne avait deux 
faces: l’une pour les prétres et les iniliés, l’autre pour le peuple. 
C’est surtout par cette derniére qu’elle a élé connue dans |’ancien 
monde. Qn sait combien le culte des animaux avait rendu les 
Egyptiens ridicules et méprisables aux yeux des autres peuples. 
Aprés les avoir vaincus 4 la bataille de Péluse, en placant des chats, 
des chiens, et autres animaux sacrés, au premier rang de son armée, 
Cambyse se fit gloire de tuer de sa propre main le boeuf Apis, pour 
montrer a ses adorateurs l'impuissance de leur dieu. 

Plularque, qui s’est livré 4 des divagations si étranges pour re- 
chercher la véritable signification des dogmes de la religion des 
Egyptiens, a retrouvé toute sa sagesse pour flétrir le culle qu'sls 
rendaient aux animaux. « Mais les Egypttens, au moins la plus-part, 
entretenans et honorans ces animaux-lia comme s’ils esioient dieux 
eux-mesmes, ils n’ont pas seulement remply de risée et de mocque- 
rie leur service divin, car cela est le moins de mal qui soit en leur 
ignorance et soltise ; mais il s’engendre és coeurs des hommes une 
forte opinion qui attire les simples et infirmes ea une pure super- 
stition, et jette les hommes, aigus d’entendement ou audacieux, en 
pensements bestiaux et pleins d’impiélé‘. » 

C’est a Pexemple du peuple égyptien, que les Israélites, oubliant 
les préceptes de Dieu, adorérent le veau d’or dans le désert. On sait 
quel chatiment terrible Dieu infligea 4 son peuple, pour l’empécher 
de retourner a ce culte grossier qui a tant avili les Egyptiens dans 
Pestime des nations, en abaissant chez eux le niveau moral et 
Social . 

La classe sacerdotale qui, par ses lumiéres et son admirable orga- 
nisation, avait exercé une influence si puissante sur les progrés de 
la civilisation égyptienne, a eu la plus large part dans sa décadence, 


symbohiser la force créatrice de la nature... Que M. Mariette relise Hérodote (II, 48, 
61), et Diodere (I, 22, 88), et il verra quels désordres abominables ce culte a 
produits chez le peuple égyplien. 

‘ Plutarque, Isis et Osiris. (Traduction d’Amyot.) 





480 . LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 


aprés qu'elle ett laissé corrompre entre ses mains le dépdt des véri- 
tés et des traditions de la religion primitive. La classe sacerdotale, 
qui avait été la mére des arts et des sciences dans l’ancien monde, 
qui avail enseigné les principes de la philosophie aux plus grands 
hommes de la Gréce, et qui, pour tout dire en un mot, avait formé 
le divin Platon, n’était plus qu’une secte de magiciens au moment de 
l’arrivée de Jésus-Christ sur la terre. Il suffit, pour s’en convaincre, 
de parcourir les ceuvres de I’Ecole d’Alexandrie. 

Dans sa lettre A Anébon, prétre égyplien, Porphyre entr’ouvre un 
peu le voile des mystéres de cette religion dégénérée : « Pourquoi 
ces dieux imposent-ils 4 leurs pontifes l’abstinence de chair, voulunt 
sans doule les préserver de toute souillure, quand eux-mémes s eni- 
vrent de l’odeur des sacrifices? Pourquoi le contact d’un cadavre 
est-il interdit 4 l'initié, quand les mystéres ne se célébrent qu’avec 
des cadavres*. » 

L’espace nous manque pour développer d'une maniére plus com- 
pléte la thése historique que nous avons essayé de mettre en lu- 
miére, ct qui peut se résumer en quelques mots. 

Plus on remonte vers l’origine de la société égyptienne, et plus 
on retrouve, dans leur pureté primitive, les principes de la loi na- 
turelle révélée aux premiers hommes par Dieu lui-méme : |’adora- 
tion d’un seul Dieu créateur du monde et de Phomme, !'union des 
époux, l’égalité des sexes, l’autorité paternelle et le respect des pa- 
rents, l'amour du prochain, l’obligation du travail, ’'immortalité de 
l’4me, la récompense des bons et Ja punition des méchants. On re- 
trouve la croyance 4 la rédemption, 4 la vie future, 4 la résurrection 
des corps et méme 4 la justification des 4mes par les mérites du 
Rédempteur. 

Mais, 4 mesure qu’on s éloigne du berceau de cette société primi- 
tive, on y reconnait l’altération des vérités primordiales et des tradi- 
tions divines par l'invasion du polythéisme qui avait tout corrompu 
sur la terre avant l’'avénement du Messie. 

« Un temps viendra, dit l’'auteur des livres d'Hermés-Trismégisle, 
un temps viendra od l’on reconnaitra que vainement les Egyptiens 
ont honoré la divinité d'un culte fidéle; leurs plus saintes cérémo- 
- nies tomberont dans I’abjection et l’oubli... Alors cette terre vénéra- 
ble, consacrée par ces temples et ces aufels sans nombre, sera cou- 
verte de morts et de tombeaux*. » 


4 Dans sa Cité de Dieu, X, 11, saint Augustin a reproduit en grande partie cette 
lettre rermarquable, en y ajoutant des observations qui jettent une vive lumiére sur 
la théurgie égyptienne. 

* Citation de saint Augustin, Cité de Dieu, VIII, 22, 26. 











LA CIVILISATION EGYPTIENNE. 481 


Lesavant hiérogrammate qui a tracé ce passage prophétique, était 
loin de prévoir qu’il viendrait un temps ou « ces morts et ces tom- 
beaux » seraient la gloire de son pays. 

C’est par leur ferme croyance 4 la vie future et 4 limmortalité de 
l’dme, que les anciens Egyptiens ont exercé une influence salutaire 
sur la civilisation du monde avant Jésus-Christ. C’est sous l’inspira- 
tion de ces croyances qu’ils ont si bien scellé leurs tombes et con- 
servé avec lant de soin les corps de leurs ancétres. 

Par une juste récompense des services qu’ils ont rendus 4 la civi- 
lisation, ce quia fait leur force morale dans le passé fait aujourd’hui 
leur gloire. Ghaque tombe découverte, chaque momie ressuscitée 
fait revivre sous nos yeux les doctrines et les mceurs de cette sociélé 
primitive qui nous reportc au berceau du monde. C’est dans les ca- 
veaux funéraires de ]’ancienne Egypte que la science moderne re- 
trouve, chaque jour, les litres de I’humanité. 


Alexis CHEVALIER. 





DOUCE-AMERE 


IV! 
- AURORE. 


Clausalle habitait le second étage qui, pour le confort et la ri- 
chesse ne le cédail en rien au premier. Aprés avoir fait traverser a 
son ami un cabinet de style sévére, dont une énorme bibliothéque 
occupait le panneau principal, il ouvrit une porte de communication 
et l'introduisit dans une piéce attenante. 

Celle-ci était aussi coquette et aussi gaie que sa voisine |’était peu. 
Sur le meuble en bois de rose 4 forme tourmentée, qui rappelait ! 
maniére 4 laquelle une favorite célébre a laissé son nom, se déta- 
chaient d’un fond de satin bleu pale 4 glacis blanc des bouquets de 
marguerites. Rideaux pareils, doublés de guipure. D’un cété, une 
grande armoire a glace entre deux gigantesques vases du Japon 
montés sur des socles de bronze doré, de l'autre, une alcéve 4 demi- 
dissimulée par un nuage de dentelle. Pour tout tableau, une pein- 
ture entourée d'un cadre ovale et représentant une délicieuse téte 
de femme de grandeur nalurelle. Que, si on concevait quelque doute 
sur le point de savoir si c’était une élude idéale ou un portrait, Pori- 
ginal était 1a 4 deux pas, comme pour établir l’infériorité de l’ar- 
liste. C’était le portrait de madame Clausalle. 

Elle-méme, assise ou plutdt blottie, disparaissait aux trois quarts 
dans un large fauteuil, au coin d'une cheminée basse, surmontée 
d’une glace sans tain. — Entre le store en partie baissé qui voilait 
cette glace, et la pelite pendule de marbre blanc, ravissant morceau 
de sculpture représentant un nid de palombes dont, avec de mignons 


4 Voir le Correspondant du 25 juillet 1872. 











DOUCE-AMERE. 483 


flambeaux de bronze 4 anneaux d’argent ciselé, la tablette était or- 
née, on pouvait apercevoir le jardin de l’hétel. 

A l’arrivée de son mari, elle sé leva avec empressement, et Ver- 
noise crut voir une boutfée de lumiére, un radieux rayon de soleil 
faire irruption dans la chambre. Aurore était la bien nommée, elle 
avait la fraicheur et l’éclat de l’aube d’un beau jour. Sa chevelure 
était blonde, de la méme nuance que celle de sa mére avec une 
touche plus vive, et, pour compléter l’illusion, une robe de soie 
bleue l’enveloppait d’un azur souriant comme celui du ciel. 

Plulét grande que petite, mince et délicate, madame Clausalle 
avait une élégance native qui se révélait jusque dans ses moindres 
mouvements. Sa ressemblance frappante avec son pére avail de quoi 
surprendre. Car il était bien permis de se demander par quel mi- 
racle les traits de M. Bodignon avaient pu subir une transformation 
siradicale, que sa téte, qui était celle d’un homme laid et dénué d'in- 
telligence, fut devenue sur les épaules de sa fille celle d’une trés- 
jolie jeune femme. / 

La principale séduction de cette charmante figure 4 la carnation 
éblouissante résultait d’un contraste. L’expression de la physionomie 
était une grace naive, pleine de réserve timide. Au contraire, les 
yeux, larges el bien ouverts, pétillaient dans leur bleu intense de 
malice et de vivacilé. Il y avait dans la pose de madame Clausalle, 
dans ses gestes, dans toute son attitude, quelque chose de contenu 
que démentait le regard ; de la, un attrait pénétrant, toujours ra- 
vive. 

Que ce fat |’effet de la timidité ou une lacnne dans son éduca- 
tion, elle manquait d’assurance. Il était visible qu’elle n’était que 
bien rarement allée dans le monde, et sa contenance s’embarrassait 
aisément. La dépendance ov sa mére Ja tenait en dépit de son ma- 
riage ne contribuait pas peu, sans doute, 4 entretenir celte légére 
imperfection. Ce qui se voyait non moins facilement au premier 
coup d’ceil, c'est qu'elle était douée de beaucoup de distinction, et 
qu’a part Ja pelite contrainte que lui imposait le genre de vie au- 
quel elle était soumise, ses maniéres étaient empreintes de naturel 
et de simplicité. 

Pour un rien, ses joues se couvraient d’une rougeur exquise. L’ir- 
résistible entrain de son rire, franc et limpide, comme celui d’un 
enfant, l’honnéte bonté, la droiture sans arriére-pensée, la candeur 
que respirait sa personne entiére, gagnaient dés l'abord tous ceux 
qui l’approchaient. 

Vernoise, plus timide qu’il n’aurait convenu & un homme, sur- 
tout 4 un magistrat chargé d’appeler sur la téte du coupable les fou - 
dres de Ja loi, se sentit devant elle pénétré soudain d’une assurance 


484 DOUCE-4MERE. 


inconnue. Madame Clausalle étail si gentille, si avenante et si douce; 
clle avait un sourire si engageant, ses dents étaient si blanches, ges 
lévres si roses, que toute contrainte se fondit comme une couche 
de neige au soleil d’avril. Dés la présentalion et les premiéres pa- 
roles, ils se connaissaient. En un regard, s’étaient tendus de l’un a 
lautre ces fils invisibles par lesquels se communique instantanément 
le fluide mystérieux de nos sympathies. 

La conversation s’en ressentit. Dés le début, aisée, légére, elle fut 
pleine d’abandon et de charme. Vernoise cherchait 4 amuser Aurore, 
pour avoir l'occasion de revoir souvent son ravissant sourire. Il 
réussit a souhait, par Je récit de ses tribulations, qu'il fit avec verve. 
Elle n’était point sotte, et lui donna la réplique sur un ton qui 
redoubla son entrain. 

— Vous connaissez, madame, continua-t-il, ces malheureux che- 
vaux qui font mouvoir des manéges. Les yeux couverts d’un bandeau, 
ils marchent toute la journée, se figurent parcourir une longue 
roule et se bornent 4 tourner dans un cercle infranchissable. C'est 
histoire de tous les solliciteurs. Il n’est pas d’existence plus agitée 
et plus vide que la leur, pas d’efforts plus stériles que ceux dans les- 
quels ils s’épuisent. On doit croire, néanmoins, qu’un altrait parti- 
culier les encourage et les retrempe toujours, car ils sont incorri- 
gibles. Je parle de ceux qui ont le feu sacré, qu’on voit dés le matin 
remplir les salles d’atlente, se lier avec les huissiers et, sans cesse 
éconduits, reparaitre sans cesse. Les méconnus font comme moi, ils 
deviennent fatalistes. 

— Par découragement ? 

— Par philosophic, si vous le voulez bien. Cest & peu prés la 
méme chose, mais le mot a pour lui d étre accueilli dans le monde 
avec plus de déférence. 

— Le fatalisme, interrompit Clausalle, est la doctrine des énervés 
et des faibles, des Ames sans vitalité ni ressort. 

— Je crois qu’on le calomnie, il vaut mieux que sa réputation. 
L’humanité !’a pratiqué pendant des siécles, et ne s‘en trouvait pas 
plus mal. Les peuples anciens qui adoraient le destin ont fait de 
grandes choses, tant que leur croyance a duré. Du jour ot les phi- 
losophes l’ont discutée, le principe d’autorilé a regu sa premiére at- 
teinte. Nous sommes allés loin depuis sur cette route. Il n’en est pas 
moins vrai que les génies de tous les temps et de tous les pays ont 
eu confiance dans leur étoile. De 1a, je conclus que le fatalisme a du 
bon. Ne servit-il qu’a empécher un magistrat, sain de corps et d’es- 
prit, de s‘étioler dans une antichambre peuplée de messieurs en ha- 
bit noir, au milieu d'un va-et-vient continuel de gens affairés et du 
tapage assourdissant des sonnettes, attendant mélancoliquement son 


DOUCE-AMERE. 485 


tour qui n’arrive jamais, ce serait assez pour qu’il méritat toule mon 
estime. Quant & moi, je suis décidé a essayer du fatalisme. N’ayant 
pas d’espcrance, je serai aussi sans regret si j’échoue. Ce qui me 
plait par-dessus tout et me décide a tenter l’expérience, c’est qu'elle 
ne sera pas longue. 

— Elle durera le temps de ton congé, je suppose. A moins que tu 
n’y renonces en sortant d'ici, ce que je te souhaite. 

— Je le désire aussi pour vous, monsieur, dit Aurore. Votre théo- 
rie est charmante, il ne lui manque guére que d’¢tre praticable de 
nos jours. 

— Pourquoi ne le serait-elle pas? une fable de la Fontaine la pré- 
conise. Je ferais comme cet homme qui attend la fortune dans son 
lit, et qui réussit 4 l’alteindre avant celui qui court aprés elle. Je di- 
sais que l’épreuve serait courte, parce qu'il y aura (rés-prochaine- 
ment une vacance au tribunal de la Seine. 

— Hein? s’écria Clausalle, qui dressa l’oreille. Que dis-tu 1a? 

— Si je suis fataliste, je ne suis pas adroit, reprit Vernoise en 
riant avec bonhomie. J'ai trahi, sans y songer, un secret d’impor- 
tance. On m’avait recommandé pourtant la discrétion la plus minu- 
tieuse. Il était écrit sans doule que je ne la garderai pas. Un des 
conscillers de la cour se retire. Selon toutes probabilités, il sera 
remplacé par un des juges de Paris qui, désigné une premiére fois 
déja, n'a été écarté que par des influences passayéres et 4 qui on doit 
une compensation. Je suis venu demander la succession de ce juge? 

— Et le conseiller, tu le nommes? 

M. Boilevan. I] a une fortune considérable, et désire habiter la 
campagne, dans le Midi, dont le climat est nécessaire 4 la santé de 
sa fille. Son intention est de donner sa démission trés-prochaine- 
ment. 

— Tiens, tiens, reprit Clausalle, vivement intéressé, mais un pcu 
railleur, est-ce 4 Chalon qu’on t’a raconté cela ? 

— Qui, répondit simplement Vernoise. Ce conseiller est un ami 
de la famille dont je t’ai parlé et dans laquelle je désire entrer. Je lui 
ai été présenté cet automne, enfin il veut bien me porter de V’intérét. 
Toi qui connais la cour de Paris, tu ne dois pas ignorer que, profi- 
tant de son inamovibililé, M. Boilevan s’est mélé de politique aulre- 
fois, et qu'il est assez mal vu du pouvoir. Lui-méme a eu la bonté 
de me prémunir contre la tentation de recourir 4 sa protection 
ostensible. Un seul mot de lui en ma faveur, suffirail probable- 
ment pour me faire biffer de Ja combinaison 4 laquelie son 
remplacement donnera lieu. Par conséquent, je ne me vanterai 
pas au ministére d’étre honoré de sa bienveillance. Je serai pré- 
venu par lui du jour o il remettra sa démission, il me 1'a pro- 


496 DOUCE-AMERE, 


mis, en exprimant ke regret d’étre obligé de s’en tenir ld. — 
Voyez, madame, quel impitoyable guignon me poursuit. J’occupe 
des fonctions qui m’imposent la nécessité de parler en public, et 
c’est pour moi un supplice toujours nouveau ; j’aime une aimable 
jeune fille, on ne me l’accordera que si j’obtiens 4 Paris une place 
qui est libre 4 point nommé. Mais, dés que cette vacance sera ébrui- 
tée, les concurrents surgiront comme les champignons aprés une 
ondée. Moi, le plus emprunté de tous, je n'ai qu’un seul protecteur, 
et il ne peut pas me protéger! Yous m’accorderez qu’on devient fa- 
taliste 4 moins. 

— Cet excellent Vernoise, dit Clausalle a sa femme aprés le dé- 
part de son ami, nous a foural une indication précieuse. 

— Vous n’avez sdrement pas l’intention, Georges, répondit Au- 
rore, d’entrer en concurrence avec lui? 

— Pardon, j’ai tout 4 fait ce projet. 

— Ce serait abominable. 

— Pourquoi, chérie? Cela me parait tout simplement naturel. 
Depuis deux ans, votre mére n'a eessé de faire des démarches pour 
que je fusse envoyé 4 Paris, le but de ses réves et des miens. Elle et 
moi, nous avons recu des promesses formelles, bren avant que Ver- 
noise cvit seulement la pensée de poser sa candidature. Il en résulte 
que jai des droits acquis. Ce serait folie de ne pas les revendiquer, 
puisque l'occasion est favorable. 

— Vous profiteriez, pour le supplanter, d’une confidence échappée 
dans un moment d’abandon. 

— Ceci est différent. Il n’existerait pas de meilleur moyen de 
réussir vile et surement, je l'affirme, si les préjugés n’étaicat la. 
Les personnes méticuleuses me jetteraient la pierre, au nom ce la 
morale outrage. Donc, je nen userai pas. D’ailleurs, madame ma 
femme, je n’ai pas l’Ame aussi noire. Je n’entrerai pas en campagne 
avant d’avoir averti Vernoise. Par supplément de scrupule, méme, 
je m’abstiendrai de toute tentative jusqu’a ce que le secret n’en solt 
plus un. 

— A la bonne heure. 

— Oh! je ne m’engage pas beaucoup; ce sera public demain, 
j’en suis sar. Il est trés-étonnant que maman Bodignon, qui erre 9 
souvent dans les couloirs du ministére, qui a tant de connaissances 
et d’aboutissants, n’ait pas encore éventé cela. Ce monsieur Botlevan 
est un fier cachotier. 

— Dam! il a raison de l’étre. 

— Ah! mais, s’écria Clausalle, épanoui de sa découverte, ™'Y 
voici. fl est 4 la troisisme chambre. Un petit vieux, ratatiné, la teF- 
reur des ayocats 4 moustaches... J’irai voir Cerdal et Gauffrin; 4U 


DOUCE-AMERE. 487 


besoin, je pousserai jusque chez Sulvan. Avec ce noyau, nous mar- 
chons & l’assaut de la division du personnel. Le général donnera sur 
le ministre, votre mére formera la réserve et nous emportons la po- 
sition en vingt-quatre heures. — Bon plan; tout le succés est dans 
la rapidité des évolutions. La derniére fois, on avait trop altendu, - 
attaqué avec mollesse, et cela n’a tenu qu’a un cheveu, vous vous le 
rappelez ? 

Pendant ce monologue, Aurore, pensive, regardait alternative- 
ment les fleurs du tapis et son mari, qui se promenait de long en 
large dans la chambre. La téte appuyée sur son coude, soutenu lui- 
méme par le bras du fauteuil, elle paraissait absorbée. On aurait 
dit qu’elle lultait avant de formuler ce qu'elle avait 4 répondre. Aux 
derniers mots de Clausalle, elle surmonta sa timidité et reprit dou- 
eement: 

— Vous ne ferez pas tout cela, Georges ? 

— Positivement, si. on regret est de ne pas avoir un plus grand 
nombre de sonnettes. Celles-la composeront déja un assez joli ca- 
-rillon, st elles manceuvrent avec ensemble. 

— Vous ne songez qu’a vous, mon ami. Réfléchissez que, pour la 
simple satisfaction de vos copnyenances ou de votre ambition, vous 
sacrifiez un de vos amis. Grace aux protections que vous avez, vous 
VPemporterez aisément sur lui, qui n’en a pas. Sice n’était que sa 
carriére qui fat en jeu, peul-étre re dirais-je trop rien, mais il y va 
de son bonheur, il vous l|’a confié... 

— Ma chére, répliqua Clausalle, le sentiment est en soi une trés- 
bonne chose. Je l’apprécie volontiers, 4 la condition qu'on le réserve 
pour les circonstances ou il est de mise. Dans la conduite ordinaire 
de la vie, se fier 4 lui est imprudent, car on ne sait pas jusqu’ot il 
peut entrainer. Certes, Vernoise est un ami que j’ai éprouvé un véri- 
table plaisir 4 revoir. Ma vieille affection pour lui, qui sommeiillait 
sans que je m’en doutasse, s'est réveillée tout 4 eoup, et, depuis 
hier, nous avons causé avec une sympathie profonde. Malgré cela, 
je me décide a entrer en lutte contre lui, et je n’ai pas le moindre re- 
mords. De son cété, soyez-en certaine, il ne sera ni froissé ni surpris 
de ma détermination. J’offre méme de parier que, si je gagne la par- 
tie, il ne me gardera pas rancune. D'abord, parce que c'est un cceur 
d'or, ensuile, parce que je déploierai un luxe de loyauté sans exemple 
entre rivaux. Qu’il soit ou non averti par M. Boilevan, ses chances 
d’arriver sont les mémes, c’est-a-dire nulles. Il en est convaincu 
avec juste raison, et ne nous l’a pas caché. Je suppose que je m’in- 
cline devant son mérite, c’est son titre unique, le seul & eonsidérer, 
j’en conviens, mais dont, dans la pratique, on ne s occupe guere, et 
que j'aie la naiveté de m’effacer pour lui livrer passage, savea-vous 


488 DOUCE-ANERE. 


ce qui se produira? Vernoise n’avancera pas d’une ligne ; mais les 
concurrents en auront un de moins 4 évincer, et il leur deviendra 
ainsi plus facile de triompher. Quelle certitude avez-vous que, moi 
me retirant, ce sera lui qu’on nommera? Qui vous le fait seulement 
-soupconner ? Rien. Si ce nest l’intérét que vous lui portez et qui se 
compose de sentiment. Est-ce que vous jugeriez adroit de ma part, 
en ayant l’intention de ménager mon ami, de travailler pour que 
Cocherelle, Arzay, Dubellier, ou dix autres que je pourrais citer, pro- 
fitant de mon inaction, me soient préférés, 4 moi qui ai les plus belles 
promesses ? 

— Comment, a votre tour, savez-vous que M. Vernoise est si peu 
a redouter? 

— Les femmes sont étonnantes! Est-ce que cela se discute? On le 
sent, ma chére. Postuler une posilion 4 Paris, et la demander avec 
candeur au ministre, sans aucun appui, si ce n’est sa valeur per- 
sonnelle; qui, diable, 4 part Vernoisc, imaginerait une combinaison 
pareille! Ce sont de ces idées qui ne poussent que par accident, des 
exceptions tellement étranges, qu'on renonce a les combattre; leur 
énormité les sauve de toute contradiction. Que penseriez-vous d'un 
brave homme qui, rencontrant un train de chemin de fer lancé a 
toute vitesse, ferait au mécanicien signe d'arréter, pour lui per- 
mettre de monter. L’entreprise de Vernoise est de cette force. Ah! 
s’il avait un protecteur! Et encore, entendons-nous, un bon, solide, 
influent, surtout tenace! Il en est de ceux-la comme des échelles 
pour atteindre la lune. Il n’en faut pas deux, pourvu que le premier 
soit assez puissant et la seconde suffisamment longue. 

— Pauvre jeune homme! reprit Aurore aprés une pause, sa situa- 
tion me touche beaucoup... 

— Kst-ce que, par hasard, s’écria Clausalle paiement: vous auriez 
envie de vous mettre de son parti et de le protéger 4 mon detriment? 
Sa position de futur en expectative vous le rend intéressant. S'l 
dépendait de vous de conférer la place, qui choisiricz-vous de lui ou 
de moi? 

— Lui, sans hésiter. 

— Grand merci! voila Veffet du sentiment; c’est ainsi qu'il dé- 
place le sens moral et fausse les consciences. De par lui, me voici, 
moi, votre mari, que la religion, la loi, tout ce quily a au monde 
de plus sacré et de plus respectable devraient avoir logé au premier 
rang de vos affections, détréné au profit d’un étranger que vous ne 
connaissiez pas il y a une heure. Le proverbe est donc bien vrai, on 
n'est jamais trahi que par les siens. Je remercie les dieux que vous 
ne soyez pas ministre de Ja justice. 

Clausalle reprit sa promenade, et, l’interrompant au bout d’un 











DOUCE-AMERE. 489 


instant, frappé d'une inspiration soudaine, dit avec explosion : 

— Ma femme, ai-je révé que votre amie Mélanie est 4 Paris? 

— Non; elle y est, en effet, pour un mois ou deux encore. 

— Alors, voila un corps d’armée de plus. Vous irez la voir dés 
demain, et si elle veut s’en donner la peine, ce ne sera pas long. 

Aurore fit une moue significative. 

— Je n’aime pas trop cela, répondit-elle. Jusqu’ici, je ne lui ai 
jamais rien demandé, et je préfére conserver 4 notre attachement 
toute sa pureté. 

— Des phrases! les petits cadeaux entretiennent l’amitié. 

— Vous lui supposez un crédit qu’elle est loin d’avoir. 

— Une femme en a toujours, quand elle est jeune, jolie et dans 
une haute position. En admettant qu'elle fasse exception a la régle, 
son mari en a, lui. Un ambassadeur a la mode, dont on a besoin, 
et qui a les grandes traditions de Talleyrand et de Metternich!... 
Cherchez bien, vous lui devez une visite, 4 Mélanie. 

Aurore n’écoulait plus son mari qui, les bras croisés, s’était ar- 
rété devant elle et la considérait en silence; il attendait certaine- 
ment une réponse. 

— Georges, vous tenez donc bien 4 la résidence de Paris? dit la 
jeune femme, dont les idées suivaient un autre cours. 

— Sij’y tiens! répondit Clausalle, levant ses deux mains en lair, 
comme pour prendre le ciel 4 témoin de l’énergie de sa conviction. 

— Vous avez déclaré 4 M. Vernoise que vous étiez satisfait et que 
vous ne désiriez rien. 

— Eh bien, j'ai commis un gros mensonge, voila tout. Je m’en 
confesse. Mon excuse est que, le jour ot je 1’ai ainsi trompé, je ne 
me doutais pas qu’avant le lendemain nous serions liés au point de 
n’avoir plus de secrets l’un pour l’autre. Aujourd’hui, non-seule- 
ment je ne lui répéterais pas ce que j’ai dit, mais encore je regrette 
d’avoir déguisé la vérité. C’était en chemin de fer, nous venions de 
nous reconnaitre, il m’avait posé la question de Jui-méme. On ne 
se livre pas ainsi sans réserve, avant de savoir sur quel terrain on 
marche. Je réparerai ma faute ce soir méme. 

— Vous retournerez donc le voir? 

— Aprés le diner, probablement. Je ne me pardonnerais pas de 
prolonger )’erreur ou j'ai Sclemment induit un camarade, et de si 
mal répondre a sa confiance. Or, plus j’attendrai, plus je serai cou- 
pable, et plus aussi ]’explication sera difficile. 

Un long silence succéda 4 cette conversation. Clausalle marchait 
4 grands pas, tout entier ala combinaison qu'il se proposait de met- 
tre en jeu, parfois s’arrétant, se frappant le front, murmurant des 
mots indistincts. Aurore suivait ses évolutions d’un regard distrail. 

40 Aovr 1872, 52 


400 DOUCE-AMERE. 


Elle aussi était dominée par une pensée tyrannique, qui se fit jour 
presqu’a son insu. Car ce fut 4 demi-voix, et se parlant 4 elle-méme, 
qu’elle dit tout 4 coup : 

— Qu’y a-t-il donc de si altrayant dans ce Paris! 

Clausalle aussildt se retourna. 

— fleureusement, riposta-t-il, moi seul ai entendu. Que pense- 
rait-on de vous, chére amie? J’ai tort de rire, pardon, mais je he 
puis me défendre; j'ai élé saisi 4 l'improviste. 

De fait, il sen donnait 4 coeur joie; et, devant cette hilarité, Au- 
rore, décontenancée, était mal 4 l’aise, confuse et rougissante; ce 
qu’il ne remarquait point. . 

— Que ne demandez-vous, reprit-il, s’animant par degrés, pour- 
quoi les plantes, les animaux, tout ce qui subsiste 4 la surface de la 
terre, ont pour le soleil un amour aussi marqué? Cest tout un. 
Paris attire, comme le soleil; son influence est souveraine au méme 
titre. A définir ce qu'il y a d'attrayant, on aurait de quoi parler in- 
définiment sans reprendre haleine, ct le sujet ne serait pas épuisé, 
par la raison qu’il se renouvelle 4 tous les instants. C’est un de ses 
priviléges, qui n'est pas le moins merveilleux, d’offrir 4 chacun 
Pidéal réalisé de ce qu'il cherche, avec celte particularité qu'il ne le 
rencontrerait nulle part ailleurs. Si vous réfléchissez @ la variété 
infinie des gouts, des aspirations, des désirs de tout genre suscepli- 
bles de se produire dans une agglomération quelconque d’étres 
humains, vous serez confondue de leur prodigieuse diversité; vous 
le serez bien plus encore en vous disant, et eest l’exacle vérilé, qu’tl 
n’en est pas un, si élrange qu’on s'applique a le réver, qui ne trouve 
a se salisfaire dans celle ville unique au monde. Son titre de grande 
cilé n'est rien, Londres et Pékin sont plus immenses. Chaque pays 
n’a-l-il pas sa capilale? Mais aucun n’a Paris, et tous nous l'envient. 
Pour cing ou six capitales dont on se souvient, combien, qui n’é- 
taient ni moins belles ni moins riches, ont disparu dans loubli, 
sous l'impénétrable poussiére des générations accumulées ! Baby- 
lone, Ninive, Athénes et Rome sont 4 jamais vivantes. Comme elles, 
Paris ne s’effacera pas de la mémoire des hommes, parce que, 
comme elles, il est expression la plus haute d’une grande époque! 

Tout cela vous importe assez peu probablement, chérie, continua 
Clausalle. Je me suis laissé entrainer & un mouvement oratoire, 
comme si je débitais un réquisiloire & haute pression dans une 
affaire politique. Excusez-moi. En termes moins ambitieux, Paris est 
la seule ville possible pour un homme intelligent. C’est pour cela 
que tous mes efforts tendent a y arriver. Partout ailleurs on existe, 
c est-i-dire que les fonctions habituelles de la vie s'accomplissant 
dans la plénitude de la santé, on se figure vivre, en réalilé on vé- 


DOUCE-AMERE. 491 


réte. Ce n’est pas qu’on manque tout a fait de soleil, mais on ne 
Je regoit que d'un cété. Vous savez que les gourmets distingucnt, en 
mangeant un melon, quelles sont les tranches de la couche, ce ne 
sont pas les meilleures; la province est le cOté de la couche. 

— Vous étes bien sévére pour les départements. S’ils n étaient la, 
a quoi servirait ce fameux principe nourricier qui civilise les peu- 
ples et murit les melons? 

La malice était bien innocente, mais elle frappait avec précision. 
Ciausalle le sentit si bien, qu'il fut piqué. Peut-étre croyait-il avoir 
subjugué sa femme par son accés d’éloquence. La réplique démon- 
trait qu’Aurore avait écouté, sans céder au charme de sa parole, 
puisqu’elle n’avait retenu de ce beau discours qu’une image, qui 
donnait lieu & un rapprochement plaisant. On n’admire guére ce 
dont on rit. Cette pensée agit si fortement sur lui, qu’elle modifia 
la pente naturelle de son caractére. Il était, en général, beaucoup 
plus disposé a la gaielé qu’a la gravité. Dans toute autre circon- 
stance, il aurait accueilli cette saillie par une autre saillic. 
Cette fois, il eut le tort de répondre sérieusement. Ainsi s’évanouit 
encore une fois, frappée 4 mort avant d’étre née, cette occasion que, 
suivant sa confidence & Vernoise, il attendait si impatiemment, 
@avoir avec Aurore une causerie intime. 

— Ma chére, dit-il sans aigreur mais non sans vivacité, notre 
corps se compose de différentes parties, pour lesquelles nous avons 
un attachement égal, attendu qu’elles sont sqldaires, et que les 
autres soulfrent si une seule est atleinte. De ce que nos préférences 
sont acquises a la (éte, siége de l’intelligence et de la pensév, s'en- 
suil-il que nous ne prenions pas les précautions convenables pour 
ne pas nous mouiller les pieds? Je ne veux pas médire des départe- 
ments, mais je leur préfére Paris; et je suis trés-heureux que, sous 
ce rapport, mes godts soient conformes a ceux de votre mére. 

— Ma mére... oui, en effet, murmura la jeune femme, qui n’a- 
joula rien. 

La discussion était tombée, Clausalle ne la releva point, ct quitta 
la chambre en fredonnant. I] ne pensait déja plus 4 Pinsignifiante 
piqure d’amour-propre sous laquelle il s’était cabré. 

Aurore, pale et émue, se jeta au fond de son fauteuil, posa son 
mouchoir sur ses yeux et pleura. A quel propos ce chagrin dont son 
mari ne se doutait méme pas? Qui a jamais su au juste pourquoi 
une femme pleure! 


492 DOUCE-AMERE. 


V 
DOUCE-AMERE 


Cependant, M. Bodignon, aprés s’étre couragéusement mis en 
chemin pour aller, sur l'invilation de sa femme, porter au lieute- 
nant Clapier des préliminaires de paix, était, 4 peine sorti, revenu 
sur ses pas. 

Entr’ouvrant d’une main timide la porte du salon, il avait fait 
amende honorable et temoigné a sa chére Jeannette une si grande 
répugnance 4 remplir la mission dont elle lavait chargé, quelle 
eut pitié de lui. C’était quelque chose que la preuve de déférence 
qui ressortait de cette soumission. Madame Bodignon eut le bon 
esprit de s’en contenter, et, d’elle-méme, daigna l’exempter de la 
corvée. Le digne homme fut tellement content qu’il la prit par le 
cou et l’embrassa bourgeoisement, pour témoigner sa joie. Cette 
incartade lui valut un nouveau rappel aux convenances, qui n’eut 
pas de suites, parce que, trop heureux pour élever aucune réclama- 
tion, il se hata de s’éloigner d’un pas alerte. 

Il faut ’avouer, madame Bodignon nes'était pas montrée si géné- 
reuse sans une arriére-pensée, qui amoindrissait sensiblement 
l’éclat de sa belle action. Pénétrée de cette vérité, qu’une affaire 
n’est jamais mieux conduite que par celui qui s’intéresse directe- 
ment a sa réussite, elle avait formé le projet, qu’elle exécuta im- 
médiatement, de remplacer son mari dans la visite au lieutenant. 

C’était un vrai jour de féte pour ce dernier, chaque fois qu’il 
recevail son aimable propriétaire, qui, elle-méme, saisissait volon- 
tiers les occasions de rapprochement. En cela, elle ne cédait pas a 
l'unique mobile de se concilier les bonnes graces de l’oncle du mi- 
nistre de la justice, elle en avait un autre encore; secret, inavoué 
probablement, mais dont l’influence, pour étre secondaire, n’était 
cependant pas tout a fait nulle. 

Une des rares faiblesses de ce caractére, si éminemment viril par 
tant de cétés, consistait 4 ne pas savoir se défendre contre la flatte- 
ric, lorsque surtout elle se compliquait de ces compliments, de ces 
attentions dont cerlaines femmes se montrent particuliérement 
friandes. L’encens, si grossier qu’il soit, est toujours de l’encens, on 
’a dit depuis longtemps. Le lieutenant, galant et empressé, selon les 
tendances traditionnelles du militaire francais, lui faisait positive- 
ment la cour; il vantait sa grace, sa beauté, le gout de ses toilettes. 
Ce n’était pas toujours dans le langage musqué de Dorat, mais on 








DOUCE-ANERE, 493 


lui fenait compte de l’intention, et on lui pardonnait la forme parfois 
Tisquée de ses madrigaux. Il y mettait d’ailleurs de la conscience, 
car c’était la seule monnaie dont il payait son loyer; ce qui parais- - 
sait les salisfaire également tous les deux, puisque madame Bodi- 
gnon ne lui demandait rien de plus. A ces visites enfin, trop peu 
fréquentes au gré de ses désirs, il gagnait toujours quelque chose. 
Non pas pour lur, mon Dieu! sa modeste retraite lui suffisait, et il 
avait assez vu pendant toute sa vie les effets de I'injustice, pour étre 
philosophe et s'accommoder de tout. C’était pour Cropin,.son frére 
d’armes et son brosseur. Le pauvre diable n’était pas riche, il vivait 
mal, quoique le lieutenant lui donnat une rétribution convenable. 
Il avait encore au pays sa vieille mére, des neveux, des niéces, et 
tout son prét y passait. 

M. Clapier avait un genre de vie spécial. Grand coureur de res- 
taurants et de cafés, il ne mangeait jamais chez lui pendant les 
quinze ou vingt premiers jours de chaque mois. Jl quittait Ver- 
Sailles, le matin, avant déjeuner, et n’y rentrait que par le train de 
minuit, pour se coucher. Vers le 18 ou le 21, la provision d’argent 
étant épuisée, il attendait de nouveaux subsides, qui arrivaient ré- 
guliérement par douziémes, et recommencait. Il va sans dire que, 
pendant sa période de richesse, il ne s’occupait nullement de Cro- 
pin, qui réglait son existence suivant sa fantaisie. Mais, du 18 au 
30, il venait partager avec lui la mauvaise fortune en frére. C’est 
alors que les petits cadeaux de madame Bodignon élaient Jes bien 
recus. Intraitable sur les questions d’honneur et de délicatesse, 
M. Clapier n’acceptait jamais d'argent; par exemple, tout le reste, 
depuis une cételette jusqu’a une longe de veau, trouvait grace devant 
lui. De plus, Cropin, non moins galant que son maitre, mais dont 
les exploits se restreignaient 4 un théatre plus modeste, était au 
mieux avec un certain nombre de cuisiniéres du quartier, et en- 
tretenait avec un soin extréme ccs relations, qu'il savait 4 propos 
rendre productives. : 

C’était sans trop murmurer que le lieutenant se résignait 4 la 
cuisine de son brosseur, lorsqu’il était a sec. Il fermait les yeux 
sur les détails de l’ordinaire, en ce sens que, s'il tenait 4 ce que 
tout fat bon, il ne poussait pas la curiosité jusqu’a s'informer d’ou 
provenait tel ou tel morceau dont il se régalait. Par contre, logique 
en tout, il aurait vertement relevé Cropin, si ce dernier edt commis 
l'indiscrétion de lui demander de)’argent. Le brosseur n’avait garde; 
4 quoi bon? Esl-ce que si son maitre en edt possédé, il se serait 
avisé de prendre ses repas chez Jui? 

De cet accord tacite, il résultait que Cropin déployait en maintes 
circonstances un génic de Robinson ou des ruses de Mohican, pour 





494 DOUCE-AMERE. 


se procurer les objets indispensables 4 la vie. Quelques-unes de ces 
ruses, dignes d'une autre appellation, frisaient la police correction- 
nelle. Mais Cropin avait l'art supréme de plumer les poules sans les 
faire crier, et ne soulevait aucune récrimination. ll était si aima- 
ble, si gai, si empressé, si plein de prévenances; il rendait tant de 
pelils services avec un désintéressement si notoire, que nul ne se 
fat rencontré qui osat lui reprocher les emprunts forcés qu’il pré- 
levait de temps 4 autre sur les jardins, les toits ou les cuisines du 
voisinage. 

Ainsi, la table du lieutenant, dans les moments de déche, selon sa 
propre expression, était abondamment pourvue de lait, de beurre, 
de bouillon, de legumes frais, de lapins, de pigeons, de fruits, et 
méme d'vignons de tulipes. 

Malgré les plaintes de M. Bodignon au sujet de ceux-ci, il est dou- 
teux que M. Clapier eit songé a interpeller Cropin, 4 propos de 
lincident, sans une circonstance décisive. Il avait mangé, la 
veille, du ragodt ot les oignons avaient figuré. C’est dire que le 
souvenir lui en était resté, car le plat élait détestable. La visile de 
madame Bodignon raviva impression quil avait éprouvée, alors 
que, goulanl cette infernale préparation, il s’était cru empoisonné. 
En conséquence, dés que sa proprictaire fut partie, il rechercha 
activement le cavalier Cropin, ainsi qu’il le désignait toujours dans 
les moments solennels, pour lui administrer la semonce, il disait 
militairement le poil, que comportait la situation. 

Mais les appels réilérés, qu’il langait pourtant de sa belle voix de 
commandement, demeurérent sans effet; le coupable ne se montrait 
point. Pour Patteindre, il dut pénétrer jusgu’a la cuisine. Cropin y 
était; assis devant une table, la {éte soutenue par ses deux mains, 
il paraissait plongé dans des réflexions profondes. A sa lévre était 
vissée une pipe 4 tuyau court complétement éteinte; il ne faisait 
aucun mouvement. Autour de lui, on apercevait une bouteille, une 
carafe d’eau et un verre, ou gisaient encore quelques gouttes d'une 
mixture verdatre et terne, dont la senteur pénétrante saturait l’air 
ambiant : c’était de l’absinthe. 

_ — Cavalier Cropin! dit le lieutenant avec sévérité. 

Ce ne fut pas du premier coup que le brosseur s’arracha 4 ses ré- 
flexions, qui étaient simplement une sorte d’engourdissement coma- 
teux. Quand il y réussit enfin, reconnaissant « la voix qui frappait 
son oreille, » il se leva tout d’une piéce, dla, par un double mouve- 
ment simultané, d'une main la casquette sans visiére, vieux sou- 
venir du régiment, qui lui servait de coiffure, de l'autre sa pipe, et 
laissant tomber ses bras le long du corps, prit la position du soldat 
sans armes. 








DOUCE-AMERE. 495 


Son visige apparut alors dans toute sa splendeur. Du méme age 
que son officier, 4 peu prés, il avait des cheveux gris clairsemés, 
coupés ras, de pelits yeux éteints, un grand nez violacé, une épaisse 
moustache et une physionomie annoncant l'ivresse chronique, pous- 
sée jusqu’a l’attendrissement. 

Le lieutenant passa d‘abord l’inspection avec beaucoup de dignité; 
puis, rejetant la téte en arriére par un brusque haut-le-corps, et la 
main gauche appuyée sur la hanche, veuve, hélas! de son sabre : 

— Eh bien, s‘écria-t-il, nous en avons fait de belles | 

— Mon lieutenant? murmura Cropin, avec un accent alsacien 
trés-prononcé. 

— Fais donc l’innocent! Depuis quan’! les tulipes tiennent-elles 
garnison dans mon apparlement? 

— Je vas vous dire.. 

— Silence dans les rangs | reprit M. Clapier, d’une voix tonnante. 
Tu t’expliqueras tout 4 l’heure, si je le permets. 

Le poil alors se déchaina comme un ouragan furieux. Malheureu- 
sement, les hardiesses d’expression, devant lesquelles le lieutenant 
ne reculait: jamais, ne permettent pas de le reproduire. Altérer la 
pureté du texte, en atténuant la vigueur des images ou en décolo- 
rant la langue, lui enléverait toule saveur; mieux vaut se résigner 
& une lacune dans le récit. 

Cropin, immobile et impassible en apparence, ne luttail pas con- 
tre l’orage, il en avait Phabitude et altendait l’embellic. Dés qu'il la 
pressentit, il hasarda timidement quelques mots : 

— Je n‘avais plus que un franc cinquante, et nous étions au 22... 

— Animal, si tu n’avais pas été saoul comme une grive, aurais-tu 
confondu les oignons de tulipes et les oignons comestibles? 

— Pardon, mon lieutenant, j’ai cru que célaient des jacinthes. 

— Eh! quand c’en eut été? 

— Oh! infusés dans une marinade, avec du poivre, des clous de 
girofle, une muscade et du citron, c’est exquis; fondant comme du 
beurre, et raide comme une cartouche. Un mort en reviendrait. La 
recetie est du 8° chasseurs. 

— Huit jours de consigne, dit le lieutenant, juste mais sévére, et 
des excuses au pére Bodignon. 

L’attendrissement de Cropin fit tout & coup explosion; de gros 
soupirs soulevérent sa poitrine, et des larmes brillérent dans ses 

eux. 
: — Je vois bien que vous ne m’aimez plus! murmura-t-il en san- 
glottant el d’un ton pénétré. Je n’ai plus qu’a boucler mon porte- 
manteau, et a prendre un billet d’hdpital. 

Ce truc réussissait toujours. Le brosseur, qui en avail reconnu 





496 DOUCE-ANERE. 


l'efficacité depuis longtemps, y recourait effrontément toutes les 
fois qu’il le-jugeait utile. Il n’avait pas la moindre envie de quitter 
son maitre, mais M. Clapier se souciait encore moins de perdre un 
vieux serviteur, auquel il était attaché, et qui ne lui coutait 4 peu 
prés rien, qui, de plus, était industrieux et probe. Sa colére, s'il en 
avait réellement ressenti, ne résista pas 4 cet éloquent cri du cceur. 
Faisant un pas vers son domestique qu'il regarda sous le nez, pen- 
dant qu'un aimable sourire relevait sa grosse moustache, et lui fen- 
dait la bouche d'une oreille a l'autre : 

— Il sera donc dit, mon vieux, s’écria-t-il, que tu passeras toute 
ta chienne de vie dans Ja peau d’un serin? Est-ce que tu t'imagines 
que je pense encore a ces bélises? Comprends donc que le proprié- 
taire a crié comme un 4ne; mon devoir alors n’était-il pas tout 
tracé? te flanquer une chasse et t’inscrire au livre de punilion? Or, 
tu le sais, Cropin, le lieutenant Clapier ne badine pas quand le de- 
voir est ]a. J’ai rempli le mien, cela suffit. Je suis en mesure de 
déclarer au pére Bodignon qu'il est vengé. Rien ne m’empéche a 
présent d'intercéder auprés de lui, pour qu'il m’autorise a te par- 
donner. Je le ferai, mais 4 une condition : une autre fois, ne prends 
plus ni tulipes, ni jacinthes, cela ne vaut pas le diable. Choisis-moi 
de ces bons gros oignons blancs, qui crient sous le couleau et em- 
baument 4 vingt pas, c’est plus sain. Maintenant, silence dans les 
rangs, et 4 gauche par quatre!... Dés que tu auras fini ta tisane, 
tu iras trouver madame Bodignon, elle a quelque chose 4 te re- 
mettre. 

— Merci, mon lieutenant, dit avec attendrissement le brosseur. 

M. Clapier n’était déja plus 1a. 11 déploya une certaine vivacité 
brusque pour se soustraire a l’effusion de la reconnaissance de son 
soldat. On pourrait croire qu’il obéissait au sentiment si naturel 
et d’une si exquise délicatesse, qui consiste ase cacher pour faire le 
bien et 4 se dérober aux remerciments. Pas du tout. L’absinthe de 
ce scélérat de Cropin était supérieure 4 ses ragouts; elle répandait 
des émanations si séduisantes, que le lieutenant avait une envie 
démesurée de saisir le verre et de s’en verser. C’était pour ne pas 
succomber a cette dangereuse tentation, et en vue de maintenir 
intact Je prestige du grade, qu'il avait coupé court a |’entretien. 

Madame Bodignon savait bien a l’avance qu’elle n’aurait pas 4 
regretter d’avoir suppléé son mari auprés du lieutenant, mais elle 
n’aurait jamais révé la belle aubaine qui lui échut. Aprés sa visite, 
qui ne fut pas longue, elle franchit en courant la distance qui la sé- 
parait de I’hdtel, gravit les deux étages comme si elle ett eu des 
ailes, et fit irruption dans la chambre de sa fille. Clausalle en était 
sorti depuis dix minutes, Aurore n’avait pas changé de position. 











DOUCE-AMERE. 497 


— Georges! ot est Georges? s’écria madame Bodignon, je le 
croyals ici. 

— Je ne sais... 

— Tiens! tu pleures?... 

— Rien; les nerfs... 
— C’est lui, n’est-ce pas? c’est ton mari qui, non content de se 
hvrer 4 de scandaleuses orgies, te tourmente et te tyrannise? 

Comme la jeune femme ne répondait pas, sa mére, ayant vivement 
fermé la porte, se rapprecha d’elle, et continua de ce ton mysté- 
rieux qui trahit la connaissance d'un grave secret : 

— Car je suis édifiée sur son compte, c’est un Sardanapale; il ne 
lui manquerait plus que d’étre aussi un Othello! 

— Qu’y a-t-il donc ma mére? dit Aurore avec une impatience in- 
quiéte. 

— Pauvre enfant, arme-toi de courage. J’aurais voulu t’éviter ces 
tristes révélalions, tu es si impressionnable! Toutes réflexions faites, 
je renonce 4 te rien cacher. Est-ce qu’on peut se contenir en pré- 
sence de ces monstrueuses perversités ! 

— Au nom du ciel, de quoi s’agit-il? 

— Calme-toi, chére colombe ; ce n’est pas dans l'état d'agitation 
ou tu es déja que... 

— Eh! tes réticences |’augmentent au lieu de l’apaiser. Dis-moi 
vile ce qui est arrivé; si terrible que ce soit, je le supporterai 
mieux que I’indécision. 

Madame Bodignon céda aux priéres réitérées de sa fille et lui ra- 
conta, avec un grand luxe de détails, considérablement embellie en 
outre, l’aventure de la veille, quelle tenait du lieutenant Clapier. 

—— Ce n’est que cela? s’écria Aurore avec un soupir de soulage- 
ment et en éclatant de rire. Dieu! que j’ai eu peur ! 

Ce disant, elle était devenue trés-pale et elle porta la main 4 son 
cceur, comme pour en comprimer les tressaillements. Sa gaieté, si 
franche et sicommunicative d’ordinaire, avait subi une étrange mé- 
tamorphose, elle était forcée et ressemblait 4 une crise nerveuse. 

Madame Bodignon demeura un instant interdite devant cet effet 
imprévu de sa communication. Ce fut court, parce qu'elle était trop 
absurbée par Vindignation pour qu’un autre sentiment se fit jour. 
Suivit-elle l'usage immémorial des colporteurs de nouvelles qui, en 
les répétant, y ajoutent, volontairement ou non, ou bien, jugeant 
qu’Aurore ne prenait pas assez au sérieux ce qu’elle lui révélait, vou- 
lut-elle frapper un coup plus violent au risque de forcer un peu la 
vérité ? Toujours est-il.qu’elle recommenga son récit, et y joignit 
des développements restés jusqu’ici dans |’ombre. 

Ce n’était plus & un seul bal que Clausalle avait été reconnu, c’é- 


498 DOUCE-ANERE. 


tait 4 trois ou quatre. Il n’avait pas seulement changé de costume, 
il s’était tout a fait déguisé. 

L’exagéralion vistble qui percait dans cette narration fut cause 
que, loin de gagner en importance, le fait signalé a la charge de 
son mari perdit au contraire aux yeux d’Aurore une grande partie 
de sa gravité. Elle ne voulut pas montrer, méme a sa mére, dont 
elle connaissait trop bien la tendance 4 l’exaltation, que celte décou- 
verte l’edt sensiblement émue, el elle affecta un profond dédain 
pour Ic rapport du lieutenant. Mais, ason tour, elle manqua le but 
en le dépassant : 

— Aprés tout, quand ce serait? s’avisa-t-elle de dire. 

Elle avait pensé que sa mére n‘insisterait pas, en quoi elle se 
trompait ; car madame Bodignon, transportée par un accés d’amour 
maternel, ainsi qu'elle en avait quelquefois, trouva dans ces quel- 
ques mots un élément nouveau d’éloquence. Ce fut comme un trem- 
plin qui lui donna Vélan. 

Elle lui reprocha de manquer d’énergie, d’étre indifférente et 
surtout trop bonne. Heureusement, elle était 1a, et saurait prendre 
en main les rénes abandonnées. Pas de pardon, Georges n’en méri- 
tait aucun. Jour de Dieu! si M. Bodignon avait jamais eu des velléi- 
tés de ce genre, comme elle l’aurait relevé du péché. Pour Clau- 
salle, dont la conduite dénotait une duplicité et une hvpocrisie ré- 
voltantes, elle ne se contenterait pas de le faire rougir sous la honle 
de ses débordements. Elle le punirait en lui refusant l’argent qu'il 
employait si mal; elle avertirait le procureur impérial, m4me le 
procureur général. Et si cela ne suffisail pas, elle provoquerait une 
séparalion ; aimant mieux que sa fille fat veuve par anticipation, 
plutét que torturée dans sa jeunesse par un étre dégradé, que son 
innocence ne désarmait pas. Elle inventerait d’autres raffinements 
encore, espérant que, pour cela, l’assistance divine lui viendrait en 
aide.... 

Lorsqu’un torrent débordé inonde les plaines de ses eaux fangeu- 
ses, ce n’est pas avec les humbles empellements qui servent a l’irri- 
galion des prairies qu’on oppose une digue efficace 4 ses dévastations. 
Aupore, comprenant que ce qu’elle pourrait dire ne servirait de rien, 
se renferma dans un mulisme absolu. 

La voix de madame Bodignon, celle de J’intimité, percante et 
aigrelette, résonnait 4 deux pas d’elle, mais les paroles qu'elle por- 
lait ne pénctraient pas jusqu’a son intelligence. La jeune femme 
avail réussi a s’isoler. Le sujet de réflexions qui s’imposait de lui- 
méme a ses médilations, était assez grave pour l’absorber tout en- 
tiére, 

Un fait incontestable ressortait du récit : son mari avail été wu la 








DOUCE-AMERE. 499 


veille dans un des bals publics de Paris. Avec ou sans déguisement, 
cela nimportait guére. Il y était, M. Clapier affirmait lavoir suivi. 
Ii aurait pu étre abusé par une ressemblance, mais a coté de son té- 
moignage se dressait une preuve accablante, dans la personne de 
M. Vernoise, que le lieutenant reconnaissait non moins formelle- 
ment, pour un jeune homme ayant accompagné Clausalle dans cette 
équipée. Donc, le doute n’était pas possible. Voila & quoi la pauvre 
Aurore, bouleversée, pensait tristement, tandis que sa mére, qui 
était en verve, continuait son homélie. 

Les emportements de madame Bodignon, de méme que ses en- 
thousiasmes, duraient peu : Feu de paille briale vite. Le moindre in- 
cident suffisait pour la calmer, ou pour amener une dérivation dans 
ses idées. Ainsi, au plus fort de sa tourmente oratoire, on lui an- 
nonca que son neveu était 1a, qui demandait 4 l’embrasser. Tout 
aussitét, changement 4 vue; les torts de Clausalle disparurent mo- 
mentanément dans les dessous. 

— Gabriel! Ah! c’est Gabriel ! s’écria-t-elle, ce cher garcon!... 

Et elle s’enfuit aussi rapidement qu’elle était venue. 

Gabriel était un jeune homme de vingt ans, qui étudiait le droit 
avec l’assiduilé naturelle 4 son 4ge. Son godt pour le travail était 
encore accru par cette perspective que, sa majorité atteinte, il en- 
trerait en possession sans conteste d’une vingtaine de mille livres 
de rente, dont il ne touchait que le quart, par mesure de précau- 
tion. Quoiqu'il ne fit guére le voyage de Versailles que lorsqu’il avait 
besoin d’argent, on peut dire que ces visites étaient fréquentes. Sa 
tanle l’adorait. Toute sa vie elle avait regretté de n’avoir qu'une fille, 
ayant toujours désiré un fils; et, pour se dédommager, galait son 
neveu. Charmant garcon d’ailleurs, gai, sympathique et étourdi, le 
ceeur sur la main. 

Ce jour-la, il fut accueilli avec plus d’empressement encore que 
de coutume. Madame Bodignon le choya, lui prodigua les appella- 
tions les plus douces, l’entoura de calineries et de prévenances. Pen- 
dant un quart d’heure, elle lui parla bas avec une extréme volubi- 
lité, ne lui permettant, pour ainsi dire, pas de placer un mot ; aprés 
quoi, elle le quitta sans plus de formalités. Emportée par une ar- 
deur toute juvénile, elleremonta chez sa fille. . 

Son agitation n’avait d’égale que la satisfaction qui se peignait 
sur sa physionomie mobile. Semblable 4 un oiseau qui se pose et 
s’envole tour 4 tour, sans autre but que celui d’ouvrir et de fermer 
ses ailes, elle s’asseyait, se levait, faisait quelques pas dans la cham- 
bre, puis se rasseyail, pour se lever encore. Elle aurait voulu qu’Au- 
rore lui posat une question, une seule. Madame Clausalle, aussi calme 
que sa mére était agitée, A la surface du moins, ne disait rien. 





500 DOUCE-AMERE. 


Madame Bodignon n'y tint plus ab bout d’une ou deux minutes. 

— Tune me demandes pas, dit-elle, pourquoi je suis si contente? 
J’ai découvert un moyen excellent pour avoir des renseignements 
positifs sur ton mari. Devine? Gabriel, ma chére! qui est en bas. Je 
l’ai laissé en téte a téle avec le paté; il aura besoin de forces pour 
la mission que je lui ai confiée. Je |’ai chargé des’attacher 4 Georges 
pas a pas, de senquérir des bals qu’il fréquentait, d’y entrer a sa 
suile et de me rendre compte de tout. 

— Ah! ma mére, tu as fait cela? et Gabriel a accepté? 

— Qui, certes, seulement il a objecté que l’entrée de ces bals cot- 
tait fort cher et que... Tu comprends que ceci ne m’a pas arrétée. 
Je lui ai remis un billet de cent francs pour les premiers frais, ct 
j'ai sa promesse. 

Aurore était dans une situation d’esprit pénible, et elle avait grand 
mal & dissimuler l’affliction profonde qu'elle ressentait. Les explica- 
lions de sa mére, données d’un ton si candide et si convaincu, lui 
arrachérent cependant un sourire. Mais ses lévres y eurent moins 
de part que son regard, qui pétillait de malice, lorsque, dans un 
éclair furtif, 11 se leva sur madame Bodignon. 

Celle-ci n’eut pas le temps de le remarquer, elle élait trop intri- 
guée. Sa fille, au lieu de rester dans son fauteuil, douillettement 
installée au coin du feu, allait de meuble en meuble, ouvrait des 
liroirs et en retirait des objets de toilette. Elle avait déjaé endossé 
son manteau et préparé son manchon, que madame Bodignon, qui 
nen croyait pas ses yeux, doutait encore des intentions que ces pré- 
paratifs annongaient. Elle se rendit a l’évidence, en la voyant mettre 
son chapeau devant l’armoire a glace. 

— Tu sors? dit-elle stupéfaite. 

— Je vais 4 Passy, chez Mélanie. 

— Seule? 

— Je partirai en méme temps que Gabriel, qui ne refusera pas de 
m’accompagner jusqu’a la porte. Je rentrerai ce soir ; Mélanie me 
fera reconduire a Ja gare, 

— Bonne inspiration, je t’approuve. Pleurer ne remédie a rien, 
et on finit par étre dupe de sa douleur, quand on s’y abandonne sans 
réagir. Puisque ton mari s’amuse de son cété, vate divertir du tien. 
Tu peux parlir tranquille, je veille. 

Lorsqu’un quart d’heure aprés, Aurore et Gabriel furent en che- 
min de fer, la jeune femme appela prés d’elle son cousin, qu'une 
cigarette retenait obstinément a Ja portiére, et elle lui dit tout bas, 
avec une hésitation ou pergaient a la fois la timidité et une résolu- 
tion bien arrétée. 

— Ma mére t’a donné une commission? 

















DOUCE-AMERE. 504 


— C’est vrai, répondit Gabriel, qui se‘prit a rire. 

Ii allait entrer dans quelques éclaircissements, sa compagne l’ar- 
réta d’un geste. 

— J’espére, reprit-elle avec gravité, que tu ne te préteras pas a 
ce qu’on attend de toi. Je te demande, moi qui suis plus intéressée 
que tout autre dans la question, de ne rien faire, et ‘surtout de ne 
rien dire. Je sais ou va Georges, il me L'a dit; nous sommes d’ac- 
cord. 

Elle s’efforgait de conserver une assurance qui la fuyait de plus 
en plus. Sa voix tremblait, et tandis que sa Jévre essayait un sourire 
contraint, une larme rebelle pointa a l’extrémité de ses longs cils. 
Gabriel la surprit, et, en dépii de sa légéreté, se sentit saisi par une 
émotion inexprimable. Il lui serra doucement la main. 

— Ne crains rien, ma petite Aurore, dit-il avec feu; je ne suis ni 
un espion ni un traitre. Jamais je ne me suis occupé de Georges, je 
ne m’en occuperai pas davantage. Ce que la tante saura par moi ne 
lui servira pas beaucoup. Elle avait des arguments qui m’ont tenté, 
jen conviens; mon tort a été de lui laisser croire qu’elle pouvait 
compter sur mon concours... Je me le rappelle maintenant, j'ai 
peut-étre commis une faute : je lui ait dit que son gendre avait 
intention d’aller ce soir au bal de 1’Opéra... 

— Ce soir? . 

— Oui... C’est justement samedi aujourd'hui. J’ai parlé sans sa- 
voir, pour donner une preuve immédiate de ma bonne volonteé. 

Aurore faisait des efforts surhumains pour cacher son trouble. 
Ces mots: bal de l’Opéra! retentissaient en elle, et y éveillaient mille 
échos mystérieux et terribles. 

— Georges m’a prévenue, murmura-t-elle ; il doit y conduire un 
de ses amis qui arrive de province... 

— J’ai eu la langue trop longue, alors; mais je l’ignorais, sans 
cela je n’aurais rien dit. 

Gabriel avait agi et parlé comme un étourdi. Sa franchise n’était 
pas douteuse; par conséquent, la jeune femme n’avait a conserver 
aucune apprchension au sujet de l’intention gratuitement prétée 4 
Clausalle. ll n’en fut pas ainsi : ’impression qu'elle éprouva de cette 
confidence fut durable. Elle en avait encore le coeur rempli quand, 
a une heure de Ia, elle se sépara de son cousin, qui n'y pensait plus 
depuis longtemps, devant la grille d'une élégante villa de l’avenue de 
la Muette, 4 Passy. 





502 DOUCE-AMERE. 


VI 


L’ AMBASSADRICE. 


La villa n’avait rien qui la recommandat d'une maniére spéciale 
4 l'attention. Elle faisait partie des quelques cenlaines construites 
un peu partout dans le Paris nouveau, des Champs-Elysées 4 Auteuil. 
Leur signe distinclif est détre proprettes, dans le genre des cottages 
anglais. 

Celle-la était habitée par le comte de Colbraye, ambassadeur au- 
prés d’une puissance allemande, en congé depuis deux semaines. 

La comtesse et Aurore, liées dés leur enfance, étaient toujours 
restées en relations étroites. La différence des conditions sociales, les 
changements, conséquences du mariage, la séparation, rien enfin des 
vicissiludes de la vie, n’avait altéré une amilié 4 laquelle toutes les 
deux étaient également attachées. Elles se voyaient peu, M. de Col- 
braye élant le plus souvent loin de la France; mais c’était avec un 
empressement toujours nouveau qu’elles mettaient 4 profit les oc- 
casions de s’embrasser. Lorsqu’elles étaient séparées, une corres- 
pondance assidue maintenait entre elles le lien charmant qui les 
unissait. 

Le salut respectueux du domestique qui ouvrit la grille 4 ma- 
dame Clausalle, témoignait de lestime dans laquelle la tenaient les 
maitres de la maison. Sur l’assurance que la comtesse n’élait pas 
sortie, Aurore entra délibérément, refusa de se faire annoncer, et 
s’en fut A sa recherche. Elle la trouva dans la salle 4 manger, occu- 
pée 4 luncher. La main armée d’une fourchette de vermeil, madame 
de Colbraye venait d’extraire du bateau de cristal, ot il baignait 
dans un vinaigre doré, en compagnie de plusieurs de ses sembla- 
bles, un magnifique cornichon qu'elle croquait 4 belles dents. 

— Ah! Aurore! Quel bonheur! 

Du méme coup, la fourchelte roula d’un cété, le cornichon ina- 
chevé de l'autre, et elle se précipila dans les bras de son amie, 
qu'elle couvrit de caresses. 

La comtesse avait le méme age que madame Clausalle. Si elle était 
grande dame de par la naissance et par les dignités dont elle parta- 
geail le fardeau avec son mari, clle ne létait pas de par la nature. A 
ne juger que d aprés la hauteur de sa taille, on Paurait pu prendre 
pour une enfant, tant elle était fluette et mignonne. Par exemple, 
elle se tenait droite, et possédait, avec une supréme distinclion, une 











DOUCE-AMERE. 505 


habitude consommée du monde. On aurait dit d’elle qu’elle était gen- 
tille, si cetle fagon de s’exprimer, un peu bien familiére, avait eu 
cours dans les salons ow elle vivait. De sa téte, grosse comme le 
poing, ombragée de cheveux chatains qui retombaient sur son front 
en grappes frisées, on ne distinguait tout d’abord que les yeux, si 
larges, si mutins, qu’ils semblaient accaparer le visage entier. Elle 
avait les mouvements vifs, inaltendus, d’une jolie souris éveillée ct 
inquiéte, parlait avec volubilité, remuait sans cesse, déployant dans 
chacune de ses poses une grace mignarde de lI'effet le plus sédui- 
sant. Elle riaitsouvent, et, comme Aurore, sa gaieté était communi- 
cative; de plus, elle passait volontiers, sans la moindre transition, 
de la joie expansive a |’attendrissement. Tout cela, bien entendu, 
dans les moments de loisir ot elle avait le droit de Jaisser 1a 1’éti- 
quette; car pour ambassadrice, elle |’était jusqu’au bout des ongles, 
et jamais femme ne connut mieux l’art dimposer le respect et de 
garder son rang. 

Une des piéces de la maisonnette que madame de Colbraye affec- 
tionnait particuliérement était un pelit boudoir tendu de soie mauve, 
situé au rez-de-chaussée et donnant sur le jardin. C’est dans ce re- 
tiro coquet que les deux jeunes femmes ne tardérent pas 4 se réfu- 
gier. 

Avec son entrain habituel, l’'ambassadrice, qui n’était pas morose, 
avait commencé une conversation enjouée. Anx réponses qu’elle re- 
cut, elle s’apercut bien vite que son amie n’était pas au mémce dia- 
pason. Elle se campa en face, et, la regardant les yeux dans les 
yeux : 

— Qu’as-tu? dit-elle tout 4 coup. 

Madame Clausalle hocha la téte, avec la pensée de faire entendre 
qu’elle n’avait rien; au méme moment, ses yeux répondirent plus 
élogquemment, mais d’une toute autre fagon, en s’emplissant de lar- 
mes. 

— Tu es triste? reprit madame de Colbraye. Moi aussi... C’est le 
temps. 

Ce symptéme significatif du chagrin d’Aurore portant ses fruils, 
elle pleura 4 son tour. Cela ne dura pas plus qu’une gibouléc dans 
le ciel fantasque du mois de mars. Le nuage passa, et tout aussitét 
elle sourit d’aussi bon cceur qu'elle s’était attristée l'instant aupara- 
vant. 

Elle entoura de ses bras mignons le cou de son amie, et avec mille 
calineries entremélées de baisers, de larmes et de rires, elle entre- 
prit de la consoler. Une mére n’agit pas autrement envers son en- 
fant saisi d’un de ces accés de désespoir si fréquents 4 l’aube de la 
vie. On entendait se succéder sans interruption le chuchotement dis- 





504 DOUCE-AMERE, 


cret de sa douce parole, la gracieuse modulation de ses soupirs, ou 
les éclats frais et juvéniles de son rire. 

A ces chauds témoignages de tendresse, Aurore ne répondait que 
par de silencieuses étreintes, et ses pleurs s’échappaient sans cris ni 
sanglots, comme |’eau d'une source trop pleine. 

Celte douleur calme et profonde émut prodigieusement madame 
de Colbraye. Elle comprenait qu'il y avait dans son explosion sou- 
daine autre chose que l’effet d’une contrariété passagére. A sa pétu- 
lonce avail fait place une sorte de recueillement; elle attendait que, 
soulagée par celte crise salutaire, Aurore fat en état de supporter 
les questions qu'elle brualait de Jui adresser. 

Elle n’eut pas besoin d’en poser une seule. D’elle-méme, madame 
Clausalle satisfit son affectueuse curiosité par une phrase qui s’ex- 
hala au milieu de ses larmes : 

— Il ne m’aime plus! 

Que d'éloquence dans ces deux lettres! Quelle femme ne I'a pas, 
cet i! mystérieux, personnifiant l’étre en qui, tout enliére incarnée, 
elle a placé ses espérances d’ici-bas; le dispensateur unique, sov- 
vent, hélas! indifférent, des émotions joyeuses ou tristes, sous les- 
quelles elle vibre sans cesse! Madame de Colbraye ne se meéprit pas 
un seul instant : 

— Il ne t'aime plus? s écria-t-elle. 

_Debout, les bras serrés sur sa poitrine, la téte haute, sa char- 
mante figure avait une expression de défi indomptable. Celui qui 
permettait de faire ainsi souffrir son amie edt été mal venu a se pre 
senter devant elle. . 

Bientét madame Clausalle put surmonter son trouble, et, plusen 
possession d’elle-méme, aborder le chapitre des révélations. 

— Je n’ai plus & m’illusionner, reprit-elle tristement. Son inté 
rieur ne lui suflit pas; il va chercher 4 Paris des distractions qu 
lui font défaut a Versailles. Peut-étre déja a-t-il des maitresses! 

Mélanie écoutait consternée. Réduite a ses propres forces, avecle 
seul secours de son imagination, jamais elle n’aurait eu l'idée d'un 
désastre si grand, d’un malheur si complet. C’est ce qui ressorlail de 
son attitude interdite. 

— Au bout de deux ans de mariage! dit-elle enfin. Non, c'est im- 
possible, 

— On I’a vu hier seulement, pour la premiére fvis, dans un bal 
public. Les détails qui m’ont été donnés ne permettent aucun doute: 
c’était lui. Depuis combien de temps recourt-il a ces excitations? 4 
lignore. Je ne veux pas me renseigner 4 cet égard, ni méme y pet — 
ser. Qu’apprendrais-je peut-étre? car je puis tout craindre. Il lui ar 
rive souvent de passer Paris la soirée, et quelquefois les nuits... 











DOUCK-A MERE. 505 


Ici, madame de Cotbraye franca les sourcils et manifesta un éton- 
nement qui, tout muet qu’il fat, était assez expressif, puisque, de- 
vinant sa pensée, Aurore y répondit par avance : 

— Ses absences sont toujours justifiées. Jusqu’ici sa franchise 
apparente était si grande, qu'elle aurait dissipé tout soupcon, si j’a- 
vais été assez malheureuse pour en concevoir. 

— Aujourd’hui, t'a-t-il donné aussi de bonnes raisons? S’est-il 
disculpé? 

— Je ne savais rien il y a deux heures, et je ne I’ai pas revu de- 
puis... Je me garderai bien, d’ailleurs, de lui demander aucun éclair- 
cissement a cet égard. 

— Est-ce possible? 

— A quoi bon? Quand un enfant fait une question indiscréte ou 
génante, on tache de se débarrasser d’un babillage importun en d¢- 
tournant son attention. Une caresse, une plaisanterie, c’est tout ce 
qu il faut; mais on ne lui répond pas, ce serait hors de sa portée. 

— En es-tu donc 1a avec ton mari! | 

— Je ne l’accuse pas, dit madame Clausallc, trés-rouge, aprés un 
silence. C'est ma faule plus encore que la sienne. Je suis timide: — 
pour parler, jai besoin d’encouragements. Encore, méme lorsque 
je me sens le plus a l’aise, que de fois une sotte crainte, impossible 
a surmonter, déconcerte mes plus fortes résolutions et me paralyse! 
A me voir toujours repliée sur moi-méme, concentrée, sans expan- 
sion ni spontanéité, il a pu attribuer au défaut d’imtelligence ce qui 
provient d’un manque de courage. 

— Je n’y suis plus du tout, interrompit madame de Colbraye. 
Comment te connait-il si peu qu'il s’égare 4 ce point? Lorsqu’on se 
marie, on est obligé de marcher un peu a tatons; mais c'est l’affaire 
de quelques mois au plus, de se juger et de s’apprécier. Pour moi, 
en quinze jours j’ai été fixée. 

— Qui te dit que je ne le sois pas? C’est de lui que je parle, non 
de moi. is 

— Ce devrait étre tout un. Cette étude, 4 laquelle on se livre pen- 
dant les premiéres semaines du mariage, n’est pas seulement réci- 
proque, elle est simultanée, et s’opére sans qu’on y songe. Les mé- 
mes éléments servent au mari et Ala femme en méme temps. C'est 
donc ensemble aussi que deux époux, saut des différences insigni- 
fiantes, terminent leurs observations. Quoi qu’en disent les roman- 
ciers, déchiffrer le caractére d’ une femme n’est pas bien difficile. Sion 
ne parvient pas toujours 4 deviner ce qu'elle pense, on Sait du moins 
que!s sont ses gouts, ses aptitudes, ses qualités el ses défauts. Pas 
n’est besoin d’étre sorcier ou de déployer une grande pénétration. 


Dans les conversations de chaque jour, ces causefies coeur a ceure 
10 Aoor 1872. vd 





506 DOUCE-AMERE, 


faites de confidences, d’aveux, de reproches, que sais-je? d’amour, 
enfin, on se livre si vite et si facilement! 

Aurore hocha la téte, un sourire mélancolique passa sur ses lé- 
vres. 

— On dirait, reprit Mélanie, que tu entends une langue inconnue. 
Rien n’est plus simple cependant N’en est-il pas ainsi dans ton mé- 
nage? 

Madame Clausalle ne répondit pas; sa rougeur était plus vive, son 
sourire avait disparu, et, de ses yeux baissés, elle consideérait le 
tapis. 

= Tu as donc un mari bien terrible? Je ne suis pas toujours sa- 
tisfaite du mien; néanmoins, presque tous les soirs nous avons de 
ces entretiens, si ce n’est lorsqu’il est trés-occupé, et encore, pour 
peu que je le désire, il abandonne sa diplomatie. Au fond, il est ex- 
cellent et a beaucoup d’affection pour moi. Je l’aime de mon cété; 
seulement... Parlons de toi. Ge monsieur Georges n‘est-il pas ton 
esclave? Il net’obéit pas, peut-étre? 

— Il est trés-doux et trés-bon; ce que je lui demanderais, 1] le 

ferait, je pense. 
- — Mais tu ne commandes rien, par timidité, hein ?... Tu n’oses 

as? 
: — Ce n'est pas cela, quoique, en définitive, tu aies raison : je 
n’ose pas. La vérité est qu’entre moi et lui il y a comme une distance 
énorme; c’est elle qui me confond et m’effraye. Je me sens loin, 
quoigque je sois 4 ses cétés. Imagine deux vaisseaux qui naviguent 
de conserve; on correspond de bord a bord, les conversations s’en- 
gagent, on s’envoie des signaux, mais on ne se touche pas; car une 
ligne d’eau sépare, qui, si étroite qu'elle soit, n’en a pas moins la 
profondeur vertigineuse de l’immense Océan. Georges et moi, nous 
sommes dans une situation analogue a celle des passagers de ces na- 
vires : nous échangeons des communications superficielles, des 
mots, pas d’idées... Une barriére existe entre nous, mince peut-ttre 
aussi, hélas! et plus haute encore que la mer n’est profonde. 

A son tour, madame de Colbraye, muette d’étonnement, ne profé- 
rait pas un mot. Son amie s’animait de plus en plus; elle continua, 
comme entrainée par une force supérieure : 

— Quel est-il, cet obstacle? qui l’a posé? qui le maintient? Je me 
heurte sans cesse a lui, et le tourment secret de ma vie est de recon- 
nattre mon impuissance, non pas seulement a le renverser, mais 
encore 4 me rendre compte de sa nature, & le saisir et lutter contre 
lui. J’y ai épuisé vainement ce que j'ai d’intelligence ; il est multi- 
ple et invisible, quelquefois plus inconsistant que le sable dans la 
main d'un enfant, la résistance qu'il m’oppose est d'autres fois telle, 








DOUCE-AMERE, 507 


qu'il m’écrase. Si je réfléchis 4 froid, avec la volonté ferme d’analy- 
ser mes impressions, pour avoir raison du malaise sans nom contre 
lequel je me débats, impossible de lui assigner une cause raison- 
nable. Tous mes griefs se fondent loin de Georges, il n’en reste rien. 
Prés de lui ils renaissent, sans cesser d’étre insaisissables ; mais ils 
se concentrent dans une timidité qui doit étre maladive, car elle est, 
comme une souffrance physique, accompagnée d’angoisses. J’ai fait 
ce que j’ai pu pour la surmonter, et n’ai pas réussi. Que te dirai-je? 
on est souvent porté 4 attribuer aux autres un mal que, si l’on 
cherchait bien, on ne trouverait qu‘en soi : j'ai fini par m’accuser 
moi-méme de trop d’exigence peut-étre, et je n’ai jamais laissé 
soupconner a personne le chagrin qui me dévore. Je métais rési- 


— Chérie, dit madame de Colbraye, je ne comprends pas trés-bien 
ce qui Uafflige. Cet obstacle s’est sdrement révélé par quelque fait, 
quelque circonstance que tu puisses préciser ? 

— Qui, vraiment; c’est de tous les jours, presque de tous les in- 
stants. Pour n’en citer qu’un, que son actualité et sa gravilé mettent 
en évidence, ces fréquents voyages 4 Paris, ces absences jusqu’au 
Jendemain, il ne m’en parle méme pas, ni avant ni aprés. 

— Que ne lui demandes-tu ce qui les motive! 

— Je lai fait, et je ne recommencerai plus... Ne vas pas croire 
qu’il s’est refusé 4 me satisfaire, non. Loin de 1a, j'ai eu tout l’em- 
ploi d’une de ses soirées minute par minute, pour ainsi dire. C’est 
avec beaucoup de verve qu'il m’a dépeint les personnes auxquelles, 
par obligation, il avait du faire des visites. En somme, il s'est trompé 
sur le sens de mes questions, mais il y a répondu strictement. Ce qui 
m’affecte le plus, c’est que, j’en Jurerais, il a cru m avoir contentée, 
parce qu'il a fait tous ses efforts pour m’amuser. 

— Kt l’obstacle ? 

— Quoi! tu ne le vois pas? Est-ce que sans lui, sans cet indéfinis- 
sable rempart qui se dresse entre nous, il n’aurait pas reconnu d’un 
coup d’ceil combien il se méprenait, et quel abime se creuse de plus 
en plus entre sa pensée et la mienne? 

— C’edt été plus sar de ne pas s’en rapporter a lui, et de le pré- 
venir charitablement. 

— Cela n’est pas douteux. Le beau mérite, de découvrir qu’il me 
froisse, lorsqu’il m’aura réduite a le lui faire entendre!... C’est pré- 
cisément ce que je veux éviter, et ce qu'il devinerait, s'il m’aimait. 

— Comment le pourrait-il, si tu as autant de dissimulation? Moi, 
ton amie d’enfance, je ne me doutais de rien. 

— J’ai bien deviné qu’il n’est pas trés-heureux. 


508 DOUCE-ANERE. 


— Crest trop fort, ala fin! Vous avez tous les deux bouches et oreil- 
les, que ne vous en servez-vous une bonne fois? 

— L’obstacle encore et toujours... Par moments, je ne sais quoi 
Y’obséde. Il a des haussements d’épaules, des impatiences qui se dis- 
sipent vite, et si bién dissimulés, qu’ils m’échapperaient, si je l’ob- 
servais avec moins de minulieuse attention. Ah! si dans ces instants- 
Ja neus étions seuls! mais nous le sommes si rarement! Jiraisa lui, 
je lui demanderais de partager ses tourments ou ses chagrins. Ne 
comprendrait-il pas alors ce dont je souffre? Peut-élre est-ce seule- 
ment de n’avoir pas dans sa vie une part asscz sérieuse, d étre lenue 
trop 4 l’écart, reléguée au rang des distractions, sinon des jouets ; de 
n’étre pas enfin sa femme, sa compagne, la moilié de lui-méme!... 
Souvent, les soirs ott il ne va pas 4 Paris, ’envie ardente m’est venue 
de parler de ces choses. J'ai essayé, je ne suis jamais parvenue a 
achever... Dés les premiers mots, la dissonnance de nos idées s’ac- 
cusait si grande, que je n’entrevoyais aucune perspective de rappro- 
chement; je me décourageais, ma timidité s'éveillait, et tout était 
fini... C'est l’obstacle qui s'interpose continuellement entre nous, 
arréte toute expansion, comprime les aspirations les plus légitimes, 
et fait que nous restons étrangers l'un a l’autre! Ce que je lui dis 
glisse comme de l’eau sur un marbre; elle mouille sans pénétrer. Il 
me juge mal, et je suis hors d’élat de Je lui démontrer, parce que, 
dés que je tente un effort, il se dérobe, sourit, au besoin joue avec 
moi. La est la limite extréme de ce qu'il m’accorde. Si j’insistais 
trop, il s’en irait 4 Paris, pour se soustraire aux importunilés ridi- 
cules d'une petite fille qui veut grossir son importance... Me suis-je 
assez expliquée maintenant? murmura madame Clausalle d’une voix 
brisée. 

Elie était au bout de ses forces, et se renversant dans le fauteuil 
qu’elle occupait, y demeura immobile, inerte. Les sanglots qui gon- 
flaient sa poitrine, et Jes mouvements convulsifs qui lagitaient, 
témoignaient seuls qu’elle n’était point évanouie. 

De longtemps, les deux jeunes femmes ne purent continuer la 
conversation, qui s’arréta court. Pour la premiére fois peut-étre de 
sa vie, madame de Colbraye était frappée, elle aussi, d’inertie. Age- 
nouillée devant son amie qui, sous ses caresses, élait promptement 
revenue a elle, une de ses mains étreignait Aurore, de l’autre elle 
jouait machinalement avec la chaine de sa montre. A part quelques 
paroles affectueuses, vagues, ef sans rapport avec ce qui venait 
d’étre dit, elle ne trouvait rien 4 répondre & de si tristes confiden- 
ces. La vérité poignante, jointe 4 l’inattendu de celte révélatiou, 
lépouvantait. Elle aurait mieux supporté ce malheur s'il lui eu élé 


DAUCE-AMERE. $09 


personnel. Grace a la décision de son caractére, elle n’aurait pas été 
embarrassée un seul instant sur la conduile 4 tenir. Parce qu'il 
tombait sur une autre elle-méme, il la surprenait désarmée, au dé- 
pourvu de résolution ct d’énergie. Sa surprise et son dépit de ne 
pouvoir sarréter 4 aucune pensée distincte, dans son cerveau en- 
combré et cependant vide, contribuaient, autant que sa consterna- 
tion, au mutisme inoui qu'elle conservail ; et ses grands yeux fixes 
regardaient sans le voir le feu qui flambait. 

Hl n’entrait pas dans sa nature primesautiére de céder 4 Il abatte- 
ment. D’ailleurs, la nécessité la pressait : soustraire immédiate- 
ment madame Clausalle 4 l'influence des réflexions pénibles qui 
Vaccablaient était d’une urgence extréme. Elle se releva donc avec 
vivacité, et, par un visible effort sur elle-méme, lui adressa quel- 
ques paroles enjouées. Gomme la diversion ne se produisail pas assez 
vite : | 

— Veux-tu bien ne pas pleurer, dit-elle, ou je pleure aussi... 
Ecoute, continua-t-elle plus posément, tu n’es pas la seule femme 
que le mariage désillusionne, et qui n’ail pas le courage d’avouer a 
son mari les ennuis qu'il lui cause. Ce doit étre fréquent, car beau- 
coup de ces messieurs ne se donnent pas la peine d’ouvrir les yeux 
sur ce qui se passe autour d’eux. Mon avis est que c’est un devoir 
de !es leur dessiller; pour cela, tous les moyens sont bons. Les mé- 
nagements a garder ne peuvent étre que proportionnés a leur propre 
délicatesse; or celui qui en posséde le plus n’en a guére. Je ne 
saurais admettre qu’une seule d’entre nous prit son parti d'une 
souffrance incessante, avant d’avoir employé toutes. les armes dont 
celle dispose pour modifier la situation qui lui est faite. Surtout, 
quand elle est a l'état de torture tous les jours renouvelée. Si on 
échoue, qu'on se résigne, rien de mieux. C’est la ressource su- 
préme, celle 4 laquelle il est toujours temps de recourir, par con- 
séquent; mais non celle par ou il convient de commencer. Parce 
que tu as déploré souvent, sans lc dire 4 personne, l’'aveuglement 
de monsieur Georges, tu es persuadée que tu as épuisé tout ton 
arsenal. Non, chérie, tu te trompes. Si tu n’as plus de munitions, 
jen ai, moi. Partageorfs-les ; nous chercherons ensemble quel en est 
le meilleur emploi. Pour commencer, altendu que ce petit travail 
réclame beaucoup de temps et nos soins les plus assidus; attendu 
que mon seigneur et maitre est absent pour plusieurs jours, que je 
suis seule, qu’au surplus j’ai besoin de toi, je te confisque. Tu ne 
rentreras 4 Versailles ni aujourd'hui ni demain. Est-ce entendu? 

Aurore souleva des objections, madame de Colbraye les anéantit 4 
mesure. 

— Je prends tout sur moi, reprit-elle résoliment et avec auto- 


510 DOUCE-AMERE. 


rité. Je vais écrire un mot a ta mére, pour la prévenir. Quant 4 ton 
mari, puisqu’il te quitte si souvent sans te consulter, il ne se for- 
malisera pas que tu consacres deux ou trois jours & une amie sans 
lui en demander la permission. S’il se plaint, ardesse-le-moi; je me 
charge de lui répondre. 

Ce disant, l’'ambassadrice, dont le péché mignon n‘était pas de 
tergiverser, s’assit devant un chiffonnier qui meublait le boudoir, et 
griffonna un billet qu’elle eut rapidement terminé. Sonner et le 
remettre 4 un domestique, en lui enjoignant de le jeter sans retard a 
la poste, ne lui prit pas plus d’une minute. Aprés quoi, souriante, 
elle revint 4 Aurore, qui était & peu prés calmée. 

— Voila qui est fait, dit-elle joyeusement. A présent, nous som- 
més libres... Deux bons jours! il n’en faut pas davantage pour dé- 
couvrir une solution. J’ai déja un projet... Nous en causerons. Par 
exemple, ce qui me surprend, c'est la facilité avec laquelle tu te 
sacrifies. 

— L’existence des femmes n’est-elle pas un sacrifice continuel? 
répondit madame Clausalle. 

— Ce n'est que trop vrai. Mais précisément pour ce motif, qu'il 
en est que notre destinée est de subir, parce qu‘ils sont inhérents 
a notre condition de femmes, ne sommes-nous pas fondées a repous- 
ser ceux qui ne sont pas indispensables? Celui que tu acceptes avec 
tant d’abnégation n’est pas seulement un étrange abus de la force 
tyrannique, aveugle et brutale, il est contraire 4 la nature et aux 
vues manifestes de Dieu sur nous. 

Aurore sourit. 

— Oa prends-tu cela? dit-elle. 

— Je l’ai appris dans mon catéchisme, répliqua Mélanie avec con- 
viction. Et sij’avais jamais pu loublier, ce que je vois tous les jours 
mele rappellerait. Eve a tenté le premier homme, et a obtenu de lui 
ce qu’elle voulait. Elle possédait donc sur lui un ascendant, celui 
de la persuasion, c'est-a-dire la force morale. Qu’elle ait fait de ses 
prérogatives un emploi facheux, je ne le discute pas. Elle a poussé 
Adam a transgresser un ordre du Créateur, et elle a réussi. Qui ose- 
rait nier sa puissance? A nous, ses descendantes, de la revendiquer 
si on nous la conteste, et de la faire éclater quand on la brave. Nous 
avons si peu perdue depuis le paradis, que dans tous les ménages 
bien organisés la suprématie appartient 4 la femme. En connais-tu 
beaucoup, 4 commencer par celui de ton pére, ow il en soit autre- 
ment? Tu me citeras le tien? Mais aussi, qu’arrive-t-il? tu te plains 
d’un mal que tu renonces 4 définir. Et tu ne t’apergois pas que ce 
mal n’est que la conséquence d’une infraction aux lois éternelles. 
On te refuse la place & laquelle tu as droit, tu aspires 4 la conqué- 





DOUCE-AMERE. S11 


rir. Pourquoi? sinon parce qu’fne voix intérieure irrésistible te crie 
qu'elle t’est due. Faute d'oser la réclamer ouvertement a qui te la 
dispute, tu te résignes, mais tu souffres. Voila tout. Ainsi, ton objec- 
tion méme se tourne contre toi, et vient 4 l’appui de mon opinion. 
C’est pour cela que je te reproche d’avoir attendu si longtemps avant 
de Vouvrir 4 moi. 

— Les criefs que je t’ai signalés n’ont peut-étre pas la gravité 
que tu supposes. [I] n’est pas impossible que, me les exagérant a 
moi-méme, je te les aie représentés plus gros qu’ils ne sont. A vrai 
dire, il n’y a dans tout cela que des coups d’épingles. Leur conti- 
nuilé seule les rend pénibles, non la blessure qu’ils causeraient 1so- 
lés. Je suis incapable de déferminer depuis quel’e époque ils me 
paraissent plus difficiles 4 supporter. Toutefois, ce serait injuste de 
les faire remonter jusqu’au début de notre union avec Georges. Voila 
deux ans que je suis mariée, et seulement quelques mois que j'é- 
prouve ce malaise. 

— Sentends bien, mais il s'aggrave, parce qu'il se développe; ce 
qui est tout naturel, puisque chaque jour y ajoute. C’est bon pour 
les jeunes filles naives et sans expérience de se représenter le ma- 
riage comme une ére de félicité supréme, exempte de troubles ét 
d’embarras, dans laquelle le bonheur le plus pur embellit deux 
existences réunies par un lien a Ja fois indestructible et d’une dou- 
ceur infinie. Ce sont des réves qui ne survivent pas 4 la lune de 
miel, quand ils Paccompagnent jusqu’au bout. Je crois, cependant, 
-que tomber dans I’excés contraire est plus dangereux encore que 
de se livrer 4 trop d illusions. Car les inconvénients résultant fata- 
lement de |’association de deux créatures humaines sont bien assez 
grands, pour qu'il soit inutile de les accroitre encore de ceux qui 
ne sont qu’imaginaires. Personne n'est 4 l’abri des déceptions; elles 
naissent de la vie, comme l’ombre nait de la lumiére. Autant il est 
bon de s’y préparer, pour les recevoir sans faiblesse, autant il me 
semble puéril de s’en effrayer par avance, ou de s'abandonner, quand 
elles sont venues, 4 un désespoir stérile. Trop souvent nous nous 
laissons conduire par nos nerfs ; nous savons ce qu'il nous en coute, 
trop tard, malheureusement. Ton caractére calme et doux t’a préservée 
d’une faute que j’aurais commise, moi qui te sermonne, et qui 
peut-étre aurait tout gdté : l'impatience. Ce n'est pas une raison 
pour s’incliner sans résistance devant un malheur auquel nous 
trouverons un reméde, sois-en sire... Puisque nous en sommes & 
délibérer, faisons-le en conscience, et commengons par le commen- 
cement, afin que le point de départ soit certain. Aimes-tu ton mari? 

— Je laime, dit madame Clausalle. 

La réponse n’était rien, le ton dont elle fut articulée, sans exa- 


512 " DOUCE-ANERE. 


gération ni jaclance, trahissait une eonviction si puissante dans sa 
simplicité; un sentiment si vigoureux et si sain, que madame de 
Colbraye jeta sur son amie un long regard ou pergait la convoitise. 

— Il n’y a pas de quoi rougir, mignonne, reprit-elle en ’embras- 
sant; je voudrais pouvoir en dire autant que toi. 

— Comment! s’écria Aurore, scandalisée. 

— Je m’entends, reprit l’'ambassadrice, dontsl'aveu ingénu avait 
certainement dépassé la pensée. Moi aussi, j'aime le mien; mais ce 
n’est pas la méme chose. Je ne suis pas ingrate envers lui, qui m’a- 
dore et s'ingénie 4 prévenir tous mes désirs. C’est une haute intel- 
ligence; partout on rend hommage 4 ses talents, et on reconnait sa 
valeur personnelle. Enfin, je n’en disconviens pas, inspirer de |’at- 
tachement 4 un homme qui domine ses semblables, le voir 4 ses 
pieds, le faire obéir a sa fantaisie, est flatteur pour une femine. Mais 
on se blase vite sur les satisfactions d’amour-propre. J’ai mes en- 
nuis secrets, moi aussi. Un des plus vifs est que, quand nous cau- 
sons, il est un peu dans la situation d’un pére avec sa fille. Je ne 
m’éléve pas jusqu’é lui, bien que je me pique de nétre pas une 
sotte. ll est obligé de descendre pour se mettre 4 ma portée. De 1a, 
un froissement que je ne puis surmonter et que je cache, 4 mon 
tour. Je ne me pardonncrais pas de l’affliger en pure perte. Car, loin 
de me faire sentir l’effort que je lui impose, il déploie pour le dis- 
simuler des merveilles d’attentions et de délicatesses. 

Et puis... madame de Colbraye hésita. Moitié sérieuse, moitié 
souriante, elle ajouta dans un baiser 4 l’oreille d’Aurore, parlant si 
bas que sa voix n’était plus qu’un souffle ailé : 

— J'ai vingt-deux ans, et il ena cinquantel... 


VII 


UNE INTRIGUE. 


Clausalle n’avait pas encore mis 4 exécution son projet de retour- 
ner voir Vernoise, 8 Pheure ou parvint 4 Versailles l’avis que sa 
femme séjournerait jusqu’au surlendemain chez M. de Colbraye. — 
Ce ne fut annoncé en effet qu’au diner de famille, par madame Bo- 
dignon. — ll ne douta pas que cette prolongalion d’une visile qu'il 
avait lui-méme conseillée, n’ewt pour but de préparer les voies, en 
vue d’amener, au moment voulu, une intervention décisive du comte 
de Colbraye en sa faveur. Loin de le contrarier, comme Aurore 
avait redouté, incident lui causa une joie vérilable. Mais il eut le 








DOUCE-AMERE. 513 


courage de n’en rien témoigner, par respect pour l’engagement pris 
envers sa femme, de ne pas divulguer encore le secret de la vacance. 
Il se borna 4 dire que c’était au mieux, parce que, ayant affaire a 
Paris, il aurait ses coudées plus franches et y passerait la nuit, si les 
circonstances |’exigeaient. 

A cette ouverture, madame Bodignon, au lieu de s’enquérir des 
motils du voyage, ainsi qu’clle ne manquait jamais de le. faire, se 
contentant généralement de courtes explications, ne proféra pas un 
mot. Elle parut n’avoir pas entendu. Second »anheur pour Clausalle, 
qui se trouva dispensé du mensonge prét a tout événement et déja 
sur ses lévres. Elle n’avait rien perdu, toutefois, de la communica- 
tion de son gendre. La preuve est qu’au moment du départ, avenante 
et gracieuse, ce qui ne lui arrivait pas tous les jours, elle le chargea 
d'une petite commission. L’échange d’amabililés qui eut lieu 
entre eux 4 ce propos était vraiment touchant; Clausalle était émer- 
veillé. Il edt été plus prudent a lui de se méfier un peu, ceci soit dit 
sans prétendre émetire une opinion.défavorable a ’espéce humaine. 
Il y songeait si peu qu’en montant dans le train, tout 4 la joie d’a- 
voir conquis une nuit de liberté — un samedi de carnaval, — il tre- 
donnait gaiement des airs légers, sans souci de sa profession et de 
sa tenue de ville. 

Rien ne devait clocher dans cette journée heureuse. — Vernoise 
était tranquillement a I’hdte]. Dés les premiéres excuses de Clausalle 
au sujet de la réserve, vrai crime de lése-amitié, qui avait empéché 
la veille de déclarer la vérité tout entiére, il lui tendit la main avec: 
cordialité et lui octroya le pardon le plus complet. Il fit plus, en 
lui donnant l’autorisation et méme le conseil de ne pas retarder les 
démarches qu'il jugeait utiles pour assurer la réalisation de ses dé- 
sirs. Grand combat de générosité sur ce point. Vernoise soutenait 
qu'il n’avait pas d’espérances sérieuses, que sa tentative n était 
qu'une Satisfaction offerte 4 la famille de sa future; qu’en consé- 
quence, 1 fallait considérer sa demande comme condamnée et ne 
sinquiéter nullement de lui. Agir autrement, c’était s’exposer a 
perdre un temps précieux, au profit d’autres concurrents qui, moins 
scrupuleux, s'ils avaient vent de la vacance, ne manqueraient pas de 
faire feu de toutes leurs batteries. 

Vains efforts, inutile désintéressement. Clausalle maintint sa dé- 
termination, appuyée sur la délicatesse la plus élémentaire et sur 
les Iois imprescriptibles de la loyauté. En retour, Vernoise lui déclara 
qu'il serait informé en méme teinps que lui-méme du jour ot le 
ministre recevrait la démission de M. Boilevan. Ceci réglé pour la 
tranquillité réciproque des consciences, on décida d'un commun ac- 
cord de remettre au lendemain — ou aprés — les affaires sérieuses. 


314 DOUCE-AMERE. 


L’étudiant Gabriel avait été animé du souffle prophétique, en an- 
noncant 4 madame Bodignon que l intention de son gendre était de 
se rendre ce soir-la au bal de Opéra. De lui-méme, sans y étre au- 
cunement provoqué, Clausalle demanda 4 son amis'il ne serait pas 
bien aise de renouveler connaissance avec ces fétes, jadis d’une cé- 
lébrité européenne et auxquelles, depuis si longtemps, il était resté 
étranger. L’acceptation ne se fit pas attendre. Voila pourquoi, vers 
minuit, les deux camarades montaient le grand escalier de l’Opéra, 
en nombreuse sociélé. 

Les bals de notre premiére scéne lyrique sont singuliérement dé- 
chus de leur antique splendeur. — On y chercherait vainement au- 
jourd’hui Ventrain auquel ils ont dud leur brillante renommée. Le 
parfum traditionnel de bonne compagnie qu’on leur attribuait s’est 
évaporé. Ils vont, hélas! s'alanguissant, s’étiolant de plus en plus, 
sous les atteintes d’un mal qui ne pardonne pas dans la capitale du 
toonde civilisé : ils sont démodés. Ace marasme, point de cause pré- 
cise; la salle n’a point changé. Comme autrefois, le gaz, par les 
lustres flamhoyants, envoie dans tous les coins et recoins ses joyeuses 
clartés, Porchestre n’est ni moins entrainant ni moins savamment 
conduit, la mise en scéne est toujours somptueuse et la jeunesse est 
de toutes les époques. On n’y va plus; cela répond a tout. Ce qui 
n’empéche pas une affluence considérable de sy porter. Si les domi- 
nos sont moins frais et les habils noirs parfois d’un dandysme dou- 
teux, les fanatiques n’y regardent guére; il y en a encore, sans 
compter cette population cosmopolite qu’attire le prestige, intact 
pour elle, d’une grandeur qui n’est plus. 

En débouchant dans le corridor, relativement large, sur lesquels 
s’ouvrent les loges de premiére galerie, Clausalle fut hélé par un 
jeune homme qui, juché sur le piédestal d’une des colonnes, était 
parvenu, en dépit des efforts des agents de service, 4 se maintenir la 
comme 4 une sorte d’observatoire. Il examinait les arrivants, et 
suivait avec attention les mouvements de la foule. A sa profonde sur- 
prise, Clausalle reconnut Gabriel. 

— Il y a longtemps que je te guette au passage, dil ce dernier. 
J’avais le pressentiment que tu y viendrais. A tout hasard, je me suis 
mis en faction. La tante Bodignon est avertie que tu seras ici cette 
nuit; nen doutes pas, c’est moi qui, sans le vouloir, ai éventé la 
méche. Je tenais 4 réparer ma sottise. Tu es prévenu, prends tes 
mesures. 

Clausalle réfléchit un instant. Sa belle-mére avait été charmante 
pour lui, donc le lieutenant Clapier n’avait pas encore raconté l’épi- 
sode de la rue Cadet. Mais ce n’était que partie remise, il ne laisse- 
rait pas échapper une pareille occasion de dénigrement. Tot ou tard, 





DOUCZ-AMERE. 515 


madame Bodignon en serait instruite. Sa présence 4 l’Opéra, si elle 
se découvrait, aurait le facheux résultat d’offrir un point d’appui re- 
doutable a la premiére accusation. D’autre part, il ne pouvait entrer 
dans sa pensée de renoncer au plaisir qu’il s était promis. Tout ceci 
élant pesé, il prit immédiatement son parti. ; 

— Parfait! cousin, et merci; répondit-il. Je cours louer un pier- 
rot ef un masque, pour dépister la police de maman Bodignon, si, 
d’aventure, elle a eu l’idée de me mettre en surveillance. J’y perdrai 
peut-étre en décorum, mais j’aurai |’avantage de m’amuser infini- 
ment plus qu’avec le sifflet d’ébéne. — Toi, ajouta-t-il, s’adressant 
a Vernoise, assieds-toi Ja. Je ne te demande que vingt minutes pour 
changer d’uniforme. Gabriel te tiendra compagnie. 

Il lui désignait une banquette, séjour habituel des ouvreuses, et 
qui était absolument déserte. Aussitét, il s’enfuit rapidement. 

— Vous comprenez, dit Gabriel, j’ai déjé perdu plus d’une heure 
pour ne pas manquer Clausalle ; il est urgent que jaille aussi me 
costumer. Vous serez fort bien ici. Permettez-moi de ne pas yous 
importuner davantage... Sans adieu |... 

L’étudiant avait disparu, avant que Vernoise eit eu le temps de 
manifester son assentiment, et il se trouva seul, 

Le mot seul est hasardé. Si personne n était a ses cétés sur le 
banc, il est impossible de prétendre que le corridor représentat 
Vimage de la solitude. Habits noirs, dominos, costumes de toute es- - 
péce y défilaient en masses compactes, au milieu d'un vacarme pro- 
digieux. Le piétinement incessant de la multitude, les conversations, 
les appels, les cris qui se croisaient, mélés aux éclats de rire 
bruyants, constituaient un indescriptible tapage, qu’augmentaient 
encore par intervalle le fracas des portes, tour 4 tour ouvertes et 
fermées sans ménagement, et la grande voix de l’orchestre, dont les 
derniers accords venaient mourir 1a. 

Il y avait dans ce va-et-vient continuel, dans ces bruits confus plus 
qu'il ne fallait pour impressionner vivement un homme désaccou- 
tumé de Paris, et qu'un séjour non interrompu de dix ans en pro- 
vince avait rouillé. Vernoise éprouvait une sensation étrange, ana- 
logue 4 celle dont on est saisi quelquefois dans les réves, qui parti- 
cipe du vertige et qu’occasionne le mélange de l'impossible et du 
réel. Les images les plus disparates se succédent dans un milieu fan- 
taslique ; on assisle 4 des transformations bizarres. Les lois natu- 
relles sont 4ce point renversées que les notions ordinaires d’espace 
et de temps n’existent plus. Un fleuve coulant a travers les meubles 
d’un riche salon, se métamorphosant soudain en une campagne 
verdoyante éclairée par le soleil de juillet et pourtant couverle de 
neige, ne cause aucun étonnement. De méme, on accepte sans dis- 


516 DOUCE-AMERE. 


cussion l’accomplissement en quelques minutes d’événements dont 
le développement normal exigerait sur la terre des mois ou des an- 
nées. L’esprit se sent abusé, il entrevoit vaguement que, s'il faisait 
un effort, toute cette fantasmagorie se dissiperait, mais Villusion 
J’enchante ; il ne souffre ni ne se révolte, parce que, dans ces inco- 
hérences les plus désordonnées, un semblant de logique le captive 
dont ils’attache a suivre le fil ténu. 

L’attraction qu’exercait sur Vernoise cette animation joyeuse était 
si absorbante que ses regards ne se détachaient pas du spectacle 
mouvant qui, toujours le méme et toujours nouveau, se déroulait 
sous ses yeux comme les images d’un kaléidoscope. Elle survécut 
méme ace qui l’avait produite. Peu 4 peu, en effet, les rangs s’éclair- 
cirent. A mesure que la vaste salle s’emplissait, le couloir se dégar- 
nissait, et le moment arriva bientét ot la circulation n’y étant plus 
alimentée, parce que les assistants élaient presque tous entrés, il n’y 
eut plus que quelques ratardataires, Néanmoins, le substitut, fasciné, 
regardait toujours. 

Ce fut certainement cet état particulier qui, le rendant incapable 
d’aucune observation, ’empécha d’apercevoir ce qui se passait pré- 
cisément en face de lui, de l'autre cété du corridor. 

L'ceil de boeuf d’une loge portant le numéro 8 était ouvert, et le 
rideau de soie qui est destiné 4 servir d’abri contre les indiscrets 
sagitait. Ce n’était pas le vent qui le poussait ainsi, mais bien une 
petite main gantée qu’on distinguait par intervalles. 

Tantdt une téte apparaissait dans l’étroite ouverture, une figure 
couverte d'un loup de velours noir jetait un coup d’ceil et se retirait 
prestement. Tantdt la petite main s’appuyait sur le chassis extérieur 
de la fenétre, et le manége du rideau recommengait. Des rires étouf- 
fés, des chuchotements partaient de l’intérieur de la loge. ‘Le brou- 
haha n’aurait pas permis de les saisir, lorsque le couloir était en- 
combré; maintenant qu’il n'y avait plus personne, on devait les 
entendre du banc. Vernoise, préoccnpé, ne remarqua rien. 

Son attente se prolongeait sans qu’elle lui semblat longue. Il lui 
eat été impossibte de préciser le temps qu’elle avait durée, quand il 
vit avec surprise s'arréter devant lui, 4 la place du pierrot qui devait 
venir le relever, un monsieur correctement vétu d’un habit noir 
semblable au sien, ayant aussi une cravate non moins blanche qui, 
sinclinant avec déférence, le chapeau a la main, le prévint d'une 
voix discréte qu’une dame faisait demander s'il voulait bien prendre 
la peine de se rendre dans une loge voisine. 

Il flaira tout d’abord une mystification et considéra le messager. 
Digne, réservé, ce personnage, au front dégarni, avait une figure 
aussi sereine que sérieuse. Sa lévre, dépourvue de moustaches, était 








DOUCE-AMERE. S17 


rasée de frais ; des favoris grisonnants, taillés avec soin, faisaient 
saillie sur son faux-col; ses mains, de dimensions respectables, 
étaient ornées de gants de coton blanc. Tenue d’étiquette stricte, 
sans roideur ni laisser-aller ; la tournure d’un valet de chambre de 
bonne maison. — Son attitude excluait si bien toute idée de plaisan- 
terie malsonnante que Vernoise ne douta pas de sa bonne foi. S’il y 
avait malice, elle n’émanait pas de cet inférieur important, qui lui 
parlait & la troisiéme personne. 

— Vous vous trompez, répondil-il aprés de courtes réflexions ; 
Vinvilation ne s adresse pas 4 mol. 

— Monsieur m’excusera... 

— Je vous répéte, mon ami, qu'il y a malentendu. — Vous ne 
me connaissez pas; quant 4 moi, je suis 4 Paris depuis huit jours, 
et aucune dame ne peut m’inviter 4 l’aller voir dans une loge, au bal 
de l'Opéra. 

— Je suis confus d’avoir & contredire monsieur, que je n’ai pas 
Vhonneur de connaitre, en effet. Mais toute erreur est impossible. 
Madame, qui est Ja, au numéro 8, m’a chargé d’inviter la personne 
assise sur ce banc ; monsieur loccupe seul.... 

Le substitut n’insista plus; il se leva et suivit son guide, qui 
s’empressa d’ouvrir la porte et de s’cffacer pour lui livrer passage. 

Un honnéle habitant des départements, de meeurs pures et d’in- 
stincts délicats, magistrat par surcroit, n’a rien de mieux 4 faire 
gue d'opposer une défiance invincible aux tentations de ce genre 
qui le peuvent assaillir dans un pareil milieu. Vernoise n’avait pas 
encore assez oublié son Paris pour n’étre pas pénétré de cette vérité. 
S’il céda si vite, qu’on ne conclue donc pas qu’il élait hommea don- 
ner téte baissée dans ces piéges grossiers. Il n’y eut de sa part ni 
entrainement irréfléchi ni curiosité malsaine. Mais de quoi eut 
servi une discussion plus longue avec le valet? Vernoise crut 4 quel- 
que erreur; l’éclaircir ne devait étre ni désagréable ni pénible; il 
était désceuvré, ce fut ce qui le décida. 

La loge était précédée d'un petit salon, tendu de soie cramoisie 
et meublé avec élégance. Sur un canapé placé au fond, du cété le 
plus rapproché d’un rideau de velours 4 demi relevé qui isolait & 
volonté cette piéce de la salle, deux dames se tenaient assises, tou- 
tes les deux masquées et revétues d'amples dominos, l'un noir a 
neeuds bleus, l'autre lilas. Elles étatent encapuchonnées avec un 
soin si minulieux, qu'il était absolument impossible d’apercevoir 
la nuance des chevepx, ni aucun signe ex(érieur de leur personne. 

La fraicheur des costumes, en satin brillant, ne laissait rien & 
désirer. En outre, Vernvise constala que son introducteur, entré a 
Sa suite, restait debout et découvert 4 la porte du salon, accolé d'un 


548 d DOUCE-AMERE. 


collégue de méme mine et de tenue identique. Tous les deux, placés 
en pendant, respectueux et impassibles, avaient évidemment pour 
mission de veiller sur les deux masques, d’assurer leur sécurité, de 
les protéger enfin. 

Cet appareil imposant causa un certain trouble dans l’esprit du 
substitut qui, timide, on le sait, fut bientét sur le pomt de perdre 
contenance. La maniére dont les dominos se servaient de |’éven- 
tail et dont ils portaient le mouchoir de dentelle qu’ils tenaient a la 
main, mille détails éloquents, quoique indéfinissables, depuis le 
parfum subtil répandu dans ce boudoir, coquet et luxueux, comme, 
l’écrin d’une parure de prix, jusqu’aux plis méme des robes, l’aver- 
tissaient qu'il était en présence de femmes appartenant aux classes 
élevées de la société. Aussi, aprés s’étre incliné devant elles en 
silence, il ne trouva pas un mot a dire et rougit comme un écolier. 

Tandis qu’il saluait, le domino noir toucha légérement le bras de 
sa voisine, en lui murmurant 4 loreille quelques mots rapides. Le 
domino lilas ne répondit qu’en levant la téte et en poussant un léger 
cri, qui se changea presque aussitét en un éclat de rire. 

— Ah! mon Dieu! s’écria-t-il, nous nous sommes trompés ! 

-L’exclamation avait été prononcée en anglais, pour que ni les do- 
mestiques, ni le nouveau yenu ne la comprissent. Mais la pantomime 
était si expressive qu’elle pouvait se passer du commentaire de la 
parole. — Vernoise, rassuré aussi vite qu'il avait été intimidé, recon- 
quit immédiatement tout son sang-froid. 

— Madame, dit-il, j’étais certain d’avance qu’une méprise seule 
me valait ’honneur d’étre mandé ici. Il me reste & vous avertir de 
faire usage d’une autre langue que la langue anglaise, si vous avez 
4 dire des secrets que je ne doive pas entendre. Je n’ai d’ailleurs 
compris ehcore que ce que je savais déja : je ne suis point celui que 
vous attendiez. 

Le speech fut débité dans le plus pur anglais, ce qui établissait 
tout a la fois la vérité des allégations de Vernoise et sa loyauté. 

Le domino noir, plus 4gé probablement, et auquel était dévolu le 
réle de mentor, chuchota tout bas des observations ; le second les 
rétorqua avec vivacité et, finalement, n’en tint pas compte. Car les 
rires partirent de plus belle, avec de gracieuses modulations. Puis, 
une voix flutée, au timbre frais, un peu dénaturée par la dentelle qui 
formait la barbe du masque, reprit tout haut, en francais cette fois: 

— Vois donc, ma chére, n’est-ce pas le portrait frappant de Raoul? 
c’est inimaginable, on dirait une photographie. 

Ii est inutile d’ajouter que ce jeu de scéne avait été trés-rapide. 

— Nous sommes confuses, monsieur, reprit le domino lilas, de 
vous avoir dérangé. Nous avons été dupes d’une ressemblance vrai- 











DOUCE-AMERE. 519 


ment extraordinaire. Elle explique notre maladresse, si elle ne l’ex- 
cuse pas. Nous espérons que vous voudrez bien agréer tous nos 
regrets. 

— Je n’avais pas de résultat meilleur 4 espérer, madame, reprit 
en soupirant le substitut. Ce n’en est pas moins avec une peine dont 
je ne puis me défendre, que je regois ‘de votre bouche la confirmation 
de ce que j’avais redouté. 

— Votre amabilité, monsieur, nous donne un remords de plus. 

—— Me permettez-vous d’achever toute ma pensée? 

— Volontiers. , 

— Et me pardonneriez-vous si, ce qu’a Dieu ne plaise, elle vous 
semblait excessive ou déplacée ? 

— A moins qu'elle n’aille au dela de ce qu’une femme peut en- 
tendre... 

— Ah! madame, que n’ai-je l’honneur d'étre connu de vous!... 
Je voulais simplement demander si cette aventure commencée comme 
un réve, vous la laisserez s'achever prosaiquement... Il ne tiendrait 
qu’a vous de prolonger quelques instants encore J'illusion char- 
mante que je dois a une erreur. 

— Comment cela, monsieur ? 

— En m’autorisant a profiter du bénéfice de la ressemblance qui 
yous a abusée. Ce ne serait que justice de me donner ainsi |’occa- 
sion d’entrer en relations avec deux personnes qui, tout me le dit, 
sont adorables. 

Ici, le domino noir fit un geste d’effroi, et son visage se tourna du 
cété des deux domestiques. 

Vernoise, en surprenant ce geste, comprit la pensée qui le com- 
plétait ; il se hata de continuer : 

— J’ajouterai, pour rompre un incognito que je ne me crois pas 
le droit de conserver plus longtemps, que le vicomte de Sergerey 
s’estimerait heureux d’étre admis a vous présenter ses respectueux 
hommages. 

La requéte était embarrassante ; elle occasionna un conciliabule 
animé entre les dominos, dont les avis étaient visiblement opposés. 
Celui qui avait une robe lilas et dont le caractére paraissait étre plus 
entreprenant imposa son opinion une fois encore. Aprés avoir fait a 
sa compagne un signe de la main, accompagné d’un haussement d’é- 
paules signifiant sans doute qu'il n'y avait aucun danger 4 recevoir la 
visite, il répondit : 

— Nous serions mal venues, monsieur, 4 refuser ce que vous sol- 
licitez avec tant de courtoisie. Soit, demeurez auprés de nous, a titre 
de dédommagement, si vous le désirez. 

Vernoise ne se fit pas répéter la permission; il s’assit aussitdt et 


520 DOUCE-AMERE. 


entama la conversation. Le domino noir écoutait, mais n’y prit au- 
cune part. On aurait dit qu’il affectait de s’isoler, car il ne prononca 
pas une parole. Etait-ce timidité ou rancune? Le substitut ne perdit 
pas son temps 4 s’en assurer. Le domino lilas, qui répondait, avait 
beaucoup d’esprit; il nen demandait pas davantage. Bientét il pro- 
posa de passer de l’autre cété de Ja loge, pour jouir du coup d’ceil du 
bal, alors dans toule son animation, ce qui fut accepté sans objec- 
tion. Le rusé magistrat avait une arriére-pensée. Il voulait, avant 
tout s’éloigner des deux yalets qui, il l’espérait avec raison, reste- 
raient ow ils étaient et n’entendraient plus la conversation. Son calcul 
était plus profond encore, il ne tendait 4 rien moins qu’a le mettre 
en mesure de pénétrer ce qu’étaient ces mystérieuses personnes, en 
présence desquelles le hasard Vavait placé d’une maniére si ino- 
inée. 

: Vernoise, en un mot, comptait sur Clausalle pour l’aider 4 éclair- 
cir ce mystére. Le mari d’Aurore était certaimement au nombre des 
danseurs qui se démenaient an-dessous d’eux. Que, levant les yeux, 
il apercul son ami entre deux masques, au premier rang d'une loge 
découverte, l’idée ingénieuse de monter auprés d’eux se présente- 
rait naturellement 4 sa pensée. La solution du probléme était ainsi 
assurée. Son coup d'ceil de vieux Parisien habilué des bals publics, 
familier avec leur personnel ordinaire, percerait 4 jour, sans diffi- 
culté, le déguisement de ces belles dames. 

Pour lui, il s’avouait incapable d’obtenir aucun résultat. Les do- 
minos auraient pu se montrer 4 visage découvert. Il leur occasion- 
nait si peu de géne ou d’embarras, que celui qui causait avec lut 
ne prenait méme pas la précaution de dégniser sa voix, et, par con- 
séquent, ne craignait pas d’étre reconnu. Bien plus, ils se préoccu- 
paient peu d’étre apercus en public avec un monsieur; peut-¢tre 
parce qu’ils étaient certains de dépister toufe inquisition, grace a 
leur costume ; peut-étre aussi parce qu’ils n’avaient pas de surveil- 
lants : maris, fréres ou autres. 

Ou bien elles appartenaient a la catégorie de celles qui n’ont plus 
rien a perdre, et dans ce cas il élait libre d’arréter l’entrevue quand il 
le voudrait; ou bien elles étaient réellement ce qu’clles paraissaient 
étre, c'est-a-dire des femmes du meilleur monde, et alors il passe- 
rait avec elles une soirée fort agréable. En tout état de cause, il n'y 
avait aucun inconvénient a laisser l'aventure suivre librement son 
cours. Ainsi raisonna Vernoise, s'installant auprés du domino lilas, 
pendant que le domino noir’4 rubans bleus, qui persistait dans sa 
rancune, se plagait sans affectation de l’autre cété de son amie. 

La crainte de s’étre fourvoyé dans la société d’aventuriéres fit 
bientét place chez le‘substitut 4 un étonnement qui touchait a I’ad- 





DOUCE-AMERE. 521 


miration, et lui inspira une réserve respectucuse. Cette femme, dont 
les mouvements vifs et souples trshissaient la jeunesse, avait une 
distinction de langage peu commune, jointe 4 une élévation d’esprit 
non moins rare. Le contraste avec ce qu’il avait craint était si com- 
plet, qu'il rougit de ses méchants soupgons et se conduisit comme 
sil edt parlé 4 une maitresse de maison qui lui faisait l"honneur de 
ladmettre dans son intimité. Elle était spirituelle, enjouée, avec 
beaucoup d’abandon, d'innocence et aussi de malice. A différentes 
reprises, Vernoise, piqué au jeu, fit des tenlatives pour deviner a 
quelle couche sociale elle appartenait. ll en fut toujours pour ses 
peines. Son interlocutrice dépistait ses allusions, y répondait avec 
une apparente franchise, et se maintenait si parfailement hors de 
ses atteintes, que le malheureux, aprés s’étre cru sur le chemin de 
la vérité, retombait dans un labyrinthe ou une jolie voix moqueuse 
Pégarait a plaisir. 

Iis’arréta définitivement a V’hypothése que ces deux dames étaient 
du monde, qu’il leur avait pris fantaisie d’assister au bal de l’Opéra, 
et quelles sy étaient aventurées en grand mystére, accompagnées 
seulement de deux gardes du corps de confiance, pour parer aux 
éventualités. Le domino le félicita de sa perspicacité sur un ton qui 
jeta le désarroi dans sa cervelle et le rendit amoureux tout net. Il 
voulut se retirer, on le retint. Plusieurs fois i! affecta V’indifférence, 
on lui prouva qu'on n’était pas dupe de sa tactique. La nuit s’écou- 
lait cependant, et au lieu de désirer, comme au début, |’interven- 
lion de Clausalle, Vernoise la redoutait, parce qu'il nese souciait dija 
plus de le mettre dans la confidence de ce secret. Il en venait a 
avoir peur de la perspicacité sceptique 4 laquelle, une heure aupa- 
ravant, il voulait faire appel. Ge que c’est que de nous! Le vicomte 
de Sergerey, cité 4 Chalon pour la régularité de ses habitudes quasi 
claustrales, perdait en un instant le fruit de dix années de sagesse, 
pour avoir eu l’imprudence d’écouter une siréne sans, au préalable, 
s’étre bouché les oreilles avec des boules de cire, a }’exemple du sage 
Ulysse! Il s’amourachait d’une femme qu'il n’avait jamais vue, qu’il 
ne verrait sans doute jamais, sur la simple présomption qu'elle était 
ravissante, par la raison qu’elle avait une petite main, Ja voix cares- 
sante, un esprit diabolique et le rire ingénu! Encore une fois, ce 
que c'est que de nous! Car le vicomte était impardonnable, ayant 
déja de Vexpérience, et pour préservatif |’affection naissante qu'il 
avait vouée 4 unc jeune fille dont, en ce moment méme peut-étre, 
la chaste priére s’élevait vers le ciel pour demander a Dieu la réus- 
site du voyage a Paris. 

Le domino noir, qui ne s’amusail guére, si ce n’est a considérer 
les danses, avait maintes fois tiré,doucement sa compagne par la 

10 Aowr 1872, a4 


522 DOUCE-AMERE. 


manche, en lui parlant bas. Ses démarches, qui avaient pour but de 
provoquer une retraile, furent enfin couronnées desuccés. Vers trois 
heures du matin, on déclara & Vernoise, en le remerciant de celle 
aimable soirée, qu’on allait se retirer. Le substitut, devenu fort au- 
dacieux, demanda s'il ne lui serait pas permis de continuer dans un 
autre salon des relations si bien commencees. Hl lui fut trés-nettement 
répondu que la chose était impossible. Toutefois, on parut peiné 
d‘avoir 4 faire une réponse aussi dure : quelques paroles de regret en 
atténuérent la crudité. Il senhardit et sollicita une nouvelle au- 
dience dans les mémes conditions. On hésita. Il insista tant, avec 
une éloquence si chaleureuse, qu’il gagna la partie : on finit par lui 
dire que le samedi suivant on serait dans la méme loge, avec un 
costume identique. Le vicomle de Sergerey serait recu, s'il se pré- 
sentait. 

Vernoise offrit son bras, qui fut accepté, malgré un signe muet de 
Vinflexible domino noir. Il avait espéré qu’en derniére analyse, la 
voilure qui altendait les deux dames lui révélerait quelque indica- 
tion bonne a voir, telle que, par exemple, un écusson, chiffre ou 
armoiries. Il fut assez déconfit en arrivant au péristyle. Sous la con- 
duite d’un des valets s’avanca une vaste berline qui lui parut verte, 
4 moins qu’elle ne fit bleue ou noire. Les panneaux étaient dépour- 
vus d’ornements; le cocher, enveloppé d’un grand manteau, n’avait 
pas de livrée; une cocarde ornait seulement son chapeau. Les che- 
vaux étaient bai-brun. Cet équipage banal le désenchanta, il jurait 
avec la distinction du domino lilas. En un instant, les deux femmes, 
ainsi que leurs gardes du corps, franchissaient le marchepied, et la 
voilure tourna la rue Lepelletier avant méme que le substitut ett eu 
la pensée de s’élancer a sa suile. 

Il est vrai que ce manque de présence d’esprit avait son excuse : 
le pauvre garcgon élait presque en extase. Au moment de se séparer, 
le domino lui avait tendu la main, et depuis, un parfum enchanteur 
lui emplissait le coeur d’émanations enivrantes. Il ne voulut pas ren- 
trer au bal et s'achemina 4 pied vers son hdtel, révant malgré lui 2 
cette vision merveilleuse, idéale : une intrigue au bal de l’Opéra 
avec une femme du monde! 

— Eh quoi! se répétait-il pour la centiéme fois, c’est donc vrai? 
ces choses-la arrivent! 

G. pe Papsevat. 


La suite prochainement. 





L’ANNUAIRE DE L’HOMME D’ETAT 


The Statesman’s year-book, for politicians and merchants, jor 1872, by Frederick 
Martin. 9° année, London and New-York, Macmillan et C°. 





Voici un Annuaire statistique et historique des Etats du monde 
civilisé qui contient, sous un format commode, un rare contingent 
d’informations de tout genre. — Il s’adresse non-seulement aux 
hommes politiques, 4 l'industrie et au grand commerce, mais encore 
4 tous les amateurs d’histoire et de statistique comparée. — Des 
sections spéciales de l’ouvrage, consacrées au régime gouvernemen- 
tal, 4 la religion, 4 l’instruction publique, aux chemins de fer, aux 
importations et exportations, aux budgets et aux finances, voire 
méme & l’armée et 4 la marine, étendent singuliérement les caté- 
gories de lecteurs qui peuvent y puiser des renseignements profes- 
sionnels et comparatifs, aussi uliles que rares. — En un mot, |’An- 
nuaire de Phomme d'Etat apparait comme un vade-mecum, a l’u- 
sage de tous les penseurs et des esprits curieux, jaloux de se rendre 
un compte exact du poids dont pése chaque nation, dans la balance 
des affaires du monde. 

Rien ne saurait mieux rendre la pensée de |’auteur anglais, que 
la devise qu’il a empruntée a Goethe : — « On dit quelquefois que les 
chiffres gouvernent le monde. — Ce qwil y a de certain, c'est quils 
font voir comment il est gouverné ! » 

Combien, faute d’un guide international semblable, facile 4 con- 
sulter et 4 la portée de toutes lés bourses, vivent dans l’ignorance de 
questions soit générales, soit techniques, de nature a étendre la 
portée de leurs horizons. —— Que d idées fausses sur la valeur relative 
et les facultés de chaque peuple, un pareil livre est destiné 4 re- 
dresser ou 4 détruire ! 


524 L’ANAUAIRE DE L?HOMME D’ETAT. 


Au lendemain des malheurs qui nous ont accablés, qui pourrait 
contester I’a-propos de ces regards promenés en dehors de nos fron- 
tiéres? — Serait-il vrai que nous ayons lonctemps vécu dans un 
monde de convention, et sur une vieille liliére de préjugés natio- 
naux qui formaient autour de nous comme une muraille de la Chine? 
— Cétait le temps ot l'on enseignait officiellement la supériorité 
de notre matériel de guerre et de nos institulions militaires, de nos 
écoles, de nos comités des armes spéciales, etc., etc., « que, selon 
la phrase consacrée, l’Europe nous enviait! » — C’était le temps 
ot je secret, en matiére d’engins de guerre, était élevé a la hauteur 
d’une loi desalut public. Trop fidclement gardé vis-d-vis de nos pro- 
pres officiers, ce silence n’étail le plus souvent, pour les étrangers, 
gu’un véritable secret de comédie ! — Mais, en attendant Vinterdic- 
tion 4 peu prés absolue d’écrire sur l’armée ou la marine, de discvter 
les inventions nouvelles, contribuait naturcliement & déltourner du 
travail, la grande masse de nos états-majors. 

Avec un pareil point de départ, n’était-il pas pardonnable de se 
montrer quelque peu routinier, fiivole, outrecuidant, dédaigneux 
des Jecons et des exemples venant de l’étranger ? — l’our la payesse 
et l'incurie, 14 00 elles existaient, quel voile plus commode que les 
illusions de ce chauvinisme trompeur ! — Le moment n’est-il pas 
venu de réagir contre ces regrettables tendances du «ésarisme cl de 
l'esprit gaulois? — En attendant que nos compatriotes ¢clairés et 
gens de loisir apprennent 4 mieux parler les langues étrangéres et 
montrent un peu plus de gout pour les voyages, saurons. nous, pour 
le moins, profiter de lexpérience et des recherches de nos vo sins, 
en nous assimilant les meilleures productions de I’étranger? — 
Aprés d’aussi rudes Jecons de la Providence, quel Francais, digne 
de ce nom, ne s’inclinerait devant la belle maxime de l’Ecriture, a 
Padresse des hommes d’Elat et de quiconque aspire 4 un role poli- 
tique : — Erudimini qui judicatis terram !! » - 


L’Annuaire débute par quelques tables générales, destinées 4 com- 
parer et a classer les divers Etats de I'Europe, sous le double point 
de vue de la superficie et de la population absolues. — Tout le 
monde sait que la puissance de beaucoup la plus étendue de notre 
continent, est la Russie d'Europe. A elle seule, elle mesure une su- 
periicie décuple de chacune des autres grandes nations. Au second 


L’ANNUAIRE DE L'HOMME D’ETAT. 535 


rang et se suivant de prés, on trouve |’Aulriche-Hongrie, |’ Allema- 
gne confédérée, la Turquie d'Europe et la France. 

Dans I échelle de la population absolue, avec un aussi vaste terri- 
toire, il n’est pas surprenant de trouver encore Ja Russie en téte, 
avec ses 68 millions d’habitants. — Viennent ensuite |’ Allemagne 
avec 40 millions, puis la France actuelle et l'Autriche, les deux 
vaineues de la Prusse, ex-xquo avec 36, et enfin l’Angleterre avec 
32 millions d’dmes. 

Mais la comparaison la plus significative, celle qui mesure le 
mieux la richesse et la prospérité relatives d’un pays, c’est assuré- 
ment la densité de sa population. — Ici les rangs s’intervertissent- 
— La Russie tombe au bas de l’échelle, pendant que la Belgique et 
)’Angleterre proprement dile ouvrent la marche. — Ces deux nations 
Si sages, si heureuses ¢t si bien gouvernées ne comptent pas moins 
de 450 et de 389 habitants par mille anglais carré. — La Hollande, 
qui vient ensuile avec 286 létes par mille, n’est guére plus peuplée 
que la Chine qui en a 283. Dans leur ensemble, la Grande-Bretagne 
et VIrlande en comptent un peu moins, 265. Enfin l'Tialie et l’ Alle- 
magne viennent aprés avec 225 et 182 habitants, puis l’Autriche 
avec 158. 

Croirait-on que toules ces puissances et jusqu’aux possessions an- 
glaises de I’Inde sont relativement plus peuplées que la France? —Com- 
ment comprendre que notre pays, que le poéte anglais nommail jadis : 
— « le plus beau des royaumes aprés celui du ciel, » — ne comple, 
d’aprés le recensement de 1866, que 151 habitants par mille carré? 
— Comment expliquer qu'on ne trouve derriére lui que le Danemark, 
Je Portugal, Espagne, la Gréce, la Turquie, la Suéde et la Norwége? 

Nous ne parlons pas, il est vrai, des Etats-Unis et de la Russie. 
Ces deux grands peuples de l'avenir attendent encore des millions 
d’habitants : — A peine habités, ces vastes territoires ne complent 
respectivement, l'un que 14 et l’autre que 10 tétes, par mille carré. 
— Ainsi, la Belgique a une population 43 fois plus dense que la 
Russie. L'Angleterre proprement dite est 28 fois plus peuplée que 

Jes Etats-Unis, cette puissance gigantesque sortie de son sein. — Der- 
riére ces deux jeunes nalions, on ne trouve plus que les Etats du 
mouveau monde, le Mexique, le Brés:] et la Confédération Argentine, 
wastes champs ouverts 4 l’émigration européenne. 

Le Livre de | homme d’Etat compare aussi les divers peuples dans 
Jes grandes manilestations de leurs forces productives : — chemin 
ale fer, télégraphes, reialions commerciales avec l'Angleterre consi 
aiérée comme type. 

Voulez-vous savoir quelle est la nation la plus avancée pour les 
«hemins de fer ct les télégraphes, relativement a sa surface? .-: 





596 L’ANNUAIRE DE L’HOMME D’ETAT. 


Cest encore la Grande-Bretagne, suivie de trés-prés par la Belgique. 
La Hollande tient le troisiéme rang, puis vient la Suisse. Enfin la 
France et Allemagne confédérée occupent 4 peu prés la méme place, 
au cinquiéme rang, avec 1 mille de chemin de fer par 49 milles carrés 
de superficie et 4 mille de fil télégraphique par 8 ou 9 millescarrés. 

Constatons-le en passant, sans nous refuser cette petite satisfac- 
lion ! — Nous sommes donc aussi avancés, sous ce rapport, que nos 
impiloyables vainqueurs. Et, si la guerre de 1870-1871 nous a été 
si fatale, ce n’est ni aux télégraphes, ni aux chemins de fer, ni méme 
a notre infériorité de 5 pour 100 dans le chiffre de la population 
absolue qu'il convient de sen prendre. Au recensement de 1866, la 
France comptait 38 millions d’&mes; en 4872, l’Allemagne en pos-- 
séde 40 millions.—Lors de la déclaration de guerre, la différence pou- 
vait done étre évaluée a un vingtiéme environ. L’Italie, le Danemark, 
l’'Autriche, Espagne, les Etats-Unis marchent aprés la France et 
Allemagne. Ces tables seraient curieuses 4 consulter, ne fit-ce que 
pour mesurer d’un coup d’ceil, le degré d’avancement de chaque 
" pays, sur les grandes routes de la civilisation. 

S’agit-il d’apprécier les forces commerciales de chaque peuple? 
L'auteur anglais sera, sans doute, trouvé excusable d’avoir pris, 
comme terme de comparaison, leur intercourse avec le plus grand 
marché commercial du monde.—Si un proverbe vulgairea dit: « On 
ne préte qu’aux riches; » Pun des axiomes les mieux démontrés de 
Véconomie politique dit & son tour: « Il est bon d’avoir pour voisins 
des nations riches ! » 

Aprés les Etats-Unis, c’est avec l’Allemagne et la France que PAn- 
gleterre fait le plus grand commerce. Malgré les désastres de la der- 
niére guerre, en 1871, nous avons vendu 4 la Grande-Bretagne pour 
environ 5415 millions de produits francais, sans avoir acheté, en 
échange, pour plus de 340 millions de produits anglais. — Il est 
aisé de comprendre que |’Allemagne, enrichie de nos dépouilles, ait 
plus vendu et surtout beaucoup plus acheté, sur le marché anglais, 
en 1871 qu’en 1870. — Aussi, son intercourse, avec la Grande-Bre- 
tagne, parait-il en voie de dépasser le nétre qui jusqu’ici occupait 
le second rang. — Aprés les Etats-Unis, )’Allemagne et la France, 
ce sont Inde anglaise et la Russie qui alimentent le plus active- 
ment les marchés britanniques. — L’ Australie, la Chine et Egypte, 
la Hollande et la Belgique suivent de prés. — Il semble résulter de 
Pexamen de ces tables qu’en sa qualité de plus riche nation de l’untr- 
vers, l’'Angleterre consomme encore plus de produits étrangers 
qu’elle ne vend des siens. — Il est incontestable qu’en dépit de nos 
folies et de nos malheurs, la balance du commerce anglo-frangais est 
toujours en faveur de la France. 








L’ANNUAIRE DE L'HOMME D’ETAT. 527 


IT 


Comment un simple auteur, qui n'est ni ministre, ni homme 
d'Ktat, estal parvenu 4 réunir cet amas formidable de documents 
efficiels, indispeasables pour composer le substantiel Annuaire que 
nous avons sous les yeux?— Cesé 1a le secret de M. Frédéric Martin! 
Mais, pour toul esprit éclairé, ayant parcouru les pays d’outre-mer 
et pratiqué la vie anglaise, il ne parait pas cepeadant impossible de 
pénétrer ce qui, en apparence, ressemble 4 un mystére. 

Beaucoup de Frangais ignorent sans nul doute les conditions rigou- 
reuses auxquelles sont soumis les représentants de l’Angleterre, a 
Pétranger. On les voit d’ordinaire recrutés, avec un soin scrupuleux, 
mais, en revanche, sans esprit de coterie, soit dans les notabilités 
des professions libérales et de l’aristocratic, soit dans toutes les 
branches des services publics, souvent méme parmi les officiers 
distingués de l’armée et de la marine. — Aussi, la diplomatie et les 
consulats ne constituent pas, comme en France, ce qu’on nomme 
une carriére fermée. — Avec leur esprit pratique, les Anglais ont eu le 
bon sens de comprendre que, si dans fel pays il fallait un diplomate 
d’origine ou de race, ailleurs un administrateur, un ingénieur, un 
colonel ou un capitaine de vaisseau pouvail convenir beaucoup mieux 
a certains pustes spéciaux. 

Et puisque l’occasion s’en présente, n’est-ce pas ici le cas de se 
demander si, depuis trente ans, la représentation de la France a 
Vétranger a toujours &é ce qu'elle aurait di étre? Avons-nous eu 
particuli¢rement 4: nous féliciter du soin jaloux, depuis longtemps 
apporté par les bureaux de nos Affaires étrangéres, 4 écarter de notre 
diplomatie, voire méme de nos consulats, toute personne, si qualifiée 
qu'elle fat, n’appartenant pas de parenté, d’attache ou d'origine & 
ce qu'on nomme, en slyle du lieu: fa carriére? — Exige-t-on seule- 
ment de nos représentants & l’étranger des tilres académiques sé- 
rieux ou encore une connaissance approfondie de la langue et des 
mceurs du pays ott ils sont envoyés en mission? A défaut de fortune 
ou d’un grand nom, les candidats 4 ces fonctions si délicates et qui 
intéressent 4 un si haut degré Vhonneur national, ont-ils de tout 
temps été tenus de justifier, pour le moins, d’une renommeée et d'un 
passé inattaquable? C’est aux Francais ayant voyagé au join, cest a 
nos marms qu’il appartient de répondre | 

Mais ilest temps de revenir 4l’exemple que nous donnent la diplo- 
matic et les consulats britanniques. Au lieu de laisser, comme trop 


598 L,ANNUAIRE DE L'HOMME D‘ETAT. 


souvent ailleurs, ces excellents agents se rouiller dans une inaction 
relative, on a grand soin, tout aucontraire, d’exiger deux un travail 
régulier et soutenu. — Le ministére anglais leur demande périodi- 
quement un certain nombre d’études politiques, administratives, 
sociales et morales, ne fut-ce que pour les obliger 4 approfondir les 
institutions et les ressoris du pays qu’ils occupent ! — Tantdt c’est 
une enquéie sur le commerce, |’agriculture ou les travaux publics ; 
tantét il s’agit d’armée, de marine, d'administration, de finances ou 
d’instruction publique. — Ainsi, nous avions récemment sous les 
yeux, le questionnaire imprimé d’une de ces enquétes britanniques 
sur ]’état actuel des fondations charitables, de la mendicilé et de 
Vassistance publique en France. 

On comprend gu’il serait difficile au fonctionnaire aussi catégori- 
quement interrogé, d’éluder la réponse 4 mettre en regard de cha- 
cune des questions. La paresse ou | indifférence trouveraient ici peu 
d’excuses. — Aussi, les cartons des Affaires étrangéres de Londres 
regorgent-ils de documents les plus rares et les plus curieux dont les 
pays intéressés seraient & coup sur, heureux de profiter. — Nous 
avons de bonnes raisons de croire que M. Frédéric Martin, patronné 
par Je Foreign-Office de Londres, a puisé 4 ces sources fécondes. — 
Mais on ne doit pas moins l’en féliciter d’avoir offert aux hommes 
politiques anglais et américains, cette ingénieuse complication, nulle- 
ment indigne d’un bénédictin du moyen age. Et nous voulons croire 
pour l’honneur de notre pays qu'un traducteur autorisé ne tardera 
pas 4 mettre a la disposition de nos compatriotes, une édilion fran- 
caise de ce guide indispensable aux érudits, aux statisticiens, 
comme aux voyageurs, a l’étranger. 

Des tables comparatives qui forment comme sa préface, l’ Annuaire 
de l'homme d’Etat débute par une série de chapitres particuliers a 
chaque puissance. — Dans cette premiére partie de l’ouvrage, Jes 
nations de |’Europe, avec leurs conditions matérielles et morales et 
leurs statistiques, se succédent par ordre alphabétique : Autriche, 
Belgique, Danemark, France, etc.... On trouve dans la seconde moi- 
tié du livre, les quatre autres parties du monde : Etats d’Amérique, 
d'Afrique, d’Asie et d'Australie. 

Ainsi, les puissances asiatiques passées en revue sont les colonies 
anglaises de Ceylan, de I'Inde et de Hong-kong. Puis viennent l’em- 
pire de Chine, le Japon, la Perse, Java et Piam. — Si nous prenons 
comme exemple le Japon, le dernier des pays de l’extréme Orient, 
ouvert aux investigations européennes, son sommaire comprend : — 
la constitution et le gouvernement, ]’armée et la population, le com- 
merce avec les poids et mesures. A la fin de chacune de ses mono- 
graphies, l’auteur, fidéle aux traditions des véritables érudits, énu- 








VANNUAIRE DE L'HOMME D’ETAT. 529 


mére les principaux ouvrages ow il a puisé ses éléments d’informa- 
tion. — A elle seule, disons-le, cetle liste des documents consultée, 
servirait de criferium 4 l’ceuvre de M. Frédéric Martin. 

S’ayit-il maintenant de l’Alrique? Nous y tronvons des chapitres 
distincts sur les colonies anglaises de Natal et du cap de Bonne-Espé- 
rance, la république noire de Libéria, | Egypte et enfin notre Algérie. 
Nous ne pousserons pas plus loin ces exemples qui n’ont d’autre but 
que de faire ressortir le plan et la portée du livre que nous analy- 
sons. — Par l'étendue, comme par la sireté et la variété de ses in- 
formations, il est du petit nombre des ouvrages modernes qui ouvrent 
4 la critique un champ inexploré. Combien d’hommes techniques y 
trouveront le point de départ et le canevas d’études comparatives, 
fécondes en enseignements utiles! — Ainsi, tel prendra comme 
sujet le paralléle des diverses constitutions de l’Europe; tel autre 
fera celui des armées, des finances ou du commerce des différentes 
nations ; ou bien, adoptant une aulre méthode, d’autres considére- 
ront d’abord telle ou telle puissance, choisie comme objet particu- 
lier d’études, puis en feront lanalyse sous ses divers aspects. — 
Aux uns comme aux autres, the Statesman’s year-book fournira le 
fond de leur théme, cest-a-dire les faits et les chiffres. 


Il 


On ne sera pas surpris que, comme spécimen de ces études sur 
les Etats européens, notre compte rendu choisisse précisément la 
France, qui, de concert avec ses colonies, remplit trente sept pages 
de l' Annuaire. — Dans un moment ot tous les bons Frangais font vo- 
lontiers leur examen de conscience, un relour sur nous-mémes pourra 
paraitre salutaire. En des temps plus heureux, on prendra de nou- 
veau, comme théme, les nations étrangéres ou les horizons peu con- 
nus des pays lointains, — Aujourd’hui, la parole est au malheur! 
Ne lui envions pas ce triste privilége ! 

Avant la guerre de 1870-74, la France mesurait une superficie 
de 543,054 kilométres carrés. Le recensement de 1866 accusait 
une population de 58,067,094 habitants. Le trailé de paix du 
40 mai, modifié par la convention du 412 octobre 1871, nous a 
enlevé tout le Bas-Rhin et une partie du Haut-Rhin, la plus grande 
partie de la Moselle, et un certain nombre de cantons des départe- 
ments de la Meurthe et des Vosges.— Ces pertes de territoire, formant 
le nouvel Etat d’Alsace-Lorraine, équivalent 4 14,508 k:lométres 
carrés, habités par une population de prés de 1,600,000 Ames. 


"530 L’ANNUAIRE DE L'HOMME D’ETAT. 


Elles représentent environ 2,7 pour 100 de notre ancienne su- 
perficie, et malheureusement 4,2 pour 100 de notre meilleure 
population! 

De toutes les nations de l'Europe occidentale, c’est en France que, 
depuis un siécle et demi, on constate l’accroissement de population 
le plus lent. — De 20 millions a peine en 4700, le nombre de nos ha- 
bitants alteignait en 1784 prés de 25 millions. Mais, 4 partir de la 
Révolution surtout, les guerres continuelles de Ja République et de 
’Empire viennent arréler brusquement l'essor de propagation de la 
race francaise.— S’il est exact que cette période ne nous ait pas coulé 
moins de 3 millions d’hommes dans la force de lage, c'est-d-dire 
élite de notre espéce masculine, quelle lecon pour les amateurs 
de guerre et de révolutions! 

Il semblait que la France eit di demeurer longtemps épuisée par les 
torrents de sang qu'elle avait si inutilement versés, depuis les glaces 
de la Russie jusqu’aux plaines brdlantes de la Castille. — Mais la race 
gauloise allait donner une premiére preuve de la remarquable vita- 
lité qui la distingue, dés qu’elle parvient 4 étre sagement gouvernée. 
— Dés 1821, la France atteignait au dela de 30 millions d’ames, et 
en 1846 elle en comptait 35 millions. — Vingt-cing ans de gouverne- 
ments honnétes et réparaleurs avaient suffi 4 nous donner 5 mil- 
lions de Francais de plus; soit Paugmentation considérable de 17 
pour 100. 

Mais, a partir de 1848, nous retombons dans l'orniére fatale des 
révolutions, des guerres de hasard et des gouvernements d’aventure. 
— Nouvel arrét pour la race francaise. Déduction faite de 736,000 
dames, acquises par ]’annexion de Nice et de la Savoie, dans vingt 
ans (1846-1866), notre accroissement n’est plus que de 2 millions 
d’habitants, c’est-d-dire 4 peine 5 1/2 pour 100. Si l’on ajoute a ces 
chiffres un quart en sus pour obtenir deux périodes égales et com- 
parables de 25 ans, l’on aboulit au rapprochement suivant : 


De 1821 4 1846, accroissement de Ja population 


TVONCAISCS, 6. 5 sia st oe. Snes ea leo Gee 8 47 pour 100 
DE ASSO RAST. 6.356 Be See ioe Gs oe Ses 7» 
Différence ou perte de population dans la derniére 

DCPIOGC 3 ration ee Se ces ark ee RSG ee 40 pour 100 


Ainsi, en un quart de siécle, la politique du second Empire, 
comparée 4 celle du gouvernement constitutionnel, se traduirait par 
un retard de population-d’un dixiéme. 

D’autres calculs viendraient, au besoin, corroborer ces résultats. 
Un rapport d’un secrétaire del’'ambassade anglaise, 4 Paris, évalue, 


L’ANNUAIRE DE L’HOMME D’ETAT. 531 


dans le tableau ci-joint, ce que peuvent codter, 4 une nation qui 
abdique, les guerres d’influence et le besoin d’asseoir une dynastie 
nouvelle. 


GUERRES DEPENSES 
aparece Ie ecemesany, 
DY RECORD BUT IBE: D' ARGENT. D’HOMMES. 
COMO a Se Oe eo Be wk. eS 8,500,000,000 80,000 
TaNG eaves 0s a ee we ee th a 1,500,000,000 60,000 
Chine, — Cochinchine, — Mexique.. . .| 1,000,000,000 65,000 
1G) C1 or 11,000,000,000 205,000 


Méme en y comprenant, ainsi qu’on le doit, les pertes et l'usure 
du matériel naval et militaire, nous avons quelques raisons de croire 
trés-exagéré le chiffre donné pour les dépenses de la guerre de 
Crimée. — En revanche, nos pertes d’hommes ont été évaluées, 
dans les sphéres compétentes, 4 environ 100,000 soldats, dont les 
trois quarts, victimes des maladies. — Mais alors méme qu'on ré- . 
duirait de moitié ou d’un tiers les évaluations du secrétaire anglais, 
quel éloquent enseignement, ne trouverait-on pas dans ce petit 
tableau ? 

Si infructueux qu'ils aient été dans leur ensemble et dans leurs 
résultats, ces lourds sacrifices de sang et d’argent doivent étre au- 
jourd’hui presque doublés, si l’on veut dresser le bilan approximatif 
du régne de Napoléon III. — Dans son rapport sur le budget de 1872, 
V honorable M. de la Bouillerie estime 49 milliards 1/2 les charges 
imposéees a la France par la désastreuse guerre de 1870-71. D’autre 
part, on estime que cette lutte insensée nous aurait coité de 80 a 
400,000 hommes, — L’Annuaire anglais estime, de son cété, a 
600,000 ames, la perte quien est résultée pour Yaccroissement 
graduel de la population francaise. 

Lors du recensement de 1866, sur 9 millions de familles fran- 
caises, 4 million appartenait aux classes aisées, et 3 millions, c’est-a- 
dire un tiers, résidaient dans les villes, alors qu’en Angleterre la 

opulation urbaine s’éléve aux quatre cinquiémes. — Au 1™ janvier 
4 867, la dette frangaise consolidée, atteignant 43 milliards 4/2, élait 
di visée entre 1,095,683 parties prenantes, inscrifes pour un ¢apitab 
mooyen de 12,500 francs. — En Angleterre, ou la dette publique est 





552 L’ANNUAIRE DE L’'HOMME D’ETAT. 


de 19 milliards 1/4, on ne trouvait, en 1865, que 126,531 déten- 
teurs, avec un capital moyen de plus de 150,000 francs. 

En France, ot l'on compte 6 millions de maisons, la plupart 
sont habitées par de petits propriétaires qui, grace 4 la division 
trés-égale de la terre, vivent sur leur bien. — L’auleur anglais con- 
state, en passant, deux tendances infiniment regrettables, et qui, 
depuis longtemps, ont été signalées par nos économistes : —- dimi- 
nution de 4,48 pour 100 dans notre population rurale, de 1846 a 
4864 ; et, en revanche, accroissement considérable de l’aggloméra- 
tion, dans nos villes au-dessus de 20,000 ames. — Voici ce dernier 
tableau, dont les chiffres ont joué un si grand role, dans l'histoire de 
nos révolutions. 


743,766 1,696,144 1,825,274 


115,834 318,803 523,954 
Marseille 104,247 260,916 300,131 
Bordeaux. . . 2.2. - 92,575 462,750 194,244 





Quels magnifiques éléments de désordres, de semblables villes 
offrent & tous les déclassés, 4 lous les corrupteurs du peuple, a 
tous nos Calilinas modernes! — S’1l est constant que plusieurs de nos 
grandes villes soient le rendez-vous permanent de quelques milliers 
de coquins, toujours préts 4 profiter de la premiére occasion pour 
se rucr sur l’ordre social; s’il est encore vrai que cette menace ne 
puisse étre conjurée que par la force et Ja crainte, que de raisons, 
pour les gouvernements soucieux de lavenir, de s’établir hors de 
portée de ces foyers d’incendie! — Que de raisons aussi de porter 
ailleurs tous les établissements publics, colléges, universités, pri- 
sons, fabriques, arsenaux, camps retranchés, alimentés par le bud- 
get de Il'Etat. —Les économistes modernes n’ont-ils pas démontré, 
de la maniére la plus évidente, que la population augmentait a vo- 
lonté, sur tel ou tel point, en raison directe des dépenses et des 
travaux qu’y ordonnait I’Etat? 

La table la plus significative de l’ouvrage est peut-étre celle rela- 


tive 4 la fécondité des mariages, dans les différents pays de I’Eu- 
rope. 

















L'ANNUAIRE DE L°HOMME D’BTAT. 





PERIODE 





909 





MOYENNE 









D'OBSERVATIONS. | |DES NAISSANCES PAR MARIAGE. 

Italie: ee ee 1863-1867 4.95 41‘ groupe. 
GRECO sg A ee eS 1861 4.49 
Prose. . 2... 2. 1859-1861 448 ( 
Espagne... 2... 1838-1864 7 ei GrOupe: 
Russie. ge HA 41858 4.46 
Hollande.. . ... ee 1860-1862 ere ze 
DAKG eos a es ee: ee Sn Idem. 4.40 
Bavidre. . . 1... we. 1858-1862 4.02 
Belgique... ....... 1857-1864 3.97 
Autriche.......-, ‘ 1861-1863 3.95 ‘ 
Angleterre... ..... 1862-1864 35.94 
Norwége.. ....... 1851-1860 3.92 
Suisse... 2. 22. ee 1856-1860 5.90 

oe 1851-1860 5° 












En ce qui concerne la France, il n'est que juste d’observer que 
cette période comprenant le coup d’Etat, les guerres de Crimée ot 
d’ltalie, ne saurait étre considérée comme normale. — Le chiffre de 
3,07 doit sans doute étre considéré comme une sorte de minimum, 
quiadd étre dépassé dans les temps réguliers et sous l'influence 
des gouvernements sages et réparateurs, tels que ceux de 1814 
4 1848. 


IV 


Que de réflexions cette courte statistique n’est-elle pas de nature 
a provoquer? Ainsi, l’Italie serait donc de beaucoup la contrée de 
Europe ot la race de Japhet se montrerait le plus féconde. Si les 
Italiens ne comptent pas moins de 5 enfants par ménage, la Russie, 
la Prusse, Espagne et la Gréce forment ensemble un groupe qui 
occupe le second rang, avec une moyenne de 4 naissances 1/2. — Il 
semble résulter de ce rapprochement que la latitude et le climat 
n’exerceraient pas d’ influence sensible sur la propagation de |’espéce. 
— Quel contraste, en effet, entre les Russes et les Espagnols, ces 
peuples placés aux extrémités opposées de la diagonale européenne! 

Le troisiéme rang dans l’ordre de la fécondité appartient a un 


534 L'ANNUAIRB DE L’HOMME D ETAT. 


petit groupe formé de la Hollande et de la Saxe. Mais il convient 
d’observer qu’entre le troisiéme et le quatriéme rang, ow se placent 
l’Angleterre, l’Autriche, la Belgique, la Baviére, la Norwége et la 
Suisse, la différence est trés-minime. — Tous ces peuples comptent 
en moyenne 4 naissances par mariage. Enfin, au dernier rang, et mal- 
heureusement fort éloignée des autres groupes, on trouve la pau- 
vre France, que son chiffre de 3 naissances par famille classerait 
aujourd’hui comme le peuple le plus stérile de l’ancien monde. 

On ne saurait contester que cette stérilité ne soit un symptéme 
affligeant de décadence physique et morale. — Nos guerres et nos ré- 
volutions, l’élévation progressive de nos contingents militaires, les 
sept ans de service de notre loi de 1832, puis le code civil, ce terri- 
ble niveleur, et surtout les mauvaises mceurs, résultat de l’affaiblis- 
sement des croyances religieuses, ont été signalées avec une grande 
vigueur, notamment par M. Le Play, comme les principales causes 
de cet état maladif de notre race. C’est au patriotisme qu’il importe 
de réagir; car s'il est vrai que la puissance politique d’une nation 
se mesure aujourd'hui par le produit de deux grands facteurs : d’une 
part, la science militaire des états-majors, de J’autre, l’organisation 
générale de l’armée et les gros bataillons. 

Moins que jamais il peut étre permis de dédaigner le nombre. 

Or s’il est un fait avéré par les statisticiens, c'est que jusqu’ici 
l’essor de la population a été uniformément retardé chez nous, pré- 
cisément en raison directe de !'importance du contingent militaire. 
— Ce résultat d’expérienee élait surtout attribuableal interdiction de 
mariage qui dans le systéme dela loi de 1832 frappait d'une maniére 
permanente, sept contingents de recrutement, c’est-a-dire 700,000 
jeunes Francais, de vingt et un 4 vingt-huit ans. — Il faut lire et 
méditer 4 ce sujet la trés-remarquable étude que M. J. Paixhans a 
consacrée, dans ce recueil', au paralléle de notre future loi fran- 
caise avec le service obligatoire allemand. 

Avec les sept ans de service et le remplacement, l’armée consti- 
tuait au sein de la nation, comme une catégorie 4 part. Que de dé- 
classés sans état et sans emploi, que d’hommes déshabitués du tra- 
vail, que de mécontents le long service militaire rejetait, 4 un jour 
donné, sur le pavé de nos grandes villes! — Que de gens les sept, les 
dix ou les quatorze ans passés dans |’armée arrachaient pour tou- 
jours aux travaux de la campagne et au foyer natal! Si les adminis- 
trations recrutaient de bons employés, et les classes aisées d’excel- 
lents domestiques, parmi ces anciens soldats, que de chefs aussi y 
a trouvés la Commune, aprés tant d’autres insurrections! 


4 Voir le Correspondant du 10 mai 1872. 





LANNUAIRE DE L’HOMME D’ETAT. 535 


Avec le service obligatoire réduif 4 trois et cing ans de présence 
dans l’'armée active, selon les différentes armes, en faisant remon- 
ter ’appel 4 vingt ans, au lieu de vingt et un, en permettant le ma- 
riage dans la réserve et parmi les exemptés de toute nature, les 
choses changent de face. — Nous devons arriver ainsi & réparcr’‘les 
pertes de notre population, toujours proportionnelles au chiffre des 
jeunes gens placés sous le coup de |’interdiction de mariage. En 
raison méme de sa courte duréc, le service obligatoire doit pareille- 
ment tendre 4 diminuer le nombre des hommes déclassés et jetcs 
dans la vie nomade, par leur passage dans l’armée. — Autre ré- 
sultat moral non moins important! 

La question militaire et la puissance politique, comme le pro- 
bléme de la population, s’enchainent donc par les liens les plus 
étroits. — Un pays qui, comme l’Allemagne ou I'Angleterre, voit sa 
race grandir dans une proportion rapide, sent redoubler sa con- 
fiance dans les destinées que lui réserve l'avenir. Malgré le savoir- 
faire de \’état-major prussien, malgré les institutions militaires si 
rationnelles des Allemands, qui ne concoit & quel point la lutte edt 
été autrement disputée, si la France avait su se donner un systéme 
de recrufement qui, dés l'origine, eut mis sous les armes un nombre 
egal de ses enfants? 

Sachons donc nous recueillir dans le travail matériel comme dans 
leffort moral! — Le programme de notre réorganisation militaire 
semble étre déterminé, au moins dans ses principaux traits. La plus 
vulgaire prudence nous commande d’attendre que, passé dans les 
meurs, il ait porté tous ses fruits. 

Donnons donc & la France dix ans de service obligatoire, de re- 
crutement territorial et de corps d’armée permanent! — A l’oisiveté 
malsaine et au morcellement de nos garnisons des villes, substituons 
les camps d'instruction ot, embrigadées et endivisionnécs, les trou- 
pes de toute arme apprennent a se connaitre et 4 manceuvrer ensem- 
ble. — Ayons une artillerie redoutable, non-seulement par lenombre, 
la précision et la portée de ses bouches a feu, mais aussi, comme 
Ja marine, par \’adresse de ses chefs de piéce brevetés, désormais 
instruits dans des écoles de tir spéciales. 

Dans Pavancement des officiers, sachons atiribuer une juste in- 
fluence aux examens et aux concours, vrai moyen de distinguer 
saemment et d’avancer jeunes ceux en qui on aurait découvert I'é- 
loffe du commandement !— Rendons le corps d état-major accessible, 
sows les mémes conditions, aux officiers intelligents et travailleurs 
de toute arme, afin d’en faire une véritable école de tactique et de 
Stratégie, la pépiniére principale du commandement. — Est-il enfin 
absolument nécessaire de reeruter le génie et surtout l’artillerie, par 


O36 LANNUAIRE DE HOMME D’ETAT. 


les numéros les moins avantageux de | Ecole polytechnique? Ces deux 
corps savants ne pourraient-tls pas, comme chez Jes autres nations, 
provenir d'une école militaire spéciale of la vocation des jeunes 
gens entrerait eu ligne de comple? 

Qu’on demande a grands cris l’instruction prodiguéea tous, rien de 
mieux! Qu’on ne «ise plus, comme l’Annuaire de 1866, que sur cent 
conscrils francais, trente sont absolument illettrés.— Suit! Mais est-ce 
la une raison pour laisser le radicalisme contisquer au profit de ses 
passions, le collége et l’école? Ne faut-il pas, tout au contraire, par 
la concurrence et la liberté d’enseignement, y rétablir cette disci- 
pline morale, ce respect des grandes choses, qui font les nations 
sages dans la paix et fortes dans la guerre? — a Tachons d’élever de 
braves jeunes gens qui croient en Dieu et n’aient pas peur du canon, » 
selon l’heureuse expression du célébre de Maistre. — On 1a dit de- 
puis longtemps : « Un penple sans Dieu est mir pour la servitude! » 

Si, par un bizarre contraste, la nation la plus inflammable du 
monde doit, seule en Enrope, continuer 4 subir tous les hasards du 
suffrage universel — cette force trop souvent aveugle, véritable pou- 
dre 4 canon placée dans des mains d’enfant — aurons-nous au moins 
la bonne foi de 'épurer? Aprés exemple de la Commune de Paris, 
le moment n’est-il pas venu d’écarter du scrutin, les étrangers, les 
nomades, les incapables, les indignes, quiconque enfin n‘a pas al- 
teint lave de la grande majorité? 

Et puisque le suffrage universel, faisant abstraction de Vintelli- 
gence, nest autre chose qu’une question d arithmétique pure, pour- 
quoi le vole du citoyen qui a assumé les charges et la responsabilité 
d’une tamille, et qui représente une fraction plus importante de la 
commune, n’aurait-il pas plus de poids que celui du simple céliba- 
taire? Dés le temps des patriarches d’Israél, le chef de famille n’a- 
vail-il pas autant de voix que sa tente renfermait de femmes et d’en- 
fants? 

Etrange situation que celle de la France! Voici un peuple a qui 
le ciel a donné, dans son sol fertile, dans sa position géographique, 
par ses aptitudes si variées, tous les éléments de prospérile et de 
grandeur. — Croirait-on que, par sa folie et son inconstance, et la 
centralisation aveugle de tous ls pouvoirs dans la ville la plus révolu- 
tionnaire du globe, ce peuple trouve le moyen d’étre toujours le 
plus bouleversé, et par suite, fréquemment le plus mal gouverné el 
le plus malheureux de PEurope? Il est douloureux de songer a quel 
degré de puissance et de richesse, la France se fut élevée par la seule 
force des choses si, moins sournise aux fantaisies de quelques mil- 
liers de Parisiens turbulents, elle avait su faire l'économie des révo- 
lutions de 1850 et de 1848, et surtout celle du second Empire. 





L'ANNUAIRE DE L’HOMME D’ETAT, 537 


Jamais, pendant une existence de quatorze siécles, dans les plus 
sombres périodes de son histoire, sous ses plus mauvais rois, la 
vieille France n’avait subi de hontes comparables, aux trois invasions 
qu’ont attirées sur elle ses deux essais d’empire. 

Cette fois, nos désastres ont été si grands, si rapides, ont tellement 
dépassé toutes proportions et toutes prévisions humaines, qu'il se- 
rait difficile de ne pas y reconnaitre les signes manifestes d’un cha- 
timent d’en haut. — Déja cependant, aprés nous avoir fait toucher le 
fond de l’abime, la miséricorde divine semble s’étre étendue sur 
nos efforts de résurrection. — En dépit de tout le mal intérieur qui 
nous travaille encore, il se fait assez de bien dans notre pays pour 
qu’il soit permis de croire que le Tout-Puissant n’abandonnera pas 
cette France qu’on nommait jadis le soldat de Dieu. 

Mais, pour aider a cette régénération, il importe de nous appli- 
quer cette belle parole de )'Ecriture : — « Travaillons comme si le 
succés ne dépendait que de notre industrie, et, en méme temps, 
comptons sur la Providence, comme si nos efforts ne pouvaient rien 
sans elle! » 

Et puisque « exemple vient de haut, » que les classes éclairées 
de la société francaise soient les premiéres 4 acclamer résoliment 
Yimpot du sang, comme toutes Jes grandes mesures de salut public. 
Que leur initiative et leur désintéressement confondent les calom- 
nies des artisans de désordre, toujours préts 4 exciter les passions 
de la foule! 

Que le gouvernement et l’Assemblée, définitivement établis en 
dehors des séductions malsaines et des courants révolutionnaires de 
Paris, donnent a tous les Frangais l’exemple de la régénération mo- 
rale, et, comme I’a si bien dit le général Trochu, de « cette premiére 
revanche, 4 prendre sur nous-mémes! » — La Providence et la loi 
morale sauront bien nous préparer la seconde, si nous avons su la 
meériter ! 

Dieu a fait les nations guérissables, mais c’est & la condition 
qu ‘elles veuillent étre guéries. Au milieu de toutes nos maladies mo- 
rales, qu’on a appelées luxe, corruption, paresse, division des clas- 
ses, esprit révolutionnaire et affaiblissement des caractéres, fruits 
amers de quatre-vingts ans de révolutions et d’incroyance, les étran- 
gers eux-mémes constatent parmi nous des symptdmes de relévement. 

C'est le commandant d’état-major von Molsheim, qui, dans une 
conférence récente devant une des académies de Berlin, nous dé- 
peint, entre autres traits, « comme un peuple honnéte, laborieux, 
« trés-économe, sachant souffrir et méme mourir avec résignation! » 

C'est le général en chef de l'armée allemande d’occupation en 
France qui, dans son rapport semestriel du 4° mai 4872, dit : « Les 

40 Aovr 1872. 35 


538 L’ANNUAIRE DE L’HOMME D’ETAT. 


officiers qui n’y étaient jamais venus, sont loin de partager toutes les 
préventions répandues contre les Francais, qui, en dehors de la poli- 
tique, ont de grandes qualités! » 

C’est enfin le grand organe anglais, le Times, notreennemiacharné 
pendant la derniére guerre, proclamant, de son cété, « le merveil- 
leux ressort » que déploie en ce moment la France! Ce ressort est 
en effet l'un des meilleurs traits de notre caractére national. 

Assurément,*il est peu de nations au monde capables de se relever 
aussi promptement d'un immense désastre. —Mais si nos ruines ma- 
térielles se réparent plus vite que l’Europe ne s’y attendait, tachons 
qu’on puisse en dire autant de nos ruines morales! — Avec celte in- 
croyable légéreté que nous avons héritée des Gaulois, nos ancétres, 
et qui fait, 4 bon droit, l’étonnement des autres peuples, prenons 
garde d’oublier trop vite, les cruelles lecons de 1870-74! — Silen- 
cieux, recueillis dans la dignité du malheur, mais aussi pleins d'es- 
pérance pour l’avenir, ayons tous pour devise : « Memento, tace, 
ora et labora! ! » 


Capitaine Somervitte. 





UNE RESURRECTION LITTERAIRE 


CLOTILDE DE SURVILLE 


ET SES EDITEURS' 





Le talent est fait pour la lumicére. Il y vole de lui-méme. Les plus 
contenus, les plus désintéressés parmi les écrivains intimes, ceux 
qui croient ne s‘entretenir qu’avec leur conscience, se tournent in- 
stinctivement — pour peu qu’ils aient l’étincelle sacrée — vers un 
auditoire absent, vers une invisible galerie. Aussi le jour ou, par 
suite de quelque indiscrétion, de quelque découverte, leurs pensées 
et leurs confidences entrent dans le grand courant de la publicité, 
on dirait qu’elles recgoivent enfin leur vraie destination. On sent 
qu’elies avaient le droit de se produire, d'éclater aux esprits, selon 
expression de Pascal, en vertu d'une de ces mystérieuses nécessités 
qu’entraine une vocation invincible. 

Cette impuissance du talent 4 se renfermer dans un cercle res- 
treint, ce besoin de mouvement et d’essor, cette soif involontaire 
d’approbation et d’encouragement, ont di donner lieu, en face de 
circonstances contraires et quelquefois cruelles, a bien des drames 

ui probablement demeureront toujours inconnus. Le mot d’André 
te allant 4 l’échafaud, ce mot devenu banal aujourd’hui, parce 
que les médiocres et les charlatans en ont abusé, a été certainement 
la conclusion, la parole finale de plus d'une existence ignorée. Ces 
naufrages du talent dans les ténébres de l’oubli sont douloureux et 
Jamentables; mais il y a pour l’observateur, pour Uhistorien litté- 
raire, quelque chose de plus attristant encore. 


4 Les poésies de Clotilde de Surville. — Etudes nouvelles suivies de documents 
médits, par M. Antonin Macé, professeur a la Faculté des lettres de Grenoble 


(chez Techener). 





540 CLOTILDE DE SURVILLE. 


Supposez qu’au sortir du moyen age, dés les premiéres lueurs de 
la Renaissance, au fond d’une province, dans une solitude abrupte 
et mélancolique, une nature supérieure, une femme qd élite, ait été 
touchée du méme rayon que Pétrarque. Sous cette impression qui la 
pénétre et la domine, elle donne carriére aux riches aptitudes de 
son esprit et de son dame. A l'aide de quelques indications, bien som- 
maires sans doute, elle surprend les secrets du rhythme, du langage 
poétique. Ce qu’on ne lui apprend pas, elle le devine. Initiée aux 
habiletés de la forme, elle permet aux purs et nobles sentiments qui 
font battre son coeur de s’échapper de ses lévres. Une série de com- 
positions familiéres, tendres, délicates, élevées en méme temps et 
généreuses, surgissent et se révélent ainsi. Elles sont la joie et ’hon- 
neur d'un intérieur austére, d’une vie modeste et retirée. Quelques- 
unes cependant, plus favorisées ou plus audacieuses, s’envolent du 
castel natal, et vont réjouir, charmer les chateaux voisins. L’écho 
méme en arrive jusqu’é la chaumiére, et le patre de la montagne 
transmet & ses enfants des stances, des refrains que la mémoire po- 
pulaire conservera fidélement. Ces chants de famille, de patriotisme, 
d’héroisme, restent flottants durant de Jongues années dans ce cadre 
agreste, 4 la fois simple et grandiose, qui leur convient 4 merveille. 
Puis la mort vient, le silence, l’abandon. Quelques parchemins qui 
jaunissent et moisissent dans les salles poudreuses d’un donjon sou- 
vent déserté, voila tout ce qui subsiste de l’ceuvre charmante, ado- 
rable, dont l’éclat réjouissait la vue, dont le parfum dilatait le coeur! 
Des siécles s’écoulent. Un Jour, fortune heureuse! |’ceil d’un petit- 
fils ou d’un arriére-neveu, homme d'intelligence et d’étude, s’arréte, 
en fouillant les archives de la famille, sur ces parchemins qu’une 
tradition vague recommande 4 son attention. Il s’en saisit, les dé- 
chiffre avec amour, les transcrit. Sans doute, pieux descendant, édi- 
teur consciencieux, il va publier les poésies de son aieule; une gloire 
tardive, mais incontestable, couronnera la muse de l’intimité et de 
la patrie? Détrompez-vous. C’est ici que lironie de la destinée se 
fait sentir. 

Le respect du passé dans ses manifestations intellectuelles, ce 
sentiment, que l’érudition moderne a remis en honneur, et grace 
auquel les altérations, les travestissements, sont désormais impos- 
sibles, ou du moins trés-difficiles, n’existe pas pour l’héritier, plus 
enthousiaste que réfléchi, plus ardent que studieux. Poéte lui-méme, 
ou plutdt amant de la poésie, qui lui refuse obstinément ses faveurs, 
il ne voit dans les manuscrits de son aieule qu’un prétexte 4 brode-- 
rie, un théme a amplifier. Et la-dessus, le malheureux corrige, 
coupe, taille, dénature. Parfois il supprime, plus souvent, hélas! il 
ajoute. Ce n'est pas assez : il se pique d’imitation; il multiplie les 














CLOTILDE DE SURVILLE. Sif 


pastiches, il se complait dans le faux naif. C’est 14 ce qu'il appelle 
préparer la publication des poésies de son aieule. 

Les catastrophes s’ajoutent aux contre-temps. Une fin tragique 
attend le chevaleresque gentilhomme, que son dévouement 4 une 
cause défendue par ses péres a jeté entre les mains d’ennemis im- 
placables. Les manuscrits originaux, confiés 4 des inains négligentes 
ou ignorantes, disparaissent pour ne plus jamais se retrouver. Les 
copies arrangées échappent par miracle, et ce sont elles seulement 
qui, aprés mille difficultés et vicissitudes, se présentent au public 
comme |l’expression des pensées et des sentiments d'une femme du 
quinziéme siécle. 

Est-ce assez de mauvaise chance, assez de malheur? Ne trouvez- 
vous pas qu il y a la quelque chose de plus navrant que dans un 
naulrage complet? Perdre son accent vrai, son individualité morale, 
se voir habiller selon les caprices de la mode, étre plus qu’un fan- 
téme el moins qu’une réalité, quoi de plus dur et de plus désolant? 
Eh bien, cela s'est rencontré ; l’hypothése que je viens de faire n'est, 
a vrai dire, qu’un récit qui s applique trop exactement au sort 
éprouvé par les poésies de Clotilde de Surville. Cette aimable phy- 
sionomie litléraire a subi l’injure des retouches, plus mortelle en- 
core que l’injure du temps. Mais ne peut-on pas pratiquer sur le 
recueil préparé par M. de Surville, publié par Vanderbourg, l’opéra- 
tion qui aide 4 retrouver dans les tableaux maladroitement restau- 
rés, repeints avec une bonne foi qui nest pas exempte de présomp- 
tion, le dessin primitif, la couleur véritable, l’attitude, )’expression, 
la personne enfin? Ce travail délicat et scabreux a séduit un des pro- 
fesseurs de la Faculté de Grenoble, M. Antonin Macé. Appuyé sur 
des documents inédits dont la valeur ne saurait étre contestée, ras- 
semblant et groupant avec art des renseignements de toutes sortes, 
il a tenté l’entreprise, et l’a poussée assez loin. Aujourd’hui, quel- 
ques points qui naguére encore ne paraissaient pas en état de soute- 
nir la discussion, semblent définilivement acquis. Le rdéle de Vander- 
bourg dans la publication des poésies de Clotilde est déterminé d’ une 
maniére positive. Tout soupgon de palernité s'évanouit; on voit 
qu’il ne fut qu’un éditeur éclairé, consciencieux, dévoué, parfaite- 
ment honorable. N’evit-on obtenu que ce seul résultat, le travail de 
M. Macé-ne saurait étre dédaigné. Mais le savant professeur de Gre- 
noble a fait plus et mieux : il a trés-bien démontré que M. de Sur- 
ville pouvait et méme devait étre l’arrangeur des poésies de Clotilde, 
mais qu'il était incapable d’en ¢tre l’inventeur. Cette preuve élablie, 
il reste 4 se rendre compte de ce qu’il y a d’original dans le recueil 
publié en 1803, et & reconstituer les éléments épars ou dénaturés 
d’une personnalité poétique trés-distinguée. Cette analyse vaut la 





542 CLOTILDE DE SURVILLE. 


peine qu’on la suive de prés; cette enquéte est tout 4 fait digne d’in- 
téresser les esprits qui aiment l'étude, et pour lesquels les problémes 
littéraires conservent encore de l’attrait. 


Le 16 juillet 1803, Vanderbourg écrivit a la veuve du marquis de 
Surville : 


« Je vous prierai de lire dans la Bibliothéque francaise l’annonce 
des poésies de Clotilde par M. de Ségur, ex-ambassadeur, conseiller 
d’Etat et membre de l'Institut. Cet article est écrit avec beaucoup 
d’esprit, et méme avec trop d’esprit ; on y reconnait le ton de la bonne 
compagnie, mais vous y verrez aussi qu’en faisant le plus grand éloge 
de notre recueil, M. de Ségur le regarde comme trés-moderne, qu'il 
me fait l’honneur de me soupconner d’y avoir part, et qu’en habil- 
lant 4 l’antique des vers du cardinal de Bernis, il cherche 4 mon- 
trer comment on a pu donner le méme costume aux poésies de Clo- 
tilde. » 


Les doutes, ou plutét les soupcons, exprimés avec finesse par le 
spirituel écrivain qui devint plus tard 1’éloquent historien de la cam- 
pagne de Russie, furent partagés par le monde savant. Il s’établit 
méme 4 ce sujet, entre les érudits et les lettrés, en dépit des alléga- 
tions, des protestations de Vanderbourg, une sorte d’entente tacite. 
On tenait l’honnéte traducteur d’Horace et de Lessing, l’estimable ré- 
dacteur des Archives littéraires, pour |’inventeur des poésies qu'il 
présentait comme simplement confiées 4 ses soins par la piéteé intel- 
ligente de la famille de Surville. On lui en faisait honneur dans la 
plupart des cercles littéraires, et ce n’est pas une des moindres sin- 
gularités de cette histoire — ou elles abondent — que cet accroisse- 
ment de réputation di 4 un recueil auquel, nous le savons aujour- 
d’hui avec cerlitude, Vanderbourg n’avait participé en rien. Le suc- 
cés des poésies de Clotilde contribua certainement a faire de |’édi- 
teur zélé et désintéressé un membre de I'Institut. Ses collégues, tout 
en respectant le mystére que, selon eux, il affectait, avaient leur 
Opinion faite, et ne s’en départaient plus. Il mourut en 1827, obsti- 
nément considéré comme un heureux émule des Macpherson, des 
Fabre d’Olivet, des Chatterton, et cette gloire indue le poursuivit par 
dela le tombeau. Douze ans aprés sa mort, Daunou, secrétaire per- 
pétuel de l’Academie des inscriptions et belles-lettres, consacrant, 
suivant Pusage, 4 son confrére défunt une notice biographique, ne 








CLOTILDE DE SURVILLE. 3435 


perdit pas une si belle occasion d’appuyer avec complaisance sur cet 
ordre de louanges. 

« Il est permis de conjecturer, disait-il dans cette espéce d’orai- 
son funébre, que Vanderbourg a eu la pricipale part au volume im- 
primé en 1803, qu’il est le véritable auteur des meilleurs morceauz, 
et que ce qu’ils ont acquis de renommée lui appartient. I s’en faut 
pourtant que |’imitation du langage poétique du quinziéme siécle, 
et méme de l’orthographe de cet Age, y soit toujours trés-fidéle ou 
trés-heureuse. Quand on y regarde de prés, la supposition se dé- 
céle bien souvent par des locutions, des constructions et des idées 
moins anciennes, et il devient 4 tous égards impossible de n’y pas 
reconnaitre une fabrication moderne, comme a dit M. Villemain‘. 
Mais enfin cette ceuvre a fondé, ou du moins a grandi et répandu la 
réputation de Vanderbourg ; elle a fait distinguer en lui un littéra- 
teur de premier ordre, qui savait joindre au culle des chefs-d'ceu- 
vre l'étude des informes essais du moyen age. Personne ne lui a re- 
proché une fiction d laquelle on devait une lecture agréable et quelquefois 
profitable. » 

Telle était en 1839 la solution généralement admise. La sanction 
académique y mettait le dernier sceau; et cette sanction chez l’aca- 
démicien qui s’en faisait l’interpréte se trouvait étroitement d’ac- 
cord avec la conviction intime, comme le prouvent ces quelques 
lignes extraites d’une lettre de Daunou : « ll me parait impossible 
que les poésies de Clolilde soient du quinziéme siécle, et j’ai peine 
4 croire qu’Etienne de Surville ait été capable de les composer au 
dix-huitiéme. Vanderbourg doit y avoir eu la principale part en 
1803. » 

Ce fut Sainte-Beuve qui le premier, avec son flair habituel, sa pé- 
nétration aiguisée, vint en 1841, par un article inséré 4 la Revue 
des Deux Mondes, et reproduit depuis dans le Tableau de la poésie 
francaise au seiziéme siécle, dont il forme en quelque sorte l épilogue, 
troubler cette unanimité, et remettre Vanderbourg 4 son verilable, 
4 son simple rang d’éditeur. L’éminent crilique ne produisait que 
des preuves littéraires et morales; mais ces preuves étaicnt si bien 
choisies, si concluantes, qu’elles étaient de nature a ébranler les 
cor:victions les plus fermes, les préventions les plus enracinées. 
Sainte-Beuve fondait son argumentation sur une appréciation rai- 
sonnée’ de l’ceuvre poétique de Vanderbourg; car )’éditeur de Clo- 
tilde a fait pour son propre compte beaucoup de vers trés-prosaiques 
et extrémement faibles. Aprés avoir rappelé les piéces insérées dans 
les dix-sept volumes des Archives littéraires et la traduction en vers 


4 Cours d'histoire de la littérature au moyen dge. 


344 CLOTILDE DE SURVILLE. 


des odes d’Horace, Sainte-Beuve terminait le chapitre consacré 4 cette 
discussion de détail en disant : « Jusqu’a nouvel ordre, et 4 moins 
que des vers originaux de Vanderbourg ne viennent démentir ceux 
de ses traductions, c'est bien lui qui, a tilre de versificateur, me 
semble parfaitement incapable et innocent de Clotilde. » 

Il ne faudrait pas croire cependant que cette tentative ait suffi 
pour modifier 4 fond et refourner Yopinion publique. L’impulsion 
était trop fortement donnée dans le sens contraire. Aujourd’hui en- 
core, heaucoup de personnes en sont restées a cet égard au senli- 
ment de Villemain et de Daunou. Pour elles, le nom de Vanderbourg 
est inséparable de celui de Clotilde, ou, 4 mieux dire, Clotilde n’est 
que le surnom poétique de Vanderbourg. D'ailleurs, jusqu’a la ré- 
cente publication de M. Antonin Macé, les piéces probantes man- 
quaient, et les esprits circonspects étaient autorisés dans une cer- 
taine mesure’ se méfier des inductions, des conjectures négatives 
de la crifique. 

Maintenant le doute n’est plus permis; grace 4 ]’obligeance d’un 
descendant de madame de Surville, M.de Watré, qui a communiqué 
4M. Macé vingt et une lettres autographes de Vanderbourg, écrites 
de 1801 4 1805, et qui nous initient de la facgon la plus compléte, la 
plus satisfaisante, aux péripéties de l’édition, aux perplexités de 
’éditeur. Ces lettres sont décisives en ce qui touche le réle joué par 
Vanderbourg dans cette publication. Elles servent aussi 4 éclairer la 
question de l’authenticité des poésies, et nous aurons besoin d’y re- 
courir. Mais auparavant il est indispensable que nous assistions aux 
premiéres démarches de Vanderbourg prés de madame de Surville, 
4 la découverte, 4 examen, au classement des fameux manuscrits. 
Il nous est impossible de ne pas faire connaissance avec les person- 
mages qui, de prés ou de loin, se trouvent mélés a l'histoire d’une 
publication si étrangement contrariée, si souvent menacée d’ajour- 
nement, si contestée aprés son apparition. Lachanoinesse de Solier, 
le marquis de Brazais, le frére et la veuve du marquis de Surville, 
enfin Vanderbourg lui-méme, sont des figures intéressantes, les unes 
par leur singularité, leurs prétentions, les autres par leur élévation, 
leur beauté morale. Puisque l’oubli ne veut pas d’elles et qu'une 
lueur sort de leurs cendres, il ne convient pas que nous soyons plus 
sévéres que le destin. Rendons 4 ce qui fut vivant sa légitime part 
d’existence. | 

Emigré comme le marquis de Surville, Vanderbourg s’é‘ait trouvé, 
en 1794, 4 Dusseldorf en méme temps que le possesseur des ma- 
nuscrits de Clotilde. Ayant eu communication, par une personne 
tierce, de quelques parties du manuscrit, il prit copie de trois pié- 
ces qui le frappérent particuliérement : la Romance de Rosalyre, 





CLOTILDE DE SURYILLE. $45 


l Héroide & Bérenger, le Chant royal & Charles VII. Rentré en 
France quelques années aprés, i] donna lecture de ces trois mor- 
ceaux chez lillustre érudit Sainte-Croix. Le succés dans ce salon, ot 
se réunissait une société d’élite, fut trés-vif. La fin tragique du 
marquis de Surville, toute récente encore (il avait été fusillé au Puy, 
en 1798'), ajoutait 4 l'intérét des poésies une émotion poignante. 
Vanderbourg, encouragé par cet accueil enthousiaste, et grace 4 un 
heureux hasard, informé de I’adresse de madame de Surville, qui 
vivait retirée en Languedoc, dans son chateau de Pradel, lui écrivit 
le 2 décembre 1804, pour lui demander de livrer & l’impression les 
manuscrits de M. de Surville, se proposant dés lors comme édi- 
teur, et se faisant fort de trouver un libraire. Malheureusement 
madame de Surville ne possédait 4 ce moment aucun des manu- 
scrits de son mari. Etaient-ils égarés, avaient-ils été voiés, devait-on 
les considérer comme perdus? A toutes ces questions, pas de réponse 
possible. Tout ce qu’on savait c’est que, pendant son exil, M. de Sur- 
ville avait publié un certain nombre de poésies de son aieule dans 
le Journal de Lausanne, dirigé par madame la chanoinesse de Polier. 
Contrainte d’interrompre la publication de son journal, madame de 
Polier était venue se fixer 4 Paris, emportant avec elle une copie 
des manuscrits de M. de Surville et tres-déterminée 4 en tirer 
profit. 

On comprend que, dans ces circonstances, la visile de Vander- 
bourg venant, sinon réclamer les manuscrits au nom de la famille, 
du moins solliciter une communication qui allait équivaloir 4 une 
prise de possession, et se présentant comme chargé de I’édition fu- 
ture, dut étre fort peu agréable 4 madame de Polier. Elle ne le fut 
pas davantage au marquis de Brazais, ancien compagnon de Sur- 
ville dans l’émigration, qui avait eu entre les mains les poésies ma- 
nuscrites, et méme avait quelque peu collaboré a la révision, a la 
correction du texte. Resté lié avec la chanoinesse, qu’il avait connue 
4 Lausanne, et n’ayant jamais complétement perdu de vue la copie 
qu’elle possédait des poésies de Clotilde, M. de Brazais se proposait 
évidemment d’en donner une édition conjointement avec madame de 
Polier. Vanderbourg apparaissait donc comme un facheux, un indis- 
cret qu’il fallait avant tout évincer. Que venait-il faire 1a? Avait-il 
été 4 la peine pour étre a la gloire? Avait-il été l’'ami, le confident, 
le collaborateur de Surville? Avait-il mis & sa disposition des 
moyens de publicité? En aucune sorte. Que signifiait alors cette 
intrusion ? 

' Comme émigré rentré illégalement et non pas comme voleur de diligences ainsi 


que l'alfirment Barbier, Brunet et Quérard qui le font périr en 1795. Nodier (autre 
inexactitude) prétend que Surville fut exécuté 4 La Fléche. 





346 CLOTILDE DE SURVILLE. 


Il est nécessaire de bien se rendre compte des sentiments qui, en 
cette occurrence, devaient agiter madame de Polier et M. de Brazais, 
sentiments trés-compréhensibles, respectables jusqu’a un certain 
point, et qui avaient leur part de légitimité, pour ne pas se montrer 
aussi sévére envers eux qu’ils se montrérent défiants 4 l’égard de 
Vanderbourg. Il y eut 1a de petites intrigues, des tracasseries sur 
lesquelles nous ne nous arréterons pas. Au fond, madame de Sur- 
ville était et devait étre fort embarrassée. Si Ja chanoinesse avait 
des airs de charlatanisme assez déplaisants, si elle ressemblait trop 
a ces écrivains besogneux qui tiennent boutique de littérature et 
font tout ce qui concerne leur état , on ne pouvait nier qu’elle avait 
élé parfaitement accueillante et obligeante pour M. de Surville, que 
Pune des premiéres elle avait senti la valeur des poésies de Clotilde; 
enfin il était incontestable qu’au moment méme ou le marquis de 
Surville écrivait 4 sa femme pour lui recommander les productions 
de son aieule, c’est-&dire la veille de sa mort, il adressait également 
4 madame de Polier un billet congu dans les termes les plus affec- 
tueux : « Madame de Surville, écrivait-il, possédera bientdt les 
extraits de Clotilde; elle aura ’honneur de vous en faire part. » Si 
ce n’était pas une désignation positive, il faut avouer que cela y res- 
semblait fort. Quant au marquis de Brazais, outre les liens d’étroite 
amitié qui l’avaient uni au vaillant gentilhomme fusillé par le comité 
réyolulionnaire du Puy, il avail, comme poéte et méme comme criti- 
que liltéraire , un réel mérite. Il avait fait partie avec de Pange, Le- 
brun et les fréres Trudaine, du cercle intime d’André Chénier. La 
seconde épitre du jeune grand poéte lui est dédiée, ainsi qu’a Le- 
brun, et il ne partage avec personne la dédicace de la cinquiéme. 
Imitateur d’Hésiode, le poéte d’Ascra, M. de Brazais avait composé un 
poéme inlitulé Année, poéme resté inédit, mais dont M. Antonin 
Macé a pu donner, & la fin de son volume, plusieurs fragments di- 
gnes d’estime, grace 4 la courtoisie d'un petit-fils de l’auteur, M. le 
vicomte de Roquefeuil. C’est & ce poéme que Chénier fait allu- 
sion dans sa seconde épitre, quand il s’adresse & son ami en ces 
termes : 


Et toi, dont le génie, amant de la retraite, 

Et des lecons d’Ascra studieux interpréte, 
Accompagnant l’année en ses douze palais, 

Etale sa richesse et ses vastes bienfaits, 

Brazais, que de tes chants mon 4me est pénétrée! 


Ce passage, jusqu’a présent, était demeuré obscur, et je ne vois 
pas que M. Becq de Fouquiéres, dans son excellente édition des poé- 
sies d’ André Chénier, ait indiqué de quoi il s'agissait. Trés-probable- 


CLOTILDE DE SURVILLE. 347 


ment il l’ignorait lui-méme. C’est ainsi qu’en passant, le travail de 
M. Antonin Macé éclaircit ce petit point littcraire. ll rend un service 
plus important en faisant revivre sous nos yeux ‘homme de talent, 
original , plein de feu et d’esprit que Chénier consultait avec défé- 
rence et que Surville aurait dud écouter lorsqu’i! lui conseillait d’étre 
plus sobre de retouches , de remaniements et d’embellissements. 
Madame de Surville ne se sentait pas le droit de draiter un tel homme 
ala légére, de plus un fait s'imposait contre lequel.il n’y avait pas 4 
lutter. Madame de Polier était en possession de la seule copie con- 
nue alors, et cette possession se trouvait confirmée, autorisée par 
le dernier billet de M. de Surville. Cela ne la constituait pas proprié- 
taire du manuscrit, mais lui conférait quelques droits 4 donner son 
avis sur l’emploi qu'il convenait d’en faire. Toutes ces raisons se réu- 
nissant, la chanoinesse et M. de Brazais allaient peut-étre devenir, 
malgré la sympathie de madame de Surville pour Vanderbourg, les 
éditeurs des poésies de Clotilde, lorsque le manuscrit original, ce- 
lui que M. de Surville avait emporté avec lui dans sa périlleuse mis- 
sion et qu’une amie déyouée, madame de Chabanolle, avait caché 
soigneusement, fut remis 4 la veuve qui s empressa de le transmet- 
tre 4 l’érudit consciencieux dont les sollicitations désintéressées 
étaient venues la chercher dans sa solitude. Dés lors les intermé- 
diaires perdent toute importance. M. de Brazais et madame de Po- 
lier disparaissent 4 peu prés de la scéne. I] ne reste plus que Van- 
derbourg aux prises avec une tache singulicrement difficile, celle 
d’examiner des manuscrits inégalement authentiques, d’écarter ce 
qui est altéré, de chercher la veine primitive, en un mot de retrou- 
ver une Clotilde vraisemblable et naive sous la Clotilde que M.. de 
Surville s’était plu 4 pomponner et & farder. Sa trés-intéressante 
correspondance, communiquée 4 M. Antonin Macé par M. de Watré, 
nous montre I’honnéte et infatigable éditeur 4 l’ceuvre. Elle est la 
meilleure des introductions 4 l'étude de la question d’authenticité. 


4 


II 


Nous avons appliqué le mot manuscrit aux divers cahiers conser- 
vés au Puy et envoyés 4 Vanderbourg par madame de Surville. €e 
mot en tant qu’il désigne les poésies de Clotilde, n’est pas exact, 
puisqu’il n’y a pas un seul feuillet qui soit écrit de la main de V’au- 
teur présumé. Tout a été rédigé, transcrit, calligraphié par M. de 
Surville. De Clotilde elle-méme, pas une trace, pas un vestige, pas 
un indice. Elle est matériellement absente de son ceuvre. Il faut, 


548 CLOTILDE DE SURVILLE. 


pour l’y découvrir, pour l’y reconnaitre, je ne dirai pas les yeux de 
la foi, mais les lumiéres de la divination scientifique et poétique. En 
apprenant que les poésies étaient retrouvées, et avant d’en avoir 
regu communication, Vanderbourg se hatait d’écrire 4 madame de 
Surville : 


« Vous remettra-t-on les originaux ou seulement des copies de la 
main de M. de Surville? Dans ce dernier cas, il faudra accumuler le 
plus de preuves morales que nous pourrons contre ceux qui argu- 
mentent de la beauté méme de ces poésies, pour prouver qu’elles 
n’ont pas été écrites sous Charles VII et Charles VIII... Vous pouvez 
compter que j’y mettrai tout le zéle dont je suis capable, mais j’avoue 
que quelyues manuscrits de la main méme de Clotilde nous seraient 
d'un grand secours. » 


Voici maintenant, dans toute sa fraicheur, dans toute sa vivacité, 
son impression 4 la lecture du manuscrit. Elle est précieuse 4 consta- 
ter, parce qu'au milieu d'une certaine confusion, d’un certain trou- 
ble, elle contient en germe la solution qui finira par s’imposer a 
lesprit de Péditeur, et qui, aujourd hui encore, parait la plus accep- 
table, la plus plausible. Je donne la plus grande partie de la lettre ; 
clle est d'une importance capitale : 


Paris, 22 juillet 1802. 


« Jem "empresse de vous annoncer, madame, la réception du pa- 
quet que vous m’avez fait ’honneur de m’envoyer. Il n est entre 
mes mains que depuis hier, mais il était arrivé 4 Paris la veille. J’y 
ai trouvé les trois volumes manuscrits dont vous me parlez et dont 
le plus complet m ‘était déja connu. Je me suis déja occupé a les 
parcourir ; et je vous avouerai franchement que ce que j’en ai vu n’a 
encore servi qu’a redoubler mes doutes. Il est bien singulier que le 
poéme le plus considérable de la collection soit les trois plaids d'or 
dans l’un des volumes, et soit devenu les cing plaids d’or dans un 
autre plus récent. Comment M. de Surville n’a-t-il pas au moins 
conservé le manuscrit de Jeanne de Vallon’, si les originaux de Clo- 
tilde méme n’existaient plus? J’aurais mille autres questions a vous 
faire, auxquelles peut-étre vous ne seriez pas plus en élat de répondre 
que moi, et qui toutes révoquent en doute,d’une maniére presque irré- 


1 Une parente qui au dix-septiéme siécle aurait déja revu et remanié les ma- 
nuscrits de Clotilde. Comme l’existence littéraire de cetle Jeanne de Vallon ne nous 
est affirmée que par Surville et qu’on ne sait pas au juste quelles retouches elle a 
pu faire, je la laisse volontairement de cété. La question est déja bien assez délicate 
sans la compliquer 4 plaisir. 














CLOTILDE DE SURVILLE. 540 


futable, l’authenticité des manuscrits. D’un autre cété, on ne saurait 
comprendre comment, au bout de trois cents ans, un homme aurait 
pu si bien saisir et peindre les sentiments, les intéréts d'une femme, 
d’une mére, d’une Francaise du temps de Charles VII; comment il 
se serait amusé a faire des rondeaux contre Alain Chartier, et 4 ima- 
giner tous les personnages dont parle Clotilde. Je m’y -perds, en 
vérité, ce ne sera qu’aprés une lecture complete et réfléchie que je 
pourrai essayer de former un jugement, qui, peut-étre encore, se 
terminera par le doute. 

« Dans l'umque conférence que j’aie eue avec madame de Polieret 
M. de Brazais, je me rappelle que celui-ci ne craignit pas de dire que 
M. de Surville se permettait souvent des changements, additions et 
correclions aux ceuvres de son aieule. Peut-étre alors une partie des 
ceuvres manuscrites appartient seule a Clotilde, et ce ne sera pas 
une {ache aisée que de distinguer le vrai du faux. » 


L’alternative est trés-bien indiquée: Je fond du probléme, en ce 
qu’il ade contradictoire, est apercu et caractérisé. Nous sommes, 
en effet, entre deux impossibilités: le ton des poésies de Clotilde est 
trop moderne pour qu on puisse Jes attribuer, au moins sous cette 
forme, a une femme du xv° siécle. D’autre part, Pincapacité, disons 
tout, la nullilé poétique de Surville nous interdit de voir, de soup- 
conner en lui l’auteur, }’inventeur des plus belles piéces de ce char- 
mant recueil. Force est donc d’arriver 4 un compromis, 4 une sorte 
de transaction intérieure qui nous fait admettre une Clotilde primi- 
tive, déchiffrée d’abord, puis altérée par son descendant, lequel, 
lorsque la mortle frappa, était en train de se substituer entiérement 
3 son aieule. Ces trois phases sont a noter, si l’on tient a s‘orienter 
dans ce difficile sujet. Vanderbourg n’a pas été sans les distinguer, 
et il les a signalées avec aulant de mesure que de finesse. 

« Ma courte conversation avec M. de Brazais, écrivait-il 4 M. de 
Surville jeune, m’a prouvé que M. de Surville avait fait aux manu- 
scrits de votre aieule encore plus d’altérations que je ne croyais. Des 
quatre chants d'amour il avait fait des hymnes aux saisons. Dans le 
dialogue Qu’est-ce que ’amour il avait changé les vers de dix syllabes 
en alexandrins. On y lisait celui-ci: Et Salamandre pdme aux sour- 
ces de tonnerre ; je vous laisse 4 juger combien l’addition de ce mot 
pémer était heureuse. » | 

Dans une lettre 4 madame de Surville, du 21 octobre 1805, je 
trouve le passage suivant plus décisif et plus explicite encore. 
Nofez que cette lettre est la derniére que nous ayons de Vanderbourg 
4 madame de Surville, probablement la derniére qu’il lui ait écrile. 
Nous avons la son opinion résumée, condensée, et s'il est permis 


550 CLOTILDE DE SURVILLE. 


d’employer le mot définitif, c’est bien 4 ce propos. A tous ces titres 
je le répéte, chaque parole de ce fragment de lettre mérite d’étre 
pesée. 

« Vous ai-je parlé, madame, d'un M. de Villeneuve (du Langue- 
doc), mon ancien camarade de la marine et ami de feu M. de Sur- 
ville? Il était 4 Paris, il ya dix-huit mois, et depuis son retour en 
province il m’a fait passer divers morceaux copiés de sa propre main 
ou de celle de M. de Surville et attribués a Clotilde; mais je vous 
avouerai que je les crois tous supposés. Tout me prouve qu’en cela 
M. de Surville ressemblait & beaucoup d’autres 4 qui l'appétit vient 
en mangeant, qu’il n’avait réellement emporté de France que trés- 
peu de piéces originales de Clotilde, et qu'il a voulu y suppléer de 
son propre fonds. Il parait que tel sera le dermier résultat des re- 
cherches faites en Ecosse d’une manieére officielle sur I'authenticité 
des poémes d’Ossian. Ceux que Macpherson publia d’abord n’ étaient, 
il est vrai, qu'une mosaique, mais dont les piéces de rapport étaient 
du moins originales, au lieu que les derniers poémes qu'il fit im- 
primer paraissent aujourd’hui lui appartenir uniquement. Je ne 
cesse pourtant pas de penser a Clotilde. J’achéte tous les vieux 
poétes que je rencontre, mais sans en trouver qu’on puisse lui com- 
parer, soit pour les pensées, soit pour la correction de la versifica- 
tion et du style. Le sentiment seul soutient ma foi, mais en admettant 
que les ceuvres de la muse de |’Ardéche ont été soigneusement 
retouchées. » 

Peut-éire ici Vanderbourg se montre-t-il trop enclin 4 rabattre de 
son premier enthousiasme ? Peut-étre s’abandonne-t-il 4 un décou- 
ragement excessif? I] est vrai qu’avec les documents dont il disposait 
on ne pouvait guére aller plus loin que la conjecture. M. Antonin 
Macé a pu faire un pas en ayant, et nous allons tout-a-l’heure en 
en apprécier l’importance. Mais le résultat final, fat-il des plus fa- 
vorables 4 Clotilde, ne doil pas nous rendre ingrats 4 l’égard de Van- 
derbourg. Ila préparé, facilité les recherches ultérieures en déblayant 
eten limitant le terrain sur lequel elles auraient 4 s’exercer. Avec 
beaucoup de sagacité, de fermeté, de tact, i] s’est attaché, dans les 
poésies, & ce qui formait pour ainsi direle noyau, en négligeant les 
surcharges et les additions multipliées par M. de Surville au fur et a 
mesure qu’il s’éloignait de la source primitive. Comme critique et 
comme éditeur, Vanderbourg 4 serré la vérité d'aussi prés qu’il lui 
était possible. A ce point de vue, toute sa lettre 4 madame de Surville 
du 24 aout 1802, est a lire et a retenir. Mis en présnce d’un manu- 
scrit de trois volumes, il commence par en rejeter deux sans hésiter 
et il expose 4 son honorable correspondante les excellentes raisons 
sur lesquelles se fonde son incrédulité absolue. Ces raisons se résu- 











CLOTILDE DE SURVILLE. 551 


ment dans un mot spirituel et fin qui est 4 lui seul un lumineux 
commentaire. « La Clotilde de 1794, dit-il, n’est pas celle de 1796 : 
elle n’en est que ’embryon. » Assurément on ne saurait mieux ca- 
ractériser le procédé successif et envahissant de M. de Surville. Pour 
celui-ci le point de départ, qui avait été d’abord un point d’appui, 
finissait par devenir un préfexte, un simple passe-port pour ses 
fantaisies et ses conceptions personnelles. Au fond, qu’on le sache 
bien, Vanderbourg n’y fut jamais pris. Dans la lettre que je viens de 
rappeler et aprés avoir fait 4 la critique sévére une trés-large part, 
il ajoute. | 

« Il nons reste maintenant le dernier volume, ou plutdt le pre- 
mier, car il est le plus ancien. Celui-ci donne a notre thése une cou- 
leur différente. Si la beauté de la versitieation, l'exacte observation 
de nos régles les plus modernes, et certains mots nouvellement in- 
ventés font soupcgonner a juste tifre que les poésies de Clotilde ne 
sont pas du régne de Charles VIII, d'un autre cété, la vérité des sen- 
timents, l’enthousiasme poétique pour des événements si éloignés 
de nous, quelques traits qui ne peuvent partir que du coeur d’une 
femme, les rondeaux contre un poéte, mort il y a trois cents ans, 
combattent puissamment pour l’authenticité des piéces renfermées 
dans ce volume. » 


Et sa conclusion est celle-ci : 


« Mon plan est donc de ne donner que les poésies de Clotilde 
contenues dans cet ancien volume qui fait a lui seul un recueil com- 
plet ; et ce fut sans doute aussile premier dessein de M. de Surville. » 


Voila, exactement tracé, le cercle d’ot il ne faudra plus sortir. 
On aurait pu le resserrer encore davantage si, 4 cette époque, on avail 
eu connaissance des poésies personnelles du marquis de Surville. 
Malheureusement, Vanderbourg ne put s’en procurer qu’un trés- 
petit nombre. La famille qui parait avoir donné communication de 
certaines piéces, eut-elle laissé démontrer a fond l’incapacité de Sur- 
ville comme poéte, — démonstration indispenssble cependant a la 
gloire de la vraie Clotilde ? On est autorisé 4 penser que non, lors- 
qu’on voit quelles susceptibilités s’élevérent chez M. de Surville 
jeune contre la préface judicieuse, modérée, affectueuse méme ot 
Vanderbourg relevait de la roideur et de l’emphase dans quelques 
frayments en prose du marquisde Surville. Ce fut toute une affaire 
et il fallut & une des éditions suivantes faire des changements et 
adoucissements; que serait-il advenu si la découverle des poésies de 
Surville avait fait subitement éclater la banalité de sa veine, l'in- 
digence de son inspiration? L’embarras de la famille edt été grand, 
et jusqu’a un certain point il se concoit. Aurail-on sacrifié la ré- 


502 ; ‘CLOTILDE DE SURVILLE. 


putation du descendant a la célébrité de l’aieule? Je ne sais. L’é- 
preuve dans tous les cas, ainsi que nous avons pu le constater, eut 
été profondément douloureuse *. 

Elle ful épargnée a la famille et l’on put croire qu’elle n’aurait 
jamais lieu. Les délicats et les curieux s’en lamentaient. Sainte-Beuve 
lui-méme, |’incomparable fureteur, perdait l’espoir de rien trouver 
a ce sujet. 

a J'avais songé d’abord, dit-il, 4 découvrir dans les recueils du 
dix-huitiéme siécle quelques vers signés de Surville, avant qu'il se 
fat vieilli; 4 les mettre en paralléle, comme mérite de forme et comme 
maniére, avecles vers que nous avons de Vanderbourg, et dinstruire 
ainsi quant au fond le débat entre eux. Mais ma recherche a été 
vaine ; je n’ai purien trouver de M. de Surville, etil m’a fallu renon- 
cer 4 ce petit paralléle qui m’avait souri. » 


Ill 


Aujourd’hui, le paralléle est devenu possible, mais ce n'est plus 
entre Vanderbourg, désormais hors de cause, et M. de Survillequ’il 
s’agit de l’instituer. Il s’établit tout naturellement entre Clotilde et 
son hérilier. A force de recherches, M. Antonin Macé a réussi a se 
procurer les poésies imprimées d’Etienne de Surville, publiées en 
1786, sous le titre d’QEuvres lyriques d’un chevalier francais. Des pié- 
ces manuscrites, autographes lui ont été communiquées, soit par 
M. de Watré, l'un des derniers représentants de la famille, soit par un 
parent éloigné, M. de Bernardi, ancien député. On a done en main 
tous les documents nécessaires & une comparatson. Cette comparai- 
son, M. Antonin Macé s’est chargé de la poursuivre et de la mener a 
bien. Je n’ai pas a refaire ici ce qu ila fait excellemment dans son 
livre, d’une maniére, selon moi, absolument irréfutable. Je renvoie 
les curieux a l’ouvrage de M. Macé et je me contente d’enregistrer 
les résultats acquis. Eh bien, il n’y a pasmoyen d’en douter. L’au- 
teur des Stances aux mdnes du grand Rousseau, des Fastes de la 


‘ Tout dans cette affaire fut traité de part et d’autre avec une délicatesse extréme. 
Vanderbourg ne voulut recevoir aucune rétribution pour son travail. I] consentit 
seulement sur les instances pressantes et réitérées a toucher le produit d'une 
édition en petit format qui parut un peu plus tard. Nous n’avons malheureusement 
pas les lettres de madame de Surville, mais, ¢’aprés les réponses de Vanderbourg 
on peut la considérer comme une personne trés-judicieuse et trés-intelligente. 
M. de Surville jeune parait avoir été trés-dévoué 4 la mémoire de son frére. fl le 
fut jusqu’a trouver la préface de Vanderbourg trop peu indulgente. Ce léger nuage 
ne tarda pas d’ailleurs 4 se dissiper. 





CLOINILDE DE SURVILLE. 553 


Maconnerie, de la Punition des Barbaresques, dela bizarre composition 
intitulée Polyode, et ayant pour sujet les voyages et la mort de Cook, 
de l’épode qui a pour litre l’ Amérique delivrée (1817) n’a pu écrire 
ni le Chant royal a Charles VIII, ni l’Héroide a Bérenger, ni les Verse- 
lets mon premier-né. Ila pu en gater quelques parties, mais, comme 
exécution et conception, tout ce qui dans ces piéces et dans plusieurs 
autres que nous pourrions ciler, est remarquable et de premiére 
valeur, n'est évidemment pas de lui. Je sais bien que Sainte-Beuve a 
dit finement « qu’on ne cherche pas labeille hors de sa ruche, 
ellen’en sort plus. » Mais voila justement ou git la difficulté, c’est 
que l’abeille, pour accepter jusqu’au bout la comparaison de Sainte- 
Beuve, aurait du étre déja en train de composer son miel a |’époque 
ou s ébauchaient et commengaient 4 prendre forme les détestables 
piéces dont M. Macéa donné des citations significatives et que nous 
avons sommairement indiquées plus haut. Il faudrait, pour expli- 
quer celte inégalité prodigieuse, attribuer 4 M. de Surville une singu- 
liére faculté de dédoublement. Dés qu'il touche a Clotilde, ila du 
talent ; dés qu'il s’en éloigne, iln’en a plus. Au point de vue psycho- 
logique, ce serait: bizarre et trés-contestable. Une piéce citée par 
M. Macé porte du reste un terrible coup 4 cette interprétation. 

Parmi les poésies inédites de M. de Surville communiquées a 
M. Antonin Macé parM. de Bernardi, se trouve un autographe de vingt- 
quatre pages in-quarto, d’une trés-belle et trés-nette écriture, avec 
notes et renvois, intitulée : Marguerite-Clotilde-Eléonore de Vallon et 
Chalys, poéte francais du quinziémesiécle, aS. M. Catherine I, impéra- 
trice de toutes les Russies. Dans cette épitre, composée par lemarquis de 
Surville pendant l’émigration, l’ombre de Clotilde chante et célébre 
la gloire delaczarine. « Evidemment, fait observer M. Antonin Macé, 
c’était ici le cas, ou jamais, de faire un pastiche et de préter 4 Clo- 
tilde, quel’on fait parler, le langage du quinziéme siécle que le mar- 
quis de Surville nel’essaye méme pas, parce qu'il a sans doute la 
conscience d’en étre incapable, et c’est dans la langue du dix-hui- 
tiéme siécle que Clotilde célébre la gloire de Pimpératrice, défend 
l’authenticité de ses poésies et raconte... l’histoire de la poésie fran- 
caise pendant le moyen age. » Voici le début de cette piéce : 


C’est d’un séjour de paix, auguste souveraine, 
Ou de Bassilowitz muse contemporaine, 
Je vois de ses enfants les manes tressaillir 
Au jour que votre nom sur eux fait rejaillir, 
Qu’aprés trois cents hivers d'un funébre silence, 
Jusqu’au tréne des czars ma fiére voix s’élance! 
Ne la dédaignez point ; les marbres de Paros, 
Moins que nos chants sacrés font vivre les héros! 
40 Aovr 1872, 36 


554 CLOTILDE DE SURVILLE. 


Aprés de tels vers 4 la fois pompeux et plats, l’épreuve peut étre 
considérée comme accomplie, que le méme homme qui faisait tenir 
a l’ombre de Clotilde des discours si insipides et si prosaiques pit 
le méme jour, et en quelque sorte 4 la méme heure, lui faire tenir en 
un langage qu’il connaissait mal, et dont il ne possédait pas le génie, 
des discours d’une grace touchante, d'une fierté naive, pleins de 
naturel et d’art, cela n’est pas admissible. Le talent n’est pas un 
vétement que l’on puisse prendre et quitter au gré de la tache qu’on 
entreprend ou du but qu’on se propose. Quand onest réellement doué, 
l’étincelle se fait sentir un peu partout; ellene se fixe pas si étroite- 
ment, si avarement sur un point spécial. ; 

M. de Surville, en effet, — et c’est 1a encore une particularité a sa 
charge — ne s‘orientait que trés-difficilement, trés-laborieusement 
dans cette langue du quinziéme siécle qu’il prétendait rajeunir et 
qu’il estropiait 4 chaque instant. Nous avons & ce sujet un témol- 
gnage qui n’est pas suspect. C'est celui du marquis de Brazais, ]’un 
de ses confidents et son quasi-collaborateur de Lausanne. Le 3 mars 
1802, il écrivait 4 madame de Surville : 


« J’étais extrémement lié, madame, avec votre malheureux époux 
et méme avec votre frére. En me communiquant tous les ouvrages de 
Clotilde de Vallon, il m’avait fait part de son plan pour l'édition, il 
‘m’avait engagé 4 laider et 4 corriger certains morceaux ; sans son 
inflexible amour pour les mots les plus vieux et les plus inintelligi- 
bles, je m’en serais fait un plaisir; car le génie sensible, délicat et 
sublime de Clotilde perd autant par la barbarie des vieux mots insi- 
gnifiants que Surville lui a prétés, dans son enthousiasme pour la 
langue romane, que par une élégance trop moderne qu’il lui a quel- 
quefois donnée. » 


Nous ne saurions rien dire de plus net. C’est 1A une déclaration 
sans réplique. 

Suivons maintenant M. Antonin Macédans soningénieux essai pour 
reconstituer la personnalité poétique de Clotilde. Car enfin, puisque 
Vanderbourg et Surville s’évanouissent devant l’analyse, il faut bien 
que nous trouvions, comme on dit, quelqu’un a qui parler. Impa- 
tientés de tant de mécomptes, de déguisements et de détours, nous 
demandons qu’on nous montre l’auteur et nous voulons lui décerner 
la gloire qu’il mérite. Le souhait est plus facile 4 exprimer qu’a satis- 
‘aire. Ici encore, les nuages sont épais, les obstacles accumulés, les 
difficultés considérables. 

Tout d’abord, le chateau, les papiers, les manuscrits, la généalo- 
gie de Clotilde n’existent plus. La vieille mére du marquis de Surville, 
arrétée par les ordres du comité révolutionnaire de Viviers, en 1795, 


CLOTILDE DE SURVILLE. 558 


racheta sa vie et celles de ses fillesrestée avec elle en livrant tous ses 
papiersde famille, méme les plus étrangers ala féodalité, méme ceux 
qui concernaient exclusivement ]'état civil de ses enfants, et le tout 
fut solennellement brileé. 

Une question se pose, qui ne me parait pas suffisamment éclaircie 
ou du moins approfondie par M. Macé. Les manuscrits de Clotilde 
étaient-ils au chdteau, ou M. de Surville les avait-il emportés dans 
l’émigration? Avait-il pris le tout ou fait simplement un choix? C’est 
ce qui reste trés-confus et trés-obcur. Dans !’une et l'autre hypothése 
d’ailleurs les manuscrits de Clotilde n’auraient pas eu un meilleur 
sort. Une malle confiée au maitre de poste de Donzére, prés de Mon- 
télimart et qui, d’aprés des témoins dignes de foi, contenait des ma- 
nuscrits précieux et un trés-beau portrait de Clotilde ne s’est jamais 
retrouvée. Ainsi les originaux ont péri, non toutefois sans avoir été 
vus par d'autres personnes que M. de. Surville, et par conséquent, 
c’est assez pour que leur existence ne puisse étre révoquée en 
doute. 

Le premier de ces témoins par ordre de date, et l’un des plus con- 
sidérables, puisqu’il assista, sans malheureusement en soupconner 
Vimportance, a la découverte des manuscrits de Clotilde, est M. de 
Surville jeune. A peine rentré de |’émigration, il écrivit & Vander- 
bourg pour l’informer qu'il se rappelait parfaitement avoir vu son 
frére découvrir de vieux papiers de famille, dont, avec l’insouciance 
de son Age, il n’avait compris ni la nature ni la valeur, mais que le 
marquistranscrivait avec laide d'un feudiste dont il avait oublié le 
nom.A la méme époque, 1802, un ancien officier du régiment dans 
lequel servait M. deSurville, M. de Fournas affirmait 4 Vanderbourg 
avoir vu entre les mains de son ancien compagnon d’armes un ma- 
nuscrit dont le caractére était 4 peine lisible, contenant des poésies 
que celui-ci transcrivait ou traduisait. Selon M. de Fournas, ces poésies 
auraient été écrites en Janguedocien. Mais l’honorable officier, pro- 
bablement trés-peu versé en philologie, comme la plupart de ses con- 
temporains, aura confondu avec un patois méridional, la langue 
encore indécise du quinziéme siécle 4 laquelle d’ailleurs Clotilde de 
Vallon pouvait bien avoir mélé ¢a et 14 quelques mots de terroir. En 
4790, ce manuscrit fut vu entre les mains de Surville par Dupetit- 
Thouars, qui devait plus tard écrireune notice sur lui dans la Biogra- 
phie universelle. Nous arrivons ainsi aux assertions positives et enthou- 
siastes du marquis deBrazais dans son discours (inédit) sur la langue 
et la poésie francaise. Le passage consacré 4 Clotilde de Vallon est 
trop curieux pour n’étre pascité. 

« Marguerite-Eléonore-Clotilde de Vallon, fille de Ferdinand comte 


558 CLOTILDE DE SURVILLE. 


de Vallon et de la belle Pulchérie de Fay-Collan, née dans le quinziéme 
siécle, l’an 1406, mariée a Bérenger de Surville qu'elle adorait, et 
qui, 4 vingt-sept ans, fut armé chevalier par Charles VII lui-méme, 
mourut prés de Vesseau, dans la solitude de Chalys, en 1496, a pres- 
que quatre-vingt-dix ans. Son fils, Jean de Surville, épousa Héloyse 
de Vergy. Une parente, mademoiselle Jeanne de Vallon, mariée a 
Jacques de Surville, s‘occupa dans le dix-septiéme siécle, 4l’aide de 
son beau-pére plein d’espril et de gout, d’une édition compléte des 
ceuvres de Clotilde. Elle se permit méme des corrections et des épure- 
ments de mots dans quelques vers. — Surville, héritier et propriétaire 
des manuscrits de son aieule, c’est-d-dire de ceux de Jeanne de Val- 
lon, sa grande tante, méditait, en conservant toutes les graces du 
style antique, d’achever l'épurement des mots inintelligibles ou trop 
barbares, et de mettre au jour les ouvrages de Clotilde avec l’ordre 
et le choix dont il était capable. Il me les communiqua, et j’ai été témoin 
et complice, un moment, dece travail qu'un gott exquis ett di guider. 
Eh! qu’importe que Jeanne de Vallon et Surville aient osé toucher 
4 quelques phrases, si le public, leur rendant grace, edt gagné en 
plaisirs. » : 

Nous n’examinerons pas si sur ce dernier point M. de Brazais n’a 
pas la manche un peu trop large. Il parle en homme du dix-huitiéme 
siécle, et nous aurions tort de le juger avec nos habitudes d’investi- 
gation scrupuleuse, avec nos gouls de réalité historique. Ce qui est 
4 noler dans la page qui précéde, c'est le ton de bonne foi, de convic- 
tion absolue. On se sent en face d’un homme qui ne cherche nulle- 
ment 4 enimposer et qui se borne 4 évoquer des souvenirs de jeu- 
nesse, des impressions personnelles. Aussi, comprend-on le mouve- 
ment d’enthousiasme qui le porte 4 s’écrier vers la findu méme mor- 
ceau : 

« Et moi, je le répéte, je les ai vus, ces chefs-d’ceuvre de génie et 
de flamme! J’ai vu méme le portrait de l'immortelle Clotilde, et, sur- 
pris d’un frémissement involontaire, j’eusse défié les jeunes gens 
de ne pas s’éprendre d’amour au seul aspect des traits enchanteurs 
et délicats de cette femme sensible et voluptueuse. Génie aussi gra- 
cieux que sublime, poéte en tous les genres, éloquent historien, 
romancier attachant, il ne lui a manqué qu’un autre age et la lan- 
gue de Racine! » 

Faisons tant qu’on voudra la part de la phraséologie du temps. 
Admettons que M. de Brazais fat une nature un peu exaltdée, et que 
ses connaissances en fait d’archéologie littéraire fussent assez res- 
treintes. Nous devons le tenir pour homme d'honneur et, jusqu’a 
un certain point, pour homme de gout, puisqu’il a été lami et le 











CLOTILDE DE SURVILLE. 557 


conseiller d’André Chénier. Or voila un homme de gout et d'honneur 
qui déclare avoir vu de ses yeux les manuscrils originaux de Clo- 
lilde, qui s’accuse méme d’avoir eu la pensée d’aider & les retou- 
cher; c est 1a un témoignage du plus grand poids, et ce serait pous- 
ser trop loin la méfiance, que de le traiter légérement, surtout 
lorsqu’il n’est que la confirmation et le couronnement de témoigna- 
ges antérieurs déja trés-précieux. Apres les affirmations concordantes 
de MM. de Surville jeune, Dupetit-Thouars, de Fournas, de Brazais, 
il faudrait obéir a un parti pris d’incrédulité, pour révoquer en 
doute Pexistence d’un manuscrit primitif. M. Antonin Macé, quia 
groupéavec beaucoup d’art, de soin et de clarté les diverses preuves 
que |’on posséde jusqu’a présent de l’existence littéraire de Clotilde, 
fournit, dans l’appendice de son intéressant volume, quelques indi- 
calions qui, de Ja poésie méme de Clotilde et de la durée de sa poé- 
Sie, permettraient de conclure 4 la réalité de son existence histori- 
que. Sil élait possible d’avancer quelque peu dans cette direction 
sans s'abandonner 4 ces séductions décevantes de l’imagination qui, 
en pareille matiére, sont trop ordinaires et trés-concevables, on re- 
monterait peut-étre bien prés de la source poétique. Sans p'us de 
préambule, voici le fait. 

« Dans deux lettres adressées 4 M. de Watré, M. Eugéne Villard, 
qui habite Vallon depuis plusieurs années‘, affirme qu’un des plus 
honorables habitants de Vallon, M. Peschaire-Florian, décédé en 
1863, 4 plus de quatre-vingts ans, lui disait avoir, dans sa jeunesse, 
entendu une de ses vieilles tantes lui chantev des rondeaux et des 
ballades attribuées par elle 4 une dame de Vallon, du nom de Clo- 
tilde de Surville, et M. Ollier de Marichard confirme cette tradition. 
Or ceci remonte, on le voit, aux derniéres années du dix-huitiéme 
siécle, et ces faits se passaient avant qu’il fat question de la publi- 
cation de Vanderbourg, et méme peut-étre avant que rien eut trans- 
piré des découvertes et des remaniements du marquis de Surville. 
Ce serait donc, méme en l’absence de témoignages positifs, un excés 
de scepticisme que de nier l’existence de Clotilde. » 

Je m’apercois que nous oublions un témoin — Etienne de Surville 
lui-méme. Mais, dira-t-on, aprés tout ce qui précéde, aprés tout ce 
que nous savons de son procédé, de son affectation de mystére, est-il 
bien utile de Pinterroger? Ne pouvons-nous pas presque a coup sir 
prévoir sa réponse? Pas tant que vous croyez. Sans doute, lorsque le 
marquis de Surville découvrit les poésies de son aieule, son premier 


4M. Villard a publié sur Clotilde de Vallon un roman historique, cité honora- 
blement par M. Macé. Je regrette de n’avoir pu m’en procurer un exemplaire. 


358 CLOTILDE DE SURVILLE. 


mouvement — autant que dans cet ordre de choses on peut raison- 
ner par probabilité — fut de les publier dans leur teneur originale, 
en se réservant d’éclaircir et de réparer le texte aux endroits qui lui 
sembleraient trop inintelligibles ou trop surannés. Cette disposition, 
ainsi que nous avons pu nous en rendre compte, ne persista point. 
Le commentaire dévora peu a peu le texte; puis )’imitation vint, le 
pastiche tournant insensiblement & la substitution complete. L’aicule 
continuait a figurer dans les communications officieuses el Jes pro- 
spectus ; c’était d’elle qu’on se réclamait, c’ était 4 elle qu’on rappor- 
tait fout; mais au fond elle était reléguée au second plan et ne jouait 
plus que le réle d’un accessoire qui ne va pas tarder a devenir inu- 
tile, sinon méme embarrassant. II parait en effet que, vers la fin, le 
secret de Surville lui pesait. Dans un rapport que le ministre de 
lintérieur se faisait adresser avant la publication des poésies, il est 
dit formellement que M. de Surville a parlé a plusieurs personnes des 
poésies de Clotilde comme d’un ouvrage que lui-méme avait fait. Ces 
aveux s'accordent mal avec ce quil vous écrivit en mourant, ne put 
s’empécher de remarquer Vanderbourg, faisant part de ce bruit a 
madame de Surville. Qu’aurait-il pensé, s'il avait lu la lettre sui- 
vante, écrite 4 Sainte-Beuve par M. Lavialle de Marmorel, président 
au tribunal civil de Brives et ancien député de la Corréze? 


« Monsieur, en parcourant la Revue des Deux Mondes,... je lis avec 
plaisir un article de vous sur les poésies de Clotilde de Surville. Vous 
avez rencontré parfaitement juste, lorsque vous avez attrilué ces 
poésies au marquis de Surville. Ce fait est pour moi de la plus grande 
certitude, car il m’a été certifié par mon pére qui, ayant été le com- 
pagnon d’infortune du malheureux Surville et son ami intime, avait 
fini par lui arracher l’aveu qu’il était réellement l’auteur des préten- 
dues ceuvres de son aieule... Vous pouvez compter entiérement sur 
la certitude de mes renseignements, et j’ai pensé qu’il vous serait 
agréable de les recueillir. » 


Il est difficile d’accorder cette révélation, si nettement accentuée, 
avec les quelques lignes écrites par le marquis de Surville, la veille 
de sa mort, 4 sa femme, citées par Vanderbourg dans sa préface, et 
que tout le monde connait : 


« Je ne peux te dire maintenant ou j’ai laissé quelques manuscrits 
(de ma propre main) relatifs aux ceuvres immortelles de Clotilde, 
que je voulais donner au public; ils te seront remis quelque jour 
par des mains amies & qui je les ai spécialement recommandés. Je 








CLOTILDE DE SURVILLE. 559 


te prie d’en communiquer quelque chose a des gens de lettres capa- 
bles de les apprécier, et d’en faire d’aprés cela l’usage que te dictera 
ta sagesse. Fais en sorte au moins que ces fruits de mes recherches 
ne soient pas totalement perdus pour la postérité, surtout pour |’hon- 
neur de ma famille, dont mon frére reste Punique et dernier sou- 
tien. » 


Oui, cela est difficile 4 concilier, mais ce n’est pas impossible. Les 
sentiments de M. de Surville 4 l’égard des poésies de son aieule de- 
vaient étre fort complexes. Il se disait, dans la bonne foi de son 
amour-propre, que ces poésies avaient, en somme, recu de lui leur 
éclat, leur agrément, une vie nouvelle, ou, 4 mieux dire, la vie; 
car, sous leur forme primitive, qui duncles edt gottées, sinon quel- 
ques érudits? En ce sens, il considérait Clotilde, ou du moins sa 
mémoire, comme obligée — je force 4 dessein les termes — comme 
obligée et redevable envers lui. Sa part de collaboration dans |’ceu- 
vre lui semblait tellement forte, l’élément primitif lui paraissait si 
réduit et si insignifiant, qu'il ne voyait ni ingratitude ni présomp- 
tion 4 s‘attribuer, dans les épanchements de l’intimilé, l’honneur du 
recueil. Son intention était de garder le masque devant le public — 
une fraude pieuse s’offrant 4 son imagination comme le meilleur 
moyen de succés. — Ce succés une fois obtenu, M. de Surville au- 
rait-il eu la force de garder son secret? Si nous en jugeons par les 
indiscrétions qui déja s’étaient fait jour, malgré la réserve que com- 
mandait son rdle, le doute ne nous est pas défendu. Cette téte sulfu- 
reuse, selon l’épithéte baroque, mais juste, du marquis de Brazais, 
était prompte a la confidence, 4 l’expansion. M. de Surville ressem- 
ble a Horace, l’aimable étourdi de l’Ecole des Femmes, et l’on est 
tenté de dire de lui, comme Arnolphe de l’amant d’Agnés : 


Voila de nos Frangais lordinaire défaut. 
l se pendrait plutot que de ne causer pas. 


Tout porte donc & croire que M. de Surville n’aurait pas eu l’en- 
tétement héroique d’un Macpherson, d’un Chatterton, et se serait 
laissé faire une douce violence. Mais j'ai trop bonne opinion de lui, 
de sa loyauté, de sa droiture de coeur, pour ne pas penser que, tot 
ou tard, il aurait donné des éclaircissements sur l’origine des docu- 
ments qu’il possédait, et qui constituaient, méme 4 ses yeux, la 
source de son inspiration tardivement heureuse. Enfin, n’oublions 








360 CLOTILDE DE SURVILLE. 


pas que, depuis quatre-vingts ans, les idées sur les devoirs d'un édi- 
teur consciencieux se sont beaucoup modifiées, et que ce qui nous 
offense presque comme une faute grave, ce qui nous frappe 4 la fois 
comme un manque de lumiéres et de respect, n’edt paru aux con- 
temporains de M. de Surville qu’une supercherie innocente. Il a pé- 
ché, je le reconnais; mais personne autour de lui, soil au point de 
vue moral, soit au point de vue littéraire, n’était en mesure de l’a- 
vertir ou de le redresser. 


IV 


Les Poésies inédites de Clotilde de Surville, publiées en 1826, par 
Charles Nodier et de Roujoux, furent accueillies avec autant d’indif- 
férence que le volume de Vanderbourg avait rencontré de faveur. 
Peut-étre dira-t-on que le courant avait changé, que les préoccupa- 
tions étaient ailleurs, que les gouts étaient autres? Ce serait une ex- 
plication bien insuffisante, et en grande partie inexacte. Sans parler 
de sa valeur intrinséque, de la poésie qui éclatait et débordait dans 
plusieurs piéces, la Clotilde de Vanderbourg contenait deux éléments 
qui exercérent une action inégale, mais incontestable, sur la haute 
sociélé contemporaine du Consulat. L’un de ces éléments était le 
royalisme ardent et franchement patriotique manifesté par Clotilde, 
et qui trouve son expression la plus élevée dans le Chant royal a 
Charles VIII vainqueur & Fornovo. On appréciera par quelques vers 
empruntés aux derniéres strophes l’énergie et la sincérité du senti- 
ment : 


Aux armes, paladins! Votre sang ne bouillonne! 

Des Romains desgradez l'aigle tempestueulx, 

Le Griffon, la Licorne aux palaiz somptueulx, 

L’Ours blanc et de Saint-Marc la superbe Lyonne, 
Soustiennent de Milan le Dragon tortueulx ! 

L’Eridan, de vos bras, attend sa délivrance, 
Hastez-vous! Disputez ces passages estroits! 

Ne vous auroit le ciel confié sa vengeance, 

Si de vos devanciers portant vaine semblance, 

Vous ne scaviez jouster qu’en spacieulx tournoys... 
Aux mains! Noyez quel son rendent échos de France : 
« Rien n’est tel qu'un héroz sous la pourpre des roys. » 


De semblables stances, et surtout un pareil refrain; car ce vers 
magnifique : Rien n'est tel qu'un héroz sous la pourpre des roys, re- 














CLOTILDE DE SURVILLE. 364 


vient au bout de chaque strophe, et donne 4 la piéce sa significa- 
tion, son accent — de semblables stances, disons-nous, devaient, au 
lendemain de 93, dans les salons qui commengaient a se rouvrir, 
trouver le chemin de bien des cceurs, et répondre 4 plus d’une se- 
créte pensée. On en peut dire autant de |'Héroide & Bérenger. Les 
vers suivants portaient coup, et faisaient jaillir de toutes parts une 
approbation passionnée : 


Bellone, au front d’airain, ravage nos provinces ; 
France est en proye aux dents des léoparts. 

Banny par ses subjects, le plus novlé des princes 
Erre, et proscript en ses propres remparts, 

De chastels en chastels et de villes en villes, 
Contrainct de fuyr lieux ou devait régner, 

Pendant qu’hommes félons, clercs et tourbes serviles 
L’ozent, 6 crime! en jugement assigner !... 

Non, non, ne peult durer tant coupable vertige ; 
0 peuple Franc, reviendraz 4 ton roy! 

Et, pour te rendre a luy, quand faudroit ung prodige, 
L'attends du ciel en ce commun desroy. 

De tant de maulx, amy, ce penser me console ; 
Onc n’a pareils vengié divin secours ! 

Comme desgatz de flotz, de volcans et d’Eole, 
Plus sont affreux, plus croy que seront courts *. 


La rencontre pouvait certes passer pour heureuse. Elle était for- 
tuite, méme dans l’hypothése ou Surville, devenu grand poéte tout 
4 coup, aurait écrit cette piéce. M. Antonin Macé en fournit une dé- 
monstration qui ne laisse rien 4 désirer, et, avant lui, Sainte-Beuve 
avait émis la méme opinion. Quoi qu’il en soit, il y avait 1a une cause 
de succés qui agit trés-puissamment. 

L’autre élément — l’archaisme des tournures, des expressions — 
chatouillait la curiosité, aiguillonnait l’altention par son étrangeté 
méme. Pour beaucoup cependant, c’était un obstacle plutét qu'un 
attrait. On connaissait alors si peu et si mal tout ce qui touche au 
moyen age, que les mots inusités paraissaient indéchiffrables, et que 
Yon voyait partout des énigmes, des obscurités. En 1826, au con- 
traire, on ¢ctait en plein romantisme. Le moyen age régnait presque 


‘ L’allusion mvolontaire ou prémeéditée parut si évidente que Didot, chez lequel 
s’imprimait louvrage, refusa de continuer sans y étre autorisé par le ministre de 
lintérieur Chaptal. Celui-ci 4 son tour en référa au Premier consul. Il fallut s’adres- 
ser 4 madame Bonaparte qui se montra trés-bienveillante et obtint le consentement 
demandé. On lui offrit plus tard pour prix de sa bonne grace un magnifique exem- 
plaire des Poésies. C’était bien le moins, mais qui se serait altendu a voir Clotilde 
devenir un instant criminelle d'ttat? 


562 CLOTILDE DE SURVILLE. 


sans conteste. De ce cété donc, la faveur du public semblait assurée 
aux nouveaux éditeurs de Clotilde. D’autre part, le feu des passions 
était assez allumé, |’exaltation des sentiments encore assez grande, 
pour que le loyalisme de Clotilde, comme disent nos voisins les An- 
glais, conlinuat a lui étre compté comme un mérite et 4 lui servir de 
recommandation. Il n’y avait, par conséquent, aucune cause exté- 
rieure d’insuccés. Le livre échoua pourtant, et, ce qui est singulié- 
rement regrettable, i] entraina dans sa chute et ternit en quelque 
sorte de son discrédit la publication de Vanderbourg. C’est en effet 
a dater de 1826, que la prévention contre l’authenticilé, et en 
méme temps contre la valeur des poésies de Clotilde, prend de la 
consistance et tend 4 devenir dominante. 

On acru pendant un certain temps que le volume des poésies iné- 
dites élait de Charles Nodier et de Roujoux, et qu’ils avaient essayé, 
sans y réussir, de pasticher les premiéres poésies. Mais il est dé- 
montré aujourd’hui que le volume de 1826 est tout entier — vers 
et prose — de la composition d’Etienne de Surville. Les éditeurs 
ont eu entre les mains la collection du Journal de Lausanne, rem- 
plie des élucubrations de Surville, et les cahiers que possédait ma- 
dame de Polier. C’est la ce qu’ils ont offert au public, et ce dont, 
avec infiniment de tact et de raison, celui-ci n’a pas voulu. Quel 
charme aurait pu le retenir, puisque l'dme et le génie de Clotilde, 
qui seuls faisaient vivre le premier recueil et en atténuaient les 
défauts, étaient absents de cette maladroite rhapsodie. 

Un double enseignement se dégage de cet insuccés. Le public a 
prononcé l’arrét que l’érudition est en train de confirmer. Dans le 
volume édité par Nodier il a deviné Surville, et l’a condamné; dans 
l’ceuvre éditée par Vanderbourg il avait reconnu Clotilde, malgré 
les déguisements dont on l’avait affublée, et il l’avait saluée avec 
enthousiasme. Si plus tard, le temps et l’indifférence aidant, quel- 
que confusion s’est établie, la netteté et la justesse des impressions 
primitives n’eu subsistent pas moins. C’est méme 4a cette distinction 
instinctivement tracée qu’il faudra revenir, si l’on veut rendre & Clo- 
tilde le rang qu'elle doit occuper, et sa place dans notre tradition 
littéraire. Malgré ce qu’une telle méthode présente d’arbitraire et de 
périlleux, on sera contraint, en celte matiére délicate, de se guider 
par l’analogie, le tact, ‘intention, et, tranchons le mot, le senti- 
ment. 

A coup sir, la prudence, une extréme circonspection, est de ri- 
gueur en pareil cas. Quand on n’a pour garant de son affirmation 
que l’accent irrésistible de la voix intérieure, on doit mettre a for- 
mer et a exprimer son opinion la plus grande réserve. Et pourtant, 





CLOTILDE DE SURVILLE, 363 


Pexyérience est 1a pour le prouver, c’est 4 croire trop peu, 4 se pro- 
noncer trop timidement, que l’on s’expose; on court le danger d’é- 
tre négalif par scrupule, incrédule 4 |’excés. Les exemples considé- 
‘rables, illustres méme, ne me manqueraient pas. J’en veux prendre 
un tout prés de nous. Lorsque les Mémoires du cardinal de Retz pa- 
rurent en 1717, personne n’en soupconnait l’existence. L’impres- 
sion, faite sur des copies incomplétes, était fautive. On ignorait ou 
se trouvait le manuscrit. Beaucoup de gens, ordinairement des 
mieux informés, étaient persuadés que ce manuscrit n’avait jamais 
existé. Bref, l’authenticité des Mémoires fut violemment révoquée en 
doute. Un homme d’esprit et de science, qui a laissé d’agréables poé- 
sies, Sénecé, établit par raison démonstrative qu'un pareil ouvrage 
ne pouvait ¢tre du cardinal de Retz. Non-seulement il fit valoir les 
incompaltibilités morales qui excluaient de sa part l’idée d'une sem- 
blable narration; mais, l'histoire 4 la main, il prouva qu'une grande 
partie de ces prétendus Mémoires étaient, sur bien des points, une 
reproduction servile du Journal du Parlement; qu’ils étaient remplis 
d’erreurs grossiéres sur les personnes et sur les dates, qu’un 
homme comme le cardinal de Retz, activement mélé a la vie de son 
temps, ne pouvait avoir commises. Les adversaires de Sénecé n’a- 
vaient pas la partie belle; ils étaient réduits a plaider le sentiment. 
Ils alléguaient la parenté des Mémoires avec le tour d’esprit, l’hu- 
meur, le génie du cardinal; mais enfin ce n’étaient 1a que des preu- 
ves morales, et la vraisemblance historique était du cété des incré- 
dules. La découverte du manuscrit a démontré que ceux-ci avaient 
ort, quoique leurs raisonnements fussent trés-bons et, dans une 
certaine mesure, trés-solides. Ainsi, le consciencieux annotateur de 
la plus récente édition des Mémoires du cardinal de Retz‘, le regret- 
table Alphonse Feillet, constate, aprés Sénecé, que le cardinal a trés- 
souvent copié le Journal du Parlement, qu'il a commis des erreurs 
matérielles incroyables; qu’enfin, sur plusieurs circonstances, ila 
menti sciemment, de la facon la plus hardie et la moins justifiable. 
Tout cela est incontestable, accepté, reconnu, et cependant les Mé- 
moires de Retz nen sont pas moins parfaifement authentiques. 
Cet exemple se peut appliquer aux poésies de Clotilde. Il y a des 
- retouches, des transpositions et des lacunes, cela est de la derniére 
évidence; mais il y a aussi un fond vrai, qui se révéle en dépit de 
tout, persiste et s’impose. Peut-étre approchera-t-on encore davan- 
tage de la vérité. L’histoire nobiliaire du Languedoc, interrogée avec 
une nouvelle ardeur, fournira peut-étre des renseignements inatten- 


‘ Collection des Grands classiques francais, chez Hachette. 


564 CLOTILDE DE SURVILLE. 


dus sur les familles de Vallon et de Surville. Peut-étre aussi la phi- 
Iologie contemporaine,’ en étudiant et approfondissant le texte, par- 
viendra-t-elle 4 enlever les touches parasites ajoutées par Surwille, 
et a faire reparaitre dans leur naive beauté les formes de l’antique 
langage? Il y a de quoi tenter la jeune science d’un Paris ou d'un 
Brachet. Ce ne sont 1a, je le sais, que des desiderata, mais qui n’ont 
rien d’invraisemblable ni d’excessif. Ce qu’il y a de certaim, c’esl— 
comme le faisait observer derniérement un érudit justement eslimé, 
M. Frédéric Lock — qu’une édition de Clotilde est aujourd’hui pos- 
sible, et qu’elle est presque devenue nécessaire. L’excellente étude 
de M. Antonin Macé a dégagé et aplani le terrain. Désormais Vander- 
bourg (autrement que comme éditeur) est complétement mis a I'é- 
cart; le réle d’ktienne de Surville est précisé et limité. Clotilde reste 
seule, attendant justice, et déja sure de l’obtenir. Quelles que soient 
les mains pieuses qui reléveront sa statue, histoire liltéraire doit 
constater d’une maniére positive que les recherches et les travaux 
de M. Antonin Macé auront efficacement contribué 4 préparer le 
piédestal. 


Jutes LEVALLOIs. 





L HISTOIRE DE FRANCE 


RACONTEE A MES PETITS-ENFANTS 


PAR M. GUIZOT ! 


Lhomme d’esprit qui fait dans le Correspondant, avec autant de 
talent que de gout, le compte rendu des publications nouvelles, et 
met les lecteurs de notre revue si bien au courant de tout ce qui 
mérite d’exciter leur intérét ou leur curiosité, a déja payé son tribut 
d’éloges au beau livre sur lequel nous demandons 4 appeler de nou- 
veau |’altention. 

Et d’abord, n’est-il pas vraiment étrange qu’un pays riche comme 
le notre en chroniques, en Mémoires, en documents historiques de 
toutes sortes et de toutes les époques, n’ait pas eu jusqu’ici un his- 
torien qui, résumant ces nombreux témoignages et s'inspirant du 
seul amour de son pays, nous ait dotés d’une histoire générale et 
nous ait tracé le tableau sage et véridique des intéréts, des besoins, 
des malheurs, des fautes et des gloires de la France? 

L’impartialité et l’équité sont-elles donc des qualités si rares chez 
nous, qu’on ne puisse y juger les événements et les hommes sans 
parti pris, sans injustice et sans passion? D’ow vient, en effet, que 
parmi les écrivains qui se sont occupés a coordonner et 4 rédiger 
nos annales nationales, les uns aient appliqué 4 ce travail des sys- 
témes préconcus dans lesquels, de gré ou de force, les événements 
devaient venir appuyer leurs vaines théories; tandis que d'autres, 
sans chercher 4 pénétrer le secret des miséres de l'état social aux 
diverses époques, se sont contentés d’enregistrer des bulletins de 
guerre ou de cour; et que d’autres — ceux-la bien plus coupables 


1 Tome Il, librairie Hachette. 





566 L’HISTOIRE DE FRANCE. 


— obéissant a d’aveugles préiugés ou 4 des haines de castes, s’effor- 
cent de perpétuer des erreurs et des calomnies? 

Quelle que soit la cause qui nous a jusqu’a présent privés d’une 
bonne histoire de France, cette lacune si regrettable existe, nous 
devrions dire plutot : existait; car nous croyons que le livre auquel 
M. Guizot consacre les derniéres années de sa noble vie et l’éclat 
toujours grandissant de son talent, est destiné a la combler. 

L’histoire de France telle que |’a congue "homme qui a tracé un 
si ferme tableau des développements progressifs de la civilisation 
moderne, prend notre pays a l’origine de ses souvenirs historiques, 
peint la Gaule avant et pendant la domination romaine, nous fait as- 
sister aux invasions des Francs et jette une vive lumiére sur l’orga- 
nisation du systéme féodal : apprécie bien et raconte admirablement 
le grand mouvement religieux et civilisateur qui poussa l'Europe 
aux croisades. Comment, en effet, ne pas donner a ces guerres sain- 
tes une place importante dans notre histoire; « car c’est en France, 
dit M. Guizot, par le peuple et sous des chefs francais, que les croi- 
sades ont commencé; c’est avec saint Louis, mourant devant Tunis 
sous l’étendard de la croix, qu’elles ont pris fin. Elles ont recu dans 
histoire de l'Europe le nom glorieuxde gesta Dei per Francos (faits 
et gestes de Dieu par Jes Francs). Elles ont droit de garder jusqu’au 
bout dans l’histoire de France la place qu’elles y ont effectivement 
occupeé. » 


Dans la rapide succession d’événements et de siécles que Vhisto- 
rien déroule sous nos yeux, pas la moindre trace de confusion ou 
d’obscurité; tout est clair, vif, précis; Vécrivain n’omet aucun dé- 
tail caractéristique, ne passe sous silence aucun personnage de va- 
leur, et excelle au contraire a douer de vie, d’originalité propre, de 
vraisemblance saisissante, ces grands hommes dont |’individualité 
puissante a laissé une empreinte profonde sur leur temps et un 
souvenir ineffacgable dans l'histoire, comme Charlemagne et saint 
Louis, Philippe Auguste et Charles V. 

Eh bien, dans cette galerie si animée de glorieux ou misérables 
chefs de peuples, dans ce grand défilé de héros, de tyrans ou de vic- 
times, 1] y a un étre auquel le patriotisme de M. Guizot a donné un 
corps, une ame, dont il écrit avec passion les aventures, les souf- 
frances, dont on désire avec ardeur, comme lui, l’agrandissement et 
la gloire, dont on pleure les fautes, qui parfois semble prés d’expirer 
dans les conyulsions qui la déchirent; et cette belle créature, dont 
personne jusqu ici n’avait réalisé pour nous la vie propre et indivi- 
duelle au point ot nous Pavons vu apparaitre dans ce livre, c’est la 
France. Les circonstances terribles que nous venons de traverser, les 





L’HISTOIRE DE FRANCE. 567 


vicissitudes de la patrie envahie, humiliée, mutilée, ont sans doute 
fortement agi et sur l’écrivain et sur le lecteur, nous n’en doutons 
pas. A Pheure présente, 1] n’est point de Francais pour qui le mot de 
patrie n’ait acquis une tout autre et plus profonde signification que 
celle qu'il y attachait naguére ; car en voyant notre terre natale, ce 
sol qui recouvre nos morts, et sur lequel les petits pieds de nos en- 
fants ont formé leurs premiers pas,- souillé par la présence de 1’é- 
tranger, nous nous sommes tous sentis pétris de ce limon sacré, et 
un sentiment presque physique nous a révélé que la patrie est vrai- 
ment notre mére. 

Le talent de M. Guizot a subi une transformation curieuse et trés- 
peu commune. Dogmatique dans la forme qu'il donnait, au temps 
de sa jeunesse, 4 la profondeur de ses apercus historiques, son style 


' Manquait peut-étre alors de couleur et de passion. C’est au contact 


dela vie publique, par sa participation aux luttes parlementaires, 
en s’occupant de négociations diplomatiques, en prenant les années 
et Pexpérience qui d’ordinaire glacent les autres hommes et leur en- 
lévent leurs illusions, que le langage deM. Guizot s’est coloré, et que, 
sans troubler, sans obscurcir son coup d’ceil d’historien, la passion 
est venue animer ses récils. Cette transformation est fort sensible déja 
dans l’histoire de la révolution d’Angleterre. On trouve bien plus 
encore cette noble passion, qui donne la vie, et ou régne le souffle de 
l’éloquence, dans Vhistoire de France que M. Guizot raconte a ses 
petits-enfants. Elle lui imprime l'unité d’un beau poéme, tant lhis- 
torien a su, comme nous l’avons déja dit, donner un corps a cet étre 
de raison dont il a fait son héroine. 

Le premier volume de!’ Histoire de France de M. Guizot nous avait 
conduits jusqu’en 1328, 4 la mort de Charles le Bel, qui, comme son 
frére Philippe le Long, avait disparu de la scéne du monde en ne 
laissant qu’une postérité féminine : moment solennel, ot la ques- 
tion de la succession au tréne se posa entre la ligne masculine, re- 
présentée par Philippe, comte de Valois, petit-fils de Philippe le 
Hardi par Charles de Valois, son pére, et le roi dAngleterre, 
Edouard III, petit-fils de Philippe le Bel par sa mére Isabelle, sceur 
du dernier roi, Charles le Bel. Une guerre de plus d’un siécle entre 
la France et l’Angleterre fut le résultat de cette déplorable rivalité, 
et faillit faire passer le royaume francais sous la domination d’un rot 
anglais. Mais, grace a l’opiniatreté de l’esprit national et « 4 Jeanne 
d’Arc, inspirée de Dieu, » la France fut sauvée. M. Guizot fait remar- 
quer que la fidélité 4 l’esprit de la loi salique, qui exclut du tréne de 
France la ligne féminine, a deux fois sauvé l’unité et la nationalité © 
de notre monarchie; car, cent vingt-huit ans aprés le premier 





568 L'HISTOIRE DE FRANCE. 


triomphe de la cause nationale, en lutte avec l’Angleterre, quatre 
ans aprés l’avénement de Henri IV, encore contesté par la Ligue, Ie 
parlement de Paris opposait l’empire de la loi salique aux ambitieu- 
ses visées de l’Espagne, et l’historien a soin de rappeler que, le 
A** octobre 1789, un décret de l’Assemblée nationale, conforme au 
voeu formel et unanime des cahiers des états généraux; vint consa- 
crer de nouveau le principe de l’hérédité de la couronne dans la ligne 
masculine. 

Avant d’entamer le récit de la période si longue et si douloureuse, 
résultat de l’antagonisme acharné de la France et de l’Angleterre, que 
l’on connait sous le nom de guerre de Cent ans, M. Guizot résume les 
temps parcourus dans son premier volume, et ouvre le tome second, 
dont nous ne possédons encore que les cinquante-huit premiéres 
livraisons, par un chapitre intitulé : Les communes et le tiers état, 
sujet d’une extréme importance qu'il a traité avec une grande supé- 
riorité. Le morceau que nous allons lui emprunter montrera aux 
lecteurs dans quel esprit est écrite cette étude et quelle clarté ya 


présidé : 


« L’histoire des Mérovingiens, dit M. Guizot, est celle des barbares 
envahissant la Gaule et s’'y établissant sur les ruines de l’empire 
romain. L’histoire des Carlovingiens est celle du plus grand des 
barbares entreprenant de ressusciter l’empire romain, et des descen- 
dants de Charlemagne se disputant les débris de son ceuvre, aussi 
fragile que grande. Au sein de ce vaste chaos et sur cette double 
ruine s'est formée la société féodale, qui, de transformation en 
transformation, est devenue la France. Un de ses chefs, Hugues 
Capet, s’est fait son roi. Les Capétiens ont fait la royauté francaise. 
Je vous ai retracé son caraclére et son développement progressif du 
onziéme au quatorziéme siécle, a travers les régnes de Louis le Gros, 
de Philippe Auguste, de saint Louis, de Philippe le Bel, princes trés- 
divers et trés-inégaux en mérite et en influence, mais tous habiles et 
actifs. Cette époque est aussi le berceau de la nation francaise ; c'est 
alors qu'elle a commencé a se manifester dans ses divers éléments 
et 4 surgir, sous le régime monarchigue, du sein de la société féo- 
dale. Ce sont ses premiers traits et ses premiers efforts dans l’ceuvre 
si longue et si laborieuse de son développement que j'ai maintenant 
4 mettre sous vos yeux. 

a Les deux mots que j’inscris en téte de ce chapitre, les communes 
et le tiers état, expriment les deux grands faits ot se révéle, a cette 
époque, le travail de formation de la nation francaise. Intimement 
unis ’'un & autre et tendant au méme but, ces deux faits sont ce- 


L’HISTOIRE DE FRANCE, 569 


pendant trés-divers, et méme, quand on ne les a pas confondus, on 
ne les a pas assez nettement distingués et caractérisés chacun a part. 
Ils sont divers et quant 4 leur élat chronologique et quant a lJeur 
importance sociale, Les communes apparaissent les premiéres dans 
l'histoire : elles y apparaissent comme des fails locaux, isolés les 
uns des autres, souvent trés-différents dans leur origine, quoique 
analogues dans leur but, et en tout cas, ne prenant et ne prétendant 
4 prendre aycune place dans le gouvernement de |’Etat; les intéréts 
et les droits locaux, les affaires particuliéres de certaines populations 
agglomérées sur certains points du territoire, c'est 1a l’unique objet, 
l’unique domaine des communes; c’est sous ce caractére purement 
municipal et individuel qu’elles naissent, s’établissent et se dévelop- 
pent du onziéme au quatorziéme siécle ; au bout de deux siécles elles 
entrent dans leur déclin ; elles tiennent bien moins de place et font 
bien moins de bruit dans l'histoire. C’est précisément alors que le 
tiers état se manifeste et s’éléve comme un fait général, un élément 
national, un pouvoir politique. Il est le successeur, non le contem- 
porain des communes ; elles ont beaucoup contribué, mais n’ont pas 
suffi 4 sa formation : il a puisé @ d’autres sources, il s’est développé 
sous d'autres influences que celles qui ont donné naissance aux 
communes. Il a persisté, il a grandi dans tout le cours de notre his- 
toire, ct au bout de cing siécles, en 1789, quand les communes 
étaient depuis longtemps tombées dans Ja langueur et l’insignifiance 
politique, au moment ou: la France élisait l’Assembiée constituante, 
un homme d'un esprit plus puissant que juste, labbé Sieyés, a pu 
dire : « Qu’est-ce que le tiers élat ? — Tout. — Qu’a-t-il été jusqu’a 
« présent dans Vordre politique? — Rien. — Que demande-t-il? 
— A étre quelque chose. » Il y avait dans ces paroles trois erreurs 
graves. Dans le cours du régime antérieur 4 1789, bie.: loin que le 
tiers état ne fat rien, il était devenu chaque jour plus grand et plus 
fort. Ce que demandaient pour lui, en 1789, M. Sieyés et ses amis, 
ce n‘était pas qu’il devint quelque chose, mais qu'il fut tout. C’étail 
vouloir au dela de son droit et de sa force; la révolution qui a été 
sa vicloire 1’a elle-méme prouvé. Quelles qu’aient été les faiblesses 
et les fautes de ses adversaires, le tiers état a eu terriblement 4 lut- 
ter pour les vaincre, et la lutte a élé si violente et si obstinée que le 
liers état s’y est décomposé et a payé trés-cher son triomphe. Il y a 
trouvé d’abord le despotisme au lieu de Ja liberlé, et quand Ja liberté 
est revenue, le tiers états’est vu en présence d'une double hostilité : 
celle de ses adversaires de l’ancien régime et celle de la démocratie 
absolue, qui, 4 son tour,a prétendu étre tout. Les prétentions exces- 


sives aménent les résistances intraitables et soulévent lez ambitions 
10 Aovr 4872, 37 





570 L'HISTOIRE DE FRANCE. 


effrénées; ce qu'il y avait dans les paroles de l'abbé Sieyés en 1789, 
ce n’était pas la vérité de l'histoire : c’était un programme menson- 
ger de révolution. » 


Aprés avoir ainsi nettement marqué la différence profonde entre 
le tiers état et les communes, l’historien revient aux communes seules 
et passe successivement en revue les plus considérables de ces insur- 
rections, soit rurales, soit urbaines, qui amenérent |’érection de tant 
de communes. Mais les agglomérations qui les formaient étaient des 
sociétés trop pelites et trop faibles pour suftire 4 se maintenir et a se 
protéger elles-mémes au milieu des violences du régime féodal, il 
leur fallait sans cesse recourir au grand suzerain et en appeler a sa 
protection. C’est ainsi que la royauté eut l’honneur de présider 
pendant cinq siécles a Ja formation et ala destinée de la nation fran- 
caise. Elle n’y contribua pourtant pas seule, et M. Guizot remarque 
qu’ « a prendre l'histoire de France dans son ensemble et 4 travers 
toutes ses phases, le tiers état a été l’élément le plus actif et le plus 
décisif de notre civilisation nationale. Si on le suit dans ses relations 
avec le gouvernement. général du pays, on le voit d’abord allié pen- 
dant six siécles 4 la royauté, luttant sans relache contre l’aristocratie 
féodale et faisant prévaloir 4 sa place un pouvoir central et unique, 
la monarchie pure, trés-voisine, avec des réserves souvent répétées, 
quoique assez vaines, de la monarchie absolue. Mais dés qu’il a rem- 
porté cette victoire et accompli cette révolution, le tiers état en pour- 
suit une nouvelle : il s’attaque a ce pouvoir unique qu’il a tant 
contribué a fonder, et il entreprend de changer la monarchie pure 
en monarchie constitutionnelle. Sous quelque aspect qu’on la con- 
sidére dans ces deux grandes entreprises si diverses, soit qu’on 
étudie la formation progressive de la société francaise elle-méme ou 
celle de son gouvernement, le tiers état est la plus puissante et la 
plus persévérante des forces qui ont présidé 4 notre civilisation. » 


A l’avénement de Philippe de Valois commenga cette vie longue et 
terrible de lutte avec l’Angleterre, que signalent les désastreuses 
hatailles de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt, la perte de Calais, la 
captivité du roi Jean, l’assassinat du duc d’Orléans, I’épuisement de 
nos finances, la guerre civile et les factions intestines s’ajoutant a la 
guerre étrangére, mais au milieu de tant de maux, la persistance du 
sentiment national, qui survit a tous ces désastres, semble grandir 
avec les calamités et produit Duguesclin. Au milieu de ces cruelles 
épreuves, la pauvre France parait renaitre un moment sous le gou- 
vernement d’un prince admirable, Charles V, quiconsacra toute sa 





L'HISTOIRE DE FRANCE. 374 


vie et toute son ame a panser les maux de la guerre eta en prévenir 
le retour; mais il meurt le 16 septembre 1380. Confiant dans les 
résultats obtenus par son habile sagesse, il disait, en mourant, « que 
les besognes de son royaume étaient en bon état ; » et « il ne soupcon- 
nait méine pas dans quel chaos de guerres, d’anarchie, de revers et 
de ruines elles allaient tomber sous le régne de son fils Charles VI. » 
Ii faut lire dans le texte 4 la fois si lucide et si dramatique de 
M. Guizot le récit du régne déplorable de ce prince, que Sully a pu 
justement caractériser en ces termes: « Regne si fécond en evéne- 
ments sinistres, le tombeau des bonnes lois et des bonnes meurs de la 
France. » « ll n’y a point d’exagération dans ces paroles, ajoute 
M. Guizot aprés les avoir citées. Le seiziéme siécle avec la Saint-Bar- 
thélemy et la Ligue, le dix-huitiéme avec le régime de la Terreur, le 
dix-neuviéme avec la Commune de Paris, contiennent 4 peine des 
événements aussi sinisires que ceux dont, sous le régne de Charles VI, 
de 1380 4 1422, la France a été le théatre et la victime. » 


Hatons-nous d’arriver au moment ot la Providence suscite enfin 
un sauveur 4 ce peuple agonisant, qui le mérite par son indomptable 
patriotisme. | 

Charles VII était bien jeune, bien frivole et bien peu habile, lors- 
qu'il monta sur le tréne, et il trouvait 4 la téte de ses ennemis, avec 
sa propre mére, le duc de Bedfort, le plus habile des politiques et 
des guerriers de son temps. Regent du royaume de France, Bedford 
était chargé de gouverner et de défendre pour son neveu Henri VI, 
enfant au berceau et roi d Angleterre, la France, déja plus d’a moitié 
conquise, dont il s’intitulait le souverain. « Jamais lutte n’avait 
paru plus inégale, ni roi national plus inférieur au prétendant étran- 
ger, » et c’est 4ce moment, quand tout semble perdu, quand Paris, 
soumis aux Anglais, a renié la France, quand Orléans, destiné a 
étre le boulevard de la nation, tient seul encore pour les fleurs de 
lys, que vient le secours divin. 

Le 6 janvier 1426, tandis que les Anglais investissent et serrent 
de prés la ville 4 laquelle sa situation géographique donne une im- 
portance capitale’, «4 Domrémy, petit village dans la vallée de la 
_ Meuse, entre Neufchateau et Vaucouleurs, sur l’extréme frontiére 
de la Champagne a la Lorraine, une jeune fille de simples laboureurs, 
« de bonne vie et renommée; » bonne, ‘simple et douce fille elle- 


‘ Dans la belle et rapide étude que M. Guizot consacre a notre héroine nationale, 
il s’est plu a rappeler et en référe parfois 4 la vie de Jeanne d’Arc écrite par son 
savant confrére de Académie des inscriptions et belles-lettres, M. Wallon. 








572 L’HISTOIRE DE FRANCE, 


méme, point paresseuse, occupée jusque-la 4 coudre et 4 filer avec sa 
mére, ou 4 conduire aux champs les brebis de ses parents, quelque- 
fois méme gardant a tour de réle, pour son pére, le troupeau de la 
commune, Jeanne d’Arc, que tous ses voisins appelaient Jeannette, 
accomplissait sa seiziéme année. Elle n’était point sauvage; elle allait 
souvent avec ses compagnes chanter et manger des galeaux prés de 
la fontaine des groseilliers, sous un vieux hétre appelé l'arbre aux 
fées; mais elle aimait peu la danse; elle était assidue 4 |’église, 
se complaisait au son des cloches, se confessait et communiait 
souvent, et elle rougissait quand ses amies la taxaient d’étre trop 
dévote. | 

« En 14241, quand Jeanne avait 4 peine neuf ans, une troupe 
d’Anglo-Bourguignons pénétra dans sa contrée et y porta les ravages 
de la guerre. Le village de Domrémy et la petite ville de Vaucouleurs 
étaient Frangais et fidéles 4 la royaulé francaise. Jeanne pleurail en 
voyant les garcons de sa paroisse revenir meurtris et sanglants 4 la 
suite des rencontres ennemies. Ses parents et ses voisins furent un 
jour obligés de s enfuir, et ils trouvérent, 4 leur retour, leurs mai- 
sons brulées ou dévastées. Jeanne se demandait s'il était possible 
que Dieu permit de tels excés et de tels désastres. Un jour d’été, a 
midi, elle était dans le pelit jardin de son pére; elle entendit une 
voix qui l’appelait a droite, du cété de l’église, et une grande clarté 
lui apparut en méme temps, au méme lieu. La premiere fois, elle 
eut peur; mais elle se rassura, trouvant que « la voix était digne. » 
Au second appel, elle reconnut que c’était la voix des anges. a Je les 
« al vus des yeux demon corps, aussi bien que je vous vois, » disait- 
elle, six ans plus tard, 4 Rouen, a ses juges. « Quand ils s‘en allaient 
« de moi, je pleurais, et j’aurais bien voulu qu’ils me prissent avec 
« eux. » Ces apparitions se renouvelérent, et l’exhortérent a aller en 
France pour délivrer le royaume. Elle devint réveuse, adonnée a 
une préoccupation constante. « Je ne pouvais plus durer, dit-elle 
« plus tard, et letemps me durait comme 4 une femme enceinte. » 
Elle finit par tout dire 4 son pére, qui accueillit ses paroles d'abord 
avec inquiélude, puis avec colére, Il réva lui-méme une nuit que sa 
fille suivait en France les gendarmes du roi, et il la retint dés lors 
sous une étroite surveillance. « Si Je savais que votre sceur partit, 
« dit-il ses fils, je vous dirais de la noyer; et si vous ne le faisiez, 
« je la noierais moi-méme. » Jeanne se soumit; nul orgueil ne se 
mélait 4 son exaltation, et elle ne croyait pas que son commerce 
avec des voix célestes la dispensdt d’obéir 4 ses parents. On essaya 
de la distraire de son idée; on engagea un jeune homme qui l’ayait 
recherchée 4 dire qu’il avait d’elle parole de mariage, et a en récla- 





LHISTOIRE DE FRANCE. O13 


mer l’accomplissenient. Jeanne se présenta devant le juge d’Eglise, 
affirma qu’elle n’avait rien promis, et gagna sa cause sans peine. 
Tout le monde Ia croyait et la respectait. 

« En juillet 1428, une nouvelle invasion de Bourguignons eut lieu 
4 Domrémy, et y redoubla l’émotion populaire. Peu aprés, le bruit 
du siége d'Orléans y parvint. De plus en plus passionnément préoc- 
cupée, Jeanne, éconduite unc premiére fois, retourna & Vaucou- 
leurs. « Il faut que je parte, dil-elle au sire de Baudricourt, pour 
a faire lever le siége d’Orléans. J’irai, dussé-je user mes jambes jus- 
« qu’aux genoux! » Frappé, sans étre convaincu, Baudricourt rendit 
comple de cette étrange jeune fille au duc Charles de Lorraine, a 
Nancy, peut-étre méme, selon quelques chroniques, ala cour du 
roi. Jeanne se logea 4 Vaucouleurs chez la femme d’un charron, et 
y passa trois semaines, filant avec son hotesse, et parlageant son 
temps entre le travail et léglise. On parlait beaucoup d’elle dans 
Vaucouleurs, de ses visions el de son desscin. Un chevalier attaché 
au sire de Baudricourt, Jean de Metz, voulut la voir, et alla chez le 
charron. « Que faites-vous ici, ma mie? lui dit-il. Faut-il que le roi 
a soit chassé du royaume et que nous devenions Anglais? — Je suis 
« venue ici, dit Jeanne, parler 4 Robert de Baudricourt, pour qu’il 
« veuille me mener ou me faire mener au roi; mais il n’a souct ni 
« de moi ni de mes paroles. Pourtant il faut que je sois devers le 
« roiavant le milieu du caréme; car nul au monde, ni rois, ni ducs, 
« ni fille du roi d’Ecosse ne peut recouvrer le royaume de France : 
« iln’y a point de secours que moi. Certes, j’aimerais bien mieux 
« filer auprés de ma pauvre mére, ‘car ce nest pas mon élat; 
« mais il faut que j'aille et que je le fasse, parce que mon Sei- 
« gneur veut que je le fasse. — Qui est votre seigneur? — Cest 
« Dieu. — Par ma foi! dit le chevalier en prenant les mains de 
a Jeanne, je vous ménerai au roi, Dieu aidant. Quand voulez- 
a yous partir? — Plutdt maintenant que demain; plutdt demain 
a qu’aprés. » 


On sait le reste, et nous ne pousserons pas plus loin notre cita- 
tion. Il faut s’arréter, quoiqu’on fut bien tenté de reproduire inté- 
gralement le noble récit d'une aussi héroique histoire. Ce fragment 
suffira pour convaincre nos lecleurs que Jeanne d’Arc a enfin trouve 
un historien digne d'elle. Simple, sobre, et pourlant plein d’émo- 
tion, le récit de M. Guizot ne vise jamais 4 |'effet, et latteint d’au- 
tant plus sdrement. Jl a admirablement su pénetrer et rendre la na- 
ture méme de Jeanne d’Arc, la grandeur sublime qui s’alliait en 
elle & la modestie des champs, sa naivelé ct sa ferme vaillance, et 


574 L’HISTOIRE DE FRANCE. 


cette pureté virginale qui la rendait si digne dé converser avec les 
anges. 

Nous venons de dire que nous bornerions nos citations 4 un seul 
fragment, en le donnant comme spécimen de la belle et large ma- 


niére de l’écrivain, et nous ne résistons pas 4 transcrire ici le récit 
de la mort de Jeanne. 


« Arrivée sur le bicher, Jeanne s’agenouilla, adonnée tout entiére 
4 la priére. Elle avait demandé a Massieu (un prétre qui l’exhortait) 
de lui procurer une croix. Un assistant, un Anglais, en fit une, en 
fendant un petit baton, et Ja tendit 4 Phéroine frangaise, qui la prit, 
la baisa et la placa sur sa poitrine. Elle pria le frére Isambard de la 
Pierre d’aller chercher la croix de l’église de Saint-Sauveur, dont le 
portail s’ouvrait sur le vieux marché, de la tenir élevée tout droit 
devant ses yeux jusques au pas de la mort, dit-elle, afin que la croix 
« ott Dieu pendit, fat, tant qu’elle vivrait, continuellement devant sa 
« vue.» Son désir fut accompli. Elle pleurait sur son pays, sur les 
assistants, comme sur elle-méme. « Rouen, Rouen, disait-elle, 
« mourrai-je ici? Seras-tu ma derniére demeure? J'ai grand’peur 
« que tu n’aies 4 souffrir de ma mort. » On dit que le vieux cardinal 
de Winchester et l’évéque de Beauvais lui-méme ne pouvaient étouf- 
fer leur émotion, dirai-je leurs larmes? Le bourreau mit le feu au 
bicher. Quand Jeanne sentit monter la flamme, elle pressa son 
confesseur, le frére dominicain Martin Ladvenu, de descendre, en 
lui demandant de tenir toujours la croix bien haut devant elle, pour 
qu elle ne cessat pas de la voir. 

« Interrogé vingt-quatre ans aprés, lors du procés' de réhabilita- 
tion, sur les derniers sentiments et les derniéres paroles de Jeanne, 
le méme moine dit que jusqu'au dernier moment elle avait affirmé 
que ses voix étaient divines, qu’elles ne l’avaient point trompée, et 
que les révélations qu’elle avait eues venaient de Dieu. Quand elle 
eut cessé de vivre, deux de ses juges : Jean Alespée, chanoine de 
Rouen, et Pierre Maurice, docteur en théologie, s’écriérent : « Je 
« voudrais que mon ame fut ow je crois qu’est l’ame de cette femme. » 
Et Tressart, secrétaire du roi Henri VI, disait douloureusement, en 
revenant du lieu du supplice : « Nous sommes tous perdus; nous 
avons brulé une sainte. » 


« Sainte, en effet, ajoute M. Guizot, dont nous aimons 4 enregis- 


‘ La Société de histoire de France a publié les deux procés de condamnation et 
de réhabilitation de Jeanne d’Arc. M. Jules Quicherat, 4 qui cette publication fut 


confiée, en a recueilli tous les actes et documents avec la rare sagacité et la science 
qui le distinguent. 








L’HISTOIRE DE FRANCE, 575 


trer le jugement final ; sainte par la foi et par la destinée. Jamais 
créalure humaine ne s'est si héroiquement confiée et dévouée a 
l'inspiration qui venait de Dieu, 4 la mission qu’elle recevait de 
Dieu. Jeanne d’Arc n’arien cherché de ce qui lui est arrivé et de ce 
qu’elle a fait, ni l’action, ni la puissance, ni la gloire. « Ce n’était 
pas son état, » comme elle le disait, d’étre une guerriére, de faire 
sacrer son roi et de délivrer sa patrie de l’étranger. Tout lui est venu 
d’en haut, et elle a tout accepté, sans hésiter, sans discuter, sans 
compter, comme on dirait de nos jours. Elle a cru en Dieu, et elle 
lui a obéi. Dieu n’était pas pour elle une idée, une espérance, un 
élan de l‘imagination humaine ou un probléme de la science hu- 
maine. C’était le créateur du monde, le sauveur du monde par Jé- 
sus-Christ, ’Etre des étres, toujours présent, toujours actif, seul 
souverain légitime des hommes, qu’il a faits intelligents et libres, le 
Dieu réel et vrai que nous cherchons péniblement aujourd’hui, et 
que nous ne retrouverons que lorsque nous cesserons de prétendre 
nous passer de lui et nous mettre 4 sa place. En attendant, je preads 
un sérieux plaisir 4 constater un fait qui honore notre temps et nous 
permet d’espérer pour notre avenir. Quatre siécles se sont écoulés 
depuis que Jeanne d’Arc, ce modeste et hérvique serviteur de Dieu, 
se sacrifia pour la France. Pendant vingt-quatre ans aprés sa mort, 
la France et le roi parurent ne plus penser 4 elle; pourtant, en 
4455, un repentir vint 4 Charles VII et 4 la France; presque toutes 
les villes élaient affranchies de l’étranger : on eut honte de‘n’avoir 
rien dit, rien fait pour la jeune fille qui avait toul sauvé. A Rouen 
surtout, oti le sacrifice avait été consommé, un cri s éleva pour la 
réparation; elle fut timidement demandée au pouvoir spirituel qui 
avait condamné et livré Jeanne au bicher comme hérétique. Le pape 
Calixte II] accueillit la requéte présentée, non par le roi de France, 
mais au nom d Isabelle Romée, mére de Jeanne, et de toute sa fa- 
mille. » 


Que Vécrivain éminent, l’historien illustre, nous permette d’a- 
jouter, pour lhonneur de la ville d’Orléans, qu’elle figura avec la 
mére et les fréres de I’héroine dans la demande de révision de son 
proces et de la réhabilitation de sa mémoire. La mére de Jeanne 
d’Arc, recueillie par la ville, mourut dans les murs d'Orléans. 


« Une procédure réguliére fut entamée et suivie pour Ja réhabi- 
litation de la martyre; et, le 7 juillet 1456, un arrét de la cour, 
réunie a Rouen, cassa la sentence de 1451 avec toules ses consé- 
quences, et ordonna une procession el sermon solennels en la place 





976 L'HISTOIRE DE FRANCE. 


de Saint-Ouen et au Vieux-Marché, ow ladite pucelle avait été cruel- 
lement et horriblement brilée; plus une plantation de croix conve- 
nable (crucis honestz) sur la place du Vieux-Marché, les juges se 
réservant de faire faire notable signification de leur sentence dans 
les cilés et lieux insignes du royaume. La ville d'Orléans répondit a 
cet appel, en élevant sur le pont de Ja Loire un groupe de bronze, 
représentant Jeanne d’Arc agenouillée devant Notre-Dame, entre 
deux anges. Ce monument brisé pendant les guerres de religion du 
seiziéme sié2le, et retabli peu aprés, fut déplacé au dix-huiti¢me 
siécle, et Jeanne recut alors un nouvel outrage. Une poésie cynique 
se consacra 4 divertir un public libertin, aux dépens de la sainte 
qu’avait bralée trois cents ans auparavant une haine fanatique. En 
1792, le conseil de la commune d’Orléans, considérant que -le mo- 
nument de bronze ne représentait pas les services de l’héroine, ct 
ne rappelait par aueun signe la lutte avec les Anglais, ordonna 
qu’on le fondit et qu’on en fit des canons, dont l'un porterait le nom 
de Jeanne d’Arc. C’est de nos jours que la ville d'Orléans et son 
éloquent évéque, Mgr Dupanloup, ont enfin rendu 4 Jeanne un 
hommage digne d’elle, non-sculement en lui élevant une nouvelle 
statue, mais en la ressuscitant dans la mémoire de la France sous 
sa vraie physionomie et avec son grand caractére. Notre histoire ni 
aucune autre histoire n’offre un pareil exemple dans une modeste 
ame humaine, d'une foi si pure et si efficace dans inspiration 
divine ét dans lespérance patriotique. » 


Cet hommage, si noblement rendu par Vhistorien et par le chré- 
tien 4 Vhumble fille dont ’héroisme sauva la France, est consigné 
dans la cinquante-huitiéme livraison du second volume de histoire 
de M. Guizot. C’est la derniére parue de ce livre, dont le succés va 

croissant et ne saurait, en effet, que s'accroitre. Nous voudrions 
avoir réussi 4 donner une juste idée de V’intérét et de l'utilité du 
grand ouvrage que poursuit ainsi avec une si glorieuse ardeur le 
patriarche de notre littérature contemporaine. 

Les arts ont aussi apporté leur tribut 4 la jeune et sainte martyre 
du patriotisme; il y a quelques années, une fille de roi, la princesse 
Marie d’Orléans, réalisait avec un incontestable talent, et sous ]’in- 
spiration d’un sentiment pur et naif, une Jeanne d’Arc debout et 
armée; la meilleure statue, sans contredit, qui soit au musée de 
Versailles. Cette année méme, et pendant que les lettres élevaient, 
par les mains de M. Guizot, leur monument a la vaillante martyre, 
un jeune sculpteur, M. Chapu, obéissant au méme souffle de pa- 
triolisme, nous a donné cette admirable statue de Jeanne d’Arc a 








L’HISTOIRE DE FRANCE. 517 


genoux, entendant pour la premiére fois l’appel céleste. Cette figure 
est pour nous la réalisation méme du personnage; elle joint a la 
belle et irréprochable exécution d’un type 4 la fois élégant et 
robuste, comme il convient & la fille des champs, une profondeur 
d’expression et un enthousiasme bien rarement rendus par la 
sculpture. 

Honneur au pays qui, dans ses désastres et son humiliation, peut 
sinspirer de tels sentiments et produire de telles ccuvres! Nous fini- 
rons par quelques paroles empruntées 4 Charles Lenormant,. dont 
le nom, resté une des illustrations de notre recueil, peut toujours 
étre invoqué quand il s'agit d’apprécier le beau, de quelque genre 
quilsoit: ~ 


« oeuvre de Vhomme n’est jamais plus belle que quand elle 


marque la limite de notre puissance : d’une main tremblante de 
respect, les grands artistes arrachent un coin du voile qui nous 
dérobe l’éternelle beauté, et plus éblouis que nous, parce que leur 
regard va plus loin, ils disparaissent dans l’éclair dont ils nous 
inondent; mais le Prométhée, enchainé, n’en a pas moins dérobé 
le feu du ciel, et nous devons, comme le cheeur d'Eschyle, lui porter 
le tribut de la reconnaissance du genre humain. » 


Lton ARBAUD. 


LE CHEMIN DE LA VERITE 


Aprés les soudaines calamités qui ont frappé le pays dans la pléni- 
tude de sa confiance, il était naturel d’attendre un retour aux 
croyances qui, en offrant 4 homme la seule solution sérieuse du 
grand probléme de la douleur, apportent aux 4mes déchirées l’es- 
pérance avec la lumiére. Cette attente n’a pas éfé complétement 
trompée. L’atlitude des pouvoirs publics en présence des questions 
religieuses, les facilités qu’ils ont rencontrées pour assurer aux con- 
sciences des garanties vainement réclamées en des temps meilleurs, 
attestent que, sur notre sol bouleversé, quelques germes de vie ont 
levé durant la tempéte. Toutefois, lorsqu’on mesure les résultats 
aux épreuves, il est difficile de ne pas ressentir, du moins au pre- 
mier coup d’ceil, une assez pénible déception. Abaissée autant 
qu’appauvrie, la France n’est pas sensiblement transformée, et le 
cours des habitudes n’y parait guére modifié. En regard de quelques 
relours éclatants, les pessimistes, qui abondent 4 l'heure présente, 
peuvent signaler l'audace avec laquelle sont proclamées les doctrines 
subversives de tout l’ordre moral, doctrines longtemps consignées 


dans des écrits sans publicité populaire. Jamais, en effet, le matéria- , 


lisme n’a eu le verbe aussi haut; jamais la meute, piltoresquement 
surnommeée le parti des chiens, n'a possédé dans la presse et sur la 
place publique des aboyeurs plus bruyants. Les petits soupers du 
baron d’Holbach étaient édifiants en présence des agapes auxquelles 
assistent, dans de grandes cilés, les sauvages ivres qui s'y présen- 
tent en qualité de représentants du progrés démocratique. 

Il ne faudrait pas néanmoins que le dégovt provoqué chez les 
honnétes gens par ces déclamations furibondes les conduisit & en 
exagérer la portée. Si les scandales de la borne tendent 4 devenir un 
péril pour l’ordre extérieur, ces scandales, en changeant de caractére, 
ont cessé du moins d’étre un écueil pour la raison publique, et contre 


1 Le chemin de la Vérité, par le comte de Champagny, de l’Académie francaise. 
1 vol., Bray et Retaux, 82, rue Bonaparte. 











LE CHEMIN DE LA VERITE. 549 


Jes professeurs d’athéisme de nos tavernes les gendarmes sont dé- 
sormais plus nécessaires que les arguments. D’Alembert et Diderot 
étaient en mesure de faire plus de prosélytes que Raoul Rigault et 
Félix Pyat. De la phase doctrinale qu'il revétait au dernier siécle, de 
la phase expérimentale que lui avaient ouverte, au commencement 
de celui-ci, les sciences médicales, depuis Cabanis jusqu’a Brous- 
sais, le matérialisme qui pérore aujourd'hui dans les clubs et dans 
les congrés internationaux a passé 4 état de théorie démagogique. 
C'est une machine de guerre pour appuyer la revendication 4 main 
armée que prétend exercer le prolétariat contre la propriété héré- 
ditaire et contre l’infame capital. L’athée n’est plus parmi nous ni 
un physiologiste armé du scalpel, ni un pédant embrumé s’efforcant 
d’accommoder au tempérament francais les orgueilleuses réveries 
d’outre-Rhin; on trouve encore moins en lui un mathématicien or- 
ganisateur a4 la mamiére d Auguste Comte, ou un visionnaire comme 
Fourier : c'est un ennemi pur et simple de l’ordre social qui, aprés 
avoir parcouru toute la gamme révolutionnaire, a passé de la note 
de Condorcet 4 celle de Babeuf. L’idée a disparu devant l’appétit, 
l’erreur de l’esprit devant la dépravation du coeur; c’est la cupidité 
dans ce qu’elle a de plus sordide, et la barbarie attaquant de front 
la civilisation tout entiére. 

Si triste que soit cette situation politique, je la considére comme 
moins dangereuse pour |’esprit humain que celle qui l’avait précé- 
dée, car elle est en voie de provoquer une modification déja sensible 
dans |’élat général des ames. L’école du dix-huitiéme siécle avait 
pleine confiance en elle-méme; elle se croyait appelée 4 substituer 
au mythe chrétien un éclatant faisceau de lumiéres, el 4 donner une 
solution scientiiique et rationnelle aux formidables problémes qui 
ont fait dans tous les siécles le tourment de l’intelligence. Cette espé- 
rance-la, aucun philosophe rationaliste ne la posséde plus aujour- 
d’hui, car le doute a envahi les docteurs les plus enivrés de leurs 
propres conceptions. I] faut que lincrédule accepte désormais un 
réle purement négatif; il faut qua exemple de |’initié pénétrant 
dans |’enfer de Dante, il consente de sang-froid & laisser 14 toute 
espérance, pour supporter l’entiére responsabilité des ruines qu'il 
a faites et des menaces qui grondent dans I’air. 

Une pareille extrémité aurait fait reculer d’effroi tous les encyclo- 
pédistes du dix-huitiéme siécle. Il me semble voir M. de Voltaire 
quittant Ferney pour aller supplier son royal complice de Berlin de 
le délivrer de ses disciples. De quelle épouvante ne seraient pas saisis, 
a l'heure ow j’écris ces lignes, Auguste Comte, Saint-Simon, Fourier, 
et jusqu’a Proudhon lui-méme, en se penchant sur l’abime creusé 
en France par les hommes de la libre pensée! C’est aux flammes de 


580 LE CHEMIN DE LA VERITE. 


Paris incendié par des sectaires invoquant, sinon leurs exemples, 
du moins leurs legons, qu’il leur faudrait contempler aujourd’hui 
l'avenir embelli par tant de décevantes perspectives! C’est 4 l’inva- 
sion de la France, ardemment secondée par Ja démagogic, qu’ont 
abouti les réves dorés des romanciers et des romanci¢res qui chan- 
térent durant trente ans la perfectibilité indéfinie et la réconciliation 
de la chair avec l’esprit! Les doctrines philosophiques sont venues 
expirer sous leurs conséquences sociales, et par l’effet méme de 
celles-ci. L’arbre s’est fait connaitre par ses fruits, ct les hommes 
de bonne foi qui reposaient, dans un orgueil tranquille, sous le mor- 
tel ombrage, s’éloignent pleins de trouble, s interrogeant avec effroi 
sur le passé comme sur l’avenir. 

Je ne crois pas me tromper, en affirmant que celte impression-la 
domine aujourd'hui dans tout le monde philosophique. Le doute, ce 
commencement de la sagesse, a envahi les esprits les plus infatués, 
et il y forme déja un contre-poids a la haine. Les choses de la terre et 
du ciel se révélent sous un tout autre aspect, depuis que la société, 
en laissant s’obscurcir l’idée de Dieu, semble avoir perdu son centre 
de gravilé et chanceler dans les abimes du vide. La science comptait 
bien en arriver un jour 4 remplacer le vivifiant soleil des Ames par 
une sorte d’éclairage au gaz de sa facon; mais la peur commence a 
la rendre modeste, ct l’école des libres penseurs n’est plus guére 
qu’une bande de barbares aspirant 4 prendre d’assaut le monde civi- 
lisé. Si l’on me demande quel est le résultat le plus effectif de nos 
malheurs, je répondrai sans hésiter que c'est celui-la, et qu'un tel 
résultat suffirait seul pour nous faire comprendre les voies de Dieu. 

Sous le reflet de la sinistre lumiére qui éclaire aujourd'hui les 
incrédules comme les croyants, l’apologétique chrétienne ne peut 
manquer de revélir des formes nouvelles. Je n’en veux pour preuve 
que le substantiel petit volume dont je viens entretenir les lecteurs 
du Correspondant, soin inutile, puisque le nom de |’écrivain est, 4 
lui seul, auprés d’eux la plus solide des recommandations. Dans le 
désarroi qui régne partout, et le discrédit général ou sont tombées 
toutes les théories métaphysiques, méme aux yeux de ceux qui 
affectent encore de les professer, M. le comte de Champagny s’est 
demandé s'il n’y aurait pas, pour ramener vers la vérité des esprits 
sincéres et troublés, une méthode plus sure, et surtout une voie 
plus courte que celle des controverses scientifiques, nécessairement 
inépuisables. Il a cru avoir trouvé ce chemin, et c’est pour le jalo- 
ner qu'il a écrit ces belles pages. « On n’a voulu faire qu’une ceuvre 
de bon sens. On s'est recueilli, on a réfléchi; et, sans qu’il fat utile 
d’aborder aucun probléme scientifique, on a vu la vérité assez claire 
pour la proposer aux autres, et leur indiquer la route qui y méne. 





LE CHEMIN DE LA VERITE. 584 


Cette roule est ouverte 4 tous, puisqu’elle n’exige que cette dose 
de lumiére qu’on appelle le sens commun; et si le sens commun est 
rare, c’est uniquement parce que les sophismes l’obscurcissent. On 
invile donc tous ceux qui n’ont godt ni aux subtilités ni aux so- 
phismes 4 parcourir la route qui leur est ouverte ici. On ne leur 
demande pas une longue étude; on n’exige pas d’eux une lecture 
de plusieurs heures. C’est un téte-a-téte d’une demi-heure, qu'une 
4me humaine propose ici 4 tout Ame humaine, sachant bien que la 
vérité est faite pour tous, et que le chemin qui y méne doit étre 
accessible & tous. » 

La voie que voudrait ouvrir M. de Champagny pour la démonstra- 
tion, par l’évidence logique, des vérités révélées est & peu prés celle 
qu’a suivie Descartes, afin d’établir par un enchainement d’obser- 
vations psychologiques, les grandes vérités naturelles sur lesquelles 
le chef de V’école francaise a fondé lédifice de sa philosophie. Fai- 
sant systématiquement le vide autour de lui, pour partir du doute 
méthodique, l’auteur des Meéditations commence par constater 
l'identité personnelle de son étre, et la distinction profonde qui 
sépare le monde extérieur de sa propre pensée. De l’existence d’un 
étre contingent qui ne trouve en lui-méme ‘ni l’explication de son 
origine, ni celle de sa destinée, il est conduit & conclure celle d'un 
élre nécessaire; et de l’essence méme de celui-ci, il déduit par voie 
de conséquence tous les attributs que cet étre ne saurait manquer 
de posséder. 

Mais Descartes s’arréte & la démonstration de la spiritualité de 
lame et de l’existence de Dieu, aprés avoir établi que le Créateur 
est, par le seul fait de la perfection de son étre, dans une égale im- 
puissance de se tromper et de nous tromper. A ce point-la com- 
mence |’ceuvre entreprise par l’auteur du Chemin de la vérité. Si 
Yhomme se doit a Dieu, son créateur, celui-ci se doit aussi a sa 
créature ; et de l’impossibilité manifeste ou I’homme se trouve de 
bien connaitre, et encore plus de bien remplir tous ses devoirs, s'il 
ne recoit d’en haut force et lumiére, M. de Champagny infére l’exis- 
tence nécessaire d'une loi positive et formelle, directement com- 
muniquée 4 notre faiblesse, loi sacrée dont la connaissance nous 
permet, dans Je trouble de nos sens et de notre cceur, « non pas 
d'obtenir la plénitude de ’harmonie intérieure et le silence absolu 
des cordes fausses, mais de faire dominer celles qui sonnent en 
nous d’accord avec la vérité divine, et de vivre par avance dans la 
sphére 4 laquelle l'homme aspire sans la comprendre. » Cette loi est 
une religion, c’est-a-dire un lien entre la terre et le ciel. Cette reli- 
gion doit étre aussi ancienne que la race humaine, aux besoins de 
laquelle elle correspond et suffit. Ceci bien constaté, Vhomme se 


582 LE CHEMIN DE LA VERITE. 


trouve donc appelé a faire un choix entre les divers cultes professés 
dans le monde; et c’est en examinant ceux-ci aux lumiéres de la 
raison qu il est amené a reconnaitre qu’entre toutes les croyances, 
le-christianisme présente seul, par la révélation mosaique et la ré- 
vélation de l’Evangile, le caractére de perpétuité essentiel a la 
vérité religieuse comme a la vérité mathématique. Enfin, un syllo- 
gisme de plus le conduit 4 établir que, parmi.les diverses Eglises 
aspirant 4 conserver ici-bas le dépdt de la tradition divine, l’Eglise 
catholique offre, a l’exclusion de toutes les autres, les conditions 
visibles de perpétuilé et d’infaillibilité inhérentes a toute révélation 
surhumeaine. 

Ici se. dresse dans toute sa hauteur la montagne de difticultés 
partielles que rencontre en face de lui le dogme chrétien, difficul- 
tés mobiles et variables comme la science dont chaque jour renou- 
velle la face, comme I’ histoire qui se révéle de siécle en siécle sous 
un tout autre aspect, selon que les détails mieux explorés et plus 
connus arrivent a se classer dans un nouvel et plus vaste ensemble. 
La partie la plus originale de ce court mais substantiel traité est 
peut-étre celle ok M. de Champagny examine, en thése générale, la 
valeur de toutes les objections de détail, 4 quelque ordre de faits 
quelles appartiennent, que l’on se complait 4 élever contre des 
principes démontrés nécessaires. I] y a, dans celle portion de son 
livre, des observations d'une sagacité haute et délicate, observations 
qui ne peuvent manguer d’agir d’une manicre efficace auprés de cer- 
taines intelligences sincéres, retombées sur elles-mémes de tout le 
poids de leurs déceptions et comme épuisées par la vanité de leurs 
longs efforts. Cette partie de sa tache, qui en demeure la conclusion 
logique, vient se résumer en quelque sorte dans ces paroles qui la 
terminent en exprimant l’idée fondamentale d’un petit livre qui 
restera comme un grand service rendu a la cause de la vérité. 

« Qui admet les vérités premiéres doit tout admettre. Répétons-le 
une derniére fois : s'il ya un Dieu, ce Dieu méme nous a donné une 
loi. Cette loi doit étre universelle et positive, et nulle loi universelle 
et positive n’est comparable au christianisme. Cette loi doit étre une 
et permanente, et nulle Eglise chrétienne ne maintient a la loi ceca- 
ractére, si ce n’est |’iglise catholique. Si l’on croit en Dieu, il faut 
donc étre chrétien, et si l’on est chrétien, il faut étre catholique. 

« Par contre, si le catholicisme est faux, le christianisme n’a plus 
d’unité ni de permanence ; et si le christianisme doit étre répudié, 
ou est la loi de Dieu? Et si Dieu ne nous a donné aucune loi, Dieu 
est-il? Qui n’est plus catholique aura de la peine 4 demeurer chré- 


tien ; qui abdique le christianisme aura bien de la peine 4 ne pas 
étre athée. 





LE CHEMIN DE LA VERITE. 583 


«Je sais parfaitement que celte voie Iogique n’est pas suivie par 
tout le monde. Bien des gens se rencontrent qui ne montent pas 
jusqu’au catholicisme, et ne descendent pas non plus jusqu’a 
Vathéisme. Je les plains du défaut de logique qui les empéche de 
monter jusqu’au faite ; je les félicite du défaut de logique qui les 
empéche de descendre jusqu’au fond. Du reste, le reméde est bien 
simple. Ces hommes sont des croyants, mais des croyants qui ne 
prient pas. Ils reconnaissent un Dieu, mais ne lui parlent pas. Ils 
savent qu’ils ont un maitre et ne s’inclinent pas devant lui. Qu’ils 
aillent donc a lui et qu’ils ’implorent; qu’ils lui parlent dans la 
confiante simplicité de leur cceur et qu’ils lui demandent la vérité. 
Et, mieux que par tous nos raisonnements, et par une voie plus 
courte et plus simple encore que celle que nous avons suivie, leur 
Pére leur donnera la vérité. 

« Jaurais peut-étre di réduire 4 ce mot tout mon travail? A bien 
parler, en effet, quel est donc l'homme qui, de bonne foi, sérieuse- 
ment, sincérement, peut dire, non-seulement aux autres mais 4 lui- 
méme : je suis sir qu’il n’y a pas de Dieu? 

« J’achéve ce travail au milieu des peines privées et des calamités 
publiques. L’anxiété est dans tous les coeurs. Et n’entendez-vous pas 
a cetle heure toute une nation, mélée de croyants et d’incrédules, de 
chrétiens et de soi-disant athées, qui crie : 0 mon Dieu, ayez pitié 
de nous! | 

« Oui, Seigneur, ayez pitié de nous! ayez pilaé des peuples ! ayez 
pitié des Ames! j'ai voulu dans ces pages servir la cause de la vérité, 
quiest en méme temps la cause de la patrie, la cause de la civilisa- 
tion et de la paix. O mon Dieu, je n’ai prononcé que des paroles hu- 
maines, et n’ai fait que ce que peut faire une bien chétive créature. 
Vous seul pouvez faire que ces cceurs comprennent, qu'ils croient, 
qu’ils aiment; qu’ils soient & vous, et qu’étant vous ils trouvent en 
vous ce qu’on ne trouve point ailleurs : la lumiére au lieu des téné- 
bres, la paix au lieu de leurs combats, le calme au lieu de leurs an- 
goisses , la consolation au lieu de leurs sécheresses et de leurs 
douleurs. » 

Comte pe Canné. 





-MELANGES 


UN PROFESSEUR D’AUTREFOIS 


DANS L’ALLEMAGNE D’AUJOURD'HUI 


En 1856, j’allais pour la seconde fois 4 Munich, et parmi les familles dont 
quelques recommandations bienveillantes m’ouvraient l’entrée, je visitais 
un vieux professeur de la Faculté de médecine que j’avais entrevu plutét 
que connu dans un premier séjour en 1854, mais qui avait fait sur moi 
l’impression la plus vive dans les courts instants que j’avais passés auprés 
de lui. Je vis s’ouvrir alors pour moi un de ces intérieurs ow l’hospitalité la 
plus cordiale et la plus digne sait accueillir létranger, ot régne la vie de 
famille telle qu'elle se conserve encore dans quelques parties de l’Alle 
magne, et telle que peuvent l’ennoblir la science, la notoriété du chef de 
la maison, le culte des lettres, la distinction et la piété. J’étais admis en 
effet dans la demeure de M. le docteur de Ringseis, l'un des plus anciens 
et des principaux professeurs de la Faculté de médecine, le médecin du roi 
Louis, et le compagnon de ses voyages en Italie; il était alors investi des 
fonctions de recteur de l'Université. 

Les fonctions rectorales ne durent qu’un an & I'université de Masich; 
chacune des cinq facultés posséde a tour de réle le recteur qui est élu par 
tout le corps universitaire, mais obligatoirement parmi les professeurs de 
la Faculté que le tour détermine. Au commencement de l'année scolaire 
1855-56, l’ordre de succession donnait le rectorat a la Faculté de médecine 
et M. de Ringseis avait été élu, non sans une vive opposition. Son entrée 
en charge avait excité les murmures de la presse protestante et libre pen- 
seuse, et son discours d’inauguration, prononcé au mois de novembre 
4855, avait soulevé un véritable orage et provoqué de vives polémiques. 

Quelle était donc la querelle a laquelle se trouvait méleé le vieillard doux 
et bienveillant, dont la conversation, mélée de finesse et de bonhomie, 





MELANGES. 585 


avait pour moi tant d’intérét et de charme? A le voir, on concevait diffici- 
lement qu'il put rencontrer des adversaires et se faire des ennemis. Le 
conseiller intime (c'est le titre de noblesse, supérieur 4 celui de docteur 
et de professeur, que les souverains accordent souvent comme distinction 
honorifique aux maitres les plus éminents des Universités), le conseiller 
intime avait été l'un des témoins et des contemporains de |’dge d'or de la 
littérature allemande; il avait connu Goethe et Jes écrivains les plus émi- 
nents de la période classique ; 4 Munich et en Italie, il avait été en rapport 
avec tous les artistes dont le roi Louis se faisait si volontiers le Mécéne, et 
on pouvait encore rencontrer dans son salon l'illustre peintre Hess, ]’au- 
teur des admirables fresques qui décorent la basilique de Saint-Boniface 4 
Munich; il avait donc vu de prés et la cour et Ia ville, comme on aurait dit 
dans notre vieille Jangue du dix-septiéme siécle ; aussi sa conversation était 
comme un trésor inépuisable d’anecdotes non moins instructives qu’inté- 
ressantes pour tout amateur de l'Allemagne littéraire et artistique au dix- 
neuviéme siécle. Autour de lui, une digne compagne et trois filles d’une 
éminente distinction formaient comme la couronne de ses cheveux blancs, 
unissant a la piété la plus fervente le gout des arts et l'amour des lettres ; et 
Fune d’elles, mademoiselle Emilie de Ringseis, publiait déja ses Essais poé- 
tiques qui lui ont assigné depuis une place considérable dans Ia littérature 
contemporaine. La ferveur de cette pieuse famille n’était point intolérante, 
et c'est chez elle que je pus connaitre et estimer l'un des professeurs pro- 
testants les plus distingués de l'Université de Munich, M. Riehl, le spiri- 
tuel auteur des Cullurgeschichtliche Novellen', et de tant d'autres remar- 
quables travaux. 

C’est qu’alors l'Université de Munich était le théatre d'une lutte trés-vive 
entre ce qu’on appelait le parti autoritaire et le parti du progrés. Placée 
dans la capitale d’un pays catholique, portant méme le titre de catholique 
4 cause du caractére de sa Faculté de théologie, l'Université de Munich 
était restée longtemps, dans les tenJances générales de son enseignement, 
fidéle A l’orthodoxie. Peu a peu les facultés de philosophie, de médecine 
et de droit avaient vu pénétrer dans leurs rangs des partisans de la libre- 
pensée, et quelques professeurs révaient de donner a l'Université les al- 
lures indépendantes des grandes écoles du nord de |'Allemagne. On sait 
que le droit de tout mettre en question et la fiévre de négation qui a pos- 
sédé dans la premiére moitié de ce siécle les penseurs allemands sont, aux 
yeux des amis du progrés, les signes essentiels de l’indépendance de la 
pensée. Quiconque, sur un des grands problémes que posent la religion ou 
la science, admet les solutions traditionnelles de la foi catholique, se place 
par ce fait méme en dehors du terrain scientifique ; tout ce qu'il dit, tout 
ce qu’il affirme est pour les libres penseurs comme non avenu. A quoi bon 


{ Récits pour servir a Uhistoire de la civilisation. 
40 Aovr 4872, 38 





586 MELANGES, 


écouter un philosophe pour entendre répéter ces vieux mots de Dieu, de 
l’Ame immortelle, du monde extérieur distinct des 4mes, de la matiére 
créée et inconsciente ? Tous ces dogmes surannés sont bons pour le caté- 
chisme ; la philosophie ne commence, a vrai dire, que lorsqu’on a changé 
tout cela; ce qui reviendrait 4 peu prés 4 affirmer que le fameux Szana- 
relle de Moliére, qui, lui aussi, « a changé tout cela, » a seul ouvert une 
ére nouvelle en médecine, par cela méme qu'il place le ceeur 4 droite et le 
foie 4 gauche. Mais l’impatience de toute espéce de frein, quia été en Alle- 
“magne la plaie des intelligences, n’est pas déconcertée par I’impossibilité 
d'une conséquence absurde. Ce qu'il fallait secouer avant tout, c’était le 
joug du christianisme ; ce qu'il fallait battre en bréche, c étaient les anti- 
ques solutions que la foi imposait depuis dix-huit siécles. [l y avait long- 
temps que l’orthodoxie s’était évanouie, ceu fumus in auras, de lensei- 
gnement des Universités du Nord; Munich était une de ses derniéres 
ciladelles, c’était 14 qu'il fallait livrer un combat décisif. 

Le choix de M. de Ringseis comme recteur semblait un défi jeté a ce 
parti de la libre pensée. Outre que la piété du nouveau recteur et des siens 
était proverbiale, M. de Ringseis passait a juste titre pour faire assez peu 
de cas du systéme de nos libertés modernes, et s'il avait voulu défendre 
quelque chose contre l’absolutisme des rois, c’edt été plus tét le bon vieux 
droit (das alte gute Recht) que chantait en Wurtemberg le poéte Uhland 
en le revendiquant pour sa patrie. Le discours d’inauguration du recteur, 
Sur la neécessité de l'autorité dans les hautes régions de la science, en rap- 
pelant qu'il y a partout des lois primordiales auxquelles l’esprit doit se 
soumettre, des vérilés traditionnelles qu'il faut accepter avec respect, et 
enfin des mystéres insondables devant lesquels la raison s’arréte con- 
fondue, et sur lesquels la foi seule a le droit de parler, avait choqué pro- 
fondément le camp des libres penseurs. Ce discours, vivement critiqué et 
mis en lumiére par ces critiques mémes, avait eu dans toute |’ Allemagne 
un grand retentissement. 

Depuis ce moment, le parti opposé n’a fait que grandir et gagner du 
terrain ; les libres penseurs, qui commengaient alors seulement a étre « con- 
tents de Munich, » doivent étre aujourd'hui pleinement satisfaits. L’admi- 
nistration de l'instruction publique et des cultes en Baviére a été depuis 
plusieurs années généralement hostile au catholicisme, et presque toutes 
les chaires vacantes ont été données aux adversaires de la fui. La polé- 
mique soulevée par le discours de M. de Ringseis ne fut considérée que 
comme une protestation impuissante de la vieille école; et son rectvurat, 
comme un tribut d’hommages que l'Université devait payer 4 ce vieux ser- 
viteur de la science. A cété de lui d’ailleurs enseignait a la faculté de droit 
un. des coryphées du rationalisme le plus radical, le professeur Bluntschli', 


4M. Bluntschli a quitté depuis l'Université de Munich. 








MELANGES. 587 


aujourd’hui l'un des promoteurs du mouvement d’opinion qui é a préparé 
la loi contre les jésuites et les ordres religieux. 

Cependant, en dépit de ces luttes, un certain esprit de famille subsiste 
encore au sein des Universités allemandes. Six ans plus tard, en 1862, je 
revenais 4 Munich peu de temps aprés une féte que l'Université en corps 
avait offerte au doyen des professeurs de la Faculté de médecine. Il v avait, 
en effet, cinquante ans que, le 15 mars 1842, l'Université de Landshut, dont 
celle de Munich est I’hériliére, avait conféré a M. de Ringseis le grade de 
docteur. Ses collégues, unis 4 une députation des étudiants, avaient faté 
dans un banquet solennel ce jubilé semi-séculaire, et un des poétes les plus 
distincués de la Baviére, M. Oscar de Redwitz, avait chanté dignement le 
héros de la féte. Il l’avait félicité d’avoir échappé a toutes les atteintes de 
lage ; il avait loué en vers charmants cette vigueur intellectuelle qui sem- 
blait faire rousir plus d'un jeune docteur de l'Université. Les strophes de 
M. de Redwitz ont porté bonheur a M. de Ringseis ; le héros de la féte de 
62 continue 4 porter allézrement sa verte vieillesse, et, en dépit de ses 
quatre-vingt-sept ans, il vient de prendre eneore la plume pour venger 
l’honneur de ces anciens temps dont il a été le témoin. 


II 


L'Université de Munich va célébrer dans trés-peu de jours le jubilé du 
quatre centiéme anniversaire de sa fondation'. La féte méme est l’objet de 
quelques discussions parmi les érudits allemands. L’Université de Munich 
est, en effet, de date assez récente, si l'on se reporte 4 sa translation dans 
la capitale de la Baviére, ot elle n'est installée que depuis quarante-sept 
ans. Fondée a Ingolstadt en 1472 par le duc de Baviére, Louis le Riche, 
elle resta trois cent vingt-huit ans dans cette premiére ville; en 1800, 
Vélecteur Maximilien, celui qui devait cing ans plus tard prendre le titre de 
roi de Baviére, la transféra d’Inngolstadt 4 Landshut, et, en 1826, elle fut 
enfin installée 4 Munich. Les professeurs, qui représentent dans |’Univer- 
sité actuelle le parti du progrés, affectent de compter comme non avenues 
les longues années d'Ingolstadt et de Landshut. « Pourquoi, leur répon- 
dent les adversaires, voulez-vous alors féter le quatre centiéme anniversaire 
de la fondation de l'Université? Attendez 1926. » — Le jubilé emprunte 
d’ailleurs aux circonstances spéciales que traverse l’Allemagne un intérét 
particulier. Le parti national et libéral veut évidemment en faire une ma- 
nifestation antiparticulariste et antireligieuse; on célébrera dans les mé- 
mes discours et l’union de la science bavaroise a 1a science indépendante, 
libre penseuse de I'Universités du Nord, et la place qu’a prise Ja Baviére au 


* La féte, fixée au 54 juillet, aura eu lieu quand:ces lignes paraitront. 


588 MELANGES. 


sein de la patrie commune et du nouvel empire. De plus, le hasard a voulu- 
que le rectorat appartint cette année a la Faculté de théologie, et l'on sait 
que’ M. Deellinger a été élu 4 une grande majorité, malgré l’abstention ou 
l’opposition de ses collégues de la Faculté de théologie et des professeurs 
les plus catholiques de l'Université. C'est donc 4 M. Deellinger qu'il appar- 
tient de porter la parole dans cette circonstance solennelle, et la Faculté 
de théologie, la premiére, la plus importante de toutes dans ces vieilles 
universités catholiques d’Ingolstadt et de Landshut, va se trouver, par le 
fait, dépossédée du droit de prendre aucune part a cette féte des vieux 
souvenirs, puisque l'homme qui était naturellement désigné pour la repré- 
renter a rompu avec I'Eglise et s’est fait le promoteur d’un schisme. 

Enfin, M. Dellinger lui-méme, au moins depuis quelques années, appar- 
tient pleinement aux contempteurs de l'antique passé des écoles d’Ingol- 
stadt et de Landshut. Dans un discours prononcé en 1867, lors de son der- 
nier rectorat, M. Dellinger caractérisait ironiquement la vie de l'Université 
d’Ingolstadt par l’adage latin: Bene vixit, qui bene latuit ; et, prenant en- 
suite une autre comparaison, il représentait la longue période d’Ingol- 
stadt, comme une sorte d’enfance, celle de Landshut, comme une adoles- 
cence; et ne faisait dater l’dge viril de l'Université que de sa translation 
a Munich, en 1826. 

C'est contre ces prétentions que s'éléve avec véhémence le vieux docteur 
de Ringseis*, Eléve de "Université de Landshut, ow il a pris ses grades, 
défenseur des vieilles traditions catholiques auxquelles l'Université d'In- 
golstadt était restée fidéle, il vient protester contre cette assertion dédai- 
gneuse, qui, par une étrange contradiction, supprime le passé, juste au 
moment ou l’on l’évoque d’autre part pour avoir l'occasion d’une manifesta- 
tion sulennelle en faveur des « principes nouveaux. » L’'ancienne Université 
d'Ingolstadt a eu ses annalistes et ses historiens, peu connus en dehors de 
la Baviére, compilateurs sérieux et minutieux, qui ont noté, pour ainsi dire, 
jour par jour, tout ce qui s'est fait dans ces vieilles écoles. Le lecteur fran- 
cais n’a sans doute jamais entendu parler de Mederer et de Permaneder, et 
peut-ttre sourira-t-il de voir avec quel profond respect le docteur de Ring- 
seis évoque ces noms, et ceux de quelques consciencieux travailleurs encore 
plus obscurs. Mais qu’on veuille bien se souvenir qu'il ne s’agit pas seulement 
de Mederer ou de Permaneder dans ce débat; il s'agit de répondre a cette 
accusation devenue, pour ainsi dire, banale, tant elle est répétée en Alle- 
magne comme en France, que la ou régne l’orthodoxie, il n’y a pas de 
vraie science ; que la ow les professeurs et les savants s‘inclinent respec- 
tueusement devant l’antique majesté de I'Ecriture et l'autorité de I’Eglise 
catholique, il ne peut y avoir pour l’esprit ni vigueur, ni originalilé, ni in- 
dépendance. 


1 Défense de UV honneur de la haute école d’Ingolstadt ‘contre M. le recteur Doellinger, 
publiée dans les feuilles historico-politiques de Munich de juin 1872. 


MELANGES, 589 


C'est donc la tradition catholique de l’enseignement qui est mise en 
cause, et qui trouve inopinément pour champion un vicillard de quatre- 
vingt-sept ans, 4 qui l'indignation rend des forces et qui rentre, comme 
un autre vieil Entelle, dans l’aréne ov il a si souvent combattu jadis. 

Enfin, ne peut-on déméler un motif secret cette espéce de mépris qu'on 
affecte pour la vieille Université d’Ingolstadt? Elle est devenue trés-rapide 
ment, aussit6t aprés les orages de la réforme, l'Université. catholique la 
plus importante de l’Allemagne. Les jésuites s’établirent dans la ville ; un 
grand nombre des étudiants résidaient dans leurs colléges, et, sur la liste 
des professeurs, on voit figurer jusqu’au dix-huitiéme siécle un grand nom- 
bre des membres de la Compagnie de Jésus. En ce moment, ou les jésuites 
sont expulsés d’Allemagne, ou un mot d’ordre universellement répandu 
prescrit 4 toute la presse libre penseuse une campagne en régle contre les 
ordres religieux, il est évident qu’on ne saurait admettre qu'une université 
passablement ecclésiastique et monacale ait compté parmi ses maitres un 
seul homme éminent. 

Nous ne pouvons suivre M. de Ringseis dans cette longue et minutieuse 
revendication des titres scientifiques et littéraires des professeurs de l’Uni- 
versité d'Ingolstadt. C’est un passé lointain, bien mort aujourd hui, comme 
la pauvre ville d’Ingolstadt elle-méme, qui n'est plus aujourd’hi qu’une 
forteresse ot: les casernes ont remplacé les écoles, ot le bruit du tambour 
et des manceuvres s'est substitué 4 la voix des professeurs. Je parcourais 
Ingolstadt dans le lugubre hiver de 1874, car c’était un des plusimportants 
dépéts des prisonniers francais en Baviére. Quelques jours auparavant, le 
méme motif m’avait amené a Landshut ; et, si des tristes préoccupations qui 
m’absorbaient, je me reportais 4 ces vieux souvenirs d’une vie universitaire 
éteinte, c’était pour conclure qu’en définitive, le gouvernement bavarois 
avait eu raison de transporter 4 Munich ses hautes écoles, qui ont trouvé 
dans la capitale de la Baviére des ressources et une vie nouvelles. Mais, si 
la vue des lieux eux-mémes fait peu regretter que ces deux villes aient été 
dépouillées de ce qui a fait leur gloire, le travail de M. de Ringseis suffit 
amplement a établir non-seulement que ce passé nest pas sans honneur, 
mais que l'Université d’Ingolstadt, rapprochée des universités du nord de 
Y’Allemagne au dix-sepliéme et au dix-huitiéme siécle, n’a pas 4 redouter la 
comparaison. 

En effet, pendant la longue période qui sépare les orages de la Réforme 
du commencement de notre siécle, la vie des Universités allemandes a été 
strictement renfermée ou dans les études pratiques ou dans les travaux 
d’érudilion. Les Universités ont formé des savants estimables, des juriscon- 
sultes éminents, des médecins qui ont fait avancer leur science; elles sont 
-demeurées complétement étrangéres & ce mouvement de rénovation ar- 
dente de toutes les branches des connaissances humaines qui a possédé 
1’Allemagne au commencement de ce siécle, et quia donné aux recherches 


590 MELANGES. 


scientifiques et philosophiques I’allure d’une sorte de fiévre révolutionnaire. 
Il suffit de connaitre, d’une maniére trés-sommaire, la vie des principaux 
écrivains de l’Allemagne, pour voir combien les Universités, méine protes- 
tantes, qui ont élevé leur jeunesse, étaient fidéles aux vieilles traditions 
classiques ; combien elles étaient non-seulement étrangéres, mais antipa- 
thiques aux agitations intellectuelles qu’on caractérise en Allemagne sous 
le nom de période d'orage (Sturm-und Drangperiode). A ce titre, l'Univer- 
sité d'Ingolstadt offre, autant que toute autre, une liste considérable 
d’exacts et consciencieux travaux, et les in-folio et les in-quario édités 
par ses professeurs ne sont nullement indignes des Acta eruditorum de 
Leipzig, ou de telle autre collection savante éditée dans l’Allemagne du 
Nord. 

On voit vivre dans les pages de M. Ringseis ces anciennes hautes écoles 
modelées sur l'Université de Paris, divisées, comme elle, 4 lorigine, en 
quatre nations : bavaroise, souabe, franconienne et rhénane ; avec ses doc- 
teurs, ses colléges, ses bourses, ses professeurs affublés de noms en us ; 
corporation un peu pédante, sans doute; mais le pédantisme et la roideur 
sont le fait du corps enseignant par tout pays dans cette période. En somme, 
on sent circuler la séve et se développer la vie; on sent que, dans ces murs 
assez tristes et monotones d'Ingolstadt, se sont formées des générations 
laborieuses ; et en se reportant 4 V’histoire, on constate que tout ce que le 
midi de l’Allemagne a compté d’hommes éminents s’est formé pendant trois 
siécles aux lecons de cette vieille université. 

On peut donc sans honte célébrer 4 Munich le quatre centiéme anniver- 
saire de la grande Université bavaroise ; et si, & cette occasion, on jette sur 
cet antique passé quelques mots de blame et de dédain, on s'exposera & 
ressembler 4 ces fils de famille qui renient les traditions et la gloire de 
leurs aieux. L’Université de Munich n'est point une parvenue sans ancétres, 
elle est.la fille de ces vieilles écoles d’Inngolstadt et n’a point 4 rougir de 
son origine, 

Toutefois, ces polémiques, qui s'engagent 4 veille des fétes du jubilé, 
donnent une idée des passions qui vont étre excitées dans cette solennité, 
et auxquelles les divers partis qui luttent en Baviére ne manquent pas de 
faire de bruyants appels. Evidemment, dans l’esprit de beaucoup de pro- 
fesseurs, les fétes du jubilé sont une occasion toute trouvée de rompre d'une 
maniére éclatante avec la tradition catholique et de conclure avec la science 
indépendante du Nord une alliance définitive. Evidemment aussi, si des 
manifestations de ce genre ont lieu et prennént M. Dellinger comme porte- 
drapeau, la situation de la Faculté de théologie au sein de l'Université sera 
de plus en plus difficile et pourra donner lieu 4 de nouveaux conflits. 

Nous tiendrons nos lecteurs au courant de ces luttes, si curieuses a 
suivre pour quiconque s’intéresse au progrés de l’enseignement chrétien ; 
nous serions heureux, en attendant, si nous avions pu faire connaitre et 











MELANGES. 59 


estimer 4 nos lecteurs le courageux athléte qui a sacrifié le repos de ses 
vieux ans a l’amour de la vérité et qui peut dire aujourd’hui, comme le 
vieil Entelle: 
Hic victor cestus, artemque repono. 
G.-A. Hemaicu. 





SOCIETE GENERALE DEDUCATION ET D’ENSEIGNEMENT 


ECOLE LIBRE DE HAUTES ETUDES 


En annongant a nos Jecteurs une nouvelle création de la Societe géneé- 
rale d'éducation et d'enseignement, nous voulons leur dire quelques mots de 
cette ceuvre elle-méme qu'on ne co;nait pas assez, et 4 laquelle tous ceux 
qui ne sont pas indifférents aux périls de l'heure présente devraient ap- 
porter leur concours. 

On sait quels avaient été les travaux entrepris, il y a vingt-cing ans, par 
le Comité de Uenseignement libre ; et la reconnaissance des catholiques n’a 
pas oublié qu’elle doit en grande partie & ce comité la liberté de l’ensei- 
gnement secondaire et la loi de 1850. Mais le pouvoir absolu de l’empire 
ne s’cxerga nulle part avec plus de force que dans l’administration de 
linstruction publique. La loi de 1850 fut déchirée avant méme qu'une ex- 
périence suffisante eit permis d’en apprécier les conséquences, et le Comité 
de l'enseignement libre se vit réduit a l'impuissance par un régime qui ne 
pouvait sans effroi apercevoir quelque effort d’initiative privée. Cependant 
les catholiques ne voyaient pas sans tristesse subrepticement confisquer les 
droits conquis par leurs devanciers, et la victoire, commencée depuis plus 
de vingt ans, demeurer inachevée. 

Chaque fois qu'une usurpation nouvelle était commise, chaque fois que 
les ministres prenaient une nouvelle mesure pour contrarier lenseigne- 
ment chrétien, on se prenait 4 regretter dene plus avoir, pour faire bonne 
garde, cette phalange aux glorieux combats, dont quelques soldats survi- 
vants nous redisaient les exploits. 

Aussi, pour se grouper autour de cette sainte cause de l’enseignement 
chrétien, les catholiques n’attendirent-ils pas que le régne de la liberté re- 
vint dans notre pays. Si, génés par le pouvoir discrétionnaire auquel ils 
étaient soumis, les conquétes nouvelles leur devaient étre diffic.les, ils 
espérérent du moins pouvoir défendre les positions acquises, et, en se dé- 
fendant avec énergie et succés, préparer l'esprit public 4 des succés défi- 
nitifs. 

C’est pourquoi, dés qu'aprés bien des démarches, bien des refus, bien 
des retards, ils eurent enfin obtenu, le 13 mars 1868, l’autorisation de se 
réunir, ils se mirent a l’couvre et fondérent la Societe genérale d’éducation 
et d enseignement. En téte de ses statuts, ils mettaient: « La sociélé a pour 





502 MELANGES. 


but de travailler 4 la propagation et au perfectionnement de l‘instruction 
fondée sur l'éducation religieuse. » Tel était le but qui, pendant longtemps, 
avait rempli l’administration d'effroi. 

Immédiatement, l’ceuvre vit figurer sur la premiére liste de ses adhé- 
rents, 4 cété de ces noms chers aux catholiques qu’on retrouve toutes les 
fois qu'il s’agit de faire le bien, ceux de prétres éminents, des représen- 
tants des principales congrégations religieuses, de membres de nos assem- 
blées délibérantes, de magistrats, d’hommes illustres dans la science. Prés 
de trente évéques bénissaient avec joie son berceau, en attendant qu'aprés 
avoir été témoin de ses premiers pas, le Chef commun des fidéles lui accor- 
dat l’encouragement de sa bénédiction apostolique. « Rien de plus utile et 
de plus beau que l’ceuvre de la Société d’éducation, écrivait l'un d’eux. 
Elle répond a une plaie qui altaque I’4me méme de la France. C'est s’asso- 
cier aux plus saintes pensées et aux plus saints devoirs du sacerdoce que 
d’y prendre part. » 

Ah! certes, les événements devaient révéler bientét l’étendue de cette 
plaie, et combien la pensée chrétienne de la Société d’éducation était en méme 
temps une pensée patriolique. Lorsque tout 4 coup la digue se rompit et 
laissa se répandre sur le pays le flot de corruption qui, depuis vingt ans, 
s'amassait derriére elle et qu’on ne voulait pas voir ; lorsque ce flot faillit 
tout submerger, et qu’on dut mesurer, en pleurant, la profondeur de 
l'abime, on comprit enfin quelle fragile barriére une école qui n’est pas 
profondément chrétienne apporte aux passions du peuple. Et on vit les 
classes éclairées elles-mémes se demander quelle éducation elles avaient 
donc recue pour n’avoir su ni prévoir ni conjurer de] si grands malheurs. 

On comprit tout cela; mais on le comprit trop tard. On n’avait voulu 
écouter ni la voix des évéques, qui tant de fois avaient solennellement averti 
les péres de famille, ni la voix de Rome elle-méme, ni soutenir les wu- 
vres qui s’étaient fondées sous l’inspiration de ces voix autorisées. Mais 
aujourd'hui que l’ceuvre du mal est compléte, il ne suffit pas de chasser 
au désert quelque bouc émissaire chargé du péché d’Israél; de procéder & 
des enquétes sur les actes du prochain; elles sont utiles, pour que 
justice ait son cours et pour fournir aux hommes de bonne foi les ren- 
seignements nécessaires, 4 la condition toutefois qu’elles ne nous fassent 
pas oublier l’examen de conscience, sans quoi elles seraient funestes. 
Eh bien, ici, faisons notre examen de conscience: ou nous nous trompons 
fort, ou nous avouerons que nous n’avons pas suffisamment défendu l’édu- 
cation chrétienne. Lorsque nous avons vu passer quelques-uns des soldats 
qui combattaient pour cette cause, non-seulement nous n’avons pas secoué 
notre inertie et nous ne les avons pas suivis, mais nous ne leur avons 
méme pas donné l'obole qui devait leur permettre de poursuivre leur route 
et d’atteindre le but. 

Hélas! cette situation a-t-elle suffisamment change? Récemment, Sa 
‘Grandeur Monseigneur l'archevéque de Paris, venant présider lui-méme 

















MELANGES. 995 


l’assemblée générale de la Société d’éducation, pour lui donner le plus pré- 
cieux temoignage de sa bienveillance et la bénir, disait : 


« Messieurs, je veux vous parler avec toute franchise et simplicité. Je 
« trouve que les catholiques ne sont pas sans reproche 4 |’endroit de cette 
« Société... , 

« Non, messieurs, on n’a pas suffisamment secondé les hommes qui lui 
« consacrent leur temps et leur dévouement; et je suis presque scanda- 
« lisé du chiffre de son budget, tel qu'il m’était révélé tout 4 ’heure par 
«le rapport de son trésorier... 

« Il s’agit de changer lesprit de notre pays, d’opposer une digue 4 ce 
«torrent d'idées fausses, qui, nous entrainant d’abimes en abimes, nous 
« conduit 4 la ruine totale. Il s’agit de rendre la France a Dieu, et 4 la 
« vertu sa grande et noble mission. 

« Voila ce qu’on veut faire en défendant les principes d'une bonne édu- 
« cation. 

« Eh quoi! une Société s’est fondée pour accomplir une si belle tache! 
« elle en a fait son ceuvre, ceuvre si chrétienne et si francaise 4 la fois! et 
«cette Société, aprés plusieurs années dexistence, se présente avec un 
« budget de quelques milliers de francs! Messieurs, un tel état de sa 
« caisse est une grave accusation contre notre générosité. Le dévouement 
« de ceux qui dirigent cette Société a été grand, je le sais; ils n’ont pas 
« failli a leur entreprise, mais ils n'ont pas rencontré le concours sur 
« lequel ils devaient compter. Il faut que ce concours leur soit donnée; il 
« faut que désormais des recettes abondantes viennent les aider 4 répan- 
« dre tes bonnes doctrines et les saines pratiques en matiére d’éducation. 

« Et ce que je dis ici, messieurs, je ne l’exprime pas comme une pensée 
« fugitive qui se présente 4 mon esprit. Loin de 1a, je voudrais que tous 
« ceux qui m’entendent retinssent mes paroles, et qu'ils se fissent au 
« dehors l’écho de l’appel que j’adresse & tous les catholiques de Paris. 
« Qu’on s'‘occupe sérieusement de trouver le moyen de soutenir et de for- 
« lifier la Société d’éducation. Pour ma part, je suis prét a l’aider de tout 
« mon pouvoir. 

« Toutes les ceuvres sont bonnes ; mais, encore une fois, je ne sais vrai- 
« ment si celle-ct n'est pas PAR EXCELLENCE L'EUVRE DE NOTRE EPOQUE. Aussi, 
« je le dis, et je ledis sans exageration : ce qu'il lui faut, ce n'est pas un 
« budget de treize mille francs, c'est un budget de CENT MILLE FRANCS. 
«Je vous demande de le lui procurer. Yinvoque auprés de vous votre 
« générosité méme que j'ai tant de fois admirée, que vous témoigniez en- 
« core dans les circonstances récentes que je rappelais il n'y a qu'un 
« Instant. » 


Eh bien, nous joignons notre voix 4 celle de notre archevéque. Nous 
nous faisons l’écho de sa priére, et nous répétons ses instances. 
La Société générale d’éducation a un budget de 13,000 francs. UC’est 











594 MELANGES. 


100,000 francs qui seraient nécessaires. C’est donc 87,000 francs qui 
manquent. Le Correspondant demande 4 ses lecteurs de les fournir. 

Et qu’on nous permette de le dire, malgré les liens qui nous rattachent 
personnellement 4 cette ceuvre, tout ce qu’elle pouvait faire avec ses fai- 
bles ressources, elle 1’a fait. 

Sous l’Empire, deux questions graves ont préoccupé les esprits : la gra- 
tuité, la liberté de V'enseignement supérieur. La Société générale @'éduca- 
tion a de suite examiné la premiére. Elle a rappelé les principes vérita- 
bles; elle a, de plus, dans une sorte d’enquéte, établi que la gratuité ne 
pouvait qu’étre funeste aux écoles; et que, si un ministre la proposait, il 
obéissait a des opinions personnelles et préconcues, mais nullement aux ré- 
clamalions des populations ou du corps enseignant. Quelle part lceuvre de 
la Société, consignée dans ses bulletins, eut-elle dans le succés? Il ne nous 
appartient pas de le dire; mais il est certain qu’au moment de la chute 
de Empire, la thése de la gratuité absolue avait recu de tels coups, 
qu’aujourd'hui méme elle n’a pu se relever. 

Lorsque des pétitions, couvertes de milliers de signatures, finirent par 
mettre le pouvoir en demeure d’accorder aux catholiques la liberté de 
l’enseignement supérieur, la Société d’éducation put encore revendiquer 
sa part dans le résultat obtenu. Puis, de suite, elle examina les moyens 
d’organisation; d’utiles travaux sortirent de ses délibérations; et lorsque, 
aujourd'hui, on veut franchement donner la liberté, on est obligé d’en 
revenir aux principes qu'elle a posés. 

Ce ne fut pas tout. On disait que nous n’étions pas ‘capables de créer un 
enseignement supérieur. La Société obtint l’autorisation d’ouvrir des cours 
et des conférences, et ainsi elle montra quels maitres pieux, d'une science 
incontestée, elle pourrait donner 4 la jeunesse le jour ou elle aurait le 
droit de fonder une faculté. 

L’empire succomba. Pendant plus d’un an les événements la contraigni- 
rent 4 suspendre ses travaux. Lorsqu’elle se réunit de nouveau, quels désor- 
dres ne constata-t-elle pas dans le champ dont elle s’était faite le défenseur! 
Hélas! clle se serait sentie découragée par les pertes qu’elle-méme avait 
subies, si sa foine lui edt rappelé la fécondité du sang des martyrs. Deux 
de ses fondateurs, de ses membres les plus actifs, le R. P. Olivaint et le 
R. P. Captier, avaient succombé. Elle éleva donc sa pensée vers Dieu, ine 
voqua ces collaborateurs d’autrefois — aujourd’hui, elle ena la confiance, 
ses protecteurs prés de Dieu — et se remit 4 l’ceuvre. Les circonstances 
étaient impérieuses et graves; mais, il faut le reconnaitre, si le déchaine- 
ment du mal était plus grand, la lutte semblait aussi ne plus devoir ren- 
contrer les mémes empéchements qu’autrefois. Donc, le conseil fut orga- 
nisé de nouveau, et un homme éminent, qui voulait renoncer 4 l’honneur 
de hautes situations publiques, mais non pas 4 servir son pays, en accepta la 
présidence, apportant 4 la direction de ses travaux l’expérience, les talents 
et le dévouement avec lesquels il dirigeait autrefois ceux du conseil d'Etat. 








WELANGES, 595 


La question de Vinstruction obligatoire était brdlante. Rapidement, 
dans un premier écrit, la Société posa les principes qui devaient éclairer 
le débat. Puis, les développant dans un voeu qui combattait cette triste et 
célébre thése de l’enseignement gratuit, obligatoire et laique, elle le dé- 
posa sur le bureau de la Chambre et le remit a tous les députés. Quinze 
jours avant la derniére session des conseils généraux, elle crut savoir 
qu'un mot d’ordre était donné pour obtenir de ces assemblées le renouvel- 
lement et le complément du veeu relatif 4 l’obligation précédemment émis 
par prés de cinquante d’entre elles. [mmédiatement on la revit sur la bré- 
che. Ses armes étaient prétes. Huit jours aprés, grace aux renseignements 
qu’elle possédait et aux études qu'elle avait faites, elle adressait 4 chaque 
conseiller général des observations pratiques sur cet important sujet. — 
Encore ici, nous ne voulons pas rechercher quelle fut son influence? Mais, 
ce que nous constatons, c’est que, cette fois, la campagne en faveur de l'o- 
bligation n‘aboutit pas. Quelques conseils généraux repoussérent formel- 
lement ce principe funeste; d'autres refusérent de le consacrer par un nou- 
veau veeu; d'autres enfin, réclamérent du moins, dans son application, des 
tempéraments qui en atténuaient les inconvénients. 

M. Jules Simon avait déposé un projet de loi sur l’instruction primaire. 
Aussitét le conseil de la Société se réunit, et, pendant de longues heures 
et de nombreux jours, l’examina, puis consigna, dans un mémoire, les ar- 
guments qui s’opposaient 4 son adoption et les dispositions qui pourraient 
lui étre substituées. Or la Société générale d'’éducation a eu la satisfaction 
de voir qu'elle avait bien défendu la cause de l’enseignement chrétien, en 
constatant que le résultat des travaux de la commission de l’Assemblée s ap- 
puyait sur les principes et sur les idées qu’elle-méme avait cru devoir dé 
fendre. 

C'est elle encore qui signalait aux congrégations religieuses le danger 
dont les menacait la premiére rédaction de la loi sur le recrutement de 
Parmée, ainsi toujours fidéle 4 son ceuvre d’active surveillance. 

En méme temps une pétition déposée sur le bureau de l’Assemblée, au 
nom de la Société, rappelait les garanties auxquelles, seules, la liberté de 
l’enseignement supériéur lui parait pouvoir exciter. 

Voila ce que la Société d’éducation a fait avec son budget de 13,000 
francs. Nous ne parlons que de ses principaux travaux ; nous passons sous 
silence les autres études de ses diverses commissions, ses consultations sur 
les questions contentieyses, etc. Nous savons qu’a ses ceuvres son budget 
n’a suffi qu’avec peine, et ce~tes on ne pourra pas dire qu'elle ne |'a pas 
utilement fait servir 4 la cause du bien. Mais, il faut l'avouer, le peu de 
ressources dont elle disposait ne lui a permis d’atteindre que la moitié d e 
son but « l’étude de toutes les questions qui se raltachent a l’enseigne- 
ment. » Elle n’a pu guére « favoriser la création d’écoles; » les quel- 
ques subventions dont ses comptes rendus font mention sont minimes ; ce 
sont des preuves d’intérét que la Société d’éducation a voulu donner & 








5ié MELANGES, 


des ceuvres intéressantes; c'est comme un souvenir du but qu'elle veut 
‘atteindre : ce ne sont pas des secours effectifs et sérieux. Nous ajouterons 
que son bulletin, qui devrait étre la revue de l'enseignement libre, n’a pas 
-encore, malgré des améliorations successives, toute l'importance néces- 
saire, et qu'il est regrettable que des rdisons financiéres soient un obstacle 
‘A son développement. 

La Société ne manque pourtant pas de vaillance et de courage. La voici 
qui entreprend une nouvelle ceuvre, et c'est méme l’annonce de cette 
-euvre qui nous a fourni l'occasion d’entretenir nos lecteurs de ses tra- 
vaux. 

En voyant que la loi sur la liberté de l’enseignement supérieur tardait 
‘a recevoir la consécration de l’Assemblée, elle veut essayer de porter re- 
méde a une situation vraiment périlleuse ; et, si elle ne peut encore assu- 
rer 4 la Jeunesse un enseignement complétement chrétien, elle veut du 
-moins lui offrir, dans un enseignement spécial, un secours qui la mette 
en garde contre de tristes influences. A l'ensemble de ces cours elle donne 
le nom d’Ecole libre de hautes études, et en voici le sujet avec l’indication 
des noms des professeurs distingués qui le recommandent suffisamment : 

' Cours de science sacrée, professeur, M. l'abbé Maurice d’Hulst. 

Cours de science sociale, professeur, M. Antonin Rondelet, professeur de 
Faculté. 

Cours d’introduction a l'étude de la médecine, professeur, M. le docteur 
Chauffard, professeur 4 la Faculté de médecine de Paris. 

Cours d’introduction historique @ la science du droit, professeur, M. Bar- 
thélemy Terrat, docteur en droit. 

En outre, pour utiliser les loisirs que les premiéres années de l’école de 
droit laissent aux étudiants, un cours de préparation 4 la licence és lettres 
sera fait sous la direction de M. A. Rondelet, avec la collaboration de deux 
autres professeurs. 

Nous ne saurions trop recommander aux familles d’envoyer leurs enfants 
a ces cours, non-seulement 4 cause de l'utilité de l’enseignement qui leur 
est offert, mais encore parce que les jeunes gens y trouveront des con- 
seils, un centre intellectuel, qui leur seront précieux, sans aliéner une 
liberté dont ils font difficilement le sacrifice'. 

Eh bien, pour cette seule fondalion, si la Société d'éducation demande 
‘avec raison une subvention a ses éléves?, elle ne se dissimule pas qu’elle 
garde cependant 4 sa charge une dépense d’environ 20,000 francs. Et 
‘son budget n’est que de 13,000 francs! Et il faut qu'elle continue les 
‘luttes commencées, qu’elle poursuive ses publications, qu'elle les déve- 
‘loppe, qu'elle multiplie ses autres ceuvres! 

‘ Tous les renseignements sur |’Ecole libre des hautes études et le programme deé- 
-faillé des cours seront envoyés aux personnes qui en adresseront la demande au siége 
dela Société générale d'éducation et d’enseignement, rue des Saints-Péres, 63, a Paris. 


2 100 francs pour l’ensemble des quatre cours. — 50 francs pour un seul cours. — 
300 francs pour le cours de préparation a la licence ‘és lettres. 








MELANGES. 597 


Le comité des écoles catholiques anglaises réunissait en quelques mois, 
il y a deux ans, plus d'un. million. Sommes-nous donc moins nombreux 
que les catholiques anglais? | 

La Société frangaise pour l’encouragement de l’instruction primaire 
parmi les protestants a, depuis 1829, dépensé pour la propagation de 
Yinstruction primaire parmi les protestants de France, 2,128,992 fr. 
soit plus de 56,000 fr. par an. Elle a créé et soutenu 650 écoles et salles 
d’asile. Depuis 1840, elle concourt chaque année a la création de 15 écoles 
nouvelles, et elle en soutient 260. Elle a fondé en 1844, a Courbevoie, une 
école normale primaire de gargons qui a déja fourni 447 instituteurs, et 
en 1854, 4 Boissy-Saint-Léger, une école normale primaire de filles ou se 
sont déja formées 100 institutrices. Enfin elle subventionne les écoles nor- 
males primaires de Dieulefit, Mens, Nimes. Les catholiques francais 
sont-ils donc moins nombreux que les protestants? Non, non! Done, a 
l’ceuvre ! 4 l’ceuvre! et si les efforts veulent étre puissants, qu’ils se réu- 
nissent. 

Que si quelqu’un nous répond qu'il veut s’occuper des intéréts de l’édu- 
cation dans telle localité déterminée, nous lui répondrons : « Formez des 
ceuvres locales, parce qu’elles feront ce que la Société générale d’éducation 
ne peut faire; mais adhérez aussi 4 la Société générale d’éducation, parce 
qu'elle fera ce que les ceuvres locales ne sauraient faire. Elle seule est 
assez prés du champ de bataille ou s‘agitent les grandes questions pour 
pousser en temps utile le ‘cri d’alarme et appeler au combat tous ses alliés. 
Elle seule peut devenir un centre de renseignements utiles pour tous. Elle 
ne vous demande pas d’étre votre général en chef, elle vous demande uni- 
quement d’étre votre sentinelle qui vous signalera l’ennemi contre lequel 
ensuite nous marcherons tous ensemble. Mais si la sentinelle n’est pas sdre 
que l’armée entendra son appel et |’appuiera, elle ne peut pas tenir son 
poste. » 

Encore une fois donc, le Correspondané supplie ses lecteurs de faire ici 
preuve de leur dévouement 4 |a cause de Dieu et de la France. Que les ca- 
tholiques le sachent bien, aujourd’hui il faut, non-seulement des écrits, 
des discours, mais des actes. Il faut lutter, et le lutteur n’entretient ses 
forces qu’en luttant. Nous contenterons-nous toujours de réclamer des 
droits sans nous servir de ceux que nous avons, sans faire preuve d’é- 
nergie? Mais alors ne serait-ce pas 4 juste litre qu'on déclarerait que 
les catholiques ne sont plus rien en France? Qu’ils s’affirment seulement, 
il faudra bien les respecter, et ils seront vainqueurs! Le respect s’im- 
pose, la victoire est le prix du sang versé, c’est-d-dire du don de soi, du dé- 
vouement, du sacrifice. Qu’ils relisent tous les discours de nos évéques, 
qu'ils écoutent les paroles que le saint-pére nous envoie du Vatican : tous 
nous le répétent : La grande lutte du moment se livre sur le terrain de 
Yinstruction publique; et le grand acte que toutes ces voix aimées et res- 


598 NMELANGES. 


pectées recommandent a notre courage, c'est l’acte méme de la Société 
générale d’éducation : LA DEFENSE DES DROITS DE LA RELIGION ET DE LA FAWILLE 


DANS L EDUCATION !! 
Comte Euctne ve Gerwny. 


LE 418 MARS 


Récil des faits et recherches des causes de insurrection, — Rapport a ]’Assemblée 
nationale, par M. Martial Delpit, député de la Dordogne. — Un volume, Paris, chez 
Techener, rue de ]'Arbre-Sec, 52, 


Tous nos lecteurs se rappellent I’éloquent ct substantiel rapport sur Ie 
48 mars, fait 4 l’Assemblée nationale, au nom de la Commission d’en- 
quéte, par M. Martial Delpit. Cette Commission, composée de MM. le 
comte Daru, president ; Piou, vice-président ; Desbassyns de Richemont et 
de Rainneville, secretaires; Martial Delpit, rapporteur; le vicomte de 
Gontaut-Biron, Boreau-Lajanardie, le vicomte de Meaux, Margaine, le comte 
de Melun, Méplain, Bourgeois, Vacherot, de Saint-Pierre (Manche); Du- 
carre, marquis de Mornay, duc de la Rochefoucauld-Bisaccia, Flottard, de 
Chamaillard, Robert de Massy, Cochery, Buisson (de l’Aude); marquis de 
Quinsonnas, vicomte de Cumont, Delisle, marquis de la Roche-Tulon, 
de Colombet, de Labassetiére, Ganivet, de Champvallier, a péneétré avec 
hardiesse et sagacité dans les causes premitres et les effets de ce grand 
mystére d’iniquité et de folie qu’on appelle la Commune de Paris. Nulle 
part on ne trouvera avec plus de précision et de piéces 4 l’appui le 
récit de ce honteux et lamentable épisode. C’est l’instruction judiciaire 
solennellement appliquée au plus grand crime des temps modernes. 
L’histoire de Paris révolutionnaire est 14 toute entiére, depuis le & janvier 
1871, jour de Ja capitulation, jusqu’au 28 mai, jour de l’entrée de nos trou- 
pes. Un chapitre sur linsurrection comiiunale en province, et notamment 
a Lyon, Saint-Etienne, Marseille, Bordeaux et Toulouse, compleéte trés-cu- 
rieusement cette lugubre histoire. 

Il était 4 regretter seulement qu’un document de cette importance n’ett 
été publié en entier que dans les colonnes compactes et peu lues du Jour- 
nal officiel. En le reproduisant dans le format commode d'un in-8°, soi- 
gneusement imprimé, M. Léon Techenera rendu service aux hommes polt- 
tiques et 4 tous ceux qui désirent garder mémoire des grands et terribles 
événements de 1871. Nous osons dire qu'il n’existe pas de livre d'histoire 
plus dramatique, ni de drame plus sérieusement historique que ce volume 
sur Je 18 mars et ses causes. 

L. G. 


1 Les lecteurs du Core spendant recevront, en méme temps que le présent numéro, 
le prospectus de la Société générale d’éducation et un bulletin de souscription que nous 
Jes conjurons de revétir de leur signature et de renvoyer au siége de la Société, a Paris, 
rue des Saints-Péres, 63. Si quclques-uns d’entre eux désiraient alfecter de préférence 
leurs souscriptions 4 l'Ecole libre des hautes études, ils voudraient bien l'indiquer sur le 
bulletin de souscription. 








REVUE CRITIQUE 


I. Mistoire du régne de Louis XIV, par M. Gaillardin. 2 vol. 
Il. M. Henri- Martin et son Histoire de France, par M. H. de Lespinois. 4 vol. 


Nous nous glorifions, et 4 bon droit, des progrés qu’a faits chez nous 
histoire. Elle a été, en effet, reprise 4 fond presque sur tous les points, 
et presque parlout renouvelée. Cependant, elle n’a pas, dans celte réno- 
vation, pénétré aussi avant que l’ardeur de ceux qui s'y livrent pourrait le 
faire penser. Les résultats qui lui sont acquis restent généralement con- 
finés dans des ouvrages de forme trop savante ou de dimensions trop con- 
sidérables pour étre abordés de tous. Il s’ensuit que, nonobstant les 
démolitions, les rectifications, les interprétations si laborieusement et si 
viclorieusement opérées en maints endroits du passé, la vieille histoire, 
avec son corlége de préjugés, d’erreurs et de passions, régne encore gé- 
néralement dans les masses. 

Nous en avons la preuve pour une époque trés-rapprochée, le dix-sep- 
tiéme siécle. Malgré les belles études dont cette grande époque a été l'ob- 
jet, n’en est-on pas encore presque partout 1a-dessus a Voltaire? Combien, 
parmi ce qu’on appelle les gens instruits, y en a-t-il pour qui les juge- 
ments du Siécle de Louis XIV ne soient pas mots d’Evangile? C'est que, 
indépendamment de son mérite littéraire, ce livre en a un autre, celui de 
n’étre pas long. Le malheur de nos modernes travaux historiques est de 
n’avoir presque jamais trouvé une main compétente et habile pour les coor- 
donner, les condenser, les ramener & des proportions qui n’en inspirassent 
pas l’effroi, et leur donner une forme qui les rendit, sinon altrayants tou- 








6°0 REVUE CRITIQUE. 


jours, au moins facilement accessibles pour tous. M. Francois Lenormant 
a rendu ce service aux doctes recherches de nos conlemporains sur les 
vieilles monarchies de l’Orient, et l’accueil que son livre a recu témoigne 
du besoin que lon a de pareils ouvrages. 

Or, en voici, dans le méme genre, mais sur une époque toute récente, 
un autre, auquel nous croyons pouvoir garantir le méme succés. II s’agit 
d'une histoire de ce grand dix-septiéme siécle dont nous parlions tout a 
Vheure, et dont on ne sait guére, en France, que ce qu’en a dit Voltaire. 
Cet ouvrage porte aussi en titre le nom de Louis XIV‘, mais c’est du siécle 
entier, quoiqu’il n’en affiche pas la prétention, qu’il offre le tableau. 
Ce tableau est largement congu; |l’auteur y a fait entrer bien des élé- 
ments que les scrupules de l’ancienne école historique en eussent cer- 
tainement éloignés. « Tout ce que font les hommes, tout ce qui touche 
4 leur Ame, a leur intelligence, 4 leur corps, quidquid agunt homines, 
appartient 4 lhistoire, dit-il; on ne la réduit plus aujourd'hui 4 n’étre 
qu'une généalogie des princes, ou une nomenclature de batailles ou de 
traités de paix. On y admet toutes les classes de la société; ony joint, a la 
politique, les controverses religieuses; aux institutions publiques, 4 l'ad- 
ministration, les développements du travail, de l'industrie, du commerce; 
4 l'état des meeurs, la prospérité ou la misére, les progrés de la déca- 
dence des lettres, des sciences et des arts. » C’est dans ces idées, haute- 
ment compréhensives, que l'auteur a écrit son histoire. L’art avec lequel 
il en dispose et ordonne les matériaux divers est, en outre, bien supérieur 
4 celui dont Voltaire a fourni le modéle déplorable, et si longtemps suivi. 
Au procédé divisionnaire, qui consistait 4 exposer par séries successives 
les faits de guerre, les négociations politiques, les querelles religieuses, les 
incidents littéraires, etc., M. Gaillardin en a substitué un tout différent; il 
a entrepris de mener de front, en leur faisant 4 chacun une part propor- 
lionnée 4 leur importance relative, le récit de tous les événements qui 
remplissent le régne sans égal du petit-fils d'Henri IV : les luttes des fac- 
tions politiques, en méme temps que celles des partis religieux; les ré- 
formes de |’Etat, concurremment avec celles de l’Eglise ; l’établissement 
de l’autorité monarchique parallélement avec la constitution de la langue 
et l’enfantement de la littérature et de l'art, les travaux de la guerre avec 
ceux de l'industrie, de l'agriculture et du commerce. 

Dans un sujet si complexe et si vaste, l’essai était hardi. Qu’y a-t-il 
d’étonnant qu'il n’ait pas complétement réussi! Nous concevons trés-bien, 
par exemple, qu’aprés avoir longtemps tenu en scéne et fait marcher du 
méme pas, sous l’empire des intéréts qui les unissent, princes et magis- 
trats, hommes d’Eglise et hommes d’épée, l’auteur se soit vu, A la fin, 
contraint de faire quelques excursions hors de cadre, et en particulier 


{ Histoire du régne de Louis XIV, récits et tableaux, par M. Gaillardin, professeur 
d'histoire au lycée Louis-le-Grand. 2 vol. in-8. Librairie Lecoffre. 














REVUE CRITIQUE. 601 


pour les jansénistes et les lettrés, dont le rdle, quoique relié 4 l'action gé-, 
nérale, se développe dans des proportions tout a fait excentriques. Malgré . 
ces dérogations 4 la méthode adoptée, et ces rechutes dans le systéme 
condamné de Voltaire, l'Histotre du régne de Louis XIV reste, a tous 
égards, un ouvrage bien supérieur au classique Siécle de Louis XIV. Avec 
son plan défectueux, ce dernier livre a un autre tort, celui de venir trop 
tét, ce qui, en histoire, est un malheur aussi grand que de venir trop 
tard. Une innombrable quantité de Mémoires, de correspondances, des . 
papiers diplomatiques, des confessions personnelles, mis au jour depuis 
quelques années, étaient 4 peine ou n’étaient point du tout soupconnés. 
La lumiére aussi bien que la perspective manquaient ainsi a Voltaire. Seg 
préventions philosophiques l’aveuglaient, d'ailicurs, sur une fouty da. 
points importants qu'il a traités avec une légéreté dédaigneuse et une 
manifeste incompétence. 

En combien meilleure condition, avec ses convictions catholiques et 
son étude approfoudie des documents, se trouvait M. Gaillardin pour 
reprendre celle page dhistoire, brillamment esquissée assurément, mais 
manqueée par trop de hate et trop peu de gravité! Ici, d’abord, le réle de 
la religion, si restreint et si pitoyablement expliqué chez Voltaire, re- 
trouve la place a laquelle il a légitimement droit. Le dix-septiéme siécle 
nous montre deux courants de vie paralléles qui contribuent, dans une 
égale mesure, a la grandeur et a la puissance ot la France atteignit, et 
qu’elle outra pour son malheur, l'un religieux et l'autre politique. Nous 
nous retrempons alors dans les deux vieilles sources de notre nationalité : 
le catholicisme et la monarchie. 

Un seul des courants dont nous parlons a été bien étudié jusqu’ici. 
L’autre — c'est du courant religieux dont il s’agit, on le comprend — n’a 
été signalé qu’assez tard, et son action qu’assez imparfaitement établie. 
Un des premiers mérites du livre de M. Gaillardin est donc d’avoir resti- 
tué l’élément religieux dans l'histoire de Ja renaissance de la France, au 
dix-septiéme siécle, et c’est peut-étre la méme ce qui constitue sa plus 
réelle originalilé. Aux yeux du nouvel historien, les grandes fondations 
catholiques de cette époque, les institutions des Bérulle, des Ollier, des 
Vincent, de Paul, des Rancé, n'ont pas moins d’importance que les guerres 
de Richelieu, les négociations de Mazarin et les institutions des Colbert et 
des Louvois; il estime les victoires obtenues par la priére ou la prédication 
sur les vices grossiers légués par l’dge précédent au méme prix, sinon a 
un prix plus élevé, que celles des Condé et des Turenne sur la maison 
d’Autriche, parce que les unes et les autres concourent 4 la régénération 
de la France, et en assurent la suprématie. Il en est de méme de l’épuration 
du gout et du perfectionnement des lettres, qui sont aussi un signe d’'amé- 
lioration intellectuelle et un gage de supériorité pour l'avenir. 

On dira peut-étre que les créations dont nous parlons ici sont, pour la 

10 Aocr 1872, og 





662 REVE CRITIOVR. 

upart, entérieures aw régne de Louis XIV; mrais nous répondrons que, 
si leur origine appavtient au régne préeédent, c'est sous ce dernier qu’efles 
oat porté leurs fraits, et que, a ce titre, elles avaient dre#t 4 prendre 
place dans son histoe. Le dix-septiéme siécle a une étonnante unité; ta 
méme pensée se transraet durant cent ans 4 teas ceux qui gouvernent le 
France. DHenri IV 3 Richeliew, de Richeltew & Mazarin, de Maserin i 
Louis XIV, qui l’exagére et la compremet, comme fera plus tard, dans une 
situation analogue, et plas déplorablement, Napoléon. Il fallait montrer 
celte succession pers¢vérante d'une méme idée pour faire bien comprendre 
Louis XIV, qui en est la derniéve et plus intemrpérante expression. 

C'est ce qu’a fait M. Gatllardin dans ane introduction ow il esquisse 
rapidement les régnes d’Henri IV et de Louis XII{, et en fait ressortir le 
dessein. permanent. Cette revue préliminaire of, comme news levons dit 
déja, les faits de l'ordre moral et religieux se mélent aux événements de 
ordre politique, est pleiwe de considérations neuves et d’apercws hardis. 
C'est ainsi, pour n’en citer qu'un exemple, qu’au liea du bldme infligé par 
nes historiens aux alliances du cardinal Richelieu avec tes princes protes- 
tants contre la cathelaque maison d’Autriche, nous en trouvons ici une 
justification formelle et expresse. « Le cardinal, évéque et théologien, 
non-seuleraent savant, mars bien plus dévowé a la foi qu’en ne le croit 
communément, avait mirement pesé cetie circonetance (que ses alliés 
étaient protestants) et le bMdme qui pourrait en retember sur sa politique. 
Il est bon de lire dans ses Mémoires les objections qu’il s’adressait a lui- 
méme, au moment oe il fut question da mariage de Madame Henriette 
avec Charles Ie. Il passa oulre pour plusieurs considérations. NM donnz 
l’exemple de la tolérance complete et réezproqwe. En dtant aux huguenots 
tout pouvoir pelitique, il leur avait laissé beur culte, mais il avait enterdu 
que, par le méme principe, } Eglise catholique ee rétablit et fat libre par- 
tout ou les calvinistes l’avaient abolie ou supprimée au temps de leur do- 
mination. A ne croyat pas que la force persuaddt les consciences, ni que 
le temps fit venu, ob la Réforme, comme toutes les ceuvres de l’errenur, 
finirait par ja stérilité ou la désuétade. Hi fallait la supporter partout ob 
elle était établie, comme V'Empereur lwi-méme s’y résignait dans la plus 
grande partie de ses Etats. Mais ce qu'il était permis d’entreprendre, c’était 
de propager hors de France, dans les pays protestants, ce que la France 
avait réglé chez elle par les pacifications, de réclamer des protestants into- 
lérants la tolérance pour les cathotiques, et de faire prévaloir cette de- 
mande par les avantages de l’alhawee francaise. » 

On se trompe donc, ou du moins exagére-t-on beaucoup, quand on at- 
tribue 4 l’accerd du carJinal avec les protestants les progrés que ces der- 
niers firent pendant la guerre de Trente ans. Quant 4 l'honneur dane con- 
‘duite différente attribué 4 la maison d‘Autriche, e’est pure illusion : les 
catholiques descendants de Charles-Quint n’hésitaient pas 4 faire cause 





REVUE CRITHOUE. 66 


comnrune avec les protestants, quand if y alles de leur mtérét, ainsi que 
I’'a déja trés-bien démontré M. de Carné dans les Fondateurs de ['amité na- 
tionale en France. 

Cette conduite du grand ministre de Louts XHI, plus catholique qae celte 
de ses adversaires, fut suivie par son successeur dans fa direction des 
affaires de la France. Mazarin, dans les négeciations du trailé de Westpha- 
lie, fut, sous ce rapport, fidéle a 1a politsque de Richeheu, politique qui, 
quoiqu’en dit b'Autriche, était la seale que commandat la raison et l'intéret 
de la religion elle-mméme. 

C’est par ce minystére, si mal jugé, de Mazarin, ¢ est-a-dire par la régence 
d’Amne d’Autriche, que M. Gatllardin entre réellement dans son sujet. La 
seconde meitié de son premier volume et toat le denxiéme sont conszerés 
a cette période, qu’on ne trate pas, en générai, avec le développement 
qu’elle mérite. La Fronde, ou phutdét les frondes, comme on devrait dire, 
eat ane crise plus sérieuse au fond qu'elle n’en a l’air; on ema exagéré le 
ridicule et méconmu la gravité. Peut-étre aussi n'a-t-on pas assez distingué 
tous les actes de ce drame héroi-comique, et mis assez en lumidre les 
intéréts divers qui s’y agitérent et le réle des auteurs qui y privent part. 

Sous tous ces rapports, le récit de M. Gavflardin nows semble supérieur a 
celui des historiens qui l’ont aberdé avant lui; il y a sarteut plus de meu- 
vement et plus de jouw. Le fond véritablement révolutionnaire de ha pre 
miére période, ow de ce quon a appelé la vieite Fronde, nous semble, en 
particulier, bien saisi. Les étramges rapports qu’il ya eutre ce vieil essai de 
révolte communste et Fentreprise plus raisonnée dont nous avons été 
témoins, il y a un an, n'ont pas échappé 4 M. Gaillardin; @ ks fait parfaite- 
mext ressortiy, saas les forcer aucunement. Comme en 1871, Paris mani- 
feste alors Ia prétention de se gouverner par lui-méme, de fermer un Etat 
dans I’Etat; il teate méme, comme il fera plas tard, ume fédération avec 
les autres grandes villes du royaume; il fait, dans ses pamphlets, des 
théories politiques d’une hardiesse rare et proclame déja les droits inalié- 
nables des peuples; il force aussi les frivoles représentants du pouvoir a se 
sauver; seulement, au lieu de Versailles, qui n’existait presque pas alors, 
e’est Saint-Germain qui recueille le représentant, sans armée et sans pain, 
de l’autorité sapréme. Quant a Paris, il se constitue, if s'arme, il prend la 
Bastille, il fait des sorties, tout comme il y a un an; mais, comme il y & 
un an, il est battu chaque fois. Toutefois, sa perversion politique n’étant 
pas aussi avancée qu'elle le sera we siécle et demi plus tard, il éprouve 
des scrupules, et ayant faim, il lraite avec la royauté, malgré les nveneurs, 
nobles ow magistrats, qui, ceux, souflrent moins et nont point de remords. 
Ainsi envisagée, la vieille Fronde forme un chapitre extrémement prquant. 
Un détail trés-curieux et trés-peu remarqué jusqa’ici, au miheu des évé- 
nements de cette révolution avortée, c’est le jeu sournois des jansénistes. 
Hi y aurait eu, en effet, selon M. Guillardin, & cdté des Cortnthiene da coad- 





604 REVUE CRITIQUE. 


juteur, un régiment de jansénistes, d'illuminés, d'arnaudistes, levé par 
le duc de Luynes, un des adeptes de la secte. 

Le second acte de la Fronde, la Fronde des princes, la nouvelle Fronde, 
comme on |’appelle, n’offre pas de ces rapprochements saisissants ; mais, 
en revanche, en méme temps qu'elle se colore par d’habiles citations prises 
aux écrits de l'époque, la narration s’éléve ici par les considérations mo- 
rales dont l’auteur l’accompagne avec une discrétion de bon gott et par 
Yattention qu'il a de ne point séparer des événements limpression qu’ils 
produisent. Initié ainsi progressivement aux conclusions que le temps améne 
toujours, le lecteur s’y attache davantage et en comprend mieux Iesprit. 

Nous avons déja dit que M. Gaillardin avait jusqu’d un certain point 
échoué dans !’effort tenté pour mener du méme pas les faits si prodigieu- 
sement divers qu’embrasse le grand siécle, et que ses chapitres sur le jan- 
sénisme ct la littérature (nous aurions da ajouter celui qu'il a consacré a 
l'étude des finances) forment dans l'économie de sa narration une sorte de 
point d’orgue, quien suspend la marche; mais nous avons aussi re- 
connu qu'il y avait 14 quelque chose de presque inévitable. Peut-étre seu- 
lement peut-on faire 4 ]’auteur le reproche de s’étre créé 14 lui-méme une 
difficulté de plus par le développement disproportionné qu’il a donné a 
ces deux faits du schisme janséniste et de la formation dela langue et de 
la littérature francaises, faits importants sans doute et trés-bien étudiés, 
mais qui, dans un tableau d’ensemble comme celui qu’a concu M. Gail- 
lardin, auraient dd, 4 notre avis, occuper moins de place. 

A la date of M. Gaillardin est parvenu, c’est-i-dire au moment ot Ma- 
zarin meurt et Louis XIV prend lui-méme les rénes de I’Etat — cette lo- 
culion vulgaire est ici l’expression propre — de pareilles difficultés ne se 
présenteront plus : l’unité est désormais faite en toute chose; I Histoire du 
regne de Louis XIV va, nous l’espérons, marcher comme une tragédie clas- 
sique. 


II 


La part des livres sera grande dans la responsabilité du mal qu’a fait 
aux intelligences ce siécle qui a eu, plus qu’un autre, la prétention de les 
éclairer et de les assainir. Combien_n’a-t-il pas enfanté de productions no- 
toirement malfaisantes, et combien qui ne passent pas pour telles, et le 
sont cependant en réalité! 

Dans cette catégorie, qui correspond a ce que, dans la société, on appelle 
Tes faux bonshommes, se place un ouvrage fameux, en grande estime au- 
prés des bourgeois voltairiens, et contre les dangers duquel les honnétes 
gens nont pas été jusqu’ici assez prémunis : nous voulons parler de |’ His- 
toire de France de M. Henri Martin. Les journaux religieux l'ont dénoncée 





REVUE CRITIQUE. 605 


plusieurs fois, il est vrai, et en ont ridiculisé quelques théories absurdes 
autant que bizarres. Mais que pouvaient ces avertissements généraux et 
quelquefois suspects par leur forme méme contre un livre vanté par la 
plus grande partie de la presse, comme I’idéal enfin réalisé d’une bonne 
histoire nationale, et auquel, aprés lui avoir prodigué toutes ses cou- 
ronnes, l’Académie a fait si longtemps des rentes? Pour en éloigner les 
esprits droits et sincérement épris de la vérité en histoire, ou du moins 
les mettre en défiance 4 son endroit, il fallait en faire une sérieuse étude 
critique ; en dégager I'esprit éiroit, systématique et’ mesquin; en mettre 
bien au jour la pensée hostile 4 tout ce qu'il y a de chrétien dans le déve- 
loppement denotre nationalité, et montrer enfin ce qu'il en est, au fond, du 
talent liltéraire qu’on s'est plu & y signaler. On edt ainsi, mieux qu’avec 
des altaques vagues et des sarcasmes plaisants, enlevé 4 cette ceuvre, au- 
prés des lecteurs intelligents ‘et loyaux, lillégitime autorité dont elle a si 
longtemps joui. Laborieuse ett été l’entreprise et profond le savoir qu'elle 
auraii exigé : mais le but a atteindre en valait la peine. 

Ainsi l’a pensé un ancien et vaillant éléve de I’Ecole des Chartes, M. Henri 
de I’Espinois. Cette euquéte, que nous réclamions tout a l’heure, sur l’esprit 
etla valeur réelle du prétendu chef-d'ceuvre, il l’a résoliment entreprise, 
poussé a Ia fois par le zéle de l'histoire et celui de la religion catholique pres- 
que aussi maltraitée l'une que l'autre dans le livre de M. Henri Martin. Le 
grave et savant mémoire qu'il vient de publier 4 ce sujet ', porte ces deux 
mots en téte du titre : Critiques et réfutations ; mais le premier est seul 
just», selon nous, le seul, en tout cas, auquel l'auteur aurait du s’arréter. 

Tenter en effet, pour des lecteurs comme ceux d’aujourd’hui, de réfuter 
en détail un ouvrage de quinze gros volumes, ou il n'y a peut-étre pas une 
page gui ne porte, par quelque endroit et dans une certaine mesure, at- 
teinte 4 la vérité de l'histoire, ce serait s'exposer a sacrifier en vain et sa 
science et son temps. M. de I’Espinois n'a eu garde de se fourvoyer dans 
ce chemin creux des Saumaise et des Scaliger. Un instant seulement il s'y 
est engagé 4 propos des erreurs ot M. Martin est tombé en parlant du 
régne de Charles VII. Eclairer les lecteurs de bonne foi sur I'intention 
manifestement agressive d'un livre dont le caractére principal devrait étre 
l'impartialité; montrer que, sous prétexte d'histoire, l’auteur a, tout le 
temps, poursuivi la demonstration d'une théorie fantastique sur la perma- 
nence des nationalités, et cherché systématiquement a déprécier la doc- 
trine de laquelle ]’Europe moderne a jusqu’ici reconnu tenir sa civilisa- 
tion; prouver enfin qu’au lieu d’étre une véritable histoire de France, ce 
livre n'est, en définitive, qu’un gros et parfois lourd pamphlet dirigé d'un 
bout a l’autre contre le catholicisme : tel a été l'objet que s’est proposé 
M. de l’Espinois. 


1M. Henri Martin et son Histoire de France, par H. de I’Espinois. 1 vol. in-12. 
Librairie de la Société bibliographique, rue du Bac, 77. 


OG REVUE CRITIQUE. 


Le cdté religienx est donc 4 peu prés le seul sous lequel M. de l'Espinois 
ait envisage |’ Histoire de France de M. Martin. il y a certainement d’anires 
poimis encore ou elle préte 4 1 attaque, car c'est un des livres que l’esprit 
de coterie a le plus suefaits ; mais ils sont comparativement de peu d'im- 
portance. La guerre su christianisme en est incentestablement |'inspira- 
tion. M. de l’Espinois nons en fait suivre la trace de la premiére A la der- 
niére page. Le christianisme, dont ja nécessité me parait pas démontrée a 
M. Martin, lui semble, comme systéme philosophique, d'une valenr mé- 
diocre ct, en tout cas, inférieure 4 la doctrine des druides qui le remplace 
avantageusement partout ot elle lui suecéde; car c'est au druidisme que 
nous revenons 4 mesure que nous cessons d’ére clrétiens. Du reste, le 
christianisme d’aujourd'hai n'est plus, depuis longtemps, le vrai christia- 
n sme, lequel, dés l’époque de Constantim, a été faussé par som union avec 
l'Etat. De ses dogmes, les uns sont de vieilies traditions d'origine orientale 
ou gauloise, et les autres, le résultat concentré, si l'on ose aimsi dire, des 
efforts successifs de l'intelligenee humaine pour entrer dans le mystére de 
la vie en Dieu. Tout ce qui ne rentre pas dans ces deux catégorses est in4 
vention de prétres. 

Naturellement si le christianisme est, en lai-méme, une doctrine d’aussi 
peu de prix, comparativement au moins, que doit-ce étre que le catholi- 
eisme qui en est une déviation égoiste inventée par les papes et imposée 
par eux avec le secours du bras séculier? On s'apergoit de son infécondité 
et des funestes effets de son action sur le monde, dés l’origine de la société 
féodale. Par bonheur, I’instinct, le génie de )’humanité, soutenu par l’in- 
fluence latemte, mais toujours efficace, du druidisme, réagit, dés le prin- 
cipe, contre ce dogmatisme oppresseur et stérile. De la naquit le combat 
salutaire du moyen Age, époque mal comprise jusqu’a ce jour, of il faut 
voir le commencement de l’affranchissement de l‘humanilé « les tenaps mo- 
dernes en seront la libération compléte, car mous voila tout 4 l'heure dé 
barrassés de la double chaine qui pesait sur nous ; de la monarchie rendue 
impossible, et du christianisme devenu inutile. 

Tel est le camevas philosophique de |'Histoire de Framce de M. Henri 
Martin, le tissu d’idées préconcues, 4 la broderie duquel il a accommodé nos 
annales si monarchiques et nos chroniques si chrétiennes! Que chroniques 
et annales se soient prétées sansen souffrir 4 la demonstration de pareilles 
théses, c’est ce qu’oncroira dilficilement. Qui garderait quelques doutes a 
l’endroit de l’attention, de l'intelligence et de la boame foi avec lesquelles 
elles ont &é lues par le eélébre historien trouvera largement 4 s édifier dans 
le volume de M. de l’Espinois. 


P. Downare. 








—QUINZAINE POLITIQUE 


8 aott 1872. 


L’Emprunt est réalisé, et la réalité en est comme fabuleuse, taat 
elle a dépassé les limites du vraisemblable, tant elle a excédé le eal- 
cul et l’espérance elle-méme. « Nous demandions 4 la France et a 
Europe trois milliards et demi environ, a dit M. de Goulard de- 
vant |’Assemblée; la souscriplion nous a fourni plus de quarante et 
un milliards, c’est-a-dire douze fois la somme qui élait demandéc. » 
Et depuis que le ministre des finances a prononcé ces paroles, de 
nouveaux renseignements ont permis d’estimer 4 plus de 43 mil- 
liards le total des sommes souserites. 

Une telle opéralion financiére est vraiment merveilleuse : on di- 
rait que les trésors de l’univers se sont rassemblés toul a coup, et, 
4 voir apparaitre ces chiffres qu’aucune convoitise humaine ne se- 
rait capable de concevoir dans son avidité, on éprouve d'abord cetle 
« sorte de trouble d’esprit » dont parle M. de Goulard. Cette abon- 
dance de capitaux qui s’offrent en méme temps de tous les points de 
la terre n’atteste pas seulement combien est grande la puissance 
du crédit dans les transactions de la sociélé moderne; elle laisse de- 
viner l’immensité de la fortune des peuples qui travaillent et qui 
épargnent. Au dix-huitiéme siécle, quand Law inventa son systéme 
et que les spéculateurs encombrérent la rue Quincampoix, |’imagi- 
mation publique fut, dans sa fiévre, autant épouvantée que séduite et 
ravie, devant ]’or qui semblait ruisseler et les papiers qui circulaient 
dans les mains de tout le monde. L’Emprunt forme un amas de tré- 
sors au(rement prodigieux. Sans doute on a ménagé au souscripteur 
étranger des faveurs excessives : on a accepté chez ses banquiers 
des titres et des traites de toute provenance; et ces facilités ont con- 

stitué, dans le total des 43 milliards, une certaine part de valeurs 
fictives dont il faut tenir compte pour l’apprécier avec exactitude. 


608 QUINZAINE POLITIQUE. 


Mais il n’en reste pas moins un fonds assez solide et assez considé- 
rable pour que l’économiste ait lieu de s’en étonner et la France d’en 
étre fi¢re. 

On a déja beaucoup disputé sur les vraies causes du succés de 
’Emprunt. Certes, la grandeur en est si extraordinaire, qu’aucun 
parli n’aurait du juger possible d’y mesurer ses efforts ou ses pré- 
tentions. Mais les radicaux n’ont eu ni ce bon sens ni cette modestie. 
On les voit, depuis un an, fort empressés 4 tirer de tous les acci- 
dents de ce monde des témoignages en l’honneur de leur républi- 
que. Bien que, de sa nature, l’argent ne soit pas plus républicain 
que le blé de Ja moisson, quelques-uns apercoivent dans la belle ré- 
colte de cette année une manifestation d’en haut en faveur de leurs 
doctrines; et presque tous se sont hatés d’inscrire le total des 43 mil- 
liards parmi les titres de leur future Constitution, comme si |'Eu- 
rope et la France, en souscrivant 4 l’Emprunt, avaient voulu spécia- 
lement rendre hommage 4 la force et 4 la gloire du régime républi- 
cain. Quel dommage qu’au moment ot M. Laurier contracta un 
emprunt, l'Europe n’ait pas accordé au systéme de M. Gambetta la 
confiance qu elle témoigne aujourd’hui a la France! Au reste, il ya 
un fait qui contredit tous ces arguments : c’est que le souverain sous 
le gouvernement duquel |’Emprunt aura réussi se trouve étre une 
Assemblée conservatrice, dont la majorité n’a, ni en Europe ni dans 
notre pays, la réputation d’étre républicaine. Vraiment, s’1l fallait 
étudier en historien la vertu financiére de tel ou tel genre de gouver- 
nement, il serait facile de rappeler aux métaphysiciens du radica- 
lisme les souvenirs de ruine qu’a laissés & la France sa douloureuse 
expérience du Directoire et de l’an 1848. Mais est-il besoin de dis- 
culer une question de cette sorte? Les motifs des souscripteurs sont 
presque innombrables ; et si la politique a pu, dans l’esprit de la 
plupart d’entre eux, méler son influence a celle des autres inléréts 
qui les sollicitaient, peut-étre était-ce uniquement pour leur faire 
entendre que la France, méme sous ses apparences de république, 
est un débitcur puissant et honnéte, et que, par conséquent, l’aspect 
qu'elle a ne devait pas les alarmer plus que de nécessité. 

Ou donc prenaient-ils directement leur assurance ct leur foi, ces 
souscripteurs dont nos malheurs n’ont pas effrayé la hardiesse? 
Dans l’idée qu’ils se font de la France. Ils ont considéré les ressour- 
ces presque inépuisables de notre pays, dons magnifiques de son 
soleil ct de son sol, ou productions de son industrieux génie, qu'elle 
n’a cessé d’accroitre depuis la Restauration et la Monarchie de Juil- 
let, les deux gouvernements qui, selon le mot de M. Thiers, ont le 
plus fait pour notre prospérité matérielle ; ils se sont rappelé que, 
dans notre histoire, le crédit a pris naissance en méme temps que la 











QUINZAINE POLITIQUE. 609 


liberté parlementaire, le jour otf, la Charte a la main, Louis XVIII 
déclara qu'il reconnaissait les dettes des régimes antérieurs ; ils ont 
compris que désormais cetle probité s’imposait 4 tous nos gouverne- 
ments; ils se sont reposés dans la certitude que la loyauté de la 
France ne sait pas manquer & ses engagements ; ils ont reconnu que, 
malgré tant d’erreurs et de fautes, son peuple est resté laborieux et 
économe ; peut-étre méme se sont-ils fiés 4 cette secrete vigueur et 
a cette souplesse de la France qui, aux heures fatales de son histoire, 
semblent lui rendre soudain les moyens de se relever et de rentrer 
dans ses destinées. Les uns, par calcul, les autres, par patriotisme, 
tous avec la méme intelligence de l’avenir réservé 4 un tel pays, ont 
cru bon de participer 4 !Emprunt avec une généreuse confiance, 
soupconnant ou sirs qu’aprés tout la France reprendra un jour 
possession d’elle-méme. 

Sans poursuivre davantage du regard ces causes 4 la fois simples 
et complexes, nous devons nous féliciter du pacifique triomphe que 
notre infortunée patrie vient ainsi d’oblenir : nous le pouvons d’au- 
tant plus que la France a quatre ou cing fois couvert son propre em- 
prunt. Elle a ainsi révélé toute sa richesse : Europe y reconnaitra 
une force. Elle a montré un chevaleresque empressement a s'acquit- 
ter des obligations slipulées dans ses traités : Europe lui en fera 
honneur. Elle a laissé voir tout le dévouement dont elle reste capa- 
ble pour sa libération et sa dignité : Europe se dira qu'une telle 
vertu mérite et peul attendre une meilleure fortune ; car les peuples 
que Dieu condamne, ceux qu‘il a pour toujours humiliés dans la 
boue ou le sang de la défaite, ne sont pas si prompts aux sacrilices. 
Quant 4 nous, Frangais de tous les partis, nous avons eu ce rare 
plaisir de concourir unanimement au bien de notre pays. Mais qui 
de nous n’a surtout élé touché d’apprendre avec quel zéle filial l’Al- 
sace et la Lorraine nous apportaient leur offrande ? Strasbourg, Metz, 
Colmar ct Mulhouse ont rivalisé pour envoyer 4 la patrie perdue ce 
gage de leur tendre attachement; et quel qu’ait été le mal de V’in- 
vasion, elles se sont encore trouvées riches pour aider au salut du 
pays qu’elles regrettent. Opprimées et captives, elles ont eu le noble 
desscin de Jibérer les provinces de leur ancienne France : elles con- 
tribuent 4 payer une rancon dont elles ne profiteront pas. Qui ose- 

rait prononcer le mot de spéculation 4 leur sujet ? Quant 4 l'Europe, 
il serait difficile d’annoncer les effets que ’Emprunt produira sur 
elle. L’opinion qu'elle avait congue de la France depuis la guerre se 
modifiera probablement. Le point principal, c’est qu’elle lie son in- 
térét au ndtre. Elle verse aujourd’hui ses capitaux pour l’affranchis- 
sement de notre territoire : qui sait si désormais l’intégrité de ce 
territoire, déchiré pour son détriment comme pour le ndtre, ne lui 


410 QUINZAINE POLITIQUE. 

paraitra pas plus nécessaire? Qui sat ai ces alliances de l’argent, 
toutes fragiles qu’elles semblent d’abord, ne seront pas comme des 
liens intimes qui nous uniront davantage certains peuples ? Evidem- 
ment, i! faut éviter toute Ulusion dans ces pressentiments. Mais 
)Europe, en prétant a une nation qui a sua jes effroyables calausi- 
tés de Sedan, de Metz et de la Commune, ne re pas de nous; 
et ainsi elle nous invite 4 espérer en nous-mémes. L’épargne de biea 
des nations vient de se placer en Fravee: notre prospérilé devient 
donc pour l’Europe comme ua dépét sur lequel elle devra veiller 
plus attenlivemaent qu’autrefois. Sans s’exagérer ces résultats, on 
peut croire cette situation meilleure que celle de haine el d’isole- 
ment ot, en 1870, la politique de 1'Empire nous laissa. 

Mais c’est surtout 4 nous 4 veiller sur nous-mémes. Comme |’a 
dit M. Saint-Marc-Girardin : « Nous offrons en gage a l'Europe k 
paix de notre avenir. » Devant l'étranger comme a Vinlérieur, 
nous avous besoin d’une grande prudence pour nous préserver des 
périls o¥ nes fautes nous précipiteraient. La facilité méme avec 
laquelle la France vient d’attirer 4 elle l'argent du monde peut de- 
venir une dangerewse tentation pour notre pays. Jusqu’a ee jour, les 
sages comptaient parmi leurs meilleurs avis Pappréhension des dé- 
sastres financiers que codtent les falles entreprises et les boulever- 
sements des Etats : les é0outera-t-on désormais? Les gouvernements, 
trop rassurés sur les ressources de l’ayenir, ne seront-ils pas plas 
hardis aux aventures? Les peuples, trop confiants dans leur crédit, © 
n’auront-ils pas un moindre effroi des révolutions? Ces dangers, 
il est déja possible de les entreveir vaguement : Dieu veuille que 
]’opinion publique n'y tombe pas! Asswrément, notre joie est en oe 
moment légilime; mais gardons bien qu'elle s'abuse, et ne perdoas 
pas la mémoire des menaces qui restent suspendues sur nos tétes. 
La Prusse a constaté, dans cette occasion vraiment solennelle, la vi- 
talité de la France; elle a pu deviner l’estime qui se cache dans 
l’élonnement de l'Europe. La Prusse a-t-elle assisté 4 ce spectacle 
sans le mécontentement d’une certaine jalousie? La lecture des 
journaux allemands est instructive sur ce point. On y remarque une 
hostilité qui dissimule mal ses regrets et ses souhaits. Il est hon de 
nous souvenir aussi que la Prusse a ses soldats sur le sol de la Franoe, 
en deca de nos frontiéres : péril grave, péril redoutable 4 notre fai- 
blesse. Et.si 4 ces inquiétudes, propres a tempérer lorgueil de la 
réelle victoire que nous avons remportée dans |'Emprunt, nous mé- 
Jens virilement l’amére réflexion que ces trois milliards sont le prix 
d’une rancon, nous aurons quelque raison pour nous déefendre de 
tout excés dams notre joie patriolique. M. de Goulard a dit avec un 
juste accent : « J’ai besoin de remercier Dieu de la protecison qual 





QUINZAINE POLITIQUE. Git 


nous a accordée. » La France peut dire 4 son tour : « J’ai besoin de 
prier Dieu, en songeant 4 tout le bonheur qui m’est encore néces- 
saire pour recouvrer ma paix et ma gloire. » 

Les douloureuses lecons du passé ne cessent de se présenier @ nos 
esprits. Le jour méme oti s’ackevait |’Emprunt, l’affaire de M. Naquet 
nous remettait en mémoire les actes de ce gouvernement de Tours, 
qui, par son incapacilé comme par sa dictalure, s'est montré si in- 
digne de la France. Etrange épisode de cette lugubre histoire! a 
peine descendu de ballon, M. Gamhetla crée des commissions, comme 
si, 4 lenvi, les emplois et les talents dussent se multiplier dans son 
corlége. M. Lecesne présidait une commission pour ]’armement. 
M. Gambetta en institue une autre pour l’élude des moyens de dé- 
fense : M. le lieutenant-colonel Deshorties en prend la direction, 
M. Naquet en devient le secrétaire. Matérialiste ef démagogue, 
M. Naquet doit 4 l'amitié de M. Gambetta le prestige d’un pouvoir 
qui en fait, dans la commission, un personnage supérieur, « le dieu 
de la machine; » et c’est aux habitudes de la démocralie qu’il doit 
sans donte la défiance jalouse et haineuse avec laquelle il sus- 
pecte M. Lecesne. Son autorité s’exerce souverainement dans un 
achat de canons américains que M. Remington évaluait au prix 
de 355,000 fr. par batterie, et que M. Naquet, en dépit de tous 
les avertissements, achéte 75,000 fr. On n’a pu lire, dass le rapport 
de M. Riant, les détails de ce marché onéreux sans stupéfaction, 
Sans mépris, sans une sorle de pitié ou le rire se mélerait volontiers. 
Que d’ineptie, de désordre, de soupcons et de légéreté! Devant l’As- 
semblée, M. Naquet est conlraint 4 confesser ses tristes torts. 
Toute son excuse consiste 4 faire ’aveu de son incompétence. « Je suis 
chimiste et non commercant, » dit-il. Gomme si la chimie étail la 
science du gouvernement et l’avait obligé 4 s’ingérer dans les choses 
de la guerre! comme si, pour étre impropre aux affaires, il pat se 
croire apte 4 négocier des achats de canans avec des trafiquants | 
Quant 4M. Gambetta, qui appose sa signature a ces marchés, il se 
justifie par une raison commune au plaidoyer de M. Naquet et au 
sien: a l’entendre, il n’a pas pu supposer que les canons eslimés & 
79,000 fr. fussent les mémes que ceux qu'on avail proposés pour 
35,000! Voila, dégagés de toute leur rhétorique, 4 quels argu- 
ments se réduit la défense de MM. Naquet et Gambetta. M. le duc 
d’Audiffret-Pasquier, avec l’intrépidité patriotique dont ila donné 
tant de preuves depuis quinzc mois, a prononcé leur condamnation, 
celle que Ja conscience publique leur infige déja. Sa véhémente 
éloquence n’a été que linterpréte de |’honnéleté indignée et dans la 
nation ef dans ]’Assemblée. Ges hommes qui demandaient a la France 
les derniers restes de san sang et de son honneur, et quila voyaient 








612 QUINZAINE POLITIQUE. 


mourir, inexorables 4 son angoisse, se faisaient un tel jeu de leur 
responsabilité ! ils ignoraient 4 ce point les austéres devoirs qu’im- 
pose le gouvernement d’un pays, fut-il usurpé! ils affirmaient a la 
patrie qu’elle devait périr plutét que de Jaisser avec elle capituler la 
république, et c’est ainsi qu’ils présidaient ala défense nationale, 
cest ainsi qu’ils conduisaient la guerre 4 outrance! M. d’Audiffret- 
Pasquier les a justement signalés au blame de la France ; et, malgré 
l’abstention dela gauche, malgré les bravades de M. Gambetta, 1’As- 
semblée a réprouvé par son vote la conduite de M. Naquet et de 
M. Deshorties, comme la postérité pourra le faire 4 son tour. 

De telles révélations font connaitre le régime d’insuffisance et 
d’arbitraire que la France a subi sous cette autorité de hasard dont 
M. Gambetta ose encore se glorifier. Les conservateurs profiterontde 
toutes les vérités qui se rétablissent ; ils en profiteront pour deman- 
der de plus en plus au gouvernement une politique vigoureuse et 
saine. 

Il y avait une équivoque dans les rapports de M. Thiers avec l’As- 
semblée et le pays. M. Thiers oubliait-il le pacte de Bordeaux ? était- 
ce volontairement qu’il laissait les radicaux abuser, a leur profit et 
jusque auprés des électeurs, de son nom et de sa popularité? favori- 
sait-il vraiment cetle politique d’adulation o& la gauche se complait 
a son égard? Tels étaient les doutes qu’on avait voulu éclaircir dans 
Yentretien du 20 juin. On le sait par une lettre de M. de Broglie, qui 
restera dans l'histoire contemporaine l'un de nos documents les 
plus dignes de foi. Depuis ce jour, des faits nouveaux avaient encore 
alarmé la confiance des conservateurs. Des paroles échappées et inu- 
tiles, qui pouvaient paraitre calculées ; les menées de cerlains per- 
sonnages ; les articles de certains journaux officieux ; les pratiques 
du gouvernement épistolaire que M. Barthélemy Saint-Hilaire jointa 
celui de M. Thiers ; les cris de triomphe poussés par les radicaux ; 
la soumission de plus en plus intéressée de la gauche: tout comman- 
dait de dissiper l’obscurité ; car rien n’importe plus en politique 
qu'une vue netfe des choses ef des hommes. L’occasion s'olfrait 
d’elle-méme, a la veille de la prorogation de l’Assemblée. La com- 
mission chargée de déterminer les dates de cette prorogation a en- 
tendu M. Thiers ; et cette fois, on ne disputera point sur le lexte 
ou le sens des propos échangés; cette fois, on ne prétendra plus 
que les délégués du 20 juin allaient proposer 4M. Thiers le rétablis- 
sement de la monarchie. M. Saint-Marc Girardin, dans un rapport 
approuvé de M. Thiers lui-méme, a répété les assurances satisfaisan- 
fes qu’avait recues la commission. Du pacte de Bordeaux, M. Thiers 
a dit qu’il le maintient et qu’il le maintiendra : il ne reconnait « a 
personne, ni & lui surtout, le droit d’aliéner l'avenir. » Il proteste 








QUINZAINE POLITIQUE. 615 


contre l’audace « des partis extrémes, » qui se prévalent « de son 
nom et de son patriotisme. » [I] sauvegardera )’Assemblée contre les 
tentatives et les demandes de dissolution. C’est en emportant ces 
garanties morales que la majorité a quitté Versailles pour commen- 
cer ses vacances, le 4 aout. Pourquoi faut-il ajouler qu'on a décou- 
vert encore une de ces lettres qu’avec une prodigue amabililé, 
M. Barthélemy Saint-Hilaire expédie de toutes parts aux radicaux de 
la province, et qui restent entre leurs mains comme des {tilres de 
recommandation auprés des conservaleurs trop crédules, comme 
des passe-ports de candidature officielle qu’on exhibera aux élec- 
teurs? pourquoi faut-il que M. Barthélemy Saint-Hilaire se metle 
dans Ja nécessité de faire des déclarations sur la valeur de sa 
correspondance, et d'annuler lui-méme, avec sa derniére épttrc, 
toutes celles que déliennent cncore ca et 14 les radicaux honorés 
des pages demi-écrites, demi-imprimées, dont il les aura munis? 
pourquoi, dans un manifeste de la derniére heure, la gauche tient- 
elle un langage ambigu et nous laisse-t-elle ces vagues menaces, 
si contraires 4 la neutralité dont convenait le pacte de Bordeaux : 
« L’Assemblée n’a pas besoin de recourir 4 un formalisme quel- 
conque pour reconnailre la volonté nationale en vertu de laquelle 
la république est a la fois le fait et Ie droit? » Pourquoi faut-il re- 
grelter que M. de Kératry, dont la vigueur avait ranimé a Marseille 
et dans tout le Midi le parti conservateur, ait été obligé de se dé- 
mettre de ses fonctions, parce que le gouvernement a hésité tout a 
coup dans l’appui qu’il lui devait? En vérité, dans l’élat anarchique 
d’idées et de sentiments ou se trouve la France, I’énergie est un de- 
voir qu’on ne peut négliger un instant sans faillir tout 4 fait. On 
concoit, dans la vie réguliére d'une nation, une politique d‘équi- 
libre parlementaire; on comprend cette habileté qui ménage des 
partis également respectueux de l’ordre, également dévoués a la dé- 
fense de la société. Aujourd hui pourrait-on, sans danger pour 
l’existence méme de la France, osciller du bien au mal? Nous ne re- 
fusons pas de compter les difficultés et les embarras ou M. Thiers 
se heurte. Mais qu’il se le persuade bien : au lieu de décomposer 
et de recomposer chaque jour une majorité selon lintérét des lois 
gu’il propose, mieux vaudrait quil se placat résoliment 8 la téle 
"de celle ot la France l’attendait au 8 février ; son génic y trouverait 
bien vite la force unique et véritable qui lui ferait surmonter les 
obstacles. Tous les souvenirs de sa vie l’y appellent, c’est-a-dire ses 
amitiés et ses traditions de presque un demi-siécle. Il connait les al- 
liés qui le circonviennent aujourd'hui : qu’espére-t-il de leurs se- 
cours pour sa gloire et le bonheur de la France? N’a-t-il pas 4 crain- 
dre que l'incertitude de ses discours et de ses actes ne lasse le bon 


614 QUINZAINE POLITIQUE. 


vouloir ou la patience de fous les partis qu'il aura tour 4 tour atlirés 
et repoussés? Le temps n’est-il pas venu ow il doit cesser de prati- 
quer en France cette politique d’équivoque quit a si justement re- 
prochée 4 Napoléon fil en [talie? | 

L’Assemblée a satisfait courageusement a sa besogne pendant cette 
longue session du 4 décembre 1874 au 4 aodt 1872, qu'elle n’a in- 
terrompue au printemps que pour la seconde réanion des conseils 
généraux. Grace 4 ses labeurs infatigables, 'ceuvre de notre re- 
construction nationale s’achéve dans quelques-unes de ses parties 
essentielles. Opprimée par de lourdes nécessités, Assemblée a 
reconstitué nos finances, et, dans cette tache difficile, ses soins pé- 
nibles, ses efforts ef ses luttes nont pas échappé 4 l’appréciation 
du pays. Elle a réorganisé le service militaire : qu’ils fuassent 
plus hardis ou plus timides, tous ceux qui ont critiqué la nou- 
velle loi ont di louver l’étude, Péloquence et l'émotion géné- 
reuse dont l’Assemblée a donné les témoignages dans cette discus- 
sion, une des plus belles dont un parlement ait jamais eu a 
senorgueillir : sans partialité, nous pouvons constater que l’hon- 
neur en appartient surtout 4 la majorité et 4M. Thiers. L’Assemblée 
a rendu au gouvernement l’un de ses principaux ressorts, le con- 
seil d'Etat ; et bien que le fonctionnement en commence a peine, il 
est permis de dire que, si dans le mécanisme qu'elle renouvelait, 
elle n’a pas innové sans difficulté, ses précautions attestent au moins 
une délicate prévoyance. Elle a conclu avec la Prusse une conven- 
tion postale et voté l’emprunt de la libération : son patriotisme, 
dans cette double occasion, a été égal a son devoir. Elle a jugé les 
marchés de I'Empire et ceux du 4 septembre avec la sévérité qui 
convenail a la probité nationale, blamant dans leurs effets funestes 
ces criminels désordres, également dus au mépris du contrdle, a 
l’oubli des responsabilités et aux complaisances de l’arbitraire. De 
tels travaux pourraient suffire pour que l’Assemblée mérilat la re- 
connaissance de ses mandataires. Est-il besoin de rappeler, en ou- 
tre, ses lois sur Internationale, sur l'ivresse, sur ’enregistrement 
et sur les articles 291 et 294 du code pénal ; ses débats sur la ma- 
gistrature ; interdiction qu’elle a imposée & chacun de ses mem- 
bres, pendant son mandat, soit d’accepter des fonctions, soil de re- 
cevoir des titres honorifiques ; tant d’incidents ot elle a pris sous 
sa sauvegarde les intéréts de l’ordre, la moralité publique ou {a di- 
gnilté de I’Etat; ses lois toutes prétes sur Penseignement pri- 
maire et sur le jury; enfin, tant de rapports consciencieux, tant de 
discours dont l’éclat illustre notre tribune? Lhistoire de cette ses- 
sion justifie pleinement PAssemblée contre ses calomniateurs. Le 
Journal des Débats lui-méme avouait, il y a quelques jours, qu'il 











QUINZAINE POLITIQE. 61s 


y surat ingratitude & méconnaitre tous ces mérites, et annoncait 
hautement qu'il combattra quiconque réclamera la dissolution de 
V’Assemblée. La France, qui la voit douée de si nobles qualités et de 
si nombreux talents, peut s'applaudir de l’avoir choisie, telle qu'elle 
est, dans fe trouble de nos matheurs ; et, pour tous tes bons ci- 
toyens, il y a ane obligation & la protéger de leur respect, en sou- 
venir des services qu'elle a rendus, en prévision de ceux qu'elle 
nous doit encore. Selon fe grand exemple des pays les plus libres 
qu’on conmaisse, c’est-h-dire de l'Angleterre et des Etats-Unis, 1’As- 
semblée a décrété des priéres publiques pour le jour ot elle repren- 
dra son ceuvre : ce jour-14, Dieu recevra pour elle les veeux de toutes 
hes &mes francaises et chrétiennes. 

Au cours de cette quinzaine, une mort touchante, celle d’un jeune 
homme que le nom de sa race et celui de son pére recommandaient 
al’attention publique, la fin prématurée du duc de Guise, a ému Pa- 
ris. M. le duc d’Aumale perdait en lui son dernier fils, son dernier 
enfant. Tant de liens brisés dans son coeur en st peu d’années, tant 
de deuils douloureux s’achevant dans la supréme douleur d’un pére 
4 qui de tant d’étres bien-eimés aucun ne reste et me survivra, ont 
été le juste objet d'une respectueuse tristezse dans l’Assemblée et 
dans tous les partis. Né pendant l’exii de sa familte, le duc de Guise 
n’aura pas joui longtemps du bonheur de vivre dans la patrie; il 
aura eu da moins la consolation d’y mrourir. #1 convenatt aa Corres- 
pondant d’offrir ’hommage de ses regrets & cette courte et inté- 
ressante destimée : c’est le Correspondant qui eut, tt y a quelques 
années, Phonneur de raconter au public les derniéres heures du 
fiére du duc de Guise, le prince de Condé, sarpris par la mort 
en Australie, pendant un voyage qu’il faisait autour du monde. 
Deux ans auparavant, il avait révélé dans leurs pathétiques et nobles 
détails la vie et la fin, si prématurée aussi, de S. A. R. la duchesse 
de Parme. 

Le gérant : Caartes Doonto. 


P. §. Nous sortons de la séance annuelle ou l’Académie francaise 
distribue ses nombreuses couronnes. Aprés le rapport fait par 
M. Patin sur les ouvrages récompensés, parmi lesquels nous avons 
salué au passage Fleurange, de madame Craven, dont le succés a 
commencé dans le Correspondant ; aprés la lecture d’un beau frag- 
ment de l’Eloge de Vauban, par M. Armand Lagrolet, avocat a la 
Cour d’appel de Paris, la parole revenaita M. le duc de Noailles, chargé 
du rapport sur les prix de vertu. L’auteur se trouvant indisposé, 
c’est M. Rousset qui a lu, et admirablement lu, ce morceau trés- 
remarquable, que l'auditoire n’a cessé d’applaudir. Chargée par la 


616 QUINZAINE POLITIQUE. 


ville de Boston, qui nous avait envoyé des vivres et des vétements 
pour 800,000 francs, de distribuer la somme de 2,000 francs au 
plus bel acte de dévouement qui se fat produit pendant le siége, 
l’Académie, embarrassée entre tant et de si mérilants services, a 
- décidé de décerner ce prix, non 4 un individu, mais a une corpora- 
tion. Ce sont les fréres de la Doctrine chrétienne, nos héroiques 
brancardiers des batailles autour de Paris, que l'Académie a dési- 
gnés. On lira méme 8 ce propos, dans le rapport, quelques pages 
ou l’éloquence émue du noble écrivain n’est pas restée au-dessous 
des actes sublimes qu’elle célébrait. Nous voudrions que ces pages 
pussent étre affichées dans toules les communes ot d'ineptes mu- 
nicipalités chassent de leurs écoles ces modestes héros de la charité 
et de l’instruction populaire. 


Un congrés des Associations catholiques ouvriéres sera tenu a Poitiers 
les 26, 27, 28, 29 et 30 aout 1872. 

Ce congrés, auquel sont conviées, avec les directeurs d’ceuvres ouvrié- 
res, toutes les personnes qui s’occuent de leur fondation ou de leur dé- 
veloppement, est destiné a étudier toutes les questions qui intéressent la 
classe ouvriére, 4 chercher les moyens d’en hater la solution, par !e retour 
4 la foi chrétienne et par la propagande catholique, et 4 unir entre eux 
tous les efforts entrepris dans ce sens. Une telle réunion est digne d‘attirer 
l’attention de tous les hommes préoccupés du salut du pays. En face des 
congrés de l'Internationale, qui n'ont encore rien fait pour l’ouvrier que 
de le conduire a la révolution et a la misére, il est du plus haut intérét de 
voir a lceuvre un congrés de catholiques, et de comparer ses travaux & 
ceux de leurs adversaires. 


M. l'abbé Houssaye vient de publier chez Plon (10, rue Garanciére) le 
premier volume d’un important ouvrage d'histoire: M. de Berulle et les 
Carmelites de France. Le Correspondant rendra compte de ce travai!, ou 
Y'auteur a su faire revivre tant de nobles et austéres figures qui ont si puis- 
samment contribué a la grandeur du dix-septiéme siécle. 


Lun des Gérants : CHARLES DOUNIOL, 


Tani. — INP. sIKON NaCON ET CONP., RUE D’snrenza, 1. 








DE VETAT DE LA FRANCE 


AU LENDEMAIN DU DIX-HUIT BRUMAIRE 


D’APRES LES DOCUMENTS OFFICIELS 


La période comprise entre la fin de la Terreur et le coup d’Etat du 
48 brumaire est une des plus critiques que, depuis quatre-vingts 
ans, ait traversées la France. En dépit de la gloire acquise alors par 
nos armées, on ne peut penser sans tristesse & ce moment de notre 
histoire. On s'est demandé souvent si, malgré Jes secousses terribles 
qui l’avaient abattu, notre pays n’avait pas encore au fond de lui- 
méme des forces capables de le régénérer, ou s'il était tombé si bas 
qu’il lui fat impossible de se soustraire aux hasards d'un coup 
d'Etat. Nous ne venons point ajouter notre opinion, dans le débat, a 
celles qui ont été émises, mais apporter l’autorité de documents 
qu'une occasion favorable a mis entre nos mains. Ges documents, qui 
jusqu’ici n’ont pas été publiés, sont les rapports adressés au gou- 
vernement consulaire 4 la suite d’enquétes ordonnées par lui, au 
commencement de I'an IX, sur la situation de la France. Plusieurs 
conseillers d’Etat, Fourcroy, Barbé-Marbois, Thibaudeau, Francais 
de Nantes, Lacuée, Champagny, et d'autres d’une moindre noto- 
riété, tous hommes distingués par leurs lumiéres, et quelques-uns 
d’un mérite éminent, furent chargés de présider 4 ces enquétes, et 
de parcourir a cet effet les divisions militaires entre lesquelles était 
partagé le territoire de la république. Les finances, l’armée, Ladmi- 
nistration, l‘enseignement, la situation des hospices, l’élat des rou- 
tes et des communications, le commerce et l’industrie, tout ce qui 
pouvail, a un titre quelconque, intéresser la tranquillilé et la pros- 
périté publiques, devaient étre l'objet de leur examen. Dans ceite 

Mo SER. T. LI (LXXXvmM® DE La coLtecr.). 4¢ tiv. 25 Aour 1872, 40 


618 ETAT DE LA FRANCE 


vue, ils devaient réunir les préfets, tenir avec eux des conseils d’ad- 
ministration, interroger les chefs de service, les magistrats, les mai- 
res, les simples parliculiers,’ visiter les localités, écouter les plaintes, 
ne négliger, en un mot, aucun moyen d'information. Bien qu’ils 
fussent invités 4 proposer leurs idées de réforme, la mission dont ils 
étaient chargés était avant tout d’observation et de critique. S'il leur 
était difficile de la remplir avec une entiére impartialité, ils mirent 
du moins dans leurs rapports cet esprit de modération qui est l’un 
des caracléres de la vérité. A la date ot furent faites ces enquétes, 
la situation de la France n’était pas encore trés-différente de ce qu'elle 
était 4 la fin du Directoirc. L’enti¢re collection des rapports ou fu- 
_ rent résumées ces enquétes offre donc, a peu de chose prés, une 

image fidéle de l'état de notre pays lors du 18 brumaire. C'est cette 
image que nous avons essayé de reproduire dans le travail que nous 
soumelitons au lecteur. Malheureusement plusieurs de ces rapports 
ont été perdus. D’un autre cété, si la plupart de ces enquétes furent 
faites en l’an IX, quelques-unes eurent lieu en l’an X, et méme en 
an XI, et ne peuvent conséquemment offrir de renseignements pour 
une situation antérieure déja de deux ou trois années '. Nous avons 
suppléé aux lacunes que présentent les conclusions des commissai- 
res de l’'an IX, au moyen de rapports émanés, 4 la méme époque, 
soit des préfels, soit des généraux commandant les divisions militat- 
res. Nous avons compulsé en outre les états de situation contempo- 
rains de Ja fin du Directoire. Complété par ces additions, notre tra- 
vail permettra au lecteur de porter avec plus de certitude un juge- 
ment sur une période que la publication de documents officiels n’a- 
vait pas jusqu’a ce jour sulfisamment éclairée. 


Conformément aux instructions que leur avait données le gouver- 
nement consulaire, les conseillers d’Etat. envoyés en l’an IX dans les 
divisions militaires porlérent d’abord leur examen sur |’état des 
finances. Par des causes qu’il est superflu de rappeler, et qui se dé- 
gageront suffisamment de l'ensemble de notre travail, la pénurie du 
Trésor et le désordre dans la gestion des revenus publics avaient été 
l’une des plaies les plus profondes du Directoire. La solde, le traite- 


‘ Pour les personnes peu familiarisées avec les chiffres de l’ére républicaine, il 
suffira de rappeler que le Directoire institué au mois de brumaire an LV (novembre 
1795) fut remplacé quatre ans aprés (18 brumaire an VIII — 9 novembre 1729) 
par le Consulat, qui fut a son tour, en l’an XII (4804), remplacé par l Empire. 








AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 619 


ment des fonctionnaires dans les différents services, le payement 
des rentes et des pensions, tout était en souffrance, et le mal finan- 
cier n’avait fait qu’augmenter la démoralisation déja si grande de 
cette époque, en ce que beaucoup de personnes, lésées dans leurs 
intéréts, se croyaient par cela méme affranchies de leurs devoirs 
envers I'Etat. Les commissaires de l’an IX constatérer:t les traces en- 
core subsistantes d'une situation qui avait élé si préjudiciable au 
pays. Contrairement a ce qui avait eu lieu sous le Directoire, la solde 
était alors assez réguliérement payée. Le premier consul avait, dés 
son arrivée au pouvoir, porté son attention sur les besoins de l'ar- 
mée, et Pon était arrivé 4 pourvoir dans une mesure suffisante aux 
dépenses générales de l’administration militaire. Mais tel était en- 
core, par l’effet des événements, le peu de ressources du Trésor, 
qu’on n’avait pu obtenip ce résultat qu’en dirigeant de ce cété la 
somme presque entiére des revenus publics. Quant aux fonctionnai- 
res civils, a l'exception seulement de ceux de premier ordre et de 
quelques privilégiés, ils étaient tous aux expédients. De 1a un trou- 
ble dans les services et, entre les fonctionnaires, un manque de dis- 
cipline qui donnait lieu 4 de nombreux abus. L’administration de 
la justice était elle-méme atleinte par cet état de choses. En plusieurs 
localités, des magistrats avaient donné leur démission, par l'impos- 
sibilité de remplir leurs fonctions avec les faiblcs émoluments qui 
leur étaient attribués. Dans le département du Pas-de-Calais, il était 
du aux juges de paix 55,000 francs de traitements arriérés. Partout 
les juges de paix avaient 4 réclamer d'anciens émoluments. Le mo- 
bilier méme des prétoires se ressentait de cette pénurie, et l’on voyait, 
dans quelques départements, ces magistrats porter leurs chaises a 
Paudience. D’humbles fonctionnaires, tels que gedliers, portiers et 
consignes altachés au service des prisons, la plupart anciens mili- 
taires et péres de famille, qui avaient renoncé, pour ces places, a 
leur traitement de réforme, avaient droit 4 un arriéré de six mois, 
et quelquefois d’un an. Les pensions, objet de sollicitude pour un 
Etat régulier, n’étaient pas mieux payées que les traitements des 
fonctionnaires. Pour ne citer que les faits constatés dans la premi¢re 
division militaire, les pensionnaires civils ne recevaicnt que le tiers 
de leur pension, ct encore leur devait-on sur ce tiers au moins qua- 
tre semestres. Les pensionnaires ecclésiastiques, beaucoup plus nom- 
breux, étaient dans la méme situation. 

Ce peu de zéle que montrait l'Etat 4 s’acquitter de ses propres en- 
gagements n’avait pas médiocrement contribué, sous le Directoire, 
4 dégouter les citoyens de verser les impositions auxquelles ils étaient 
obligés. Par un effet de la confiance qu’avait su inspirer le nouveau 
gouvernement, la perception des contributions de ]’an VIII s’était opé- 





620 EPAT DE LA FRANCE 


rée sans trop de difficulté. Mais il était dd partout un immense arriéré 
pour les trois ou quatre années précédentes. A Paris, la direction 
des contributions estimait le chiffrede l’arriéré & 70 ou 76 millions'. 
On peut juger par la de ce que devait étre ce chiffre pour l'ensemble 
du pays. Une autre cause du mauvais vouloir apporté par les parti- 
culiers au payement de leurs contributions était le peu de mesure 
qui avait présidé jusque-la & leur répartition. Les conseillers d’Etat 
recueillirent 4 cet égard de nombreuses réclamations. L’impét fon- 
cier nolamment était le sujet de plaintes élevées dans toute la France. 
L’esprit de parti, lintérét, la corruption, s étaient, 4 diverses épo- 
ques, immiscés dans la répartition de cet impét. Conseillés par leurs 
passions politiques, les agents municipaux avaient en maints en- 
droits fait décharger leurs terres et celles de leurs amis, pour sur- 
charger celles de leurs ennemis. Telle payait jusqu’aux deux tiers 
du revenu net, pendant qu'une autre, située dans le voisinage, ne 
payait que le dixiéme ou le douzi¢me. Des terres, estimées sur les 
roles & douze arpents, en contenaient en réalifé cinquante. L’on 
trouva méme que beaucoup de fonds avaient élé omis, ct n’acquit- 
taient depuis dix ans aucune imposition. Le Directoire avait été saisi 
plus d’une fois de plaintes sur ce sujet. En I'an VII, le Corps législa- 
tif, ayant annoncé l'intention de remanicr le sysiéme des contribu- 
_ tions directes, avait recu des doléances de toutes les administra- 
lions centrales de départements. Elles-mémes comptaient par milliers, 
dans leurs bureaux, des réclamations de ce genre émaneées des ci- 
toyens. On voyait, dans l’exposé de ces doléances, « qu'une infinité 
de malheureux étaient compris sur les rdles, non pas pour le sixiéme, 
mais pour le tiers, 1a moitié et quelquefois la totalité de leurs reve- 
nus. » Il y a plus : dans beaucoup de pauvres communes, celles du 
Cantal, par exemple, la contribution fonciére excédait le revenu des 
biens, au point que, depuis plusieurs années, les propriétés étaient 
abandonnées aux collecteurs pour !’acquittement de l’impét. 

Cette inégalité dans lapplication de régles communes 4 tous les 
citoyens était l’un des abus ordinaires des derniéres années de la Ré- 
volution. Ainsi arrive-t-i] aux heures de dissulution. Ce n’était pas 
seulement d’un département 4 un autre que variait d'une maniére 
sensible ’exécution des lois ou arrétés, mais souvent d’un canton a 
un autre du méme département. Nous laissons 4 penser quelle per- 
Nicieuse influence des faits de ce genre, répétés de toutes parts et 
sous toutes les formes, devaient avoir sur la moralité publique. On 


1 Celte incertitude dans l|’évaluation de l’arriéré dd par la population de Paris 
venait des obscurités que présentaient les piéces de comptabilité tenues sans ordre 
et parfois contradictoires. 








AU LENDEMAIN DU 18 BROMAIRE. 621 


n’accusait pas seulement la partialité, mais l’ignorance des réparti- 
teurs. Il suffisait de jeter les yeux sur les états de section, matrices 
et tableaux de mulation qui, dansles communes, avaient servi de base 
4 la confection des réles, pour se convaincre de la justesse de cette 
double accusation. La rédaction en ctail généralement défectueuse, 
et le texte tellement raturé par limpéritie ou la fraude, que la ré- 
partition établie de bonne foi sur ces bases imparfaites devenait né- 
cessairement arbitraire. On sent combien l’intérét particulier avait 
a gagner dans une telle confusion. Un éyal désordre s’observait dans 
les livres des percepteurs. A ne parler que de Paris, voici ce que 
constatait en I’an IX le conseiller d’Etat Lacuée : dans la plupart 
des rdéles, des ratures et des intlerlignes; les émargements en chil- 
fres; des émargements plus forts que les cotes; presque aucun rdle 
apuré; point de notes des poursuites exercées par les huissiers; nul 
compte tenu des frais de contrainte; des versements annoncés, mais 
non prouvés ; des différences entire les bordereaux du receveur gé- 
néral et ceux du percepteur; des sommes en souffrance par des vols 
prélendus; des réductions et décharges non tenues en compte aux 
coniribuables; des réles manquant, ou restés, avec les pitces an- 
nexes, aux mains de collecteurs qui n’étaient plus en exercice; enfin 
nul comple délinitif rendu par les percepteurs depuis leur entrée en 
fonctions, entrée qui pour les uns datait du milieu de l’an VIII, et 
pour d’autres remontait 4 1786. Lacuée ajoutait qu’une confusion 
analogue se trouvail dans les livres et la comptabilité de la plupart 
des collecteurs de Ja République. Fourcroy, qui-inspecta plusieurs 
divisions militaires, affirmait, de son cdté, que les percepteurs des 
campagnes étaient presque tous coupables d’exactions. 

Il ne faudrait pas croire qu’on ne rencontrat ce désordre que dans 
les écrilures ayant trait aux finances. On l’observail, 4 peu d’excep- 
tions prés, dans toutes les écritures publiques. Les registres de |’ état 
civil, en particulier, élaient tenus pour la plupart d’une maniére 
détestable. Conliés pendant la Révolution a des fonctionnaires qui 
n’avaient souvent pas les connaissances nécessaires, ni quelquefois 
la moralité désirable, ils contenaient des actes mal rédigés, parfois 
illisibles, surchargés de ratures non approuvées, quelques-uns méme 
de falsifiés. A cela il faut ajouter que, sous l'influence des passions 
religieuses mélées aux passions politiques, on avait en nombre de 
localités soustrait 4 l’autorité civile la connaissance des mariages, 
naissances et décés. Des personnes exaltées détournaient les anciens 
registres, empéchaient de régulariser les nouveaux. De la une si- 
tuation des plus périlleuses pour tous les intéréts, et sur laquelle 
les conseillers d’Etat, interprétes de )’opinion publique, appelaient 


622 ‘ETAT DE LA FRANCE 


avec insistance, dans leurs rapports, l’altention du gouvernement‘. 

L’ignorance des maires et de leurs adjoints élait indiquée par les 
commissaires de l'an 1X comme lune des causes les plus habituelles 
de la mauvaise tenue des registres de l'état civil. Non-seulement les 
agents municipaux manquaient dé lumiéres et de capacité, mais la 
plupart, dans les campagnes, ne savaient ni lire ni écrire, ou étaient 
au plus en état de signer leur nom. De cetle ignorance, trop géné- 
rale, il résultait que, dans beaucoup de départements, on avait 
peine a trouver des hommes propres aux diverses fonctions de |’ad- 
ministration. A cété des maires qui manquaient des premiers élé- 
ments du savoir, on voyait des juges de paix n’avoir aucune idée des 
lois. 

Ces observations nous conduisent a4 parler de l’instruction publi- 
que. On ne peut nier la sollicitude de la Convention nationale pour 
cet objet important. Abstraction faile de tendances particuli¢res qui 
marquérent ses efforts, on peut dire qu'elle proclama, sur ce point, 
d’excellents principes, et rédigea des lois auxquelles, & plus d’un égard, 
il est permis d’applaudir. Mais, quand on entre dans les faits, on est 
bien obliyé de reconnaitre que ces principes ne franchirent guére le 
domaine de lidée, et que ces lois, 4 peu de chose prés, sont restées 
lettre morte. Fourcroy, trés-compétent en ces matiéres, associé, a di- 
verses reprises, aux travaux des précédentes législatures sur l’instruc- 
tion publique, et qui récemment avait remis au conseil d’Etat un 
long mémoire sur ce sujet, n’hésitait pas 4 déclarer que l’enseigne- 
ment élait en souffrance dans toute la République, et que, maleréles 
discours favorables dont l’instruction nationale n’avait cessé d’étre 
Y’objet, on n’avait rien fait pour elle depuis la fin de la Convention. 
li ne modérait l'amertume de sa critique qu’a légard des écoles 


4 Nous ne touchons pas, dans notre travail, 4 la question religieuse. Ce n'est 
pas qu'elle soit tout 4 fait absente des enquétes ordonnées par le gouvernement 
consulaire , mais elle s’y trouve traitée d'une maniére si incompléte que les consi- 
dérations dont elle est l'objet ne nous sembient pas mériter d’étre rapportées. Au 
leu d’étudier sur ce point l’esprit des populations, de constater leurs regrets ou 
leurs voeux, de montrer surtout le malaise introduit dans les consciences tant par 
le choc violent des opinions contraires que par les atteintes portées a la liberté du 
sentiment religieux — malaise qui devait nécessairement réagir sur la société en- 
tiére et contribuer 4 son état de souffrance — les commissaires de Ian IX s’at- 
tachent presque uniquement 4 signaler les dispositions conciliantes ou hostiles des 
ecclésiastiques a |’égard du nouveau gouvernement. Un seul, Fourcroy, qui avait 
visité la Vendée, entre dans des considérations moins superficielles. Quant 4 trou- 
ver quelques notions sérieuses dans les documents officiels de l’époque du Direc- 
toire, c’est 4 peu prés impossible, toute croyance, toute opinion, qui ne relevait 
pas d'une philosophie convenue, y étant inévitablement assimilée aux erreurs du 
fanatisme ou de la superstition. 











AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 623 


centrales, qu’1l considérail comme Il’une des meilleures institutions 
du régime républicain, et qui, languissanfes au début, avaient néan- 
moins pris quelque force dans les derniéres années. Encore faut-il 
ajouler que, méme en l’an IX, les chaires de grammaire, d'histoire, 
de littérature et de législation étaient le plus souvent déserles; que 
les legons de sciences étaient seules un peu suivics, parce qu’elles 
favorisaient l’entrée 4 des professions lucratives, et que, dans plu- 
sieurs de ces écoles, il n’y avait d’éléyes que pour les cours de 
dessin. 

Mais c’était surtout dans l’instruclion primaire qu’abondaient les 
lacunes. Dans les départements de la Manche, de l’Orne et du Cal- 
vados, que parcourut Fourcroy, une portion seulement des écoles 
€lémentaires exigées par la loi du 5 brumaire an IV était organisée. 
Bien que leur nombre ne fit pas en rapport avec le chiffre de la 
population, ces écoles étaient encore moins suivies que les écoles 
centrales. Il en était de méme dans les autres départements. Dans la 
huitiéme division militaire, qui comprenait le comtat d’Avignon, la 
Provence et le comté de Nice, il n’y avait pas, au dire de Francais 
de Nantes, le dixiéme de la population qui sut lire. Thibaudeau, 
parlant de l’état de l’instruction primaire dans les départements de 
PAin,du Doubs, du Jura et dela Haute-Sadne, déclarait que tout était 
a refaire en celte partie. Regnault de Saint-Jean-d’Angély, chargé 
d’inspecter la vingt-quatriéme division militaire, disail que, sil’on ne 
voulait pas que les générations y fussent perdues pour l’enscigne- 
ment, on devait se hater de l’organiser. Le conseiller d’E:tat Redon 
notait, de son cété, que peu de contrées en Europe étaient ignorantes 
au degré ot étaient les pays compris dans la vingt-cinquiéme divi- 
sion militaire. Barbé-Marbois, qui avait visité la Bretagne, avait con- 
stalé que non-seulement les petites communes étaient dépourvues 
de moyens d’enseignement, mais que des villes méme manqu:ient 
d’écoles primaires. Le conseiller d’Etat Duchatel,-envoyé dans les 
départements de ’Isére, de la Drdme et des Hautes-Alpes, déclarait 
que instruction primaire, médiocre a Grenoble, élail totalement 
nulle 4 Gap et 4 Montélimart. Eu ce qui regarde le département de 
la Seine, cinquante-six écoles, aux termes de la loi du 3 brumaire 
an IV, y devaient étre établies, dont vingt-quatre pour Paris. Par 
une exception, qui tenait 4 la proximilé de l’autorité centrale, ces 
cinquante-six écoles existaient en l’an IX; mais ce n’était 1a qu’une 
apparence. Chacune des écoles de Paris ne comptail, en moyenne, 
que quarante éléves, ce qui, au dire de Lacuée, ne représentait pas 
le dixiéme des éléves qu’elles auraient da avoir. Encore ne parlait-il 
ni de l’irrégularité apportée & la fréquentation des écoles, ni du 


694 . ETAT DE LA FRANCE 


mauvais état de l’enseignement, sans quoi il edt vraisemblablement 
ajouté que ces quarante éléves n’apprenaient rien. 

Si tel était en l’an IX ]’état de l’instruction primaire, on juge de 
ce qu’il devait étre dans les années antérieures. Le Directoire ne 
pouvait se faire aucune illusion. Par les rapports qui passaient sous 
ses yeux, il savait la vérité. Les administrateurs du département de 
la Seine, dans le compte rendu de leur gestion pendant 1'an V, écri- 
vaient au ministre de l’intérieur que les cinquante-six écoles du 
département, ouvertes cette année, conformément a la loi, n’avaient 
recu que onze a douze cents éléves, tandis qu’a raison de la popu- 
lation on aurait dd compter sur plus de vingt mille enfants. Le 
méme document disait que, si quelques instituteurs favarisés 
étaient parvenus a réunir cinquante éléves, beaucoup n’en avaient 
eu que seize, d'autres moins encore ; el que, dans la banlieue, un 
certain nombre d’écoles n’avaient pas été mises en activité, les 
instiluteurs nommés ayant ou refusé de les diriger ou donné leur 
démission aprés plusieurs jours d’exercice. Les comptes rendus des 
années suivantes n’indiquaient pas une meilleure situation. Sur 
tous les points de la France, on signalait une égale stagnation dans 
instruction primaire. Au reste, sans qu'il soit besoin d'autres 
détails, on sait que celte instruction ne fut véritablement organisée 
que sous la monarchie de Juillet, et l'état d’abandon ov elle se trou- 
vail encore a la fin de la Restauration, état révélé par une enquéle 
célébre, indique assez ce qu’elle pouvait étre trente ans auparavant. 

A la vérité, qu’attendre d’un enseignement donné par des institu- 
teurs qu’on laissait aux prises avec l'indigence et parfois dans un 
dénument absolu? La loi de brumaire an IV leur avait promis le 
logement, mais elle était inexécutée. Elle avait compté, pour les 
rémunérer, sur la rétribution que donneraient les parents ; mais 
cetle rétribution n’était pas payée, ou, quand on l’exigeait, les pa- 
rents retiraient leurs enfants. Des circulaires ministérielles, rédi- 
gées en style sentencieux, recommandaient Vusage de certains 
livres élémentaires, mais on manquait de quoi les acheter. Il y avail 
telles localités ou l’instituteur avait 4 peine le moyen de payer 
Vencre de l’école. Jusqu’s la chute du Directoire, on ne cessa de 
demander au Corps législatif un traitement fixe pour les maitres, 5! 
minime qu'il fit, sans jamais l’obtenir. D’ailleurs, ce n’était pas 
Vargent seul qui manquait, c’étaient les maitres. La Convention, 
quand elle rédigea ses décrets, n’avait point tenu compte des dilli- 
cultés que présentait l’ceuvre nouvelle d’une éducation nationale. 
Pour triompher des préjugés, de l’inertic, de la défiance que de- 
vait opposer la masse du peuple au nouveau systéme dinstruction 











AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 625 


primaire, il eit fallu des hommes capables, honnétes, et préparés 
de longue date 4 l’enseignement. Or, choisis avec précipitation, 
nommeés trop souvent 4 raison d’opinions étrangéres au savoir, 
la plupart des instituleurs manquaient des titres nécessaires pour 
inspirer la confiance. Beaucoup méme, au dire des rapports officiels, 
joignaient des habitudes d’ivrognerie et de mauvaises moeurs a l’igno- 
rance ou 4l'incapacité. Les sentiments d’irréligion qu’ils se plaisaient 
a afficher étaient un autre motif qui détournait nombre de familles 
d’envoyer leurs enfants aux écoles. En somme, comme le disait 
- Fourcroy, la loi du 3 brumaire an IV, dans ce qu’elle pouvait avoir 
d’utile, n’était pas plus exécutée en l’an IX qu'elle ne l’avait été 
au début; l’organisation des écoles primaires élait presque partout 
ou nulle ou dérisoire, et l'on se trouvait en présence d’une immense 
population d’enfants, tant dans Jes villes que dans les campagnes, 
condamnés a toutes Ies hontes et 4 tous les maux d’une complete 
ignorance. 

Au sein de cette population déshéritée, il était une portion mal- 
heureuse entre toutes, celle des enfants trouvés, ou, comme on disait 
plus communément, des enfants abandonnés. Le sort qui leur était 
fait était bien le témoignage le plus grave qu’on put porter des 
désordres et de l'incurie du dernier régime. Il serait difficile de dire 
exactement quel était le nombre de ces enfants dans les diverses 
circonscriptions inspeetées en l’an IX par les conseillers d’Etat. 
Outre que, par la mauvaise tenue des écritures publiques, on élait 
alors privé des moyens d’une statistique fidéle, ces enfants n’élaient 
depuis longtemps l’objet d’aucune surveillance réguliére. La tutelle 
que devait exercer en leur faveur l’adminis(ration des hospices n'é- 
tait guére que nominale. Nulle inspection, nulle visite n’assurait 
que ces enfants vécussent chez les péres nourriciers qui étaient sup- 
posés les élever. Tout ce qu’on savail de plus sar, c’était que le 
nombre de ces enfants était considérable, et qu'il ledt été bien 
davantage, si la misére n’en edt fait périr un grand nombre. Aux 
termes de la législation, ces enfants, adopltés par l’Etat, et que, 
pour cette raison, on appelait enfants de la patrie, devaient étre 
élevés aux frais du Trésor public. Ni les départements, ni les .com- 
mmunes n’intervenaient dans cette dépenss. Nous avons dit quelle 
était la pénurie du Trésor. Il résultait de cette pénurie que partout 

les fonds affectés 4 cette dépense étaient insuffisants. Les enfants 
a bandonnés codtent beaucoup au Trésor, écrivait Regnault de Saint- 
Jean-d’Angély, ou plutét, ajoutait-il, « ils lui couleront beaucoup 
quand il payera. » 

Le Trésor payait peu en effet, si méme on peut dire qu’il payait. 
Dans le département de la Manche, on comptait en l’an IX prés de 





626 ETAT DE LA FRANCE 


2,135 enfants abandonnés, dont la dépense annuelle était évaluée a 
179,273 francs, soil 84 franes par enfant, ce qui déja semblait une 
trop forte somme, vu que, d’aprés les calculs faits avant la Révolu- 
tion, chaque enfant ne coutait que 60 francs. Or le département ne 
possédait aucune ressource spéciale pour cet objet. Il en était de 
méme du département de ]’Orne, ot l’on comptait 1,404 de ces 
enfants qui codtaient annuellement 120,000 francs, et de celui du 
Calvados ou, sur 2,673 enfants trouvés que contenait ce départe- 
ment, 2,514 vivaient chez des nourrices, moyennant une dépense de 
227,879 francs par année. Dans les départements composant la 
huitiéme division militaire, on comptait 3,808 enfants abandonnés, 
dont l’entretien annuel, 4 raison de 100 francs par enfant, codtait 
380,800 francs; sur ce chiffre, le Trésur n’avait versé, de brumaire 
an VIII & messidor an IX, c’est-a-dire en plus de dix-huit mois, que 
40,000 francs. Il était dd partout aux nourrices un arriéré consi- 
dérable. L’arriéré dd aux nourrices des départements de la Manche 
et de Orne, et qui portait sur les années V, VI, VII et VIII, s‘éle- 
vait 4 539,316 francs. De faibles 4-comptes leur élaient donnés sur 
des fonds envoyés 4 cet effet par le ministre de l'intérieur. Les nour- 
rices du Calvados avaicnt droit 4 un arriéré qui montait 4 ]'énorme 
chiffre de 1,102,888 francs. Sur cette somme, elles n’avaient recudu 
Trésor que 3,000 francs en l’an VIII, et 24,000 francs pour lan IX. 
Le préfet del’Aube écrivait, en l’an VIII, que, dans son département, 
les péres nourriciers n’avaient obtenu depuis cing ans aucune in- 
demnité. En l’an VII, il était constaté que, dans le département du 
Cantal, on devait aux nourrices plus de trente-trois mois de salaire; 
et, en l’an VJ, dans le département du Lot, hospice civil de Figeac se 
trouvail, pour le méme objet, créancier sur le Trésor d’une somme 
de 25,000 francs. Fourcroy estimait que, si l’Elat edt voulu payer la 
moilié seulement de l’arriéré di aux nourrices dans les divers dé- 
partements, la somme se fit élevée pour le moins 4 25 millions. 

Qu'arrivait-il de cette situation? Les nourrices, non payées, rap- 
portaient les enfants aux hospices, ob le mauvais air, labsence 
d’une nourriture appropriée 4 leur age, avaient pour eux les suites 
les plus funestes. Francais de Nantes avait pu apprécicr, dans les 
hospices du Midi, le mauvais effet des soins qu’y recevaient ces 
infortunés. Chaque berceau contenail quatre de ces enfants serrés 
les uns contre les autres, et qu’une seule nourrice était chargée 
d'allaiter. Etouffés sous des rideaux pesants, ces pauvres petits étres 
avaient tous le visage ridé, et présentaient les signes d’une décrépi- 
tude prématurée. Trois de ces enfants, qui d’abord pesaient indivi- 
duellement dix-sept livres, ne pesaient plus, aprés quinze mois de 
ce nourrissage, que six livres chacun. Au dire du préfet de l’Aube, 











AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 627 


on ne voyait survivre qu’un trés-petit nombre des enfants rapporlés 
aux hospices. Un autre préfet, celui de la Creuse, signalait que, 
dans son département, sur 20 enfants placés dans ces condilions, 
45 pour le moins succombaient. Francais de Nantes constatait, de 
son cété, que sur 618 enfants, nourris dans les hospices de Mar- 
seille, 48 seulement avaient survécu; et que, sur 104 placés dans les 
hospices de Toulon, 101 étaient morts. Les renseignements qu’il 
avait recueillis le portaient 4 établir, comme régle générale, que la 
mortalité des enfants nourris dans les hospices était des 19/20*. 
C’est ainsi, ajoutait-il, que la population disparait, et qu’on outrage 
Phumanité. 

Sur ces détails, on peut juger de ce que pouvait étre alors la 
situation de nos hospices. Comparés aux hospices civils, les hépi- 
taux militaires, sur lesquels s’étail portée d’abord la sollicitude 
du gouvernement consulaire, se trouvaient, en l’an IX, en assez 
bon état. Quant aux premiers, si l'on excepte ceux des villes im- 
portantes, et qui, d’ailleurs, s’étaient améliorés depuis le 48 bru- 
maire, on peut dire qu’ils étaient tous dans une situation déplora- 
ble. Non-seulement les revenus affeclés & ces hospices étaient 
insuffisants, mais ils avaient diminué depuis la Révolution. Dans 
l'Orne, on comptait en l’an IX treize hospices, qui renfermaient de 
1,000 a 1,100 malades, indigents ou infirmes. Le revenu de ces 
élablissements, qui, au débul de la Révolulion, atteignait au chiffre 
de 123,189 francs, n’était alors que de 68,239 francs. Le Calvados 
avait seize hospices, contenant a celte date 1,410 individus, et dont 
le revenu ne dépassait pas la somme de 85,955 francs, ce qui, sur 
le revenu ancien, constituait une perte de 173,648 francs. A la 
méme époque, on comptait duns la Manche dix-huit hospices, ren- 
fermant 1,107 individus, et dont les charges s’élevaient ensemble 
a 476,637 francs par année, tandis que leurs revenus n’atleignaient 
que 89,758 francs; c’était un déficit annuel de 86,879 francs. En 
lan X, Fourcroy constalail que les quarante-huit hospices ou hépi- 
taux du département du Nord, jouissant ensemble d’un revenu de 
674,545 francs, avaient une dépense de 4,042,000. Francais de 
Nantes remarquait, de son cété, que, dans les cing départements 
de la huitiéme division militaire, Vaucluse, Var, Bouches-du-Rhéne, 
Basses-Alpes et Alpes-Maritimes, o& l'on comptait soixante-treize 
hospices, il y avail partout un déficit de moitié ou plus dans le re- 
venu comparé aux dépenses. Déja, en l’an VII, on constatait que les 
sept hospices de Bordeaux avaient un déficit annuel de 504,978 
francs. . 

On concoit d’aprés cela que ces établissements devaient manquer 
souvent des choses les plus indispensables. Fourcroy, qui avait 


628 ETAT DE LA FRANCE , 


visilé les hospices de Caen, de Pont-l'Evéque, de Honfleur et de 
Roucn, avait été frappé de leur état de misére. Dans tous, celui de 
Rouen excepté, les malades étaient sans linge ou vélus de lambeaux 
déchirés; les liis manquaient de couverlures; & peine avail-on les 
moyens de subvenir a la nourriture ou au traitement des malades. 
Les hospices de vieillards, d’infirmes, d'enfunts, les dépdts de pau- 
vres étaient dans le méme dénument. Les administrations aux- 
quelles était confiée la direclion de ces élablissements nélaient pas 
méme en état de fournir 4 ces malheureux quelque travail manuel 
qui put occuper leurs longues heures et subvenir & une partie de 
leur subsistance, de telle sorte, disait Fourcroy, « qu’au tableau 
déchirant de la plus hideuse misére se joignait le spectacle de 1’é- 
nervante oisivelé. » Francais de Nantes n’avait pas éf¢ moins dou- 
loureusement frappé en visilant les hospices du Midi. Il avait vu, 
dans cclui de Toulon, une femme, qu’on venait de soumellre a l’o- 
pération de la taille, n’obtenir pour tout réconfortant qu'une dou- 
zaine de féves dans une assiette de bois. C’était 4 peine si l’on 
consommait sept livres de viande par jour pour quatre-vingts ma- 
lades. Plusieurs de ces malheureux étaient couchés sans draps, et 
la paille manquait dans les paillasses. Au reste, méme 4 Paris, ot la 
situation des hospices était incomparablement meilleure que dans 
les départements, cette situation laissait 4 désirer. Des rapports, 
adressés, au commencement de l’an VIII, 4 la Commission adminis- 
trative des hospices civils de Paris, ne laissent aucun doute sur ce 
point. Pour ne citer qu'un exemple, dans V’hospice d’orphelins, 
connu sous le nom d’hospice des Eléves de ja patrie, P’habillement 
des enfants était dans un état pitoyable; quelques-uns n’avaient que 
des lambeaux pour se vétir, d’autres étaient presque nus. Les cou- 
vertures des lits étaient sales et déchirées, et les paillasses tellement 
pourrics qu'on n’osait les remuer. Les fenétres manquant dans les 
salles, beaucoup d’enfants étaient altaqués d’ophthalmie ; par défaut 
de soins ou mauvaise nourriture, le scorbut s’était aussi déclaré, et 
l'existence d'un grand nombre de ccs enfants se trouvait compro- 
mise. La situation des autres hospices donnait lieu 4 des plaintes 
moins graves; dans tous, néanmoins, on signalait le défaut de véle- 
ments et d’approvisionnements. 

Il ne fandrait pas croire que cette détresse des hospices, non 
moins que la triste condition faite aux enfants trouvés, n'eut été 
connue, dans toute sa vérité, qu’aprés le 18 brumaire. Nombre de 
fois, 4 l'époque du Directoire, le mal fut signalé au Corps législatif 
et au gouvernement. Enl’an VI, et surtout en lan VII, de tous les 
points de la République, les administrations des hospices adressaient 
des plaintes au Censeil des Cing cents sur )’arriéré da aux nourrices 


inn 











AU LEXDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 629 


des enfants trouvés. Les unes osaient écrire: « Avez-vous adopté 
ces enfants au nom de la Patrie pour les laisser périr de misére et 
de faim?» D’autres allaient jusqu’a dire que, la plupart succom- 
bant, faute de secours, peu aprés leur naissance, la mort, trop 
complaisante, déchargeait le Trésor de dettes qu’il négligeait d’ae- 
quitter. Le dénument des hospices n’était pas moins notoire. Le 
Conseil des Cing cents était, & tout moment, saisi de réclamations 
sur Vinsuffisance des ressources dont ils pouvaient disposer. On lui 
notifiait que ces resscurces ne représentaient que le tiers, le quart, 
parfois le cinquiéme ou le sixiéme des revenus constatés cn 1790, 
tandis que, depuis celte époque, le nombre des malheureux & se- 
courir n’avait fait qu’augmenter. Au mois de floréal an VII, le com- 
missaire du Directoire prés l’administration centrale du départe- 
ment de la Seine écrivait au ministre de l'intérieur que plus de 
vingt et un mois de traitements élaient dus aux médecins et em- 
ployés des hospices civils de Paris. Ge qu’on apprenait des départe- 
ments était bien autre chose. Non-seulement les hospices ne payaient 
point leurs employés; mais, dépourvus de provisions, de linge, 
obligés d’acheter au jour le jour, endettés de plus en plus, et ne 
trouvant plus de crédit, ils ne duraient qu’a force d’expédients. De 
découragement, on avait vu, en plusieurs localités, les administra- 
leurs de ces établissements donner leur démission. 

Certes, & s’en tenir au texte des lois ou arrétés rendus 4 cette 
époque, on ne pourrait croire 4 une telle situation. Une loi du 
23 messidor an Il avait décidé, il est vrai, l’aliénation, au profit de 
Etat, d’une grande partie des anciens biens des hospices; et c’était 
la une des causes premiéres de la détresse of ils étaient tombés. 
Mais, sous le Directoire, on s'était haté de réparer le tort fait 4 ces 
établissements, et une Joi du 16 vendémiaire an V avait ordonné de 
leur restituer en biens nationaux l’équivalent de ce qu'ils avaient 
perdu. Malheureusement la nouvelle loi et les nombreux travaux 
d’expertise auxquels elle donna lieu demeurérent sans effet. Sur la 
réclamalion que formulérent les hospices, le Conseil des Cinq cents 
leur attribua provisoirement une portion de la contribution mobi- 
liére, et plus tard décréta en leur faveur un impét particulier, 
sous le nom d’octroi de bienfaisance. Les hospices ne touchérent 
rien davantage. Emu de leur détresse, le ministre de l’intérieur leur 
allouait de madestes sommes sur le Trésor, a titre de secours. Une 
fois, par exemple, il accordait 20,000 francs aux sept hospices de 
Bordeaux, et une autre fois 25,000 francs. Les admuinistrateurs 
des hospices, avertis par une leltre du ministre, se rendaient chez 
le payeur général du département pour toucher les sommes pro- 
mises. Celui-ci répondait qu’il n’avait pas d’ordres et ne payait 





650 ETAT DE LA FRANCE 


pas. On écrivait dés lors & la Trésorerie, au ministére, an Corps 
législatif, tout cela sans résullat. Vainement les municipalités et les 
administrations centrales des départements Joignaient leurs récla- 
mations 4 celles des administrations des hospices. Découragées par 
tant d’inutiles promesses, celles-ci se bornaient a représenter au 
Corps législatif, en termes parfois saisissants, la situation malheu- 
reuse de ces établissements. Les hospices de Bayeux, lui écrivait-on, 
ne renferment plus que des squelettes vivants. Les dix-huit cents 
infortunés qui gémissent dans nos hospices, disaient les admini- 
strateurs des hospices de Bordeaux, et les cinq cents enfants de 
la Patrie qui sont confiés 4 nos soins, vont périr de faim et de mi- 
sére, Si, au moment ou vous recevrez ces derniéres expressions de 
notre désespoir, vous ne vous hatez d’envoyer quelque secours. 
Les hospices de la République, lisait-on en d’autres documents, ne 
sont plus le refuge ouvert par la bienfaisance au malheur, mats 


l’asile de la mort. 


II 


Pour mesurer les maux que notre pays avait soufferts sous le Di- 
rectoire, et ceux qu’il souffrait encore au lendemain du Consulat, le 
moyen lent et minutieux des enquétes n’était pas toujours néces- 
saire. Aux yeux des conseillers d’Etat, parcourant les diverses par- 
ties de la France, s’offrait un spectacle analogue 4 celui qu’aurait 
aujourd’hui un voyageur qui visiterait la portion de notre pays com- 
prise entre Paris et la frontiére allemande. Quoique l’activilé et la 
vie eussent reparu en une certaine mesure, et que bien des maux 
déja fussent effacés, des traces de dévastation et de ruine étaient 
partout visibles et attestatent les malheurs du passé. Au Nord et au 
Midi, nos départements frontiéres portaient encore l’empreinte cruelle 
de |’invasion. A Valenciennes, le tiers des maisons effondrées ou cou- 
chées sur le sol ; le long du Rhin, nos foréts dévastées; du cété de 
la Provence, des villages anéantis, témoignaient des ravages de l‘en- 
nemi. Les traces laissées par la guerre civile n’étaient pas moins sen- 
sibles. Plus d’une année aprés le 18 brumaire, c’était encore un 
aspect déchirant que celui d'une grande partie des villes et des vil- 
lages.de la Vendée. Des bourgades presque détruites et abandonnées, 
des chateaux incendiés, des maisons sans toiture ou démolies, des 
villages déserts, des toits.4 porcs servant de retraite 4 des hommes, 
des familles nombreuses enlassées dans une chambre ¢troite, les 
églises en ruine : voila ce qu’avait observé Fourcroy en traversant 
cette région désolée. 








AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 634 


Toutefois on ne pouvait attribuer aux effets de la guerre civile ou 
de la guerre étrangére tous ‘es maux dont les traces étaient encore 
visibles. Un fait caractéristique, et qui montrait bien que la cause de 
plus d'un dommage tenail au régime méme qu’avait supporté le pays, 
cétait l'état de dégradation ou se trouvaient partout les édifices na- 
tionaux. A voir leur détérioration, on ne pouvait douter que rien ou 
presque rien n’avait été fait pour leur entretien depuis les premiers 
temps de la Révolution. Les commissaires de l’an 1X s’accordaient a 
dire que partout on reconnaissait du premier coup d’ceil les édifices 
appartenant au domaine, par l'état de délabrement ou ils étaient 
tombés. Tous également pressaient le gouvernement de pourvoir aux 
réparations les plus indispensables, sans quoi, ajoutaient-ils, on ne 
verrait bientdt plus un seul batiment debout. Fourcroy avait observé, 
dans l’Quest, que les édifices nationaux, et en particulier les ancien- 
nes maisons religieuses, périssaient tous par défaut d’entretien dans 
les toitures. De 1a il concluait avec raison que peu de chose eit 
suffi, dans le principe, pour réparer le dommage, tandis que, non 
arrétée dans ses progrés, la détérioration s’était étendue rapide- 
ment a toute la construction. A Paris méme, on se plaignait de 
l’état de dégradation des édifices publics. Loin de Paris, le mal, on 
le congvit, était plus considérable. Barbé-Marbois écrivait que, dans 
la treiziéme division militaire, prisons, casernes, colléges, presby- 
téres, églises tombaient en ruine. Il avait vu, dans certains bati- 
ments, des toiles 4 voile remplacer les toitures, et, dans des corps- 
de-garde, le soldat, privé méme de ce léger abri, demeurer exposé 
4 la pluie et mouillé jusqu’a la peau. 

Ce que les conseillers d'Etat disaient des édifices nationaux pou- 
vait étre dit, en général, de tout ce qui regardait le service des tra- 
vaux publics. Partout, faute de soin, avaient eu lieu des dégradations 
que le temps avait aggravées. C’é(ait ainsi que les digues de Dol 
en Bretagne, qui, déja endommagées en I’an VI, auraient pu étre ré- 
parées alors moyennant 10,000 francs, allaient nécessiter, en l’an IX, 
une dépense vingt fois plus forte. De méme, des avaries survenues, 
en I’an IV, 4 Pécluse de chasse.du port de Dieppe, auraient couté, si 
on y ett remédié dés Porigine, une somme de 5,000 francs. L’année 
suivante, il fallait 40,000 francs. En l’an IX, les réparations, dont 
l'importance s’éait accrue avec le mal, allaient codter 500,000 
frances. Cette incurie de l’administration avait amené, sur nombre 
de points, les plus facheux résultats. On sait les travaux de dessé- 
chement opérés, dans le Midi, & l’époque de Louis XIV. Prés de 
soixante mille arpents de marais, sous Je nom de Camargue, Bolle- 
duc, Fonteville et Monte-Major, avaient été desséchés alors par des 
compagnies de Hollandais que ce prince avait appelés. En I’an IX, les 








632 ETAT DB LA FRANCE 


traces de ces ouvrages subsistaient encore ; mais, faute d’entretien, 
les eaux avaient de nouveau envahi la contrée. La méme négligence 
avait fait un marais fétide de l’ancien port de Fréjus. A l'Ouest, au 
Midi, au Nord, des terrains, autrefois assainis, s’étaient ouverts de 
nouveau aux eaux marécageuses et donnaient aux habitants la maladie 
ou la mort. De toutes parts, le service des travaux publics était de 
méme en souffrance. Dans le département du Bas-Rhin, outre les 
travaux ordinaires des ponts et chaussées, — pour lesquels 119,000 
francs avaient été mis, en l’an IX, a la disposition du préfet, tandis 
que les besoins eussent exigé 800,000 francs, — des ouvrages 
d’urgente nécessité étaient 4 exécuter pour |’endiguement du Rhin. 
Au dire du conseiller d’Etat envoyé dans ce département, il fal- 
lait éviter tout retard, si l’on voulait prévenir, avec la perte to- 
tale des récoltes et des maisons placées au bord du fleuve, la des- 
truction de plusicurs communes riveraines. Dans les départements 
du Nord et du Pas-de-Calais, un grand nombre de canaux ou 
riviéres avaient besoin de réparations, les écluses étaient toutes 
en mauvais état, et beaucoup de ponts étaient en ruines. Dans le 
département de Ja Lys, pour ne parler que du fait le plus grave, 
état des dunes et des digues 4 Ostende et 4 Blankemberg était des 
plus alarmants. A Blankemberg notamment, la fameuse digue en 
‘terre du comle Jean, qui s étendait de Dunkerque 4 Anvers, n’avait 
presque plus de dunes au-devant d’elle et commengait a ¢tre telle- 
ment enlamée, qu’il suftisait d’un fort coup de vent pour l’emporter 
et ouvrir issue 4 la mer. La crainte d’un sinistre, qui edt ruiné une 
grande partie des départements de la Lys et de !’Escaut, tenait les 
habitants en des transes continuelles. A louest de la France, l'état 
d’abandon ou se trouvaient les ports de Rochefort et de la Rochelle 
n’était pas moins frappant. Les quais de la Rochelle, totalement dé- 
gradés, menacaient ruine; les jelées.et les mdles étaient détériorés 
au point de ne pouvoir plus résister aux flots: & tout moment, on 
redoutait d’en voir une partie entrainée par la mer; enfin les 
-bassins étaient encombrés de sable et de vase. Quant a Rochefort, 
environné de marais qui allaient le rendre incessamment inha- 
bitable, il n’offrait plus que des rues dépavées, dans lesquelles, a 
pied ou en voiture, on avait peine 4 circuler; partout Jes ateliers dé- 
serts ; ca ct 1a des vaisseaux en construction ou en réparation gisant 
sur les chantiers et s'avariant chaque jour; avec cela, le sable an- 
porté par la Charente comblant peu a peu les bassins et menacant 
d’entraver totalement l’entrée et la sortie des batiments. Les portes, 
qui fermaient les ouvertures de ces bassins, étaient méme a ce point 
alourdies par le sable ou la vase qui les pressait de toutes parts 
qu’on ne pouvait plus les mouvoir. « Je ne connais pas, écrivait 


AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 633 


Fourcroy, de remédes prompts et faciles contre un mal qui est porté 
presque au méme degré sur tous les points de la République. » 
Tandis que des ports d’une aussi grande importance étaient ainsi 
laissés en cet é:at de dégradation, on voyait, dans tout le Midi, pour- 
‘rissant au bord des riviéres ou sur les chemins, des arbres coupés 
depuis sept 4 huit années pour le service de la marine, et dont le 
nombre eut suffi, assurait-on, 4 la construction d’une escadre. 

Mais c’élait surtout l’état des routes qui accusait l'incurie du der- 
nier gouvernement. [| provoquait, d'un bout de la France 4 J’autre, 
des plaintes universelles. Au dire de Fourcroy, qui avait rédigé un 
rapport spécial sur ce sujet, les routes de la douziéme division mili- 
taire, et, en particulier, celles de Tours & Poitiers, 4 Niort, a la Ro- 
chelle et de la Rochelle 4 Nantes, offraicnt aspect d’une totale dé- 
gradation. A la vérité, la mauvaise qualité des matériaux, consistant 
en de la pierre calcaire fragile et délayable dans l'eau, avait aidé a la 
détérioration des chemins. Il faut dire aussi que, lorsque Fourcroy 
commenca sa tournée, de fortes pluies n'avaient cessé de tomber 
depuis plus de quatre mois. Les ehaussées, presque partout détruites, 
n‘avaient plus d’encaissement ; a la place des pierres ca et 1a dépla- 
cées, brisées, broyées, régnait une boue liquide. Des orniéres pro- 
fondes et inégales creusaient de toutes parts le sol en sa longueur, 
‘et n’étaient cependant pas pour le voyagceur les points les plus dan- 
gereux. Des trous, larges de plusieurs métres et d’une profondeur 
‘non moins considérable, remplis d'une terre visqueuse qui en dissi- 
mulait l’existence, formaient des précipices ot les voitures étaient 
englouties, pour peu que les conducteurs n’en connussent pas exac- 
tement la place ou fussent inhabiles a les tourner. Ce malheur était 
inévitable lorsque deux voitures, se rencontrant, étaient obligées de 
se croiser. Aussi trouvait-on fréquem ment, 4 coté de voitures renver- 
sées surle flanc, d’autres enfoncées presque entiéres dans ces cavités. 
Pour les tirer de 1a, on creusait le sol en avant de ces cavilés, ce qui 
faisait de nouveaux dégats, aprés quoi, avec un nombre double de che- 
vaux ou par le secours de plusieurs paires de boeufs, on ramenait la 
voiture sur la chaussée. Lorsque, au lieu de calcaire, les matériaux des 
Toutes offraient dans leur composition du grés, du silex, du quartz 
ou du granit, la dégradation était d’uac autre sorte, sans étre moindre 
pour cela. Les pierres, déplacées et sorties de leur encaissement, for- 
maient, sur la chaussé2, une succession de saillies et de vides, entre 
lesquels les roues des voilures demeuraient arrétées ou sautaient 
avec violence, de sorte qu’au danger de verser ou d’enfoncer dans 
‘les boues succédait ici celui de la rupture du véhicule. C’est sur ces 
‘routes que Fourcroy vit des roues de charrettes que garnissaient, sur 
leurs jantes, de gros clous de fer & téte taillée 4 facettes, espéce de 

25 Aovr 1873. Mf 


634 ETAT DE LA FRANCE 


roues dentées destinées 4 s’engrener dans les inégalilés du sol. On 
juge les dégdls que devaient faire ces* lourdes et tranchantes ma- 
chines. 

A tout cela il faut ajouter les ponts brisés, les garde-fous ren- 
versés, les levées éboulées, et les eaux qui, séjournant profondé- 
ment dans toutes les parties basses, défongaient sans cesse le reste 
des chemins. Aussi les rouliers ne marchaient-ils que par caravane 
de sept 4 huit hommes, ayant chacun de six 4 huit forts chevaux 4 
leurs voiltures, et se suivant de prés sur la route, de mani¢re a 
s’entre-aider au besoin. Dans beaucoup d’endroils, les voitures quit- 
taient le grand chemin et traversaient les terres labourées sur un 
espace de cent 4 deux cents métres, au préjudice de l’agriculture et 
du droit de propriété. Les rouliers ne faisaient quelquefois que trois 
ou quatre lieues entre deux soleils, le voyage étant, comme on le 
concoit, impossible la nuil. Fourcroy eut six fois, pour son compte, 
sa voiture brisée, et onze fois il fut obligé d’envoyer chercher des 
beeufs pour se lirer des boues ow sa voiture élait enfoncée jusqu’au- 
dessus du moyeu des grandes roues. 

La guerre, donut ces contrées avaient élé le thédtre, avait assuré- 
ment contiibué au mauvais élat des chemins. Mais, sans étlre par- 
tout poriée 4 ce degré, la dégradation des routes dans les autres 
parties de la France était considérable. Toutes les routes du -dépar- 
tement du Nord, excepté cellu de Lille 4 Dunkerque, moins fréquentée 
par les rouliers, étaient dans un élat déplorable. Défoncées par l'ar- 
rachement des pavés et trouces de fondriéres, elles ressemblaient 
pour la plupart, disaient les rapports, & des terres labourées. Il 
en était de méme de celles du Pas-de-Calais. Celles de la Drome, 
de I'Isére et des Ifautes-Alpes étaient également signalées comme en 
grande parlie impraticables. En Bretagne, le service des voilures 
publiques élail, sur plusieurs points, totalement inferrompu. Dans 
le département de la Manche, dix-sept routes étaient 4 refaire i neuf. 
Pour réparer celles du département de l’Orne, on estimait qu’'tl fal- 
lait dépenser 500,000 francs. On en demandait 650,000 pour celles 
du Calvados. Celles de l’Ain, du Doubs, du Jura et de la Haute-Sadne, 
exiveaient une dépense de 3,700,000 francs. Dans la huiliéme divi- 
sion milituire, un tiers seulement des routes était 4 peu prés bon, 
un aulre étai! manivais, et le dernier tiers totalement défoncé. Pour 
le seul département des Basses-Alpes, qui dépendait de cette divi- 
sion, on demandait un crédit de 2,500,000 francs. Dans le Var, la 
dépense, encore plus grande, était évaluée 45,500,000 francs. 

Il n’y avait pas que les grandes routes qui fussent mauvaises; les 
chemins vicinaux étaient aussi fort endommageés, ce qui nuisait con- 
sidérablement aux charrois et aux exploitalions rurales. Quant a 











AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 655 


Pétat des grandes routes, on concoit 4 quel point le commerce devait 
en élre entravé ; dans certains départements, il était menacé d’une 
suspension totale. L’approvisionnement de certaines localités en de- 
venait méme presque impossible. Par la méme raison, les prix de 
transport étaient exorbitants. Ainsi une quantité de bié, valant dix- 
huit franes 4 Nantes, coutait une égale somme pour étre transportée 
a Brest par la voie de terre. Pour amener les routes 4 cet état de dé- 
gradation, il avait fallu une incurie persistante et l’absence totale de 
réparations pendant plusieurs années. Au mois de nivdése an IX, un 
arrété des consuls avait ouverl au ministre de l intérieur un crédit 
extraordinaire de douze millions pour la réparation des principales 
routes de la république. Cet arrété avait été accueilli avec satisfac- 
tion ; mais 4 cette satisfaction se mélait un sentiment de défiance 
trop justifié par les événements. « Pourvu qu'on paye, » disait-on. 
=% Issu des désordres de la Révolution, le brigandage, non moins que 
le mauvais état des routes, contribuait 4 entraver les communica- 
tions. A l'époque du Directoire, il sévissait, en des proportions 
diverses, sur toute l’étendue du territoire. Comme 4 d’autres 
heures critiques de notre histoire, des bandes d’aventuriers, pro- 
duit impur de nos troubles intérieurs, couraient le pays. IIs en- 
vahissaient les propriétés privées, volaient les deniers de | Etat, arré- 
taient les voilures publiques, tuaient ou dévalisaient les voyageurs, 
et s’imposaient aux populations par l’audace de leurs crimes. Pour- 
suivi avec persistance depuis le 48 brumaire, le brigandage, qui 
avait d'abord cherché un refuge vers les parties boisées ou monta- 
gneuses, ne tarda pas 4 disparaitre. Si entamé qu’il fat déja en 
l’an IX, il ne laissait pas d'inspirer encore des alarmes. Des bandes 
élaient alors signalées aux alentours méme de Paris. Elles dévali- 
saient les gens qui allaient de nuit sur les chemins, ou luttaient, aux 
barriéres, avec les préposés de l’octroi, pour frauder l'impot au 
profit de spéculateurs dont elles étaient complices. Si fréquents que 
fussent ces méfails, ils étaient peu connus de la police, parce que les 
personnes qui auraient pu |’en instruire se taisaient de peur d’étre 
ensuite volées ou assassinées dans leurs maisons. Par le méme motif, 
les maires gardaient le silence. Il en résultait que, dans plusieurs 
communes, des individus, notoirement coupables de brigandage, 
vivaient sans étre inquiétés. Si de tels faits s’accomplissaient sous 
les murs de Paris, on juge de ce qui devait se passer dans les dépar- 
tements. Aussi n’y a-t-il pas une seule des enquétes, faites en l’an IX 
sur un point quelconque du pays, qui ne signale des actes de bri- 
gandage, fout en constatant que, grace aux actives poursuites dont 
elles étaient l'objet, les bandes perdaient partout de leurs forces et 
se désorganisaient. Mais c’élait surtout dans les provinces de l'Ouest 


636 ETAT DE LA FRANCE 


et du Midi, ob des ressentiments politiques encore vivaces offraient 
de faciles prétextes 4 ses méfaits, que le brigandage persistait avec le 
plus d’énergie. Lorsque Barbé-Marbois visita la Bretagne, on ne parlait 
que de meurtres commis, de percepteurs volés, de granges et de 
greniers pillés. En dehors de la Bretagne, des faits analogues se 
passaient dans le Poitou, Anjou, le Maine. Quelques hommes 
hardis, mélés jadis 4 nos luttes civiles, s’étaient mis 4 la téte des 
bandes qui infestaient. ces provinces. Inoffensifs le jour, ils faisaient 
la nuit irruption chez les percepteurs, les receveurs, les acquéreurs 
de domaines nationaux. La, comme aux environs de Paris, comme 
partout, la crainte qu’ils inspiraient servait 4 les protéger. S'ils 
étaient pris et livrés aux tribunaux, on ne trouvait contre eux ni 
dénonciateur, ni temoin, ni méme Juré qui voulit reconnaitre leurs 
crimes *. 

Dans le Midi, le caractére passionné des habitants avait imprimé 
au brigandage un degré particulier de violence. C’était dans ces con- 
trées qu’on avait vu des chefs de bandes, comme Jadis les tyrans 
féodaux, s’établir en souverains sur certains cantons, et lever con- 
tribution. Depuis le 148 brumaire, et surtout depuis la victoire de 
Marengo, qui donna au nouveau gouvernement une force considéra- 
ble, le Midi avait pris un aspect moins troublé. Lorsque Frangais de 
Nantes arriva, en floréal an IX, dans cette partie de la France, le dé- 
partement des Basses-Alpes, aprés avoir été si longtemps le théatre 
de rapines et de meurtres, et ot tant de militaires revenant isolé- 
ment d’Ilalie avaient trouvé la mort, était enfin purgé des bandes 
qui l’occupaient. Il n’en était pas de méme des départements voi- 
sins. Dans le Var, les brigands, contre lesquels les troupes régulié- 


Tes étaient demeurées impuissantes, n’avaient cédé que devant la le- 


vée en masse de soixante-quatorze communes qui, s'armant sponla- 
nément au nom de la sécurité publique, et, les traquant de toules 
parts, en avaient délivré le département. Dans les Bouches-du-Rhone, 
on signalait encore quatre bandes redoutables. Loin que, de ce céle, 


‘ Dans les documents des premiers temps de la République, on doit n’accueillir 
qu’avec réserve cette dénomination de brigands, appliquée indistinctement a des 
malfaiteurs et aux ennemis de la Révolution, notamment aux Vendéens. A la fin du 
Directoire et au commencement du Consulat, cette dénomination avait, peu 
d’exceptions pres, repris dans les textes officiels son véritable sens. Dépourvu dé 
caraclére politique, le «brigandage», au dire des commissaires de l'an IX, ne re- 
présentait plus que cet ensemble de méfaits auxquels on devait s‘attendre, 41a sul 
de commotions violentes, dans un pays sans police et sans force publique. cla 
chouannerie, écrivait Fourcroy, ne doit point étre confondue avec les anciens Yen- 
déens; il n’y en a point dans la Vendée. » Parlant des bandes qui couraient les 
autres départements: « C’est, disait-il, un reste des guerres civiles et des troubles 
intérieurs ; c’est fécume de la révolution et de la guerre. » 

















AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 637 


un mouvement collectif s’organisét contre eux, 4 limitation de ce 
qui s’était passé récemment dans le département du Var, plus de 
douze communes leur donnaient notoirement asile. Dans le départe- 
ment de Vaucluse, quatre-vingt-dix assassinals avaienl été commis 
depuis le commencement de }’an VIII. Sur ce chilfre, trente-deux 
l’avaient été dans le second semestre de I’an VIII, et onze seulement 
dans les six premiers mois de l’an 1X. La décroissance était sensible. 
Toutefois aucune des routes de ce département n’était encore sire, 
et il était bon, sur quelques points, d'escorter les courriers. Peu au- 
paravant, el sous le Gonsulat méme, on élait obligé, pour voyager dans 
ces contrées, de prendre des passe-porls des chefs de brigands et de 
payer le rachat du pillage. Aux abords des routes, des placards aver- 
tissaient les voituriers que, faule de cent francs d’or, livrables 4 pre- 
mitre réquisition, ils seraient fusillés, et plusieurs l'avaient été. 
Comme dans les Bouches-du-Rhéne, un certain nombre de communes 
du département de Vaucluse servaient publiquement de résidence aux 
brigands ; et tel était l’esprit des habitants, que dans une localité de peu 
d’importance, ot cing brigands, auteurs de douze 4 quinze assassinats 
chacun, avaient été récemment fusillés, une souscription de plus de 
cinquante mille francs aurait élé organisée dans le dessein de les sau- 
ver. Au reste, il faut bien le dire, dans le Midi comme dans |’Ouest, le 
brigandage était devenu une profession dont beaucoup de gens vi- 
vaient. 1 élait tellement entré dans les mceurs, qu’il ne révoltait au- 
cunement la conscience publique. Barbé-Marbois avait été frappé de 
l’insouciance avec laquelle on parlait autour de lui de vols et d’assas- 
sinats. « Tous les jours, écrivait-il, on me rapportait que quelques 
habitants avaient été tués, une diligence pillée, des caisses volées, 
des perceptcurs enlevés. A l’indifférence avec laquelle on raconte 
ces événements, on croirait que ces pays ainsi lroublés sont dans 
leur état naturel. » Comment les populations n’auraient-elles pas 
montré, en effet, une telle indifférence, lorsqu’elles-mémes, en plu- 
sieurs localités, praliquaient le vol pour leur compte, et se livratent 
sans scrupule ades déprédations publiques dans les foréts de I’Etat? 
Depuis douze ans, dans le Midi, on voyail des communes entiéres se 
rendre dans ces foréts avec chevaux, charrettes, et en plein jour. De 
ce coté de la France, le vol des bois avait déja toute la puissance 
d’une coulume. Dans le département de lAin, il y avait deux cent 
onze scieries presque uniquement alimentées par des vols de ce 
genre. Partout les foréts nationales étaient ainsi dévastées. Inutile 
de dire qu’on ne respectait pas plus les propriétés des particuliers 
que celles de I’Etat. De toutes parts on se plaignait de la soustrac- 
tion des récoltes et de l’enlévement des bestiaux. Dans tout cela, il 
ne faudrait pas voir seulement un effet du désordre des événements, 
du manque de surveillance, ou de la faiblesse des magistrats crai- 


638 ETAT DE LA FRANCE 


gaant la vengeance ou |’impopularité : c’étaif aussi la conséquence 
de certaines idées révolutionnaires sur la propriété, idées qui por- 
taient beaucoup ‘de gensa penser — ou tout au moins a prétendre— 
qu’a défaut du sol, les fruits devaient étre communs. 

Si, par le fait de ces fréquentes atteintes:4 la propriété, joint au 
mauvais élat des chemins ou au peu de sireté des communications, 
l’agriculture n’était pas sans souffrir de notables dommages, on 
pouvail dire que sa.situation, comparée 4 celle du commerce et de 
Pindustrie, était des plus prospéres. Durant la Revolution, les ré- 
quisitions, le maximum, le discrédit des assignats, la terreur qui 
faisait enfouir les capitaux, la guerre qui empéchail les exportations 
en méme temps qu’elle diminuait la consommation intérieure, et, 
plus tard, l'emprunt forcé, la loi des otages, et la dissolution crois- 
sante et toujours plus sensible de l’ordre politique, tout cela avait af-: 
faibliou tué les transactions. En lan VII, le commissairedu Directoire 
prés l'administration centrale du département de la Seine écrivait au 
ministre de l’intérieur que les affaires étaient dans une stagnation 
profonde, et que tel fabricant de Paris ennployait au plus dix ouvriers, 
quien avait eu d’abord jusqu’a soixante ou quatre-vingts. Dans toute 
la France, Ja situation était la méme. Assurément, il n’élait pas sur- 
prenant gue, dans le Calvados, par exemple, le commerce de den- 
telles, ressource presque unique de Caen, de Bayeux, de Honfleur, 
et d’autres localités, fit totalement perdu; niqu’il le fat, dans|’Orne, 
a Argentan, 4 Alencon, el, dans le département du Nord, a Valen- 
ciennes. Mais des branches de commerce qui, par leur objet, sem- 
blaient répondre a un besoin plus réel, n’étaient pas moins paraly- 
sées. Dans l’Eure, les manufactures de draps de Louviers, en Breta- 
gne, les manufactures de toiles, étaient entiérement tombées. Dans 
la Charente, les fabriques de papier, l’une des richesses du dépar- 
tement, et qui, pour la beauté de la fabrication, rivalisaient avec 
celles de la Hollande, l’étaient également; du moins plus de la moi 
tié des cuves étaient alors arrétées. Une cause, non assez remar- 
quée, de stagnation dans les affaires, était le peu de moralité des ne 
cociants. Voyant l’Etat manquer a ses engagements, ils se croyaient, 
par eet exemple, le droit de manquer aux leurs, et n‘avaient nu 
serupule a faire banqueroute. Depuis le Consulat, la confiance avait 
commence de reparaitre, -et, avec elle, le commerce et l'industrie 
étaient sortis de leur inertie. Toutefois ce retour a l’activité état 
encore en l’an 1X moins une réalité qu'un espoir, et les conscillers 
d’Etat, dans leurs rapports, formulaient bien plutét des veoux qu’ils ne 
constataient une amélioration. A Paris méme, en nombre de spéci@- 
lités, les affaires n’étaient guére moins languissantes qu’elles ne 
Vavaient é1é avant le 148 brumaire. Nulle part elles n’étaient remon- 
tées encore au niveau d’ou elles étaient tombées dans le cours dela 








AU LENDEMAIN DU 48 BRUMAIRE. 63) 


Révoiution. Elles étaient méme au-dessous de celui qu’elles avaient 
atteint avant 1789. Le département de l’Aube, par exemple, comp- 
tail, en 1784, 3,240 matiers, dont 2,000 pour toiles de coton, don- 
nant un produit de 9,953,000 francs. Au 4* fructidor an VIII, il ne 
possédait plus que 1,470 métiers, dont le quart méme n’élail pas 
occupé, donnant un produit de 5,325,500 francs. Encore ce départe- 
ment élait-il J’un de ceux dont la siluation était alors considérée 
comme satisfaisante. Quelques chiffres sur des centres importants 
d'affaires, tels que Lyon et Marseille, feront mieux ressortir la diffé- 
rence des situations. 

D'aprés un recensement fait en 4788, il existait & Lyon 14,777 mé- 
tiers pour la fabrication des étoffcs de soie, sur lesquels 9,355 étaient 
en activité. En l’an IX, on ne compltait plus qu’environ 5,000 mé- 
tiers travaillant, soit 4,335 de moins qu’en 1788. De méme, le tirage 
dor, qui alimentait en 41780 vingt maisons, faisant annuellement, 
tant en France qu’a l’étranger, pour 10 millions d'affaires, n’occu- 
pait plus que cing ou six maisons, dont les affaires s’élevaient au 
plus 41 million. Les manufactures de chapellerie, une des branches 
les plus considérables de l'industrie et du commerce de Lyon, souf- 
fraient d'une disproportion analogue. Jusque vers 1792, ellesavaient 
occupé prés de 8,000 ouvriers, et aujourd hui elles pouvaient 4 peine 
en occuper 1,500. En ce qui regarde le commerce de Marseille, la 
différence n’était pas moins sensible. Durant les belles époques, on 
voyait dans ce portun mouvement annuel d’environ 3,000 batiments, 
sans compter 30 batiments qui sortaient chaque année de ses chan- 
tiers. Marseille avait alors en propriété 780 batiments, jaugeant en- 
semble 75,775 tonneaux : 7 batiments faisaient le commerce de 
V’Inde, 55 celui des colonies, 88 celui du Ponent, 400 celui du Le- 
vant, 80 celui des ports élrangers ; 150 étaient destinés au cabotage, 
420 a la péche locale, 30 4 la péche de Terre-Neuve, 28 & la péche 
du corail en Afrique, et 4 4 500 petits batiments de la céte a celle 
du corail sur les rives de Sardaigne. De 4780 4 1789, le seul com- 
merce du Levant avait occupé, année commune, 210 batiments 
pour l’exportation et 230 pour Vimportation. Suivant le calcul le 
plus modéré, le mouvement annuel des valeurs qu'il entretenait at- 
teignait au chiffre de 80 millions. Voici le résultat des exportations 
de l'année 1791, considérée encore comme une année prospére : 


Pour les Echelles du Levant. 208 batiments. 28,400,000 valeurs. 


_-— Golfe Adriatique. . 47 — 40,000,000 — 
— Ponent...... 152 — 23,000,000 — 
— Nord....... . 28 — 4,500,000 — 


Total. . . 435 bdtiments. 66,400,000 valeurs. - 


640 ETAT DE LA FRANCE 


Cette situation florissan(e avait complétement disparu. « L’élat 
des importations et des exportations dans les derniers mois de 
l’an 1X, écrivait Francais de Nantes dans un rapport daté du 46 mes- 
sidor de la méme année, ne présente pas un mouvement égal & ce- 
lui qu’offraient autrefois quinze jours de paix. » Avec un commerce 
extérieur aussi faible, la population de Marseille evtt été dépourvue 
de toutes ressources, si elle n’edl possédé ses tanneries, ses savon- 
neries, sa bonnetterie, sa chapellerie et ses fabriques de vin, qui, 
jointes au commerce de blé, étaient alors ses seuls moyens d'exis- 
tence. 

Dire, aprés cela, qu’au lendemain du Consulat, ef dans la se- 
conde année méme qui suivil son avénement, la misére était grande 
en France, c'est exprimer une vérité que le lecteur a déja furmulée 
de lui-méme. Sur les cétes de Bretagne en particulier, ot les habi- 
tants vivaient des produits de la mer et du négoce maritime, la ruine 
de la navigation et la cessation des pécheries avaient amené une 
détresse générale. A Port-Brieux, Port-Malo, et sur la céte du Nord, 
pépiniére de nos meilleurs matelots, on ne voyait plus qu'une popu- 
lation oisive et offrant les signes du plus triste dénument. Lorient, 
qu’enrichissaient autrefois l’Amérique et ]’Asie, présentait un aspect 
analogue. Les commergants, qui de la envoyaient des navires aux 
deux Indes, étaient alors réduits 4 un petit trafic de détail qui suffi- 
saila peine 4 soutenir leurs familles. A cété d’eux se rencontraient 
d'autres genres d'infortune : c’étaient, outre le grand nombre de 
marins mal payés par l’Etat, et que, depuis plusieurs années, on 
leurrait de promesses toujours décues, les invalides, les veuves, les 
péres et méres des blessés, des prisonniers, tous témoignant ouver- 
tement leur chagrin ou leur colére de n’avoir dans les mains qu'un 
titre inutile de pension ou de secours. De méme, a Saint-Servan, & 
Saint-Malo, on voyait une foule de malheureux, n’ayant pour tout 
bien que des lettres ou promesses de secours dont ils n’avaient riep 
touché depuis deux ou trois ans, tels que les réfugiés de Saint- 
Pierre et Miquelon, de Saint-Domingue, et de plusieurs autres de nos 
colonies. Barbé-Marbois disait que, dans ces contrées, un tiers des ha- 
bitants vivait aux dépens des deux autres, soit en les volant, soit paf 
des aumdnes forcées. II attribuait 4 cette détresse des populations la 
facilité avec laquelle se recrutait le brigandage. «Tant queles marins 
seront sans emploi ou sans salaire, écrivait-il, et les ouvriers sans 
travail, les chefs de malfaiteurs auront des moyens assurés d entre- 
tenir les forces de leur parti... Ce serait bien pis encore, ajoutail-il, 
si l’armée élait irrégulitrement payée; le soldat, mal nourri, mal 
vélu, et sans paye, passerait infailliblement du cdté des brigands. » 
Ces observations élaient applicables 4 toutes les localités ou persis 








AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 641 


tait le brigandage ; car parlout on rencontrait, en des mesures va- 
riables, cette méme misére qui désolait la Bretagne. Partout le nom- 
bre-des pauvres, des indigents, s’était accru d'une maniére considé- 
rable depuis les premiers temps de la Révolution. Une brochure pu- 
blige en I’an IX, et adressée par son auteur au gouvernement des 
consuls, évaluait en moyenne a trois ou quatre mille le nombre des 
mendiants de chaque département, soit trois cent mille au moins 
pour l’ensemble du territoire. La mendicilé était méme devenue 
une habitude qui s’était infiltrée dans les relations sociales, 4 ce 
point que des personnes aisées ne rougissaient pas de solliciter pour 
elles-mémes des secours dont elles n’avaient pas besoin. Il ya plus: 
les effets de l’extréme misére ne s’étaient pas toujours fait sentir 
uniquement parmi les classes laborieuses. Francais de Nantes écri- 
vait que, dans le Midi, deux ingénieurs des ponts et chaussées étaient 
morts de faim, etilajoutait, parlant d’un de leurs successeurs, que 
celui-ci éprouverait le méme sort, si le gouvernement, débiteur 
envers lui de traitements arriérés, ne se hatait de lui venir en 
aide. Inutile de dire que la détresse publique était plus grande 
encore a la veille du Consulat. 

Que si nous résumons ce tableau trop fidéle des maux de notre 
pays 4 la fin du Directoire, que voyons-nous? Des finances en. désar- 
roi, une administration sans régle, une justice abaissée, un ensei- 
gnement stérile, les communications rendues impossibles par la dé- 
gradation des routes et le défaut de sécurilé, le commerce et l'indus- 
trie ruinés, les pauvres privés de secours ef la misére partout. A cela 
s’ajoutait un mal pire que tous ces maux, l'état de lesprit public. 
On ne croyait plus 4 la république; on lui reprochait toutes les in- 
fortunes dont on souffrait; non qu'elle seule pardt en étre la cause, 
et qu’on oublidt les désordres et les maux de l'ancien régime, mais 
parce qu’A son avénement elle avait promis autre chose, et qu'elle 
semblait montrer enfin son impuissance 4 réaliser ses promesses. 
En adressant ces reproches au gouvernement, les ciloyens ne pre- 
naient d’ailleurs Vinitiative d’aucune réforme, d’aucun effort répa- 
rateur. Sans foi dans le régime qui les gouvernait, ils étaient sans 
foi en eux-mémes. Les esprits avaient subi dans le cours de Ja Révo- 

lution des secousses tout 4 la fois si diverses et si violentes, que, de 
Jassitude, ils élaient enfin tombés dans une profonde léthargie. Un 
an avant le 48 brumaire, le commissaire du Directoire prés |’admi- 
nistration du département de la Seine adressait au ministre de lin- 
térieur ces paroles découragées : « L’esprit public est dans une lé- 
thargte qui fait craindre son entier anéantissement. Nos revers ou 
nos succés ne font naftre ni joie ni inquiétude. Il semble qu’en li- 
sant le récit de nos batailles on lise histoire d'un autre peuple. Les 


642 ETAT DE LA FRANCE AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE. 


changements de notre situation intérieure n’excitent pas plus d’émo- 
tion. On se questionne par curiosité, on répond sans intérét, on ap- 
prend avec indifférence. Quels sont les moyens de faire cesser ce 
sommeil de mort? » Cet abattement des esprits était le méme dans 
toute la France. Comme on !’a dit souvent, c’était dans nos armées 
que s était réfugié ce qui restait alors en France de patriotisme et de 
vertus actives. Quant 4 la masse de la nation, elle ne demandait 
qu’une chose, la sécurité de l’existence, et le prix, quel qu’il fat, 
dont il lui faudrait l’acheter avait d’avance son acquiescement. Com- 
ment un peuple ainsi démoralisé n'edt-il pas appartenu & homme 
hardi qui, au nom de l’ordre public, tenterait de s’en emparer? As- 
surément l'état ot la France était alors tombée ne justifie pas un 
acte que rien au monde ne saurait légitimer, qui, par son principe 
méme, était un nouveau germe de démoralisation jeté au sein du 
pays, germe, hélas! non encore étouffé, et qui s'est perpétué jus- 
qu’a nous en produisant des fruits de mort. Mais si cette situation 
ne justifie pas le 18 brumaire, elle en explique le succés. Elle donne 
également tort aux esprits généreux qui, en condamnant sans ré- 
serve le coup d’Etat dans son principe, voudraient n’en rendre res- 
ponsalle que son auteur, et ne point admettre que le sentiment pu- 
blic ait été, par le fait de son indifférence ou de son avilissement, le 
complice de la violence et de Villégaliteé. 
Fétx Rocovatw. 








DOUCE-AMERE 


VIlit 


EN FAMILLE 


Parmi tous les dons que le ciel a départis 4 la femme avec profu- 
sion, la supériorité dans l’art de dissimuler tient une place des plus 
honorables. Quelques penseurs ont rapporté 4 ce privilége la force 
mystérieuse qui rend le beau sexe parliculiérement redoutable , 
d’autres se sont bornés 4 voir en lui une arme défensive contre la 
tyrannie de Ja loi sociale. Ce que nul n’a contesté, c'est le fait lui- 
méme, livré au contréle des observations de chacun. 

Madame Bodignon était la vivante incarnation de ‘cette puissance 

merveilleuse. Elle la pratiquait comme l’exercice inconscient d’une 
fonction naturelle. Etre douce, aimable, prévenante devant un 
étranger, ne lui paraissait pas plus difficile que de mettre un pied 
devant l'autre pour marcher, et c’élait, 4 ses yeux, tout aussi in- 
dispensable. Redevenir aigre, inquiéle, tyrannique aussitét 1’é- 
tranger parti, ne lui cottait pas davantage. Il n’y a donc pas lieu 
de s’étonner si Clausatle fut dupe de l’empire qu'elle exercait sur 
elle-méme avec une habileté si consommée. En l'entendant parler 
de départ pour Paris et de l’éventualité de ne rentrer que le len- 
‘demain, elle éprouva cette satisfaction mélée d’orgueil que fait 
éclore la réalisation d’une chose prévue. Prévenue par Gabriel, 
cette fugue ne la surprit pas, elle l’attendait, la guettait comme 
un chat guette une souris, elle en ressentait une joie farouche in- 
descriptible. 


4 Voir le Correspondant des 25 juillet et 10 aodt 1872. | 


644 DOUCE-ANERE. 


Ce gendre, qui se figurait duper sa belle-mére, égarer par une 
fausse franchise ses légitimes préoccupations, endormir sa surveil- 
lance infatigable, il serait donc enfin démasqué par elle, elle seule, 
qui ne s’en remettrait & personne du soin de constater avec éclat ses 
monstrueux débordements. Quelle inspiration profonde d'avoir 
eu la force de se contenir, de n’avoir pas ébruité la confidence 
du lieutenant! Sa fille la connaissait, mais elle était absente et 
n’avait pas revu son mari. Celui-ci, par conséquent, ne se doutait 
pas qu’on fat si bien instruit; il partait confiant. Par un rafline- 
ment qui était un trait de génie machiavélique, elle avait voulu 
accroitre encore sa sécurité en lui donnant une commission. C’é- 
tait inutile. 

Le diner fini, elle suivit d’un regard impatient Clausalle qui s’éloi- 
gnait. Sire que sa viclime ne lui échapperait pas, elle quitta le 
salon, ot M. Bodignon savourail son café avec sensualité, et courut 
tout d'une haleine frapper 4 la porte de son locataire. 

Le mois finissait, c'est dire que le lieutenant était chiez lui. Il 
éiait méme d’une humeur massacrante, et venait de le teémoigner 
au cavalier Cropin avec une vivacité militaire. Le misérable, pour 
couronner.un menu assez réussi, le maitre en convenail, n’avait pas 
eu l'esprit de trouver un simple pelit verre d’eau-de-vie. Confus de 
son oubli, il proposa timidement de l’absinthe. 

— Pourquoi pas de la moutarde? s’étail écrié le lieutenant au 
comble de l’exaspération. 

Madame Bodignon survint trés 4 propos pour sauver au brosseur 
un nouveau poil, le second de la journée. 

Dés que Cropin eut ouvert la porte, M. Clapier reconnut fort bien 
la douce voix qui demandait s’il était visible. Sa colére, qu'il com- 
mengail a calmer en recourant a une pipe, faute de mieux, éprouva 
une recrudescence subile. I] se promena avec bruit dans ce qu'ik 
appelait son campement, et qui n’était autre que sa chambre a 
coucher, lancant d'une voix sonore d’énormes jurons, grondant 
comme un dogue auquel on a arraché un os sur lequel il comptait. 
Sa charmante propriétaire fit son entrée au milieu de cet orage. Elle 
s‘intéressail tant 4 lui, qu'elle s’enquit avec sollicitude de ce qui le 
méconlentait. Le lieutenant, qui élait la franchise méme, |’avoua 
tout net, ne sachant rien cacher. Ensuite, il s‘en repentit bien haut. 
Pouvait-il prévoir que lexcellente madame Bodignon le gronderait 
doucement de n’avoir pas songé 4 ses amis, qu'elle demanderait si 
une bouteille d’Armagnac (M. Bodignon en avait d’excellent) ne sup- 
pléerait pas pour aujourd’hui... qu’enfin, avant d’avoir la réponse, 
elle disparaitrait 4)’improviste, pour reparattre au bout de quelques 














DOUCE-AMERE. 645 
minutes, portant dans ses bras un des flacons de sa cave 4 liqueurs, 
celui-la méme dont son mari allait se servir et qui élait déja posé 
devant lui, Jorsqu’elle ’'enleva brusquement sans rien dire. M. Cla- 
pier se facha tout rouge, maudit son incorrigible manie de dire tou- 
jours la vérité (c’était plus fort que lui) et n’accepta qu’a titre de 
prét. Il entendait sans doute par 1a qu’il rendrait la bouteille dés 
quelle serait vide. 

Madame Bodignon ne faisait pas les choses a demi, elle lui versa 
de sa blanche main un bon verre, et le contraignit 4 boire. Elle ne 
consentil a exposer |l’objet de sa visile qu'aprés que le lieutenant eut 
absorbé la moitié de la rasade, léché sa grosse moustache, puis fait 
claquer sa langue avec bruit, car seulement alors il était compléte- 
ment rasséréné. Or elle avait ses raisons pour le bien disposer autant 
que possible. Excés de précaution encore. Rien ne devait étre plus 
agréable 4 M. Clapier que la proposition qu'elle venait lui faire, et 
qui consislait 4 l’accompagner le soir méme au bal de |’Opéra, ou sa 
présence était indispensable, mais ot elle n’osait aller seule. — 
Comment donc, éire le chaperon d’une charmante femme, jouer du 
méme coup un méchant tour au substitut qu’il détestait ! — la moitié 
aurait suffi pour le déterminer. Néanmoins il fit acheter son consen- 
tement.par le récit détaillé de ce qu’on projelait contre Clavsalle. Il 
donna son opinion, glosa, rit bruyamment, et, quand il sut tout, 
assura madame Bodignon qu'il lui était dévoué jusqu’d la mort, 
qu'elle eut a se fier & sa discrétion... Il se faisait fort de trouver 
Georges, attendu qu’il avait |’ceil américain. 

Le résultat de l’entrevue fut qu’aprés un quart d’heure environ, 
M. Bodignon recut de sa femme, 4 brile-pourpoint, |’annonce 
qu'elle coucherait 4 Paris. Les gros yeux de homard du digne fabri- 
cant de sucre s’écarquillérent inutilement, elle n’‘ajoula aucune 
explication. Quanta en demander, I était pour cela trop bien fagonné 
au joug. Il acheva de siroter son café. Et comme, cette opération 
terminée, madame Bodignon était déja en chemin de fer, il se pro- 
mena dans le salon en se frottant les mains, souriant, se passant la 
langue sur les lévres, offrant enfin des signes certains d'une agitation 
insolite. 

Quoique le bal masqué de 1l’Opéra soit un lieu peu propice aux 
rencontres fortuiles, Clausalle n’aurait peut-étre pas échappé aux 
Argus qui menacaient son repos, sans la précaution qu'il avait prise 
de s’affubler d'un pierrot. Il va sans dire que madame Bodignon, de 
son cOté, dissimula sa gracieuse personne sous un domino. Elle ne le 
fit qu’a contre-cceur, jugeant que c’étail compromettre sa dignité, 
mais se résigna pour ne pas faire échouer I’ opération. Elle considérait 


646 DOUCE-AMERE. 


aussi comme plus distingué que le lieutenant, qui avait émis }’opi- 
nion de louer un costume, s’en tint 4 ?habit noir. Malheureusement, 
dans son horreur pour le civil, M. Clapier avait restreint sa garde- 
robe austrict nécessaire. Avec la redingote boutonnée qui lui serrait 
si coquettement la taille, il ne possédait plus qu'un vieil uniforme de 
dragon. De mauvais plaisants lauraient regardé comme trés-sufl- 
sant, s'il l’avait endossé pour la circonstance. Qu’on sache bien que 
c était une relique conservée comme un féliche, parce qu’elle por- 
tait la trace glorieuse d’une balle au beau milieu de son _plastron 
jaune; et qu’on juge s'il edt fait bon parler au lieutenant de prostt- 
tuer dans un bal, fdt-il de Opéra, ce vénérable trophée! Il arréta 
son choix sur un magnifique mousquetaire Louis XIII, étoffé et impo- 
sant. Chaussé de grandes bottes grises 4 éperons de cuivre, le bras 
gauche fiérement appuyé sur sa rapiére, avantagé d'un faux nez, il 
avait, ma foi, grande mine et tournure sémillante, sous Je mantean 
rouge et le feutre 4 plumes ! 

M. Clapier s’était bercé de l’idée qu'une fois dans le sanctuaire, il 
aurait bientét fait de conquérir sa liberté en installant madame 
Bodignon dans une loge. Mais elle ne l’entendait pas ainsi. Vaine- 
ment il fit valoir qu'il n’y avait pas de meilleure place pour planer 
sur l’ensemble; que de 1a elle découvrirait infailliblement son gen- 
dre, s’il était dans la salle; qu’enfin c’était un excellent préservalif 
contre les inconvénients de la foule. Elle n’était pas venue pour se 
claquemurer, elle voulait circuler, pénétrer partout, surprendre 
l’indigne sur le fait, afin de le clouer au pilori de l’opinion publique. 
Le lieutenant, qui était entété ef que cette perspective de promenade 
continuelle ne charmait pas du tout, invoqua la difficulté pour un 
couple de fendre les mass2s; elle ne répondit qu’en se cramponnant 
4 son bras avec énergic, et en le poussant au plus fort de la mélée. 
Le bruit formidable qui retentissait 4 ses orei.les, les flots de pous- 
siére soulevés par le piélinement de tant de monde, l'agitation, les 
obstacles incessants qui se dressaient autour d’elle, les bousculades, 
rien ne l’arrétait. Elle marchait toujours, regardant, furetant, sans 
s‘occuper du mousquelaire, autrement que pour gourmander 
lenteur. 

Le lieutenant aurait élé ravi d’apercevoir Clausalle et de l'ap- 
préhender, mais il n’était pas aiguillonné par le désir ardent qui 
enflammait sa compagne. Il avait plusicurs fois déja manifesté un 
commencement de découragement, assurant, dans son langage 
imagé, que « le jeu n’en valait pas la chandelle. » Bon gré, mal 
gré, il avancuit pourtant, entrainé par son terrible chef de file qu! 
ne l’écoutait pas. 


DOUCE-AMERE. 647 


lis allérent ainsi jusqu’a ce qu'un maladroit s’avisdt de marcher 
sur une des bottes de M. Clapier. Outre qu’il n’était pas endurant, 
il avait des cors et ne prit pas bien la chose. Le coupable, un chicard 
de belle venue, exprima ses regrets. Le lieutenant, grincheux par 
earactére, et que les excuses irritaient, prononca des mots vils; on 
les: lui rendit aussité6t avec usure, une querelle s’engagea. Ce qui 
s’en suivit fut bien pis qu’un échange de cartel. Pour toute arme, 
on se servit de la parole, mais le chicard élait redoutable. Ma- 
dame Bodignon parvint 4 séparer les deux héros, en faisant un 
erochet qui mit entre eux une barriére humaine. Cela ne termina 
rien. La parole porte loin quand on crie fort, elle ne Je reconnut 
que trop. L'attenlion des voisins se porta sur eux, gagna de proche 
en proche comme une trainée de poudre, on s’ameuta, les quolibels 
pleuvaient. Le lieulenant voulait faire téte, et s’acharnait pour avoir 
le dernier mot. Sa compagne, terrifiée, ne savait plus que faire. 
L’entrée d'un monsieur, habillé d’un tuyau de poéle, produisit une 
diversion dont elle eut le sang-froid de profiter, pour opérer avec le 
mousquelaire, aussi vite que |’encombrement le leur permit, une 
retraite savante du cété oppose. 

Haletants, éperdus, ils gagnérent l’étage supérieur. On ne les 
poursuivait pas, ils étaient sauvés. Dans quel état, grand Dieu! Frois- 
sés, fripés, les costumes déchirés, ils sortaient contus, meurtris des 
étreintes de la foule. Le lieutenant parlait d’embrocher tous ces pé- 
kins, de les saigner comme des canards ; et l’infortunée madame Bo- 
dignon en était réduite 4 s’avouer que ses forces physiques n’ étaient 
pas 4 la hauteur de son courage. En effet, elle se remit rapidement 
de cette alerte, mais elle se sentail brisée, moulue. Bien que n’étant 
pas découragée par l’insuccés de ses recherches, elle éprouvait le 
besoin de se reposer avant de les reprendre. L’idée de la loge, que 
M. Clapier reproduisit avec 4-propos, ne lui sembla plus autant a 
dédaigner; elle était accablée de fatigue. Oh en trouva une, a grand 
peine, aux secondes. Elle y entra seule, chargeant M. Clapier de con- 
tinuer sans désemparer les investigations, et de la prévenir s'il fai- 
sait une découverte. Elle annongait, au surplus, qu’aprés une 
demi-heure de repos, elle recommencerait elle-méme avec une 
nouvelle ardeur. 

Le lieutenant, décidé 4 remplir sa mission, voulait aussi mettre la 
main sur l’audacieux chicard qui avait eu l'imprudence de s’atlaquer 
a lui. Mais, avant tout, il crut bon de faire un tour 4 la buvette. — 
La chaleur et la poussiére lui avaient littéralement bralé le gosier. 
Ainsi qu'il le rapporta plus tard & madame Bodignon, en lui racon- 
tant les événements dont le récit va suivre, n’étaient les masques et 


648 DOUCE-ANERE. 


l’éclut des lumiéres, il se serait cru encore dans les plaines embra- 
sées du Tell, lorsqu’en 44 il marchait, lui sixiéme de son escouade, 
4 la conquéle de |’Algérie. 

La cohue était grande dans l'étroit espace réservé aux personnes 
qui désiraient se rafraichir; mais un soldat francais digne de ce 
nom n'est jamais embarrassé. En jouant des coudes, il parvint a 
s’installer commodément. Plusieurs verres de punch, des grogs va- 
riés l’aidérent 4 éteindre l’incendie intéricur qui Jui enlevait une 
‘partie de ses moyens. Un grand coup de poing appliqué sur la table, 
el une toux bruyante, annoncérent qu’il avait recouvré l’enti¢re dis- 
position de lui-méme. Absorbé par le bien-¢tre auquel il s’abandon- 
nait, il ne songeait pas plus au chicard qu’a madame Bodignon oua 
son gendre. Son regard satisfait se promenait de tous les cotés, et 
ainsi s’arréta sur les voisins que le hasard lui avait donnés. Il n’avait, 
d’ailleurs, attaché 4 cet examen d’autre importance que celle que 
comporte une revue machinale. Son attention fut toutefois arrétée 
par deux d’entre eux, formant un groupe, assis comme lui devant 
une petite table, et si rapprochés qu’il entendait quelques bribes de 
leur conversation. — C’étaient un gros paillasse masqué et une jeune 
femme en costume de suissesse. Robe bleu de ciel a soutaches rou- 
ges, corsage de mousseline avec bretelles de velours noir, large cha- 
peau de paille, relevé sur les cétés, surmonté d’une touffe de coque- 
licots et de bleuets. Elle avait une taille élégante, de jolies jambes, 
el surtout d’admirables cheveux blonds, qui retombaient sur ses 
épaules en nattes énormes, terminées par un noeud de rubans. Un 
loup de satin cachait son visage ; on devinait qu’il devait étre char- 
mant. Quelle femme ne serait pas adorable, avec une faille si ave- 
nante et des cheveux si beaux! 

La Suissesse avait un gros bouquet. Dans les poches de son ls 
blier de dentelle, on apercevait des oranges et des batons de sucre 
de pomme. Elle en était sans doute friande, car elle tenait sous son 
bras un autre baton de dimensions plus grandes, décoré de faveurs. 
Le lieutenant, qui était perspicace, conclut de ses observations que 
‘c’étaient deux amoureux. [I ne se fut pas complu & les regarder 
plus longtemps, sans les éclats de rire francs et juvénils qui pal 
taient de temps en temps comme des fusées du masque de la jeune 
femme, et sans les agaceries pleines de grace dont elle luttinait le 
paillasse. Ce spectacle était si gentil, si engageant, qu'il en eut l'eau 
4 la bouche et demanda un nouveau grog, pour prolonger sa Jows- 
sance. Il riait lui-méme, tdchait de se rapprocher, tournait la téle 
de leur coté. Comme il n'obtint pas de se faire remarquer, bientél 
il se lassa. Les regards qu’ il lancait dans la direction de la Suissess?, 


é 








DOUCE-AMERE. 649 


a courts intervalles, accusaient néanmoins la vive préoccupation 
dont elle était cause. 

_ La chaleur, probablement aussi l’admiration trop prolongée, com- 
binés avec le punch et les grogs, développérent chez M. Clapier une 
torpeur invincible ; non pas le sommeil complet, mais cette douce 
somnolence qui engourdit les sens et respecte assez la liberté de l’es- 
prit pour lui permettre de divaguer en paix. Combien de temps dura 
cet état charmant, caractérisé par des soubresauts soudains et un 
balancement de la téle, laquelle, tendant toujours 4 sincliner sur 
Vépaule gauche, descendait, descendait lentement, puis se relevait 
tout 4 coup, comme un navire porté par la vague, c’est ce qu’il serait 
difficile de préciser. Un choc le rendit brusquement 4 la terre, sous 
la forme d'un juron, qu'il proféra d’instinct, contre le malappris 
qui troublait sa tranquillité béate. Mais sa colére s’évanouit avant 
méme que le juron ett été articulé en entier, et il se leva avec em- 
pressement. . 

Surprise ineffable! c’était la jolie Suissesse, ni plus ni moins, 
qui, passant auprés de lui pour arriver 4 la sortie, était tombée a 
demi sur son épaule, et lui faisait une belle révérence en s’excu- 
sant. 

— Ii n’y a pas d’affront, dit le lieutenant; vous pouvez recom- 
mencer tant que vous voudrez. 

— Aussi galant que brave, répliqua la jeune femme, sur le point 
de s’éloigner, et lui adressant un salut gracieux avec son bou- 

uel. 
se — Tu me connais donc, beau masque? s’écria M. Clapier, tout 
remué. oe 

— Cerles, reprit la Suissesse, qui revint sur ses pas; assez pour 
savoir que le nez que tu caches est plus beau que celui-ci. Quel 
dommage de nous en avoir privés cette nuit! 

Elle s‘enfuit en riant aux éclats. Le paillasse, qui était passé d’un 
autre colé, la rejoignil 4 la porte. Pour le lieutenant, intrigué et 
mime piqué du sarcasme dont son nez avait élé l'objet, il cherchait 
dans ses souvenirs ou il avait connu le petit masque. En vue d’aider 
sa mémoire rebelle, il se décida, ayant achevé son dernier grog, a 
courir 4 sa poursuite. 

Hercule filant aux pieds d’Omphale, Samson se laissant vaincre 
par Dalila, sont, hélas! des vérités éternelles. Pour s'élancer sur les 
traces d’un minois chiffonné, le lieutenant oubliait le chicard et 
Pimportante mission de madame Bodignon. 

ll avait perdu beaucoup de temps; mais une noble ardeur le pous- 
sail, et le paillasse, qui élait gros et paraissait ne plus étre jeune, 
n‘allait pas vile. Il sortit de la buvette juste assez t6t pour les aper- 

25 Aour 1872. 42 


ss DOVCE-ANERE. 

cewir & vingt pas de hui, gravissamt un eaoalier de dégagement qui, 
4 leur suite, le conduisit dans un des couloirs desservant les loges 
des secondes. 

Qu'allaient-ils faire de ce cité? Chercher sans doute ua peu de 
solitude, cette partie de da salle étent infiniment meins encembrée 
que lerer-de-chaussée et le premer Cage. Le beutenant marcha der- 
riére eux. Il eut beau regarder la Susssesse, son ceil américain ne 
Ini apprit rien, si oe n'est que le paillasse s’était emparé du brasde 
la jeene femme peadant que celie-ci cnoquait du sucre de pomme, 
et lui tapotait la maim, ce quelle souffrait sans résister. I] se livra 
encore a d’autres privautés, telles que lui serrer le bras, lui parler 
a Yoreille de trés-prés. M. Clapier révait su moyen de réfréner le 
scandale, lorsqu'il comprit que la Saissesse accueallait avec une in- 
différence qui lui plut les avances de son compagnon. Elle avait 
retiré son bras, se défendait, et, ayant fait succéder une orange au 
sucre de pomme, elle jeta des morceaux d’écorce 4 la figure du 
paillasse. A ce moment, le lieutenant les dépassa, marcha pendant 
quelques secondes, et se retourna pour les croiser. Il défila du oité 
de la Suissesse, fiérement campé, le manteau relevé par la repiére, 
Ja main 4 la moustache, et lui décocha un regard! ! ! 

Tant de frais eurent leur récompense. Elle le reconnut et lui fit 
un salut affectueux avec son bouquet. Une promenade réguliére 
s orgapisa taciement dans le couloir; on riait, on balancait son 
bouquel, on voulait évidemment dire 4 M, Clapier : Vous me plaises 
bien davantage que ce paillasse; mais je lui ai des obligations. J 
eroque son sucre el je mange ses oranges ; impossible de me dégager 
seule. Eloignez-le. 

Le lieutenant hésila d’autant moins 4 interpréter de cette manitre 
les signes et les pelates mines qu'il saisissait au passage, que ces 
pensées étaient les siennes. Jl ne s'agissait plus que de combiner un 
enlévement, et c'est 4 quoi songeait le mousquetaire, comme !'a- 
vaient fait maintes fois ses Ulustres devanciers Aramis, Porthos et 
d'Artegaan. 

Le paillasse ne se doutait en rien des noirs desseins tramés conire 
Ini; il marchait toujours & petits pas. Sans interrompre sa conver- 
sation avec la Suissesse, il avait été son masque, qui le génait, pour 
s’éventer plus commedément avec un grand foulard qu'il promenal! 
de temps en temps sur sa figure mondée de sueur. C’est dans celle 
situation que, son masque a la main, il apparut au lieutenant, lequel 
n’avait pas disconlinué sa poursuite discréte. Immédiatemeal, 
M. Clapier se rejeta en arriére et partit, courant de toute la vilesse 
de ses pelites jambes. 

La loge ou madame Bodignon I’attendait était dans l’autre sens. ll 





DOUCE-ANERE. 644 


yarriva sans s’éére arrété et frappa comme un sourd. Madame Bo- 
dignon Hait sur le qui-vive, efle compteit les minutes; aussi elle 
eurrit prestement. L’ennui l'avait gagnée bien -vite dans cette loge, 
oll un quart d’heure de repos avait suffi pour la remettre. Le retard 
du lieutenant @ Ja venir délivrer était pour ele inexplicable. Vingt 
fois, si elle l’eht osé, elle serait cortie seule. 

— Enfin! s’écria-t-elle 4 sa vue, c’est bien heureux! L'avez-vous 
trouvé? | 

Pour toute réponse, M. Clapier iui tendit le nea) H était en- 
core trop essoufflé pour parler. 

— Vener, venez, s écria-t- dés qu'il put paonanmes une parole; 
la seble se mouse ! : 

Elle se dressa eomme un ressort d’une rare énergie, et s’Elanca 
dans le couloir. Tous deux, luttant de rapidité, ne tardérent pas a 
alteindre le point ot le pailtasse et sa conquéte continuaient A se 
gromener paisiblement en leur tournant encore le dos. Lorequ’ils 
seretournérent, le mousquetaire s’effaga, en disant & madame Bodi- 
gnon ce seul mot : 

— Regardez! 

Que vit-elle, de ce coup d’ceil étincelant dont elle se ‘ined 4 
foudroyer son gendre? M. Bodignon en personne, qui, toujours le 
masque 4 la main, s avancait de son pas majestueux et lourd, cau- 
sant avee Ja Suissesse, laquelle, ayant fini son orange, avait attaqué 
un autre baton de sucre de pomme. 

Le coup de théatre fut d’autant plus remarquable, qu'il avait pour 

chacun des deux acteurs principaux une saveer égale d'inattendu. 
Le lieutenant, s'il edt été moins occupé de ses projets d'enlévement, 
en aurait joui avec bonheur, eit-il dd payer sa place. 1] n’eut le 
femps que d’assister au commencement de la scéne, qui fut d’une 
désolante simplicité. Madame Bodignon, un instant hésitante, enleva, 
d’un geste, loup et capuchon, et se croisa les bras devant son mari, 
plus terrible dans son mutisme que si elle edt parlé. Que dit le fa- 
bricant de sucre? S’évanouit-il ou s’abima-t-il dans les profondeurs 
du plancher? M. Clapier fut obligé de s’en tenir aux conjectures, car 
Pamour |’emporta en lui sur la curiosité. 

La eombinaison qu'il avait exécutée, sans perdre une minute, 
aussitét qu'elle avait illuminé son esprit comme un éclair, en recon- 
naissant, 4 sa grande surprise, les traits du paillasse, n’avait pas 
pour but de nuire 4 M. Bodignon, mais seulement de se débarrasser 
de lui, parce qu’il était génant. Tant pis sil avait 4 souffrir des sui- 
tes, le heutenant n’avait pas le choix des moyens. L’objectif principal 
était la Suissesse. Il avait calculé, s’imagiant de bonne foi s’étre 
entendu avec elle, que, dés qu’elle verrait une autre femme reven- 


652 DOUCE-AMERE. 


diquer ses droits sur le galant paillasse, elle se haterait de déguer- 
pir, et qu’alors la rejoindre deviendrait facile, pour peu qu’elle s’y 
prétat. Il s’était posté en conséquence, si certain du succés, qu’il se 
préparait 4 lui tendre les bras. Elle s’enfuit en effet, non sans rire, 
mais pas de son cdté! 

M. Clapier n’hésita pas 4 abandonner & lui-méme le couple Bodi- 
gnon, pour se mettre 4 la poursuite de la volage beauté. Il courut, 
courut 4 travers escaliers et corridors, surmontant tous les obsta- 
cles, recevant des bourrades, en distribuant. Son magnifique feutre 
4 plume rouge l’abandonna dans la bagarre, un de ses éperons se 
cassa, et, pour comble, son faux nez, décollé, tomba piteusement. 
I] s’inquiétait bien de ces miséres! La Suissesse, o était-elle? par 
ou avait-elle disparu? Vains sacrifices, efforts superflus! Aprés avoir 
tourné, comme dans un labyrinthe, des premiéres aux secondes, 
voire aux troisiémes, et vice versa, avoir battu le bal dans tous les 
sens, il lacha prise, vexé de son infructueuse campagne. Ce n’était 
pas que les Suissesses manquassent; il en avait peut-étre rencontré 
vingt, toutes cantiniéres! La vraie, la belle, la seule Suissesse, n'y 
était plus! i 

La raison qui la rendait introuvable était excellente : elle avait 
simplement changé de costume. Pendant que M. Clapier la cherchait 
avec tant de courageuse persistance, elle figurait honorablement 
dans un quadrille échevelé, sous l’élégant travestissement d’un ar- 
lequin sans masque qui faisait valoir la tournure svelte et le visage 
souriant de |’étudiant Gabriel. 

Le lieutenant, non plus que M. et madame Bodignon, ne connu- 
rent jamais la vérité sur les incidents de cette nuit folle. Gabriel ne 
se vanta ni auprés de son oncle ni auprés de sa tante des hommages 
qu’il avait recus sous le costume de Suissesse ; encore moins au- 
prés de M. Clapier. Mais il ne put s’accoutumer & la pensée que 
ce joyeux secret resterait 4 jamais enfermé en lui seul : il le 
confia quelques jours aprés 4 Clausalle, avec qui il en fit des gorges 
chaudes. . 

Elle cota bien cher 4 M. Bodignon, cette heure d’égarement! Sa 
femme, si prompte 4 envisager pour Clausalle la perspective d'une 
séparation, ne le menaga pas de celte extrémité. Sa vengeance fut 
plus raffinée. A partir de cejour néfaste commenga une guerre d’al- 
lusions dont elle le cribla sans pilié. Tout lui élait bon pour faire 
intervenir le costume de paillasse, et elle fit preuve d’un talent 
prodigieux 4 découvrir entre deux idées, disparates au premier 
abord, le rapport mystérieux qui les rattachait, et qui invariable- 
ment était la fameuse nuit de l’Opéra. Que de fois l’infortuné, ayant 
4 faire une course a Paris, recevait l'avertissement aigre qu’on n'é- 





DOUCE-AMERE. 653 


tait plus en carnaval, qu'il aurait 4 recourir a d’autres artifices pour 
masquer ses débordements et ses vices. Sa chaine se resserra telle- 
ment, que pendant bien longtemps, honteux, affaissé, ne sachant 
pas se défendre, n’osant s’excuser, il fut réduit & l’état de cible. Il 
ressemblait 4 ces poupées qu’on expose dans les foires de village, 
qui, mobiles sur un axe, pivotent 4 chaque coup de paume que leur 
décochent les amateurs, et reprennent leur position, muettes, ré- 
signées, impassibles. Sa contenance aurait désarmé un bourreau ; 
madame Bodignon, non; elle n’y voyait que la juste expiation d'un 
crime sans excuse. 

- Sans doute il était coupable, mais n’aurait-il pas pu dire pour 
son excuse que toute sa famille semblant s’étre donné le mot pour 
coucher 4 Paris ce jour-la, il n’avait fait qu’imiter l’exemple des 
autres. Une fatalité inouie s’était acharnée & sa perte. Pouvait-on 
humainement prévoir qu’une escapade qu'il n’avait pas prémé- 
ditée, dont il n’avait parlé 4 personne, serait ainsi découverte? 
Que ne demandail-il 4 sa femme ce qu’elle-méme faisait la, au 
bras d'un mousquetaire qu'il eut le tort inoui de ne pas reconnaitre 
plus tdt? 

Au fond, madame Bodignon, qui n’était ni jalouse ni rigoriste a 
lexcés, faisait bon marché de cette peccadille. Ce qu'elle ne pardon- 
nait pas 4 M. Bodignon, c’était de s étre rendue, elle, 4 ce bal mau- 
dit, pour surprendre son gendre, et de n’y avoir rencontré que son 
mari, d’avoir enfin pris tant de peine pour aboutir 4 démontrer une 
fois de plus Ja vérité de cette parole de 1’Evangile : « Qui voit une 
paille dans l’ceil du voisin n’apercoit pas une poutre dans le sien! » 


IX 
OUVERTURE DE LA CHASSE 


Des différents personnages mélés au récit, qu’une coincidence en 
apparence singuliére et en réalité trés-naturelle, avait réunis cette 
nuit-la au bal masqué de ]’Opéra, Clausalle seul atteignit compléte- 
ment, sans incidents ni complications, le but qu'il s’était proposé, 
s’amuser. ll savait sa belle-mére prévenue; mais comme jamais, au 
grand jamais, il ne l’aurait crue femme a venir en personne, assistée 
du lieutenant Clapier, exercer sa ‘surveillance en pareil lieu, son 
plaisir ne fut empoisonné par aucune appréhension. A son retour, il 


654 DOUER-AMERE.. 


est vrai, le banc était vide, plus de Yerneise, Ce petit contre-temps 
ne l’émut pas,autrement. H suppesa que sem ami avait préféeré aux 
ennuis de l’atlente une promenade dans le bal, et ses recherches se 
bornérent 4 un examen, trés-sommaire du corrier et. des alentours. 
Il s’en alla ensuite, d’un pied léger, se méler aux danseurs, ne 
doutant pas qu'il ne rencontrat Vernoise dans le cours de la nuit; 
au pis aller, se résignant sags dowleur a ne le revoir que le lex- 
demain. : - 

L’entrelien avec les dominos passa peur lui tout a fait mapergu ; 
il ne manqua pas cependant de lever les yeux et de regarder les 
loges. Mais il y a tant de dominos, accompagnés de tant de perseuna- 
ges en habit noir, qu’aucun des uns ni des autres ne lm parat mé- 
riter Phonneur d'une remarque. 

Ah! si madame Bodignon avait su que. ce pierrot déleré, qui 
agitait ses grandes manches avec tant de frénésie et dansait de st bon 
coeur presque sous sa loge, était son cher gendre! — Rien ne Fen 
avertit, pas plus la voix vengeresse de la morale oulragée que som 
regard de lynx. | 

L’insuccés de sa campagne contribua, pour le moins autant que la 
pénible découverte qui l’avait terminée, 4 voiler d'un erépe sa gaseté 
naturelle. Clausalle rentra 4 Versailles ke dimanche matin de bonne 
heure, madame Bodignon y était déja. Dés son arrivée, il ebserva wa 
changement indéfinissable dans les figures de son beau-pére et de sa 
belle-mére. L’expression n’était pas la méme qu’a |’ordmaire. Tous 
les deux raides, pincés, avec des bouehes sérieuses et des yeux graves, 
parlaient & peine. Une vague ‘ristesse planait sur la maison. Que 
signifiait cet aspect morne, quasi funébre? quelque malheur était-il 
survenu? Aussilét — cela lui fait honneur — il pensa a Aurore, et de- 
manda sion avait deses nouvelles. Aucune. Ne se souciant pas qu'on _ 
lui fit des questions, il n’osa pas trop s’aventurer 4 en poser lui-méme. 
Aussi, il prit un biais et causa pomologie. M. Bodignon ne répondit 
que par monosyllabes, avec une distraction évidente. Deux ou trois 
saillies, lancées pendant le déjeuner, n’eurent aucun succés. Madame 
Bodignon n’avait pas l’abattement dont son mari était particuliére- 
ment frappé, mais ne se départissait pas du méme silence obstiné. Si 
elle se faisait ou. non violence pour ne rien dire, c’est ce qu’un obeer- 
vateur plus sagace aurait renoncé 4 établir. Que se passait-il? Quelle 
circonstance motiyait ce marasme anormal? Si Aurore avait éé la, 
Clauszlle ett élé promptement renseigné. Il l’aurait envoyée en 
' parlementaire. Les famailles les plus étroitement unies ne sont pas 
exemptes deces troubles passagers, qui ne sont queles brames de ta 
vie. Déja, plusieurs fois, la jeune femme, chargée de missions sem-- 
blables, les avait remplies avec une certaine adresse. Malhewreuse— 








DOUCE-AKERE. 635 


ment, elle tax absente peur toute lajournée encore et probablement 
celle du lendemam. Aitendre quarante-huit heures av mitieu de eette 
hostilité latente? Clausalle ne s’en reconnut pas le courage. Il paes- 
senfait un danger, et comme. tous ceux dont la cansedence n’est pas 
absolument pure, sen atirsbuait ala fois la cause et les effets. Inve 
lontairement, enfin, au souvenir de l'avertissement que Gabriel lui 
avait murmiuré 4 loreille la verhle, au bak, ik concluaat que l’attitude 
de madame Bodignonm se rapportait a la dénoneiation du lieute- 
nant, dénéneialion deat il ne doutait pas. Sa helle-mére, mayant 
pas de preaves, en avait faat chercher la nuit précédente sams 
en trouver. Mécontente, mats non convaimeue, elle se recueiblaat 
pour éclater 4 la premiére occasion. Ainsi s’expliquait-il sa conte- 


nance. 

Etaat donné be caractére de madame Bodignon, il sautait aux yeux 
que des symptdmes aussi graves révélaient une situation tendne, 
trés-péribleuse pour celui qui les avait provoqués. Celte occasion, 
qui metirait le feu aux poudres, um rien la pouvait faire naitre; et 
alors adien le repos, le calme, ka eonfiance dant l’existence de la 
famille tirait tout son charme. Plutét que d'aecepter, méme une 
heure, une menace sourde, insaisissahle et invisible, Clausalle se fit 
chargé ni-méme de héter l’ explosion. Il y avait mieux 4 tenter, il le 
comprit : c’était d’opérer une diversion, & la condition quelle serait 
assez puissante pour entrainer immédiatement dans un autre sens 
les idées de sa belle-mére, dont les impressions vives étaient, par 
contre, peu durables. 

Rien de plus simple, il suffisait de lui dire qu’une vacance était 
imminente au tribunal de la Seine, et de lui demander d’aviser, toute 
affaire cessante. Nul doute que, se précipitant sur cette piste nou- 
velle avec.!’ardeur d’une meute qui, aprés un défaat, retrouve la vote 
un instant perdue, madame Bodignon n’embrassit fiévreusement le 
parti deson gendre, qu'elle n’employat, pour lui faire obtenir la place 
désirée, toute Vactivité physique et morale dont elle paéparait. les 
formidables ressources pour le surprendre en faute. 

Ce secret, Clausahle hésifait 4 le livrer, lui qui, la veille encore, 
s’éfait engagé a n’en pas abuser. Tromper deux fois, 4 quelques heu- 
res @intervalle, ce paavre Vernoise si hon, si confiant, nétait-ce 
pas une indélicatesse sans excuse? D’autre part, comment resister & 
la tentation d’éloigner pour bien longtemps toute perspective de 
péril en prononcant cing ou six phrases? Aprés toul, Vernoise lui 
avait donné carte blanche, et ’indiserétion ne saurait avoir pour lui 
aucune conséquence facheuse. — Je le préviendrai dans la journée, 
se dit-il en forme de conclusion. Sans plus tarder, il sollicita avec 


656 | DOUCE-AMERE. 


solennilé de sa belle-mére un moment d’entretien ; et de peur que, 
s'il ne bralait ses vaisseaux, les scrupules ne devinssent invincibles, 
la mit au fait. | | 

Ses prévisions se réalisérent. Si, pour endormir tout regret de sa 
petite trahison, cette satisfaction lui devait suffire, elle fut complete. 
Madame Bodignon se dérida instantanément, mais il était temps. 
D’une réserve outrée, grosse de tempétes, elle passa, dans l’excés de 
sa satisfaction, 4 une joie expressive, et déclara que, cette fois-ci, la 
réussite était assurée. Elle remercia son gendre, lui tendit la main, 
serra la sienne de si bonne amilié que cette étreinte paraissait impli- 
quer l’oubli de ses torts. La nouvelle qu'il apportait lui valait un 
pardon complet. 

L’assurance qu’elle manifestait se communiqua d'autorité a Clsu- 
salle, dont les espérances étaient déja grandes. Elle les fortifia, par 
des demi-mots coupés de réticences. Serrée d’un peu prés, elle ne 
voulut rien préciser, mais laissa entrevoir qu’elle possédait une 
arme d’une efficacité certaine. Son importance, surtout sa volle-face 
subite, en disaient long. Malgré tout, ce n’était pas la premiére fois 
quelle escomptait l’avenir sur les promesses trompeuses du présent. 
Vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, elle ne faisait guére 
que cela tous les jours, en sa qualité de personne d’imaginafion. 
Clausalle le savait. Si ’événement justifiait son inébranlable convic- 
tion d’aujourd’ hui, c’était fort bien; mais le substitut jugea prudent 
de ne pas, de son cété, rester dans l’inaction. Il repartit donc pour 
Paris, étonné que madame Bodignon n'y courdt pas aussi. A son 
observation, elle répondit en souriant que ce n’était pas néces- 
saire. 

Il lui tardait de voir Vernoise, pour lui confier ce qu’il avait fait, 
comme si l’aveu de sa faute en dut effacer jusqu’a la trace. Sa grande 
préoccupation était de savoir s'il ne serait pas sorti, la journée étant 
déja avancée. Le manquer l’aurait fort contrarié; d’abord parce que 
ceut été un retard dans l’absolution qu’il lui venait demander, 
ensuite et surtout parce que cette visite était la premiére qu'il tenalt 
4 faire pour les motifs honorables que l'on connait. Or un ajourne- 
ment de celle-l4 entrainait la remise de toutes les autres. Et Diew 
sait s'il. avait & courir aux quatre points cardinaux avant d’avolr, 
ainsi qu’il le disait, attaché toutes ses sonnettes! s'il était, en outre, 
pressé de les faire manceuvrer. 

Une heure sonnait lorsqu’il entra 4 I’hétel du Louvre, et, frémis- 
sant, demanda son ami. 0 bonheur! il y était encore, couché qui plus 
est, cherchant dans les songes dorés d’un sommeil prolongé, uD 
arriére-gout des émotions de la nuit. Vernoise était bien loin de Ja 























DOUCE-AMERE. 637 


terre, si loin qu’au récit hésitant, embarrassé que son oreille dis- 
traite écoutait a peine, il éclata de rire. Voyant cela, Clausalle traita 
légérement l’affaire. | 

— Que veux-tu, mon cher? J’étais dans une situation désespérée, 
réduit & faire fléche de tout bois; j’ai démuselé ma belle-mére. Que 
cet absurde lieutenant Clapier lui raconte toutes les bourdes qu’il 
voudra, elle ne lachera pas de sitdt le friand morceau que je lui ai 
offert en pature! 

— Ma foi, répliqua Vernoise, tu as bien fait, je n’ai rien a te par- 
donner. Apaise ta conscience et dors en paix. Lors méme que, malgré 
ce que je t’ai dit, tu aurais persisté 4 te croire engagé, tu serais 
depuis avjourd’hui absolument libre. Jai recu ce matin de M. Boi- 
levan un petit mot qui m’annonce l’envoi de sa démission pour mer- 
credi. A la grace de Dieu!... Quant 4 moi, ce n’est plus de ce cété 
que je regarde. 

Pour prévenir la question que Clausalle n’avait encore que dans 
les yeux, auftant que pour épancher le trop-plein de ses pensées, il 
entreprit aussitét de raconter ce qui lui était advenu la veille. Avec 
quelle chaleur il le fit, c’est ce qu’il n’est pas malaisé de conjecturer, 
tant son impression avait été profonde et conservait encore de viva- 
cité. L’autre l’écoutait par condescendance pure, 1l ne partageait ni 
son enthousiasme naif ni ses suppositions poétiques au sujet des 
belles inconnues. Le sourire railleur qui relevait les coins de sa 
bouche exprimait clairement son opinion 4 leur égard; ce n’était pas 
autre chose que des intrigantes. Il eut la langue levée pour le dire 
sans périphrases, et s’arréta. Etoit-ce par insouciance ou dans la 
crainte de faire plus de mal que de bien? Heurter de front les illusions 
d’un homme que l’émotion rend incapable de raisonner, c’est tra- 
vailler 4 les enraciner et non a Jes détruire, tout le monde sait cela. 
Toujours est-il que son silence encouragea Vernoise, qui s’étendit 
avec complaisance sur lous les détails que sa mémoire lui fournit. 
ll décrivit minutieusement les moindres incidents, parla des costu- 
mes, rapporta la conversation, ne tarit pas sur |’exquise distinction, 
le bon gout, l’esprit, le charme prestigieux des deux dames ; Clau- 
salle en était affligé, presque effrayé. Vernoise, avec son air posé, 
trés-convenable pour un jeune magistrat, déroutait tous les calculs 
de physionomistle. Se pouvait-il qu'un volcan couvat sous cette cendre 
en apparence éteinte? Son embarras se changea en consternation, 
quand le concours de ses lumiéres fut requis pour aller a la décou- 
verte. Il n’y avait pas 4 balancer, le pauvre garcon insistait avec 
une candeur confiante, trahissant un espoir dont l’ingénuité, tou- 
chante a force d’abandon, décourageait toute objection. Gomment le 
désabuser, quelque dangereuse que fit son erreur? On a vu des scé- 


658 DOECE-AMERE. 


lérats endurcis, bronzés par le crime, reeuler devant l’idée de ternir 
Vinnocence d’un enfant. A qaiconque échoit le privilége de désillu- 
sionner, fat-ce un indifférent, s’impose une hésitation dictée par le 
méme sentiment de respect involoataire. Sur be pomt de se neantfes- 
ter, l’expérience humaime résume dans un doute terrible ses hontes 
et ses tristesses. Ne vient-elle pas toujours asses 161? Geux qui wont 
pas gouilé encore a ce fruit amer de ¥ arbre de seience, ne sont-ils pas 
plus heureux, dans leur sainte ignorance, que ceux qu? n’ert plus 
rien & apprendre? Ainsi pensait Clausalle, 4 qui il en codtert d’af- 
fecter son ami aprés les services qu’i avait recus de bai. Aussi 
bien une particularité du récit tendait & ébranler sa conviction 2 
Pendreit des dominos. De vulgaires aventuricres n’guraient pas 
eu lidée des dewx domestiques placés en sentinelle 4 l’mtérieur 
de ha loge. L’eussent-elles cue, par impossible, des difficultés de 
réalisation presque insurmontable se seraient présentées.. On n’im- 
provise pas des valets de grand style; a Paris méme n’en a pas 
qui veut. 

A tout hasard, gagner un peu de ce temps qui hui était a lwi-medme 
étrostement mesure, n’effrait pas grand inconvénient. Ou Paventere 
n’aurait pas d’autres suites, et alors 4 quoi ben détromper Ver- 
noise, ou elle en devait avorr plus tard, et on le prémunmeaié dans 
la mesure de ce que les eirconstances exigeraient. En conséquence, 
comme i était pressé, il ne troava rien de plus court que dentrer 
franchement dans ses idées, puns. de tacher de Yoccuper, afin de le 
calmer tout en échappant & ses obsessions. 

Ik lus fit entendre que chercher son domine dans ure vie comuse 
Paris, sans indication mi point de repére, était une enlweprise folle. 
Hi Fengagea 4 s’enquérir d’abord du locataire de la loge n° &; et, ce 
renseignement obtenu, a poursuivre ses investigutons pour savoir 
si cette loge avait un titulaire spéciad pendant le durée du carnaval, 
ce qua était la probabilité la plus admissible. Persomme w ignore, ew 
effet, que les bals de )'Opéra constituent uneserte d’opération com- 
merciale tout & fail étrangére 4 l'administratien du thédire, qu'un 
spéculateur trés-comnu entreprend % ses risques et périls, meyer- 
nant ure redevance fixe. . 

Cette ingénieuse dérivation satisfit si bien Pimpatierce de lin- 
flammable substitut, qu’il veulut commencer sur] heure. C éaitus 
excellent emphoi pour le reste de ta journée, une occupation ni absor- 
bante ni pénible, de Paction sans exclure le réve, ce qu’ faut & un 
amouveux. Clausatle le quitta dans ces dispositions, et, ravi d'avew 
acheté sa liberté & $2 peu de frais, se consaera tout entiet & ses pro- 
pres démarches. 

En un peu moins d'une demi-heare, Verncise savait sur la loge 














DOUCE-AMERE. Ge 


tout ce qu il était possible de savoir. Elie appartenait au marquis de 
Girellier, sénaleur; mais, pour le bal de la veille, avait é4é leuée & 
M. Firman. Cela'ne Vavanga pas beaucowp. Plus de piste, et Clausalte 
était bien loin. 

Il accepta ce petit échee avec une philesophie que son exaltation 
n’aural pas permis de supposer en. Ini. Un charme imdéfinis- 
sable adoucissait ce que la déception avait de cruel. €’est celua qua, 
particulier & toute chose cachée, y développe un attrait puis- 
sant, singalier mélange @enfrainement ef de réflexion, a la fois. 
irritaat. et calme, par lequel l’esprit séduit est dompté. L’inter- 
vention de Clausalle ne lui ayant pas apporté le seecuzs. qu'il. en es-- 
pérait, 11 regreita de lui avoix parlé de: son cher secret,.et se résigna 
4 altendre le samedi suivant.. Le. temps était charmaat, if s’alla, pro-~ 
mener. 

Une foule considérable de gens en habats de féte inondait les bou- 
levards, ot la civeulalion était émowme. Nez rougis par le froid, 
lévres souriantes, on ne voyait que cela. Sur la chaussée , omaibus, 
fiacres, beaux équipages aux cechers emmitouflés de fourrures, pas- 
Saient et repassaient, se croisant ea tows sens. Dans les contre-allées, 
artisans, bourgeois, citadins de tout rang et de toutes classes, for- 
naateni comme une armée compacte. Chaeun avait profité de la se 
lepnité du jour, et, avide d’air, de mouvement, s’agitait aux rayens 
d’ un joli soleil d’hiver, froid et clair. 

. Vernoise ne s’occupait ni de la cohwe bruyante au milieu de la 
quelle il marchail, goutte perdue dans cette mer humaine, ni de; 
ceux qui le coudoyaient : & droite et 2 gauche. Encore moins songeait- 
il 4M. Boilevan et & sa démission. Dans cet immense Paris sceptique 
et moqueur, parmi celte multitude gouailleuse, sensuelle, absorbée 
per la recherche du plaisir, toutes ses pensées, tous ses réves tenzient 
& une humble fleur. Ces obscura débriz, dérobés au bouquet d'une 
imeonnue guil ne reverrait peut-dire jamais, il y tenait déja plus: 
qua son existence. 

Pendant que Vernoise. troayaid cette journée aainirable: elle 
s’écoulait bien ennuyeuse et bien maussade pour Clausalle, qui fai- 
sait deg visites, Ge nest pas préecisément une partie de plaisir de 
courir dans un fiacee de rueen rue, grimper des esealiess sans fin, 
frapper aux portes, attendre le bon plaisir des domestiques et de 
s’entendge répéier invariablement : « Monsieur est sorti. » Ce ful sa 
triste histoire. Quoj d’étennant, un dimanche compliqué de gelés et 
de soleil? Tout. le monde était dehors. Hl prit bien la précaution de 
CTayonner sur sa carte, dans certaines maisons, quelques mots des- 
tinés & réveiller le 2éle d'un protecteur, mais on sait ce que. cela 
vault. Le plus leng éexit n’est rien awprés. @uae parole. Un. jour 


660 DOUCE-AMERE. 


perdu, telle était sa conclusion quand, la nuit venue, il descendit de 
voiture, harassé d’avoir été cahoté pendant cing heures, courbaturé 
d’avoir gravi un formidable total d’étages, dépité de s’étre donné tout 
ce mal pour rien. 

En joueur qui s’acharne contre la mauvaise fortune, il s’était en- 
tété 4 continuer puisqu’il avait commencé. Pour toute récompense 
de son obstination, il manqua le train de six heures; ce qui, en 
l’obligeant a diner 4 Paris, l’entraina, presqu’a son insu, & ne ren- 
trer chez lui que passé dix heures. C’était le moment ou, dans la 
famille Bodignon, chacun regagnait son appartement. Aussi partout 
des lumiéres éteintes, comme dans une caserne aprés |’extinction 
des feux. Son domestique, qui l’attendait en révassant sur une 
banquelte du vestibule, lui annonga que madame était revenue. 
Cette nouvelle lui fit du bien. Aprés cette série de contre-temps, 
il yavait done place pour un bonheur. Il monta l'escalier (le der- 
nier de ce jour-la) en chantonnant, tout content d’embrasser sa 
femme. 

Contre l’ordinaire, la porte qui, de sa chambre & coucher, com- 
muniquait 4 celle d’Aurore, était fermée. La rigueur de la tempéra- 
ture n’expliquait pas ce phénoméne, attendu que, de la cave au 
grenier, la maison était chauffée par un calorifére qui, pendant tout 
Fhiver, ne chomait ni jour ni nuit. Chose plus surprenante encore, 
la serrure avait regu un tour de clef, ainsi que plusieurs tentatives 
infructueuses pour faire tourner le péne ne tardérent pas l’en con- 
vaincre. Quel accueil aprés une séparation de quarante-huit heures! 
Aurore avait peut-étre cru qu’il coucherait a Paris, et, fatiguée sans 
doute, elle s’était mise au lit. Ne comptant pas sur son retour, elle 
dormait déja, trés-probablement, et n’avait rien entendu. Ces ré- 
flexions calmérent Clausalle, un peu interdit de la nouveauté de la 
situation. Son bon ceeur aidant, il résolut de ne pas la réveiller, et 
il battait en retraite avec précaution, lorsqu’une pensée qui le bou- 
leversa s’empara de lui. 

Elle le surprit au milieu de la chambre, il y resta le pied en Yair, 
pour ainsi dire, tant l’émotion qu'elle lui apporta eut de violence et 
de soudaineté. Ce n’était pas autre chose qu’un mouvement de crainte 
trés-intense. L’>homme qui vient de commettre quelque méfait, de- 
puis le vulgaire filou jusqu’é Vassassin, dans tout bruit que percoit 
son oreille, voit l’arrivée des gendarmes envoyés 4 sa poursuite. Du 
petit au grand, il en était de méme pour Clausalle. Depuis la rencon- 
tre inopinée du lieutenant Clapier au Casino de la rue Cadet, il se 
représentait toujours les conséquences désastreuses qu’entrainerait 
cet événement. Si madame Bodignon, déja instruite, avait, sans lui 
rien dire & lui-méme, prévenu sa fille! Si cette claustration était la 








DOUCE-AMERE. 661 


vengeance d’Aurore ! Voila la cause de ]’émoi subit qui le clouait 
au plancher. Il voulut chasser cette idée, elle reparut avec une in- 
sistance telle, que, dans son trouble, il lui attribua toute l’impor- 
tance d’un pressentiment. Remettrait-il au lendemain a s’assurer 
de la gravité du cas, ou saisirait-il résoldiment le taureau par les 
cornes ? 

Sur ces entrefaites un léger bruit, quelque chose comme le frdle- 
ment d’une robe contre un meuble, arriva de la chambre voisine. Le 
silence absolu qui régnait lui permit de |’entendre, net et distinct, 
mialgré la tension extréme de son esprit préoccupé. Donc, Aurore ne 
dormait pas, n’était méme pas couchée. Le temps de se retourner, 
il était déja devant la porte, décidé 4 provoquer des éclaircissements. 
Il frappa résoliment, augmenta la force et la fréquence de ses 
coups en raison directe de l’inutilité des premiers qui avaient été 
discrets, puis recourut 4 la parole. Aprés avoir déclaré qu’il avait 
& parler 4 sa femme, l’avoir dit d’une voix douce, ensuite sérieuse- 
ment, plus tard avec autorité, enfin du ton d'irritation croissante 
d'un pouvoir qui, sur le point d’étre méconnu, n’a plus d’autre res- 
source que l’intimidation, ils’arréta ayant épuisé, sans succés, toutes 
ses munitions; toutes, a Il’cxception d’une qui était encore en réserve. 
L’emploierait-il? Accepterait-i1 de recourir 4 la priére, lui dont on 
venait de méconnaitre les ordres? Non, mille fois non. 

Le ridicule l’écrasait. Quant & la crainte, il n’en avait plus ves- 
tige. Aurore sayait tout, ce n’était pas douteux. Ce qu’il éprouvait se 
résumait en un accés de colére indicible, non contre sa femme mais 
contre le lieutenant. Etait-ce tolérable qu’un rustre sorti d’une écurie 
exercat sur sa personne une inquisition aussi blessante que tyran- 
nique, et s’arrogeat jusque sur son ménage un monstrueux droit 
d’ingérence! On ne saurait préciser le nombre de promesses solen- 
nelles qu’il se fiten arpentant sa chambre d'un pas fiévreux, de tuer 
une bonne fois cet homme funeste, son mauvais génie. Sa belle-mére, 
entichée, sourde & toutes les réclamations, le gardait contre vent 
et marée par un aveuglement inoui. Eh bien! ce serait lui, Clau- 
salle, tout magistrat qu'il était, qui en débarrasserait la maison, et 
Versailles du méme coup! cela dés demain. Que n’était-il 1a, ce Cla- 
pier! il l’aurait déchiré de ses propres mains, comme cette feuille 
de papier qu’il froissa avec bruit et lanca dans Ja cheminée; il l’au- 
rait écrasé, comme sa plume que, d’un geste terrible, il brisa, quoi- 
qu’elle fut de fer, sur le marbre d’une console ! 

De guerre las il se coucha, mais dormit mal. Levé et habillé dés 
V’aube, ce qui n’est pas beaucoup dire au mois de janvier, il ne sor- 
tit pasde la matinée. Veut-on savoir pourquoi? C'est que, représen- 
tant une armée d’investissement qui a entrepris d’affamer une place, 


062 DODDE—JOIERE.. 


i] aitendait une démonsiration de l'assiégh. — L'appartement d’Au- 
rore n’avait pas diantne issue que cette pidce ; elle y passerait donc, 
ou me descendrait pas déjeuner. — Fort de oe dilemme i 

ele, il croisait devant la porte, néféchissant.a la conduite 4 tenir. 11 
inclinait peur la clémence et se montreat disposé & ensevelir, dans 
un oubli indulgent, cette velléité d’insurrection. Car, phénoméne as- 
sex curieux, du ndle d’aceusé il emjambait, de médetution en médi- 
tation, sur celui .d’accusaieur. Catte azomalie provensit de deux caa- 
ses : la punition qu'il'wenait de mbir, qui, natareliement, rachetait 
sa faute et Vannuilait 4 ses yeux ; le caractére doux et maiiéable de 
sa femme, qu'il facoamait aisémeat 4 toutes ses volontés. Il ne de- 
maadait que ciagq minufes, pas davantage. Apeés l’entretren, nom- 
seulemens il serait blanc casme neige, azais madame Clausaile lui 
exprimenait des regrets. de l’avogr mal jugé. vo 

Cependant ia cloche avait aanoneé le déjeuner par dewx coups espe - 
cés chaeun d'un quart d’heure, selon I’habitude, ef Aurore'me se 
moatrait pas. Il essayait de regarder par de trou de ka serrure, qaand 
il se redressa brusquement, le momge au front. Son domestique, 
euveant l'autre porte, le prévanait que tout de monde Stat déya a 
tahle. 3 33 is: 

— Et madame? dit-l. | 

— Madame aussi, répondit le valet, surpris de la question. 

C’élait vrai. Gomment avait-elke forcé le bleeus? de la ma- 
niére la plus simple : en deseendant par l’escalier de service que, 
dans son trouble, Clausalle avait oublié. 11 est vrai d’ajouter 
qu'il était & l’'usage exclusif de la femme de’ chambre et que, de- 
puis son mariage, Aurore ne s’en était peobablement pas servi 
encore. : 

Ainsi, on l’éwitait; on poussait l’rrévérence jusqu’a se moquer 
de iui. Ce parlt pris, qui ajontait au ridicule dont i se sentait cou- 
vert, l’excifa sans toutefeis aller jusqu’a l'irriter, mais changea teu- 
des ses daspositions. 

En ce qui concernait le lieutemant Olapier, ses visbes sanguinaires 
s étaient évanouies avec da nuit. Sa rancune ne lui suggératt rien de 
plus, que le désir de travailler sans neldche a son éviction. Pour Au- 
nore, il s’arréta 4 ume résolution peuvelle, qu’affermit la contenance 
de la jeune femme lorsqu'il la revit, assise auprés de sa mére. Car, 
elle le sadna d’ua sourire d’amilié, comme si rien ne se fat passé 
de particulier pendant cetée nuit mémorable. Si elle ne put prendre 
sur elle de ne pas .rougir un peu, elle fit oublier ce mouvement 
de faiblesse iavolontaire par sa gaieté et sa compléte liberté d’es- 


Madame Bodignon l’aida beaucoup sans sen douter. Elle était 








DOUCE-AMERE. Lt) 


toute joyeuse et triomphante; elle ne parla que de son déménage- 
ment prochain, passa en revue les personnes de sa connaissance 
auxquelles conviendrait son hdétel de Versailles et qui seraient en 
mesure de l’acheter. Enfin, elle agita la grosse question de ]’établis- 
sement a Paris. Dans quel quartier se logerait-on? Celui-ci avait des 
avantages, mais le beau monde se portait vers celui-la. Elle aurait 
volontiers fait descendre les malles du grenier pour commencer a 
emballer. 

Clausalle crut reconnaitre, dans tout ce verbiage, l'indice certain 
qyu'al n’y avait awoume eonmivence entre la mére et la fille. Sans quoi, 
anadame Bodignon neil pas été aussi abserbée par |’unique préoc- 
cupotion de.son dépant.il:s'y serait mélé wne auine satisfaction quelle 
aurait tenu 4 épaacher, sinoa par des pareles au moins par des re- 
gards ou des sourires d’mtellagence. Rien de tel. Clausalle en fut 
content. I n’avait assurément pas de meilleur exemple a suivre que 
oebui que lui dennait sa femme. Il s’interdit , par censéqueat, tout 
ce qui, de pris ou-de loin, edt rappelé une allusion, méme (éteur- 
née, 2 ce qui l’avait :si fortement dépiié. D'expansion, de gaieté, 
dlaisance, il en avait autantque qui que ce fit, et a regarda 4 peine 
Aurore. C’était le moyen, # sen flattait, de l:embaprasser et de la 
néduire promptement & demander merci. 

Cette petite brouille snrvenait bien mal a prapos, précisément le 
jour.oul le concours de madame de Colbraye pouvait étre utikement 
jnvogacé. Mais quoi ! cette intervention était-elle si indispensable que, 
peur la selliciter d'Aurore, ii -falhkt descendre jasqu’a wn ‘sacrifice 
d’amour-propre, les pius cedtenx de tous? Clausalde ne de crut pas. 
Paisque madame Bodignon maatfesiat ume cenfiemce dans le succes 
si pleine d’inébranlable séréaaté qu'elle s’ ocoupait d&a de son anslal- 
lation 4 Paris, om ‘se passerait de Mélanie. Lorsqu’en se leva de 
table, il saisit 4 l’impreviste la main de sa fernac, qu'il sentit trem- 
bler dans fa sienne, Ja baisa galammeeat et, ta retenamt, s’excusa 
d’étre obligé de partir. Mais les visites, les démarches, mille ep- 
anyeux 4racas, le privecaiont:du plaisir de sa seciéié; il était hien 
aise de lui témoigner le regret qu'il en éprouvant. 

Ainsi qu'il Je supposait, Aurere, interdite, ne répondit pas ‘un 
aot. Il tui fit un joli salut, respectueux et inenique, et tourna les 
talons, gonflé d'un légitime orgueil. Par un trast heureux, ¥ venait 
tout ala fois de:se tirer d'un mauvais pas et de rétablir som prestige 
de mari quelque peu campromis. S’il avait pu vosr se regard et le 
sourire dont la jeune femme |’accompagna jusqu’a sa sortie, il au- 
rast-emporté une conviction moans robuste de s’étre ainsi spirituel- 
lement vengé de l’escalier de service. 


664 DOUCE-AMERE. 


Xx 


L’ONCLE ET LE NEVEU. 


Qu’aurait dit Clausalle si, 4 ’heure ot il nourrissait contre le 
lieutenant Clapier de si noirs desseins, sa belle-mére lui avait révélé 
toute l’importance de ce personnage. Sa rancune se serait-elle main- 
tenue ou changée en affectueux intérét? De méme qu’avant de net- 
toyer un égout, i] est prudent de faire provision de chlore, il faut se 
cuirasser de philosophie quand on s’aventure dans les bas-fonds de 
la conscience humaine. Hélas ! que n’est-on pas exposé a y rencon- 
trer? Ne cherchons pas a éclaircir ce point de psychologie, ce sera 
plus sage. Laissons ]’ambitieux substitut 4 ses courses, et suivons 
plutét madame Bodignon, le jour ou son gendre lui confia qu'une 
place allait 4tre vacante au tribunal de Paris. 

Courir chez le Heutenant a l’instant méme, comme elle le voulait 
faire, était bien ; mais auparavant se recorder un peu el combiner 
la maniére d’engager l’action, était mieux encore. On ne livre pas 
aux surprises de l'improvisation une négociation de cette impor- 
tance. Que M. Clapier fat dans une situation 4 ne rien pouvoir refu- 
ser, ce n’était pas douteux. La prudence prescrivait, néanmoins, 
d'user de diplomatie pour présenter la requéte. L’envelopper si adroi- 
tement qu’il fut amené a dévoiler spontanément sa parenté avec le 
ministre de la justice et a faire les offres de service qu’elle compor- 
tait, tel était 'idéal révé par madame Bodignon. 

Les premiéres ouvertures n’eurent aucun succés. Le lieutenant, 
fatigué de sa nuit, mal remis de sa déconvenue avec la Suissesse, 
qui l’avait joué comme un conscrit ; exaspéré, au surplus, d’étre 
sans argent, n’avait pas ce matin-la l’humeur engageante. LU ne 
releva aucune des allusions dont la propriétaire s’évertuait 4 
émailler la conversation, fit obstinément la sourde oreille et ne 
parut pas comprendre ce qu’on altendait de lui. Madame Bodignon 
devint plus claire, puis perdit patience; elle déclara, poussée dans 
ses derniers retranchements qu’elle savait fort bien 4 qui elle s'a- 
dressait. 

M. Clapier, qui s’était bercé du fol espoir que, grace a sa tactique, 
son incognito serait respecté, dut faire le sacrifice de sa derniére 
illusion. Devant cette attaque directe, il rougit, désappoinlé; son 





DOUCE-AMERE. 665 


gros nez bourgeonné oscilla sur sa base, comme un volcan dans une 
éruption, el ses petits yeux clignotants disparurent presqu’en entier 
sous ses épais sourcils. Un sifflement strident s’échappa de ses lévres, 
tandis qu'il tortillait sa moustache avec frénésie. 

— Mon neveu! s’écria-t-il enfin, est un clampin qui déshonore mes 
cheveux blancs, et que je ne reverrai de ma vie! 

L’exclamation jeta du froid. Ce fut au tour de madame Bodignon 
de perdre une illusion bien chére, caressée depuis des mois avec tant 
de soins, de sollicitude, méme d’amour. Sa déconvenue se traduisit 
par une grimace qu’elle faillit renoncer 4 dissimuler. Heureusement 
elle avait 4 la main son mouchoir; il en fut le confident discret. 
Dans le court silence qui suivit, et que troublait seul la respiration 
bruyante du lieutenant, elle fit une rapide évocation des sacrifices 
auxquels elle s’élait résignée, en vue de la compensation dont le jour 
luisail enfin. Ce serait pour rien qu’elle aurait circonvenu cette nature 
fruste et grossiére, supporté ses exigences, accueilli ses galanteries 
plus blessantes que des injures! Pour rien aussi que les attentions, 
les prévenances, les minauderies et Jes sourires se seraient accumulés 
si longtemps sur cet étre, qui ne reconnaissait tous les égards dont 
il était l'objet que par une brutale satisfaction, ou percait l'infatua- 
tion ridicule d’un soudard mal élevé, empestant le tabac et |’ab- 
sinthe! Son abnégation, la servitude lache qu'elle s’était imposée a 
elle-méme, dans laquelle sa famille entiére avait été englobée par 
sa volonté, tout cela resterait sans récompense! Ce n’était pas 
possible, elle refusait positivement de le croire. 

La longue habitude qu'elle avait de se dominer empécha les effets 
désastreux d’une soudaine explosion de son mécontentement. S'y 
abandonner sans mesure, c’eut été montrer trop clairement, méme 
4 un observateur aussi médiocrement perspicace que M. Clapier, 
Yarriére-pensée qui avait inspiré toute sa conduite antéricure. 

Lors donc que le mouchoir eut rempli son office, elle avait eu le 
{emps de rendre 4 son visage Ja grace souriante dont elle le revétait 
d’ordinaire en présence d’un étranger. Elle eut l’air de n’avoir ac- 
cordé aucune attention 4 ce qu’avait dit le lieutenant; et, de cette 
voix douce, mielleuse, qui lui donnait, quand elle le voulait, un vé- 
ritable charme, elle reprit Ja conversation : 

Sa causerie était remplie d’abandan ; elle parlait 4 un ami éprouvé 
et se livrait sans réserve. II y avait assez longtemps qu'elle sollici- 
tait une misérable place pour son gendre, qu'on la leurrait de pro- 
messes toujours éludées. Si elle ne réussissait pas cette fois, elle 
renoncait 4 tenter d’autres démarches. Quoi qu’il advint, que M. Clau- 
salle fit ou.non appelé a Paris, elle était décidée 4 passer outre. 
Raisonnablement, était-ce une existence que de subordonner ses 

2 Aovr 1872. 43 





666 DOUCE-AMERE. 


projets, ses plus chéres espérances a la réalisation d’une chimére ? 
de consumer dans une altente stérile des journées sans fin? Si 
Georges était nommé, comme les engagements contractés envers elle 
donnaient le droit de l’espérer, tant mieux. S’il ne )’était pas, il se 
retirerait. La fortune de M. Bodignon suffisait amplement pour leur 
permettre de vivre indépendants. De toute facon, ils quitteraient 
Versailles. Elle était en pourparlers déja pour )’hdtel que, dés aujour- 
d’hui, elle mettait en vente. 

Ce trait, le dernier du discours de madame Bodignon, fut aussi 
celui qui toucha plus particuliérement le lieutenant. Si on vendait 
la maison, adieu l’appartement qui lui était précieux 4 tant de titres. 
Aussi, il répondit avec un gros bon sens, nullement dépourvu de 
finesse, que, si, de toute facon, il était obligé de se séparer de la fa- 
mille Bodignon, dont il conserverait un inallérable souvenir, il lui 
répugnait de s employer 4 quoi que ce fut qui ed! pour résultat d’ai- 
der 4 cette séparation. Mais la propriétaire répliqua, non moins 
adroitement, que, lorsqu’ils seraient 4 Paris, rien ne s’opposerait 4 
ce que M. Clapier conservat son logement, s’il lui convenait. On 
pourrait trés-bien, en vendant l|’hétel, réserver un pied a terre qui 
ne génerait nullement le nouvel acquéreur. C’était un arrangement 
facile, une compensation que madame Bodignon avait toujours eu 
intention d’offrir, en témoignage des bons rapports qui avaient 
exisié entre eux et qu’elle ne romprait certainement pas la pre- 
miére. 

Arrivé 1a, V’entretien ne s’égara‘plus; il était sur son véritable 
terrain, les deux interlocuteurs le sentaient et avaient un intérét 
égal 4 }I'y maintenir. Le lieutenant, enflant ses joues, éleva la voix 
pour parler de son influence sur son neveu. Ils étaient brouillés ; 
rien de bien sérieux au fond. — Alfred (c’était, 4 ce qu’il parait, le 
prénom du ministre), aprés avoir fait beaucoup d’avances, avait été 
piqué de ce qu'on les accueillit avec réserve. Parce qu'il occupait 
une haute position, devait-on se jeter 4 son cou? Ce n’étail pas dans 
les idées du lieutenant Clapier, qui avait pour principe de fuir les 
grandeurs. Nul doute, d’ailleurs, qu’Alfred, tout fier et tout heureux 
de le voir enfin, ne saisit avec empressement I’occasion de lui étre 
agréable. Et le lieutenant éprouvait un bonheur véritable 4 mettre 
au service de madame Bodignon son ascendant et son autorité sur 
Alfred. Sans la solennité du dimanche, qui le forcait d’ajourner sa 
visite au lendemain, il le serait allé trouver sur l'heure. Elle n’y 
perdrait rien, il ne lui disait que cela. | 

Ii n’en fallait pas tant pour rasséréner madame Bodignon, qui partit 
convaincue de la puissance de M. Clapier, dont elle n’avait d’ailleurs 
jamais douté. Elle la trouvait dans l’ordre et raisonnait ainsi : si son 





DOUCE-AMERE. 667 


neveu Gabriel edt été ministre, n’aurait-elle pas obtenu de lui ce 
qu’elle désirait sans la moindre difficulté? Ce ne devait pas étre plus 
compliqué entre son locataire et le garde des sceaux, puisque les 
liens de parenté étaient identiques. 

Il s’en fallait que le lieutenant fat pénétré de la méme joie qu ‘elle. 
Dés que, selon les lois de la plus fine courtoisie, il ’eut reconduite 
jusqu’a l’escalier, il s’assombrit. La porte fermée avec fracas, de 
brusques déplacements de meubles, des promenades & grands pas 
dans son campement, les bras croisés, enfin l’expression hargneuse 
de sa large face, étaient des indices positifs d'un vif mécontente- 
ment. Tout a coup il s’arréta et se frappa le front. 

— Satané maladroit, murmura-t-il, j’aurais dd demander un 
bail | 

Le lundi matin, M. Clapier était encore au lit, Cropin accomplis- 
sait, avec le soin minutieux proverbial chez. les ordonnances, les dé- 
tails ordinaires de la corvée quotidienne, lorsqu’il recut cet ordre 
inattendu : 

— Prépare ma grande tenue. 

— Vous allez 4 Paris? articula le brosseur, au comble de 1!’éba- 
hissement, car le dernier jour du mois approchait, et il savait a 
quel point les fonds étaient bas, selon l’usage. 

— Silence dans les rangs! cria le lieutenant. Oui, je vais 4 Paris... 
Vois-tu, Cropin, ajouta-t-il d'un ton radouci, mais avec énergie et 
conviction, j’aimerais mieux aller au feu [.. 

Vers deux heures, le chapeau luisant, la taille pincée dans la re- 
dingote of s’épanouissait un ruban tout neuf, les éperons étince- 
lants, le lieutenant déboucha sur la place Yendéme. Il arriva coura- 
geusement jusqu’é une sorte de petit salon, assez piétrement meu- 
blé, qui servait de cabinet 4 trois huissiers. La, il demanda le ministre. 
— Ce n’est pas aujourd'hui jour d’andience, répondit, sans lever les 
yeux, un de ces messieurs qui écrivait. Repassez mercredi, de dix 
heures 4 midi, et surtout, n’oubliez pas votre lettre. 

Les deux autres, assis dans des fauteuils devant un poéle, jetérent 
un regard de curiosité sur le nouveau venu, mais ne se dérangérent 
pas. Dignes et silencieux, ils replacérent avec soin leur téte dans sa 
premiére position, c’est-a-dire entre les pointes de leur faux-col, 
et reprirent Pimmobilité béate des hommes adonnés & la vie contem- 

lative. 
X Le lieutenant était susceptible, il n’aimait pas qu'on le considérat 
comme un fifre. Le dédain du monsieur qui lui avait répondu, la 
nonchalance des deux personnages qui ne le regardaient méme 
plus, l’émoustillérent. 





668 DOUCE-AMERE. 


— Je vous dis, reprit-il avec une brusquerie bréve, que j’al & par- 
ler au ministre; allez m’annoncer. 

A cette apostrophe impérieuse, les deux huissiers sourirent 
doucement. Celui qui écrivait daigna suspendre sa correspon- 
dance. 

— Monsieur, dit-il avec une affectation de politesse frisant Pim- 
pertinence, il n’est pas d’usage que Son Excellence, qui confére au- 
jourd’hui avec les chefs de service, recoive le premier venu... 

Ce malheureux mot développa Virascibilité du lieutenant. 

— Le premier venu! s’écria-t-il, de toute l’ampleur de son or- 
gane ; ah! ca, on dirait que vous ne me connaissez pas?... 

— En effet, répondit l’huissier devenu gouailleur ; c'est un de 
mes regrets les plus douloureux, mais je n’ai pas l’honneur... 

— Eh bien, aussi vrai que vous étes 14 trois pékins qui ne valez 
pas un pot de pommade, je vous apprendrai 4 ne plus m’oublier! 
Portez-moi ceci au ministre, 4 mon neveu, et détalez plus vite 
que ca; sinon, vous pourriez bien ne plus vous goberger ici de- 
main | 

Il attendait un grand effet de ces mots: « A mon neveu; » per- 
sonne ne bougea. Seulement, l’huissier souleva, du bout de sa plume, 
la carte que M. Clapier avait jetée sur la table, et souriant de cette 
naive assurance : 

— Mon cher monsieur, dit-il, vous me voyez désolé de ne pouvoir 
vous rendre ce petit service. Nos ordres sont formels, on ne fait cir- 
culer aucune carte. 

— Je vous dis que je suis le lieutenant Clapier. 

— Quand méme vous seriez le général Camou, j'ai ma consigne. 
Vous savez ce que c'est, si vous avez élé militaire. 

Cen était trop. Le lieutenant, qui s’était contenu jusque-la au 
point de n’avoir pas juré encore, adressa un formidable appel au 
tonnerre et donna un grand coup de poing sur la table, ce qui fit 
éclater son gant, et envoya péle-méle sur le parquet le papier, la 
plume, l’encrier, méme la carte de visite. 

— Je vous répéte que je suis son oncle! est-ce clair ? cria-t-il. 

Les veines de son cou étaient gonflées, sa moustache se hérissait 
d'indignation, ses petits yeux roulaient effarés dans leur orbite. 
Voyant cela, les deux huissiers assis auprés du poéle se levérent, et 
formérent rideau derriére lui, afin de couvrir toutes les issues. Le 
troisiéme, protégé par la table qui le séparait de ce terrible visitear, 
tira un cordon de sonnette pour appeler les hommes de garde. Sur 
ces entrefaites, un nouveau personnage entra, altiré par le bruit et 
s’enquit. 





DOUCE-AMERE. 669 


Ce devait étre quelque employé supériear du ministére, car Jes 
huissiers le saluérent avec déférence. Ils expliquérent tous a la fois 
ce qui arrivait; mais le lieutenant parlait encore plus fort, et l’éclair- 
cissement fut laborieux. Enfin, le personnage proposa a M. Clapier 
de se charger de la commission qu’il était interdit aux huissiers de 
remplir,.et se retira en prometiant une réponse dans peu d’in- 
Stants. 

Il n’était probablement pas plus convaincu que les trois subalternes 
de la parenté invoquée, mais il était prudent et ne se souciait pas de 
commelttre quelque soltise difficile 4 réparer. 

L’événement justifia sa conduite pleine de sagesse. Il reparut 
quelques minutes aprés, annongant que Son Excellence était préte a 
recevoir monsieur le lieutenant, qui passa triomphant devant les 
huissiers. Sans abuser trop de sa victoire, il tint 4 en jouir. Au 
milieu des courbettes que ces messieurs lui adressaient & qui mieux 
mieux : 

— Une autre fois, vous tacherez d’apprendre 4 qui vous par- 
lez, dit-il. Soyez sans inquiétude, je ne me plaindrai pas au mi- 
nistre. 

Ayant octroyé cette grace avec la désinvolture d’un souverain, il 
marcha sur les pas de son guide. 

Comme les pauvres huissiers auraient ri de toute la largeur de 
leur bouche, s'ils avaient obtenu l’insigne faveur d’assister a l’entre- 
vue! De ce fier lieutenant, arrogant, hautain dans l’antichambre, il 
ne restait plus dans le cabinet du ministre qu'un homme embarrassé, 
gauche, s avangant a pas furtifs, la téle baissée, brossant par con- 
tenance son chapeau déja aussi éclatant que s'il edt été verni. Etait- 
ce donc la majesté de son neveu qui l’intimidait. 

Son Excellence travaillait, et ne le regarda pas avant d’avoir ter- 
miné ce qui l’occupait. Il s’écoula bien une ou deux minutes, qui 
. semblérent longues a M. Clapier. Enfin, Alfred se leva. 

— Je présume, dit-il brusquement, que tu as eu un motif puissant 
pour te présenter ici, contrairement a nos arrangements? 

Si les paroles étaient peu encourageantes, l’attitude du ministre 
Pétait moins encore. Sec, froid, sans ombre de sourire amical, il 
considérait son oncle. : 

Le lieutenant, de son chapeau qu’il avait glissé sous un fauteuil, 
était passé 4 sa moustache ; il la tirait, tirait.... 

— J'ai été rue Saint-Honoré, murmura-t-il pifeusement avec une 
hésitation extréme et comme si les paroles étaient extraites de son 
gosier au moyen d’un tire-bouchon, mais tu n’y étais pas... 

— De quoi s’agit-il? 

— Le gendre de ma propriétaire.... 


670 DOUCE-AMERE. 


— Un regard l’arréta net, Cependant, ce n’était qu’au prix de bien 
des efforts, aprés s’¢tre (gratté l’oreille et avoir examiné ses gafits, 
que le malheureux avait trouvé le courage d’entrer dans le vif de la 
question. 

— Voila, dit le ministre, qui est une violation nouvelle des con- 
ventions. Tu as engagé ta parole que jamais tu ne servirais d’inter- 
médiaire 4 une recommandation. Je regrette d’étre obligé de te le 
rappeler. 

— Eh! s’écria le hieutenant, de deux maux on choisit le moindre ! 
Il en est de méme que pour les chevaux; entre un borgne et un 
aveugle on n’hésite pas. J’ai le pistolet sur la gorge; si tu crois que 
c’est agréable! Voici la chose en deux mots: elle est trés-simple. Ma 
propriétaire me renvoie, si je refuse de t'intéresser & son gendre ; 
or, je ne suis pas assez riche pour m’exposer & perdre un apparte- 
ment, auquel je tiens beaucoup et qui n'est pas cher.... 

— Comment se fait-il qu’on sache que tu es mon oncle? 

— Pour cela, je lignore; ce n’est pas moi qui m’en suis vanté. 
J’ai voulu la dépister, mais elle était trop bien renseignée.... Au sur- 
plus, tu connais les femmes, ce qu’elles ont dans la téte, elles ne 
Vont pas aux pieds.... Je crois, insinua le lieutenant, qui s’apercut 
que son neveu s'adoucissait insensiblement, que ce sont les Bonne- 
ray qui ont découvert le pot aux roses. 

— Passons.... Tu n’en as pas moins accepté la mission de me re- 
commander quelqu’un, quoique étant lié par ta parole. 

~— Parce que je meurs de faim. 

Hum! reprit Alfred avec le plus grand calme; il me sem- 
ble que tu exagéres un peu. Tu as une retraite de quinze cents 
francs.... 

— Aprés trente-neuf ans de service.... 

— Dont trente-sept comme simple cavalier, riposta Je ministre, 
qui rendait coup pour coup. La famille t’a constitué, sur mon initia- 
tive, une rente viagére de trois mille francs. N'est-elle pas a ak 
ment payée? 

— Sous ce rapport, je n’ai rien a dire.... 

: —Et moi, je ne te la reproches pas, crois-le bien; je me borne a 
constater. Tu as encore deux cent cinquante francs de ta croix, ce 
qui forme un total de quatre mille sept cent cinquante francs. Avec 
cela, un homme seul, qui n’a aucune charge, se tire d’affaire sans 
grandes privations. 

— Tout est hors de prix, et les denrées les plus nécessaires 4 la 
vie renchérissent encore tous les jours.... Enfin, je ne suis pas seul, 
jai avec moi mon vieux compagnon d’armes.... un frére!. 

— Il a une pension de six cents francs, lui, et certes il ne Ta méri- 














DOUCE-AMERE. 674 


tait guére.... Nous avons di supposer que tu t’estimais assez a l’aise, 
puisque tu a toujours refusé l’emploi qu’on te proposait? 

— Le commandement d’un fort ? Merci. 

— Bien d’autres, dont les services sont aussi recommandables que 
les tiens, considéreraient comme une bonne aubaine ce que tu rejet- 
tes si loin. Pourquoi n’acceptes-tu pas ? il en est temps encore. 

— Maller percher sur une montagne, comme un perroquet dans 
une cage! Alors, j'aurais trop d’argent. A moins de m’amuser & le 
jeter par les embrasures, Je ne pourrais pas le dépenser, faute d’oc- 
casions. Non, encore une fois, non. Plus tard, quand j’aurai dix ans 
-de plus, nous verrons. A présent, j’ai mes habitudes, et j’aime mieux 
vivre 4 proximité de Paris. 

— Soit ; mais alors ne te plains pas, car il yen a de plus mal par- 
tagés que toi. — Résumons, continua le ministre, je suis pressé. 
Je vais prendre moi-méme le nom de ton protégé. Si ce qu’il de- 
mande est possible, je le ferai volontiers, 4 deux conditions. La pre- 
miére est celle-ci : Sous aucun prétexte, tu ne reviendras au mini- 
stére. 

Le lieutenant acquiesca par un signe de téte. 

— Voici la seconde : Tu ne recommanderas plus personne. C’est 
bien compris? 

— Parfaitement. 

— Je ne te cacherai pas qu’une premiére infraction de ta part a 
ce qui était convenu me met dans la nécessité de prendre des pré- 
cautions pour l’avenir. Tu es donc, dés & présent, prévenu que le 
payement dela rente consentie par la famille me répondra de ]’exé- 
cution stricte de ces deux clauses... Je te ferai savoir par écrit un 
de ces jours ce que je puis accorder 4 M. Clausalle. Sans rancune, 
mon oncle. 

Quelques mots affectueux terminérent l’entretien que le ministre 
couronna par une cordiale poignée de main. Le lieutenant sentit 
qu’a la faveur de cette étreinte, Alfred lui glissait discrétement un 
mince papier. Il n’osa le regarder qu’aprés étre passé la téte haute 
devant les trois huissiers qui le saluérent jusqu’é terre. Sur la place 
Vendéme seulement, il ouvrit son poing jusqu’alors énergique- 
ment serré, Misére, ce n’était qu’un billet de banque de cinquante 
francs! 

— Cinquante francs! grommela M. Clapier, en se retournant et 
en foudroyant de ses petits yeux le ministére de la justice. Aucune 
humiliation ne me sera donc épargnée! on m’insulte jusqu’a la 
bride. Me faire l’auméne! Est-ce qu’un homme comme moi a besoin 

de cinquante francs? Et je ne lui ai pas jeté son billet a la figure! 





672 DOUCE-AMERE. 


Je te le renverrai demain, clampin! avec une lettre de la bonne en- 
cre ! Je ne mache pas les vérités, moi! Je ne proposerais pas 4 mon 
oncle de l’envoyer commander de vieilles murailles croulantes & 
deux cents hieues de Paris, si je le trouvais génant! Je ne spécule- 
rais pas sur son honorable pauvreté, pour lui faire accepter une 
méchante rente de trois mille francs! Et si je le faisais, j’aurais au 
moins la pudeur de lui reconnaitre le capital en toute propriété par 
un bon acte notarié. Aprés trente-neuf ans de service, on ne rougit 
pas de me reprocher tous les jours le pain que je mange et que jai 
gagné, je puis le dire, 4 la pointe de P’épée. Ces gens-la font détester 
le gouvernement. On s’étonne aprés cela que les ferments révolution- 
naires fassent explosion, quand on les attise 4 chaque instant. Ma 
parole d’honneur, c’est & déclouer les fers de tous les chevaux d’un 
régiment ! 

Ce soliloque le conduisit, par la rue de la Paix et le boulevard, 
jusqu’au Helder. Il y demanda trés-haut la monnaie d’un billet de 
banque, et plus bas une absinthe avec l’Annuaire. Cette double source 
de consolations souveraines le calma peu 4 peu. Mais il ne pardonna 
pas au ministre son humiliant cadeau. Afin que cet argent ne souillat 
pas longtemps ses mains, il s’offrit un diner de choix dans un ex- 
cellent restaurant, but une bouteille de Pomard et une autre de 
Champagne. Puis, pour aider convenablement 4 la digestion, fuma 
un de ces énormes cigares qui ressemblent 4 des timons de caléche. 
Enfin, il fit si bien qu’é sa rentrée 4 Versailles par le train de mi- 
nuit, le remords d’avoir accepté l’auméne avait disparu en méme 
temps que le corps du délit, dont les derniers vestiges, sous la forme 
de quelques sous, furent solennellement jetés par la portiére dans 
un magnifique élan de désintéressement et de colére contre Alfred. 

Madame Bodignon, sur les épines, attendait pendant ce temps le 
retour du négociateur. A Ja nuit, le concierge recut l’ordre de la 
prévenir immédiatement, par un coup de sonnette, de l’arrivée de 
M. Clapier, sans se préoccuper de lheure. Le lieutenant ne fut donc 
pas peu étonné de la reconnailre au moment ot il s’engageait dans 
son escalier. 

— Bonnes nouvelles! s’écria-t-il. J'ai insisté auprés d’Alfred ; je 
lui ai dit que je tenais beaucoup a ce que je demandais pour Georges; 
il a pris note lui-méme; c’est fait. 

— Est-ce bien sir au moins? 

— Oh! oh! madame, il y a des hommes auxquels on ne manque 
pas de parole. On y regarderait 4 deux fois avant de se moquer de 
moi. Mon neveu lui-méme, qui a de grands torts, n’oserait pas aller 
jusque-la. Au reste, j’ai été content de lui aujourd'hui. 


eel EN noes 








DOUCE-AMERE. 673 


—. Vous n‘avez pas obligé une ingrate, dit madame Bodignon qui 
lui tendit la main. Je vous le prouverai bientdt. 

La nuit fut lourde pour M. Clapier. Il avait besoin de cuver son 
vin et dormit comme un ivrogne. Elle fut légére pour madame Bo- 
dignon, que bercérent les réves les plus souriants, ceux qui, au temps 
de Virgile, prenaient leur vol par la porte d'ivoire. Elle était si heu- 
reuse, qu’elle aurait volontiers dans sa joie réyeillé toute la maison 
pour annoncer la grande nouvelle. 

Au déjeuner du lendemain, Clausalle, qu’on ne voyait pour ainsi 
dire plus depuis deux jours, avait la mine basse. Durant toute la 
journée du lundi, il s’élait fatigué plus encore que la veille. Son 
visage abattu, morne, presque découragé, n’avait pas le caractére 
de gaiété et d’insouciance qui |’animait habituellement. 

— J'ai un guignon dont rien n’approche, dit-il avec dépit. Cest 
comme un fait exprés; aucune des personnes dont l’appui me serait 
indispensable n’est en situation méme de me recevoir. Gauffrin 
s’est cassé la jambe vendredi; Cerdal, sur qui je comptais, marie 
sa fille 4 la campagne ; Sulvan est parti pour I'Italie la semaine der- 
niére. Je cours autant que le juif errant et, comme lui, je n’arrive 
4 rien. J’ai vu beaucoup de monde, mais des amis tiédes ou mous, 
sinon des indifférents ou des traitres. En somme, rien. Je serai peut- 
étre plus heureux aujourd’hui. De une heure a cinq, j'ai six rendez- 
vous. 

— Eh bien; moi, qui n’ai pas bougé de Versailles, dit madame 
Bodignon, souriante et sereine, je suis plus avancée que vous. Si 
yous m’en croyez, mon cher Georges, au lieu de perdre toute votre 
journée en courses inutiles, vous resterez au coin du feu attendant 
paisiblement votre nomination... 

— Comment! interrompit Clausalle. 

— Laissez-moi donc achever ma phrase : qui est probablement 
signée a \’heure qu’il est. 

— Il faudrait au moins que la place fut vacante ; elle ne lest pas 
encore. C’est seulement demain, mercredi, que le pére Boilevan doit 
remettre sa démission. | 

— Peuimporte ; le ministre s’est engagé d’honneur, et je réponds 
du succés.:-J'en ai l’assurance formelle. 

Cela dit, madame Bodignon garda le silence impénétrable des si- 
bylles antiques lorsqu’elles avaient rendu leurs oracles. Impossible 
d’obtenir d’elle un seul mot & l’appui de sa déclaration. 

— Vous verrez, répétait-elle 4 toutes les questions. 

Clausalle finit par étre gagné. Il crut que sa belle-mére, qui con- 
naissait tant de monde, élait parvenue, grace 4 un puissant et mys- 


674 DOUCE~AMERE, 


térieux protecteur, 4 arracher au ministre une promesse dont il ne 
prévoyait pas que l’exéculion pourrait lui étre réclamée dés le lende- 
main. On ne songea pas 4 consulter M. Bodignon. Cependant, contre 
toute attente, cet excellent homme aurait été.en mesure de 
donner des renseignements décisifs, puisque sa femme I’avait mis 
depuis peu dans le secret de la personnalité du lieutenant Clapier. 
De lui-méme, il ne crut pas devoir intervenir dans le débat. Aussi, 
partagé entre l’espoir de la réussite préconisée par sa belle-mére et 
la crainte dune déception ajoutée a tant d’autres, Clausalle résolut 
de ne pas discontinuer ses démarches. Des raisons graves, mais 
étrangéres au but de ses convoitises, le déterminaient en outre 2 
s’absenter de Versailles. La veille au soir, rentrant tard comme le 
dimanche, il avait constaté que la porte de la chambre d’Aurore était 
encore. fermée. Le mécontentement qu’il ressentait tenait moins &la 
rigueur de la mesure qu’a la facon dont on l’appliquait. Que de jeunes 
_ époux se brouillent légérement et qu'il en résulte entre eux ce que 
Stendhal appelle une pique, rien de plus fréquent et de moins dan- 
gereux. Le nuage se dissipe aux premiéres lueurs d’une explication. 
Ge qui affectait Clausalle beaucoup plus qu’il ne le laissait paraitre, 
c’était le manque de franchise de sa femme. Elle croyait avoir a se 
plaindre de son mari et, n’ayant pas le courage de le dire en toute 
sincérité, elle se dérobait, par une foule de petites espiégleries en- 
fantines, 4 un interrogaloire qui aurait tout terminé en un instant. 
Clausalle jugeait ce procédé mesquin, tracassier, sournois, indigne 
d’elle autant que de lui. Il s’en affligeait, et, pour ne pas céder & un 
mouvement d’irritation qui eut encore envenimé cette petite plaie, 
préférait quitter la place. Enfin, |’amour-propre surexcité lui suggé- 
rait d’affecter une indifférence semj-hostile égale 4 celle qu’on lui 
témoignait. Brochant sur le tout, une horreur instinctive mélée de 
dégout le faisait reculer devant les tristes symptémes d’une querelle 
de ménage. 

_ fl avait tort. Le premier devoir d’un mari soucieux de la paix de 
son intérieur, est d’affronter hardiment tout germe de discorde et de 
l’étouffer sans hésiter. Car on ne doit jamais oublier que le feu, 
symbole divin de amour et de la vie, est aussi un terrible agent de 
destruction, et qu'une étincelle suffit pour faire. sauter an baril de 
poudre, 











DOUCE-AMBRE. 675 


XI 
. LE DOMINO. 


Quand on considére le réle important, souvent décisif, que l’im- 
prévu joue dans la vie, il est permis de se sentir parfois inquiet et 
effrayé. Involentairement aussi, on est conduit 4 se demander. si 
nous sommes bien des étres doués de raison, n’agissant qu’en vertu 
d’une impulsion puisée dans notre volonté, ou.si nous sommes seu- 
lement des pantins dont une force supérieure manceuvre les fils, en 
nous laissant illusion du libre arbitre. Fénelon avait quelque pen- 
sée analogue, le jour ou il a prononcé le mot fameux qui est dans 
toutes les mémoires : L’homme s agite et Dieu le méne. La question 
n'est cependant pas tranchée, car il est beaucoup de nos actes qu’il 
serait embarrassant, sinon irrespectueux, de rapporter 4 l’influence 
divine. Ces réflexions émises, sans insister plus que le comporte une 
ceuvre légére, trouvent leur application dans la situation ou Vernoise 
avait élé jeté brusquement, contre toute prévision, et par des cir- 
constances tout a fart en dehors de son initiative. 

Du jour au lendemain, les préoccupations considérées jusqu’alors 
par lui comme les plus sérieuses, celles qui l’avaient décidé a faire 
le voyage de Paris, s’étaient dissipées. Il daignait 4 peine leur accor- 
der quelques secondes, lorsqu’elles se présentaient 4 sa pensée, et 
ce n’était jamais quepour les repousser comme indignes d'attention. 
Un: sujet unique l’absorbait, le domino... 

Un homme comme lui, grave par caractére autant que par goat, 
céder ainsi 4 Ventrainement aveugle de la jeunesse et de 1’inexpé- 
rience! Quelle folie! sacrifier aussi légérement sa carriére, son ave- 
nir, toutes ses perspeclives de légitime ambition et de bonheur, a 
une femme dont il ne connaissait que la silhouette! Que dire? Rien 
de plus absurde, en effet; mais cela était. Et ce changement si ra- 
dical et si soudain ne le surprenait méme pas, tant il s’habituait ai- 
s¢ment a se passer de la réflexion, lui qui avait toujours eu la répu- 
tation d’un gargon réfléchi, et qui la méritait. 

Hi vivait depuis quarante-huit heures dans un monde tellement 
éloigné de cette terre chétive et misérable, l'indifférence la plus 
compléte pour tout ce qui ne touchait pas le domino s’était si bien 





676 DOUCE-AMERE. 


développée en lui, qu’il éprouva une vérilable stupeur a la récep- 
tion d’un paquet du ministére de la justice. Ce paquet, qui lui par- 
vint le mardi matin, apporté au grand trot par un dragon, lequel 
demandait un recu et refusait de partir sans l’avoir, contenait la fa- 
meuse lettre d'audience. 

Vernoise, qui l’avait attendue impatiemment toute une semaine, 
n’y pensait plus. Savait-il seulement 4 présent qu'un ministre exis- 
tait, dont il avait eu l’intention de solliciter une faveur? Que tout 
cela était loin! [1 Ini fallut un effort pour reconstituer l’enchaine- 
ment des faits qui aboutissaient 4 cette lettre. Ce travail mental ac- 
compli, il délibéra sur la conduite a tenir. Irait-il, ou n’irait-il pas ? 
A quoi bon maintenant un entretien avec son chef supréme? Que lm 
importait la place vacante, et toutes celles qui pourraient |’étre dans 
la magistrature? 

L’instinct le servit mieux que le raisonnement. Machinalement, il 
s’habillait en discutant avec lui-méme. Avant que son esprit eat 
arrété une décision, son corps avait revétu la tenue de circonstance, 
ce qui mit fin 4 ses hésitations. 

Le ministre le recut avec ane bienveillance des plus flatteuses, 
lui parla de son ouvrage en termes prouvant qu'il l’avait lu, et l’en- 
couragea beaucoup a continuer des travaux qui lui faisaient le plus 
grand honneur. Ces éloges, tombant d’une bouche autorisée, géné- 
ralement sobre d’appréciations aventurées, avaient de quoi satisfaire 
les plus exigeants, 4 plus forte raison Vernoise, dont l’excessive 
modestie élait facile 4 contenter. Le ministre n’en resta pas 1a, il 
offrit son concours pour lui donner un poste 4 sa convenance, et 
fit entendre que la place d’un magistrat de celte valeur était 4 
Paris. 

_ Encore que cet empressement fat plus affecté que sincére, et que 
de cette phraséologie engageante il y edt beaucoup 4 laisser, qu’en- 
fin ces belles promesses ne continssent rien de précis, c était quelque 
chose qu’une réception si aimable. A une autre époque, c’est-a-dire 
peu de jours auparavant, Verncise, ravi au septiéme ciel, ivre d’es- 
pérance, n’aurait eu rien de plus pressé que de courir chez Clau- 
salle lui faire partager sa joie. Il n’y songea seulement pas; il aurait 
préféré qu’au lieu de le complimenter, le garde des sceaux lui don- 
nat des renseignements sur le mystérieux domino auquel il pensait 
-toujours. Obtenir de ]’avancement, étre appelé 4 Paris, toucher du 
doigt l’achévement inespéré de ses plus beaux chateaux en Espagne, 
tout cela lui semblait.terne et le laissait indifférent. C’est Phistoire 
de chaque jour et de chacun. Jouets du moment présent, nos désirs 
se renouvellent dans une incessante mobilité. Leurs flots pressés se 
‘brisent les uns les autres, et 4 peine nés, s’évanouissent. 





DOUCE-AMERE. 677 


Ii est peu probable que Vernoise se livrat 4 ces considérations 
philosophiques en se dirigeant vers son hétel. Il calculait plutét que 
du mardi au samedi il faut compter quatre jours, et qu’il avait 
encore bien longtemps 4 attendre sa seconde entrevue avec le do- 
mino. 

Pendant son absence, une lettre était arrivée, dont la vue lui causa 
une émotion soudaine si forte, .qu’il n'osait l’ouvrir. Il avait le 
pressentiment qu’elle Iui apportait de facheuses nouvelles. Elle était 
cependant d’apparence séduisante : la petite enveloppe qui la conte- 
nait exhalait un parfum délicat, et la suscription avait évidemment 
été écrite par une main féminine. Mais la vérité est que Vernoise 
avait raison de la redouter. Tous ceux qui liront les lignes qui sui- 
vent partageront cette opinion : 


« Oubliez un engagement téméraire, et ne comptez pas sur la 
présence a l’Opéra, samedi, d’une personne 4 laquelle vous ne pen- 
sez probablement plus, mais qui doit 4 sa conscience de se dégager 
de promesses qu’elle serait dans l’impossibilité de tenir, lors méme 
que la raison et la réflexion ne lui imposeraient pas l obligation d’y 
maanquer. 

« A.M. Z.» 


Le pauvre garcon demeura bien un quart d'heure immobile, les yeux 
cloués sur ce fatal papier, en proie & une véritable consternation. Sa 
main tremblait, et le désarroi de sa pensée était tel, qu’il ne pouvait 
réunir deux idées. La lettre lui échappa des doigts et tomba en tour- 
noyant sur le parquet, sans qu’il s’en apercut. Bientdt il s’assit, 
n’ayant guére conscience de ce qu'il faisait, puis se mit a-contempler 
le feu. Une heure s’écoula, pendant laquelle il ne bougea pour ainsi 
dire pas. Grace & ce repos absolu, |l’esprit, tendu outre mesure, re- 
couvra sa lucidité. Tout a fait maitre de lui, il ramassa la lettre, la 
relut sans émotion apparente, et enfin l’examina. Ce n’était plus 
Vinerte fixité du découragement, mais l’observation sagace, intelli- 
gentle du magistrat habitué aux investigations minutieuses. 

L’écriture ne iui apprit rien; elle était élégante, correcte, sans 
caractére déterminé. Mais 4 l’angle gauche supérieur il remarqua, 
timbré en noir, un oiseau les ailes déployées, qu’il prit d’abord pour 
une de ces hirondelles que la mode protégeait alors. Les porte-mon- 
naie, les éventails, les bijoux, mille objets d’usage courant, portant 
cet embléme, tombé dans le domaine du banal, il l’avait considéré 
comme insignifiant. Un examen plus attentif le convainquit de son 
erreur : ]’oiseau était une colombe dont le bec mignon serrait une 





678 DOUCE-AMERE. 


brindille de verdure. Ne serait-ce pas la colombe de Noé et le rameau 
d’espérance? : 

Tel fut le point de départ de réflexions consolantes qui surgirent 
peu a peu au milieu de sa désolation. Un autre détail tui apparut 
bient6t, sur lequel se concentra toute son attention. ; 

Quel avait été le but de sa correspondante en signant A. M. Z.? 
Indiquer les initiales de son nom? Non, puisque Vernoise ne le con- 
naissait pas du tout. Si elle n’avait eu en vue que d-affirmer la pro- 
venance du billet, n’aurait-il pas été plus naturel qu'elle fit choix 
d’un signe de reconnaissance 4 la porlée du destinataire? Par exem- 
ple, ces mots : Le domino. Donc, sa préoccupation principale avait 
di étre moins de préciser de qui é6manail la communication — ce 
que son contenu suffisait 4 établir — que de se personnifier sans 
quitter l’anonyme. L’arrangement remarquable des trois initiales 
corroborait cette opinion: ces lettres étant la premiére et la der- 
niére de l’alphabet, séparées par celle qui en occupe précisément le 
milieu. 

Vernoise hésitait 4 conclure, tant sa joie était grande; car la logi- 
que ]’amenait invinciblement & se dire : A. M. Z. est une adresse plu- 
tot qu’une signature. Les probabilités sont qu'une lettre portant 
cette suscriplion et la mention : Poste restante, parviendrait 4 l’in- 
connue. 

Sans désemparer, il écrivit une réponse. Ce qu’il dit, qui de nous 
ne le devine? Il remplit quatre grandes pages, et ce n’était rien 
auprés de ce qu'il avait 4 ajouter encore. Aprés s’étre plaint des 
rigueurs imméritées dont il était l’objet, il sollicitait avec in- 
stances la faveur de voir le domino mystérieux, a qui il prodi- 
guait les protestations les plus enthousiastes. Hi terminait en se 
donnant tout enlier. Cela se voyait assez pour qu’il fat superflu de 
Vaffirmer. 

Ayant achevé, il était si mécontent de son style et si découragé, 
qu il voulut tout jeter au feu. La logique avait perdu son prestige. 
Hélas! cette lettre n’arriverait jamais 4 destination; elle pourrirait 
dans les rebuts jusqu’au jour ou un grave employé des postes, a 
lunettes et a perruque, l’ouvrirait solennellement, pour tacher d’en 
découvrir l’auteur et la lui renvoyer. 3 

Finalement, |’espérance lemporta; il confia sa missive & une des 
boites voisines de la rue Jean-Jacques-Rousseau, et s’enfuit hon- 
teux, (remblant, comme s’il venait de commettre un crime. 

On peut affirmer qu'il ne vécut pas pendant toute la journée du 
lendemain. Mais l’amour, qui fait danser les anes, dit le proverbe, 
lui inspira un expédient excellent pour abréger les tourments de 
V’incertitude. Lui-méme se présenta au guichet de la poste restante, 





DOUCE-AMERE. 679 


vers le soir, et réclama une lettre aux initiales A. M. Z. Il faillit 
s’évanouir de bonheur, lorsqu’on Jui répondit qu’il n’y avait 
rien. | 

Son épitre brdlante et passionnée avait été retirée déja; 6 bon- 
heur! quels horizons déroulaient & ses yeux éblouis leurs splen- 
dides perspectives! Il n’avait pas fini d’y réver, que la premiére dis- 
tribution du lendemain lui apporta une nouvelle communication du 
domino. 

« Je suis a la fois, lui mandait-on, trés-flattée et trés-peinée de 
ce que vous m’avez écrit. Flattée d’inspirer une affection si subite, 
et pourtant si profonde, 4 un homme qui ne m’a jamais vue; peinée 
de me trouver dans la nécessité de ne pas répondre 4 des avances 
aussi aimables. Cependant, rendre le mal pour le bien me serait une 
extrémité cruelle. J’ai la consolation, du moins, de pouvoir vous 
accorder la satisfaction que vous désirez, la seule, d’ailleurs, que 
m’ail demandée votre lettre, si je l’ai bien comprise. Vous voulez 
me voir, ]'y consens ; sans masque et sans déguisement, soit. Il ne 
tiendra qu’4 vous de me voir trés-prochainement dans ces condi- 
tions. Mais, comme une femme ne saurait accepter les jolies choses 
que vous m’avez dites, avant de s’étre assurée qu’elles sont sincéres, 
il ne vous paraitra pas surprenant, je l’espére, que je ne précise a 
Vavance ni le jour ni l’endroit ot nous nous rencontrerons. J’ai l’in- 
tention de soumettre 4 une épreuve décisive les sentiments que vous 
m‘avez exprimés, peut-ttre trop légérement. S’il est vrai, comme 
vous l’assurez, que votre coeur me reconnaitrait entre mille, vous 
saisirez avec empressement l'occasion que je vous offre de réaliser 
vos promesses. » 

La colombe et la signature A. M. Z., rien ne manquait 4 la lettre. 
La fine raillerie dont elle était saupoudrée comme de paillettes 
d’or, y ajoutait un montant qui n’était pas fait pour dégriser le 
malheureux substitut. Que devait-il faire? Entendait-on que, s’il 
retournait 4 l’Opéra un soir de représentation, et qu'il jetat les 
yeux sur la loge n° 8, il y verrait son inconnue a visage découvert? 
c'euit été trop facile. Ou bien, fallait-il se placer sur un des points 
les plus fréquentés de Paris par le monde élégant, comme l’esca- 
lier de la Madeleine, un dimanche, 4 la sortie de la messe d’une 
heure, et entreprendre de discerner, dans la foule de femmes char- 
mantes qui s’y donnent rendez-vous, quel était le dommo? Ceci se- 
rait trop difficile; la lettre ne pouvait exiger un pareil tour de 
force. 3 
Dans sa perplexité, Vernoise, bientét 4 bout de voie, intrigué et 
charmé en méme temps, fut dix fois sur le point d’aller demander 
conseil 4 Clausalle. Une sorte de pudeur le retint. Il lui répugnait 


680 DOUCE-AMERE. 


de divulguer, méme & un ami, le sentiment délicat auquel il s’a- 
bandonnait avec un ravissement de plus en plus vif. Et déja il s’é- 
tait reproché de lui avoir parlé, dés le lendemain, de son aventure. 
Au reste, Clausalle, occupé probablement 4 relancer ses protecteurs, 
était invisible depuis plusieurs jours. A la fin, il s’avisa que le mieux 
était de s’en rapporter 4 Elle, qui, raisonnablement, n’avait pas eu 
la prétention de lui demander d’étre sorcier, et qui saurait bien, 
directement ou non, le faire avertir lorsqu’elle aurait besoin de lui. 
Ce n’était pas si sot. 

Ce jour-la, Vernoise recut une invitation pour un bal donné, le 
soir, au ministére de la justice. Il ignorait que cette fate fat en pro- 
jet; et comme personne, pas méme son nouvel ami le ministre, 
n’avait songéal’y convier, il était fondé 4 croire que madame A. M. Z. 
pouvait bien n’étre pas étrangére a l’envoi de sa carte d’admission. 
Peindre son bonheur serait impossible, car il était bien convaincu 
que ce bal était l’occasion choisie par l’inconnue pour se montrer a 
lui. Or il n’y en pas de plus favorable, qui fasse mieux valoir tous 
les charmes d’une femme, rehaussés par l’éclat de la toilette et l’a- 
nimation du plaisir, de plus propice aussi pour un amoureux. 
Enfin, la reconnaitre dans un salon lui parut.la chose la plus facile 
du monde. 

Il en fut ainsi jusqu’é ce que, annoncé pompeusement par un 
huissier 4 chaine, il commenga, au milieu de la cohue d’une réu- 
nion officielle, un voyage d’exploration aussi pénible que fatigant, 
et qui ne fut qu’une longue déception. Les femmes ne manquaient 
pas, il yen avait en quantité considérable. Abstraction faite de celles 
qui n étaient plus trés-jeunes, qui portaient des toilettes ridicules; 
des méres de jeunes filles, dont les graces aimables s’épanouissaient 
dans le voisinage ; des étrangéres, altendu que la France était seule 
digne d’avoir vu naitre le domino; enfin, de toutes celles qui n’é- 
taient pas douées d’une beauté radieuse et sans conteste, il en res- 
tait encore un si grand nombre, que le choix était au-dessus des 
forces de l’homme le mieux organisé. Les difficultés de la tache se 
révélaient dans toute leur étendue. Vernoise, désappointé, ne savait 
quel parti prendre. 

Il se souvint qu’a l’Opéra, Pinconnue avait un costume lilas, et 
il s’accrocha en désespéré 4 la pensée que, pour aider a se faire 
reconnaitre, elle aurait eu l’attention de méler 4 sa parure quelque 
objet, ruban ou fleur de cette nuance. Bien que le lilas ne soit pas 
en grand honneur dans les fétes mondaines, car c’est presque une 
couleur de deuil, néanmoins, Vernoise compta jusqu’a vingt-trois 
dames qui en portaient dans leurs ajustements. Toutes n’étaient ni 
également jeunes ni également jolies ; l’embarras.de s’arréter 4 l'une 











DOUCE-AMERE. 681 


d’entre elles ne diminuait pas pour cela sensiblement. Quelle certi- 
tude, en effet, que, dans un milieu aussi mouvant, et qui se renou- 
velle 4 chaque instant, son calcul n’edt oublié personne? II étudia 
les physionomies, espérant qu’a sa vue le domino se trahirait par 
un regard, un sourire, un signe quelconque. Au bout de deux heures’ 
de recherches consciencieuses, il n’était pas plus avancé que lors de 
son entrée. Sa foi robuste était fortement ébranlée, sans qu'il fat 
tout a fait découragé. Mais la fatigue l'accablait, et avant de se livrer 
4 de nouvelles tentatives il se mit en quéte d'un petit coin pour se 
reposer. 

Ses pas le conduisirent dans une piéce en forme de rotonde, avoi- 
sinant deux galeries, dans lesquelles on dansait. Le décorateur avait 
enlendu y simuler un bosquet illuminé par des lanternes véni- 
tiennes. Des branchages, des arbustes et des fleurs, disposés avec 
gout, en faisaient foi, aussi bien qu'un certain nombre de ban- 
quettes recouvertes en velours vert, qui représentaient, 4 n’en pas 
douter, des bancs de gazon. L’endroit était relativement peu fré- 
quenté, surtout pendant les danses. Mais pendant les intervalles, au 
contraire, une assez grande foule )’emplissait, parce qu'il servait de 
lieu de passage pour les cavaliers qui ramenaient les danseuses a 
leur place. On le traversait, on n'y séjournait guére ; de 1a, un spec- 
tacle trés-varié, dont Vernoise n’étail pas faché de jouir tout en se 
délassant, et qui lui permettait de ne pas suspendre ses recherches. 
Seulement, les réles se trouvaient intervertis, au lieu d’aller 4 la 
découverte, il assistait 4 un défilé. 

Par moments, les groupes qui se succédaient devant lui, ct qu’il 
regardait de tous ses yeux, s espacaient tellement, qu’on distinguait 
trés-bien les visages, ceux des femmes, cela sentend, il ne s’occu- 
pait pas des autres. Parfois, ils élaient pressés, au point que la cir- 
culation devenait pénible, et qu’on n’apercevait plus qu'une masse 
confuse, d’ou partaient des rires et des chuchotements, avec un 
bruit sourd sur le parquet. Et alors les détails échappaient, noyés 
dans l'ensemble. 

L’encombrement, qui est la conséquence de toutes les foules, 
élégantes ou non, obligeait trés-souvent les passants 4 stationner 
dans le bosquet. Cela durait quelques minutes, et la procession re- 
commengait. C’est ce qui arriva notamment 4 un gros monsieur en 
culotte courte, revétu d’un uniforme étranger trés-riche, chamarré 
de rubans et couvert de décorations, qui donnait le bras 4 une Jeune 
femme. Vernoise n’aurait pas fait attention a lui, sans doute, quoi- 
qu’il fat rapproché de son banc, s'il n’avait parlé trés-haut, s’expri- 
mant dans un idiome, qui paraissait étre l’allemand ou le russe. Ce 
personnage était important, car il tenait sa téte renversée en arricre 

25 Aour 1872. 44 





682 DOUCE-ANERE. 


avec beaucoup de morgue. Les hautes dignités qui lui avaient valu 
tous les ordres réunis sur sa large poitrine, ne l’empéchaient pas, 
en outre, d’étre amusant, 4 en juger par les rires de sa compagne, 
dont les éclats periés, coquets, pleins d’entrain, arrivaient en mo- 
dulations caressantes jusqu’aux oreilles de Vernoise. 

Ils étaient encore devant lui aprés une pause assez longue, lorsque 
se produisit un autre inconvénient des foules : un mouvement de 
reflux. Ce ne fut rien pour le monsieur, il ne bougea méme pas; 
mais la jeune femme poussa un léger cri, elle avait de l’aventure 
laissé tomber son bouquet. 

Vernoise fut témoin de |’accident, et des vains efforts que déployait 
e cavalier de la dame pour le réparer. Ce n’était pas une petite 
affaire de se baisser avec un si bel uniforme et une figure aussi 
rouge, il se précipita sur le bouquet qui avait roulé tout prés de lui, 
et fut assez heureux pour [e rendre 4 sa charmante propriétaire, 
avant que Jes piélinements l’eussent atteint. Elle le remercia d'un 
regard et d'un sourire. Tout aussitét, elle continua sa roule. 

Ce regard et ce sourire, Vernoise ne vit que cela. Il se retournait, 
afin de regagner son banc, une inspiration soudaine le poussa sur 
les traces de la jeune femme. Le dominc! Nul doute que ce devait 
étre lui. Et son coeur n’avait rien dit! Il tenta une trouée dans le 
mur mouvant qui les séparait. Mais la besogne était malaisée ; on ne 
joue pas des coudes dans un bal comme sur une place publique, 
bien que beaucoup n’y fassent guére de différence. Il fallut attendre, 
et le gros monsieur marchail pendant ce temps. Vernoise le suivait 
du regard, l’ceil fixé sur lui comme sur une boussole. Son crane dé- 
nudé, entouré d’une couronne de cheveux grisonnants, émergeait 
d’un océan de iétes; bientdt il disparut, et Verngise, retenu par 
les belles personnes ou les jolis messieurs frisés qui le pressaient de 
toutes parts, en élait réduit 4 ronger son frein. Entin, il parvint 
a se frayer un passage, ef courut du cdté o& homme aux décora- 
tions s'était dirigé. Plus personne! Vainement il fit le tour des sa- 
lons, sans oublier le buffet. Ce ne fut qu'une bonne demi-heure plus 
tard qu'il Papergut dans une embrasure, aux prises avec une tranche 
de homard. Auprés de lui était, non plus la dame de tout a 
l'heure, mais un jeune homme encore imberbe, vélu d’un uniforme 
beaucoup moins riche, qui avait l’air d’un aide de camp et tenait 
gravement a la main un verre de vin de Sauterne, destiné a succéder 
au homard. Vernoise voulut savoir le nom de ce personnage et le 
demanda. —C’est le général prince Pitchareff, lui fut-il répondu. 
Quant a la jeune femme qui se promenait a son bras, Vernoise ne la 
chercha pas, il savait bien que ce serait perdre son temps et sa 
peine. 








DOUCE-AMERE. 685 


Il ne le savait méme que trop, car le pauvre substitut flétrissait 
énergiquement sa maladresse. Quoi, la bonne fortune lui était échue 
de s'approcher d’elle jusqu’a la toucher, de recevoir delle un remer- 
ciement, et il n’avait pas eu la présence d’esprit de la regarder de 
maniére a la reronnailre, sil la rencontrait! Non. Les détails pro- 
saiques de ce monde, la coupe de son visage, la couleur de ses yeux 
ou ja nuance de ses cheveux, sa toilette méme lui avaient échappé! 

Sa présence au bal se prolongea fort tard ; il fut de ceux dont on 
dit qu’ils éteignent les bougies. Errant de tous cétés, pareil 4 une 
4me en peine, il considérait comme impossible qu'il ne regut pas 
une nouvelle manifestation de sa divinité. Ce fut ainsi cependant. 
Et, en attachant son regard mélancolique sur les interminables 
figures du cotillon, il se disait avec désespoir : 

— Elle est 1a! Peut-étre, elle attend que je profite d'une occasion 
pour lui parler, et me voyant toujours raide et droit sur mes jambes, 
4 la facon d’un échassier, elle gémit de ma sottise. Qui sail si ce n’est 
pas elle qui rit la-bas, avec ce monsieur orné de trois croix ! Grand 
Dieu! si elle riait de moi!... 

Cette pensée lui fut insupportable, ct i) partit la mort dans le 
coeur. Quoi qu’il en soit, avant de se mettre uw lit el sans tenir 
compte de son extréme fatigue, il écrivit4 l'inconnue, lui déclarant 
avec audace qu'il l’avait reconnue, mais n’avait pas cru pouvoir se 
permettre de l’aborder, parce qu'elle ne l’avait pas autorisé a le faire. 
Le général Pitchareff et incident du bouquet étaient invoqués a 
titre de temoignages irrécusables. Il ne se bornait plus 4 demander 
a voir le domino. Puisqu'on prenait ainsi a la lettre ce qu'il disait, 
il réclamait l'honneur d’étre recu cn audience particuliére. 

Vingt-quatre heures s’écoulérent, et la lettre ci-aprés lui parvint, 
qui mettait fin 4 l’épisode. 

« Mon devoir serait de ne pas vous répondre ; je le fais cependant, 
avec l’espoir que vous apprécierez les considérations qui me déter- 
minent. Aussi bien, nous sommes, vous et mol, dans une silualion 
qu'il importe a notre dignilé réciproque de préciser nettement. Bien 
que je n’aie 4 opposer qu’un refus absolu et irrévocable a l’entrevue 
que vous avez demandée, j’al pensé que vous me sauriez gré de le 
déclarer dés 4 présent, au lieu de vous laisser, par un silence calculé, 
livré aux cruelles anxiétés de ’attente, et de paraitre ainsi encourager 
des espérances qui ne sont pas destinées 4 recevoir de réalisation. 

« J'ai la franchise d’avouer que mon imprudence est en grande 
partie cause de ce qui arrive aujourd'hui. Si je ne suis pas tout a fait 
excusable, les apparences m’aulorisaient a croire qu'il s’agissait plu- 
tét pour vous d’un jeu d’esprit que d’exprimer des sentiments sin- 
céres 4 une femme que vous n’aviez jamais vue. J'ai eu le tort de m’y 


684 | DOUCE-AMERE. 


associer. Puisque l’incident, que j’avais considéré jusqu’ici comme 
une plaisanterie, prend les proportions d’une chose sérieuse, je vous 
demande avec instances de renoncer & des démonstrations qui, pour 
votre repos comme pour le mien, sont pleines de dangers. 

« La personne dont vous avez ramassé le bouquet avant-hier est 
bien celle avec laquelle vous avec causé a | Opéra, c’est tout ce que 
jai le droit de dire. Il m’est impossible d’accepter le dévouement 
que vous m’offrez avec tant de confiante abnégalion. Si ce que vous 
m’avez écrit est vrai, je vous plains; mais il n’est pas en mon pou- 
voir de réparer le mal dont je suis la cause involontaire. Tout nous 
sépare dans la vie; nous y suivons des routes bien différentes, et il 
est probable que nous ne nous rencontrerons plus.— Cette conviction 
me donne le courage d’ajouter quelques mots encore. 

« Il est pénible d’étre obligée & une réponse séche et dure, dont 
la forme peut blesser celui qui la recoit. Lors méme qu'un regret 
furlif se mélerait 4 la mienne, croyez que je la saurais maintenir iné- 
branlable. Je suis mariée, altachée 4 mon mari, et je ne pense pas 
qu’il soit permis & une femme de mettre son devoir en discussion. 
Trop sincére pour ne pas me défier de moi, je suis aussi trop fiére 
pour faillir, et c’est 4 quoi je ne m’exposerai pas de mon plein gré. 
Je m’adresse donc a votre loyaulé, pour vous prier de ne plus t2nter 
aucune démarche en vue de me revoir. 

« Moi aussi, je l’appellerai heureux, ce hasard qui nous a réunis 
un instant, si vous voulez bien accepter, et s’il peut vous suffire, de 
fixer son court passage dans un souvenir commun. Je forme des 
voeux ardents pour que ces sentiments soient également les vétres. 
Et maintenant, adieu. Sij’ai laissé échapper ici des choses que j’aurais 
peut-étre mieux fait de conserver pour moi, veuillez excuser une 
faiblesse qui ne se renouvellera pas. Cette lettre est la derniére que 
vous recevrez de moi. J’ai la confiance que mon appel sera entendu, 
et que vous cesserez, de votre cété, une correspondance sans utilité, 
et que, d’ailleurs, je n’accepterais plus. » 

Ii n’y avait ni initiales ni signature. 

G. DE PARsevat. 
Lafsuite prochainement. 








LA TERREUR 


v 
LE TRIBUNAL REVOLUTIONNAIRE DE PARIS 


VI 


APPLICATION DE LA LOI DU 22 PRAIRIAL. 


Un jugement ne doit comprendre que l’auteur ou les auteurs du 
crime et leurs complices. Le tribunal révolutionnaire avait déja 
foulé aux pieds cette régle, quand il avait associé Danton, Camille 
Desmoulins et Phélippeaux, accusés de modérantisme, a Hérault de 
Séchelles, Fabre d’Eglantine, Chabot, Bazire, accusés de concus- 
sion; et ici méme il y avait intention de confondre les deux causes : 
ils étaient tous, au sentiment de I'Incorruptible, des corrompus. 
Comment y tenir davantage, quand on avait si peu de juges, et 
qu'il y avait tant d’accusés dans les prisons? Tous, d’ailleurs, n’é- 
taient-ils pas réputés coupables d’un crime commun : ennemis de 
la République. Ce fut donc sans le moindre scrupule qu’on les 
amassa péle-méle sur les mémes bancs, sans avoir d’autre souci 
que de la place qu’ils pouvaient tenir ou du temps qu’ils pouvaient 
demander au juge. Pour le temps, nous avons dit comment on sa- 
vait l’abréger. « Qu’on aille au greffe, dit Wolff, un des commis- 
greffiers, teémoin dans le procés de Fouquier-Tinville, qu’on prenne 
indifféremment le premier carton qui tombera sous la main, on y 
trouvera vingt ou trente dossiers qui retraceront la mort de qua- 
rante ou cinquante personnes jugées aprés une heure de délibéra- 


4 Voir le Correspondant des 10 et 25 mars, 25 avril 1870, 25 décembre 1874, 
10 février, 10 mars et 10 juillet 1872. 


6Se LA TERREUR. 


tion des jurés; pour prendre lecture de la nomenclature des accu- 
sés, il aurait fallu plus d’une demi-heure, et pour prendre celle des 
piéces, souvent plusieurs jours, J’ai dit qu'on prenne le premier 
carton, et si l’on n’y trouve pas la preuve des crimes que je dé- 
nonce, je consens 4 monter 4 la place des accusés et a subir leur 
sort. » (Campardon, t.. Ik, p..198-} 

« Les actes d’accusatian, dit le substitut Camban, n’étaient ordi- 
nairement signifiés aux accusés que la veille de leur mise en juge- 
ment, 4 dix ou onze heures du soir, et souvent on ne les signifiait 
qu’au moment de leur entrée 4l’audience. » (T. II, p. 306, ef. 
p. 509.) Quand on les portait aux prisonniers, le plus souvent ils 
les recevaient par un sou pirail, et «les distributeurs, dansles épanche- 
ments de leur gaielé féroce, dit un détenu de la Conciergerie, appe- 
laient cela le Journal du soir. Souvent, ajoute-t-il, il était impessible 
aux accusés d’en prendre connaissance, faute de lumiére. Qu’étail-il 
besoin, au reste, de les lire? En voir un, c’élait les connaitre tous‘. » 
Ces actes mémes étaient souvent altérés, surchargés arbitrairement. 
« Je me propose, dit le méme substilut aux jurés qui doivent juger 
Fouquier-Tinville, de remettre sous vos yeux un grand nombre 
d’actes d’accusation conlenant quantité d’interlignes, de ratures et 
de renvois non approuvés; quantité de blancs, destinés 4 recevoir 
les noms d’un plus grand nombre de victimes, et qu'on n ’a pas pris 
la peine de barrer; des noms d’accusés, mis par une main élrangeére 
dans des actes d' accusation, postéricurement a leur rédaction, etc. Les 
noms de.certains individus, quoique mis en jugement et condamnés, 
se trouvent rayés dans l'acte d’accusation; d’autres, au contraire, 
sont condamnés, sans que leurs noms aient été portés dans l’acte 
d’accusation, et sans méme qu’il conste de leur comparution a l’au- 
dience. Tantét le nom d’un accusé se trouve sans prénom et sans 
aucune désignation, tantét vous verrez un numéro en blanc, sans" 
nom, prénom ni désignation quelconque, de sorte qu'il serait a pré- 
sumer qu’on se disposail 4 y classer le premier venu. (P. 308, 
309.) Réal confirme ce fait dans.son rapport : « L’accusateur pu- 
blic, dit-il, avait soin de laisser sur celte liste des places en blanc 
pour ceux qui pourraient venir dans la journée augmenter le ca- 
. suel*; et ce blanc était, rempli, dépassé méme. Dans un acte d’ac- - 
cusation, dressé par Fouquier-Tinville, il y, avait vingt-deux accusés. 
Un: fut acquitté, vingl-sept furent condamnés et exéculés, en telle 
sorte que pour six il n’y eut ni procés ni débals*.. 


- 1 LD’ Humanilé méconnue, par Paris de l'Epinard, dans les Mém. sur les prisons. 


t. I, tah 158. 
apport de Réal dans les Mém.. sur les prisons, 6 Ii, p. 489. 
S Hist. des prisons, t. 1V, p. 276. 





LA TERREUR. 687 


Le jugement, en effet, cette feuille de papier qui dispose de la vie 
d'un homme, était communément signé en blanc par les juges. 
Voici, dit Cambon, le mode qu’ils avaient adopté. Le greffier.mettait 
au bas d'une feuille de papier blanc ces mots: Fait et prononcé 
le... Pan II de la République francaise une et indivisible, a l'audience 
publique du tribunal, a laquelle siégeaient... qui ont signé le jugement 
avec le commis-greffier. Une fois cette formule signée, les juges ne 
s’occupaient plus de la maticre avec laquelle le greffier composait 
le corps du jugement. Cet abus intolérable, continue-t-il, présente 
aujourd hui les plus funestes résultats. Vous verrez que, dans 
presque tous les jugements rendus depuis le 22 prairial, les deux 
ou trois lignes commengant par ces mols Fait. et prononcé... sont 
écrites de la méme ‘main, c’est-i-dire du greffier Legris, nous osons 
presque assurer de la méme plume et de la méme encre. Il en est 
plusieurs qui présentent un blanc considérable aprés les disposi- 
tions du jugement; il en est d’autres dans lesquelles il a fallu écrire 
ces dispositions d'un caractére trés-menu et trés-serré, afin de pou- 
voir les encadrer dans le blanc laissé 4 dessein; dans d'autres, on 
s’est servi, au contraire, d'un caractére trés-gros et trés-espacé pour 
rendre moins sensibles les blancs qui auraient reslé; dans d’autres, 
enfin, ila fallu recourir aux marges pour ajouter les dispositions 
qui n’ont pu tenir dans le corps de l’acte’. » (P. 510.) Ajoutons 
avec M. Campardon, qui a vu les piéces aux Archives (el tout le 
monde peut les y voir aprés lui) que dans quelques-unes, dans six 
comprenant chacune une nombreuse fournée, il n'y a méme pas de 
dispositif de jugement. « L’acte d’accusation est seul transcrit ; 
aprés on ne trouve ni ordonnance de prise de corps, ni déclara- 
fion du jury, ni condamnation : le papier resle blanc depuis la 
fin de la transcription de Vacte d’acecusation jusqu’a la date qui se 
trouve mentionnée, ainsi que la signalure des juges. Ainsi, con- 
clut-il, il n’y a donc pas eu de condamnation, puisque la déclaration | 
du jury et les lois dont le texte est cité par V'accusateur public, ne 


1 « Combien plus coupables sont ceux d’entre eux qui, chargés des fonctions de 
président, se sont permis de-recevoir la déclaration du jury sans la constater par 
écrit ! Quelle excuse légitime allégueraient ceux qui, aprés avoir signé les questions 
soumises a ce jury, ont laissé un intervalle en blanc, aprés quoi ils apposaient leur 
signature, s embarrassant trés-peu de la maniére dont Je greffier rédigerait la dé- 
claration des jurés. Il existe treis déclarations de cette nalure, une de Coffinhal, une 
de Naulin et une de Scellier, et si vous voulez étendre vos recherches, vous décou- 
wirez que plusieurs déclarations de jury ont été écrites aprés coup et sur des 
blancs-seings. On trouve, en effet, des questions posées de la main du président, 
écrites de la méme plume, de la méme encre, tandis que la déclaration du jury pa- 
ralt évidemment écrite d'une main, d'une plume et d'une encre différentes. » (Re- 
quisition de Cambon du Gard, ibid., t MI. p. 511.) 


688 LA TERREUR. 


sont pas écrites; et cependant des malheureux ont été trainés a 
Péchafaud, en vertu de ce papier informe qui ne représente rien’. » 
(T. 1, p. 347.) 

Il n’y a pas seulement 1a un vice de forme; et des exemples prou- 
vent que ce n’est pas en vain que les formes sont rigoureusement 
prescrites en pareille matiére. Cambon en cite dans son réquisi- 
toire. Au nombre des magistrals du parlement de Toulouse, se 
trouvait un conseiller nommé Perés. !] n’avait pas pris part 4 la 
protestation de ses collégues contre la dissolution du Parlement. Un 
décret de ]’Assemblée constlituante l’avait reconnu ; les autorités de 
Toulouse s’élaient empressées de constater ses contre-protestations 
et sa conduite civique. Lorsque ses collégues furent renvoyés 
devant le tribunal révolutionnaire, l’accusateur public du tribu- 
nal criminel de la Haute-Garonne l’y enveya avec les autres, 
non comme “complice, mais comme témoin contre les accu- 
sés. Au jour du jugement, il vient 4 l’audience; et le jugement 
rendu, il demande au greffier s'il est libre. Le greffier le prend pour 
un accusé; et, comme il sait qu’on n’acquitte personne, il lui dit 
qu'il est condamné, et Je fait ranger avec les autres. Perés proteste, 
son nom n’a pas élé prononcé, Il invoque la liste. Le greffier feint de 
retourner le papier qu’il tenait 4 la main, et lui dit : « Tu étais de 
Pautre cété. » Et, malgré toutes ses réclamations, il fut guillotiné. 
« I] n’était compris ni dans l’acte d’accusation, ni dans les questions 
posées au jury. Quant au jugement, il est resté en blanc. » (T. Hl, 

. 204. 


Voila pour les procédures. Quant au fond des jugements, on ne 
sait que citer parmi les monstruosités dont ils abondent. Parmi ces 
magistrats de Toulouse, condamnés pour avoir protesté contre la 
dissolution du Parlement, l'un, Mourlins, n’y siégeait plus depuis 
dix ans; deux autres, Molineri et Barrés, étaient, depuis cing ans, 
exclus des délibérations de la compagnie, pour cause d immora- 
lité ; un quatriéme s’était retiré depuis plusieurs années a la cam- 
pagne. (T. II, p. 317.) 

Ii y eut des erreurs de qualité, équivalant 4 des erreurs de per- 
sonnes, car c’est souvent la qualité qui était le prétexte de l’accu- 


1 Madame de Genlis fournit un exemple de jugement rédigé a l’avance, antérieur 
au 22 prairial. Dans la minute de celui ou elle fut comprise, il y avait deux numéros 
en blanc, les numéros 12 et 15. Elle, qui était la vingt-quatriéme dans l’accusation, 
se trouva la vingt-sixiéme dans Ja sentence. « Si le jugement, dit-elle avec raison, 
n’edt été rédigé qu’aprés avoir été rendu, il y aurait un nombre égal de numéros 
et d'individus. » Elle fut sauvée par le 9 thermidor, et sortit de prison avec son ex- 
trait mortuaire, car on les rédigeait d'office pour les condamnés. (Voy. Hist. des 
prisons, t. IV, p. 256.) 





LA TERREUR, | 680 


sation ; mais, 4 cet égard, les protestations ne servaient pas davan- 
tage. Darmaing était cilé, comme maire de Pamiers, en compagnie 
de neuf autres habitants de l’Ariége, et il n’avait jamais exercé ces 
fonctions. « Je ne suis pas maire, s’écria-t-il, ce n’est pas moi que 
Yon juge! — Quoi, lui dit Coffinhal, tu n’es pas vérilablement le 
le maire? — Non, répond Darmaing, et il présente les preuves 
qui le constatent’. — Ces scélérats, reprit Coffinhal, ils voudraient 
nous faire croire qu’il fait nuit en plein midi! » Et il fut mis hors 
des débats, c’est-a-dire envoyé 4 Péchafaud, sans plus élre entendu 
(23 prairial an Ii). 

Dans cette méme affaire, un homme de loi, Jean-Paul Larive, ne 
fut pas méme interrogé. Mis hors des débats avec les autres, il 
dit aux juges : « Cifoyens, je vois bien que vous éles pénétrés de 
mon innocence, puisque vous ne m’avez rien reproché. » II fut con- 
damné & mort (p. 203). 

Trois Bretons furent ainsi condamnés, qui ne purent étre ni in- 
terrogés ni entendus : ils ne savaient pas un mot de francais, et il 
n'y avait pas d’interpréte. C’est le greffier qui le révéle, ne songeant 
qu’a s’excuser pour la correction de son acte : « Il a été impossible 
d’'avoir les noms de Perron, d’André et de Toupon bien exactement, 
parce qu’ils sont Bas-Bretons, et qu'on n’avait pas d’interprétes. » 
(I. J, p. 574.) 

Ce que nous avons vu du maréchal de Mouchy, voulant partir 
sans réveiller la maréchale, et se réservant de l'avertir lui-méme 
quand on lui dit qu'elle doit venir avec lui, prouve qu’elle n’avait 
pas recu d’acte particulier d’accusation et qu'elle n’était pas davan- 
tage comprise dans l’acte de son mari. Pour que tout fait de méme 
teneur dans cette sorte de justice, elle ne fut pas méme interrogée! 
Un témoin du procés de Fouquier le constate: « Le 9 messidor, dit- 
il, étais 4 l’audience ot le maréchal de Mouchy et sa femme furent 
mis en jugement. Fouquier et Naulin siégeaient. Le maréchal fut in- 


‘ Sur la complicité de Vadier dans cet assassinat de Darmaing, voy. Saladin, Rap- 
port, etc., p. 40 et suiv. et les Piéces justificat., n° 27, 28, 29, 51 et 35. 

Vadier mit 4 la poursuite de Darmaing et de ses concitoyens envoyés de Pamiers 
au tribunal révolutionnaire un incroyable acharnement. « S'ils étaient acquittés, 
écrivait—il 4 Fouquier-Tinville (4 prairial), ce serait une calamité publique. » (Sa- 
ladin, Rapport, etc. Piéces, n° 35.) Pour étre plus sir de leur condamnation, il se 
proposait d’assister au jugement. I] en fut empéché ; mais il écrivit a l'accusateur 
public un nouveau billet ov il insiste sur le résultat qu'il attend, rappelant les piéces 
qu'il a envoyées et garantissant qu’il y en a de plus fortes: « Tout ce que je puis te 
dire, en vrai républicain, c’est qu'il n’en est pas un sur les dix qui ne soit l'ennemi 
forcené de la Révolution et n’ait employé tous les moyens pour la renverser ; et je 
te répéte que ce serait une grande calamité publique, sil en échappait un seul du 
glaive de Ja loi (22 prairial). » (Saladin, Rapport, p. 44.) 


600 LA TERREUR. 


terrogé, mais sa femme ne le fut pas. On en fil l’observalion au pré- 
sident. Fouquier dit: « L'affaire est la méme, cela est inutile. » Elle 
fut condamnée sans avoir été entendue (9 messidor).» (T. I, p. 373.) 

Un autre jour, on vit apporter au tribunal un homme sourd, aveu- 
gle et paralylique, tombé depuis trois ans en enfance, M. Durand de 
Puy-Vérine. C'est Trinchard, devenu président de la .commission 
populaire, qui avait ordonné ce renvoi : 7 

— Es-tu noble? lui avait-il dit. 

Pas de réponse. 

— Pourquoi as-lu conservé des médailles sur lesquelles était la 
figure de Capet? 

— C’étaient, répondit madame de Puy-Vérine, des jetons 4 jouer, 
renfermés dans une bourse. 

— Oui, oui, c'est entendu, reprit Trinchard, les gens de votre 
caste sont toujours attachés a la royauté. Vous étes coupable d’avoir 
laissé ces jetons 4 votre mari’. 

Madame de Puy-Vérine accompagna le pauvre vieillard devant le 
tribunal. Elle monta avec lui dans la méme charrette — la derniére 
charrelte! Ils furent guillotinés le 9 thermidor *. 

Riouffe n’exagérait donc pas beaucoup lorsqu'englobant juge- 
ments et procédures, avant comme aprés la loi du 22 prairial, dans 
la méme réprobation, il disait : « On vit alors des hommes condam- 
nés par méprise le frére pour le frare, le pére pour le fils, la mére pour 
la fille; » ct ce n’était pas seulement |’accusateur public ou le prési- 
dent du tribunal qui se rendaient coupables de ces confusions et de 
ces mépriscs, tout le monde y prenait part : « La canaille des huis- 
siers, des sous-greffiers et de tous les suballernes , composée d'an- 
ciens recors ou de misérables qui savaient 4 peine lire, se déchaina 
contre l’existence des citoyens. lls insultaient dans un griffonnage 
barbare 4 ceux qu’ils assassinaient. J'ai vu, ajoute-t-il, apporter a 
une femme un acte d’accusation sur lequel était écrit: Téte a guil- 


‘ On voit si c’était sans raison que Brienne et Villeroi refusaient de jouer une 
partie de piquet, parce que les cartes n’étaient pas républicaines. (Mém. sur les 
prisons, t. I, p. 8.) Qui edt tourné le roi, edt couru grand risque d'étre capot. Cela 
ne les sauva pas, et le lendemain ils marchaient 4 la mort avec une entiére asue 
rance. 

*T. HI, p. 203-204, cf. t. 1, p. 544. — « Un jour, dit Riouffe, parmi les we- 
times entassées pour le supplice se trouvait un vieillard de Saar-Libre (Saarlou’s), 
4gé de quatre-vingt-dix ans. Il était d'une telle surdité et possédait d’ailleurs si pew 
de frangais qu'il ne savait méme pas de quoi il étail question. 11 s’endormit 4 'au- 
dience, et on ne le réveilla que pour lui prononcer son jugement qu'il ne compnt 
pas plus que le reste. On lui persuada qu’on le transférait dans une autre prison, 
lorsque, sur la charrette, on Je transférait 4 la mort, et il le crut. » (Afém. sur les 
prisons, t. 1, p. 113.) 


LA TERREUR. got 


lotiner sans rémission... Souvent on recevait un acte destiné 4 une 
autre personne ; alors I’huissier se contentait de substituer votre nom 
4 celui qu'il effacait*. Plusieurs fois, en buvant avec les guichetiers, 
ils en fabriquaient tout 4 coup de gaielé de coeur. En effet, ces actes 
élant imprimés. avec un protocole.commun 4 tous, il n’y avait que 
quelques lignes a remplir, et c’est dans ce peu de lignes que se com- 
mettaient les méprises les plus absurdes et toujours impunément. La 
ci-devant duchesse de Biron, entre autres, monta avec un acte d’ac- 
cusalion rédigé pour son homme d’affaires *. » Nous ayons cilé, en 
parlant du Plessis, Coulet Vermandois, ancien militaire, pris et exé- 
cuté pour Je chanoine Vermantois*. Citons encore madame veuve de 
Maillet ou de Mayet, appelée pour la vicomtesse de Maillé. L’erreur 
fut reconnue; mais madame de Mayet fut retenue sur les gradins 
pour la raison qu’elle y edt été amenée vraisemblablement sous peu 
de jours, et qu’autant valait lui faire tout de suite son affaire’. 

ll ne servait pas toujours d’étre acquitté quand on n’avait pas 
l’assentiment de l’accusateur public. Fretteau, ancien conseiller du 
Parlement de Paris, et depuis juge du tribunal de l'arrondissement, 
en fit lexpérience. Lorsque Fouquier en recut la nouvelle : 

— Comment, s’écria-t-il, a-t-on pu acquitter Fretteau? N’était-il 
pas noble, ex-conseiller, ci-devant constituant, fanatique? 

— Mais, lui répondit-on, il n’y avait rien contre lui. 

— il fallait lui reprocher d’avoir refusé pour instituteur un prétre 
assermenté pour lui en préférer un non-assermenté. Au reste, ajouta- 
t-il, nous le raltrapperons, je ne le lacherai pas, je saurai le repren- 
dre de maniére qu'il n’échappera pas. » 


1 « Sai été bien étonné, » dit Sirey, 4 l’expiration de la Terreur (frimaire an II) 
« lorsque j’ai vu le tribunal conserver en fonctions les plus vils satellites du tribunal 
septembriseur. Jadis, un huissier présentait un acte d'accusation 4 un malheureux 
qui répondait n’étre pas le dénommé dans l’acte. Cet huissier Jui répliquait froide- 
ment: « Marche toujours, un jour plus tét, un jour plus tard, que Cimporte! » — 
D’autres fois, sur ses genoux, il raturait le nom de l’absent, y substituait le nom du 
présent. Les délits d’accusation n‘avaient plus aucun rapport avec l’accusé, n’im- 
porte ; on ]'appelait le lendemain, il montait, il était guilloliné pour un autre, grace 
a cet huissier faussaire. » (Sirey, Tribunal révolutionnaire, p. 21.) 

* Mém. sur les prisons, t. I, p. 79, 80. 

% Jbid., t. Ul, p. 275. 

4 Hist. des prisons, t. Il, p. 19. — On était au 7 thermidor. Quelques jours en- 
cere, et elle était sauvée! « Depuis le 10 thermidor, dit Sirey, j'ai vu, dix fois au 
moins, les huissiers de la Convention ou du tribunal appeler tel ou tel citoyen pour 
les mettre en liberté. On les cherchait, on s’informait ; et leurs compagnons, en pleu- 
rant, descendaient nous apprendre et répondre aux huissiers que ces mémes ci- 
toyens, jugés aujourd'hui dignes de la liberté, avaient, sous le tyran, été guillotinés 
par un quiproquo, par une erreur de nom. » (Sirey, Tribunal révolutionnatre, 
p- 22.) 





602 LA TERREUR. 


I] tint parole. Il refusa au défenseur l’expédition de l’ordonnance 
d’acquit, et peu aprés Fretteau, remis en jugement, était condamné 
a mort’. 

Les femmes condamnées n’obtenaient méme pas toujours sur- 
sis quand elles alléguaient qu’elles étaient grosses. Si les gens de 
l’art déclaraient qu’ils n'étaient pas encore en mesure de pronon- 
cer, on passait outre. C’est un exemple que le tribunal avait donné 
au sujet d’'Olympe de Gouges, dans la premiére période de son insti- 
tution, et quise multiplia aprés la loi du 22 prairial : les juges 
Maire, Deliége, Félix, Harny, Scellier et Lohier furent plus tard spé- 
cialement incriminés pour ce fait*. 


Vil 


LADMIRAL , CECILE RENAULT, LES CHEMISES ROUGES. 


Tel était le régime de la Terreur. Aprés les nobles, aprés les pré- 
tres, la bourgeoisie, les gens de métier, les paysans, allaient péle- 
méle, par cinquante et soixante 4 la fois, chaque jour a la guillo- 
tine. Il semblait que tout le monde y dut passer. Une caricature du 
temps — on rit de tout en France, mais le rire est quelquefois ven- 
geur — représentait la guillotine, et 4 ’entour une masse de téles 
rangées par calégories, avec ces écriteaux : Clergé, parlement, no- 
blesse, Assemblée constituante, Assemblée législative, peuple, etc. 
Sur la planche fatale on voyait un homme étendu, mais ses bras 
étaient libres; sa main avait tiré le cordon de la machine, et le cou- 
peret tombait sur sa téte : c’était le bourreau. Au bas de l'image on 
lisait : 

Admirez de Sanson lintelligence extréme! 
Par le couteau fatal ila fait tout périr. 
Dans cet affreux état, que va-t-il devenir? 


Il se guillotine lui-méme. 
(T. I, p. 570.) 


! Acquitté le 27 floréal, condamneé le 26 prairial. Voy. t. II, p. 421. 

* T. II, p. 185. — «Sous le régne de nos anciens despotes, dit Cambon, dans son 
requisitoire, une femme enceinte était crue sur sa simple déclaration; elle n'éfait 
pas soumise a des recherches contraires 4 la décence, aux bonnes meceurs, parce que 
Je résultat de ces recherches n’ett offert souvent que des incertitudes. Eh bien, ci- 
toyens jurés, malgré tous les principes d’humanité, malgré que les gens de l'art 
eussent rapporté qu’il ne leur était pas possible de prononcer sur l'état de gros- 
sesse, ces Juges accusés n’ont pas craint, sous le faux prétexte d'un défaut de com- 
munication avec les hommes, d’ordonner l’exécution de cing femmes dont l'état 
de grossesse était au moins incertain. » (T. II, p. 522.) 








LA TERREUR. "695 


Mais il y eut des Ames quise révoltérent contre ce despotisme san- 
glant, et, comme Charlotte Corday, voulurent le frapper dans le cceur 
de ceux en qui ils en voyaientle principe. Avant méme qu’eut paru 
Ja loi atroce dont nous avons dit les effets, un homme, appelé Henri 
Ladmiral, résolut de tuer Robespierre au sein de la Convention. ! 
ne le trouva pas; mais il demeurait dans la méme maison que Col- 
lot-d'Herbois, et la nuit suivante (4 prairial an II), il altendit Collot 
dans I'escalier et tira sur lui deux pistolets qui firent long feu. On 
Parréta. Fouquier-Tinville voulait qu’on le jugeat sur l’heure. Mais 
un tel crime n'avail-il qu'un auteur? Une seule victime suffisait-elle 
pour expier la pensée de tuer Robespierre, et le coup manqué sur 
Collot-d'Herbois‘ ? 

Le soir méme de cette tentative, un autre incident sembla donner 
raison aux soupcons du Comité de salut public. 

Le 4 prairial, vers neuf heures du soir, une jeune fille se présenta 
dans la maison Duplay, o& demeurait Robespierre, et demanda a 
l’entretenir. Sa mise paraissait convenable; mais sa contenance était 
embarrassée et son regard étrange. On la questionna, elle se troubla. 
On la mena devant le comité de sdreté générale. Arrétée, elle avait 
dit qu’elle verserait tout son sang pour avoir un roi!'La, elle déclara 
qu'elle avait voulu voir Robespierre; qu’elle ne le connaissait pas, 
et que si elle était venue chez lui, c’était pour le connaitre. Elle 
avoua son propos, et, interrogée pourquoi elle désirait un tyran: 
« Je désire un roi, dit-elle, parce que j’en aime mieux un que cin- 
quante mille tyrans, et je n’ai été chez Robespierre que pour voir 
comment est un tyran. » On lui supposait d’autres intentions. On la 
fouilla et on trouva sur elle deux petits coulteaux fermant, Pun a 
manche d'ivoire, l'autre 4 manche d’écaille. Avec de pareilles armes, 
si elle eit frappé, elle ne pouvait que se blesser elle-méme, et elle 
nia toute intention des’en servir. Mais elle ne s’‘était pas fait illusion 
sur le sort qui l'attendait : avant d’entrer dans la maison Duplay, 
elle avail déposé chez un limonadier voisin un petit paquet que l’on 
ouvrit; il renfermait un habillement complet de femme. « Quel était, 
lui dit-on, votre dessein, en vous munissant de ces hardes? — M’at- 
tendant bien 4 aller dans le lieu ot je vais étre conduile, j’élais bien 
aise d’avoir du linge pour mon usage. — De quel lieu entendez-vous 
parler? — De la prison, pour aller de 1a 4 la guillotine. » 

Ses paroles seules suffisaient bien pour l'y conduire. Mais on nese 
contenta pas de ses paroles; on voulait, on avait un complice de 
Ladmiral. C’était trop peu encore. On prétendit rattacher le complot 


‘Voy. le rapport de Barrére sur l"assassinat de Collot-d'Herbois (séance du 4 prai- 
rial an If). 


694 LA TERREUR. 


4 une conspiration, réelle cette fois, qu'un hardi royaliste, le baron 
de Batz, ourdissait dans Paris avec une audace inouie, allant et ve- 
nant au milieu des agents de police, qui le cherchaient partout et 
ne le trouvaient nulle part. Quatre personnes purent élre, selon la 
jurisprudence du tribunal, considérées comme complices du baron 
de Bats, pour l’avoir regu et avoir refusé de révéler son asile’. Cin- 
quante-quatre («Que d’hommes immolés 4 la conservation d’une 
béte féroce! » s’écrie Courtois)*, cinquante-quatre, y compris Lad- 
miral et Cécile Renault, et presque toute la famille de Cécile Re- 
nault, son pére, son frére, sa tante, tous les trois coupables par le 
seul fait de la parenté, furent livrés au supplice. Notons que si l’on 
exceple les membres de cette famille, tous les autres étaient dési- 
gnés comme complices d’une jeune fille qu’ils n’avaient jamais vue, 
complices d’un attentat qui datait de huit jours, eux qui depuis plu- 
sieurs mois étaient dans les prisons! L’un d’eux méme, le comte de 
Fleury, leur fut adjoint, sans étre compris dans l’acle d’accusation 
dressé contre les autres: nous avons dit plus haut a quelle occasion 
son nom fut ajoutéa la liste des accusés; on inscrivit au-dessous les 
questions sur lesquelles le jury avait 4 répondre pour les auires, et 
c'est ainsi qu'il fut jugé complice de la fille Renault, et périt avec 
elle. Ils allérent 4 ’échafaud couverts de la chemise rouge des assas- 
sins, chose que le jugement ne porltait pas, et qu’on avait négligée 
dans les préparalifs de l’exéculion. Mais Fouquier-Tinville suspendit 
le départ et fit confectionner a la hale des sacs de toile rouge, afin 
que celte satisfaction fit donnée 4 l'inviolabilité menacée de Robes- 
pierre et de Collot-d’Herbois*! 


1 Jean-Louis-Michel Devaux, commis 4 la trésorerie nationale ; Joseph-Victor 
Cortey; Balthasar Roussel et mademoiselle Grandmaison, ancienne actrice aux 
Italiens (t. I, p. 363). — Voy. le rapport fait au nom des comités réunis sur la con- 
spiration de Batz et de l’étranger, par Elie Lacoste (séance du 26 prairial, Monitexr 
du 27). 

? Courtois, Rapport sur les papiers trouvés chez Robespierre, p. 50. 

3 « Cette jeune fille, dit Kioulfe, en parlant de Cécile Renault, qui semblait avoir 
quelque exallation dans les idées, et méme quelque désordre par le mouvement 
égaré de ses yeux, n‘avail point eu le dessein de tuer Robespierre ; elle n'avait pas 
la moindre arme défensive sur elle. Four ses opinions, elles étaient mauvaises; 
mais quel rapport entre des opinions mauvaises et l’échafaud ? Cependant on l’ar- 
réte ; on la plonge dans les cachots. I! semble que lon va inventer de nouveau 
supplices, pour prouver au tyran combien ses jours sont sacrés. Tout ce qui connait 
cette malheureuse jeune fille doit périr: son pére, ses parents, ses amis, ses con- 
naissances; ses fréres, qui répandaient leur sang aux frontiéres, sont amenés char- 
gés de fers pour le répandre sur I'échafaud, et s‘ils échappent, c’est parce que, trop 
avides d'assassiner leurs familles, on n'a pas eu la patience de les attendre. Soixante 
personnes que la petite Renault n’a jamais vues, aussi innocentes quelle, et dont 
la plupart étaient en détention depuis six mois, l'accompagnent 4 la mort comme 





hemes © 





LA TERREUR. 605 


Parmi ceux qui périrent ce jour-la était un amateur de musique 
dont on cite le trait suivant. Il avait recu son acte d’accusation et 
n’attendait plus que les gendarmes, quand il se souvint qu’il avait 
promis une arietle 4 un de ses amis. Il rentre dans sa chambre, co- 
pie l’ariette, et, revenant : « Mon cher, dit-il 4 son ami, voila ton af- 
faire. La musique est bien, je viens de l’essayer sur ma flute. Je suis 
faché de ne pouvoir te procurer encore quelque autre morceau: de- 
main je ne serai plus‘. » Lelendemain il était exéculé. Dans cette 
fournée des « chemises rouges» étaient compris aussi les deux anciens 
administrateurs de police que nous avons si souvent rencontrés dans 
les prisons, Soulés et Marino. Une conspiration avec l'étranger était 
un prétexte commode pour en finir avec celte queue d’Hébert et de 
Chaumette dont on élait embarrassé. Marino, déja mis en jugement 
et acquilté (27 germinal‘), fut condamné cette fois, non pour ses 
crimes, mais pour une ombre de crime. Il était dit que ce tribunal 
violerait Ja justice méme en frappant des scélérats. 


complices, et couvertes d’une chemise rouge. Sa maison, la rue entiére qu’elle ha- 
bitait, ne vont-elles pas étre rasées? » (Mém. sur les prisons, t. I, p. 74.) — Quant 
4 Ladmiral ou Admiral, il a toutes les sympathies de notre auteur. « Lorsqu’il ar- 
riva, dit-il, dans la Conciergerie, précédé par le bruit du coup qu’il avait tenté sur 
Collot-d’Herbois, les guichetiers se précipitérent vers lui, comme ils l’auraient fait, 
sans doute, sur Damiens ou Ravaillac. Fn effet, n’était-ce pas un des rois du Comité 
de salut public, aux jours duquel on avait voulu attenter ? Ils laccablérent de repro- 
ches el de questions. Ferme et inébranlable au milieu de leurs questions, il leur ré- 
pondit: « Quand je vous diraisles motifs qui m‘ont porté 4 exécuter un pareil des- 
«sein, vous ne m’entendriez pas.» Riouffe autorise tout contre Robespierre ; et Lad- 
miral est pour lui un Scévola, un Brutus: « C’était un homme, ajoute-t-il, petit, 
Mais Musculeusement et fortement constitué; son maintien et sa figure étaient 
d'une austérité extrémement sévére et triste. A la vue d’une trentaine de personnes 
avec lesquelles on le confrontait, il s‘écria; « Que de braves citoyens compromis 
pour moi! C’était le seul chagrin qui put m‘atteindre, mais il est bien vif. » Il 
assura qu ‘il avait concu seul son projet. « Qu’y a-t-il donc 1a de si difficile 4 com- 
prendre? leur disait-il, ne sont-ce pas des tyrans? » Puis, s’en ailant gravement 
aprés la confrontation, il entonna d’une voix forte : 


Plutét la mort que l’esclavage 
C'est la devise des Francais. 
(Ibid., t. I, p. 72.) 


‘ Hist. des prisons, t. 1, p. 173. 

* ll s‘était permis d'arréter un membre de la Convention (Pons de Verdun) sans 
égard 4 sa carte de représentant. Dans son interrogatoire, cet « inspecteur des 
maisons garnies » dit qu'il ne savait pas qu'il y edt un comité de sdreté générale! 
Voyez le rapport de Vouland qui le fit renvoyer devant le tribunal révolutionnaire 
d'ow il se fira pour cette fois. (Bibl. nationale, L*, 38, n* 759.) 





696 LA TERREUR. 


Vill 


LA CONSPIRATION DES PRISONS. —~ BICETRE. — LE LUXEMBOURG. 


Depuis longtemps, l’idée d’une extermination en masse des pri- 
sonniers était entrée dans l’esprit des hommes du Comité de sa- 
lut public. Les retenir en prison devenait impossible avec le nombre 
croissant des arrestations. Les déporter ne paraissait pas sar: «ll 
n’y a que les morts qui ne reviennent pas, » disait Barére. Le jour 
méme ott était volée la loi des suspects (sinistre coincidence), Collot 
d’Mlerbois 4 propos d’un projet de déportation 4 Ja Guyanne frangaise, 
s’écriait : « Il ne faut rien déporter’. » Pour se donner le droit de 
trailer tous les prisonniers 4 peu prés de cette sorte, il ne s’agissait 
que de les tranformer en conspirateurs. 

Cette forme de condamnation en masse, sous prétexte de conspira- 
tion, recut bient6t une extension redoutable. 

Un ancien membre d’un comité révolutionnaire condamné pour 
abus de pouvoir 4 douze ans de fers, et détenu provisoirement a Bi- 
cétre, dénonga, pour gagner la faveur de la police, le complot d'un 
certain nombre de condamnés aux fers, qui, disait-il (car i] est pos- 
sible qu’il ]’ait inventé) voulaient s évader pendant leur translation au 
lieu of ils devaient subir leur peine. Une premiére lettre resta sans 
réponse ; une seconde fut communiquée au Comité de salut public. 
La on eut |’idée de transformer ce projet d’évasion en une conspira 
tion contre la République, et d’y comprendre ceux des délenus dont 
on voudrait se débarrasser. En vertu d’un arrét du Comité, daté du 
25 prairial, Fouquier ful chargé d’aller 4 Bicétre et de rechercher 
les ramifications du complot’. Il s’en acquitta 4 merveille. L’attental, 


1 Séance du 17 septembre 1793: « Il ne faut rien déporter ; il faut détruire et 
ensevelir dans la terre de la liberté tous les conspirateurs; qu'ils soient tous arré- 
tés ; que le lieu de leur arrestation soit miné: que la méche, toujours allumée, soil 
préte a les faire sauter, s’ils osaient, eux ou leurs partisans, {enter de nouveaut 
efforts contre la République. (Saladin, Rapport, p. 18.) 

* Voy. Campardon, p. 349, 350. Arrété du 25 prairial an II, relatif la conspira- 
tion de Bicétre : 

« Le Comité de salut public arréte que les nommés Lucas, etc., seront traduits au 
tribunal révolutionnaire. ; 

« Autorise, au surplus, la commission des administrations civiles & traduire au 
tribunal révolutionnaire tous autres individus détenus dans ladite maison de Bi- 
cétre qui seraient prévenus d'avoir pris part au complot.» Signé Barére, Carnot, etc. 
(Saladin, Rapport, piéces n° 17, 18 et 19. Le titre porte a tort le 25 floréal.) Des 


LA TERREOR. 697 


tel qu'ille définit, avait pour but « des’emparer des citoyens formant 
«la force armée de la maison d’arrét de Bicétre, de forcer les 
« portes de ladite maison, pour aller poignarder les représentants 
a du peuple, membres du Comité de salut public et de sdreté géné- 
«rale de la Convention, de Jeur arracher le cceur, le griller et le 
« manger, et faire mourir les plus marquants dans un tonneau 
a garni de pointes.» (T. I, p. 350.) C’est sur cette question posée au 
jury que trente-sept individus, détenus 4 Bicétre pour des condam- 
nalions antérieures, furent le 28 prairial envoyés a la mort’. 

Ce procédé parut applicable 4 toute la foule de détenus d’une 
autre sorte qui encombraient les prisons; et ce fut un moyen tout 
trouvé de perdre ceux contre lesquels on n’avait vraiment rien a 
dire’. Deux mois auparavant (46 germinal), Grammont pére, ancien 
acteur, officier de l'armée révolutionnaire, qui avait eu le triste cou- 
rage d insulter Marie-Antoinette sur le chemin de Véchafaud, Gram- 
mont le fils qui ne valait pas mieux, La Palu un des égorgeurs de 
Lyon et quelques autres sans-culottes détenus au Luxembourg, 
avaient été dénoncés comme ayant été d’intelligence avec le parti 
d’Hébert pour forcer les prisons, égorger les Comités, ctc.*. On les 
avait (ransférés ailleurs et bient6t on les reprit pour impliquer dans 
la méme conspiration le général Arthur Dillon, Chaumette, Go- 
bel’; crime vraisemblablement supposé qui tint lieu de beaucoup 


arrétés de la commission des administrations civiles, police et tribunaux envoient, 
en vertu de cette autorisation, des centaines de prévenus, de Bicétre au tribunal 
révolutionnaire (26 prairlal et 7 messidor). 

t Trente-six autres eurent le méme sort le 8 messidor. Campardon, t. I, p. 371, 
372 et la liste (comprenant trente-sept noms), p. 495. 

2 Voy. les Renseignements donnés par Bourdon (Léonard) sur la conspiration de 
Saint-Lazare du 16 germinal : « Les restes impurs de Peyrére, de Desfieux, depuis 
la juste punition de ces deux hommes (4 germinal), se sont agités en tout sens pour 
faire croire qu’ils étaient les dupes de ces scélérats et qu’ils étaient destinés a étre 
massacrés les premiers, si la conspiration de Ronsin et d'Hébert avait réussi, — 
mais n‘ont pas tardé a se démasquer. — Dés avant-hier soir, ils ont fait courir le 
brait que laConvention élait divisée, que le tribunal révolutionnaire avait suspendu 
ses débats dans la procédure des accusés actuellement en jugement — bruit telle- 
ment répandu dans le corridor du troisiéme, ot loge la majeure partie des ces mes- 
sieurs, que plus de trente détenus de ce corridor restérent toute la nuit sur pied, 
préis a profiler de l’occasion... Lebois, l'un d’eux, avait méme dit que le mouve- 

ment ne pouvait manquer de réussir, parce que les femmes dans Paris y étaient 
déterminées et empécheraient bien que les accusés fussent guillotmés. » (Saladin, 
Rapport, piéce n° 22.) 

3 « C'est dans la chambre des Grammont et de Lasalle que les premiers rassem- 
Dlements ont eu lieu. » (Ibid.) 

# « Pour que le tribunal ne manquat pas de victimes, dit Réal dans son rapport, 
on avait conservé une queue de la conspirationGrammont. » (Hist. des prisons, t. IV, 
p- 260). C'est aussi ce que dit Saladin (Rapport, p. 51), et il donne des piéces a 
Rappui. 

25 Aour 1872. 45S 








ans LA TERREUR. 


d'autres et qui ft envoyer avec eux 4 la mort la veuve d’Hébert et la 
malheureuse Lucile, la veuve de Camille Desmoulins (24 germinal). 
On imagina de greffer une nouvelle conspiration sur cette tige a 
peine coupée. Etrange imagination! « Jamais religieux, jamais sé- 
minaristes, dit Beaulieu, n obéirent avec plus de docilité a la voix de 
leurs supérieurs que les malheureux prisonniers de la Conciergerie 
et du Luxembourg. J’ai vu ajoute-t-1l depuis ma sortie plusieurs per- 
sonnes qui ont vécu dans les autres prisons, et elles m’ont assuré que 
partout on avait vu la méme tranquillité*. » Et avec qui les accu- 
gait-on de conspirer? avec ces révolutionnaires violents qu’ils mépri- 
saient, qu’ils détestaient, qu’ils eussent plus volonticrs dénoncés 
que servis; avec des hommes qui, si leurs projets avaient réussi, 
auraient plutét forcé les portes des prisons pour y renouveler les 
massacres de septembre’. 

Dans les Observations mémes que Léonard Bourdon transmet au 
Comilé de salut public sur la prétendue conspiration de Grammont, 
on trouve l’aveu que la grande masse des détenus de Saint-Lazare 
était entiérement étrangére aux vues, quelles qu’elles aient été, de 
ces hommes: « On ne congoit pas comment on a laissé séjourner plus 
longtemps dans cette maison les partisans avoués, reconnus des 
BRonsin, des Peyreire et des Desfieux ? Comment la majeure partie des 
individus ci-dessus dénommeés, gravement impliqués dans cette con- 
juration, ont été laissés avec le surplus des accusés. Surtout quand on 
fait la réflexion que sur six cents délenus de cette maison, tout au 
plus dix ou douze, ont plus ou moins participé 4 la conjuration et 
que la défaveur entiére est retombée indistinctement sur tous *.» 

Le plan n’en fut pas moins exécuté. Le 3 messidor, un rapport 
de ta commission des administrations civiles, police et tribunaux, 
instrument direct du Comité de salut public, lui faisait un rapport 
ou se trouvaient indiqués le but 4 atteindre et les moyens d’y par- 
venir : 


« C’est une chose démontrée et trop notoire, disait-elle, que toutes les 
factions qui ont successivement été terrassées avaient dans les diverses 
prisons de Paris leurs relations, leurs affidés, leurs agents dans l’intérieur 
de ces prisons, les acteurs pour le dehors dans les scénes projetées pour 
ensanglanter Paris et détruire Ja liberté.... 

_ «Il serait possible de connaitre ceux qui, dans chaque prison, servaient 
et devaient servir les diverses factions, les diverses conjurations.... 

« I} faudrait peut-étre purger en un instant les prisons et déblayer le sol 


1 Essais, t. V, p. 287. 
2 Ibid., p. 289. 7 
3 Saladin, Rapport, etc., Piéces, n° 22, p. 172. 





La TERREUB. 690 


de la liberté de ces immondices, de ces rebuts de l’humanitée. Justice se- 
rait faite, et it serait plus facile d’établir l’ordre dangles prisons. » 


La commission demandait & étre autorisée 4 faire ces recherches 
et proposait un arrété '. 

Son projet, qui porte le mol approuvé et les signatures de Robes- 
pierre, Billaud-Varennes et Barrére, fut suivi, ala date du 7 messi- 
dor, d'un arrété qui le reproduit en ces termes un peu plus étendus : 


Le Comité de salut public charge la commission des administrations 
eiviles, police et tribunaux de rechercher dans les diverses prisons de Paris 
ceux qui ont particuliérement trempé dans les diverses factions, dans les 
diverses conjurations que la Convention nationale a anéanties et dont elle 
a puni les chefs, ceux qui, dans les prisons, étaient des affidés, les agents de 
ces factions et conjurations, et qui devaient étre les acteurs des scénes tant 
de fois projetées pour le massacre des patriotes et la ruime de la liberté, 
pour en faire son rapport au Comité dans un court délai, etc. 

Signé: Robespierre, B. Barare, Carnot, etc. °. 


Par un autre arrété du 47, le Comité, mettait la cammission en 
rapport direct et journalier avec l’accusateur public et enjoignait au 
tribunal révolutionnaire de juger dans les vingt-quatre heures ceux 
qu elle lui aurait dénoncés : 


« Le Comité de salut public arréte qu’il sera fait chaque jour par le 
commission de l’adminisiration de police et tribunaux un rapport a l’accu- 
sateur public du tribunal révolutionnaire sur la conduite des détenus dans 
les diverses prisons de Paris ; le tribunal révolutionnaire sera tenu, con- 
formément a la loi, de juger dans les vingt-quatre heures ceux qui auront 
tenté la révolte et auront excité la fermentation. 


Signé au registre : 
Saint-Just, Collot-d’Herbois, Billaud-Varennes, Carnot, C. A. Prieur, 
Couthon, Robespierre, B. Barére, Robert-Liadet*. 


La commission ne perdit pas son temps. Elle commenga par la 
maison du Luxembourg et ne manqua pas d’y trouver ce qui était 
objet de son enquéte : 


Ilen résulte, dit-elle dans son rapport, qu'il s'y trouve un grand nom- 
bre de conspirateurs qui n’ont cessé de conjurer et conjurent encore la 
ruine de la liberté.... Un des leurs tombe-t-il sous le gleive dela lot, c’est 


‘ Rapport de la commission des administrations civiles, police et tribunaux du 
3 messidor sur la conspiration des prisons. (Saladin, Rapport, etc., Pitcas, n> 26.) 

® Saladin, Rapport, etc., Piéces, n° 25. 

* Arrété du Comité de salut public du 17 messidor. (Saladin, Rapport, etc., 
Piéces, n° 14.) 








7100 LA TERREUR. 


pour eux un supplice sans égal; nos armées emportent-elles une victoire 
sur les tyrans coalisés, c'est encore une tristesse peinte sur leur visage ; ils 
osent méme le manifester hautement ; s'adressent-ils la parole entre eux, 
c'est M. le prince, M. le comte: l’égalité, en un mot, est pour eux un sup- 


plice!. 


Et elle présentait au Comité de salut public un arrété de renvoi devant 
le tribunal révolutionnaire qui contenait cent cinquante-cing noms ; 
noms qui furent déférés en effet, avec quelques inlercalations, au 
tribunal révolutionnaire le 17 messidor, comme on le voit par l’acte 
d’accusation de Fouquier-Tinville en date du 18. La régle des vingt- 
quatre heures était ici ponctuellement observée. 

L’accusateur public expose : 


Qu’examen fait des pieces remises 4 l’accusateur public, il en résulte 
que, si les chefs de la conspiralion formée contre le gouvernement révolu- 
tionnaire sont tombés sous le glaive de la loi, ils ont laissé des complices 
qui, dépositaires de leurs plans, emploient tous les moyens pour les mettre 
4 exécution. Le tribunal a connu leurs tentatives toujours infructueuses et 
toujours renaissantes dans les maisons de la commune de Paris appelées 
maisons d’arrét, et le chatiment mérité déja infligé 4 plusieurs coupables 
n’a pas découragé les conspirateurs.... [ls viennent encore de renouveler 
ces tentalives dans Ja maison d’arrét du Luxembourg, ce foyer de la con- 
spiration des Dillon, des Ronsin, Vincent, Chaumette, Hébert, Momoro et 


autres. 


Fouquier-Tinville savait tirer parti méme de la disparate du rang, 
de la condition, des antécédents de ces prétendus conspiraleurs : 


En effet, continuait-il, on remarque parmi les prévenus les dignes agents 
de Dillon, des ex-nobles comme lui, et qui ont voulu lui succéder sous le 
titre de chefs de la conspiration; on y remarque aussi des hommes mas- 
qués en patriotes pour en imposer au peuple, et qui, sous les apparences 
d’un patriotisme immodéré, voulaient déchirer l’empire pour le livrer aux 

\espotes coalisés et a toutes les horreurs de la guerre civile. Enfin, on v 
voit les cruels ennemis de la liberté et de la souveraineté des peuples, ces 
prétres dont les crimes ont inondé ce territoire du plus pur sang des ci- 
toyens. Les moyens étaient les mémes que ceux des conspirateurs déja 
frappés du glaive de la loi. Le despotisme, le fanatisme, l'athéisme, le fé- 
déralisme sont réunis pour ces exécrables forfaits. 


Il concluait par lalformule convenue : 


D'aprés l’exposé ci-dessus, l’accusateur public a dressé la présente accu- 
sation contre... 
Pour s’étre déclarés les ennemis du peuple, en tentant d’ouvrir les mai- 


£ Saladin, Piéces, n°* 20 et 21. 





LA TERREUR. 701 


sons d’arrét, d’anéantir par le meurtre et l’assassinat des représentants du 
peuple, et notamment des membres des Comités de salut public et de sdreté 
générale, le gouvernement républicain et de rétablir la monarchie. 

En conséquence, l’accusateur public requiert, etc. !. 


Dans la nuit du 18 au 19 messidor, les cent cinquante-cing prison- 
niers furent amenés du Luxembourg a la Conciergerie pour compa- 
raitre, comme 1) était ordonné, devant le tribunal. Dumas avait fait 
élever un immense échafaudage dans la salle, pour les y ranger et les - 
expédier tous en une fois. Ce fut Fouquier-Tinville qui recula devant 
la tache; il obtint que!’on ne procédat que par cinquante ou soixante, 
en (trois fois. L’échafaudage fut enlevé; et les gradins ordinaires 
(cela s’appelait le fauteuil !) recurent pour la premiére journée (19 
messidor) soixante accusés* : Francois-Gabriel de Fénelon, ancien 
colonel, et J.B. A. de Salignac-Fénelon, oclogénaire, ancien prieur 
de Saint-Servin, Jean-Dominique Maurin, les deux Mique, pére et 
fils, les deux Lamarelle, pére et fils, deux fréres de Hautefort, Jo- 
seph-Anloine-Auguste de Damas, sous-lieutenant de vingt ans, 
Charles de Bossut-Chimay, prince d’Hénin, Aimar de Nicolai, pre- 
mier président de la cour des comptes, Ysabeau de Monval, ex-gref- 
fier en chef au Parlement, etc. Dumas voyant Ysabeau de Monval, 
lui dit d’un ton ironique : « Tu dois reconnaitre cette salle? — 
Oui, répondit Monval, je la reconnais; c’est ici qu’autrefois lin- 
nocence jugeait le crime et ol maintenant le crime condamne I’in- 
nocence. v Jean-Dominique Maurin entendant son nom accompagné 
d'autres prénoms, dit: « Ce n’est pas moi! » Fouquicr rétublit 
les prénoms du réclamant sur l’acte, et le maintint sur les gradins. 
Le premier témoin 4a enlendre, c’était le gedlier. Lesenne, porte- 
clefs du Luxembourg, interrogé, déclara qu’il n’y avait pas eu de 
conspiration et que s'il y en avait une, il ne pourrait manquer de la 
connaitre. Fouquier le fit arréter pour faux témoignage et écrouer 
lui-méme a la Conciergerie*. Mais il y avait les dénonciateurs, les 
agents du comité dans cette trame odieuse, les Boyaval, les Beau- 
sire, les Benoit‘, dont un autre réquisitoire révéla plus tard l’infa- 
mie. | 

4 Saladin, Ptéces, ne 13. 

* Sirey, sur le Tribunal révolutionnaire (frimaire an Ill), p. 23. 

* La justification de Fouquier sur ce point est misérable. Il dit que Lesenne « n’a 
pas été arrété comme ayant déclaré qu'il n'y avait pas de conspiration dans la mai- 
son du Luxembourg, mais bien 4 raison de ses incertitudes, tergiversations, ambi- 
guités et vacillations dans sa déclaration, ce qui a paru déceler un homme de mau- 
vaise foi. » (T. Il, p. 295.) 

* Benoit n'est pas l'ancien et respectable concierge du Luxembourg. Voyez, sur 


chacun de ces dénonciateurs de profession, Mém. sur les prisons, t. ll, p. 170-474, 
et le réquisitoire qui les concerne, dans le livre de M. Campardon, t. Il, p. 299, 500. 


2 LA TERREUR. 


« Un de ces témoins, dit Réal, eut la franchise de découvrir une 
atrecilé qui avait eu lieu au tribunal. Un des accusés interpellait ce 
témoin de déclarer des faits & sa décharge; et celui-ci (oubliant son 
réle), faisait avec sa téte des signes qui marquaient que ce que I'ac- 
cusé disait était la vérilé. Lorsqu’il voulut prendre la parole, le pré- 
sident et l’accusateur public (qui l’avaient observé) lui dirent : « Tais- 
toi, ne parle que lorsque tu auras quelque chose & dire contre l’ac- 
cusé. » Les soixante accusés furent envoyés 4 l’échafaud. 

Le soixantiéme qui figure sur cette liste fatale, ’abbé de Fénelon, 
était un vieillard vénérable, connu de tout Paris pour son zéle et pour 
sa libéralité envers les petits Savoyards. Son séjour dans la prison 
y avait été un véritable apostolat; il ramenait les 4mes 4 Dieu, at- 
tendant avec une sainte impatience que son tour vint d’aller a lui. 
Ii disait 4 un curé de Bretagne — l’auteur de ce récit méme — qui 
se croyait 4 la veille de comparaitre devant le tribunal comme fana- 
tique : « Ah! que je vous félicite! Je voudrais bien étre 4 votre place. 
Quel bonheur de mourir pour avoir rempli son devoir! » « Le jour 
de la grande levée des détenus du Luxembourg, dil le prétre breton, 
aprés que la troisiéme bande ful partie (c’était vers les huit heures 
du matin), je demandais 4 tous ceux que je rencontrais : « L’abbé 
« de Fénelon est-il du nombre? » Les uns me disaient oui, parce 
qu’on avait emmené un de ses parents qui portait le méme nom. Les 
autres m’assuraient qu’il n’en étail pas. Et en effet on ne l’avait pas 
appelé. » 

Mais c’était un oubli. On Je rappelle, il part : 

_ aI y avait parmi les détenus deux ou trois Savoyards qu il avait 
instruils et & qui il avait fait faire la premiére communion. Lorsqu’ils 
le virent aller au greffe, l’un d’eux s’écria, en versant des larmes: 
« Quoi! mon bon pére, vous allez aussi au tribunal! » Il leur répon- 
dit d’un ton paternel : « Ne pleurez pas, mes enfants, c'est la volonté 


— Voyez aussi, dans les piéces joites au Rapport de Saladin (n° 26), Ja déclaration 
d'un de ces témoins, Denis Julien, devant le comité de sureté générale, le 22 thermi- 
dor. Le 10 messidor, il avait été appelé chez le coneierge par des membres de la com- 
mission de police, et interrogé sur la conspiration Ronsin et Dillon ; il n’en avait 
dénoncé comme complices que deux septembriseurs, Bertrand et Langlois. Quant 
aux rassemblements d’aristocrales, il n’en savait rien de visu, n’4tent pas logé dans 
le méme quartier. fl avait désigné un détena, nommé Vauchelet, comme tui en 
ayant parlé. Pour ce qui est de ses dépositions devant le tribunal, le premier jour 
ii ne fut pas interrogé; le second, 1 ne fut méme pas assigné ; le troisiéme, il con- 
vient qu’il a park contre Buffon. « Je rendis compte, dit-i1, du bruit public qui me 
avait signalé, dés le jour de mon entrée au Luxembourg, comme complice des égor- 
gements que Lapalue, Bertrand et Langlois devaient exécuter dans la prison Jers de 
la conspiration de Vincent et d’Hébert. » Mais ilse vante d’avoir parlé em faveur 
d’autres accusés; il charge surtout d’autres témoins, et il prétend qu'il a dé- 
nencé des projets tendant & faire périr comme conspirateurs méme des patrsotes. 





LA TRRREUR, 7165 


« de Dieu. Priez pour moi. Sije vais au cjel, comme je l’espére dela 
« grande miséricorde de Dieu, je vous assure que yous y aurez un 
a grand protecteur. » Je ne sais rien de ce qu'il dit, de ce qu'il fit 
jusqu’a ce quill fut dans le chariot qui le conduisit 4 l’échafaud; 
mais ce chariot, et ensuite ]’échafaud, furent pour lui deux chaires 
ou il précha Jésus-Christ et son Evangile: « Mes chers camarades, 
« disait-il 4 ses compagnons d’infortune, Dieu exige de nous un grand 
a sacrifice, celui de notre vie : offrons-la-lui de bon coeur; c’est un 
« excellent moyen d’obtenir de Dieu miséricorde. Ayons confiance en 
« Jui; il nous accordera le pardon de nos péchés, si nous nous en re- 
« pentons. Je vais vous donner l’absolution. » On dit qu’il avait ob- 
tenu de l’exéculeur la permission de parler, et que cet homme s’in- 
clina dans le temps que le saiat prélre prononea les paroles sacre- 
mentelles!. » 

Le surlendemain, 21 messidor, cinquante autres sont amenés, et 
dans le nombre le général d’Ornano, Auguste-Frangois de Sainte-Ma- 
rie, 4gé de quatorze ans, Chambon d'Arnouville et sa femme, les 
deux fréres Carbonnier, la maréchale de Lévis et ses deux filles, ma- 
dame de Bérenger et madame Duluc, et une famille tout entiére, 
la famille Tardieu de Malezy, le pére, la mére et les deux filles. Une 
des deux filles, mariée au comle Dubois-Béranger, avait paru ex- 
ceptée d’abord ; seule de sa famille, elle n’avait point regu son acle 
d’accusation : « Dieu! s’écriait-elle en versant des larmes de déses- 
poir, vous mourrez sans moi; je suis condamnée a vous survivre! » 
Elie s'arrachait les cheveux, embrassait tour 4 tour son pcre, sa 
sceur, sa mére, et répélait avec amertume : « Nous ne mourrons point 
« ensemble!» Pendant qu’elle s’abandonnait ainsi 4 la douleur, l'acte 
d’accusation arrive. Elle ne se posséde plus, court, vole dans les 
bras de ses parents, les embrasse de nouveau avec transport : « Ma- 
« man, nous mourrons ensemble! » On ett dit qu'elle tenait dans ses 
mains leur liberté et la sienne. Dés quelle entendit son arrét de 
mort, une joie douce se répandit sur sa figure; elle consolait ceux 
qu'elle voyait en larmes dans la troupe des condamneés : « Je suis 
« mére de famille, leur disait-elle; voila mon pére, ma mére, ma 
« sceur, qui vont subir le méme sort que moi. Je nesaurais m’attrister 
« d’un dénoument qui va me réunir pour toujours 4 eux. » Elle leur ~ 
parlait du séjour ot ceux qu’ils aimaient viendraient bientdt les re- 
joindre. « Et ces infortunés, continue le narrateur, se pressaient au- 
tour d’elle pour recevoir:des consolations de sa bouche. » 

« Entrée avec sa famille dans $a piéce of tes exécuteurs devaient 


1 Traits édifiants arrivés dans diverses prisons, tirés des <ceuvres deM. Conmeaux, 
curé de Bretagne, chef de mission, décapité lui-méme, un ‘peu plus tard, cétte 
méme année. (Hist. des prisons, t. 1V, p. 390.) 





704 LA TERREUR. 


venir la prendre, elle tira de son sein une paire de ciseaux qu’elle y 
avait cachée, et dit 4 sa mére : « Je vais vous couper moi-méme les 
« cheveux; il vaut mieux que cet office soit fait par votre fille que par 
« le bourreau. » Elle rendit le méme service 4 son pére et Asa sceur. 
Présentant ensuite 4 celle-ci les ciseaux, elle la pria de lui donner 
cette triste et derniére preuve d’amitié. C’est avec le méme calme 
qu'elle s’avanca vers le lieu de l’exécution et qu’elle recut le dernier 
coup‘. » 

Quelques jours auparavant, cette famille avait été citée devant la 
commission populaire, séant au Muséum, et condamnée 4 la dépor- 
tation comme fanatique : « fanatique a l’excés, se trouvant journelle- 
ment avec des prétres et entretenant avec eux des relations suivies, 
ce qui pourrait amener la contre-révolution*. » Mais M. Tardieu de 
Malezy avait soixante-quatre ans, et une loi interdisait de déporter 
les sexagénaires. L’affaire fut done soumise au Comité de salut public 
qui, passant outre, ordonna que la famille tout entiére, le pére, la 
meére et les deux filles, seraient déportés (3 thermidor) *. Ils étaient 
guillotinés depuis douze jours! (T. I, p. 383.) 

On guillotina méme des gens acquittés, témoin ce pauvre petit 
vieillard, ci-devant « porte-Dieu de Saint-Sauveur, » dont parle Réal. 
« Le tribunal, dit-il, n’avait pas osé pousser l’impudeur jusqu’a le 
condamner, parce qu’il était trop insignifiant, trop grotesque, pour 
que le peuple put penser qu’il edt le secret d'une conspiration. Il 
lV'acquitta donc; mais en méme temps il ordonna qu'il garderait pri- 
son pendant vingt-quatre heures, et qu’il serait ensuite remis en li- 
berlté, s’il ne venail pas de nouvelles charges contre lui. En consé- 
quence, il fut descendu 4 la Conciergerie. Deux jours se passent sans 
que ce malheureux entende parler de sa sortie; le troisiéme, son 
étoile avait conduit dans un guichet au moment ot Il’on faisait la 
toilette d'un condamné. On l’appelle. Croyant que c’était pour étre 
libre, il accourt; mais quelle est sa surprise! on le saisit, on lui 
coupe les cheveux, on lui lie les mains derriére le dos. Il se dé- 
méne, il crie, il pleure; il jure ses grands dieux qu’il a été acquitté, 
qu'il devait étre libre de la veille; on ne l’en fait pas moins monter 
dans le chariot mortuaire, et il est guillotiné, quoique acquitté*! » 
Mais ceci n’est pas l’affaire du tribunal, c’est une peccadille des em- 
ployés de la prison. 


1 Hist. des prisons, t. IV, p. 394-395. Le dernier trait est donné par Riouffe, un 
esprit fort. (Mém. sur les prisons, t.I, p. 90.) 

* Note commune au pére et 4 la mére. Note analogue pour les deux sceurs. (Sa- 
ladin, Rapport, etc., Piéces, n° 10, p. 127.) 

* Saladin, Rapport, etc., Piéces, n° 10, p. 123. 

4 Mém. sur les prisons, t. I, p. 300. 


LA TERREOR. 7105 


Sur les cinquante du 214 messidor, un avait été acquilté, un se- 
cond condamné seulement a vingt ans de détention, n’ayant que 
quatorze ans! 

Le lendemain, 22 messidor, comparurent les quarante-six restant 
des cent cinquante-six que Dumas eut voulu juger en une fois. A la 
maniére dont eurent lieu jes débats, tous les prisonniers, en effet, 
auraient pu passer le méme jour. On ena le récit par l'un d’eux qui 
fut acquitté comme ayant un peu cru a la conspiration et l’ayant un 
peu dénoncée (cela résulte de ce qu'il dit lui-méme, t. I, p. 393). On 
entend les témoins, c’est-a-dire les accusateurs ; on interroge les ac- 
cusés Pun aprés lautre sur la conspiration. Ils nient avoir connue ; 
mais on leur allégue leur titre : « Tu es noble, — tu es ex-prétre, 
— oratorien, — tu étais vicaire de Saint-Roch. — Tu n’as plus la pa- 
role. » C’est la sentence qui coupe court a toute explication. Huit ac- 
cusés furent pourtant acquiltés celte fois. Quand, aprés les vingt mi- 
nutes de la délibération du jury, l’huissier les eut appelés 4 la Con- 
ciergerie, les guichetiers lui demandérent s’il y en avait d’autres : 
« Non, dit ’huissier. Pour les autres, asses causé. » Deux mots qui 
résument bien les débats et la sentence. Au nombre des condamnés 
élail La Chalotais, ancien procureur général au parlement de Ren- 
nes, le général Louis Baraguay-d'Hilliers, Eyriés, capitaine de vais- 
seau, et, en dernier, le fils de Buffon, qui invoqua vainementle nom 
de son pére. La statue du pére restait debout sur son piédestal au 
Muséum, et le fils montait sur Péchafaud. Parmi les prétendus com- 
plices de cette conspiration du Luxembourg, il y avait des prétres 
entrés notoirement dans Ja prison plusieurs mois aprés la mort de 
Vauteur désigné du complot! (T. Hl, p. 304.) 

La prison du Luxembourg fournit encore un supplément a cette 
moisson sanglante. Le 4thermidor, dix-huit accusés furent renvoyés, 
de ce méme chef, devant le tribunal révolutionnaire, et dans le nom- 
bre, la vieille madame de Noailles, septuagénaire sourde et aveugle, 
madame dAyen, sa belle-fille, et la fille de celle-ci, la jeune vicom- 
tesse de Noailles, dont nous avons ailleurs raconté la mort. 

Un Ségur, détenu parmi les suspects, a décrit avec beaucoup de 
vérité, dans une épitre 4 un ami, une scéne de la prison & l’appel 
des accusés : 


Un de nous s‘écriait : J’apergois des gendarmes ! 
Ce seul cri devenait l’affreux signal des larmes: 


‘ Par la est confirmé ce que dit Réal dans son rapport : « Ce qu'il y a de plus 
affreux, c'est que des citoyens qui n'étaient en prison que depuis quinze jours 
étaient mis sur la liste des conspirations qui avaient existé longtemps avant leur 
entrée. (Mém. sur les prisons, t. Il, p. 489.) 





506 LA TERREUR. 


Est-ce vous ? est-ce moi ?... 

L'incertitude tue ; on veut la prolonger. 
Quelle position... Dieux! pour se soulager 
Ii faut étre barbare et désirer qu'un autre... 
Ce seul penser déchire... 0 comble de tourment! 
On répand un faux bruit. — C’est lui. — Quel nom? — Le votre... 
On en nomme encore six. — Ciel!... qui donc? On attend... 
La vérité funeste enfin se fait entendre: 

Aux larmes que l'on voit répandre 
On devine déja tous les noms des proscrits. 
Que dhorribles tableaux ! L’un pousse de vains cris, 
L'autre frappe son sein en des transports de rage. 
Ceux qu’on traine au trépas... eux seuls ont du courage. 
A voir ces deux partis, 4 juger de leur sort, 
On pourrait croire absous ceux qu'on méne ala mort!. 


Riouffe complete ce tableau en retracant le défilé 4 la sortie du 
tribunal : 

« C’était vers les trois heures aprés midi, que ces longues proces- 
sions de victimes descendaient du tribunal et traversaient longue- 
ment, sous de longues voles, au milieu des prisonniers qui se ran- 
geaient en haie pour les voir passer, avec une avidité sans pareille. 
J’ai vu quarante-cing magistrats du parlement de Paris, trente-trois 
du parlement de Toulouse, allant 4 la mort du méme air qu’ils mar- 
chaient autrefois dans les cérémonies publiques. J’ai vu trente-cing 
fermiers généraux marcher d’un pas calme et ferme; les vingt-cing 
premiers négociants de Sedan, plaignant, en allant 4 Ja mort, dix 
mille ouvriers qu’ils laissaient sans pain. J’ai vu ce Beysser, J'effroi 
des rebelles de la Vendée, et le plus bel homme de guerre qu’eut la 
France; j'ai vu tous ces généraux que la victoire venait de couvrir 
de lauriers qu’on changeait soudain en cyprés. Enfin tous ces jeunes 
militaires si forts, si vigoureux, qu’on entourait d’une armée de gen- 
darmes. Leur jugement semblait avoir fait sur eux l’effet d'un en- 
chantement qui Jes rendait immobiles. J'ai vu ces longues trainées 
d’hommes qu’on conduisait 4 la boucherie. Aucune plainte ne sor- 
tait de leur bouche; ils marchaient silencieusement et semblaient 
craindre de regarder le ciel, de peur que leurs regards n’exprimas 
sent trop d'indignation. Ils ne savaient que mourir*. » 


§ Hist. des prisons, t. Ill, p. 146. 
2 Mém. sur les prisons, t. 1, p. 84, 85. 





LA TERREUR. 107 


1X 


LA CONSPIRATION DES PRISONS : LES CARMES; SAINT-LAZARE; L HOTEL TALARU; 
LA MAISON DES OISEAUX; LE PLESSIS. 


Les conspirations des prisons, qui donnaient tant 4 faire au 
bourreau, simpliflaient beaucoup la besogne de laccusateur public. 
« Quand il y avait un prisonnier, dit Réal, sur le compte duquel on 
n’avait pas d’indices certains, Fouquier-Tinville disait : « Il n'y a 
« qu’a le mettre 4 la premiére conspiration que nous ferons. » 

On en fit pour toutes les prisons. On procédait par inoculation, 
méthode récemment inventée pour tout autre chose. On donnait a 
telle ou telle maison le mal de conspiration en y transférant des 
prisonniers du Luxembourg, comme du lieu qui en était notoire- 
ment infecté‘. 

A partir de ce moment, s'il éclatait quelque murmure parmi les 
prisonniers, si quelques signes manifestaient qu’ils n’étaient pas 
contents de leur sort, c’en était assez, ils étaient pris en flagrant 
délit d'intelligence avec les conspirateurs déja frappés; et les ri- 
guears qui allaient saggraver dans ces derniers temps, les perqui- 
sitions, l’enlévement de l’argent, des couteaux, des rasoirs, les 
génes de la table commune, furent regardés dans les prisons, a 
la Force, & Saint-Lazare, 4 Port-Libre*, comme autant de moyens 
inventés pour échauffer les esprits et y développer le germe de 
révolte qwils devaient recéler. A Port-Libre, on désespéra d’y 
réussir : « Cette maison, dit Coittant, ne se démentit jamais par sa 
sagesse et sa prudence. Les administrateurs de police qui étaient 
chargés de son régime ne pouvaient dissimuler leur fureur en 
voyant échouer les projets qu ‘ils avaient congus pour faire révolter 
les prisonniers a force d’atrocités*. » 

- Et cependant, 14 aussi, 11 y eut des moutons (dénonciateurs), et 


4 Le Luxembourg, dit un de nos auteurs, avait déja été taxé d’un semblable pro- 
jet, et la mort sur réchafaud de prés de deux cents personnes semblait en attester 
la vérité. Il paraissait donc naturel qu'il communiquat le germe d'un pareil com- 
plot; pour le rendre vraisamblable et pour y réussir, on inocula toutes les prisons 
em méme temps, par le transférement dans chacune d’elles d’un prisonnier du 
Luxembourg. » (Mém. sur les prisons, t. I, p. 243.) 

© Hist. des prisons, t. 1, p. 166 et suiv. ; Mém. sur les prisons, t. I, p. 233 et 
245; etc. 
3 Mém. sur les prisons, t. H, p. 41. 


708 LA TERREUR. 


le tribunal révolutionnaire trouvait des coupables, ne fit-ce que des 
coupables de blasphémes envers le gouvernement. 

Au Plessis, le gedlier Haly s’était affidé quelques brigands qu'il 
lancait parmi les détenus pour les épier et jouer ensuite le réle de 
dénonciateurs et de témoins; mais les listes de proscription furent 
rédigées avec un désordre et une confusion qui décelaient la fraude. 
Parmi ces conspirateurs signalés 4 la vindicte de Fouquier-Tinville, 
il y en avait plusieurs qui étaient déja guillotinés *. 

Aux Carmes, la tentation était grande de supposer une conspi- 
ration; car‘on y trouvait l’élite de l’ancien et du nouveau régime : 
Boucher d’Argis, ex-lieutenant particulier au Chatelet ; le prince de 
Salm-Kirbourg, le prince de Montbazon, Rohan, ex-amiral, le gé- 
néral Gouy d’Arcq, le général Alexandre de Beauharnais, tous deux 
anciens constituants, le marquis Carcadot, le comte de Querhoent, 
maréchal de camp’; le comte de Soyecourt, Leroy de Grammont, Her- 
cule de Caumont, |’Irlandais Thomas Ward, général de brigade a 
Varmée du Nord, et un autre vaillant combattant, celui-la dans la 
presse, ancien officier aux gardes frangaises , Champcenetz, le spirituel 
rédacteur des Actes des Apétres. Ajoutons Deschamps-Destournelles, 
ancien ministre des contributions publiques, celui qui a rempli de 
ses inscriptions philosophiques la chambre faussement dite des Gi- 
rondins, et le fameux Santerre, ancien commandant de la garde 
nationale de Paris. On y avait compté le général Hoche qui, le 
27 floréal, fut transféré 4 la Conciergerie; on y compta bientdt 
Vigée et Coittant qui, le 6 thermidor, arrivérent de Port-Libre. 
Parmi les femmes, il faut citer madame de Beauharnais qui fut l’im- 
pératrice Joséphine, et madame Charles de Lameth; la duchesse d’Ai- 
guillon, née de Noailles, et Delphine Sabran, veuve du jeune Cus- 
tines. Noublions pas, au milieu de cette brillante compagnie, les 
pauvres époux Loison, qui dirigeaient un petit théatre de marion- 
nettes aux Champs-Elysées, et furent emprisonnés, guillotinés, pour 
avoir habillé une de leurs poupées en Charlotte Corday et lui avoir 
fait crier : « A bas Marat! » 

Les autres se trouvérent toul 4 coup compromis par un cri con- 
tre Robespierre. 

Un chirurgien nommeé Virol, dont les facultés étaient troublées 
par l’influence d’une captivité prolongée, se mit un jour a crier: 
« Robespierre est un scélérat! » On regarda ce cri comme le signal 
de la conspiration. Une information rapide réunit tous les fils du 
prétendu complot. Un des témoins (Belavoine), déclarait que le 


‘ Ibid., p. 110. 
* L’humanité méconnue, dans les Mém. sur les prisons, t. 1, p. 175. 








LA TERREUR. 709 


44 messidor, se promenant avec Virol et quelques autres, il fut 
question du projet de mise en liberté des détenus; « qu’alors Virol 
répondit avec humeur que Robespierre était un scélérat qui ima- 
ginait toujours de nouvelles conspirations pour jeter la défaveur sur 
ces détenus et faire croire qu’ils étaient toujours un danger; qu’on 
était bien loin de s’occuper d’eux; que Saint-Just et Collot-d'Her- 
bois étaient de f... gueux ; qu’il avail guéri de... un de ces coquins 
qui ne l’avait pas encore payé; » et le déclarant, autant qu’il se le 
rappelait, croyait qu'il avait nommé Saint-Just. Un autre confir- 
mait le fond de cetle déposition que Virol, interrogé, repoussa; un 
troisiéme se plaignait d’avoir élé molesté par plusieurs détenus, 
« parce qu’il observait qu'ils entretenaient des correspondances 
avec leurs femmes au dehors, en leur jetant des écrits par une fe- 
nétre qui a communication dans le jardin voisin. » 

Un autre encore parlait d’un projet d’évasion: la corde du 
poids de Vhorloge y devait servir; et cette corde, habilement 
soustraite, avait été retrouvée en effet cachée sous le lit du comte 
de Champagnet. Celui-ci, interrogé 4 son tour, ne niait pas qu'il 
1’eut prise, il convenait méme « qu'il y avait fait des nceuds pour 
que, si un événement malhcureux fut arrivé, » il en usdt pour cher- 
cher 4 se sauver; mais il soutenait qu’il n’avail point confié son 
secret 4 d’autres et qu'il n’y avait pas complot'. Mais il ne fallait 
pus tant de preuves pour les convaincre; et tandis que Virol, 
effrayé, se jetait par la fenétre et se brisait la téte, le 50 messi- 
dor (48 juillet), une liste de cinquante et un délenus était soumise 
au Comité de salut public. 

Une telle liste n’arrétait pas longtemps l’attention du Comité. 

Nous le savons par le témoignage de Trinchard, un des jurés du 
tribunal révolulionnaire, président de la commission populaire du 
Muséum. Un jour (précisément au commencement de thermidor) 
comme i s’étaif rendu avec Subleyras, un de ses collégues, au 
Comité pour s'expliquer sur une lettre ot Saint-Just se plaignait 
« que la commission n’allait pas, » il y rencontra Saint-Just a qui le 
citoyen Lane, adjoint & la commission civile, présentait une liste. 
« Saint-Just jeta un coup d’ceil dessus, signa en souriant et la passa 
de suite 4 Billaud-Varennes qui la regarda et dit : « Je le veux bien, » 
et Ja signa; » et il ajoute « que cette maniére de signer sans enten- - 
dre aucun motif de ce que contenait la liste dont étail porteur le 
citoyen Lane, lui fit présumer que cette liste pouvait avoir des rap- 
ports aux prisons; qu'il témoigna ce soupcon au citoyen Subleyras, 
son coltlégue, en touchant son coude; que Subleyras lui fit signe 


§ Saladin, Rapport, etc., Piéces, n° 23. 





0 LA TERREUR. 


de ne point manifester aucun signe d’approbation ni d’improba- 
tion’. » Etait-ce notre liste ? c'est bien possible, car les temps con- 
cordent*; or cette liste funébre porte sur les registres du Comité les 
signatures de Saint-Just et de Billaud-Varennes, avec celles de Prieur 
et de Carnot *. 

Quoi qu’il en soit, le 5 thermidor, les quarante-neuf auxquels se 
trouvait réduite la liste primitive’, transférés & la Conciergerie, 
comparurent le 5 thermidor (23 juillet) devant le tribunal; qua- 
rante-six furent condamnés, et notamment le général Beauharnais, 
qui aurait dd en éfre moins surpris, lut qui écrivait, la veille de 
son jugement, & sa femme : « Dans les orages révolutionnaires, um 
grand peuple qui combat pour pulvériser ses fers doit s’environner 
d’une juste méfiance et plus craindre d’oublier un coupable que 
de frapper un innocent’; » avec lui Champcenetz, plus justement 
suspect pas son journal; Champcenetz qui, sous le coup de la sen- 
tence, trouvait encore un mot pour rire, et s adressant au prési- 
dent Coffinhal : « Pardon, président. Est-ce 1c1 comme dans la garde 
nationale? peut-on se faire remplacer? » (T. I, p. 402.) 

Au train dont on allait, il semble qu’on ne pouvait pas man- 
quer d’accomplir, et au dela, la parole de Barére, rapportée par 
Trinchard, « que le comité avait pris des mesures pour que, dans 
deux mois, les prisons fussent évacuées '.» Mais ce n’était point assez. 
En supprimant, par le décret du 27 germinal, les commissions de 
province dontle zéle ne paraissait point assez sur, la Convention 
avait fait refluer tous les suspects des départements 4 Paris; et 
activité du tribunal révolutionnaire pouvait n’y plus suffire : c’est 
pourquoi le Comité de salut public prit, le 4 thermidor, l’arrété 
suivant : 


1° Il sera nommé, dans trois jours, des citoyens chargés de remplir les 
fonctions des quatre commissions populaires créées par décret du 43 ven- 
tdse. 


1 Saladin, Rapport, etc., Piéces, n° 8, p. 444. 
 Ibid., p. 112. 
Saladin, ¢b:d., n° 8, p. 183, 184. 
® Virol, porté en téfe de la premiére liste avec cette mention « s'est donné la mort, » 
" ne figure plus sur la seconde. On y a retranché Dufourny, ex-président du dépar- 
tement de Paris, et Destournelle, ex-ministre. On y a ajouté Bourgeois, ex-avocat. 
* Sorel, p. 255. — Joséphine avait tenté en vain de prévenir l‘emprisonnement 
et de sauver la téte de son mari. (Voyez sa lettre 4 Vadier, ibid., p. 256.) Bile fut 
emprisonnée elle-méme ; et ses deux enfans, Eugéne, agé de 42 ans, et Hortense. 
de 11 ans, écrivaient 4 leur tour pour solliciter sa délivrance (19 floréal an IT, 8 mai 
1794). Elle ne fut sauvée que par le 9 thermidor. 
5 Saladin, Rapport, p. 46, et Piéces, n° 8, p. 444 








LA TERREUR. 34 | 


2° Elles jageront tous les détenus dams les maisons d’arrét des départe- 
ments. 

3° Elles seront sédentaires & Paris. 

4° Les jugements de ces commissions seront revisés par les Comités de 
salut public et de sreté générale en la forme établie !. 


Notons avec Saladin qu’il n’y avait pas de forme établie. Cet arrété 
contenait un art. 6 ainsi concu : 


Il sera fait un rapport 4 la Convention sur l’établissement de quatre sec- 
tions ambulatoires du tribunal révolutionnaire pour juger les détenus dans 
les départements, renvoyés a ce tribunal. 


On a encore une expédition de cet arrété ot on trouve l’art. 6 en 
ces termes, avec la mention Signé au registre : Barére, Dubarran, 
Prieur, Carnot; et pour extrait: Carnot, Collot-d'Herbois, Couthon, 
Saint-Just, etc.*. Et c’est en faisant allusion 4 cet arrété que, le 
5 thermidor, le jour de l’immolation des quarante-neuf détenus des 
Carmes, Barére disait 4 la tribune que, « malgré la célérité des 
jugements des grands conspirateurs, le nombre en était si grand 
dans tous les points de la république, que la veille, les deux Comités 
avaient pris des mesures pour les faire juger tous en peu de temps’. » 
Mais pourtant le Comité de salut public recula devant l’impression 
que devait produire cette quadruple forme du tribunal révolulion- 
naire, allant faire ses fournées partout, promenant dans les dépar- 
tements tout l’appareil de sa sanglante justice; et l’art. 6 de l’ar- 
rété primitiffut remplacé par l'article suivant : « Il sera pourvu a 
la nomination des commissions révolutionnaires qui paraitront né- 
cessaires pour le jugement des détenus renvoyés au tribunal. » 

C étaient des auxiliaires promis au tribunal séant & Paris. En 
effet, ses deux sections semblaient devoir succomber & la tache. On 
n’avait méme plus le temps de fournir a l’accusateur public les 
piéces dont il avait besoin pour donner une ombre de motif & ses 
réquisitoires. Le 7 thermidor, Fouquier-Tinville écrivait aux ci- 
toyens composant la commission populaire séante au Muséum : 


Citoyens, 

Le 2 du courant, le Comité de salut public m’a remis vos feuilles des 
détenus sous les numéros 3, 4, 5, 8, 9, 11, 42, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 
20, 24, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 52, 33, 34, 35, 36, 37, 
38, 40, 42, contenant cent cinquante prévenus ou environ; il ne ma &é 


4 Saladin, Piéces, n° 37. Minute de l'arrété du 4 thermidor an Il, relatif aux com- 
missions révolutionnaires destinées pour les départements. 

2 Saladin, Piéces, n° 38. 

% Saladin, Rapport, p. 22. 


142 LA TERREOR. 


remis des piéces que pour cent ou environ, encore presque toutes ne con- 
sistent que dans le tableau donné par la section ; et il paraitrait que c’est 
4 lacommission qu’elles sont restées ; pourquoi je vous invite 4 me les ren- 
voyer sur-le-champ, et notamment celles concernant les nommés Bruni, 
la veuve Vigny et son fils, la femme Colbert-Maulevrier, les deux femmes 
Narbonne-Pelet, la fille Guérin, leur femme de confiance; la femme 
d’Ossun, Crussol-d’Amboise , Clermont-Tonnerre, la femme Chimay, la 
veuve d'Armentiéres, Frécot-Lenty, Saint-Simon, la femme Querrohent, 
Thiart, la femme Monaco, et Viothe, intendant de son mari. J'ai bien écrit 
aux sections, qui m’ont répondu vous les avoir envoyées, et ces particu- 
liers sont demain mis en jugement. 
Salut et fraternité. 


Signé : A.-Q. Fouquier'. 


Ainsi une mise en jugement était décidée ayant qu'on eut les 
piéces. Les piéces manquaient pour une cinquantaine de prévenus; 
et ’accusateur public n’en devail pas moins faire son réquisiloire 
contre eux le lendemain! 

Les choses en effet se précipilaient, comme si le Comité de salut 
public evt senti que le temps allait se dérober 4 lui et sauver ses 
victimes. Le Luxembourg et les Carmes avaient seuls payé encore 
leur tribut funébre 4 la prétendue conspiration. Saint-Lazare allait 
suivre. - 

Si les vexalions de toutes sortes avaient suffi pour provoquer un 
complot, le désir secret du Comité du salut public aurait du y étre 
bien aisément satisfait. L’administrateur Bergot et le nouveau ged- 
lier Semé semblaient s’entendre pour opprimer les malheureux, les 
injuriant, les volant, et ne les volant pas seulement pour les voler, 
mais pour leur imposer les privations les plus cruelles. « Ces 
monstres, » disait Bergot, en enlevant 4 un prisonnier une taba- 
ti¢re o était le portrait de sa femme, « ces monstres se consolent 
avec les portraits, d’étres privés des originaux, et ils ne s’aper- 
goivent plus qu’ils sont en prison. » — Et les détenus ne conspi- 
raient pas! On en fut réduit & inventer 1a aussi, pour eux, le 
complot nécessaire. L'Ilalien Manini, dénoncialeur émérite, et le 
serrurier Coquery en furent l’un lVorganisateur, l’autre l’agent aveu- 
gle, et le projet une fois concu, on dressa des listes de ceux que l’on 
y voulait impliquer*. 

On tient ces détails d’an prisonnier qui, réputé patriote, fut con- 
sulté lui-méme sur le complot et sur la composition des listes. I] dé- 
clara qu’il ne savait rien du complot, et il ne dit rien des personnes 
que pour en faire rayer quelques-unes; mais il ne réussit pas 4 


' Saladin, Rapport, p. 26, 27. 
* Voy. Mém. sur les prisons, t.1, p. 244 et 292-296. 





LA TERREUR. 113 


sauver le jeune de Maillé, personnellement convaincu de conspira- 
tion pour avoir jeté un hareng pourri a la téte d’un guichetier : 

« Je représentai inutilement, dit notre narrateur, qu’il n’était 
qu’un étourdi de seize ans qui ne songeait qu’a folatrer. 

— Laissons-le toujours, me dit-on, il s’en retirera peut-étre. » 

Il ne s’en est pas tiré du tout'. 

Quand notre prisonnier eut signé son interrogatoire, le commis- 
saire lui dit en jetant les yeux sur les listes qu’il tenait dans les 
mains : 

« En voila une centaine, il doit y en avoir plus que cela ici. 

— Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de ‘conspirateurs ici, 
hasarda l’autre. 

— Nous en avons trouvé trois cents au Luxembourg, nous en 
trouverons bien autant 4 Saint-Lazare, » dit le commissaire; et il 
termina l’entretien’. 

Notre détenu prévint ceux qu'il connaissait, et le bruit d’un com- 
plot se répandait en méme temps parmi les prisonniers. Personne 
n’y croyait, et comment y croire? Il s’agissait d’un projet d’évasion 
ainsi combiné : on devait d’abord scier le barreau d'une fenétre 
{c’était l’affaire du serrurier Coquery) ; de cette fenétre a la terrasse 
du jardin, il y avait vingt-cing pieds, et sous la fenétre la guérite 
d’une sentinelle. C’est par-dessus la guérite de la senlinelle que l’on 
aurait, au moyen d’une planche, fait, de la fenétre 4 la terrasse, un 
pont par ou tous les prisonniers s échapperaient. Voila le complot de 
Saint-Lazare. Il est bien entendu que les prisonniers, une fois sortis, 
devaient « assassiner les membres du Comité. » Parmi les vingt-six 
qui furent traduits le premier jour pour cette prétendue tentative 
d’escalade et de meurtre, était l’abbesse de Montmartre, agée de 
soixante-douze ans, et madame de Meursin, atteinte d’une paralysie 
de jambes : on I’accusail d’avoir voulu s’échapper sur une planche 
suspendue, elle qui, les portes étant ouvertes, n’aurait pas méme pu 
sortir de prison! Tous les vingt-six n’en furent pas moins con- 
damnés?. 

J’ai vu, dit Sirey, en parlant de madame de Meursin et de l’abbesse 


1 Hist. des prisons, t. Ill, p. 9. 

* Jbid., p. 10. 

3 Hist. des prisons, t. IV, p. 268. — Parmi les autres victimes, on trouve avec 
le jeune de Maillé son parent Francois de Maillé, grand vicaire du Puy-en-Velay, le 
comte Jean de Flavigny et Madeleine-Henriette-Louise de Flavigny, comtesse Des- 
vieux, Catherine de Soyecourt, veuve du baron d'Hinnisdal de Fumale, le comte 
Gravier de Vergennes et son fils, Amable de Bérulle, ancien premier président du 
parlement de Grenoble, la duchesse de Beauvilliers de Saint-Aignan, les abbés de 
Montesquiou et de Boisbernier, Jean-Francois Gauthier, « ex-page du tyran, » agé 
de vingt-quatre ans. (Voy. Campardon, Hist. du trib. révol., t. I, p. 952-534.) 

25 Aour 1872. 46 











714 LA TERREUB. 


de Montmartre, j'ai vu ces deux victimes descendre du tribunal 
pour aller 4 l’échafaud : on portait l'une, on trainait Pautre’*. 

On ne se donnait pas, d’ailleurs, la peine de trouver partout un 
cas ou un symptéme de conspiration ; et, comme Port-Libre qu'on 
ne réussissait pas 4 faire conspirer, hotel Talaru et la paisible 
maison des Oiseaux eurent aussi leurs fournées. A l’hétel Talaru, 
en commenca par l’ancien maitre de Ja maison. Le 4 thermidor, le 
vieux marquis en fut enlevé avec Boulin, ancien trésorier de la ma- 
rine, connu par son beau jardin anglais qu'il avait nommé Tivoli, et 
Laborde, ancien valet de chambre de Louis XV, renommé par son 
goat passionné « pour les beaux-arts et en particulier pour la mu- 
Sique’. » 

Trois jours aprés venait le tour de Ja maison des Oiseaux. 

« Depuis plus de six mois, dit l’auteur de notre récit, ewr cent 
soixante malheureux qui y étaient enfermés, deux seuls prisonniers 
avaient été lirés de la maison pour élre immolés, lorsque le 7 thermi- 
dor (25 juillet, vieux style), 4 cing heures du soir, tandis que chacun 
était dans sa chambre, ou paisiblement rassemblé dans celles de ses 
compagnons d’infortune, on entendit un bruit confus de voix dans 
la rue, qui annongait quelque événement. Aussitét on voit un cha- 
riot immense, trainé par quatre chevaux; quatre gendarmes se pré- 
sentent 4 l’instant dans la cour, suivis @un huissier du tribunal ré- 
volutionnaire, qui semblait, par sa physionomie et sa stature, nétre 
destiné qu’aé annoncer des choses sinistres. Cet homme farouche 
donne aussitét l’ordre au concierge de sonner la cloche pour que 
tout le monde au méme instant se rassemble dans la cour; chacun 
s’y rend en tremblant sur sa destinée; quelques-uns eependant se 
flattaient encore qu'il était peut-¢lre question de transférer des pri- 
somiers daas une.aulre maisoa*.» On fait Pappel, et bientdt les dou- 
tes se dissipent: la princesse de Chimay, les comtesses de Narbonne 
Pelet et Raymond-Narbonne, le vieux Clermont-Tonnerre, Crassol 
d@’Amboise, |’évéque d'Agde (Siméon de Saint-Simon) et plusieurs 
autres sont appelés , rangés sous la porte, au dela de la ligne du 
ruisseau. C'est & peine si la comiesse Raymond-Nerbonne peut em- 
brasser sa petite fille et la recommander & la duchesse de Choiseul. 


4 Sirey, le Tribunal révolationnasre “(rimaire an I), p. 24. — Voyex encore sur 
Saint-Lazare te néocit d'un prévesu nomameé Roury, pag ante el Assassinat com- 
més. sur quetre-vingl-an prisemmiers de le pricon dite Saiut-Lasare par le tribunal 
sévolationnatre, les moutons ef les fabricateure de conspirations dans ladite prison, 
ensemble les horreurs qua furent enercées euvers les détenus de ce fombcau des wi- 
sants (52 pages in-8°, sams date). 

* Hist. des prisons, t. Il, p. 100 

3 Mém. our des prisons, t..H, p. 189. 











LA TERREUR. 7% 


€e n’est pas elle qui ewt sollicité une faveur de ses hourreaux, elle 
qui, reprenant sa place et voyant une de ses eompagnes demander 
quelque chose a |’huissier, lwi dit : « Ne vous avilissez pas a faire la 
moindre demande aux hommes de cette espédee'. » 

La charrette n’en recut que onze ce jour-la: elle allait achever san 
chargement a la Bourbe (Port-Libre) ; mais elle revint le lendemain. 
L’horreur que cette voiture inspira 4 ceux qui purent la voir de 
leurs fenétres fut extréme; la terreur profonde qu’avait encore lais- 
sée l’événement de la veille, grossissait 4 leurs yeux le chariot de la 
mort, si bien qualifié par un des détenus du nom de « la grande biére 
roulante.» Elle parut 2 tout le monde le double de celle de la veille; 
elle était vide, et tout portait a creire qu’on venait la remplir par 
trente ou quarante prisonniers. Aussitét la cloche sonne : glas fu- 
wébre! Le concierge aurait voulu qu’on procédat par appel indivi- 
duel et dans les chambres : plusieurs femmes étaient encore malades 
des émotions de la veille; mais I'huissier refusa : « Ill le faut, dit-il, 
« pour que cela serve d’exeraple aux autres.» — « On sonne donc, on 
ordonne:a tous les détenus de descendre dans la cour pour y enten- 
dre leur destinée : chacun descend en tremblant; on hésitait au bas 
des escaliers, craignant que chaque pas n’apprechét du ruisseau qui 
faisait la ligne de démarcation entre 1a vie et la mort*; » et les victi- 
mes mises sur la charrette, on part pour l'aller remplir dans une autre 
maison. 

La veille elle était allée prendre au Plessis une autre noble femme, 
Thérése-Frangoise de Stainville, princessé de Grimaldi-Monaco : « la 
femme Monaco », comme disait Fouquier. « Jamais, dit un de nos 
récits, plus de graces, de charmes, d’esprit et de courage ne furent 
réunis dans la mame personne. » Déclarée suspecte en vertu de la 
Joi du 17 septembre, et d’abord gardée chez elle, elle avait pris la 
fuite, ayant su qu’on la voulait metire en prison, et elle fut recueillie 
per une anaie qui brava les perquisitions pour lui saaver la vie. Mais 
ne voulant pas la compromettre, elle gagna la campagne, puis revint 
4 Paris oa elle fut arrétée*. Quand en lui remit son acte d’accusa- 
tion, elle refusa de le lire. « Pas la plus lagére émotion n‘altéra ses 
traits ; elle distribua aux indigents, qu'elle soulageait habituelle- 
ment, tout l'argent qui lui restait, embrassa sa femme de chambre, 
et se sépara de nous, comme aprés une longue route on quitte des 
cexapagnons de voyage dont la saciété nous fut utile et douce’. » Con- 
dananée (8 thermidor), elle se déclara gresse; mais dés le lende- 


1 Mém. sur les prisons, t. Il, p. 1914. 
® Pbid., p. 194. 

3 Hist. des prisons, t. lll, p. 119. 

4 Mém. sur les prisons, t. Il, p. 272. 





716 LA TERREUR. 


main (le 9 thermidor! que n’attendit-elle un jour de plus?), elle 
écrivit 4 Fouquier-Tinville pour retirer sa déclaration; elle n’avait 
voulu gagner un jour que pour couper elle-méme sa chevelure et 
l’envoyer 4 ses enfants, comme elle le disait 4 Fouquier dans sa 
lettre : 


Citoyen, 

Je vous préviens que je ne suis pas grosse. Je voulais vous le dire; n’es- 
pérant plus que vous veniez, je vous le mande. Je n’ai point sali ma bouche 
de ce mensonge dans la crainte de la mort ni pour !’éviter, mais pour me 
donner un jour de plus, afin de couper moi-méme mes cheveur, et de ne 
pas les donner par les mains du bourreau. C'est le seul legs que je puisse 
laisser 4 mes enfants ; au moins faut-il qu'il soit pur. 


Choiseul-Stainville-Joséphe Grimatp1-Monaco, 
princesse étrangére, et mourant de l'injustice des ju ges francais. 


Elle arracha ses cheveux avec un morceau de verre, elle y joi- 
gnit des lettres pour ses enfants, pour leur gouvernante, et c’est 
Fouquier-Tinville qu’elle chargeait de l’envoi par ce billet : . 


Citoyen, 

Je vous demande au nom de l’humanité de faire remettre ce paquet a 
mes enfants : vous m’avez eu l’air humain, et, en vous voyant, j'ai eu regret 
que vous ne fussiez pas mon juge; je ne vous chargerai peut-étre pas d'une 
derniére volonté si vous l’eussiez été. Ayez égard ala demande d'une mére 
malheureuse qui périt 4 l’Age du bonheur, et qui laisse des enfants privés 
de leur seule ressource ; qu’au moins ils recoivent ce dernier témoignage 
de ma tendresse, et je vous devrai encore de la reconnaissance. 


Fouquier a-t-il envoyé les cheveux a leur adresse? Je ne sais. 
Quant aux billets, il les plaga, dit M. Campardon, parmi les papiers 
de sa correspondance ordinaire, et ils y sont encore (t. I, p. 441). 

Un de nos récits ajoute aux derniers moments de la princesse de 
Monaco un trail qui, s’1l est vrai, serait bien de son temps. Avant de 
partir pour l’échafaud, elle aurait mis du rouge afin de dissimuler 
sa paleur si elle avait euun moment de faiblesse‘. Tous les témot- 
gnages s’accordent d’ailleurs 4 nous dire avec quelle force et quel 
calme en méme temps on la vit encourager les autres et marcher a 
‘la mort. 

On n’en avait pas fini avec les autres prisons. Le 6 thermidor, nous 
l'avons vu, vingt-cing détenus de Saint-Lazare avaient été envoyés au 
supplice par le tribunal révolutionnaire. Le lendemain, 7 thermidor, 
il y en eut vingt-six, parmi lesquels, et en premiére ligne, le poéte 


‘ Hist. des prisons, t. Ill, p. 119. 











LA TERREUR. 117 


Roucher, le prisonnier assurément le plus soumis, le plus docile’, 
quualifié chef de la conspiration de Saint-Lazare. Dés le 5, averti que 
son nom était sur la liste des proscrits, il renvoya son petit Emile a 
sa femme, brila ses papiers inutiles, et remit en mains stres les 
lettres de sa fille qui, jointes aux siennes, complétent une correspon- 
dance si intéressante sur la vie des prisons au temps de la Terreur. 
Le 6, il fit faire par le peintre Leroy son portrait avec cette inscrip- 
tion et ces vers tracés de sa main: 


A MA FEMME, A MES AMIS, A MES ENFANTS. 


Ne vous étonnez pas, objets sacrés et doux, 

Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage ; 
Quand un savant crayon dessinait cette image, 
J’attendais léchafaud et je pensais 4 vous. 


Le 6 au soir, il fut transféré 4 la Conciergerie ; et le 7,il était en- 
voyé, lui vingt-sixiéme, 4 P’échafaud, avec André Chénier, le grand 
poéte qui se plaignait de n’avoir rien fait pour la postérité et disait 
en se frappant le front : « J’avais quelque chose 1a; » le baron de 
Trenck, Gratien de Montalembert, le marquis de Roquelaure, Créqui- 
Montmorency, etc.; le 8 thermidor, vingt-cing; le 9 thermidor... 
Mais nous voici au 9 thermidor, au jour des représailles. Le tri- 
bunal ne sera-t-il pas fermé? Non, le président Dumas est arrété, 
mais l’audience, commencée avec lui, se continue sous le juge Maire; 
Scellier préside la seconde section: vingt-quatre sur vingt-cing 
d’une part, vingt-deux sur vingt-trois de l’autre sont condamnés. 
Quelqu’un demande que |’exécution soit remise au lendemain. Fou- 
quier déclare que rien ne doit arréter le cours de la justice ; et les 
quarante-cinq montent encore sur les charrettes. Iront-ils jusqu’au 
lieu de l’exécution? La révolution gronde dans la rue; le peuple 
veut suspendre le convoi, détéle les chevaux, et les bourreaux sont 
incertains ; mais des cavaliers accourent au triple galop : c’est Henriot 
et tout son élat-major ; il sabre le peuple, et le sacrifice s’achéve‘. 


1 « Depuis le 26, disait-il le 28 prairial, il nous est défendu d’avoir de Ja lumiére 
dans nos chambres. I] faut souper et se coucher dans les ténébres. Tous les détenus, 
il est vrai, ne se conforment pas 4 cet ordre. Mais, mon wiseman et moi, nous 
courbons la téte sous l'autorité, persuadés qu'il faut lui obéir partout, en liberté 
comme en prison, en prison surtout. On ne nous a pas mis ici pour avoir nos aises. 
Dailleurs, le détenu le plus sage est celui qui se fait le moins remarquer. Cache 
ta vie est un mot qui aurait dd étre fait tout exprés pour les maisons de détention. 
Du moins j’en ai fait ici la régle de ma conduite. » (Lettres, t. II, p. 253.) 

* Voir, dans le livre de M. Campardon, la double liste de ces derniéres victimes 
(t. I, p. 539-542.). 


7i8 LA TERREUR. 


C’est le dernier exploit d'Henriot : Henriot qui va manquer de eceur 
pour se défendre a1’ Hotel de Ville, lui et ses. collégues ; que Coffinhal 
furieux jettera par la fenétre, et que l'on ira ramasser tout couvert 
de fange dans un égout, pour le trainer, le 10 thermidor, devant le 
tribunal. Car le 10 thermidor, le tribunal révolutionnaire s ouvre en-- 
core, et Fouquier-Tinville est a son siége. C’est pour’ requérir la 
peine de mort contre Robespierre, mis hors la loi, et contre les 
autres, sur la constatalion de leur identité. 


X 


_LE 9 THERMIDOR. 


La journée du 9 thermidor qui devait sauver la vie 4 tant de prison 
niers, s écoula pour eux comme un jour néfaste. Les prisons étaient 
dans la terreur. Le bruit courait que les fournées ne suffisaient plus a 
l'impatience d@Robespierre, qu’on allait en revenir aux massacres ; 
et du reste n’était-ce pas la méme chose? Il ne s’agissait plus que 
d’un peu plus ow moins de formalités. On avait supprimé Pinstruc- 
lion et la défense, on supprimait l’envoi au tribunal; on avait sup- 
primé l'avocat, on supprimait des simulacres de jurés et de juges: 
rien que le bourreau et la viclime. C’était plus simple, c’était plus 
franc ‘. 

Tout contribuait 4 répandre l'alarme. Depuis quelques jours les. 
journaux ne pénétraient phis dans les prisons: plus de crieurs publics 
a une distance de moins de trois cents toises, 4 l'exception de ceux 
qui criaient la liste des victimes. Dans la nuit du 9 au 40 thermidor, 
le son du toes, la générale battue partout, les patreualles fréquen- 
tes, les cris lointains, le bruit de la foule, ne laissaient aucun doate 
que quelque chose de décisif ne se préparat ; et d'autres signes tout 
intérieurs, linjonction de rentrer deux heures plus téé et de se cou- 
cher, la visite des jardins et des. cours; les sentinelles doublées, des 
inspections faites, lé sabre en main, dans toutes les chambres et 
renouvelés de quart d’heure en quart d’heure ; les démarches affai- 
rées des gedliers; ici.les partes verrouillées, 1a ordre donaé aux 


1 « Le systéme de la conspiration dés prisons; dit Blanqui le conventionnel, n’état 
‘dans le fond qu'une septembrisation renouvelée sous des formes juridiques. » (Hist. 
des prisons, t. I, p. 166.) : 





LA TERREUS. 7419 


guichetiers de laisser les clefs sur les serrures, tout semblait annon- 
cer gqu’on altendait les égorgeurs‘. Au Luxembourg, dans |’aprés- 
mmididu 9, on avait vu par trois fois Henriot ; il y venait pour ras- 
sembler la gendarmerie & cheval qui y était casernée, et il avait, di- 
sait-on, menacé les prisonniers de son grand sabre* ; aux Carmes, 
Vadministrateur de police Grépin se tenait prét avee des hommes 
armés, comme n’attendant que le signal, et deux fois il s’élait fait 
ouvrir la porte de Ja prison. 

Au Luxembourg et dans d’autres lieux, les prisonniers ne songeaient 
plus qu’a vendre chérement leur vie. Au Plessis, il fut décidé qu’au 
premier signal du danger, ils s'armeraient du bois des lits ; les fem- 
mes et les enfants seraient placés au milieu de la cour, protégés contre 
les premiers coups par une muraille de matelas, tandis que les hommes 
chargeraient les assassins. Et le tocsin redoublait, les cris du peuple, 
la trainée des camons ajoutaient a la terreur*. Cependaat, a l'hétel Ta- 
laru, un des prisonniers qui avait pu descendre dans la cour entendit 
un colporteur crier: « La grande arrestation de Catilina Bobes- 
pierre et de ses camplices’. » Le 10 au matin, les guichetiers du 
Plessis avaient l’air embarrassés*. A la maison des Oiseaux, on enten- 
dit le concierge dire, avec un trouble visible, que les choses élaient 
b.... changées *. A Sainte-Pélagie, un porle-clef dit a son chien: « Va 
te coucher, Robespierre’! Au Luxembourg, le concierge Guyard, qui 
la veille avait refusé d’y recevoir Robespierre décrelé d’accusation, et 
qui, par cetle hardiesse, avail failli changer la face de la journée’, 
« Guyard, frappé de terreur, fuyait avec ses sabres, ses pistolets et 
ses chiens’. » Bientét la vérilé fut partout connue. Au Plessts, 
les manifestations du dehors devancérentles aveux des gedliers. Les 
hommes, les femmes du yvoisinage élaient montés sur les toits d’ou 
Yon avait vue dans la cour, et par leurs sigaaux amnongaient aux 
prisonniers leur prochaine délivrance’®. Un peu aprés, la nouvelle 


1 Hist. des prisons, t. 1, p. 118; Mém. sur les prisons, t. I, p. 270, etc. 

2 Mém. sur les prisons, t. U, p. 181. 

* Mém. sur les prisons, t. I, p. 276. 

4 Hist. des prisons, t. Ill, p. 103. 

5 Mém. sur les prisons, t. ll, p. 278. 

© foid., t. H, p. 198. 

7 Hist. des prisons, t. Il, p. 129. 

8 Beaulieu rapporte cette résolution a l'administrateur Wiltscheritz qui se trauvait 
alors au Luxembourg. (Essais, t. V, p. 365.) 

9 Mém. sur les prisons, t. Il, p. 182. 

10 Mém. sur les prisons, t. ll, p. 279. — Ce fut aussi par des signaux du dehors 
que la nouvelle en pénétra aux Madelonnettes.. (Suppl. aux Mém. de madame Ro- 
land, t. Il, p. 323.) 


LA TERREUR. 


fut partout connue; et ce fut comme une résurrection. Il ne suffi- 
sail pas de l’entendre, il fallait la lire. Les gedliers, spéculant jus- 
que sur leur défaite, et voulant au moins tirer de leur ruine un der- 
‘nier profit, vendirent le journal jusqu’a 4150 livres; et les prison- 
niers achetérent sans marchander'. 

Si les détenus, au lieu de craindre un nouveau massacre des 
prisons, avaient su tout d’abord le caraclére de la lutte engagée, ils 
n’auraient pas été moins perplexes sur le résultat quelle pouvait 
avoir : car il s’agissait vraiment de leur vie. La terreur n’était pas 
en voie de s’arréter. « Par la gradation des massacres, dit Riouffe, 
j'ai bien connu toute la profondeur de ce vers de Racine : 


Et laver dans le sang vos bras ensanglantés. 


‘D'abord, ils avaient entassé quinze personnes dans leur charrette 
meurtriére; bientdét ils en mirent trente, enfin jusqu’a quatre-vingt- 
quatre ; et quand la mort de Robespierre est venu arracher le genre 
humain a leurs fureurs, ils avaient tout disposé pour en envoyer 
cent cinquante 4 la fois 4 la place du supplice. Déja un aqueduc im- 
mense qui devait voiturer le sang avait été creusé 4 la place Saint- 
Antoine. Disons-le, quelque horrible qu’il soit de Je dire: tous les 
jours, le sang humain se puisait par seaux, et quatre hommes étaient 
occupés, au moment de l’exécution, a les vider dans cet aqueduc'‘.» 

Leur besogne n’était pas finie encore. C’était maintenant 4 Ro- 
bespierre et 4 ses amis, c’était 4 Dumas et aux hommes du tribunal 
révolutionnaire, c’était aux membres de la Commune, mis en masse 
hors la loi, de monter sur les fatales charrettes; et il y eut encore 
de sanglantes hécatombes : le 10 thermidor, les deux Robespierre, 
Couthon, Saint-Just, Henriot, Payan, agent de la Commune, Lescot- 
Fleuriot, maire, en tout vingt-deux; le 14 thermidor, soixante-dix; et 
le 12 thermidor, un reliquat de douze jurés ou membres de la Com- 
mune. On y procédait 4 1a facon dont les vaincus avaient agi; et, 
Ja aussi, il y eut des confusions déplorables. Le comte Beugnot cite 
dans ses Mémoires un jeune médecin, membre du Conseil général 
de la Commune, qui, dans la nuit du 9 thermidor, veilla auprés de 
sa femme malade dans un hdtel voisin de la Force, lui fit la lecture, 
et finit méme, comme elle, par s’endormir. Par trois fois il avait 
été appelé pour se rendre au Conseil général, et il s’y était refusé, 
disant qu’il en avait assez des querelles de la Commune et de la 


1 Mém. sur les prisons, t. 1, p. 176. 
* Mém. sur les prisons, t. 1, p. 83. 











LA TBRBEUR. 724 


Convention. Sur je matin, il se rendit pourtant 4 l’Hotel de Ville pour 
s’enquérir des événements de la nuit. Sans le savoir, il était hors la 
loi; il fut pris et exéculé ‘. 

Parmi les membres du tribunal révolutionnaire, il en est un qui 
avait échappé : c’était le vice-président Coffinhal. Il avait pris un 
habit de batelier, s’était réfugié dans Vile des Cygnes, ov il resta 
pendant deux jours et deux nuits, ne vivant que d’écorces d’arbre. 
Pressé par la faim, il se présenta chez un homme a qui il avait 
rendu service, qui le recut, l’enferma a clef, et alla chercher la 
garde. Il n’y avait plus de tribunal révolutionnaire; le tribunal 
criminel fut autorisé 4 constater son identité, et, cela fait, le 
48 thermidor, il fut livré aux exécuteurs. Ce retard lui valut un 
supplément de tortures (le peuple ’aurait moins remarqué auprés 
de Robespierre). On se rappelait la dureté avec laquelle il fermait la 
bouche aux accusés, et l’on criait : « Coffinhal, tu n’as pas la pa- 
role! » On racontait qu’un jour, ayant condamné a mort un maitre 
d’armes, il avait dit : « Eh bien, mon vieux, pare-moi donc cetle 
botte-la! » Et des hommes, formés a cette école, toujours préts a 
insulter les victimes, lui lancaient des coups de parapluie 4 travers 
Jes barreaux de la charrette, criant, hurlant avec un ricanement 
féroce : « Coffinhal, pare-moi donc cette botte-la!» (T. J, p. 431.) 

I! semblerait que la chute de Robespierre duit mettre un terme a 
Ja Terreur. Ce n’était pas la pensée de ceux qui venaient de I’abat- 
tre. Les hommes du 9 thermidor ne comptaient pas renoncer au 
systéme : ils ne voulaient que frapper des collégues qui allaient se 
tourner contre eux, tout préts eux-mémes a le continuer 4 leur 
profit *. Mais il arriva ce qui arrive toujours quand un peuple, par je 


‘ Mém. du comte Beugnot, t. 1, p. 279, 280. 

* Voyez le « Rapport fait au nom du Comité de salut public, par Barére, sur les 
patriotes détenus et sur les mesures 4 prendre pour mettre en liberté les citoyens 
qui ne sont pas compris dans la Joi du 17 septembre (vieux style).» (Séance du 22 
thermidor.) 


« Les comités, dit-il, ne cessent de statuer sur les libertés demandées, ils ne 
cessent de réparer les erreurs ou les injustices particuliéres; mais l'affluence des 
citoyens de tout sexe aux portes du comité de sireté générale ne fait que retarder 
des travaux aussi utiles aux citoyens. 

« Nous rendons justice aux mouvements si naturels de l’impatience des familles, 
aux sollicitudes des épouses et des méres ; mais pourquoi retarder par des sollicita- 
tions injurieuses aux législateurs et par des rassemblements trop nombreux la 
marche rapide que la justice nationale doit prendre 4 cette époque. 

« Dans quelques sections, des mouvements, qui étaient trop violents pour étre 
naturels au civisme, ont porté 4 des demandes dangereuses dans ces circonstances, 
inuliles auprés d'un comité qui ne cesse de travailler 4 la cause des détenus, et au- 


123 LA TERREUR. 


ne sais quelle fascination, a plié sous un joug, et que le charme 
vient 4 se rompre. Le charme était rompu par la mort de Robes- 
pierre. La Terreur semblait étre incarnée dans sa personme, et le 
mouveinent de l’opinion publique entroina tout le monde, passant 
par-dessus ceux, qui, ayant donné |'impulsion, se croyaient maitres 
de la gouverner. Lorsqu’on réorganisa le tribunal révolutionnaire, 
et que les comités, par l’organe de Barére, présentant leur liste, on 
y trouva, comme accusateur public, Fouquier-Tinville, un cri 
d’horreur s’éleva dans Ja Convention. « Yous avez, dit Fréren, ren- 
voyé au tribunal révolutionnaire l’inféame Dumas et les jurés qui 
partageaient avec lui ies crimes du scélérat Robespierre; l’accusa- 
teur public n’était pas moins coupable. Je demande que Fouquier- 
Tinville aille cuver aux enfers le sang qu’ a versé. Je demande 
contre lui un décret d’aceusatton. —~ Ce serait trop d'honneur a 
un pareil scélérat, dit Turreau. Je demande qu'il soit simptement 
mis en accusadion et tradwit au tribumal révolutionnaire. » (T. I, 
p- 452.) Qua fut surpris? Ce fut Fouquier-Tinville. Il avait trouvé 
toul naturel qu’on le maintint & sa place. Quel magisirat dans la 
République avait apporté plus de zéle a l’aecomplissement de ses 
fonctions? Il avait envoyé 4 la mort Marie-Antoinette et madame 
Roland, Charlotte Corday et le Pére Duchesne, les girondins et Dan- 
ton, Camille Desmoulins et Robespierre. fH était prét a ¥ envoyer 
encore tous les membres de la Convention qu'il plairait 4 l'Assem- 
blée de lui adresser, et on le décrétait d’accusation! C’étaat 4 n’y pas 
croire. Il vint se constituer prisonnier. 


Le second volume de M. Campardon se compose de deux livres : 
l'un, consacré au tribunal révolutionnaire réorganisé, et qu'il ap- 
pelle le tribunal réactionnaire : c’est celui qui acquitta les quatre- 
vingt-quatorze Nantais, restant des cent trente-deux envoyés au 
tribunal de Paris par le comité révolulionnaire de Nantes, et 
condamna Carrier; l'autre 4 la derniére forme de ce tribunal, éta- 
blie par la loi du 8 nivése an Ill, au tribunal qu'il nomme le tri- 
bunat réparateur : c'est celui qui jugea Fouquier-Tinville. 

Mais avant de raconter les expiations de ta Terreur, et les sup- 
plices des agents les plus diffamés de son régne 4 Paris et en 


prés de la Convention qui a montré toute sa bienfaisante justice dans cette heu- 
reuse révolution qui ne fut jamais destinée a servir et arelever les espérances cen- 
pables de lincorrigible aristocralie. 

« Elle cherche cependant, cette ediease aristocratic, a s‘emparer du mouvement 
civique ; mais l’esprit public est bon et ferme. » 








LA TERREUR. 725 


province, il faudrait dire ce qu'elle avait été en province. Ici, j’au- 
rais 4 citer d’autres écrits : pour l'ensemble de la question, le livre 
de M. Berriat Saint-Prix, La justice révolutionnaire (aodt 1792, prai- 
rial an III), d'aprés des documents originaux, la plupart inéddits (t. I, 
4870), ouvrage que la mort si regrettable de l’auteur laisse mal- 
heureusement inachevé et qui donne, avec la statistique la plus 
compléte, les traits les plus curieux sar les différents points du 
sujet; pour les divers départements em particaher plasieurs irté- 
ressantes monographies: l'une d’elles est toute une histoire en 
deux volumes, l’Histoire de Joseph Lebon et des tribunaux révo- 
lutionnaires d Arras et de Cambrai, par A. J. Paris, aujourd'hui 
député du Pas-de-Calais 4 ]’Assemblée nationale, ouvrage qui joint 
al’exactitude des détails le mérite de l’exposition. Mais je ne pou- 
vais toucher 4 ces matiéres aprés ces auteurs sans céder au désir de 
les étudier par moi-méme, a l'aide des documents originaux. Or, le 
champ est bien plus vasle que celui que nous venons de parcou- 
rir; et les développements que j’ai dd donner a ce travail excéde- 
Faient la place qui pourrait lui étre accordée encore dans cetle 
Revue; ils mettraient 4 une trop longue épreave V’indulgence des 
Jecteurs qui ont bien voulu ly suivre jusqu’a présent. Je suis donc 
forcé de le réserver pour un autre mode de publication. 


Ce dernier article devait parattre le 10 aodt: c’edt été un anni- 
versaire. Il paraitra le 25, le jour de la féte de saint Louis... O saint 
Louis, c’est dans ton palais que siégeait cette justice ! 


H. Watton. 


LE JUBILE PROTESTANT DE 41859 


J’ai essayé, dans un précédent article’, de faire connaitre 1)’ ceu- 
yre accomplie par Je protestantisme frangais dans son premier sy- 
node national, réuni en mai 1559. Je me suis tout particuliérement 
attaché a analyse théologigue de la confession de foi formulée dans 
ce synode, et j’ai montré dans quelques-unes de ses dispositions 
fondamentales la cause logique des erreurs et des excés dont la 
réforme a donné le spectacle au monde, durant les trois siécles déja 
écoulés de son histoire. 

Je me suis uniquement appuyé, pour ce travail d’analyse et 
de critique, sur deux autorités qu’aucun protestant francais ne peut 
récuser : d’une part, l'Ecriture sainte proclamée régle unique de 
vérité et criterium souverain des doctrines chrétiennes; d’autre 
part, la confession de foi rédigée par les fondateurs des Eglises ré- 
formées de France, et destinée, dans leur pensée, 4 maintenir l’u- 
nion entre ces diverses Eglises. 

Or, opposée a elle-méme dans des principes souvent contradictol- 
res, cette confession de foi s’est jugée par son seul témoignage; et le 
théologien n’a eu qu’a mettre en regard les uns des autres les arti- 
cles entre lesquels il ne saurait y avoir de conciliation. 

Quant 4 1'Ecriture sainte, rapprochée de certaines déclarations 
du Symbole réformé, elle en a été la réfulation la plus directe. 

Je ne suivrai pas une autre méthode pour étudier, a trois siécles 
de distance du grand synode de 1559, les destinées de la confession 
oe foi dont les péres du protestanlisme francais avaient doté leur 

lise. 

Mais avant de pénétrer, & l'aide des procés-verbaux authentiques, 
dans l’enceinte du synode de 1872, je voudrais raconter Vhistoire du 


1 Voir le Correspondant du 25 juillet. 





- LE JUBILE PROTESTANT DE 4859. 125 


jubilé protestant de 1859, et analyser les discours prononcés en 
cette occasion par les pasteurs de l'Eglise réformée. 

Ce sont eux qui jugeront le travail fait par leurs aieux au 
temps d'Henri II, et je n’interviendrai que le moins possible dans 
une controverse ot je tiens 4 ne citer que des témoins irrécusables. 


Le 25 avril 1859, une circulaire envoyée par la Conférence pas- 
torale, alors réunie A Paris, aux consistoires de toutes les Eglises 
réformées de France, les invitait & célébrer, par un jubilé solennel 
de priéres el d’actions de graces, la mémoire du synode tenu en 
mai 15959. 

La Conférence décidait, en outre, qu’une médaille commémora- 
tive de ce grand événement serait frappée et répandue parmi les 
fidéles de l’Eglise évangélique. Cette médaille, gravée par M. Antoine 
Bovy, représente d'un cété la scéne méme du synode, et montre les 
délécués des Eglises réformées réunis dans la maison de Jean Morel 
(rue des Marais-Saint-Germain), sous la présidence d’Antoine de 
Chandieu. Sur le revers se voit une Bible ouverte, avec ce passage 
de saint Mathieu : « Les cieux et la terre passeront, mes paroles ne 
passeront pas..» (Ch. xxiv, 55.) 

Aprés la célébration du jubilé, le compte rendu des cérémonies et 
des discours fut publié par la commission qui avail été chargée d’or- 
ganiser cette grande manifestation. 


Une recommandation, contenue dans la circulaire générale de la 
commission du jubilé, mérite avant tout d’étre mise en relief. Je sai- 
sis avec empressement cette occasion de remercier nos fréres sépa- 
rés de l’esprit de charité vraiment chrétienne qui a dicté les paroles 
qu’on va lire! : 

« Reconnaissantes envers Dieu de la situation qui leur est faite 
dans le présent, nos Eglises ne feront point de la féte du 29 mai un 
sujet de récriminations pénibles 4 l’égard d’un autre culte. Re- 
gardant les longues souffrances, les grandes épreuves du passé avec 
un esprit vraiment chrétien, elles se souviendront que Dieu les 
fait servir 4 leur bien spirituel. » 

Si tous les orateurs ne se conformérent pas strictement a cette 


1 Compte rendu général du troisiéme jubilé séculaire de la réforme frangaise, 
page 16. 


7% LE JUBILE PROTESTANT DE 1889. . 


recommandation, empreinte du vérilable esprit évangélique, il est 
d’autant plus juste de mentionner ceux qui la prirent au sérieux. 

Ainsi, 4 Saint-Germain-de-Calberte, dans la Lozére, M. le pasteur 
Farelle fit entendre ces nobles paroles’ : 

« Remerciez Dieu, mes fréres, de ce qu'il a fait naitre entre nos 
fréres catholiques et nous des rapports de fraternité chrétienne. De- 
mandons a ce Dieu bon de bénir de plus en plus ces excellents rap- 
ports ; oublions d’anciennes iniquités, puisqu’elles ont été pardon- 
nées par ceux-la mémes qui les ont souffertes. Gardons-nous surtout 
de rendre les hommes d’aujourd’hui solidaires des errements de 
siécles qui ne reviendront plus. Yoyens dans tous nos coneiloyens 
des fréres ; aimonstes en vue de leur salut et édifions-les par notre 
eonduite. » 

A Dijon, M. le pasteur Pertuzon ne craignit pas de dire que les 
réformés n’avaient pas le droit d’étre sévéres envers les calholiques, 
leurs persécuteurs d’aulrefois, parce que, eux-mémes « malgré 
Vétude profonde qu’ils avaient faite de la parole divine, n‘avaient 
compris que d’une maniére bien imparfaile la douceur et la longa- 
nimité dent |’Eglise de Jésus-Christ est appelée 4 user envers ceux 
qui rejettent ses croyances*. » 

Dans la cérémonie solennelle qui réunit les protestants du Gard 
a Nimes, le 27 mai 1859, oérémonie qui, faile en plein air, compta 
jusqu’a 110 pasteurs en robes pour célébrer le service religieux, et 
de 20 4 25,000 fidéles, M. le pasteur Tachard, chargé de prononcer 
une priére publique, appela & haute voix la bénédiction de Dieu 
« sur les membres du clergé et les fidéles de I'Eglise catholique ro- 
maine,» et demanda « au Seigneur Jésus de donner a tous les senti- 
ments de support mutuel et de concorde fraternelle dont doivent 
étre animés ceux qui se réclament de son grand nom pour étre 
sauvés *, » 

Je suis heureux de relever et de souligner ces nobles procédés, ces 
paroles cordiales, cet appel 4 un pardon réciproque des griefs du 
passé. Je souscris d’autant plus volontiers 4 ces généreuses paroles 
qu’elles expriment parfaitement les sentiments dont le clergé catho- 
lique de France est animé a l’égard de nos fréres séparés. Si nous 
dewons étudier dans l’intérét de la science les questions de contro- 
verse que nous a léguées le seizidéme siécle, nous avons la préten- 
lion, el nous le disons hautement, de les étudier encore plus dans 
Pintérét de la conciliation et de la charité. D’ailleurs, plus nous nous 


1 Compte rendu général, etc., p. 167. 

* ['QEuvre des Péres de la Réforme en France. — Discours prononcé a l’occa- 
sion du jubilé de 1859, p. 9. 

3 Compte rendu général, etc., p. 447. 





LE JUBILE PROTESTANT DE 4850. 729 


croyons en possession de la vérité, et plus nous sommes tenus, par 
respect pour elle, a la dégager enfaérement de l'appareil infirme des 
paroles passionnées et des récriminations améres. Aprés tout, quel 
est notre but? c’est de déblayer, s'il est possible, la route sur la- 
quelle se sont accumulés tant d’obstacles; c’est, en éliminant les 
doctrines fausses, les idées précongues, les préjugés systématiques, 
d’arriver 4 rapprocher les intelligences. Mais, avant que la science 
ait pu, a elle toute seule, obtenir ce résullat, le coour, qui va plus 
vite qu’elle, doit la devancer. Messager de paix et d’union, il va 
dire bien haut é des fréres que les malheurs des temps ont éloignés 
de nous et que gous ne readons pas responsables des égarements 
et des passions de leurs péres, quelles vives et respectueuses sym- 
pathies ils nous inspirent, avec quelle ardeur nous nous sentons por- 
tés vers eux, et combien nous voudrions combler |’abime qui nous 
sépare ! 

Quant 4 Péchange de priéres fait entre les membres des diverses 
communions, ce qui est, aprés tout, ke moyen le plus efficace d’o- 
pérer un jour le rapprochement tant désiré, sur ce point, Dieu merci, 
l’Eglise catholique ne laisse prendre les devants & personne. Sa li- 
turgie fait foi du prix qu’elle atlache 4 Ja recommandation adressée 
par l’apdtre saint Paul 4 son disciple Timothée « de prier pour tous 
les hommes, parce que Dieu veut que tous les hommes soient sau- 
vés, et arrivent 4 Ja connaissance de la vérité'. » 

Dans une de ses plus augustes cérémonies, dans cette sorte de 
« Jubilé » annuel qu'elle célébre avec une pompe si austére et une 
sl majestueuse soldinité pour rappeler la mémoire du jour ov le 
Sauveur expirant sur la croix versa son sang pour la rédemption 
du genre humain, elle met sur les lévres de ses prétres de sublimes 
pri¢res « pour les hérétiques et les schismatiques, pour les juifs et 
pour les paiens, » afin qu’en ce jour unique, a travers et malgré tous 
les obstacles qui diviseot les hommes, il y ait du moins un lien qui 
les embrasse et les enveloppe tous, le lien de la priére’. 


il 


Quand on parcourt le compte rendu des discours prononcés dans 
les Egtises protestantes frangaises en I'honneur du synode national 


1 Obsecro igitur primum omnium fieri obsecrationes, orationes, postulationes, 
gratiarum actiones, pro omnibus hominibus. Hoc enim bonum est et acceptum co- 
ram salvatere nostro Deo, qui emnes homines vult satvos fieri, et ad agnitionem 
veritatis venire ([ Tim., n, 1-4). 

! Office du Vendredi saint. 


7128 LE JUBILE PROTESTANT DE 1859. 


de 1559, on est trés-frappé de voir combien la plupart des orateurs 
se sont jetés dans des considérations historiques ou théologiques plus 
ou moins étrangéres au but de la célébration du jubilé. 

Ainsi dans presque tous les discours, on raconle avec beaucoup de 
détails les persécutions infligées au protestantisme par les lois fran- 
caiscs, sous les régnes de Frangois I* et d’Henri II. Dans presque tous 
également, ou bien on démontre la nécessité de la réformation par 
les abus et la corruption de l’Eglise romaine, ou bien on eralte les 
bienfaits répandus sur l'Europe par l’ceuvre de Luther et de Calvin. 
Souvent aussi les orateurs gémissent de ce que, malgré tant de gré- 
ces et linvincible constance des huguenots du seiziéme siécle, la 
France, prise en masse, ait refusé d’embrasser le christianisme de 
Wittemberg et de Genéve, et ils expriment des voeux ardents pour 
les progrés du « pur Evangile. » 

Quant 4l’ceuvre spéciale accomplie dans le synode de 1559, c’est- 
4-dire 4 la confession de foi et 4 la constitution disciplinaire qui 
laccompagne, elle ne tient qu'une place fort médiocre dans tous 
ces panégyriques de la Réforme. 

De toutes les Eglises protestantes de France, une seule — celle de 
Lille — a demandé la réimpression intégrale de la confession de foi’, 
fait d’autant plus digne d’étre noté, que les Lillois réformés, ayant 
commencé par étre luthériens et par embrasser la confession d'Augs- 
bourg*, n’avaient pas souscrit en 1559 a la confession de foi de Paris, 
rédigée d’aprés la théologie de Calvin. 

Tout au contraire, d'autres Eglises, d'origipe purement calvi- 
nienne et primitivement formées au protestantisme par le symbole 
de 1559, hésitérent 4 entrer dans les vues de la conférence pas- 
torale et manifestérent leur répugnance a célébrer le jubilé. 

Pour quel motif? 

« Dans la crainte que ce ne fit une manifestation indirecte en fa- 
veur du rétablissement des synodes et du retour a l'ancienne confession 
de fot*. » 

La commission, informée de ces hésitations, se hata de rédiger et 
de faire insérer dans les divers organes religieux du protestantisme 
francais une note destinée a rassurer ces Eglises, et 4 montrer sim- 
plement, dans le jubilé, la commémoration d’un grand faitfhisto- 
rique. 

Certes, voila un étrange scrupule, et s'il avait pu étre prévu il 
y a trois siécles, il aurait singuliérement refroidi l’enthousiasme 


! Compte rendu général, etc., p. 56. 

: Voir la brochure publiée 4 Lille en 1859 par M. le pasteur Frossard. 

3 Compte rendu général du troisiéme jubilé séculaire de la réforme]frangaise, 
paze 15. 











LE JUBILE PROTESTANT DE 1859. 7129 


des hommes qui, au péril de leur téte, étaient venus a Paris en mai 
4559, pour donner a |’Eglise réformée de France sa confessiun de 
foi et sa discipline. 

Quoi! ces hommes, ces patriarches de la Réforme francaise, ont 
exposé leur vie pour consigner dans un acte solennel la fui de leur 
Eglise naissante, et voici qu’une partie de cette Eglise, au lieu de 
confirmer par une adhésion spontanée le credo tant de fois professé 
sur les buchers, au milieu des flammes, le répudie dédaigneuse- 
ment, et ne craint qu’une chose, c'est de se voir contrainte d’en 
professer les doctrines. | 

A elles seules, ces deux lignes sont plus éloquentes que {out ce 
que nous pourrions dire sur les variations dogmatiques de la Ré- 
forme; c’est ironie sceptique du dix-neuvieme siécle répondant au 
grave et sombre enthousiasme des huguenots du seiziéme. 

Qu’est donc devenue la foi résumée dans le symbole de 1559? 


Il 


Si jen crois certains discours, de ceux méme ou il n’est fait au- 
cune allusion 4 ce symbole de 1559, les protestants francais de nos 
jours auraicnt la méme foi que leurs péres. « Nous qui nous ré- 
clamons de leur foi‘, dit M. le pasteur Corbiére dans un discours 
prononcé 4 Montpellier, prenons pour modéle leur dévourment. » 

a O nos péres, s’écrie M. Athanase Coquerel fils 4 léglise Sainte- 
Marie de Paris, vos traditions de travail et de foi ne sont pas perdues 
parmi nous’. » 

De ces paroles, on pourrait étre tenté de conclure que la constitu- 
tion rédigée en 1559 est demeurée intacte, et que les protestants de 
France ont eu raison de célébrer un jubilé solennel en 4859, pour 
remercier Dieu de leur avoir conscrvé, malgré les perséculions de 
leurs adversaires ct les vicissitudes des temps, le symbole et la dis- 
cipline dressés par leurs péres. 

Cetle conclusion serait complétement erronée. 

Voici, en effet, un des hommes les plus considérables de I'Eglise 
réformée de France, le savant et respectable doyen de la Faculté de 
Montauban, M. de Félice, qui, dans un discours prononcé a4 Orthez 
en Béarn*, se plaint amérement, en comparant le présent au passé. 
— De quoi se plaint-il? 


1 Compte rendu général, etc., p. 143. 
2 Comple rendu général, etc., p. 64. 
3M. de Félice a été enlevé ily a peu de temps a l'affection reconnaissante de ses 
coreligionnaires, 4 la sincére estime de ses adversaires religieux. 
25 Aour 1872. AT 

















730 LE JUBILE PROTESTANT DE 4839. 


Je me tais et je cite, — mais en demandant 4 mes lecteurs de 
peser attentivement chacune de ces graves paroles : 


« La confession de foi rassemblait nos péres pendant et aprés la 
tempéte. Elle n’est pas abolie, mais elle est tombée en désuctude. 
£t qu’avons-nous mis 4 la place? — Rien. C'est un grand vide, une 
grande plaie. Il est vrai, nous avons la Bible; mais de combien d'in- 
terprétations n’'a-t-elle pas été la vietime ! La conscience protestante est 
variable, incertaine. Est-ce donc une régle suffisante pour la vie d'une 
Eglise? La preuve qu'il faudrait une confession de foi, c’est que, si 
un étranger venait s'asseoir au pied de nos chaires, s'il éludiait nos 
livres, il ne pourrait savoir au juste ce que nous croyons. 

« Quant 4 la discipline, ot est le gouvernement spirituel ? 

« Aussi, qu’arrive-t-il? c’est que, tandis qu’on ne laisse pas son 
pays sans larmes et sans déchirement, pour abandonner lEglise de 
nos péres, la patrie des ames, il ne faut quelquefois qu'un caprice, 
qu’un malentendu. On la quitte comme on ferait d’une hotellerie. 
Et ses divisions se subdivisent, s’éparpillent comme des grains de pous- 
siére qui roulent dans leur propre orbite; est-ce la ce qui avait lieu 
chez nos péres? » 


Je le répéte, il importe de peser toutes ces paroles. Elles ne ré- 
pondent pas seulement 4 la question particuliére de savoir si les ré- 
formés de 1859 ont gardé fidélement la confession de foi et la disci- 
pline de 1559. Elles résolvent encore de trés-graves problémes. 

Le lecteur comprendra combien je dois tenir ici 4 ne point pa- 
raitre, a ne rien affirmer de moi-méme. 

Si un professeur de théologie catholique venait dire que, soumise 
4 la régle formulée dans Particle 4 de la confession de foi de 1559, 
l’Ecriture sainte n’a plus rien de fixe, et peut offrir autant de sens 
qu’elle a de commentateurs ou de lecteurs, cette assertion, d’aillears 
trés-justifiée par état actuel de l’exégése protestante, n’aurait rien 
de surprenant dans sa bouche. Mais le professeur de théologie ca- 
tholique se tait — il cite seulement un professeur, et un professeur 
éminent, de théologie protestanle — lequel vient affirmer, en gé- 
missant, que « la Bible est victime de beaucoup d’interprétations. » 

Ce mot d’ailleurs, qu’on veuille bien le remarquer, justifie plei- 
nement une de nos théses. Quand nous reprochons a l’exégése pro- 
testante de torturer le texte saeré, on le voit, nous ne disons rien 
de trop, et au contraire, les docteurs protestants eux-mémes nous 
donnent gain de cause, puisqu ils affirment que la Bible est victime. 

Voila donc un des résultats incontestables de l’application de l’ar- 
ticle 4 de la confession de foi de 1559, de cet article qui fait pour 








LE JUBILE PROTESTANT DE 1859. Bt 


chaque fidéle « du témotgnage et-de.la persuasion intérieure du Saint- 
Esprit » le crilérium unique et infallible de l'inspiration des saintes 
Ecritures. 

On a formulé le proncipe.en 1559. Depuis, on l’a appliqué, et lors- 
qu’en 1859, on se réunit pour remercier Dieu, et qu’on fait frapper 
une médaille sur laquelle on a gravé la Bable ouverte, c’est pour 
dire, par la bouche d’un des pasteurs les plus considérables de 
I'Eglise réformée de France, que, en vertu de ce principe, .« la 
Bible a été victime de beaucoup d’interprétations. » 

Elle ne I’a.été cependant que, parce qu’au .sein de |’Eglise réfor- 
mée, on aipris au sérieux la suffisance at la compétence de ce tribunal 
individuel de la conscience, chargé de prononcer sur l’inspiration 
des saintes Ecriturcs. 

Cette conscience a donc été supposée snfaillible ? Cependant 
M. le doyen de la Faculté de Montauban ne craint pas de dire, avec 
une loyauté qui lhonore, que « la conscience protestante est variable, 
vai et que ce mest pas we régle suffisante peur la vie d'une 

sglise. » 

Je demande si j’at formulé d’autres conclusions, sprés avoir 
analysé avec soin la confession de foi de 1559. N’ai-je pas dit 
que la confusion, et non pas l’ordre, la division, et non pas Punité, 
sortiraient comme nécessairement d'un tel principe et de sen ap- 
plication? N’ai-je pas annoncé, — sans grond mérite, puisque j'avais 
les faits sous les yeux, — que cetie confusion et cette division abou- 
tiraienf au morcellement, et comme 4 Ia pulvérisation de la doc- 
trine chrétienne et de l’Kglise ? 

Evidemment, jen’avais rien dit de trop, pwisqu’usm des plus savants 
docteurs .du protestantisme moderne:convient, d'une part, que, « si 
un étranger venaif s asseoir au pied des chaires de la réforme et étu- 
diait ses livres, él ne pourrait savoir au juste ce que croient les pro- 
testants ; » et, de l’autre, que « ces divisions se subdivisent, s'éparpil- 
lent comme des grains de poussiére. » 

Ainsi, je cherchais, en premier lieu, & savoir si les réformés de 
1859 avaient gardé fidélement le symbole des réformés de 1559. 

Malgré quelques affirmations contraires, mais concues en termes 
un peu généraux, et ou, je crots bien que les mots foi de nos péres 
signifient le courage, l’ardeur, le zéle des huguenots du seiziéme 
siécle plutdt que telle ou telle formule dogmatique, il semble bien 
que la confession dressée en 1559 n'a pas été conservée. 

Sur ce point, M. le pasteur Carrive (Eglise de Bellog) est aussi ex- 
plicite que le savant doyen de la Faculté de Montauban, et, comme 
son collégue, il se plaint amérement : « Nous n’avons pas su garder 





732 LE JUBILE PROTESTANT DE 1859. 


le bel héritage que nos péres nous ont légué.-Nous n’avons pas de 
confession de foi et de discipline‘. » 

C’est encore ]’aveu douloureux arraché par l’évidence 4 M. le pas- 
teur Pozzy préchant dans l’église de Pau’*; comme M. de Felice, il 
montre «comment, sans confession de foi, il est impossible de 
garder l’unité; et comment les divisions du protestantisme sont de 
nature 4 scandeliser ceux du dehors. » 

Enfin, pour abréger ces citations, je ne produirai plus que le té- 
moignage d’un respectable ministre de I'Eglise de Paris, M. le pas- 
teur Grandpierre*, faisant voir comment, faute d’avoir gardé une con- 
fession de foi, Punité de l’Eglise réformée de France a été com- 
promise: 

« Que sont devenues, parmi nous, mes fréres, cette union dans la 
charité, cette unité dans la profession d’une méme foi et dans la pra- 
lique d’une méme communauté religieuse? Nos péres ne concevaient 
pas qu’il y edt plus d'une Kglise ; et nous, nous avons peine a con- 
prendre qu’il n’y en ait pas plusieurs. Ils voulaient l’unité ; nous ai- 
mons la diversité. Non-seulement nous acceptons la diversité comme 
un fait, mais encore nous l’érigeons en maxime. II ne nous suffit pas 
_ que la diversité existe, comme |’un des tristes effets de ’infirmité 
de la nature humaine, nous voulons qu'elle soit; nous soutenons 
qu elle ne peut pas ne pas étre. » 

Jusqu’a présent, je l’avoue, je ne vois pas grand accord entre les 
réformés de 1559 et leurs arriére-petits-fils de 1859. Les douloureux 
gémissements de ces honorables et consciencieux ministres le disent 
avec bien plus d’éloquence et d’autorilé que nous. 

Les péres, au seiziéme siécle, avaient prétendu fonder l’unité dans 
la foi par une confession dogmatique, et l’unilé dans [’Kglise par 
une discipline. Leurs descendants sont si éloignés de cette unité, 
et l’action dissolvante des principes fondamentaux du _ protestan- 
tisme l’a tellement ruinée, que maintenant on veut ériger en droit 
la diversité des croyances et qu’on proclame cette diversité non-seu- 
lement excellente, mais nécessaire. 


Ces pénibles aveux, ces réflexions mélancoliques de plusieurs mi- 
nistres de l’Eglise réformée de France, en présence des injures su- 
bies par l’ceuvre de leurs péres, m’aménent & soulever un autre pro- 


1 Complte rendu général, etc., p. 45. 
* Compte rendu général, etc., p. 56. 
5 Discours prononcé A Pentemont, le 29 mai 1859. 





LE JUBILE PROTESTANT DE 1859, 133 


bléme plusintéressant encore, si je ne me trompe, que le précédent. 

L’ceuvre de 1559 n’est donc pas restée debout, quoique le jubilé 
de 1859 semble n’avoir eu d’autre but que de la glorifier. 

Mais que pensent les réformés de France de cette autre question 
bien plus grave : 

Est-ce un malheur, est-ce un bonheur, que cette confession de 
1559 soit tombée en désuétude? 

Evidemment, ceux qui gémissent la regrettent. 

Mais, 4 cdlé de ceux qui gémissent, n'y a-t-il pas ceux qui s’ap- 
plaudissent et se félicitent que le temps ait emporté le vieux symbole 
et la vieille discipline? 

Ecoutons 4 ce sujet les paroles prononcées au Havre, le 29 mai 
4859, par M. le pasteur Fontanés. 

Lui aussi constate que la confession de foi de 1559 n’est plus la 
régle des croyances actuclles au sein de I’Eglise réformée ; mais tan- 
dis que MM. de Félice, Carrive, Pozzy, Grandpierre, se lamentent, 
regrettent ce symbole, et affirment que, de l’oubli ot il est tombé, 
sont nées de scandaleuses divisons et sont résultés les plus grands 
maux pour I’Eglise évangélique francaise, M. le pasteur Fontanés, 
au contraire, regarde comme un progrés que « le temps, ce grand 
ministre de Dieu, ait brisé le vase de terre ot les réformateurs 
avaient enfermé la vérité'. » 

Ce vase de terre, « c’est la confession-de foi et la discipline qui 
ne sont plus de notre age, ne répondent plus a nos besoins et 4 notre 
situation. » 

Non-seulement le vase de terre est brisé — et M. le pasteur Fon- 
tanés s’en réjouit — mais tandis que plusieurs de ses collégues es- 
pérent qu’on en pourra encore recueillir les morceaux (quoique 
M. de Félice nous ait avertis qu’ils étaient pulvérisés), lui se réjouit 
encore davantage de ce « que ces débris sont épars, et (de ce que) 
vainemenl des mains pieuses voudraient les réunir. » Il déclare 
hautement « le systéme condamné, » et il ajoute « qu'il faut a 
notre 4ge, 4 notre culture, 4 notre connaissance des saintes lettres, 
une autre formule, un autre vase’. » 

Paroles d’ot on pourrait inférer que M. Fontanés demande simple- 
ment la rédaction d’une nouvelle confession de foi, plus appropriée 
aux idées du dix-neuviéme siécle, & la place de la vieille confession 
de foi de 1559 — vieux vase brisé, dont personne ne pourra réunir 
les débris. — Mais non, il n’en est rien. Non-seulement il ne veut 
pas que les protestants modernes « se barricadent dans les formules 


1 Discours, etc., p. 9. 
2 Ibid., p. 28. 











15% LE JUBILB PROTESTANT DE 1859. 


de:leurs péres, et ne s’obstinent pas.4 défendge une théologie dont la 
base est renversée, » (propositions qui n’eussent pas laissé que de 
causer quelque chagrin: aux rédacteurs du Symbole de 1559) ; mais 
encore il.déclare qu’il ne faut renfermer le christaaisme dans au- 
cune formule littérale. 

Gomme M. Fontanés, M. le pasteur Athanase Coquerel fils, dans 
son discours de Sainte-Marie, aprés avoir dil, sans doute pour payer 
un tribut de convenance 4 l’intention qui avait inspiré le jubilé, que 
« la discipline et la confession de: foi de 1559 doivent étre gardées 
avec’ une pieuse vén¢ération par l'histoire, comme de précieux: monu- 
ments du passé, » ajoute aussitdt que « cette confession de toi et 
cette discipline sent depuis longtemps tombées en désuétude*. » 

Et, loin de partager 4 cet égard la douleur et les sombres pressen- 
iments de plusieurs de ses collégues, il se hate de déclarer : « J'a- 
jouterai méme en toute liberté-qu'il est bon qu’elles soient tombées 
en désuétude, et que, ceuvre d’un temps: différent du ndtre a tous 
égards, elies ne répondent nullement aux besoins actuels de I'Eglise 
etdes 4mes. » 

Si donc je consulte le corps. des pasteurs de ’Eglise réformée de 
France, et que je leur demande, comme dans plusieurs des discours 
prononcés en 1850: « Qu’avez-vous fail de la foi de vos péres? » 
quelques-uns, mais timidement, me répondent qu’ils y sont de- 
meurés fidéles; les autres, en beaucoup plus grand nombre, affir- 
ment que le vieux symbole-ne régle plus la foi: de leur Eglise. 

Si je demande, en second lieu : « Estimez-vous un bien ou un 
mal que la confession de foi de 1559 ait disparu? » les uns me 
répondent avec |’accent de la douleur la plus sincére : « Oui, 
c'est un mal, et un trés-grand mal; et tant que ce mal n’aura pas 
été réparé, nows serons dans l’anarchie et dans la division! » 
Les autres disent, avec une joie qui n’est pas moins sincere: 
« Cest un bien, et un trés-grand bien! Et il faut bénir Dieu que le 
vieux vase soit si bien brisé, que: personne ne puisse songer désor- 
mais & en réunir les morceaux, pour y enfermer de nouveau le 
foi chrétienne! » 

‘ Voici donc les pasteurs d'une: Egtise qni se dit la véritable Eziise 
de Jésus-Christ. Ils se rénnissent dans une féte solennelle célébrée 
en I’honneur de la fondation de cette Eglise (sans s’apercevvir qu'il 
y a-quelque contradiction & féter, comme née au sceiziéme siécle, 
I’Eglise dont on regarde Jésus-Christ comme I'instituleur). L’acte 
auquel se référe ce jubilé est par lui-méme un acte trés-grave, trés- 
décisif dans I’histoire d’une Eglise : cest un symbole, c'est une 


1 Discours, etc., p. 17. 





LE JUBILE PROTESTANT DE 1859. 138 


confession de foi; de plus, c’est une confession de foi que les 
fondateurs de cette Eglise ont plus d'une fois scellée de leur sang. 

Et voici que, réunis autour de ce symbole, sorte d’arche sainle 
sur laquelle leurs péres auraient regardé comme un sacrilége d’o- 
ser porter les mains, je les vois d’abord affirmer presque tous que 
ce symbole n’est plus en vigueur. Seulement, les uns en gémissent, 
les autres s’en désolent. Assurément, le spectacle est étrange, et il 
y aurait de quoi faire réfléchir homme sérieux et sincére qui, 
en présence d'affirmations si contradictoires, essayerail de se per- 
suader que |'Eglise réformée est -véritablement V’Eglise fondée par 
Notre-Seigneur Jésus-Christ. 

Cette seconde question nous conduit 4 une troisiéme qui nous 
fera aller jusqu’au fond des choses.. 


IV 


Aprés tout, ceux qui pleurent la confession de 1559-seraicnt peut- 
étre les premiers 4 la rajeunir, si on la leur rendait. Et. il le faut 
croire, puisqu’un.d’eux, M. le pasteur Grandpierre, canvient « qu'elle 
a vieilli dans sa forme, et que méme, en plusieurs points.de grande 
importance, par exemple, dans-la manidre d’exposer le dogme de la 
prédestination, en ce qui concerne la misére des réprouvés et le 
dogme du péché originel, et pour ce qui regarde le salut des pe- 
tits enfants, cette confession de foi emploie quelquefois un langage 
qui; 4 force de logique, devient tranchant et dépasse les enscigne- 
ments de l'Ecriture, en prétendant préciser ou résoudre des ques- 
tions mystérieuses sur lesquelles la parole-de Dieu a gardé un.solen- 
nel silence: » 

D’autre part, ceux qui se réjouissent que cette vieille confession 
de foi soit tombée en désuétude: seraient peut-étre disposés a en 
adopter une autre, si on savait en-rédiger une qui fat en harmonie | 
avec la théologie actuelle. 

Mais si, laissant de cdté la confession de 1559, condamnée 4 tort 
ou a raison, on posait la question dans des termes généraux : 

a Faut-il qu’une Eglise ait une: confession: de foi? Est-ce utile? 
est-ce nécessaire? » 

Quelle serait la réponse? 

Nous connaissons déja le sentiment de M. de Félice sur la néces- 
silé: d'une confession de foi', et M. le pasteur Grandpierre exprime 


‘ Compte rendu général, etc., p. 56. 





136 LE JUBILE PROTESTANT DE 4859. 


le voeu ef l’espoir qu'un jour on jouira de ce hienfait'. « Personne 
ne nous blamera, dit-il, si, dans un jour solennel comme celui-ci, 
ot nous fétons la mémoire de la réunion des Eglises réformées de 
France en un méme corps organique, par l'adoption d'une constitu- 
tion commune, nous exprimons hautement le veeu et lespoir que 
toutes nos Eglises protestantes frangaises, 4 quelque dénomination 
qu’elles appartiennent, se fondront un jour dans une méme et grande 
Eglise basée sur une confession de foi et sur une discipline puisées 
dans la parole de Dieu. Ou, si cet idéal est trop beau, et parait im- 
possible 4 réaliser, ce que je demande a Dieu, c’est que la foi et 
l'amour fraternel fassent au milieu de nous de tels progrés, qu’ils 
amoindrissent peu 4 peu et finissent par effacer nos dissonnances 
ecclésiastiques et surtout nos divergences dogmatiques, plus tristes 
et plus funestes encore! » 

Assurément non! l’idéal révé par M. Grandpierre n’est pas trop 
beau. — Ce n’est pas trop exiger, quand on a la prétention d’étre 
une Eslise, la vraie Eglise, que d’avoir un symbole qui soit l’expres- 
sion de la foi des fidéles! . 

Mais je conviens immédiatement que sans étre excessif, cet idéal 
est difficile 4 réaliser dans les conditions mémes qu'indique M. le 
pasteur. Comment, en effet, s'entendraient , pour la rédaction et 
Yacceptation d'un symbole commun, des Kglises qui feraient pro- 
fession d’appartenir a des denominations diverses? La premiére chose 
4 faire, assurément, serait d’abandonner ces dénominations et de 
rentrer dans l’unité. Mais comment cela se pourrait-il? Cest le 
principe de l'interprétation libre de !’Ecriture qui a tué les sym- 
boles, causé les divisions, et produit ces divergences disciplinaires 
et dogmatiques justement appelées « tristes et funestes. » Com- 
ment le méme principe produirait-il le retour 4 J’unité? 

Ainsi, tant que le proteslantisme sera le protestanlisme, il sera 
condamné par la force des choses 4 n’avoir ni unilé ni symbole, et, 
4 qui sait raisonner, l'impossibilité d’une confession de foi, réglant 
vraiment, et au for de la conscience, la croyance de chacun, appa- 
rait d'une évidence absolue. 

C'est ce que disait, il y a quelques années, au troisiéme an- 
niversaire centenaire de la mort de Calvin, M. le pasteur et pro- 
fesseur Oltramare, préchant au temple de Saint-Pierre de Genéve, 
le 29 mai 1864 : « Calvin, en donnant a l’Eglise une confession de 
fol, se montra conséquent avec sa conception de |'’état chrétien. 
Mais, ajoute M. le professeur, comme ce faux principe — le principe 
d’une confession de foi — est encore un héritage du catholicisme, 


Discours, etc., p. 28. 





LE JUBILE PROTESTANT DE 41859. 131 


nous tenons 4 le répudier publiquement et a revendiquer notre li- 
berté tout entiére’. » 

Et pour quelle raison le professeur Oltramare répudiait-il si éner- 
giquement le principe d’une confession de foi? C’est qu’en en- 
chainant ainsi les croyances dans des formules précises, on trans- 
forme la religion en théologie et la foi en dogme; et la liberté 
d’examen, limitée par les arréts irrévocables de la confession de 
foi, est en réalilé supprimée. On n’a plus, il est vrai, les décisions 
d'un pape ou d'un concile, mais on a celles d’un docteur ou 
d’un synode. C’est le retour au systéme catholique’. 

« Pour tous ces motifs, ajoutait un peu plus loin le méme ora- 
teur, la confession de foi elle-méme, ce vieux reste d’absolutisme 
catholique devail disparaitre, et |'Eglise nationale de Genéve a eu la 
gloire de l’abolir la premiére (il y a plus de cent ans déja) et d’af- 
franchir complétement la pensée, en proclamant le principe de la 
liberté d’examen dans sa plus grande largeur’. » 

Voila, certes, des déclarations trés-nettes, et si elles eussent pu 
venir 4 la connaissance des courageux rédacteurs du symbole de 
1559, ils eussent agi prudemment en ne s’exposant pas aux plus 
grands dangers pour doter I’Eglise nouvelle d’une institution qu’on 
devait proclamer plus tard un vieur reste d’absolutisme catholique, 
répudié publiquement dans cette Genéve ot s’étaient formés les pre- 
miers pasteurs de I'Kglise réformée de France, et répudié au nom du 
principe fondamental du protestantisme. 

C'est, du reste, 4 cette conclusion (le lecteur ne l’a point oublié) 
que la logique nous avait déja fait aboutir, lorsque nous disions que 
le seul article 4 établissant la suffisance de la conscience pour juger 
de l’inspiration des Ecritures, aurait dd dispenser les membres du 
synode de 1559 de tout le reste de leur travail; et lorsque nous 
ajoutions que, en établissant l'autorité d’une Eglise, et en formulant 
d’une maniére précise les vérilés de foi proposées a l’acceptation des 
fidéles, ils seraient t6t ou tard accusés d’étre retombés dans le sys- 
téme catholique, c’esl-a-dire dans le systéme d’autorité. 

Lorsque la commission du jubilé invitait les Eglises réformées de 
France a s’unir dans une commune commémoratlion du grand acte 
de 1559, un des buts qu’clle assignait a cette pieuse démonstration 
était d’aider ces Eglises 4 posséder et 4 conserver l'unité de l’esprit 
dans le lien de la paix’. 

Elle se proposait, en second lieu, de montrer au monde combien 


‘ Discours prononcé par M. le pasteur Oltramare, p. 28. 
* Ibid., page 30. 

3 [bid., page 33. 

4 Compte rendu général, etc., p. 17. 





738 LE JUBILE PROTESTANT DE 1859. 


est réelle Punilé qui existe entre tous les membres de la grande f{a- 
mille évangélique'‘. 

Le jubilé a eu lieu. Les fidéles ont été convoqués. Les pasteurs ont 
pris la parole, et, aprés les avoir entendus, nous sommes sembla- 
bles a cet étranger doat parlait M. de Félice, lequel, venant s’asseoir 
au pied de leurs ehaires, et étudiant leurs livres, ne pourrait savoir 
au juste ce que ces pasteurs croient’. 

En effet, les uns disent qu’on a eu tort de laisser tomber en 
désuétude la confession de 1559, les autres qu’on a eu raison. En 
outre, parmi ces derniers,, plusieurs affirment que toute confession 
de foi, quelle qu’elle soil, est dangereuse. 

Ce n’est pas tout. Les uns disent encore qu’en se débarrassant des 
formulcs, le christianisme a fait un progrés considérable ; les autres 
se demandent avec anxitté si les protestanls ont gardé — nen plus 
telle confession de foi ou tel article de discipline — mais, « ee qui 
est bien plus important , s’ils ont gardé l'Evangile lui-méme, s’ils 
sent chrétiens,s ils ont la seule chose déelarée nécessaire par Jésus- 
Christ*. » 

Ils se plaignent que « des conducteurs méme de l’Eglise de Christ 
a craignent pas d’ébranler |’inébranlable autorilé de la parole de 

hrist'. » 

ils se croient obligés de mettre leurs audifeurs en garde « contre 
« les nouveautés religieuses ou théologiques que l’oa préne aujour- 
« d hui, mais qui n’ont encore rien produit ; ils les conjurent de gar- 
a der la foi qui a fait les saints et les martyrs et d’ajourner }'adop- 
« tion de la foi qui n'a brillé encore que dans les journaux, les livres 
« ef les discours. » 

Enfin, ils signalent, avec une indignation éraue, ces collaborateurs 
de leur ministére pastoral qui « abusent du titre dont ils sont re- 
vétus pour démolir leur Eglise; qui poussent lirrévérence envers 
elle au point de s'en prendre & ses croyances fondamentales ; qui di- 
rigent leurs attaques contre la parole de Dieu, ou contre le Fils de 
Dieu; qui ébranlent ainsi la foi et les espérances chréticnnes dans 
les Ames; qui, ayant solennellement déclaré qu’ils se consacre- 
raient tout entiers au service et & la défense de l’Eglise, se mon- 
trent les pires de ses adversaires, et, répudiant la foi de l'Eglise au 
nom de laquelle ils parlent, donnent par 1a le spectacle de la plus 
condamnable tyrannie®! » 


1 Ibid., p. 18. 

2 Ibid., p. 79. 

* Compte rendu général, etc., p. 75. Discours de M. de Félice. 
4 Discours de M. Guillaume Monod. 

* Discours de M. Auguste Mettetal, p. 23. _ 








LE. JUBILE PROTESTANT DE 485y. 7130 


Ces graves et consciencieuses paroles nous reviendront 4 la mé- 
moire lorsque nous pourrons étudier, dans les procés-verbaux au- 
thenliques, les discussions du synode de 1872. 


V 


Un des discours prononcés dans le jubilé solennel de 1859 mé- 
rite de fixer encore notre attention. L’orateur y a soulevé et prétendu 
y résoudre des questions d’une importance capitale pour la contro- 
verse enlre les deux Eglises. 11 est impossible de laisser passer, 
sans s’y arréler, les paroles de M. le pasteur Grandpierre, dont 
yai déja fait connaitre l’opinion sur la confession de foi de 1559 : 
« La foi du premier synode national des Eglises réformées de 
France était la foi de saint Paul et de saint Jean, de saint Pierre 
et de saint Jacques, la foi de Chrysostome et d’Augustin, la foi de 
TFhomas 4 Kempis et de Bernard de Clairvaux, Ia foi de Calvin et de 
Luther ; aujourd’hui encore, c’est la foi de l’Eglise anglicane, la foi 
de l’Eglise de la confession d’Augsbourg, la foi des Eylises réfor- 
mées de Hollande, de Suisse, d’Allemagne, de Suéde, de Danemark, 
des Etats-Unis d’Amérique, du monde entier '. » 

Pour prouver ou pour réfuter une semblable affirmation, il fau- 
drail écrire des volumes. En effet, 4 elle toute seule, elle implique 
la connaissance historique et dogmatique de tout le développement 
de Vidée chrétienne, depuis les premiéres paroles prononcées par 
les apdtres dans Jérusalem, aprés le miracle de la Pentecdte, jus- 
qu’a la derniére secte née hier dans quelque eité des Etats-Unis. 

La proposition de M. le pasteur Grandpierre peut se déeomposer 
dans les théses suivantes : 

4. La foi du premier synode national des Kglises réformées de 
France est encore aujourd'hui Ja foi de V’Eglise protestante fran- 
caise. 

2. Celte méme foi du synode de 1559 était la fei : 1° des apétres; 
2° des Téres; 5° des docteurs du moyen Age; 4 de Luther et de 
Calvin ; ce qui implique subsidiairement l’identilé de foi entre le ré- 
formateur allemand et le.réformateur genevois. 

5. ll suit dela que la foi des réformés de France, au dix-rewvieme 
siécle, est : 4° la méme que la foi de Luther et de Galvia ; 2° la 
méme que la foi des quinze premiers.sicles de Vére chrétienne. 


‘ Discours prononcé par M. le pasteur Grandpierre, dans l’église de Pentemont 
(rue de Grenelle-Saint-Germain), le 29 mai 1859, 4 occasion du jubilé. 


7140 LE JUBILE PROTESTANT DE 1859. 


4. En outre, cette foi des protestants francais du dix-neuviéme 
siécle, laquelle par hypothése, serait identique 4 celle du synode 
de 1559, serait encore la méme : 4° que la foi del’Eglise anglicane ; 
2° que la foi de la confession d’Augsbourg ; 3° que celle des Eglises 
réformées du monde entier. 

D’ou, par une conséquence nécessaire, el au nom de |’axiome 
mathématique en vertu duquel deux quantités égales 4 une troisiéme 
sont égales entre elles (quz sunt eadem uni tertio, sunt eadem inter 
se) il faudrait conclure que la foi de l’Eglise anglicane est la méme 
que celle de la confession d’Augsbourg, et que celle-ci ne différe 
en rien de la foi des Eglises réformées de Suisse, d’Allemagne, de 
Suéde et d’Amérique. 

Je le répéte, ces dix lignes extraites du discours de M. le pasteur 
Grandpierre sont singuliérement pleines. Chaque mot est une thése, 
et, pour répondre & chacune de ces théses, il faudrait dépasser de 
beaucoup les limites d’un article de revue. 

Il est impossible cependant de laisser passer de telles affirma- 
tions, et, si rapidement que ce soit, il faut détruire ce prestige d’u- 
nité et d’identité élabli si arbitrairement, d’une part, entre les di- 
verses communions protestantes et, de l’autre, entre ces communions 
et l’antiquilé chrétienne. 


\ 


Peut-on dire d’abord que la foi des Eglises d’Angleterre, d’Alle- 
magne, de Suéde, de Suisse, d’Amérique, soit une, et que ces di- 
verses Eclises se trouvent réunies dans l'acceptation d’un méme 
symbole, dans la profession d’une méme doctrine ? 

Fidéle 4 ma méthode favorite, c’est 4 des protestants que je don- 
nerai la parole pour résoudre ce probléme. C’est leur témoignage 
qui fera justice de ces étranges assertions, si bien faites pour trom- 
per la bonne foi de tant d’dmes étrangéres a la science de la contro- 
verse. 

Voici ce qu’écrivait il y a quelques années lord Elgin, ambas- 
sadeur d’Angleterre en Chine, a lord Clarendon, ministre des af- 
faires étrangéres' : . 

« Il est & regretter que l’existence des profondes divisions entre 
nous soit une des premiéres vérités que nous révélions aux paiens 
4 la conversion desquels nous voulons travailler. » 

M. Colledge, ministre anglican en Chine, avait la bonne foi de 
rapporter dans un de ses comptes rendus cette parole, qui lui avait 


‘ Cité par Marshall, Les missions protestantes et les missions catholiques, tome I, 
page 179, 180. 


LE JUBILE PROTESTANT DE 1859. 741 


élé adressée par un Chinois témoin des divisions et des querelles 
des sectes protestantes : 

« Ces personnes ne peuvent pas étre sous linfluence du méme 
principe. L’Europe et l’Amérique doivent avoir autant de Christs que 
la Chine a de divinités*. » 

Un des chefs rebelles de la Chine, Taé-Ping, autrefois employé 
comme caléchiste par les protestants, et sollicité par un ministre 
de revenir 4 son ancienne fonction, répondait : « Je voudrais étre 
votre ami; mais votre variété d’opinion et vos actes m’ont déterminé 
a me séparer de vous*. » 

Ala méme époque, un fonctionnaire chinois, adressant un rap- 
port al’empereur Kien-Fung, signalait. comme caractére domi- 
nant deI'Eglise catholique « la grande uniformité d’opinions qui 
régne parmi les matitres de cette doctrine *. » 

Les témoignages des protestants anglais des Indes ne sont pas 
moins formels, et il faut rendre hommage a l’entiére loyauté de ces 
hommes qu’aucun intérét de secte ou de parti ne peut décider a 


dissimuler la vérilé des faits. 
Voici, par exemple, ce que dit le docteur Middleton, évéque an- 


glican : 

a Le grand obstacle a J'Evangile (parmi les paiens) vient de la 
multiplicité des formes que revét 4 leurs yeux le protestantisme*. » 

Ecoutons encore le docteur Reed : 

« La religion romaine est une, le mahométisme est un; mais nous 
ne sommes pas un, et, jusqu’a ce que nous obtenions cette unité, 
nous ne parviendrons jamais a convaincre le monde*. » 

Le docteur Grant : 

« La stérilité de nos missions vient en grande partie de nos dissi- 
dences. Pour bien comprendre le facheux effet de ces dissensions 
dans )’enseignement apostolique, il faut l’avoir éprouvé soi-méme 
comme missionnaire*. » 

M. Baker, ministre a Ceylan, disait avec la méme franchise : 

« Les paiens, & Ja vue des divisions protestantes, restent stupé- 
faits’. » 

En cela, d’ailleurs, les ministres protestants du dix-neuviéme sié- 
sle ne font que répéter ce que Leibnitz avait dit au dix-sepliéme : 


4 Marshall, Les missions protestantes, etc. 
2 Marshall, tbid. 
3 Marshall, tbid. 
# Marshall, sbid. 
S Marshall, ibid. 
6 Marshall, ibid. 
7 Marshall, ibid. 


142 LE JUB&LE PROTESTANT DE 1859. 


« Le manque d’union parmi les protestants suffira toujours pour 
ruiner leurs entreprises *. » 

On ne saurait donc le nier. La prétendue umité de doctrines et 
de symbole préconisée par M. le pasteur Grandpierre n’existe pas, 
et a coté de lui un de ses collégues dans le pastorat, M. Coquerel, a 
di reconnaitre le fait. Il est vrai qu'il n’en est pas attristé comme 
les honorables Anglais qui gémissent de la stérilité de leurs efforts 
pour implanter le christianisme en Chine et aux Indes, mais que, 
tout au contraire, il en tire gloire, et affirme hautement que « la 
diversité des sectes prolestantes est leur distinction la plus honora- 
ble. » 

Honorables ou non, édifiantes ou scandaleuses, ces divisions pro- 
fondes du protestantisme sont de la derniére évidence. 

Ii n’est donc pas vrai que la foi des réformés anglais soit iden- - 
tique 4 celle des réformés allemands, ou ta foi des Allemands iden- 
tique & celle des Américains. Ces Eelises représentent la division, 
non l’unité. Mais si elles ne sont pas d'accord entre elles, il est logi- 
quement impossible que l’Eglise réformée de France soit d’accord 
avec toutes, et voila une partie considérable de la thése énoncée 
par M. le pasteur Grandpierre qui croule sous le poids de témot- 
gnapes exclusivement protestants. 


Quel’Eglise réformée de France soit restée fidéle & la foi définie 
par ses fondateurs et ses péres en 1559, cela n’est plus une ques- 
lion, depuis que nous avons entendu les orateurs du jubilé de 1859. 
Ils ont déclaré assez explicitement que le protestantisme moderne 
regardait cette confession de foi comme un souvenir de son histoire 
primilive, et non comme la régle de ses croyances actuelles. Cela 
revient 4 dire que, sur plusieurs points considérables, le protestan- 
tisme moderne a modifié la dogmatique de Luther et de Calvin, et 
que si ces deux hommes doivent étre regardés comme des envoyés 
extraordinaires chargés par la Providence de ramener I’Eglise chré- 
tienne & sa pureté primitive, les réformés de nos jours ne peuvent 
plus ni se réclamer de leurs noms, ni s‘abriter sous leur aulorité. 

Faut-il penser toutefois, comme l’affirme M. le pasteur Grand- 
pierre, que la foi de Luther et celle de-Calvin sont identiques? 

L’accord doctrinal des deux patriarches de la Réforme est une 
sorte de tradition légendaire qui peut trouver sa place dans ces mou- 
vements oratoires ou on ne tient pas grand compte de l’exactitude 


4 Marshall, t. II, p. 497. 





LE JUBILE PROTESTANT DE 4859. 35 


historique et théologique. Mais c'est une thése qui edt bien surpris 
les réformés du seiziéme siécle ; disons plus, elle edt surpris, avant 
tous les autres, les deux personnages dont i est question. 

Certainement, il y a beaucoup et de trés-intimes rapports entre 
la théologie de Luther et la théologie de Calvin. Le premiera posé 
les principes ; le second s'est ensparé de ces principes et en a déduit 
de rigoureuses conséquences. 

Tous deux ont nié le libre arbitre de ’homme et ont proclamé 
son impuissance naturelle & connaitre le vrai et 4 vouloir le bien. 

Tous deux ont enseigné le dogme de la justification par la foi 
seule, sans le concours des cemvres. 

Tous deux ont substitué a l’autorité extérieuvre de |’Eglise Pauto- 
rité intime et individuelle de la conscience pour ]'interprétation des 
Livres saints. 

Tous deux aussi, par une contradiction commune, ont limité 
cette autorité de la conscience, cependant déclarée souveraine et 
infallible, en rédigeant et en imposant des confessions de foi. 

Voila assurément l'accord élabli sur plesieurs points de grave 
conséquence. Il n’en est pas moins vrai que la thése de l’identité 
des deux doctrines et des deux théologies est insoutenable. 

Je ne parle pas seulement ici des dissentiments et des conflits 
personnels, conflits et dissentiments dont le dernier mot n’est peut 
étre pas du ressort de la théologie, et auxquels des motifs tout hu- 
mains ont eu, sans doute, une grande part. 

Calvin, comme Zwingle, comme les sacramentaires, comme Mé- 
lanchthon, se plaignait amérement des allures emportées et des 
prétentions despotiques de Luther. C’est lui qui écrivait 4 son confi- 
dent Bullinger : « Qu’on ne pouvait plus souffrir les emportements 
de Luther, 4 qui son amour-propre ne permettait pas de connaitre 
ses défauts, ni d’endurer qu’on le contredit'. » 

C’est Calvm encore qui écrivait 4 Mélanchthon : « Nous devens 
beaucoup a Luther, je l’avoue, et je souffrirai aisément qu’il ait une 
trés-grande autorité, pouryu qu'il sache se commander 4 lui-méme. 
Il serait temps cependant d’aviser combien nous voulons déférer aux 
hommes dans I’Eglise. Tout est perdu, lorsque quelqu’un peut seul 
plus que tous les autres, surtout quand il ne craint pas d'user de 
tout son pouvoir.... Et certainement nous laissons un élrange exem- 
ple a la postérité, pendant que nous aimons mieux abandonner 
notre liberté que d'irriter un seul homme par la moindre offense. 
Son esprit est violent, dit-on, et ses mouvements sont mmpétueux ; 
comme si cette violence ne s’emportait pas davantage, pendant que 


‘ Bossuet, Variations, liv. V, p. 85. 


1h LE JUBILE PROTESTANT DE 4859. 


tout le monde ne songe qu’a lui complaire en tout. Osons une fois 
pousser du moins un gémissement libre *! » 

Lettre curieuse que Luther aurait pu fort }ustement retourner a 
Calvin quinze ans plus tard, si, mort en 1546, il ne lui eut été im- 
possible de voir de ses yeux comment Calvin, maitre 4 Genéve, lais- 
serait ses contradicteurs pousser des gémissements libres! A défaut 
de Luther, il est vrai, ce seront d’autres réformés qui, devant l‘om- 
nipotence exercée par Calvin en matiére de dogme et de discipline, 
se permettront, quoique 4 leurs dépens, de penser et de dire que 
tout est perdu, lorsque quelqu’'un peut seul plus que tous les autres, sur- 
tout quand il ne craint pas d’user de tout son pouvotr. 

Avant de soutenir Videntité des deux théologies, il faudrait jeter 
au feu toutes les polémiques échangées pendant le seiziéme et une 
partie du dix-septiéme siécle entre les docteurs des deux écoles, sur- 
tout 4 propos de la question de la Céne et des interprétations si dif- 
férentes faites ici et la des paroles de l’Evangile : « Ceci est mon 
corps, hoc est corpus meum. » 

C’est le luthérien Henri Eckard qui disait aux calvinistes: « Yous 
n’étes point nos fréres, et votre théologie ne laisse pas intact un seul 
des points cardinaux de la foi’. » 

« Non, non, s’écriait un autre, ne dites plus que la question eucha- 
ristique n’est qu’une.-vaine dispute entre vous et nous; vous vous 
trompez, brisons & jamais avec les Eglises qui errent, comme nous 
le savons assez*. » 

A son tour, Calvin qualifiait les luthériens de « gens haineux, qui 
feraient la paix avec les Turcs, et donneraient aux papistes le baiser 
fraternel, plutét que de nous accorder une tréve de quelques 
jours’. » 

A une certaine époque, les réformés calvinistes de France recu- 
rent la confession luthérienne d’Augsbourg*. Mais 4 quelles condi- 
tions? — D’abord, en excluant formellement l'article 10, ot il était 
trailé de l’Eucharistie ; — puis, a la condition plus extraordinaire 
d’accepter des formules complétement opposées aux vrais principes 
de la théologie calviniste °. 

On s’explique du reste le secret de cette union et de cet accord par 
l’'aveu échappé a Vinaltention du ministre Jurieu. Par 1a, disait-il, 


‘ Calvin, Lettre a Mélanchthon citée par Bossuet, Variations, ib., ib. 
2 Cité dans Audin, Vie de Calvin, t. 1, p. 562. 

3 Lettre de Pierre Martyr a I’Eglise d’Angleterre. 

4 Calvin, écrit contre Westphal. 

5 Bossuet, Variations, liv. XIV, p. 3413. 

¢ Jbid., liv. IX, p. 179. 








LE JUBILE PROTESTANT DE 41859. 145 


«on pourrait faire une bonne ligue et le parti protestant ferait trem- 
bler les papistes'. » 

« Cette négociation, ajoute Bossuet, paraitrait assez heureuse a 
M.Jurieu, si, au défaut d'un accord sincére des esprits, elle pouvait 
les unir assez pour mettre en feu toute l'Europe. Mais, par bonheur 
pour la chrétienté, les ligues ne se font pas au gré des docteurs. » 

D’ailleurs, l’histoire des luttes acharnées du luthéranisme et du 
calvinisme en Allemagne montre combien, malgré les nombreux 
points sur lesquels les deux doctrines se trouvaient d’accord, il était 
difficile de persuader aux protestants allemands que les deux théolo- 
gies n’étaient qu'une seule et méme maniére d’exposer le dogme 
chrétien. 

En 4577, Auguste, électeur de Saxe, voulant mettre un terme & 
des discussions qui compromettaient l’existence de la réforme en 
face du catholicisme, fit rédiger par les théologiens Chemnitz et Chy- 
troeus, un écrit symbolique auquel on donna le nom de formule de 
concorde. Mais les opinions calvinistes, ayant été formellement reje- 
tées, la formule de concorde fut appelée formule de discorde, et, bien 
que les calvinistes aient pu reprendre le dessus pendant l’électorat 
de Christian 1** (1586-1591), 4 la mort de ce prince, son successeur, 
Frédéric-Guillaume I* de Saxe-Altenburg, rétablit le luthéranisme 
avec une grande sévérité, et les articles de Torgau, rédigés en 1592, 
répudiérent haulement les doctrines calvinistes’. 

Ces épisodes des querelles religieuses de |’Allemagne sont loin 
d’étre les seuls faits qu’on pourrait alléguer pour démontrer com- 
ment, malgré une commune opposition au catholicisme, les doctrines 
de Luther et celles de Calvin sont loin de présenter entre elles ce 
parfait accord dont on semble ne pas douter quand on parle des 
deux grands réformateurs du seiziéme siécle. 

Ces divisions ont duré jusqu’a nos jours, quoique moins accusées 
et moins visibles 4 partir du dix-huitiéme siécle. 

On n’ignore pas les efforts de la maison royale de Prusse, d’a- 
bord de 1798 4 1817, puis de 1817 441829, pour établir union 
entre les deux Eglises luthérienne et calviniste*. 

Un ordre du roi, en date du 48 juillet 1798, exprima l’espoir d’a- 
mener les deux confessions 4 l’acceptation d’une méme liturgie, 


£ Bossuet, Variations, liv. IX, p. 513. 
2 Marshall, 11, 523. Dans Je Palatinat du Rhin, Frédéric III, ayant abandonné les 
doctrines de Luther pour embrasser celles de Calvin (en 1562), forea ses sujets a 
V’imniter. En 1570, son fils Louis bannissait les ministres calvinistes et les rempla- 
cait par des luthériens. En 1576, Frédéric IV rétablissait le calvinisme au congrés 
de Westphalie. A cette époque, la ville d’Oppenheim avail changé diz fois de reli- 
zion depuis la réforme. 
& Alzog., Hist. de l'Eglise, ill, 576. 


25 Aour 1872. 48 








46 0~—CO LE JUBILE PROTESEANT DE 4830. 


nonobstant la différence des doctrines. Les événements politiques 
et l’opposition sérieuse des théologiens firent avarter le projet. 

Plus tard, en 4847, encore & l’oceasion d’un jubilé (le troisiéme 
jubilé centenaire de la premiére révolte de Luther contre la papauté), 
un édit souverain adressé 4 tous les consistoires, synodes et surin- 
tendants affirma que l’union était dans la pensée des réformateurs 
et dans l’esprit du protestantisme. « Il ne s’agissait pas, disait-on, 
de transformer l’Eglise réformée en Kglise luthérienne, ni celle-ci ea 
celle-la, mais de fondre les deux en une Eglise évangélique renou- 
velée dans lesprit de som fondafeur. » 

C’est ainsi que lunion, sous le haut patronage du roi de Prusse 
Frédéric-Guillaume IlJ, se répandit peu 4 peu du clergé de Bertin 
dans la Baviére rhénane (1819), dans le Wurtemberg (4820), dans 
le pays de Bade (1821). Le roi lui-méme publia en 1822 une liturgie 
d’aprés les prineipes de l’union, lesquels consistaient spéciakement 
4 trouver pour les catéchismes et pour les rituels des formules telles, 
que, chacun gardant 4 part soi les croyances particuliéres 4 son 
Eglise, pat en siireté de conscience participer au méme culte. 

A elle toute seule, cette singulicre tentative d’union, imposée 
plutét que proposée aux deux Eglises luthérienne et calviniste, 
prouve jusqu’éa quel point les dissentiments théologiques sont vifs 
entre elles. Cette union, qui est encore aujourd'hui la forme de 
l’Eglise officielle en Prusse ef dans d'autres Etats de I’Allemagne, a 
eu pour principal adversaire le luthérien Nicolas Harms, le méme 
qui, a Ja vue de toutes les divisions intestines du protestantisme et 
de l’invasion durationalisme dans I’euvre primitive des réformateurs, 
a dit cette parole célébre, ou se treuvent si pleinement justifiées les 
prévisions de nos controversistes catholiques depuis le seiziéme sid- 
cle : « J’écrirais sur Tongle de mon pouce tout ce qui reste de dogme 
généralement cru dans UEglise protestante'. » 

Ainsi, quand on parle de la foi de Luther et de Calvin, pour parler 
exactement et théologiquement, il faudrait faire un barbarisme et 
dire les fois de Luther et de Calvin. Dés les commencements, en effet, 
jusqu’a nos jours, les deux doctrines se sont fait Pune 4 l'autre une 
guerre presque constante. Et pour faire cesser cette guerre, on n’a 
trouvé d’autre moyen, en Allemagne, que d’étouffer les deux théo- 
logies sous le lourd manteau d'une religion d’Etat, religion qui fait 
la paix dans les formules, & condition de laisser subsister la division 
dans les consciences *. 


‘Cité par Alzog, Ill, 580. 
? Ainsi, dans un certain nombre d’Bglises évangéliques, en Allemagne, luthé- 
riens et calvinistes regoivent la méme Céne, dans les mémes temples, des mains 














LE JUBILE PROTESTANT DE 1889. 761 


Ainsi, ni la foi de Luther n’est identique a celle de Calvin, nila 
foi des réformés de France, en 1859, n’est identique a celle des ré- 
formés de France en 1559; ni les diverses Eglises protestantes ne 
‘sont d’accord entre elles, et leur désunion publique est, de l’aveu 
méme de iéurs missionnaires,-un des principaux obstacles 4 la pro- 
pagation du christianisme évangélique. 

Resterait 4 savoir si toutes ces Eglises, qui différent entre elles, 
sont vraiment les fidéles héritiéres de la foi des apétres, de celle des 
Péres, et dela foides grands docteurs du moyen ge. 


VI 


Les Eglises protestantes se vantent d’avoir ta foi des apdtres. C’est 
précisément ce qui est en question entre elles et nous. C’est tout le 
fond de nos controverses. 

Déja, sur la question de I’Eglise et de sa constitution, telle qu’elle 
est exposée dans les articles 25 4 52 de la confession de foi des ré- 
formés de France, je me suis borné & mettre les formules des réfor- 
mateurs en face des textes de l'Evangile et du Nouveau Testament, 
je n’ai pas invoqué d’autre autorité*. Ces textes, lus et compris 
comme ils doivent Pétre, nous ont montré une forme d’Eglise a la- 
quelle correspond seule I’Eglise catholique, c’est-4-dire une Eglise 
avec une hiérarchie ramenée 4 Punité, et cette unité personnifiée 
ot l’apdtre saint Pierre, déclaré le fondement et le chef de cette 

glise. 

Telle est la foi des Apdtres relativement 4 la question fondamen- 
tale de l’Eglise. Cette foi est la nétre. Elle n’est évidemment pas celle 
de nos fréres séparés. 

Il serait aisé d’aboutir 4 une méme conclusion sur d’autres points 
du symbole chrétien. | 

Ainsi, la nécessité des ceuvres pour témoigner de la foi; 

L’exercice du pouvoir des clefs destiné 4 remettre ou & retenir les 
péchés, suivant les dispositions des pénitents *; 

La continuation d’un sacerdoce qui réalise ce que promettait le 
saeerdoce de Melchisedech, et, suivant la parole du Maitre dans la 


du méme pasteur, les uns (les luthériens) croyant 4 ta présence réefle, les autres 
la niant. 

Voir le Correspondant du 25 juillet 1872, p. 372-375. 

2 Tit. 1, 7,44. — Tim., v, 10. — Heb., x, 24. — Matth., v, 16; xv, 27. — 
Jac., u, 14, 17, 18, 26. — Il, Pet., 1, 10. — Apoc., um, 25. 

* Matth., xvi, 19. — Joann., xx, 23. : 


148 LE JUBILE PROTESTANT DE 1859. 


Céne, fasse‘ du pain son corps et du vin son sang, afin de les offrir 
en sacrifice sur un autel meilleur que le tabernacle mosaique*; sur 
ces divers points de doctrine, de morale et de culte, nous préten- 
dons encore nous appuyer sur la foi des Apdtres, gardée par une tra- 
dition fidéle au sein de I’Eglise catholique, tandis qu'elle a été atté- 
nuée ou mutilée par les hérésies qui se sont séparées de son unité, 
et ne peuvent montrer ni par la théologie ni par l'histoire comment 
elles se rattachent 4 l’enseignement apostolique. 

Mais si la foi de ’Eglise réformée n'est pas identique & celle des 
Apdtres, est-elle du moins la méme que celle des Péres? — M. le 
pasteur Grandpierre cite les noms de saint Augustin et de saint Chry- 
sostome pour couvrir de leur autorité les doctrines du protestan- 
tisme évangélique. On ne pouvait plus mal choisir pour trouver des 
patrons 4 Ja réforme dans la tradition patristique. 

Que sont, en effet, ces deux illustres docteurs du quatriéme et du 
cinquiéme siécle? 

Deux évéques, — faisant partie d’une hiérarchie, ot, 4 cété et 
au-dessus d’autres évéques semblables 4 eux, se voit un évéque, ce- 
lui de Rome, auquel tous les autres reconnaissent une primauté 
d’honneur et de juridiction sur I'Eglise tout entiére. Et il serait aisé 
de montrer par des témoignages décisifs quelle déférence tiliale les 
deux grands docteurs de I’Eglise d’Orient et de l’Eglise d’Occident, 
saint Chrysostome et saint Augustin, avaient pour l’autorité de cet 
évéque de Rome, successeur de l'apétre auquel le Sauveur avait dit, 
non-seulement : « Paissez mes agneaux, » mais encore : « Paissez 
mes brebis. » 

Ou sont donc les évéques de l’Eglise 4 laquelle appartient M. le 
pasteur Grandpierre ? Et si l’Eglise d’Angleterre a gardé une ombre 
et un simulacre de l’épiscopat, ot est le lien d’obéissance filiale qui 
rattache ses pseudo-évéques a l’évéque des évéques, et Al’Eglise que 
saint Cyprien appelait la source de l’unité sacerdotale, que saint Lré- 
née proclamait la mére et la maitresse de toutes les Eglises? 

Non, en vérilé, nila foi des réformés de France, ni celle d’aucune 
Eglise protestante du monde n’est identique & la foi des Chrysostome 


{ Luc, xxu, 19. Un auteur anglais remarque que dans la langue de l’Ancien et 
du Nouveau Testament, le verbe faire est souvent employé comme synonyme de 
offrir un sacrifice. Ainsi, dans les divers passages des livres de Moise, ou il est 
question de la Paque, faire la Pdque veut dire offrir le sacrifice de !Agneau pas- 
cal. Les Latins employaient aussi Je mot facere dans le méme sens sacré et litur- 
gique. On peut citer en exemple le vers si connu de Virgile: Cum faciam vitula. 
J’emprunte cette importante observation 4 l’ouvrage d’un écrivain de I’Eglise an- 
glicane, The Kiss of peace, by Gerard Francis Cobb, p. 33. . 

* Heb., xu, 10. 

















LE. JUBILE PROTESTANT DE 1859. 749 


et des Augustin ; et nos fréres séparés ne peuvent pas plus revendi- 
quer les docteurs du troisiéme, du quatriéme et du cinquiéme siécle 
que les Apdtres et les écrivains de l'dge apostolique. 

Le choix des noms de saint Bernard et de Thomas-a-Kempis, pour 
démontrer l’identité de la foi des protestants avec la foi des ages 
chrétiens au moyen age est plus maladroit encore, s’il se peut, que 
Pévocation faite de saint Augustin et de saint Jean Chrysostome. 

En effet, qui ne connait la dévotion toute particuliére de saint Ber- 
nard au culte de la sainte Vierge, & ce culte que nos fréres séparés, 
faute de le bien comprendre, taxent si injustement de superstition 
et didoldtrie? Qu’on relise les écrits de saint Bernard, ou seulement 
que l'on ouvre l'index de ses ceuvres au mot Maria, on y trouvera en 
abrégé les éloges décernés par cet illustre docteur 4 la mére de Dieu. 

M. le pasteur Grandpierre et les fidéles qu'il évangélise veulent- 
ils souscrire 4 ces éloges, et se joindre 4 nous pour honorer cette 
Vierge incomparable, mére du Verbe incarné? Si oui, ils pourront 
peut-étre dire que, sur un point, ils ont la foi de saint Bernard. Mais 
s‘ils persistent 4 ne pas comprendre les hautes raisons théologiques 
et morales sur lesquelles est fondé le culte de la sainte Vierge; s’ils 
maintiennent, comme une sorte de tradition populaire parmi eux, les 
accusations calomnieuses dont ils ne cessent de poursuivre ce culle, 
évidemment, il leur sera impossible d’assimiler leur foi 4 celle du 
grand moine de Clairvaux. | 

Ce mot de moine me fait souvenir que telle fut aussi la vocation 
de ce Thomas-a-Kempis — un des auteurs présumés du livre de 
)’ Imitation. — C’est vraiment ici que Pidée de M. le pasteur Grand- 
pierre est malencontreuse. Au seiziéme comme au dix-neuviéme 
siécle, quelles diatribes violentes, de la part des protestants, contre 
cet état monastique sur lequel saint Bernard et Thomas-i-Kempis 
ont jeté un éclat immortel! Que n’ont pas dit les patriarches de la 
réforme, et que ne répétent pas leurs arriére-petits-fils sur ces trois 
voeux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance qui constituent l’es- 
sence de la vie religieuse? Luther, lui aussi, fut un moine, mais un 
moine qui se révolta contre son état, qui brisa le joug de sa régle 
et foula aux pieds les vceux qu’il avait librement prononcés aux pieds 
des saints autels. Evidemment, il faut choisir. Si on prétend avoir 
la foi de Luther, le moine rebelle, on ne peut pas avoir la foi de 
saint Bernard et de Thomas-a-Kempis', types achevés de cette vie 
mronastique en laquelle l'Eglise de tous les siécles a toujours salué 


‘ §i d’ailleurs Thomas-a-Kempis est l’auteur de l’Imitation, comment oublier ce 
IV* livre od il est parlé en termes si étendus et si pieux du sacrement de l’Autel, 
du sacrifice de la Messe, et de tout ce culte de |’Eucharistie que le calvinisme a 
proscrit? 








750 LE JUBILS PROTESTANT DE 4650. 


le genre da vie le plus parfait-que puissent embrasser des chrétiens. 

Je ne pousseral pas plus loin. cette argumentation, mais je ¢rois 
avoir le droit de demander ce qui reste de toutes les théses accumu- 
lées dans les‘‘dix lignes du discours prononcé & Pentemont, le 29 
mai 1859, par M. le pasteur wise sa en ’honneur du jubilé du 
protestantisme francais... 

L’Bglise réformée deiFraaee ne se rattache donc par le lien de I’u- 
nité ni aux autres Eglises protestantes du monde, ni 4 I'Eglise réfor- 
mée francaise du seiziome piece ni & la foi des saint Bernard et des 
saint Augustin. 

Est-elle du moms ‘accord avec elle-méme? peut-elle peceeni 
au monde le spectacle d’une unité réelle et vivante? 

.Mais qui ne connait les divisions mtestines du protestantisme 
francais, divisions qui portent, non sur des questions indifférentes, 
mais sur les points les plus essentiels du dogme et de la discipline? 

L’histoire- du synode de 18/2 nous -fera voir cette crise religieuse 
dans toute son étendue et sous tous ses aspects. 

Celle du jubHé de 1859 renferme déja 4 cet égard, on en convier- 
dra, de tristes et importantes révélations. 


Lorsque Théodore de Béze, l’ami et le collaborateur de Calvin, in- 
sérait dans son Histoire ecelédsiastique la Confession de foi de 
1559, il ne craignait pas d'affirmer que cetle ceuvre, vraiment con- 
duite par l’esprit de Dieu, maintiendrail Punioa entre les diverses 


Or, ni la Confession de foi n’a été maintenue, ni union n’a sub- 
sisté. Le protestantisme frangais en pleine anarchie n’ose plus re- 
vendiquer /’acte doctrinal du seizidme saécle comme l’expression de 
sa foi actuelle, et on serait tenté de se demander par quelle amére 
ironie il a célébré, il y a treize ans, un jubilé solennel d’actions de 
graces en l’honneur d’un symbole dont il ne veut plus. 

Les orateurs du jubilé ont eu plus d'une fois recours a la proso- 
popée pour évoquer de leurs tombes les hardis réformateurs qui, au 
péril de leur vie, étazent venus poser 4 Paris celte pierre fondamen- 
tale de PEglise naissante. Qu’ils me permettent de leur emprunter 
un instant cette viaille figure de rhétorique. Moi aussi, je demande- 
rai 4 ces morts de soulever un instant la pierre de leur sépulcre. 
J’imagine entendre un d’eux, Chandieu ou Morel, par exemple, crier 
aux générations du protestantisme moderne : 


1T., 1, p. 472. 





LE JUBILE PROTESTANT DE 1859, 754 


« Fils oublieux et ingrats! esprits inconséquents ou téméraires | 
vous nous bénissez d’avoir fondé votre Eglise en lui donnant un sym- 
bole, et ce symbole, vous l’avez effacé, déchiré, sinon insulté et 
honni ! 

« Ah! quand nous passions le long du palais d’Henri I, au milieu 
de l'appareil des perséculions, pour aller. agcomphr ce grand acte, 
et lorsqye, sdus: Ies fenétres du ‘persécvlear, nous'pouvions redire 
la parole du gladiateur antique : Morituri, Czsar, te salutant, nous 
eussions préféré la mort la plus cruelle, de la main de nos ennemis, 
A ces insulles qui nous viennént de nos propres enfants!’ 

« Nqus avions rédigé un symbole pour étre comme le vase sacré qui 
garderait aux générations les plus éloignées le trésor incomparable 
de notre sainte foi! Vous avez brisé le vase! Ce sont vos pasteurs 
qui le disent! Vous l’avez réduit en poussiére! vous avez torturé la 
Bible, et vous en étes arrivés — c’est encore un de vos pasteurs qui 
parle — 4 une compléte anarchie de croyances |. Malheur a nous, qui 
avons été ainsi trahis dans nos espérances les plus chéres | 

« Ah! voyez les cathaliques! Eux, n'ont pas changé un iola a la 

rofession de foi du concile de Trente, contemporaine de notre sym- 
bole de 1559! Ils redisent encore fidélement la profession de foi 
du concile de Nicée, qui comple plus de quinze siécles! Lorsque, 
derniérement, ce dogme de Ia divinité de Jésus-Christ, pour .lequel 
nous serions morts, a élé attaqué par la fausse science, du fond de 
nos toumbes, 6 douleur! nous avons entendu des pasteurs de I’Eglise 
que nous avons fondée faire chorus avec les blasphémateurs, tandis 
que dans cette Eglise que nous avons poursuivie de tant d’injures ct 
de tant de calomnies — dans cette Eglise que nous avons tant de fois 
accusée d'avoir trahi la foi des apdtres — il n’y a eu qu'une voix, 
qu’un cri, qu’un cceur, pour protester contre ces audaces impies et 
pour répéter 4 tous les vents de horizon la grande profession de foi 
de l’apdtre Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant! » 

« Aussi bien, I’Ecriture l’a dit: « Chacun est puni par ot ila péché: 
Per quz peccat quis, per hee et torquetur. » Nous, réformateurs du 
seiziéme siécle, nous avons déchiré le symbole de nos péres, et 
maintenant ce sont nos fils qui déchirent le nétre. Nous n’avons pas 
le droit de nous plaindre. Dieu ne fait que nous appliquer la loi du 
talion. Nos fils la subiront a leur tour. » 

ApotpHe PERRAUD. 








LES (KUVRES ET LES HOMMES 


COURRIER DU THEATRE, DE LA LITTERATURE ET DES ARTS 


La saison des concours. Concours du Conservatoire : les artistes, le public, les juges. 
La mére d’actrice. Débuts de M. Ambroise Thomas. Les malchances de M. Jules Si- 
mon. Auber et Cherubini. — Concours de Il’Ecole des Beaux-Arts. Une hérésie du 
programme de sculpture. Passons au déluge. — Concours des projets de pierre com- 
mémoratives pour les champs de batailles : bornes-fontaines, pains de sucre et mats 
de cocagne. — Séance publique annuelle de |’Académie frangaise. Les prix de vertu 
et les fréres des Ecoles chrétiennes. — Thédtre : rentrée triomphale de la tragédie. 
Le pontife de l’alcdve : M. Dumas et l’Homme-femme. — Le bazar en déballage de 
Y Exposition d’économie domestique. — Distribution des prix du grand concours. Ea- 
core M. Jules Simon. M. Thiers et Louis XIV. L’infortuné citoyen Cantagrel et l’ombre 
de M. Havin. 


La chronique a sa morte-saison comme la plupart des professions 
parisiennes. C'est d’ordinaire la lourde époque de la canicule, lors- 
que le soleil accablant de juillet et d’aout pése sur la nature, et 
qu autour de nous tout semble enseveli dans un grand silence et 
dans un grand sommeil, On dirait que Je céurs habituel des choses 
est lui-méme suspendu, que les événements n’ont plus la force de 
se produire, et que les actes les plus nécessaires de la vie publique et 
de la vie privée ne peuvent se dérober a la torpeur générale. 

Un instant j'ai senti le frisson de l’épouvante, devant la perspec- 
tive d’une faillite & ma prochaine échéance! J’avais beau interroger 
Vhorizon d’un regard percant, je ne voyais rien venir, et les vers 
ou Delille a chanté le désespoir du jeune amant des arts, égaré dans 
les catacombes, flamboyaient devant moi comme l|’arrét de ma con- 
damnation : 


ll ne voit que ja nuit, n’entend que le silence. 


Heureuseient, Dieu nous a ménagé enfin une température plus 
clémente, et Pengourdissement universel a cessé. Au-dessous de 





LES CEUVRES ET LES HOMMES. 133 


trente degrés, Paris, qui n’est jamais endormi bien profondément, 
ressuscite 4 la vie. 

D’ailleurs, si ces deux mois ont été la saison des bains de mer, 
de la villégiature et des voyages, ils furent aussi la saison des 
concours et des distributions de prix : concours du Conservatoire, 
eoncours de |’Université, concours académiques et prix de vertu, 
concours artistiques et municipaux, etc., etc. Presque partout, 
Vimportance et lintérét des concours élaient doublés, cette année, 
par suite de leur interruption forcée en 1871. Pendant les der- 
niers jours de juillet, nous ne pouvions faire un pas dans Paris 
sans risquer d’écraser un grand prix ou un prix d’honneur. En des- 
cendant, le matin, des hauteurs du Luxembourg vers les boulevards, 
on croisait successivement, d'abord les forts en theme des lycées, se 
rendant a la Sorbonne avec le filet classique par les mailles duquel 
passent, péle-méle, un Dictionnaire de Quicherat, un cervelas et une 
bouteille d’abondance; puis, vers la rue de Tournon, Jes architectes 
et les sculpteurs allant déposer 4 la préfecture de la Seine leurs pro- 
jets de monuments commémoratifs pour les champs de bataille au- 
tour de Paris; puis, aux abords du quai, les logistes de I'Ecole des 
beaux-arts, maigres, affairés, fiévreux, |’ceil atone, la joue creuse, 
le teint terreux, la barbe inculte et la chevelure en coup de vent; 
puis, vers les parages du Conservatoire, les Dorval et les Malibran 
de l’avenir, trottinant d’un pas leste aux cétés de leurs respectables 
méres — les méres 4 cabas traditionnels — en lancgant autour d’elles 
des regards de Céliménes en herbe, tandis qu’a quelques pas derriére 
venait Agamemnon, donnant le bras a Frontin. 


Que le lecteur se rassure: je n’ai point l'intention cruelle, en l'in- 
troduisant au Conservatoire, de lui raconter successivement les con- 
cours de solfége, de piano, de violoncelle, de violon, d’instruments a 
vent, d'instruments 4 cuivre, de chant, d’opéra, d’opéra-comique, de 
tragédie et de comédie, pour hommes et pour femmes. A moins d’étre 
un profond égoiste, on ne saurail nourrir le projet barbare de se venger 
sur des innocents, en leur infligeant le supplice qu’on a subi soi-méme. 
Ils avaient lieu pendant les plus écrasantes chaleurs, et ]’on a peine 
& comprendre comment les trente-cing degrés du thermomeétre, qui 
eussent fait éclore des vers & soie dans la petite salle du Conserva- 
toire, n’ont pas provoqué parmi les juges et les concurrents des atta- 


154 LES @UVRES Ef LES HOMMES. 


ques d’apoplexie foudroyante ou de delirium tremens, ef comment il 
ne s'est produit que des cas de somnolence invincible. 

I} suffira de dire que les joutes de la rue Bergére ont attesté ane fois 
de plus.la-supériorité de nos écoles instrumentales, surtout pour le 
violon, et l'infériorilé de nes écoles de déclamation et de chant. Cest 
pourtant 4 ees derniers concours que le public se porte avec une pr- 
férence marquée. Ils offrent en effet, par lear nature et la fagon dont 
ils sont composés, un intérét dramatique ef une variélé pitloresque 
qu’on ne saurait trouver dans les autres. N’est-ce pas méme pousser 
un peu loin l’amour de la variété et le respect de la liberté ches les 
chanteurs des deux sexes, que de leur permetire de choisir a lear 
gré, sans aucune limitation préalable qui circonscrirait au moins leur 
choix entre un certain nombre de grands compositeurs classaques, 
le morceau gu’ils doivent exécuter? Il en résulte les défilés les plus 
bizarres, ou la diversité va jusqu’a Vincohérence. A une jeune fille 
qui vient de faire entendre les variations d’Adam sur le vieil air: 
Ah! vous dirai-je, maman? succéde une prima donna qui chante le 
grand air de la Favorite ou des Huguenots. Le point de comparaison 
échappe au vulgaire profane, et le critique de bonne foi, légérement 
ahuri, ne peut que s’incliner avec admiration devant l’habileté d'ua 
jury capable de prononcer infailliblement sur des épreuves aussi 
disparates. 

Ce qu’il y a de plus curieux 4 étudier dans ces interminables con- 
cours du Conservatoire, c’est encore le public. Il se compose de trois 
éléments principaux : les éléves exclus — c’est le camp de Yopposi- 
tion, et si on veut faire une ample récolte de médisances sur les 
concurrents, on n’a qu’a ouvrir l’oreille du cété des bancs oui siégent 
leurs excellents camarades; les parents et amis de ceux qui 
dispulent les prix — c’est le camp de |’enthousiasme, des cris de 
délire et des applaudissements 4 oulrance; les anciens et surtout 
les anciennes éléves du Conservatoire, les étoiles du jour, les reimes 
de la rampe et de l’affiche, venues un peu pour entendre, beaucoup 
pour se faire voir, pavoisées de leurs plus beaux atours, inaugarant 
la une nouvelle robe et un nouveau chapeau, comme aux courses 
de Longchamps, et envoyant des sourires et des saluts dans tous les 
coins de. la salle. Joignez-y quelques critiques. consciencieux et ei- 
nuyés, prenant des notes avec énergie, mais d’un air abaltu. Du 
parterre aux leges plane un_parfum composite ott se mélent les éme- 
nations de |’ail el de Peau de Cologne, du saucisson et du patchouli. 

‘Les femmes dominent dans cet auditoire, et le type illustré par 
Balzac et Henri Monnier sous le nom de la mére d'actrice y trone 
comme dans sa loge. Les concours du Conservatoire pourraiemt avo 
sans doute un public d’un gout plus sur et plus fin, mais non ass8- 








LES. (BUYRES ET LES HOMMES. 185 


rément plus facile 4 l'admiration et plus passionné. Le moindre trille 
le transporte, un point d’orgue le jelte an extase; chaque fausse note 
est considérée comme un effet nouveau, comme un trait d’expres- 
sion dramatique, et soulignée d’un murmure approbateur; chaque 
hurlement sauvage capable de faire fuir les chats de gouttiéres, 
comme un ut diése qui. enfonce celui de Tamberlick. Le dernier 
concurrent a sa claque, qui fonctionne avec un ensémble formidable 
et-um zéle furieux, s’étudiant 4 entrainer le public et 4 intimider le 
jury. Jai yu deux mamans tomber asphyxiées comme des mouches, 
et, méme en syncope, applaudissant encore. Malheur au jury, s'il 
ne conclut pas selon les préférences de l'assemblée! Aux tempétes 
de bravos .succédent des opages de grognements et de protestations. 
Ce public considére le Conservatoire comme sa propriété : il est 
venu si souvent aux concours, il y viendra si souvent encore, il a 
tant fourni de sujets 4 la danse, au chant, au vaudeville et au 
drame, qu’il est la chez lui, et que toute contradiction lui semble un 
insupportable déni de justice. Pour mettre un terme a ces manifes- 
tations grotesques ou inconvenantes, il n’y aurait d’autre moyen que 
d’en revenir aux réglements sévéres de Cherubini, sous lequel les 
applaudissements étaient interdits. Auber leva cette prohibition, 
sous prétexte d’animer les concours; mais en les animant, il ena 
compromis la dignité. 

M. Ambroise Thomas débutait comme président des concours : 
on peut dire que le nouveau directeur du Conservatoire était sur 
la sellette en méme temps que les jeunes artistes placés sous sa 
direction. Auber s’acquitlait de cette téche avec une impassihbilité 
sereine qui manque 4 son successeur. Moilié sommeillant, moitié 
souriant, ce vieil épicurien allait bravement jusqu’au bout, sans 
laisser voir sur sa figure ni émotion ni faligue. Il savait surtout 
tenir téle aux. orages avec une tranquillité ou il entrait sans doute 
beaucoup de scepticisme, ‘M. Ambroise Thomas a le tort d‘étre trop 
nerveux, et l'on s’en apercevait quelquefois 4 sa physionomie, que 
travaillaient des crispations rentrées. Mais il faut bien payer ses 
grandeurs et s’acquitter du cahier des charges. Ce ne sera point la 
plus lourde des taches imposées 4 M. Ambroise Thomas par les 
fonctions qu'il a acceptées, et s'il veut résoliment mettre la main a 
Posuvre, il aura.fort4 faire pour nettoyer les écuries d’Augias. 

M. le ministre de l’instruction publique, en présidant, le 5 aout, 
la distribution des prix du Conservatoire, a soulevé, en parlant 
d’Auber, un orage dont les derniers échos ne sont pas encore 
apaisés. En vérité, M. Jules Simon n’a pas de chances, et tout tourne 
contre lui: on lui reproche ses maniéres mielleuses, l'art avec 
lequel il cherche & ménager les partis et 4 concilier les extrémes ; 


7356 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


et dés que, piqué au vif par ces épigrammes, il veut enfin se 
prononcer nettement, il souléve autour de lui un haro général. 
Si M. Jules Simon avait cru choisir un terrain moins dangereux 
et moins brilant que celui de la politique, il doit étre détrompé 
maintenant. Oserai-je dire toutefois qu'il y a, ce semble, bien de 
indignation factice dans \’émotion soulevée par son jugement sur 
Auber? On peut trouver que ni le moment ni le lieu n’ont été bien 
choisis, que l’attaque, quoique enveloppée de précautions oratoires, 
a été trop brusque, et que le ministre a manqué de tact. On peut 
trouver aussi qu’il a dépassé la limite, en ne reconnaissant la trace 
d’aucune étude dans les ceuvres d’Auber, et en ajoutant : « Qui, cet 
homme a produit plus que personne, et il est certain qu’il n’a jamais 
travaillé, » comme si l’esprit le plus richement doué pouvait pro- 
duire tant d’ouvrages exquis sans travail; et, & supposer que cela 
se pit, comme s'il était sans danger de dire 4 des jeunes gens qu il 
nest pas absolument nécessaire de travailler pour composer des 
chefs-d’cauvre! Le ministre a été maladroit encore en choisissant un 
compositeur d’origine prussienne pour l’opposer 4 un musicien na- 
tional. Mais, une fois tout cela bien admis et bien reconnu, il a eu 
hautement raison de dire sans détour « qu’il ne fallait pas le donner 
pour maitre 4 la jeunesse studieuse, » et que le vrai directeur du 
Conservatoire, « c'est Cherubini, Gluck, Beethoven, le génie fortifié 
par le travail et agrandi par la science. » 

Evidemment, ce que M. Jules Simon a voulu attaquer dans Au- 
ber, qu'il traite d’exception magnifique, dont il proclame la Muette 
un chef-d’ceuvre, ce n’est pas précisément le musicien, malgré 
quelques paroles malheureuses qui ont pu donuer le change; c’est 
le rapport, Pharmonie de ses qualités propres avec les fonctions 
qu'il a remplies pendant trente ans. Il n’a pas osé ou su aborder 
un cété plus délicat de la question; mais ce que chacun a pu lire 
entre les lignes de son discours, c'est qu’Auber ne fut ni l'homme, 
ni l’administrateur qu’il fallait pour diriger un établissement comme 
le Conservatoire. M. Jules Simon n’a fait que répéler, ou du moins 
donner 4 entendre, sous une forme contestable, ce que pensaient 
tous ceux qui se sont indignés le plus haut de son audace, el ce que 
Ja plupart d’entre eux avaient déja dit. La décadence profonde du 
Conservatoire, devenu, sous la longue administration du doyen de 
l’école francaise, un foyer d’intrigues, ot la faveur plus que le mé- 
rite réglait les récompenses, n’était un mystére pour personne; 
mais l’Anacréon, couronné de roses et de cheveux blancs, qui pré- 
sidait au sérail de la rue Bergére, était protégé et rendu inattaqua- 
ble par la gloire de ses ceuvres, la popularité de sa belle humeur et 
de ses bons mots. On ett regardé comme un sacrilége de toucher a 





LES UVRES ET LES HOMMES. 157 


ce vieillard, qui chantait encore, & quatre vingts ans passés, les par- 
fums du printemps et les ivresses de l’amour; dont la jeunesse 
éternelle faisait l’admiration des danseuses, et dont les calem- 
bours alimentaient les Echos de la petite presse. 

Un des critiques qui se sont le plus vertement récriés contre la 
sortie de M. Jules Simon, racontait, vingt-quatre heures auparavant, 
dans un article sur les concours, cette anecdote sur Auber. « Un 
jour, le directeur du Conservatoire disait a l'un de ses familiers, en 
lui parlant d’un professeur incapable : « Figurez-vous que j’avais 
« depuis longtemps l'intention de congédier honnétement M. X, 
« dont l’incapacité est un sujet de risée pour les éléves. Eh bien, 
a Savez-vous ce qui m’arrive?... Je vais de ce pas chez le ministre 
« demander la croix pour cet imbécile! Que voulez-vous?... C’est un 
a pére de famille, et ce bout de ruban le fera considérer dans sa 
« Classe. » Ce trait, qui n’est pas choisi entre les pires, peint 4 mer- 
veille le laisser-aller d’une administration déplorable qui, non par 
ignorance du bien, mais par insouciance, égoisme et paresse, avait 
laissé envahir le Conservatoire par toutes les routines et tous les 
abus, et conduit peu 4 peu, sur un chemin jonché de fleurs, la 
grande école de |’art musical francais au bord de l’abime. 

Mieux valait encore la rudesse hourrue d’un Cherubini, caractére 
inflexible, Ame haute et fiére, trempée comme I’acier, qui ne plia 
jamais devant personne, pas méme devant Bonaparte. Auber eut 
cédé 4 un désir du prince impérial, en se consolant par un sourire 
et par une épigramme 4 huis clos; l’intraitable Cherubini, quand il 
Sagissait de musique, tenait téte 4 Napoléon le Grand, qui voulait 
étre le premier en toutes choses, et pour qui la victoire était tou- 
jours un besoin. Il fut avec Ducis, Lemercier, Chateaubriand et 
madame de Staél, l'un des trés-rares esprits qui surent se dérober 
a l’impérieuse domination de ce despote de génie. Rien ne lett fait 
dévier un moment de son devoir ni de ses convictions. Sa franchise 
brutale n’épargnait personne. C’est lui qui, gourmandait M. de Lau- 
riston, ministre de la maison du roi, de s’étre fait attendre 4 une 
distribution de prix. C’est lui qui entendant un jour des amis trop 
zélés applaudir une cantatrice des concours, se leva, suspendit la 
séance, et, tournant vers le public cette figure sévére, illustrée par 
le pinceau d’Ingres, menaca d’annuler le concours, si un pareil 
scandale se renouvelait. C’est lui encore qui, sollicité d’accorder 
une audition 4 un chanteur aux poumons de bronze, fier de ses 
succés provinciaux, |’écouta sans dire mot; et comme celui-ci lui 
demandait avec satisfaction : 

« Eh bien, illustre maitre, maintenant que vous m’ayez entendu, 
a quel emploi me jugez-vous propre? 











758 LES (KUVRES ET LES HOMNES. 


« — A celui de commissaire-priseur, » mon ami, lui répondit-il. 

Ces boutades de Cherubini‘ sont restées fameuses. Je ne prétends 
certes pas les donner pour des modéles d'atticisme : son caractére 
avait élé aigri par de longs dégouts ; mais sile fruit était savoureux 
l’écorce était rude, et, pendant les vingt années de son adminis- 
tration, le Conservatoire avait’ gagné tout ce qu'il a perdu sous la 
direction d’un éléve qui lui ressemblait si peu. fl faudrait aujour- 
@hui retrouver un Cherubini, qui saisit d’une main ferme tes rénes 
éparses de l'institution déchue, et se montrét déterminé 4 combat- 
tre impitoyablement des abus enracinés par leur durée méme, 
appuyés les uns sur les autres, et qui se font un droit d'une trop 
longue tolérance. L’auteur de Psyché sera-t-il cet homme? I! aura 
sans doute fa dignité morale qu’aucun talent ne remplace; mais 
aura-t-il aussi le pouvoir et la force de porter hardiment le fer sur 
la blessure? Nous le souhaitons vivement sans l’espérer tout & fait. 


II 


Les concours du Conservatoire m’ont retenu plus longtemps que 
je ne voulais; je passerai plus rapidement sur les concours des 
Beaux-Arts, non que l’importance en soit moindre, au contraire, 
mais parce qu'une critique 4 distance est bien froide, et qu'il fau- 
drait pour s’y intéresser en avoir encore l'objet sous les yeux. 

Le sujet du concours de sculpture était emprunté 4 la mrytho- 
logie, qui restera longtemps le domaine par excellence d’un art 
voué, par sa nature méme et par l’insuffisance de ses moyens d’er- 
pression, au culte a peu prés exclusif de la forme, de fa beauté ou 
de Ia vigueur physiques. La, les préceptes de Boileau sur Pemploi 
nécessaire du merveilleux paien ont gardé toute leur force, et la 
révolution qui a détroné la fable de l’empire de la poésie, a passé, 
pour ainsi dire, inapercue dans le domaine de la statuaire. L’anti- 
quité grecque est un magasin inépuisable de sujets et de ficures 
farts 4 souhait pour un art purement extérieur, trop souvent sensuel, 
et 4 ce mérite elle joint le double avantage de fournir d’innombrables 
modéles, et dene demander a |’esprit paresseux du sculpteur aucun 
effort d’invention. : 

Les concurrents avaient & représenter Ajax, fils d’Oilée, fondroyé 
par Jupiter, au moment ou, aprés la tempéte qui a brisé son navire, 
il se réfugie sur un rocher, en s’écriant : « J’en échapperai malgré 
les dieux. » Je dis foudroyé, pour me conformer au programme, 
mais le programme a inuit les jeunes artistes en erreur, et les 


LES (EUVBES ET LES HOMMES. 759 


carreaux que l’un d’eux, dans son zéle, a sculptés sur les flancs du 
rocher, sont une double hérésie, artistique et mythologique, car la 
vérité est, si l’on me passe ce mot, trés-hasardé en pareille mati¢re, 
qu’Ajax fut englouti d’un coup de trident par Neptune. 

Le sujet et la nature du concours ne demandaient rien de plus 
qu'une académie vigoureusement traitée. Il s’agissait pour les éléves 
de montrer leur science des attitudes et du corps humain. A ce 
point de vue, rien de plus satisfaisant que la moyenne des ouvrages, 
dont l'uniformité méme était un bien curieux indice de l’unité de 
Penseignement et de l’attentive docilité des éiéves. Pas un, bien 
entendu, net osé négliger le casque, ce casque fameux, que nous 
avons si souvent copié au eollége sur la téte d’Kpaminondas, ce 
casque légendaire qui nous a longtemps poursuivis dans nos réves, 
et qui constitue a lui seul, pour beauconp de gens, le fond de ’an- 
tiquité, comme goddam le fond de la langue anglaise; seulement, 
lun, par un effort plus hardi qu’heureux, avait imaginé de méta- 
morphoser le casque classique en une espéce de casquette de jockey ; 
et l’autre, M. Coutant, le premier graad prix, un éléve qui sait déja 
modeler un corps et tourner un forse avec Vhabileté d’un vieux 
_ praticien, avait eu l'ingénieuse inspiration de le poser aux pieds de 
son Ajax, au lieu de le lui mettre sur la téte. 

En peinture, on avait donné pour sujet Une scéne du déluge, tout 
simplement. Il est vrai que, sans parler de Girodet, un sieur Pous- 
sin a jadis traité ce théme d’une facgon quelque peu embarrassante 
pour ceux qui gardent présente a l'esprit la grandeur lugubre de sa 
composition. Mais la jeunesse ne doute de rien, et pas un des con- 
currents n’a paru géné par ce souvenir. 

Ne pouvant s’élever jusqu’é la hauteur du sujet, les éléves ont 
abaissé le sujet jusqu’a eux. Dans cette scéne du déluge, plus de la 
moitié ont supprimé le déluge, dont ils ne savaient que faire. On 
voit une famille groupée sur un roc, dans une attitude plas ou 
moins éplorée : l'enfant est couché a terre, la mére léve les bras au 
ciel, le pére la presse sur son coeur; ce n'est pas méme un drame, 
cest une élégie. En cherchant bien, on apercoit a l’horizon un peu 
d'eau, qui spire au visiteur l’envie d’aller prendre un bain froid. 
La toile couronnée est une trés-jolie vignette de romance, d'un des- 
sin élégant, d’une couleur harmonieuse et fine, ou je puis aller 
jusqu’a voir, si l’on veut, la famille de Cain aprés sa malédiction, 
destinée 4 un grand succés de lithographie. Je n’ai trouvé |’accent 
du sujet que dans le tableau de M. Médard. Il nous a montré le coin 
d’une ville antédiluvienne, envahie par le flot sombre et noir, qui 
ne laisse émerger que le haut d'un monument, oi se sont réfugiés 
quelques épaves humaines. Des corps verdis surnagent ¢a et 1a; 


760 LES CUVRES ET LES HOMMES. 


d’autres, encore 4 demi vivants, s accrochent des dents et des mains 
4 la pierre; on voit sortir de eau des tétes, qui ressemblent a 
celles des damnés dans la Barque du Dante. Le ciel pése sur la terre 
comme le couvercle d’un cercueil. L’arche flotte dans le lointain. 
Une teinte sinistre recouvre toute la scéne. L’éléve quia fait cela 
gait déja composer un tableau : il est doué d'une imagination forte, 
il a le sentiment de la grandeur et le souffle épique. Malgré quel- 
ques faiblesses d’exécution, il méritait le grand prix, que lui avait 
décerné la section de peinture, et que lui ont enlevé toutes les sec- 
tions réunies pour le rejeter au second rang. S’il est permis de ha- 
sarder une conjecture qu’on prendra peut-étre pour un jugement 
téméraire, les musiciens doivent étre pour quelque chose dans cette 
facheuse révision du procés. 

Le concours ouvert par décision du conseil général de la Seine, 
pour les pierres commémoratives a élever sur les champs de ba- 
taille autour de Paris, offrait un intérét plus général et plus actuel, 
plus haut et plus vif a la fois. Pendant les premiers jours du mois 
d’aout, de nombreux visiteurs se sont succédé, avec une curiosité 
mélée de recueillement, dans les salles de l'ancien sénat, devant les 
cent soixante-dix-huit projets envoyés par cent trente artistes, de- 
puis les plus inconnus jusqu’aux plus illustres. Mais hélas! nous 
avons vainement cherché, dans la plupart de ces projets, la simpli- 

-cité grave et profonde que demandait une destination pareille ; sauf 
quelques exceptions que nous mentionnerons tout 4 l’heure, ils n’of- 
fraient guére qu'un mélange confus de trivialité et de recherche, de 
conception stérile et d’exécution théatrale. L’imagination déréglée 
de quelques jeunes gens, prenant la bizarrerie pour Voriginalité, 
avait enfanté un certain nombre de plans qu'il edt mieux valu, pour 
Ia dignité du concours et pour celle des artistes eux-mémes, élimi- 
ner de l’exposition, et devant lesquels Ja tristesse méme du sujet ne 
pouvait empécher le sourire : borne-fontaine, coquelier gigantesque 
garni de son ceuf, pain de sucre, piéce montée comme un gateau 
de Savoie, mat de cocagne surmonté d’une urne owt plongeait la 
hampe d’un drapeau tricolore! L’un nous montrait, derriére un ri- 
deau de cyprés, le haut d’une sphére émergeant du sol entre deux 
cassolettes fumantes ; l’autre avait imaginé un bouclier jeté 4 terre 
comme pour recouvrir les restes des morts ; un troisiéme avait eu 
Vidée, pleine d'un tact exquis, d’enrouler au centre de son monu- 
ment, en guise de bas-relief, cette inscription si heureusement ap- 
propriée a la circonstance : O patrie, des enfants sans vertu ont laissé 
périr ton nom. Quelques-uns, avec le naif et tranquille cynisme des 
gens chez qui le sens artistique domine et annihile le sens moral, 
étaient allés chercher dans le symbolisme antique et dans les cé- 








LES (EUVRES ET LES HOMMES. 764 


rémonies orgiaques Pembléme impudent de la régénération de la 
France. Ici, le monument représentait le vaisseau de la ville de Paris 
portant le cercueil de ses enfants ; 1a, une forteresse surmontée d’un 
énorme canon. Mais le sublime du grotesque était atteint par un 
concurrent qui, dans le délire de ses réves, avait imaginé d'élever sur 
les champs de bataille image d’un squelette prussien, coiffé du 
casque 4 pointe et armé du fusil & aiguille. Je laisse de cété divers 
échantillons de style indou, persan et chinois, qui allongeraient dé- 
mesurément cette énumération. 

Le programme du conseil général ne demandait que des pierres 
commémoratives, et il voulait que les frais de chaque monument, y 
compris l’acquisition du terrain, ne dépassassent point douze mille 
francs. Par 1a se marquait le caractére de simplicité qu’exigent des 
souyenirs de deuil. Ni l’emphase, ni Je luxe ne conviennent a des 
vaincus. Que les triomphateurs élévent, s’ils le veulent, des monu- 
ments somptueux ; la modestie est pour nous une affaire de gout ar- 
tistique autant que de délicatesse morale : ce qu’il faut sur nos 
champs de balaille, c’est un hommage pieux aux morts et un témoi- 
gnage qui rappelle a la postérité le suuvenir du devoir accompli. 
Mais ces conditions modestes ont évidemment géné beauco up de 
concurrents. La plupart s'y sont soumis, s’ingéniant 4 tailler leurs 
pierres commémoratives en obélisques, en pyramides, en stéles, en 
cippes, en sarcophages, en tumuli, en menhirs; Ics autres s’en sont 
affranchis en mélant dans leurs projets la statuaire a l’architecture, 
ou en tenant trop peu de comple des exigences économiques qu’ils 
n’eussent pas du perdre de vue. C’est pour cela sans doute que le 
jury a écarté la France voilée, de M. Etex ; le Lion blessé, de M. Da- 
vioud ; le projet thédtral de M. Bogino, of la Patrie soutient et cou- 
ronne un soldat qui tombe blessé 4 mort sur le haut d’un rocher gi- 
gantesque, et dix autres monuments semblables, pour s’en tenir a 
cing projets d'un style plus simple et d'un gout plus austére, qui 
avaient moins frappé I’attention de la foule, 

Mais sur ces pyramides et sur ces tombeaux, décorés de glaives, . 
de palmes et de boucliers, j’aurais voulu voir se dresser la croix 
comme un signe de consolation et d’espoir. Le caractére profondé- 
ment paien de tous ces projets leur communique une froideur gla- 
tiale. Ce sont bien 14 les tombeaux qu’ett pu faire élever le sénat 
romain sur les champs de bataille de Trasimére ou de Cannes ; 
étaienl-ce ceux que Paris devait ériger 4 ses portes aujourd’hui? 
Eh! quoi, dix-neuf siécles aprés la venue du Christ, sur la terre de 
France, jadis le royaume trés-chrétien et la filie ainée de l’Eglise, 
la croix, qui protége la fosse des plus humbles morts, est exclue des 
monuments funébres qu’une grande capitale vote 4 ses défenseurs! 

25 Aour 1872. . 49 


762 LES CEUVRES ET LES HOMMES. 


Sur les cent trente concurrents, il ne s’en est pas trouvé un seul, 
s'il m’en souvient bien, pour planter sur ces champs ensemencés de 
cadavres, le grand symbole de la résurrection, quand il s’en trou- 
vait dix pour aller emprunter le signe de la renaissance aux mystéres 
d’Isis et d’Osiris | 0 chers morts de Ghampigny et de Buzenval, vic- 
times expiatoires de nos fautes, vous méritiez pourtant de dormir & 
Pombre de la croix, dans Je sol sacré par votre sang et béni par 
nos larmes | 


III 


Cette idée me revenait avec une force nouvelle & la séance publi- 
que annuelle de |’Académie frangaise, le 8 aout dernier, tandis que 
j'écoutais l’éloquent hommage rendu par M. le duc de Noailles au 
dévouement des fréres de Ja doctrine chrétienne pendant le siége de 
Paris, et que l’assemblée tout entiére s’associait par d’enthousiastes 
applaudissements, ot il entrait une part de réparation et de protesta- 
tion contre d’ignobles insultes, aux paroles chrétiennes et patrioti- 
ques de l’orateur. M. de Noailles a eu la bonne fortune de pouvoir 
élargir le cadre et renouveler l’intérét un peu vieilli de ce terrible 
discours sur les prix de vertu, qui peut étre considéré comme la pierre 
de touche du véritable académicien. On a souvent contesté l’utilité 
du prix Montyon, comme celle du couronnement des rosi¢res , qui 
en est le pendant naturel. On s'est égayé sur le compte de la virtu- 
culture, inventée par l’excellent philanthrope, sur ces procédés de 
drainage et d’irrigation appliqués au développement de la moralité 
publique, et sur les facultés qu’ils offrent aux gens pratiques pour 
utiliser leur vertu et s’en faire quinze cents francs de rentes, comme 
par l’éducation des lapins. Geux-ci ont prétendu que, sous pré- 
texte d’encourager la verta, l’Académie la décourageait en choisis- 
sant toujours ses candidats parmi les domestiques, les artisans et 
les négres, jamais parmi les propriétaires ni les agents de change, 
ce qui équivaut 4 déclarer publiquement chaque. année, malgré les 
médailles de feu Montyon, que la vertu ne méne pas 4 grand’chose 
ici-bas. Ceux-la affirment que la vertu étant par elle-méme essen- 
tiellement modeste, et « toujours, toujours cachée », comme la 
petite fleur des bois chantée dans la romance de Paul Henrion, mais 
sans se trahir comme elle a son parfum, attendu qu’elle n’a pas 
d’odeur, on la dénature en allant la cueillir sous les buissons ou 
elle s’abrite pour la couronner en grande pompe; et, partant dela, 
ils se répandent en plaisanteries plus ou moins faciles sur les braves 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 763 


gens qui viennent déclarer au maire de leur commune et font écrire 
4 Académie qu’ils sont vertueux. 

D’autre part, au dire des bonnes ames, il est utile de démontrer 
aux populations que la vertu n’est pas la seule chose qui ne rapporte 
rien ; elles ajoutent que c'est un beau spectacle, dans ce siécle blasé, 
de voir les plus grands esprits se réunir solennellement pour couron- 
ner les plus grands cceurs, el l’élite de la société intelligente et polie 
(ceux qui parlent ainsi sont naturellement des habitués) s’entasser 
par trente degrés de chaleur, sous la coupole de l'Institut, pour ap- 
plaudir a la glorification de l’esclave Louis Soliveau et de la servante 
Henriette Fruchou. 

Quoi qu’il en soit, et sans entrer aujourd'hui dans cette éternelle 
discussion, 11 faut reconnaitre que rien n’est plus difficile 4 faire 
qu'un bon discours sur les prix de vertu. On comple ceux qui ont 
su y mettre assez de relief cl de vie pour éviter la monotonie inhé- 
rente au sujet. Il faudra joindre désormais a ces trois ou quatre 
noms celui de M. de Noailles. Dans les circonstances actuelles, ce 
rapport sortait forcément de son cadre ordinaire. La situation lui 
imposait, pour ainsi dire, une hauteur de vues, un intérét dramati- 
que et poignant auquel il a su s’égaler. Celle fois, la vie publique 
devait prendre le pas sur la vie privée, les vertus domestiques s’ef- 
facaient devant les vertus civiques, les faits isolés devant les grands 
traits collectifs de courage et de dévouement que nos malheurs 
nous ont du moins légués comme un exemple et une consolation. 

L’ Académie n’ayaat pas trouvé l'emploi de toute la somme dont 
elle disposait en faveur des prix de vertu, a consacré douze mille francs 
a secourir les blessés et les orphelins de la guerre. Elle ne pouvait 
assurément en faire un plus noble usage; mais il me semble qu’en 
cherchant bien, et sans avoir besoin de pousser encore jusqu’a 
Alger, la Guadeloupe et Cayenne, elle n’edt pas été réduile a l’a- 
veu, pénible pour les vertus privées de notre pays, que le chiffre 
des récompenses dépassait le total des mérites. « Ah! sécriait jadis 
M. Viennet dans une occurrence semblable, il doit y avoir plus de 
vertus que cela en France! » Il ne s‘agit que de les découvrir. II est 
vrai que l’Académie avait deux années de rentes 4 écouler en une 
fois, et qu'elle dispose de ressources considérables. La générosité 
d’un grand nombre de donateurs, dont quelques-uns peut-étre ont 
cru participer 4 son immortalité, a fait de l’Académie l'une des plus 
riches capitalistes parmi nos grandes corporations. Son budget est 
certainement supérieur a celui de la principauté de Monaco, et ses 
récompenses littéraires surtout sont devenues si nombreuses, qu’ il 
est positivement 4 craindre qu’elles ne finissent quelque jour par 
s’avilir en se prodiguant, comme les médailles du Salon, et qu’il im- 


164 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


porte de mettre une digue & la munificence des Mécénes qui pren- 
nent l’Académie pour intermédiaire, ou de les exhorter du moins & 
varier la forme de leurs encouragements. 
Je plaignais sincérement M. Patin, embarqué dans l’inferminable 
défilé des trente-six ouvrages couronnés par l’Académie, condamné a 
-relier entre elles ces matiéres disparates, a varier ces Jugements unl- 
formes, 4 faire V’éloge des médiocrités auxquelles la richesse de 
‘Académie la condamne trop souvent 4 descendre, et dont quelques- 
unes semblent avoir pour profession de vivre de ses largesses. 
M. Villemain (le Villemain du bon temps) excellait & cetle tache : 
il savait donner 4 la louange une justlesse ingémieuse et piquante, 
l’assaisonner de fines critiques, la relever de trails incisifs et de pi- 
quantes malices, aussi-redoutés des lauréats que goulés du pu- 
blic, auxquels sa spirituelle laideur et son timbre mordant donnaient 
une saveur de plus. Mais a Ia fin de sa vie, l’illustre écrivain, hélas! 
était bien déchu, quoique }’on continuat 4 admirer, par tradition ou 
par égards, les harangues alourdies du vicil Entelle académique. 
M. Patin a dépassé facilement ce Villemain dégénéré, sans s'élever 
jusqu’au Villemain des anciens temps. Pour donner tout leur prix 
4 ces jugements conscienctenx, d’une critique exacte, d'un gout sur 
et délicat, il ne manque au nouveau secrélaire perpéluel qu'un débit 
plus savant et plus varié, l'art de se faire valoir lui-méme. L’hon- 
néte nature de M. Patin pousse ’horreur du charlafanisme jusqu’a 
négliger les artifices les plus légitimes et les plus nécessaires. 
_ Les curieux venus dans l’espérance d’apercevoir sur les bancs de 
l'Institut un grand nombre d’illustrations ont été fort désappointés. 
L'Académie francaise, souvent dispersée par la politique et les affai- 
res, dispersée ce jour-la par la villégiature, s’était montrée plus in- 
exacte encore que de coulume. On en élail reduil a se montrer 
les lauréats dispersés dans |’hémicycle : MM. Coppée, Eugéue Ma- 
nuel, Jules Verne, Gustave Nadaud. Je ne puis reprendre en detail 
tous les auteurs couronnés; mais, celte fois comme toujours, le 
Correspondant a pu saluer-au passage les noms de quelques-uns de 
ses collaborateurs, surtout celui de madame Craven, dont |’ceuvre 
exquise, digne de Walter Scott par l’art de la composition, le charme 
d’un style a la fois littéraire et mondain, la vérité et la diversité des 
caractéres, la solidité dans la grace, dans |’élévation la finesse, — 
Fleurange, que n’a certainement oubliée aucun de nos lecteurs, — a 
obtenu un prix de 2,000 francs. Il est juste de mentionner aussi le 
prix d’éloquence remporté par M. Lagrolet, avocat ala Cour de Paris, 
avec l’Eloge de Vauban. L’émotion patriotique de l’auditoire s'est fait 
jour quand l’auteur, énumérant les villes fortifiées par Vauban, a 
conclu par ces mots: « Il n’avait pas fortifié Strasbourg. » Elle a 











LES GOUVRES ET LES HOMMES. 765, 


éclaté, en entendant ces paroles de Vauban lui-méme : « Le bombar- 
dement des villes n’appartient point a la science de la guerre, et ne 
peut ¢fre employé que par des peuples barbares. » 


IV 


L’abondance des fonds dont disposait |’Académie cette année lui 

a permis de franchir le cercle ot elle a ’habitude de s’enfermer, 

pour décerner un prix d’une nature exceptionnelle aux Matinées 

dramatiques instituées par M. Ballande 4 la Gaité. La plupart de nos 
lecteurs savent sans doute que les Mutinées dramatiques se proposent 
d’offrir 4 la jeunesse, moralement exclue des thédtres ordinaires, 

Ia représentation des principaux chefs-d’ceuvre classiques, accom- 

pagnés de conférences ou des professeurs de rhétorique de )’Univer- 

sité ne craignent pas d’établir un moment leur chaire sur Ja scéne, 
et de s'exposer 4 un rappel comme des comédiens. On y Joue du Mo- 
liére, du Corneille et du Racine; on ya méme déclamé, avec un suc- 
cés qui n’a pu déguiser la bizarrerie de la tentative, l’Oraison funébre 
du prince de Condé par Bossuet. J’y ai vu représenter Andromaque 
par une tragédienne quia eu ses beaux jours, et qui est aujourd'hui 
bien oubliée : mademoiselle Karoly. 
Mais 1a n’était pas la plus belle, la plus éclatante fortune réservée 
4 la tragédie et 4 | ceuvre de Racine. Le grand succés dramatique de 
ces-deux derniers mois — Oreste, qui l’edt cru? Pylade, qui l’eut 
dit? — a été la reprise d’Andromaque au Théatre-Frangais. Oui, tan- 
dis que le soleil dardait ses rayons les plus impitoyables sur Paris 
désert et brilant comme le Sahara; tandis que seize thédtres, de la 
Bastille 4 ’'Odéon, avaient fermé leurs portes; que, dans les quatre 
ou cing qui luttaient encore, Varaignée tissait sa toile sur les gui- 
chets ouverts, et les acteurs ruisselants jouaient, devant Jes banquet- 
tes hydrophobes, la Comédie-Frangaise faisait avec Andromaque des 
recettes dont le Rot Carotte 4 ses débuts aurait été jaluux. Depuis la 
mort de Rachel, la tragédie ne s’était trouvée 4 pareille féte; elle 
sroyait son age d’or évanoui pour toujours. Mais la fortune a des 
-etours imprévus; elle aime les coups d’audace, et se plait parfois a 
-écom penser ceux que le triomphe des sotlises humaines n’a point 
ait désespérer du succés des belles choses. 

II faut le dire d’ailleurs : la Comédie-Francaise n’avait rien né- 
ligé pour réussir. Loin d'imiter !’Odéon, qui fait jouer la tragédie 
2s jours maigres, dans une mise en scéne digne des Batignolles, par 
e malheureuses doublures qu’on tient en réserve pour cette corvée, 





766 LES (EUVRES ET LES HOMMES, 


elle n’avait pas hésité a4 monter Andromaque avec autant de soin qu’ane 
piéce de Scribe ou de Dumas. Mademoiselle Favart s’est chargée du 
réle d’Andromaque, qu'elle remplit avec une habileté consommée, 
un sentiment et une distinction déparés malheureusement par un 
brin de maniérisme et d’afféterie. Mademoiselle Rousseil, que Ja 
tragédie est allée reprendre au boulevard, qui l’avait prise 4 l’Odéon, 
dominée par l’influence classique, par la solennité de la maison de 
Moliére, intimidée peut¢tre par le souvenir de Rachel, n’a pas mis 
dans le rédle d’'Hermione la fougue et les emportements qu’on espé- 
rait, en les redoutant un peu. Elle y a mis du moins une diction 
trés-pure, une grande science d’attitude et une vigueur mesurée, 

dont l’accent s'est bien vite affermi. Mais l’événement, le grand attrait 
de cette reprise, c’est la création du‘ réle d’Oreste par un jeune dé- 
butant, hier absolument inconnu, aujourd'hui presque célébre, 
M. Mounet-Sully, que le directeur de Ia Comédie-Frangaise a préci- 
sément découvert aux Matinées littéraires de la Gaité. 

M. Mounet-Sully a le masque expressif, la chevelure noire, abon- 
dante et inculte, l’ceil profond, la voix forte et pénétrante, le geste 
large, ardent, tumultueux, les attitudes hardies et pathétiques. Il se 
préoccupe moins de la noblesse que de !’énergie et de la vérité. Un 
amateur du pur art grec le trouvera parfois trivial ou violent, jamais 
froid ni banal. C’est un Oreste romantique et shakespearien; c’est 
l’Oreste d’Eschyle plutét que celui de Racine, la victime des Furies 
vengeresses et la proie de la fatalité. Ila pris corps 4 corps et revétu 
comme une tunique de Nessus ce réle dévorant d’Oreste qui, si l'on 
en croit la légende, codta la vie au comédien Montfleury, chargé de 
le traduire pour la premiére fois sur Ja scéne. 

On est allé jusqu’é prononcer, 4 propos de M. Mounet-Sully, le 
grand nom de Talma: qu’il se défie de ces maladroites et ri icu- 
les hyperboles. Il posséde dés maintenant ce qui ne s’apprend pas, 
mais il a besoin d’apprendre tout ce qui s’enseigne par Pexpérience 
et la pratique de l'art. Quand il se dominera davantage, quand, sans 
rien perdre de son originalité puissante, il saura qu'il n’y a pas de 
beauté sans calme ni de grand art sans noblesse, alors il sera permis 
peut-étre, 4 propos de ce jeune homme, d’évoquer le souvenir de 
ses illustres prédécesseurs. 

Attiré par V’éclat de ce début, le spectateur a été tout surpris de 
s'intéresser bientét 4 la tragédie pour Ja fragédie elle-méme. Regar- 
dez : Ic voila qui s’échauffe et se passionne; le poéte Je tient dans 
sa main puissante, il est pris, et tout 4 coup il éclate en transports 
et en applaudissements furieux. O surprise! 6 miracle! cette tragédie 
est mieux machinée que Ruy Blas, mieux que les Deux noces de Bois- 
joli, Vamusant imbroglio qu’il est allé voir hier au Palais-Royal. Une 





LES CUVRES ET LES HOMMES. 167 


puissante unité recouvre toutes ces intrigues, qui se croiscnt et se 
nouent, se mélent et sc démélent, s’étreignent sans se confondre, 
s’éloignent sans se perdre de vue, pour se rejoindre encore. Au mi- 
lieu des plus grands traits et des plus grands noms de l'histoire hé- 
roique éclatent les cris de la nature et du coeur humain. A travers les 
pompes de la tragédie‘ vont et viennent ces figures majestueusement 
drapées oti le poéte a incarné les sentiments universels du monde, 
et que nous reconnaissons sous leur pourpre pour les avoir rencon- 
trées cent fois autour de nous : Andromaque, l'amour maternel 
et l'amour conjugal, tendre, profond et pieux; Pyrrhus, l'amour or- 
gueilleux et conquérant; Hermione, l'amour violent et affolé jusqu’au 
crime ; Oreste, l'amour aveugle et fatal, soufflé par les Euménides 
elles-mémes. Puis, je ne sais quelle secrdte harmonie entre I’ ceuvre 
et l’auditoire, entre la tragédie du poéte et le drame de la France, 
vient aider encore 4 1’effet. Jamais 4mes ne furent mieux disposées & 
recevoir ces impressions de terreur et de pitié d’ot tout & coup, 
comme des flancs d’un nuage déchirés par Péclair, jaillit le coup de 
foudre. Eh quoi! c’est donc bien vrai quela poésie n’exclut pas |’in- 
térét, que l’éloquence peut s’allier 4 la réalité et & la vie; qu'il n’est 
pas nécessaire de malmener !a langue, le bon. sens et la morale, 
pour remporter un succés; que nous avons eu au dix-septiéme sidcle 
un art qui vaut la peine qu’on en tienne compte, et qui n’est pas 
mort tout a fait, malgré le bruit que les grands dramaturges de l’Am- 
bigu font courir! C’est done bien vrai que Racine n’est pas un po- 
lisson ! 

Tout arrive, a dit Talleyrand. — Tout revient, pourrions-nous 
ajouter, méme la tragédie. Qui sait si elle me va pas reconquérir la 
mode? Le théatre Déjazet , lui aussi, se met 4 représenter Andro- 
maque, ot le comédien Taillade, pour aller de plus fort en plus fort, 
joue en énerguméne et en possédé, ct la Comédie-Frangaise, allé- 
ehée, va nous montrer son débutant dans le Cid, qui est l’ Andro- 
maque de Corneille, comme Andromaque est le Cid de Racine. Faut-il 
voir un symptéme et un symbole dans cette renaissance inattendue? 
Faut-il croire qu'il y a dans lair des courants d’idées, et que les 
choses ont leurs affinités secrétes ? Quoi qu’il en soit, les voies sont 
ouvertes et les esprits sont préts. Vienne maintenant le poéte inspiré 
pour qui l’on a si bien disposé les chances, et qu'il nous arrache 
enfin au joug de !’inepte féerie et de l’opérette grivoise ! 

La reprise d’ Andromaque 4 la Comédie-Frangaise, avec d’excellen- 
tes reprises de l’Africaine et de la Juive, ces grandes tragédies musi- 
cales 4 l’Opéra, constitue 4 peu prés tout le bagage dramatique de 
ces deux mois d’été. Faut-il y joindre les Vieilles filles, de M. Ch. 
de Courcy, une prétendue comédie de meeurs ov |’ observation tombe 


768 LES G:UVRES ET LES HOMMES. 


dans la charge, le réalisme dans la grossiéreté, ou, a travers des ré- 
miniscences mal déguisées, des types superficiels. et brutaux s’agi- 
tent dans une intrigue trés-faible et trés-exubérante en méme temps, 
et qui vient de compromettre une fois de plus la vieille réputation de 
délicatesse et d’habileté du directeur du Gymnase? 

Mais M. Dumas fils nous promet la Femme de Claude, et, en at- 
tendant, il nous en aindiqué le sens et donnéla préface dans  Homme- 
femme, un livre événement, qui reléve de la chronique encore plus 
que de la critique. C’est un maitre homme que M. Dumas fils : il 
sait faire ses succés aussi bien que ses piéces, et s’y prend de loi 
pour préparer la conquéte du parterre. 

L’auteur a la spécialité de ces opuscules, lettres ou préfaces, a 
grand spectacle, qui éclatent soudainement comme un coup de pis- 
tolet, ou flambent comme un feu de paille, dont ils ont le pétille- 
ment et la durée. Ses manifestes sont déja 4 Jeur deuxiéme édition 
avant d’avoir paru, mais lorsqu’ils cessent d’exciter la fiévre, c'est 
pour tomber dans un oubli si complet que leur nom méme €veille a 
peine un souvenir. Rappelez-vous le tapage fait il y a cinq mois, — 
il y a cing ans plutét, — par les Lettres sur les choses du jour, si 
bien enfouies maintenant qu'il faudrait exécuter des fouilles pour 
les découvrir. Le succés de l’ Homme-femme, alimenté par la polémi- 
que de la presse, par le flot de brochures qu’il a soulevées, par le 
long retentissement de l’affaire Dubourg, dont il est le commentaire, 
et par les cétés scabreux du sujet, dure beaucoup plus longtemps. 
J'ai sous les yeux la vingt-cinquiéme édition en écrivant ceci : c’est 
4 peu prés une édilion par jour. 

Un tel succés, que je veux prendre au sérieux, serait absolument 
incompréhensible, sans les peintures d’alcéve prodiguées par M. Du- 
mas fils, sous prétexte de moralité publique. On a défini M. Victor 
Hugo : « Jocrisse 4 Pathmos. » On pourrait définir ?Homme-femme: 
« Paphos a Pathmos. » Ce n’est la, du reste, qu'une variante de la 
définition si spirituellement trouvée par M. de Pontmartin, et qui 
est plus compléte encore : « Pathos, Paphos, Pathmos. » Le pathos 
ennuyeux et inintelligible a sa trés-large part dans ce livre incroya- 
ble, tissu de vérités et d’erreurs, de paradoxes et de lieux communs, 
solennellement présentés comme d’éclatantes découvertes par un es- 
prit dont l’ignorance égale l’originalilé fonciére, de subtilités et de 
brutalités, d’orthodoxie et d hérésies monstrueuses, de délicatesse et 
de crudité cynique. L’auteur s’adresse a la fois au cceur et aux sens, 
a l’esprit et aux nerfs. Philosophe doublé d’un médecin spécialisie, 
moraliste qui ne peul se séparer de auteur dramatique, ici il parle 
comme un prétre, 1a comme un carabin grandi dans les amphithéa- 
ires; aprés s’étre inspiré de l’Evangile, il va puiser & l’Alcoran; il ya 














LES (EUVRES ET LES HONMES. 769 


en lui du magistrat et du cabotin : c’est le pontife de la physiologie. 
Ii ne faut pas Voublier : cette consultation sur les: rapports de 
homme et de la femme, qui plaide la fatalité du mal moral pour 
placer le mariage entre Ja nécessité du divorce ou celle de l’assassi- 
nat, n’est que introduction d’une piéce de thédtre. Au lieu d’une 
solution sociale, une solution dramatique. Quand il termine son livre 
par : « Tue-la! » ce sauvage tue-la! ot — suivant la théorie déve- 
loppée par Vauteur lui-méme sur !’influence des premiers généra- 
teurs, qui se fait senlir parfois aprés de longues intermittences, et 
sur les germes déposés en nous par des hérédités impitoyables — 
reparait l’arriére petit-fils de la négresse africaine Tiennette Dumas, 
il croit peut-étre nous donner une conclusion, mais il ne nous donne 
qu’un dénotment. Tue-la! c’est le coup de pistolet du cinquiéme 
acte; cest la morale de I’ Affaire Clémenceau, de Diane de Lys et de 
la Princesse Georges ! 


V 


Si Paris ne nous fournissait une si abondante récolte, nous eus- 
sions aimé 4 le quitter un moment pour faire quelques excursions 
en province. Nous serions allé d’abord 4 Vendéme, ou l inauguration 
de la statue de Ronsard nous aurait offert le pendant du triomphe de 
Racine. La, M. Jules Simon, transformé en Duilius par l’acharne- 
ment fanatique d’un clairon de sapeurs-pompiers qui s'est attaché 
4 ses pas, a pu se consoler de l’injustice des partis dans les cruelles 
douceurs du triomphe. Ceux qui ont vu passer par les rues de Ven- 
déme notre ministre de l’instruction publique, suivant, de lair 
d’une victime couronnée de fleurs qu'on méne a abattoir, l’impi- 
toyable clairon, dont la fierté doublait la force, et qui soufflait dans 
son instrument comme un triton dans sa conque au-devant du char 
d’Amphitrite, ne perdront jamais le souvenir de cette vision épique. 
Malgré sa douceur naturelle, auteur du Devoir éprouvait évidem- 
ment une violente envie de tordre le cou au bourreau ; mais, comme 
s'il cat deviné sa secréte pensée, celui-ci maintenait sa distance, — 
et il soufflait toujours! 

Nous irions ensuite 4 Lyon, visiter cette grande Exposition du pare 
de la Téte-d’Or, qui rachéte par un succés incontesté l’avorlement 
du début. Mais nous avons aussi une Exposition ‘a Paris, dans le pa- 
lais des Champs-Elysées. Elle a débuté comme celle de Lyon; puisse- 
t-elle finir de méme! Si exactitude est la politesse des rois, i! pa- 
rait qu’elle n’est pas celle des exposants: Rien ne serait de plus 
mauvais goat que d’arriver pour l’ouverture ; cela sentirait son com- 





770 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


mercant médiocre : il faut attendre, comme au théatre, que les pe- 
tites gens soient placés. Les curieux trop pressés ont payé vingt 
sous pour entrer dans un grand atelier de menuiserie, oti ils cou- 
raient risque de recevoir du platre sur leurs habits et des marteaux 
sur la téte. Aujourd’hui Exposition d’économie domestique com- 
mence 4 prendre figure ; nous n’y rentrerons, s'il y a lieu, que lors 
qu’elle sera au complet, et qu’elle aura perdu cette physionomie de 
bazar en déballage qu'elle offre encore aujourd hui. 

L’Exposition d’économie domestique a grossi d'un nouveau con- 
cours la liste déja si longue de tous les concours du mois. La société 
pastorale qui s’est baptisée du nom de Société péristéraphile (saluez, 
c’est du grec!) nous convoquait 4 une joute de pigeons voyageurs la 
veille du jour ov l'Université couronnait solennellement les vain- 
queurs de ses pacifiques batailles. Je ne décrirai pas en détail cette 
féte des enfants studieux et des méres orgueilleuses, qui existe de- 
puis plus d'un siécle ct n’a guére varié depuis quarante ans : Ja 
grande salle de la Sorbonne, sobrement décorée el remplie jusqu’aux 
combles, sur l’estrade un tréne pour M. le ministre de l’instruction 
publique, dans la premiére tribune du sud un autre tréne pour ma- 
dame la ministresse ; sur des tabourets de velours les‘ prix d’hon- 
neurs, blocs étincelants noués de faveurs blanches, l’entrée solen- ~ 
nelle des professeurs de collége en toques et en robes, el des Facuités 
en grand costume, précédées de leurs massiers, sur un air de lor 
chestre. A V’entrée de VInstitut, la musique militaire a joué le 
Cheur des vieillards de Faust, 4-propos qui peut passer, au gré du 
lecteur, pour trop spiriluel ou trop naif. Puis le tambour bat aux 
champs, et le ministre, précédé d’un nombreux cortége, apparait 
démocratiquement vétu d’un simple habit noir, veuf de tout ruban 
rouge, tandis que l’orchestre, en bon courtisan, lui souhaite la bien- 
venue avec le Pardon de Ploérmel. Quelques instants aprés, le géné- 
ral Ladmirault, gouverneur de Paris, fait son entrée, saluée par 
une triple salve d’applaudissements; mais l’ceil cherche en vain 
sur l’estrade, garnie des plus hauts fonctionnaires du gouverne- 
ment, la figure de Mgr l'archevéque de Paris. 

M. Crouslé, professeur de rhétorique, lit le discours latin d’usage, 
écrit dans une langue claire et simple, qui se préoccupe moins de 
Pélégance raffinée des tournures que de la justesse de la pensée et 
de la propriété des termes. On l’applaudit fort, —-les uns, parce 
qu’ils le comprennent, les autres parce qu’ils veulent faire semblant 
de le comprendre. Mais il fallait voir les attitudes des dames, dont 
chaque applaudissement aiguillonnait 1a curiosité; il fallait voir 
surtout la téte du brave général Ladmirault! Les éventails s'agi- 
tent, l’impatience s’accroit. Il ne manque aux mérites de cette ha- 








LES (EUVRES ET LES HOMMES. 174 


rangue cicéronienne que celui de la briéveté. Enfin, voici l’éloge 
obligé de M. Thiers, — et c’est fini. | 

Puis M. le ministre se léve, et avec une abondance de gestes, avec 
une intensité d’action oratoire que je ne lui soupconnais pas, il pro- 
nonce le discours que vous avez lu. Aprés avoir énergiquement 
enfoncé quelques portes ouvertes et terrassé le monstre de la bifur- 
cation, décédé, grace 4 Dieu, depuis 1864; aprés avoir affirmé la 
république sans toucher au pacte de Bordeaux, fait une allusion 
discréte & l’instruction gratuite et obligatoire, déclaré que 1’Uni- 
versilé resterait la méme tout en se renouvelant, et qu’il la trans- 
formerait sans y toucher, M. Jules Simon conclut par un nouvel 
éloge de M. Thiers : c’est le second et le dernier de la séance, ‘car il 
n’y avait pas trois discours. | - 

Les journanx malicieux qui se font un plaisir de relever toutes les 
inedvertances de notre ministre de l'instruction publique, ont noté 
encore dans ce discours une erreur sur le philosophe Condorcet, 
dont la république a eu la singuliére idée de donnet le nom au lycée 
ci-devant Bonaparte, et ci-devant Bourbon. C’est peu de chose, 
beaucoup moins que d’avoir confondu Du Cerceau I'architecte avec 
le P. Du Cerceau : il y a lieu néanmoins d’engager M. le ministre 
a se défier de son secrétaire. 

On proclame d’abord le résultat du concours des départements, 
ce qui permet aux jeunes éléves de faire une ovation significative 
au nom de Nancy. La comparaison établie entré Paris et la province 
assure 4 celle-ci la victoire sur bien des points. Nous saluons ce 
résultat comme le plus beau triomphe du grand concours, et nous 
sommes bien sfir que la commission de décentralisation Daurait 
applaudi comme nous. | | 

La proclamation des prix obtenus par'les lycées de Paris n’a rien 

offert de remarquable que la chute de, Charlemagne, longtemps le 
Gladiateur "des steaple-chases universitaires, aujourd’hui batti, si 
l'on me permet la ‘continuation de ce langage hippique, par les 
‘ivaux qu’il distancait autrefois de plusieurs longueurs. Comment 
st tombé ce fort d’Israél? Il 's’est endormi dans sa gloire et va se 
éveiller dans sa défaite. Ce sont des luttes terribles, ardentes, 
icharnées, celles o& combattent les thames, les versions et les dis- 
ours latins rangés en bataille. Regardez les vainqueurs qui s’a 
ancent, & l’appel de leurs noms, dans le tumulte joyeux des ap- 
laudissements et des fanfares. Quels teints terreux, quelles joues 
reusées, quels yeux éteints! Il en est bien peu, sauf dans les plus 
asses classes, qui aient gardé la grace et la fratcheur de la jeu- 
asse. N’*importe, toutes les méres les contemplent et les envient. 
un de ces triomphateurs ne s’est point laissé couronner par le mi- 


772 LES (UVRES ET LES HOMMES. 


nistre; un autre n’a pas répondu 4 lappel de son nom : tels sont les 
deux incidents qui onf signalé la cérémonie, puisque nous en som- 
mes réduits 4 ce point par nos divisions, que la politique se fourre 
partout, méme chez les éléves de quatriéme et dans les distribu- 
tions de prix. 

Que dis-je? Ceux qui devraient Ven exclure comme une peste, 
prennent soin de l’y fourrer eux-mémes. Ce qu’étaient jadis jes 
discours des présidents de conseils généraux, 4 louverture des 
sessions, ceux des distributions de prix le sont devenus aujourd’hui. 
L’estrade se change en tribune, et, d’un bout de la France a l'autre, 
on entend des harangues ot il est question de tout, sauf de la 
seule chose essentielle, et o, comme M. Jules Simon, l’on s’adresse 
4 tout le monde, en n’oubliant que les éléves. M. le préfet de la 
Seine a donné, lui aussi, 4 diverses reprises, ce facheux exemple. Je 
ne parle pas de Péloge de M. Thiers, dont il ne pouvait songer a 
saffranchir, pas plus que les deux orateurs du grand concours. 
L'éloge de M. Thiers est, pour le moment, un lieu commun oratoire, 
qui fournit une péroraison aussi indispensable que l’exorde et toutes 
les autres parties du discours : aprés les correspondants de Trou- 
ville, quis’attendrissent sur le parapluie de M. Thiers, et nous font 
des révélations sur son peignoir de bain, les orateurs sont en train 
de dépasser, 4 l’égard du président de la république, le lyrisme 
monotone, — qu’il me soit permis de le dire au simple point de vue 
littéraire, — des flatteries sous lesquelles git écrasée la mémoire 
de Louis XIV. 

Le collége Chaptal, gratifié d’un discours politique de M. le préfet 
de la Seine, était prédestiné 4 toutes les disgraces. C’est la qu’on a 
vu M. Cantagrel, délégué par le conseil municipal, distribuer aux 
éléves des prix approuvés, horresco referens! par plusieurs évéques. 
Infortunés éléves! infortuné M. Cantagrel! Le Siécle, gardien jaloux 
de la dignilé démocratique, le Siécle, dont le directeur, M. Havin, 
montail dans les voitures épiscopales et donnait sa bénédiction au 
peuple, lui a reproché amérement celte dérogation aux lois austéres 
de la libre pensée, et M. Cantagrel, traité jadis de vieux farceur dans 
un club de Bordeaux par un citoyen facétieux, et compromis de- 
rechef aux yeux de son parti, malgré tout ce qu'il a fait pour lui 
plaire, a protesté, avec des larmes dans la voix, qu’il n’y avait pas 
de sa faute. Voila o& nous en sommes en l’an de grace et de répu- 
blique 1872 sur le terrain deg distributions de prix. O messieurs, 
— 6 citoyens ! — respectons la jeunesse, de Brees et laissons-la en 
dehors de nos vilains débats! 


Victor Fourne.. 





REVUE SCIENTIFIQUE 


‘ 





Mort de Charles Delaunay, — Vie et travaux de ce savant. — Son successeur probable 
4 la direction de Observatoire. — M. Faye. — Ses idées sur la décentralisation de 
Vastronomie. — Le soleil. — Une bonne fortune du P. Secchi. — Le soleil et les au- 
rores polaires. — L’éruption solaire du 7 juillet. — Note de M. Sureau. — Mémoire 
du P. Secchi. — Le spectroscope. — L’analyse chimique du soleil et des astres, —~ Le 
magnésium dans la chromosphére. — Observations de M. Tacchini. — La lumiére au 
magnésium et la lumiére solaire. —- Les choses de notre planéte. — Les «abiens de 
la terre.» — La vigne et le phylloxera vastatriz.— Origine probable de cet insecte. 
— Les vignes américaines. — Ravages actuels du phylloxera en France et en Portu- 
gal. — Travaux de MM. Planchon, Sahut et Bazille. — Rapport adressé par ce der- 
nier au ministre de l’agriculture. — Ce que peut le ministre. — Un prix de 20,000 fr. 
— Remédes proposés et essayés contre le phyllozera. — Encore 10,000 francs. 


La science francaise a perdu, depuis la publication de notre derniére 
revue, un de ses représentants les plus illustres, et l'un de ceux qui pro- 
mettaient encore de contribuer le plus efficacement a ses progres et 4 sa 
gloire. Et les regrets que cette perte doit causer a tous les savants, a tous 
les amis de la science sont rendus plus douloureux encore par le déplo- 
rable accident qui l’a causée et qui en fait une véritable catastrophe. Le 
6 aodt dernier, M. Charles Delaunay, membre de I'Institut et directeur de 
Observatoire de Paris, traversait la rade de Cherbourg sur une barque 
4 voile, avec son cousin M. Millaud et deux matelots, lorsqu'un coup de vent 
yue rien n‘avait fait prévoir fit brusquement chavirer l’embarcation. Quel- 
ue hate que l’on mit 4 organiser les secours, il fut impossible d’arriver 
| temps pour sauver aucun des naufragés, et c'est seulement le lendemain 
ae le corps de M. Delaunay fut retrouvé prés de I'ile Pelée, a l’est de la 
ade. 

M. Delaunay était né 4 Lusigny (Aube) le 9 avril 1816. 11 n’était agé 
ue de cinquante-six ans; on peut donc dire que la mort est venue le 
u-prendre au milieu de sa carriére; et quelle carriére !... Sorti le premier, 
vingt ans, de |’Ecole polytechnique, il entra 41l'Ecole des mines. Mais 
rivé au grade d'ingénieur de premiere classe, il s’appliqua exclusivement 
x sciences mathématiques et devint bientét professeur de mécanique a 
‘cole polytechnique et 4 la Faculté des sciences. Il fut élu en 4855 4 la 


174 REVUE SCIENTIFIQUE. 


place laissée vacante dans la section d’astronomie de l’Académie des scien- 
ces par la mort de Mauvais, et nommé, la méme année, membre du Bureau 
des longitudes. Enfin, en 1870, M. Le Verrier ayant dd quitter la direction 
de l’Observatoire 4 la suite des nombreuses et vives reclamations soule- 
vées par son administration autocratique, M. Delaunay fut appelé 4 hui suc- 
céder ; et le gouvernement, en le plagant a la téte de ce grand établisse~ 
ment scientifique, ne fit que ratifler, en quelque sorte, le suffrage presque 
unanime des hommes compétents. Non-seulement, en effet, M. Delaunay 
avait été un des adversaires les plus énergiques des errements de son pré- 
décesseur, mais la haute valeur de ses travaux astronomiques et mathé- 
matiques le désignait des premiers au choix du chef de ]'Etat. On doit a 
M. Delaunay une note sur le Calcul des variations, une des branches les 
plus difficiles du calcul infinitémisal ; un Traité de mécanique rationnelle 
qui fait autorité dans la science ; un remarquable rapport sur les progrés 
de l’astronomie (1867); de-nombreux mémoires publiés, soit dans les 
Comptes rendus de l’Académie des sciences, soit dans d'autres recueils, et 
relatifs 4 diverses questions d’astronomie, de mécanique et de mathéma- 
tiques pures. Mais le travail qui l’a le plus occupé, c’est l'étude, qu'il vou- 
lait rendre compléte, de notre satellite considéré soit dans sa constitution 
et ses mouvements propres, soit dans ses rapports avec les autres corps 
eélestes, et particuliérement avec la Terre. Il publiait, dés 1843, un Mé- 
moire sur la théorie des marées, et, en 1846, une Nouvelle théorie analyti- 
que du mouvement de la Lune. Il a communiqué ultérieurement a I’ Acadé- 
mie sur des sujets du méme ordre plusieurs mémoires importants, et le 
11 mars 1867, 4 la séance publique annuelle de l’Académie, il lisait un 
remarquable travail intitulé : La Lune, son importayce en astronomie, 
inséré dans l’Annuaire du Bureau des longitudes, et dont nous avons rendu 
compte ici (livraison du 25 avril 1867). 

A cette occasion et toutes les fois que nous avons eu a entrelenir nas 
lecteurs des travaux de Charles Delaunay, nous avons signalé les rares et 
précieuses qualités quile distinguaient et comme investigateur et comme 
écrivain et, nous pouvons ajouter, comme vulgarisateur. La précision élé- 
gante et la clarte inerveilleuse Ju style répondaient chez lui a la lucidité de 
lesprit et a la sdreté du raisonnnment. Il était du petit nombre de ceux qui, 
4 lAcadémie, se faisatent toujours écouter, parce qu’ils savaient se faire 
comprendre. Il captivait |'attention et charmait l’esprit par la seule limpi- 
dité de son langage, a travers lequel on percevait distinctement les vérités 
scientifiques lés plus abstraites, comme 4 travers une lame de cristal on 
voit les plus menus objets. Les traités élémentaires de mécanique et d‘as- 
tronomie de Delaunay sont des chefs-d’ceuvre du genre, et tous ceux qui 
ont suivi ses lecons le proclament un maitre en l'art difficile d’enseigner. 
Aussi a-t-on exprimé avec raison le rezret qu’en arrivant a la direction de 
l’Observatoire, il n’ait pas repris les traditions laissées par Frangois Arago, 








REVUE SCIENTIFIQUE. 718 


dont les legons publiques d’astronomie obtinrent pendant plus de vingt 
ans un si grand et si légitime succés. S’il était en France un savant, un 
orateur capable de succéder a Arago dans cet enseignement a la fois élevé 
et populaire, c’était assurément Delaunay. On doit reconnaitre d’ailleurs 
que, malgré le tumulte des événements, son trop court passage a 1a direc- 
tion de l’Observatoire a été marqué par l’accomplissement d'utiles réfor- 
mes et par une impulsion féconde donnée aux travaux astronomiques et 
météorologiques. 

N’oublions pas d’ajouter que, pendant le siége et pendant la Commune, 
M. Delaunay est resté & son poste et a pris toutes les mesures qui semblaient 
devoir assurer la conservation des instruments et des papiers que renfermait 
l’établissement confié & sa garde. Il ne pouvait prévoir que des forcénés ten- 
teraient de détruire ce que les obus prussiens avaient épargné. Aprés s’étre 
retranchés dans I’Observatoire comme dans une forteresse, et s’y étre main- 
tenus pendant deux jours, les fédérés se décidérent, dans la nuit du 25 au 
24 mai, a battre en retraite; mais auparavant ils enfoncérent la porte d’une 
piéce du rez-de-chaussée ow l'on avait déposé les instruments de géodésie en- 
fermés dans des caisses, et ils y mirent le feu. M. Delaunay, avec le concours 
de son confrére, M. Yvon Villarceau, de M. Marié-Davy et de quelques autres 
personnes qui étaient demeurées dans l’établissement, parvint 4 éteindre 
incendie. Mais déjé de magnifiques instruments avaient été détruits ou 
gravement endommagés. Bientdét les insurgés, faisant un retour offensif, 
déclarérent qu’ils mettraient de nouveau le feu, mais celte fois partout en 
méme temps, afin qu’il fat impossible de l’éteindre. Les habitants de |’Ob- 
servatoire restérent douze heures encore sous le coup de cette menace, 
dont la victoire définitive des troupes réguliéres empécha heureusement la 
réalisation. M. Delaunay ne quitta l’Observatoire que le 26, lorsque tout 
danger eut cessé, et il y rentra peu de jours aprés pour veiller 4 ce que 
toute chose y fit remise en ordre. 

Et maintenant, qui le remplacera? Je ne crois pas faire acte de témérité 
en disant que le futur directeur de I’Observatoire est déja désigné par 
opinion publique, comme Delaunay |’était au moment de la révocation de 
M. Le Verrier. Le nom qui est aujourd'hui dans toutes les bouches est celui 
de M. Faye. Nous avons plusieurs fois entretenu nos lecteurs des travaux de 
ce savant, et notamment de sa belle théorie de la constitution physique du 
soleil. Nous avons fait connaitre aussi l’opinion qu’il éimit au mois de sep- 
tembre 1869, lorsqu’il était question d’abandonner 1’Observatoire actuel 
pour en reconstruire un beaucoup plus vaste et plus grandiose hors de 
Paris, 4 Fontenay, par exemple. Gomme membre de la commission chargée 
d’examiner ce projet, et n’ayant 4 opter qu’entre deux partis : la création 
de cet observatoire-monstre & Fontenay, ou la conservation pure et simple 
de l’Observatoire de Paris, M. Faye s‘était prononcé pour le statu quo. 
Mais au fond il edt souhaité quelque chose de mieux. A l’observatoire uni- 


776 REVUE SCIENTIFIQUE. 


que et gigantesque que l'on voulait édifier, il edt préféré la fondation rela- 
tivement moins codteuse et beaucoup plus utile de plusieurs observatoires 
dans des situations diverses. Il eit voulu, en un mot, décentraliser les 
études astronomiques. Cette idée nous parut alors et nous parait encore 
excellente. Nous y voyons une preuve du judicieux esprit de M. Faye et 
de l’excellence de ses vues en matiére d’organisation scientifique, et c’est 
pour nous une raison de plus de faire des voeux pour que le gouvernement 
remette entre ses mains la direction de l’'Observatoire, ow mieux, celle des 
études astronomiques en France. j 

De méme que M. Delaunay avait choisi la lune pour sujet principal de 
ses méditations et de ses calculs, de méme M. Faye s’attache de préfé- 
rénce A l'étude du soleil. Mais il n’est pas le seul, tant s’en faut. Beaucoup 
d’autres astronomes, en France et ailleurs, se sont mis 4 diriger assidv- 
ment leurs télescopes et leurs spectroscopes vers cet astre qui, heureuse- 
ment, luit pour tous et offre 4 tous un champ presque illimité d’observa- 
tions et de découvertes. L'illustre astronome romain, le P. Secchi, est un 
des contemplateurs les plus assidus de l’astre éblouissant, et son assiduité a 
recu derniérement une récompense digne d’envie. [la été donné au P. Secchi 
d’étre témoin, le 7 juillet dernier, d'un phénoméne solaire qui ne s’était 
offert encore 4 aucun regard mortel avec autant de netteté et sous une 
forme aussi remarquable. Cette observation a été d'abord signalée a l’Aca- 
démie des sciences, le 7 juillet, par M. Tarry, un des savants qui veulent 
établir une étroite connexion entre les perturbations de la surface du soleil 
et les aurores polaires, et qui voient dans celles-ci un effet direct de celles-1a. 
A la vérité, M. Tarry reconnaissait que cette opinion est fort difficile 4 con- 
tréler. Cependant, il invoquait 4 l’appui la simultanéité de l’aurore boréale 
signalée le 7 juillet 4 Brest par M.Sureau, et les mouvements de la photo- 
sphére observés leméme jour par le P. Secchi. Déja depuis plusieurs jours, 
le savant jésuite avait pu constater méme a l'ceil nu des taches dont l'une 
avait 2'24” de diamétre, lorsque le 7, 4 3 heures 30 minutes du soir, il vit 
se produire une violente explosion. « Les mouvements intérieurs des va- 
peurs incandescentes, parmi lesquelles on remarquait I’hydrogéne et la 
matiére inconnue qu'on n’a encore vue que dans le soleil, étaient si intenses, 
dit M. Tarry, que les nuages lumineux changeaient de forme & vue d'ceil, 
et qu’a 4 heures 15 minutes leur hauteur était dix fois plus grande que le 
diamétre terrestre. Ce spectacle, qui dura deux heures dans tout son éclat, 
était admirable. A 7 heures du soir, l'apparition était, redevenue la méme 
qu’au commencement. Le lendemain 8, une autre éruption a encore éé 
vue par le méme observateur, 4 peu de distance de celle de la veille. » 

Ces renseignements sont complétés par une note étendue que le P. Secchi 
a adressée, le 24 juillet, 4 Académie, avec des dessins représentant les dif- 
férents aspects du phénoméne, et qui figure au Compte rendu de la séance 
du 5 aodt. L’éruption se montra d‘abord sous la forme d’une gerbe lumi- 








REVUR SCIENTIFIQUE. 7117 


neuse surmontée de nuages cumuliformes, résultant de l’enchevétrement et 
de la fusion des jets eux-mémes. Le tout avait, 4 ce moment, une hauteur 
de 65” et s’éleva bientét 4 80’, en s’étendant sur une largeur de 10 degrés, 
pour se résoudre en filets « gracieusement recourbés, comme les feuilles 
d’'acanthe dans un chapiteau corinthien. » Puis Jes derniers restes de 
l'éruption du 7 apparurent suspendus dans l’espace, au-dessus de flammes 
assez faibles. Le lendemain, une belle tache accompagnée d’une autre érup- 
lion parut a la méme place. M. Secchi voulut s’assurer si cette éruption 
durerait jusqu'au moment ot, par le mouvement de rotation du soleil, la 
tache arriverait au bord du disque. Cela semblait au moins probable, car 
la tache était évidemment le siége d'un immense travail: elle changeait 
d’aspect chaque jour, et la facule qui l'environnait était tellement vive que, 
lorsqu’elle atteignit le bord, elle s’y montra sous la forme d’une élevation 
irés-sensible en deux points du contour circulaire. Sur le fond méme du 
soleil, elle se détachait trés-nettement. Le 414 juillet fut le jour du plus bril- 
lant spectacle. La tache était alors trés-prés du bord, et on ne la voyait 
qu’en raccourci. On pouvait constater néanmoins que son aspect s’était no- 
tablement modifié depuis la veille. A quelques panaches assez faibles 
s échappant du cratére succédérent d’abord de petits jets trés-vifs, de hau- 
teur médiocre, mais en masse compacte, prés desquels apparaissaient des 
jets filiformes de 41’50" de hauteur, contournés en spirale et en arc de 
cercle. 

« La masse brillante, dit le P. Secchi, passa par des phases trés-cu- 
rieuses. Aprés s’étre évarfouie 4 neuf heures cinquante-cing minutes, elle 
fut remplacée par un cumulus trés-élevé, oblique, de forme ovale, qui se 
transforma, dans l’espace de quelques minutes, en un nuage de forme 
ordinaire, émettant vers le bas une pluie de feu surprenante. A dix heures 
sept minutes, on fut étonné de voir l’éruption ranimée avec une forme 
différente de celle qu’on avait observée le matin, et tout a fait exception- 
nelle. L’ensemble avait l'aspect d'un bateau ; les jets, volumineux et trés- 
vifs, sortaient si obliquement a droite et 4 gauche, qu‘ils tournaient leur 
convexité du cété du bord solaire, circonstance que je n'ai jamais vue sur 
une échelle aussi vaste. C’etait l'aspect d'un vaste incendie, dans lequel 
un vent vertical écarterait les flammes de tous cétés. Cette apparition dura 
un quart d’heure au plus. Les flammes reprirent leur apparence ordinaire, 
et a six heures vingt minutes l’aspect était celui d’un vaste cratére de 
flammes, déprimé au milieu, d’ou sortait capricieusement un jet trés- 
délicat, filiforme et ramifié, se soulevant d'abord verticalement, se divi- 
sant et se repliant au sommet. » 

Les éruptions allérent ensuite s'affaiblissant les jours suivants, et le 
14 juillet Je centre de la tache était complétement ¢éteint. 

On sait que la science est, depuis quelques années, en possession d’an 
instrument qu’on nomme le spectroscope, et qui permet de déterminer 

£5 Aovur (872. 50 


718 REVUE SCIENTIFIQUE. 


exactement, d’aprés l’examen des raies diversement colorées ou des raies 
obscures du spectre fourni par les corps lumineux, la composition chimi- 
que des corps. On sait aussi que la méthode spectroscopique est appliquée 
journellement a l'étude des astres, et que les astronomes peuvent dire 
maintenant avec certitude de quels éléments sont formés le soleil, les 
étoiles, les nébuleuses. Pour ce qui est de Ja composition de la photo- 
sphére solaire, c’est-a-dire de ]a sphére lummeuse 4 laquelle seule peuvent 
s'appliquer nos investigations, on ne sera pas étonné d’apprendre qu'elle 
varie 4 chaque instant. Cette masse immense, en effet, est le siége de 
mouvements continuels, d’incessantes réactions, dont le phénoméne 
décrit par le P. Secchi, dans la note que je viens de résumer, ne donne 
encore qu'une faible idée, et qui peuvent aller jusqu’a modifier d’une ma- 
niére appréciable la lumiére méme du soleil. Vers le milieu du mois de 
juin dernier, quelques personnes avaient cru remarquer un changement 
de ce genre, lorsqu’un savant italien, M. Tacchini (de Palerme), put a la fois 
vérifier le fait et en trouver }’explication par l’examen spectroscopique de 
l'astre du jour. Déja, six semaines auparavant, il avait vu que le magné- 
sium, qui entre pour une notable part dans la composition de l’atmosphére 
incandescente du soleil, se montrait sur des régions plus étendues que 
de coutume, c’est-a-dire mesurées par des arcs de 120° 4 168°, tandis que 
les observations ordinaires ne donnent que des arcs de 60° a 66° au 
plus. La présence du métal s’accusait surtout vers le bord occidental. Le 
18 juin, M. Tacchini put constater le magnésium sur toute la périphérie 
du soleil; c’est-a-dire que la chromosphére se trouyait toute envahie par 
les vapeurs de ce métal. 

A cette ébullition générale correspondait une absence de protubérances: 
ce que M. Tacchini trouve tout naturel; et en méme temps les flammes 
de la chromosphére étaient trés-prononcées et trés-brillantes. «Il me 
semblait, dit le savant observateur, voir se renouveler la surface de notre 
grande source de lumiére. » A mesure que se manifestait cette sorte 
d'épanchement lumineux, les raies caractéristiques du magnésium appa- 
raissaient plus vives et plus larges. A 288°, on voyait des flammes res- 
plendissantes, qui firent penser 4 M. Tacchini qu’en ce point devait 
certainement se trouver une belle facule. En effet, en regardant le soleil 
par projection, il trouva 4 la place indiquée une facule trés-lumineuse, 
qui était sur le bord du disque. Les granulations se voyaient trés- 
distinctement, et l'on apercevait sur le contour un grand nombre 
de petites facules : phénoméne qui accompagne toujours la présence 
du magnésium. « A chaque position du spectroscope, ajoute M. Tacchini, 
j'ai noté également I’intensité relative des raies, et j’ai observé, un grand 
nombre de fois, que les variations de largeur dans les raies correspon- 
Yaient parfaitement aux variations de l’intensité lumineuse des flammes 
chromosphériques. » La grande abondance du magnésium continua encore 








REVUE SCIENTIFIQUE. 779 


4 se manifester, mais non plus sur le bord entier. Ces observations sem- 
blent démontrer, selon M. Tacchini, que l’on doit admettre, dans la masse 
vaporeuse et gazeuse du soleil, non pas des éruptions locales, mais « des 
expulsions completes, c’est-a-dire un mélange de certaines vapeurs mé- 
talliques avec la chromosphére, mélange étendu 4 la surface entiére du 
soleil qui, par conséquent, doit se trouver 4 l'état gazeux. » M. Tacchini 
fait remarquer que ces observations et les conséquences qui sen déduisent 
tout naturellement concordent tout a fait avec la théorie de la constitu- 
tion physique du soleil, telle que M. Faye l’'a développée. 

La présence du magnésium dans le soleil suggére d’ailleurs une autre 
remarque, moins importante sans doute au point de vue de la philosophie 
astronomique, mais que nous nous hasardons néanmoins 4 énoncer ici. 
On n’ignore pas que le magnésium est un métal non-seulement trés-oxy- 
dable, mais combustible, et qui répand, en brilant, une lumiére d'une 
intensité et d'une blancheur tout & fait comparables a la lumiére du soleil. 
On construit aujourd’hui, pour l’usage des cours de physique et de chi- 
mie, et pour les théatres, des lampes ot la méche est remplacée par un 
fil de magnésium, qui se dévide mécaniquement au fur et 4 mesure de sa 
combustion. Une seule lampe de ce genresuffit pour éclairer @ giorno une 
vaste salle. Ces lampes, 4 l’aide desquelles on peut obtenir des épreuves 
photographiques, ont seulement l’inconvénient de répandre dans lair d’a- 
bondantes fumées blanches, qui ne sont autre chose que la magnésie ou 
oxyde demagnésium, substance fort usitée en médecine, comme chacun sait. 
Or il semble résulter des observations spectroscopiques de M. Tacchini, 
que cet éclairage au magnésium n’est pas, comme on le croyait. jusqu'ici, 
ane imitation, mais bien une reproduction en petit, une miniature du 
jour, et que le soleil doit sans doute, en grande partie, la blancheur 
éblouissante de sa magnifique lumiére a la prodigieuse quantité de ma- 
gnésium en ignition que contient sa chromosphére. 

Lorsqu’une fois on se met a passer en revue les travaux des astronomes 
concernant le soleil, les pages peuvent longtemps s’ajouter aux pages 
sans que la matiére soit épuisée. I] convient cependant de laisser « le dieu 
poursuivre sa carriére, » pour ramener un peu nos regards vers les choses 
de notre humble planéte, et mieux encore vers celles de notre pays, en 
tant, bien entendu, que ces choses dépendent des lois de la nature, et 
sont du domaine de la science. Si, par exemple, nous nous occupons de 
ce qui nous intéresse le plus directement, 4 savoir les productions de 
notre sol, nous trouvons 14, sans doute, des sujets de contentement. Les 
« biens de la terre » ont prospéré cette année, et les nouvelles de nos ré- 
coltes sont généralement des plus favorables. Il y a bien, toutefois, quel- 
ques points noirs, quelques taches sombres a notre horizon. L'abondance 
des fourrages et la disparition de la peste bovine permettent d’espérer 
que nos pertes en betail seront bientét réparées. Les récoltes en céréales 


1:0 REVUE SCIENTIFIQUE. 


dépassent de beaucoup les besoins de la consommation; mais il est une 
autre de nos grandes cultures nationales, une des principales sources de 
notre richesse, dont la situation n’est pas 4 beaucoup prés aussi satis- 
faisante pour le présent, ni surtout aussi rassurante pour l'avenir. Je veux 
parler de la vigne. Les gelées du printemps I’ont fait souffrir, mais ce 
n'est 14 qu'un accident. Ce qui est plus grave, c’est le nouveau fléau qui 
s'est abattu depuis quelques années sur nos vignobles du Midi, et dont les 
ravages, déja trés-sérieux, tendent 4 prendre des proportions vraiment 
désastreuses. Ce fléau, c'est le phylloxera vastatriz. 

Dans notre bulletin scientifique du 25 octobre 1868, nous avons exposé 
ce que l'on savait des caractéres zoologiques et des meeurs de cet insecte, 
encore imparfaitement étudié 4 cet époque. Nous avons le regret de dire 
quon ne le connait pas beaucoup mieux aujourd'hui. On a seulement 
quelques données, sinon certaines, au moins trés-probables sur son ori- 
gine. On sait aujourd’hui que le phylloxera était depuis longtemps connu 
en Amérique, et l’on a tout lieu de penser qu'il a été introduit en France 
avec des cépages importés des Etats-Unis dans nos départements méridio- 
naux. Mais il faut ajouter qu’en Amérique il n’avait jamais fait beaucoup 
de mal, se bornant 4 attaquer les feuilles. Ici, au contraire, c’est aux 
racines qu’il se prend, et particuliérement aux racines des cépages fran- 
cais, tout en continuant de déposer ses ceufs sur les feuilles des cépages 
américains. 

D’autre part, il résulte de renseignements pris auprés des agronomes et 
des naturalistes des Etats-Unis, que dans ce pays certaines variétés au- 
raient le privilége de ne tenter nullement Vappétit du phylloxera. On 
désigne nommément comme jouissant d’une immunité complete les va- 
riétés dites Concard, Charles-Oak, Catawha, Isabella, Diana, etc. Cette 
immunité, si elle est réelle, pourrait fournir un moyen de combattre 
efficacement la multiplication du phyllorera, par le greffage de variétés 
indemnes, soit sur des pieds de vignes cultivées indigénes, soit méme 
sur de la vigne vierge. Mais avant d’examiner les remédes proposés ou 
essayés contre Je fléau, il nous faut bien dire quels ont été les progrés du 
mal depuis son apparition et quelles pertes il a causées. Les renseigne- 
ments donnés 4 l’Académie des sciences, d’aprés une récente publica- 
tion de la Société d’agriculture de ]’'Hérault, et ceux que nous avons nous- 
méme puisés aux sources officielles, ne sont rien moins que consolants. 

On se rappelle que la maladie s'est déclarée pour la premiére fois en 
1865, dans les départements riverains du Rhéne, et qu’en 1868 elle avait 
déja causé aux viticulteurs de Vaucluse et des Bouches-du-Rhéne des 
pertes assez notables. Or, a l'heure of nous écrivons, 20,000 hectares sur 
30,000, dans le département de Vaucluse, sont entiérement dévastés. 
Dans Je Gard, l’arrondissement d’Uzés est ruiné. Il en est de méme de 
Tarrondissement d’Arles, dans les Bouches-du-Rhéne. Dans l'Hérault, o& 





REVUE SCIENTIFIQUE, TH - 


le mal sévit sur un grand nombre de points, les vignobles de Lunel et 
Lunel-Vieil ont éprouvé des pertes énormes. Les autres départements ’ 
aiteints sont ceux de l’Ardéche, des Basses-Alpes, de la Gironde, du Tarn 
et du Var. Le fléau a gagné, en outre, le Portugal, et causé des dommages - 
sérieux dans la vallée de Dourg et.dans les vignobles si justement célébres : 
de Porto. 

M. Gaston Bazille, président de la Société d’agriculture de l'Hérault, un 
des trois auteurs qui ont découvert le phylloxera, qui en ont tracé l'histoire 
et lui ont assigné une place dans la série entomologique (les deux autres 
sont HM. Sahut et Planchon), M. Bazille donc a adressé, le 49 juin dernier, 4 
M. le ministre de l’agriculture, un rapport qui contient, touchant la marche 
du fléau et les remédes 4 l'aide desquels on peut: espérer de l'arréter, des 
indications pleines d’intérét. ll constate que, dans l'Hérault, le nombre des 
communes envahies est d’au moins vingt-cing, et que le phylloxera, de- 
puis son apparition, s'est avancé chaque année d'une quinzaine de kilo- 
métres vers l’ouest. A la vérité, pour chacune de ces vingt-cing commu- 
nes, hormis celle de Gely-du-Fescq, ot le mal s’est étendu sur une dou- 
zaine d’hectares, la perte se réduit encore a peu de chose, et la réeolte de 
1872 ne sera pas, en sommeé, sensiblement diminuée. « Mais ce qu'il y a, 
dit M. Bazille, de grave et de désolant pour l'avenir, c'est qu'un vignoble 
pris est un vignoble perdu, si l'on ne parvient 4 détruire le phylloxera. Ce 
n’est plus qu'une question de temps... Le département de |'Hérault, dont 

toute la partie méridionale est exclusivement consacrée 4 la vigne; au, par 
suite de Ja nature du sol, de la sécheresse habituelle du climat, la vigne 
seule donne des produits rémunérateurs, est meénacé d'un désastre épou- 
vantable. Les sommes énormes immobilisées dans le sol par les planta- 
lions, par la construction des celliers, achat des foudres, du matériel vi- 
naire, seraient complétement perdues; un commerce florissant serait 
anéanti. Déja, a Vheure qu'il est, les ventes de vignes aux environs de 
Montpellier deviennent difficiles, et la terre a perdu un quart de sa valeur. 
A la ruine des propriétaires s’ajoutera pour V’Etat une diminution considé- 
rable de recettes, la matiére imposable venant 4 manquer. Ce sont la de 
tristes prévisions, mais j'affirme qu’elles n’ont rien d’exagéré. » 

Tristes prévisions, en effet, et si M. Bazille ne les exagére pas, au moins 
semble-t-il y insister avec intention, surtout dans la derniére phrase, qui 
:ontient un appel a la sollicitude intéressée du gouvernement, et qui peut 
;e traduire assez exactement par ceci : « Prenez garde, monsieur le minis- 
re : si les choses continuent d’aller de ce train, nous ne pourrons plus 
sayer nos impéts. Or vous savez si I'Etat a besoin d'argent! Hatez-vous 
[onc de venir a notre secours. Caveant consules! » C'est fort bien; mais 
ruelles mesures de salut attend-on du ministre, et comment veut-on qu'il 
"y prenne pour arréter le mal? Il y a trois ou quatre siécles, les pucerons 
le structeurs dela vigne eussent été cités devant un tribunal qui edt in- 


782 REVUE SCIENTIFIQUE. 


truit réguliérement leur procés en leur nommant un curateur, comme cela 
s'est pratiqué mainte fois 4 l’égard des hannetons, des sauterelles, des can- 
tharides, des charancons, et autres « insectes des champs. » On les edt 
condamnés a « vider les lieux;» on les edit sommés de se retirer des 
« fonds cultifs, » en leur assignant pour retraite quelque site sauvage — 
car il faut que tout le monde vive — et l’on eit attendu patiemment lef- 
fet de cette sentence, diment signifiée aux délinquants. En notre temps, 
on est convaincu que cette procédure n’aurait aucun effet, et l'on s’y prend 
d'autre fagon pour obliger les pucerons 4 respecter la propriété. Le gou- 
vernement, pour son compte, fait ce qu'il peut, mais il ne peut pas grand’- 
chose. M. le ministre de l’agriculture correspond avec les préfets et les 
sociétés agricoles; il fait prendre par son collégue des affaires étrangéres 
des renseignements auprés des autorités civiles, agricoles et scientifiques des 
Etats-Unis; il recueille et distribue les indications et les instructions. Sous 
le gouvernement déchu, le ministre a fait plus: il a promis 20,000 francs 
de récompense a celui quitrouverait un moyen — mais un moyen vraiment 
efficace — de détruire ou de chasser le phylloxera. J'ai & peine besoin de 
dire que l’appat de ces vingt mille francs a fait éclore une foule d’inven- 
tions dont les meilleures ne sont qu'inoffensives, et dont plusieurs accu- 
sent chez leurs auteurs une naiveté pleme de candeur unie 4 une profonde 
ignorance. Contentons-nous d’indiquer, parmi les remédes proposés ou 
essayés contre le phylloxera, ceux auxquels les hommes compétents, chi- 
mistes, naturalistes, agronomes, ont reconnu un degré quelconque d’effi- 
cacité. La plupart sont décrits et appréciés avec une parfaite compétence 
dans le rapport, déja cité, de M. G. Bazille. La conclusion malheureuse- 
ment est que la « question du phylloxera » n'est pas encore résolue, et que 
les 20,000 fr. de M. le ministre sont encore 4 gagner. 

J'apprends , au dernier moment, que l’Académie des sciences a chargé 
MM. Balbiani, Cornu et Duclaux d’étudier 4 fond le phylloxera, et que M. le 
ministre de l’agriculture vient de mettre 4 la disposition de ces trois sa- 
vants une somme de 10,000 francs pour subvenir aux frais de leurs recher- 
ches et de leurs expériences. 


Arntnur MAncin. 








MELANGES 


DISCOURS DE M. DE CHAMPAGNY 


AU COLLEGE DE JUILLY 


Les nouveaux oratoriens qui ont pris depuis quelques années, comme 
on sait, la direction du collége de Juilly, et y continuent dans |’éducation 
et l’enseignement, les glorieuses traditions de l'ancien Oratoire, célébraient 
le 4¢* de ce mois, devant une assistance distinguée, la distribution annuelle 
Jes prix. 

Le vénérable supérieur avait invité M. lecomte F. de Champagny a prési- 

ler cette solennité littéraire et chrétienne, en qualité de successeur 4 1’A- 
adémie de l’illustre Berryer, qui aimait 4 couronner les lauréats de cette 
qaison ou il avait été couronné lui-méme. L’auteur des Cesars avait ac- 
epté. Une communication amicale nous a permis de lire Ja spirituelle et 
ordiale allocution qu’il a prononcée en cette circonstance, et qui n’a pas 
1core été livrée au public. Nos lecteurs nous sauront gré de leur en faire 
mnaitre quelques passages; ils aimeront 4 voir comment un académi- 
en chrétien sait parler 4 des écoliers de ce temps, et ils trouveront plai- 
° & ce langage austére, mais plein du parfum des lettres antiques et 
r 1a si bien en harmonie avec les vieux souvenirs de Juilly. 
Apreés s’étre excusé de prendre la parole, lui qui n’en est pas léléve, 
ns cette maison si pleine de grands souvenirs, ot: a médité Malebranche, 
s’estreposé Bossuet, ot ont grandi Berwick et Villars, « héros de notre 
hire antique que nous ne nommons aujourd’hui qu’avec un soupir, » dit 
de Champagny ; ot — fait peu connu — la Fontaine porta un moment 
barrette d’oratorien; aprés s’étre défendu de donner des conseils 4 une 
messe quien recoit tous les jours de bouches si autorisées, M. de Cham- 
rmy sécrie: « Et qu’ai-je 4 faire en face de tels précepteurs, de tels 
‘fs, que de dire ces jeunes gens: Suivez-les! » Puis il ajoute : 


784 MELANGES, 


« Nous sommes dans un temps, chers enfants (vous permettrez ce lan- 
gage 4 mes cheveux blancs), nous sommes dans un temps ot ce qu'on sait 
le moins, c'est obéir. Votre vieux Cicéron, qui vous ennuie quelquefois un 
peu sous forme de pensum, mais que vous reconnaitrez un jour avoir été 
un homme de grand sens, connaissait bien notre siécle, le dépeignait a 
l’avance : « Dans cette société-la, disait-il dans son traité De la Republique, 
« comme nous appelons son traité du gouvernement, il n’y a de maitre 
« nulle part;... le pére a peur de son fils; le fils ne tient pas compte de 
« son pére;... le maitre craint ses disciples et leur fait la cour; les disci- 
« ples méprisent leur maitre ; les jeunes gens usurpent l'autorité des vieil- 
« lards; les vieillards, pour plaire aux jeunes gens, descendent aux diver- 
« tissements de la jeunesse. » C’est le mal de nolre temps; mais vous, 
heureux enfants, vous y échappez; vous avez des familles chrétiennes, des 
péres et des méres que vous respectez et que vous aimez, parce qu‘ils sa- 
vent en méme temps et vous enseigner l’amour et vous imposer le respect, 
parce que, tout en se donnant la joie de vous aimer, ils vous ont rendu le 
service de vous plier 4 l’obéissance; vous avez des maitres qui, par cela 
méme qu'ils sont pour vous des péres, sentent d’autant plus le devoir de 
se faire respecter ens¢faisant aimer, Vous échappez par la a la grande 
plaie de notre siécle; vous apprenez ce que, pour son malheur, notre pays 
a désappris, la discipline, sans laquelle il n’y a ni citoyens ni soldats (nous 
le savons trop). Vous avez pu quelquefois vous plaindre, gémir, murmurer 
de celte discipline, si aimante pourtant et si douce, mais rappelez-vous ce 
que je yous dis, chers enfants, un jour vous en bénirez Dieu. 

« Voyons, laissez-moi vous faire encore un peu de morale, de morale 
sévére. Il ne faut pas seulement obéir, il faut faire effort, il faut lutter, il 
faut combattre. Je sais bien que ce siécle-ci aime ses aises; il vous parlera 
de progrés, de progrés indéfini, de progres nécessaire et fatal, d’un age 
d’or qui va s ouvrir; les fruits de l’arbre tomberont 4 nos pieds, nousn’au- 
rons pas méme la peine de les cueillir; absolument comme ailleurs on dit 
aux ouvriers : ¢ Refusez de travailler et vous. deviendrez riches. » Chimé- 
res que cela! Le progrés est une belle chose, mais c’est 4 nous de le faire, 
de le faire avec l'aide de Dieu, en priant Dieu. Le vrai et vraiment désirable 
progrés, c'est le progrés de notre dme, et celui-la (vous pouvez déja le sa~- 
voir), c’est par l’effort, par le combat, par la patience, par la force contre 
soi-méme, qu'on peut lobtenir. il n'y a pas de fatalité; mais sil y avait au 
monde. quelque chose de fatal, ca ne serait pas le progres, ce serait le dé- 
clin. Qui, tous tant que nous sommes qui voulons le bien, nous avons 
faire effort; nous sommes des rameurs sur une faible barque, nous remor- 
tons le courant d'un fleuve impétueux (car, sachez-le, et chez {es individus 
et chez les peuples, le courant porte plutét vers Je mal). Ne faiblissons pas, 
ne laissons pas nos bras fléchir, ne laissons pas l’aviron immobile. Si news 
ralentissons un instant notre effort, le flot va nous ressaisir et noys rgeler 











MELANGES, 783 


bicn en arriére, Ce n'est pas moi qui parle ainsi, c’est votre poéte, c'est ce 
poéte 4 demi chrétien, Virgile: 


« ... Sic omnia fatis 
In pejus ruere ac retro sublapsa referri ; 
Non aliter quam qui adverso vix flumine lembum 
Remigiis subigit, si brachia forte remisit, 
-Atque illum in presceps prong rapit alveus amni. 


a Et savez-vous comment s‘appelle cette barque qui lutte contre le cou- 
rant, et dont nous sommes, méme le dernier d’entre nous, les humbles ra- 
meurs? Elle s’appelle le vaisseau de la France, et elle s’appelle aussi la 
barque de Pierre. Elle est bien humiliée, notre pauvre France, et disons-le, 
elle l’est par notre faute. Elle est bien en péril, la barque de Pierre, elle 
navigue au milieu des écueils, et le flot semble 4 chaque instant prét a l'em- 
porter. Si nous avions lutté et prie davantage, iin’ ven serait pas ainsi. Lu‘- 
tons et prions, il n’en sera plus ainsi. 

« Courage donc! Ce n’était pas bien loin d'ici (il y a aujourd'hui plus de 
soixante ans, mais ce souvenir ne me quiltera jamais), j'inclinais avec émo- 
tion ma téle enfantine sous Ja bénédiction d'un pontife prisonnier, vaincu, 
impuissant, disait-on alors, et tout prét a étre brisé. Et deux ou trois ans 
plus tard, le captif de Fontainebleau, Pie VII, rentrait dans Rome, libre, 
souverain, honoré de l'Europe enticre. Les souvenirs du passé doivent étre 
les espérances de l'avenir. Mon Virgile me le dit encore: - 


«0 passi graviora! dabit Deus his quoque finem. » 


REVUE CRITIQUE 


I, Marie-Antoinetle, ree de France, per M. J. de Chambrier. 2 vol. — I. La Com- 
pagnie de Jésus conservée en Russie aprés la suppression de 1712, par le P. Gagarin. 
4 vol. — Ill. Ivan le Terrgple, ou la Russie au seiziéme siécle, traduit du russe, par 
le prince Galitzin. 1 vol. — IV. De la prédication sous Henri IV, par M. Vabbé Lezat. 
1 vol. — V. Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie, par M. Maxime Du Camp. 
Tome III]. — VI. Céphalonie, Nazie et Terre-Neyve, par M. Gobineau, 1 vol. 


Il ne doit plus y avoir grand’chose 4 apprendre sur Marie-Antoinette ; 
mais l’'intérét qu'elle excite est loin d’avoir diminué; au contraire, plus et 
mieux l'on connait lajtragique destinée de cette reine qui, dans une courte 
vie, a vu «toutes les extrémités des choses humaines, » plus la compassion 
qu'elle inspire augmente. Toutefois, en attendant l'histoire, dont le temps 
nest pas encore venu, il reste aux écrivains qu’attire ce touchant sujet une 
chose importante 4 faire, c’est de dégager et de grouper les faits certains 
que contiennent les travaux auxquels il a donné lieu. 

Telle est la tache modeste que s'est imposée et que vient de remplir av3 
talent, mais sans tenir assez compte des exigences du public a l’endroit des 
sources, un gentilhomme neufchatelois, tout francais de coeur et de langage, 
M. James de Chambrier. L’ouvrage qu'il publie aujourd’hui sous ce titre : 
Marie-Antoinette, reine de France', résume dans un récit sympathique tout 
ce que l’on a de renseignements sérieux sur cette princesse. C'est un de ces 
ouvrages sagement concus, élaborés sans empressement et lentement amé- 
liorés, comme il ne s’en fait plus guére 4 Paris. Dans le principe, ce de- 
vait étre, semble-t-il, une simple biographie, ou plutét, ainsi que s‘ex- 
prime l’auteur, une vie, c’est-a-dire une narration destinée, avant tout, 
a intéresser et 4 servir de théme 4 des réflexions morales. Mais au cours 
de la rédaction, le travail a changé de nature. Pendant que M. de Cham- 


4 2 vol. in-42. Didier, édjt. 








REVUE CRITIQUE. 787 


brier poursuivait lentement en Suisse, ou il réside, son ceuvre d’humble 
ambition, commengaient chez nous, dans le terrain de la révolution, ces 
fouilles qui ont si profondément modifié les idées que nous nous étions 
faites dece cataclysme social, et ok se méle, involontairement et presque 
 forcément, la controverse politique. S’arréter immédiatement fut pour lui 
un devoir. La figure qu'il était en train d’esquissers éclairait et grandissait 

a ses yeux. [] posa le crayon et s’enquit avec sollicitude de ce qui, dans 

les exhumations de documents qui s’opéraient de toutes parts, pouvait 

se rapporter 4 son sujet et y rendre nécessaires des additions ou des re- 
touches. Assidue, longue, mais fructueuse fut la moisson. La primitive 

« vie » sy transforma; augmentée, remaniée, refondue, elle est devenue 

un livre tout nouveau, difficile a classer peut-étre dans les catégories 
recues, mais d’une lecture trés-attachante. Que si l’on tenait 4 le carac- 
(ériser au plus prés, comme parlent les mathématiciens, son titre pour- 
rait étre celui-ci : Mémotres sur la vie, le régne et la mort de Marie-Antoi- 
nette, reine de France. M. de Chambrier s'est, en effet, tellement identifi¢ 
avec l’époque et la société of a vétu la fille de Marie-Thérése, qu’on le di- 
rait un de ses contemporains; il en a, dans son style, l'élégance soutenue 
et un peu monotone, le godt du bel-esprit, et jusqu’aux rengaines senti- 
mentales mises alors 4 la mode par Diderot et Rousseau. De li, une nar- 
ration un peu diffuse, des excursions parfois un peu longues en dehors du 
véritable terrain, des maximes qui n'ont pas toujours assez de relief et 
d’opportunité et que ne compensent pas les traits d’esprit et les bons mots 
dont M. de Chambrier a fait ample récolte. 

Néanmoins, il y a un charme réel 4 retrouver Marie-Antoinette dans les 
milieux successifs ou elle a vécu, et ob M. de Chambrier nous la pré- 
sente avec son entourage. Son livre est une suite de tableaux ou plutét 
de scénes ou, autour du personnage principal, s'agitent des acteurs dont 
V’attitude et la physionomie changent 4 mesure que change la situation ou 
la fortune. 

Le premier de ces tableaux nous montre Narie-Antoinette 4 Vienne, jeune 
fille élevée a l’allemande, sous les yeux de sa mére, ou fiancée de l’héri- 
tier du tréne de France, et répétant, sous la direction de quelques maitres 
anvoyés de Versailles, son futur réle de dauphine. [1 ne nous semble pas 
yu'il y ait 14 toute la simplicité de couleur que la vérité de l’histoire aurait 
iemandée. C'était, d’aprés les renseignements les plus dignes de foi, un in- 
érieur terriblement bourgeois que celui du palais de Vienne, et une édu- 
ation médiocrement aristocratique que celle}qu’y recevaient les filles de 
farie-Thérése. Une peinture plus réaliste aurait;mieux fait juger des pro- 
ligieux efforts que dut faire sur,elle la petite altesse tudesque pour devenir 
a séduisante princesse qui fit tourner toutes les tétes a Versailles et 4 Paris. 

M. de Chambrier a été heureusement plus hardi en peignant Louis XV et 
ps cyniques préoccupations a la veille de recevoir sa petite-fille; on sent 


188: REVUE CRITIQUE. © 


plus vivement ainsi le contraste qu’offre,, 4 la :premiérd rencontre , ceile 
jeune vierge du Rhin et cet osmanli prématurément usé. 

Les génes et les contraintes mélées, pour Marie-Antoinette, aux enchan- 
tements de sa vie de dauphine sont aussi fidélement retracées; lau- 
teur en indique, avec une grande sagacité, les causes principales, entre 
lesquelles figurent les lois de l’étiquette implacablement représentée par 
madame de Noailles, la situation de madame Du Barry auprés de Louis XV, 
l'attitude des tantes et enfin des fréres du roi, et les plans de 1a politique 
autrichienne al’accomplissement desquels I impératrice avait bien entendu 
faire concourir.sa fille. De toutes.ces sources d’ennui, la plus lointaine, 
celle qui venait de Vienne, était bien la plus amére, car elle atteignait di- 
rectement le cosur de Ja dauphine, qui aimait profondément sa mére, et 
souffrait d'avoir 4 lui refuser de se faire l'instrument de ses projets am- 
hitieux. Yainement M. de Chambrier essave d'amoindrir l'impression défa- 
vorable qu’a laissée en France la correspondance de Marie-Thérése avec 
sa fille : il n’est pas douteux que l'ambitieuse mére n’aimat beaucoup cette 
derniére enfant, mais elle entendait bien exploiter le bonheur quelle Jui 
avait procure. La politique l’avait paralysée 4 certains endroits du cceur, 
et il y avait des délicatesses qu'elle ne comprenait pas, et dont l'ignorance 
feinte ou réelle firent bien souffrir la jeune femme et la future reine. S'il est 
vrai, comme M. de Chambrier l’insinue et. comme tout porte 4 le croire, que 
c'est Marie-Thérése qui a poussé la brillante mais imprudente et impétuense 
femme de Louis XYI 4 se méler a la politique, pour laquelle elle éprouvait 
peu d’attrait et, au fond, n’avait pas d’aptitude, Marie-Thérése a été la 
principale cause des malheurs de sa fille. L’indulgence de M. de Cham- 
brier 4son endroit nous parait excessive. 

Un autre correspondant viennois de Marie-Antoinette, dont les lettres 
auraient mérité plus d’attention de la part de celle 4 qui elles étaient adres- 
sées et plus de considération de la part de l’écrivain qui les rapporte, 
c’était Joseph II. Ses « gronderies », comme M. de Chambrier appelle ces 
averlissements souvent répélés, étaient d'un homme qui comprenait et 
jugeait bien les choses de France. 

Le comte de Provence n’est pas en faveur non plus auprés du nouvel 
historien de Marie-Antoinetle; mais ce n’est pas nous qui prendrons la dé- 
fense de cet pédant. égoiste. Nous trouvons méme qu'on aurait pu, sas 
injustice, charger encore le portrait peu flatté qu’en fait M. de Chambrier. 
La conduite des filles de Louis XV envers leur niéce aurait meérité aussi 
plus de sévérité, selon nous. Mais on dirait que dans le récit des années 
heureuses ou figurent les personnages dont il s’agit, l’auteur, gagné par 
le bonheur qu'il peint, n’a de blame absolu pour personne. I] s’étend avec 
plaisir sur cette période, nous conduisant partout avec la dauphine, nous 
introduisant dans toutes ses résidences, nous faisant assister 4 ses fétes in- 
times comme aux réjouissances publiques auxquelles elle prend part, pro 








REVUE GRITIQUE 789 


longeant, dirait-on, 4 dessein, ces scénes gaies ou les souverains de I’Eu- 
rope viennent l'un aprés l'autre se meer) et auxquelles doivent succéder 
de si lamentables tragédies. 

En passant de cette premiére partie de la vie de Marie-Antoinette ala 
seconde, le récit de M. de Chambrier s’éléve, s’anime et s’empreint souvent 
de ce que le poéte appelle « le sentiment des choses » (sunt lacryme rerum). 

Le long martyre de la reine, qui commence a l’invasion du palais de 
Louis XIV, pour finir 4l’échafaud de ta place Louis XV ; cette tragédie sants 
exemple dans le passé, d une marche sombre et fatale, que nulle péripétie 
n’interrompt, ou jamais la victime n'a une heure d’allégement, ou ne brille 
jamais une véritable lueur d’espérance; ce supplice haletant qui s'aggrave 
a mesure qu'il approche de son terme, est raconté par M. de Chambrier 
dans ses détails les plus circonstanciés et les plus incontestablement ac- 
quis 4 histoire. C’est ce qui, dans cette derniére partie surtout, donne 
une valeur 4 part 4 son livre, le plus complet qu'on ait jusqu’ici sur 
Marie-Antoinette. Pourquoi l’auteur ne nous a-t-il fait connaitre aucune des 
sources ou il a puisé? nous ne le comprenons point. A-t-il voulu imiter les 
anciens, peu citateurs, on le sait? Se figure-t-il que chacun soit aussi au 
courant que lui des travaux dont la Révolution a été l'objet? Ce serait avoir 
trop bonne opinion de l’érudition de ses lecteurs. M. de Chambrier na 
pas réfléchi, d’ailleurs, que, sit en était ainsi, l’ouvrage qu'il vient de 
nous donner serait inutile, puisqu’en somme il n’est que Ja substance 
habilement décantée de tous ceux qui l’ont devanceé. 


I 


Au moment ow M. de Bismark proscrit les jésuites de tout le territoire 
de l'empire germanique, il est curieux de voir de quelle maniére ils étaient 
traités dans un pays voisin 4 l’époque ot tous les souverains ligués contre 
eux obtenaient du pape l’abolition de leur ordre. Alors, en Russie régnait 
Catherine II. Ce n’était pas une femme pieusce, on le sail trop, et elfi. n’in- 
clinait pas en secret vers le catholicisiie, comme beaucoup de ses sujets ; 
mais elle avait l’esprit élevé et libre des haines mesquines dont étaient 
aveuglés les rois d’alors. Le bien de ses Etats, voila ce qu’elle cherchait 
avant tout. Elle connaissait les jésuiles. Quand, par l'effet du premier par- 
tage de la Pologne, en 1772, la Russie-Blanche fut annexée a son empire, 
elle contenait plusieurs établissements de la Compagaie de Jésus, habités 
par plus de deux cents jésuites, qui devinrent ainsi sujets russes. Catherine 
leur garantit la possession de leurs biens et la liberté de vivre conformément 
4 leur institut. Lorsque, moins d’un an aprés, le souverain pontife, cédant 
aux obsessions de Ja diplomatie, publia le fameux bref qui supprimait la 


790 REVUE CRITIQUE, 


Compagnie, l’impératrice ne voulut pas que ce bref fit promulgué dans ses 
Etats, en fit saisir tous les exemplaires qui avaient passé la frontiére, et fit 
signifier aux jésuites d’avoir 4 le considérer comme non avenu et, par- 
tant, de continuer a vivre comme par le passé. 

Leur position, par suite, devint singuliére. Rester jésuites, rien ne pou- 
vait leur étre plus agréable et, 4 cet égard, c’était une douce violence que 
celle que leur faisait Catherine; mais ils ne le pouvaient malgré le pape- 
Leur angoisse fut extréme. Elle a été racontée au long par l'un deux dans 
une relation en langue latine restée 4 peu prés inconnue jusqu’a ces der- 
niéres années, ov le P. Nizard en donna une traduction en francais dans un 
journal de Belgique. Quant au texte original, il vient seulement d’étre pu- 
blié avec une traduction par le R. P. Gagarin!. 

Cette relation est curieuse, non-seulement comme peinture de la situation 
perplexe ow se trouvérent les jésuites, 4 qui leur conscience faisait une lor 
de se dissoudre, et 4 qui, d’autre part, Catherine le défendait formellement, 
mais comme échantillon des procédés résolus de la grande impératrice. 
Pour commencer, elle fit signer 4 l’internonce la promesse de tenir secret 
le bref d’abolition de la Société de Jésus et de faire tous ses efforts pour 
conserver « dans l'intégrité de leur état » les jésuites de Russie. Puis elle 
fit dire ceci, par son ministre Tchernycheff, aux péres qui, dans une sup- 
plique, lui avaient demandé ja permission de suivre les mouvements de 
leur conscience : « Croyez-moi, le souverain pontife est plus catholique 
que tous les princes catholiques, et il ne trouvera pas mauvais que les jé- 
suites soient maintenus dans l’empire de Russie. Du reste, la volonté de 
l'impératrice, 4 cet égard, est inébranlable, et elle vous défend de lui parler 
davantage de cette affaire, ef méme d’y penser. » Et, pour leur adoucir cet 
ordre, elle exemptait, par un édit, leurs propriétés de toute espéce d’im- 
pot. Ces faveurs excitérent contre eux la jalousie des autres ordres; ils 
furent accusés de rébellion, traités de schismatiques, ctc. Leur situation 
était non-seulement fausse, mais périlleuse, car ils ne pouvaient se recruter, 
n’ayant point de noviciat. Catherine, qui comprit le danger, leur accorda 
l’autorisation d’en fonder un et leur ordonna méme de l’ouvrir sans de- 
mander l’agrément de Rome. Les jésuites, qui savaient de bonne source 
que le nouveau pape (Pie V1), « par égard pour l'impératrice de Russie, » 
s’abstiendrait d’exiger l’exécution du bref de suppression dans ses domai- 
nes, crurent pouvoir accepter en sireté de conscience ce nouveau et impé- 
ratif bienfait. 

C'est ainsi que, grace 4 la schismatique impératrice de toutes les Russies, 
a l’amie de Voltaire, 4 la protectrice de Diderot, la Société de Jésus échappa 
au décret pontifical qui l’avait foudroyée, et put attendre le jour de son 
rétablissement. La résolution de Catherine II fut, contre son intention, un 


La Compagnie de Jésus conservée en Russie apres la suppression de 1772. — Récit 
d'un jésuite de la Russie-Blanche. 1 vol. in-12. Victor Palmé. 








REVUE CRITIQUE. 791 


grand bienfait pour I'Eglise catholique. Les anciens jésuites conservés en 
Russie furent le trait d’union, ou plutét, comme dit le P. Gagarin, l’anneau 
qui relia l'ancienne Compagnie 4 la nouvelle. « Supposez un instant, ajoute 
le savant jésuite, que-la Compagnie ne se fit pas conservée et propagée en 
Russie pendant les quarante et un ans qui se sont écoulés entre le bref 
d’abolition de Clément XIV et l’acte réparateur de Pie VII, la chaine était 
brisée, la tradition était rompue. Supposez que les jésuites de Russie n’eus- 
sent pas été forcés (plus tard, par Alexandre I*") de quitter le pays qui leur 
avait donné asile et de se répandre sur la surface de l'Europe et de l’Amé- 
rique, le rétablissement de la Compagnie venait se heurter 4 des difficultés 
sans nombre et 4 peu prés insurmontables. » 

La remarque est saisissante de justesse. Il est de fait qu’en maintenant 
comme en expulsant les jésuites, les souverains schismatiques de la Russie 
leur ont rendu dans ces derniers temps, sans Je vouloir, un immense ser- 
vice. Que la rupture survenue, de nos jours, entre les czars et la Compa- 
gnie de Jésus soit définitive, le P. Gagarin ne le croit pas ; il ne doute point 
du rappel des jésuites en Russie. Ce pays nous a habitués a de telles sur- 
prises, que)’accomplissement de cette prévision n'a rien d invraisemblable. 
Il y a plus, si Alexandre II tenait un peu plus de Catherine H, cette rentrée 
serait chose faite aujourd'hui. Quel meilleur moment pour profiter de la 
violence de Bismark et de la sottise de l’Allemagne! 


Ifl 


Les jésuites et les Russes sont de vieilles connaissances; leurs rapports 
datent de loin. C’est sous un prince avec qui, ala férocité prés, Catherine Il 
avait une grande ressemblance, que, moins de cinquante ans aprés leur fon- 
dation, les disciples de saint Ignace firent leur premiére apparition en Mos- 
covie. Le czar Ivan le Terrible leur ouvrit lui-méme, en 1589, les portes 
de son mystérieux empire, et c’est dans les Mémoires de l'un d’eux, le 
P. Possevin, que l'Europe a trouvé les premiers renseignements sérieux 
qu’elle ait eus sur ce monstre de génie et sur ses Etats. On lirait certaine- 
ment avec intérét aujourd’hui ce qu’a dit de lui et de son peuple le jé- 
suite qui affronta la présence formidable de ce sultan chrétien; mais la 
relation de l’ambassade du P. Possevin est enfouie dans de gros volumes 
latins difficiles 4 trouver et a lire. 

On aura, a moins de frais, du squverain et du pays une idée plus 
exacte dans un roman historique que M. le prince Augustin Galitzin a eu 
la bonne pensée de traduire du russe en francais'. Ce roman est le dé- 


1 Ivan le Terrible, ou la Russie au seiziéme siécle, par M. le comte Tolstoi. 4 vol. 
in-12, Tecyuy, libraire, rue Méziéres, 6. 


19: REVUE CRITIQUE. 


veloppement d’une piéce qui a eu un grand succés sur les thé&tres 

russes, et dont nous avons parlé ici déja, il y a quelqses années. Nous 

avons signalé alors le talent réel mais moins dramatique quhistorique 
de l'auteur; ce talent se retrouve dans plusieurs scénes de ce roman, celle 
notamment ou, par une féroce recherche de vengeance, le tyran, au lieu 
d’envoyer 4 la mort un des plus grands seigneurs dont la froide opposition 
le rend furieux, le condamne a remplir 4 sa cour le réle de fou et lui en 
fait revétir devant lui la robe et le bonnet. Morozoff (c'est le nom du boyard 
condamné a ce supplice) profite de son personnage pour dire une bonne 
fois au czar toutes ses vérilés, lui peindre l’horreur qu'il cause a tous ses 
sujets, lui cracher au visage le dégout personnel qu’il lui inspire, et s'at- 
tirer ainsi (car il devine bien que, dépourvu de toute grandeur d’dme, 
Ivan le fera tuer) une mort que, par raffinement de barbarie, le czar s'étu- 
diait 4 lui refuser. Cette scéne est de toute beauté en elle-méme ; mathev- 
reusement, le personnage.de Morozoff — un vieil époux qui ne sait pas se 
rendre justice — n’éveille pds assez de sympathie. D'ailleurs, venant aprés 
tant d’autres qui finissent aussi dans le sang, elle ne saurait produire tout 
son effet. Le sujet qu’a choisi M. le comte Tolstoi était peut-étre trop 
odieux powr servir de théme & une ceuvre d'art; vainement le courageux 
romancier a essayé, en transportant successivement l’action dans les bois, 
sur les routes et dans Je palais du prince, et en mélant aux acteurs histo- 
riques des acteurs d’invention, d’en dissimuler complétement |’écceurante 
monotonie. Malgré ces défauts, 4 peu prés inévitables, son livre, qui a eu 
du succés en Russie, se lira aussi chez nous, mais a titre d’histoire plusqu’a 
titre de roman, pour l’horreur inouie des faits, plus que pour I'attrait de 
la fiction. C’est ce qu’a pressenti M. le prince Galitzin et ce qui l’a décidé 
& entreprendre la tache difficile et bien réussie de le traduire en francais. 
Ii a tenu du reste, en nous le faisant connaitre, 4 constater le progrés 

qu’ont fait les idées dans son pays. Ce nest. qu’en tremblant que naguére, 

sous Nicolas I*", on osait lire le chapitre o& Karamsine s'est hasardé a dire 

la vérité sur Ivan le Terrible : aujourd’hui M. Tolstoi offre 4 Yimpeératrice 

elle-méme ie livre ot il voue a l’exécration la mémoire de ce tigre cou- 

ronné, et au mépris de la postérité, la génération qui ]’a souffert. 


iV 


‘Le merveilleux relévement de la France au dix-septiéme siécle, a la suite 
des longues guerres civiles du seiziéme, remonte, dans tous ses détails, 
au grand régne de Henri lV. C’est de 1a, c'est de ces quinze fécondes an- 
nées, que date cette restauration vigoureuse dont l’effet se fit sentir dans 
toute l'Europe pendant prés de deux cents ans. 

Il y aurait cependant, selon quelques écrivains, une exception singuliére 








REVUE CRITIQUE. 195 


4 ce mouvement général de renaissance : la chaire catholique, dont le 
réle fut si fécond, n’y aurait point participé; elle aurait, au contraire, 
persévéré dans les vices qu'elle avait contractés au sein des agitations 
passionnées de la Ligue, et n’aurait commence a se réformer que sous le 
régne de Louis XIII. 
Cette opinion a été combattue récemment par M. l’abbé Lezat, ancien 
aleve de I’Ecole des Carmes de Paris, dans une thése soutenue avec 
éclat en Sorbonne et qui vient d’étre publiée‘. Cette thése, comme beau- 
coup de celles que présentent aujourd hui les candidats au titre de doc- 
leur, est un véritable livre; elle a pour objet de rechercher 4 quel moment 
la prédication catholique se transforma chez nous aprés les guerres de reli- 
gion, et la date cxacte o& la déclamation, ]’ergoterie, la bouffonnerie, 1a 
violence firent place, dans la bouche des prédicateurs, ala gravité, a la 
piéte, Ala logique naturelle, au zéle désintéressé de toute préoccupation 
d’école et de parti. Ce moment, cette date, ont été mal déterminés, selon 
M. ’abbé Lezat. Assigner 4 cette révolution, comme on Ia fait, l'époque 
de Louis XIlf, c’est découronner d'un de ses rayons les plus légitimes 
celle de Henri 1V; c'est rejeter parmi les attardés et les trainards de la 
génération expirante, des hommes d'initiative et de progrés; c’est enle- 
ver a cette rénovation l'une des causes qui l’expliquent le mieux, l’in- 
Juence personnelle du souverain. Ce qui a le plus contribué en effet 4 
la régénération de l’éloquence de la chaire en France, c’est l’abandon 
des questions de controverse politique et religieuse ou elle s’était per- 
due pendant un siécle: et l'on sait historiquement que ce n'est pas 
Louis XIII, mais son pere, qui recommanda et commanda méme aux mi- 
nistres de tous les cultes cette abstention de discours provoquants et de 
olémique irritante. 

Quand Henri de Bourbon se porta pour héritier du tréne resté vacant 
ar l’assassinat du dernier des Valois, la chaire était, en France, & Paris 
urtout, la premiére puissance; elle faisait l’opinion et Ja menait, 1a mo- 
érant ou la déchainant a son gré. C’etait 4 l'église, comme ce fut plus tard 
iclub, que le Parisien, tant que dura la Ligue, courut chercher les nou- 
lles et se faire ses opinions de chaque Jour. fl y avait 14 4 peu prés en 
rmanence des prédicateurs réputés qu'il fallait aller entendre pour savoir 

i se passait et ne pas se rendre suspect aux « zélateurs » de l'Union. 
outeux sont les services que ces prédicateurs rendirent a la religion. 
t a l’art oratoire, c’est autre chose; il bénéficia, sous certains rap- 
, de l’ardeur des sentiments 4 l’expression desquels il était appliqué. 
Vimpétuosité de leur passion, les prédicateurs rompirent le moule 
de la scholastique et firent rentrer la vie et le mouvement dans la 
_ qu’ avait envahie une didactique pédantesque et stérile. La dignité du 


la prédication sous Henri IV, par M. Vabbé Lezat. 1 vol. in-8. Didier ct Cs, 
f 


t 


25 Aovr 1872. 4) 





704 REVUE CREMNQUE. 


discours chrétien en souffrit, mais sa puissance y gagna. C’est ce qu’on n’a 
pas assez remarqué. Sous ce rapport, l’Age qui suivit fut véritablement 
redevable aux prédicateurs de la Ligue : par eux, le trivial avait fait inva- 
sion dans la chaire, mais la roideur hiératique en avait été & jamais 
bannie. 

On présume bien que, lorsque Henri lV fut entré dans Paris, ces grands 
agitateurs de la foule se trouvérent mal a l’aise. Une partie de leurs audi- 
teurs les avait quittés pour aller acclamer le Béarnais. De son cété, 
celui-ci, quoique tolérant par caractére et par calcul, n’était pas d°humeur 
les laisser déclamer publiquement contre lui. Plusieurs l’avaient pres- 
senti et s'étaient tu, ou, comme le célébre Boucher, avaient quitté Paris le 
méme jour que les Espagnols. D’autres, tels que Garin, se blottirent dans 
leur grenier, et, découverts, furent pardonnés sur ]’engagement pris par 
eux de garder le silence. Quelques-uns cependant continuérent, et, pen- 
dant.que dans les rues le peuple acclamait le nouveau roi, eux |'anathéma- 
tisaient du fond de leur église — témoin Cueilly, curé de Saint-Germain- 
l’Auxerrois, dont Henri IV était le paroissien et qui n’en fut pas moins 
traité d’hérétique le lendemain de son installation au Louvre. Cueilly recut 
avec trois ou quatre autres l’ordre de quitter Paris, mais ce furent les 
seuls contre lesquels le roi sévit ; il préféra généralement l’indulgence a la 
sévérité. « Je les excuse, disait-il; ils sont encore fachés ; cela viendra. » 
Ii alla 4 la Sorbonne, dit M. Lezat, parler avec bienveillance aux docteurs 
réunis, et ajouta: « On a préché contre moi, on m’a indignement traité, 
mais je veux tout oublier et leur pardonner 4 tous, méme 4 mon cureé, et 
n’excepte que Boucher, qui préche des menteries et des méchancetés 4 
Beauvais. Encore ne veux-je pas de sa vie, mais seulement qu'il se taise. » 

Se taire, c’était faire quelque chose déja, en faveur du vainqueur de Ia 
Ligue, pour des hommes qui l’avaient si vivement combattu par la parole; 
mais ce silence de leur part ne pouvait lui suffire ; plus il avait éprouvé & 
ses dépens la puissance de la chaire, plus il tenait a se la concilier, c’est- 
a-dire 4 !’amener 4 marcher avec lui dans les voies de la concorde par I’a- 
bandon de la prédication politique ; car, pour des éloges, il ne leur en de- 
manda jamais. 

fl s’en trouva beaucoup de disposés 4 entrer dans ses vues, et heureuse- 
ment ce furent les plus élevés en considération dans leur ordre et auprés 
du public. Plusieurs n’ont plus de nom aujourd’hui ou ne sont plus con- 
nus comme orateurs, tels que le P. Coton, par exemple, que sa réputa- 
tion légendaire place ailleurs que parmi les prédicateurs illustres, mais 
qui pourtant, dit M. Lezat, devait la meilleure partie de sa renommée A la 
chaire, et le célébre Charron dont les discours étaient fort courus et qui 
passe 4 peine aujourd’hui pour chrétien. Quoi qu’il en soit de la foi del'un 
et de la réalité du talent oratoire de l’autre, deux choses sont certaines, 
c'est qu’ils furent trés-suivis, trés-goutés, et qu’ils préchérent dans un tout 








RBYUE CRITIQUE. 1% 


autre esprit que celui de la Ligue et avec des formes trés-différentes. Sans 
doute le P. Coton avait gardé bien des défauts de la vieille école, l’érudi- 
tion profane, l’abus des divisions scholastiques et le verbiage de l’école ; 
mais il s'‘interdit, a l’égard des dissidents, la critique agressive, et, a la 
grande édification des protestants, appelait Calvin : monsieur. Sa langue, 
ajoute M. Lezat, est en progrés sur son temps, et presque toujours, quand 
il ne fait pas de théologie pure, 4 la hauteur de sa pensée et de ses senti- 
ments. Il a d’ailleurs l'instinct des convenances, et, pour captiver l’esprit 
etréveiller I’attention, dédaigne derecouriraux moyens équivoques dont on 
usait encore sans scrupule autour de lui. Quant 4 Charron, poor qui M. Lezat 
se porte, peut-étre un peu légérement, caution a l’endroit de l’orthodoxie, il 
rendil, comme prédicateur, un autre genre de service 4 I'Eglise. «A la fin du 
seiziéme siécle, dit M. Lezat, plusieurs avaient trop abandonné ce qu'il y a 
debon dans les procédés de I’école, et une partie des ceuvres de cette épo- 
gue manque peut-étre, par suite, de régularité et de proportion... Charron 
réagit contre cet enseignement de la chaire ou le désordre de l’idée se com- 
pliquait de l’embarras de |’expression. Son rare bon sens, sa raison ferme 
et droite, son gout sévére, tout, chez lui, proscrivit la bouffonnerie naguére 
si 4 la mode, la plaisanterie de mauvais ton, la surcharge des faux orne- 
ments. » 

Mais quelque influence qu’aient pu exercer les deux personnages dont 
nous venons de parler, leur action sur leur temps n‘approche pas de celle 
qu’eurent le cardinal du Perron et saint Frangois de Salles. Or da Perron 
et saint Francois de Salles, grands orateurs tous deux, n'ont rien de com- 
mun, le dernier surtout, avec les prédicateurs de Ja fin du seiziéme siécle. 
Du Perron, dans sa Jeunesse, garda un peu de leur enflure, mélée a la pré 
wosité savante de la Pléiade; mais dans sa maturi(é, au temps d’Henri IV, 
| s’était entiérement dépouillé de ces défauts ; ses sermons étaient simples 
lans leur marche, d’un style grave et sévére, sans faux ornements, pleins 
'idées théologiques de la plus grande netteté, tout nourris de I’Ecriture 
‘des Péres, et faisaient, en un mot, pressentir Bourdaloue. 

Que dire de saint Frangois de Sa'les et de son originalité charmante, 
i ne soit reconnu d’avance? N’ett-il eu que ce nom 4 produire (et il n'est 
8 le seul), M. Lezat avait cause gagnée. Comment, en face d'une telle re- 
mmée, a-t-on pu écrire que « rien n’a été fait, sous le reégne d’Henri [V, 
ur la réforme de la chaire; que le dix-septiéme siécle naissant trouva 
vquence religieuse déformée et gatée plus qu'elle ne l'avait jamais été, 

e c’est sous Louis XIII seulement qu’elle commenca 4 se relever. » 

zat nous semble avoir victorieusement établi le contraire. On peut 

l’affirmer aujourd'hui, appuyé 4 Ia fois sur l'induction et les faits : 

e d’Henri IV revient, comme tant d'autres, la gloire d’avoir renou- 
TTeloquence religieuse en France. 





796 ‘REVUE CRITIQUE. 


V 


Tout le monde sait qu’avant les épreuves que Paris vient de subir, 
M. Maxime Du Camp en avait commencé, sous un titre un peu affecté peut- 
étre (Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie) une étude statistique et 
morale, trés-solide et trés-neuve, et dont l'intérét augmentait 4 chaque 
volume, tant par l'abondance croissante des renseignements que par I’im- 
portance de plus en plus grande des « organes » que la description 
abordait. Deux volumes avaient déja paru quand Ja guerre civile, se joi- 
gnant 4 la guerre étrangére, placa Paris dans la condition d’un étre atteint 
a la fois de deux maladies : l’une interne et l’autre externe, chacune sépa- 
rément capable de le tuer, et dont les accés sévirent plus d'une fois si- 
multanément. Comment, entre |’émeute et le bombardement, Paris a-t-il 
échappé 4 la mort? Comment, surtout, a-t-il été arraché 4 l’incendie ou 
il avait essayé de s’ensevelir, espéce de combustion spontanée pour laquelle 
il ne semblait pas y avoir plus de reméde que pour celles ok succombe 
parfois le corps humain? 

C’est ce qu’il appartenait, ce semble, 4 M. Du Camp de nous expliquer, 
en reprenant la suite de son travail physiologique, mais ce que, 4 tort, 
selon nous, il n’a point fait. Son troisitme volume, publié il y a deux 
mois?, ne s’ouvre que par quelques lignes consacrées 4 en expliquer le re- 
tard. Et cependant, s’il y avait une occasion d’apprécier la valeur de l'orga- 
nisme de cette personnalité administrative qui se nomme Paris, c’était 
bien le lendemain de la crise inouie qu’elle venait de traverser. Un meéde- 
cin n’y edit pas manqué pour « un sujet » proposé a l'étude de ses éléves, 
auquel il serait arrivé, entre deux lecgons, de passer par de telles 
épreuves, 

La matiére y invitait, du reste, car c’est de l'insalubrité morale de Pa- 
ris, de ces éléments de destruction sociale qui ont joué un si grand rdle 
dans le drame de la Commune, des malfaiteurs, en un mot, que traite 
M. Maxime Du Camp dans ce volume. 

Les malfaiteurs, il y en a dans toutes les agglomérations d’‘hommes, et 
toujours proportionnellement a leur étendue. Paris, en se développant, les" 
a vus naturellement s’accroitre. Les réformes que les progrés mateériels de 
la civilisation y a introduites n’en ont pas diminué le nombre ni le danger. 
Seulement, comme Paris lui-méme, les malfaiteurs de Paris se sont 
transformés depuis vingt-cing ans. C’est 4 les peindre sous leurs nouveaux 
traits que M. Maxime Du Camp s’attache d’abord. Les malfaiteurs, a Paris, 
se classent, comme les végétaux, en genres, sous-genres, espéces, varié- 
lés, avec cette différence seule que les premiers sont tous nuisibles par 


{4 vol. in-8. Librairie Hachette. 











REVUE CRITIQUE. 7197 


eux-mémes et qu’il est moins facile encore d’en tirer parti que des poisons. 

Curieux est l’herhier qui s’étale ici sous les yeux des lecteurs. 

Ce qui ne l’est pas moins, c’est le tableau de la police qui lui fait face. 
Ainsi que le malfaiteur, la police s'est considérablement modifiée. Il y a 
loin de ce qu’elle est avjourd’hui 4 ce qu'elle était, non-seulement au 
temps de M. de Sartines et de M. Lenoir, mais méme au temps plus rap- 
proché de Vidocq et de Coco-Lacour; ses procédés sont plus moraux et 
ses opérations moins fantastiques, sans en étre moins habiles et moins 
efficaces. Certaines de ces opérations sont des exploits dignes, par la saga- 
cité, la patience, la résolution déployées, de figurer 4 cété de ceux de 
Chingagook et d’Oncas. La plupart des agents de la Sireté ont, dans 
leurs états de service, de vrais traits de mohicans, et n’en sont pas pour 
cela plus vains ; d’abord parce que, comme dans celui de la gendarmerie 
auquel il confine, dans le corps de la police de sdreté on n’entre qu’avec 
une réputation bien établie d'honneéteté; puis parce que, dit M. Maxime 
Du Camp, « on se passionne pour ce métier, et cela se comprend, car la 

chasse 4 l'homme, au dire de ceux qui l’ont pratiquée, est le plus émou- 
vant de tous les plaisirs. » 

Nous parlons de la « Police de sireté », mais ce n’est qu’une des bran- 
ches de la protection parisienne. Les agents dont elle se compose forment 
un corps d’élite au-dessous duquel se groupe la grande armée des sergents 
de ville (aujourd'hui gardiens dela paix), avec leurs auxiliaires, admirable- 
ment organisés les uns et les autres, et dont le fonctionnement curieux 
est supérieurement décrit par M. Du Camp. 

Les prisons, les tribunaux, les chatiments sont, avec la police, une suite 
naturelle de l'état de défense dans lequel la société est obligée de se tenir 
‘ontre le désordre, le vice et le crime. Crimes, vices et désordres ont peu 
shangé, on le sait; mais il n’en est pas ainsi des chatiments, des tribu- 
aux, des prisons, qui ont subi, dans ce siécle, soit au physique, soit au 
2ora), des améliorations considérables auxquelles il faut franchement 
oplaudir, s’il est vrai que l’humanile y ait gagné et que la répression 
'y ait rien perdu, comme le soutient M. Maxime Du Camp. Ce n’est pas 
i le lieu de discuter les adoucjssements qu'il propose d'ajouter encore 
iy pénalités aujourd'hui en usage chez nous, et peut-étre les veeux qu'il 
prime 4 cet égard ne sont-ils pas eux-mémes a leur place dans son livre, 
i, par sa nature, semblerait devoir etre un tableau plus qu’un réquisitoire. 
Cette critique n’éte rien au mérite des détails trés-curieux dans les- 
215 entre l’auteur sur les différentes maisons de détention de Paris: la 
iciergerie, Mazas, la Roquette, Saint-Lazare, non plus qn’a ses dramati- 
s descriptions des séances de la cour d’assises. Signalons encore, pour 
x qui ont du gout pour de pareilles choses, le chapitre crdiment intitulé : 
‘uillotine ; mous ne connaissons rien de plus réaliste et de plus complet. 
ux Ames que réjouit la vue d'autres spectacles, a celles qui, comme 
anges dans le ciel, éprouvent plus de:joie du retour d'un pécheur que 





798 REVUE CRITIQUE. 


de Ja persévérance de cent justes, nous recommanderons, dans le dernier 
chapitre consacré au tableau répugnant, mais d’ailleurs honnétement 
tracé, de 1a dépravation vénale, les renseignements trop courts a notre 
gré, et du reste incomplets, mais donnés avec une loyauté et une sympathie 
manifeste sur les maisons de refuge créées par la charité religieuse pour 
recueillir et purifier les filles repenties: on ne pouvait mieux reposer les 
yeux lassés par Ia vue de cet autre dépotoir que par l'image sereine de 


ces ports ouverts par le christianisme aux épaves de la dépravation pari- 
sienne. 


VI 


Il ne faut pas s’y tromper et prendre pour un livre de géographie le petit 
volume de M. de Gobineau, intitulé : Céphalonie, Naxie et Terre-Neuve'. 
Si les localités désignées y sont peintes, ce n’est pas, en effet, dans leur sol, 
leurs produits ou leur industrie, mais dans les meeurs trés-originales de 
leurs nationaux, dont le spirituel diplomate nous fait de piquants récits. 
Ces récits, ou l’esprit a seulement le tort de se trop souligner, mettent en 
présence deux mondes trés-singuliers ; la jeune démocratie des iles de 
l'Amérique et la vieille aristocratie des iles de l’archipel grec, aussi diff 
rentes que possible, et qui ont pourtant un point de ressemblance frappant: 
la haute estime qu'elles professent pour elles-mémes et leur parfait dédain 
pour le reste du monde. Quand nous avons dit que ce n’était pas 1a un livre 
de géographie, nous n’avons pas prétendu qu’il ne pit en étre un. Que 
M. de Gobineau ouvre un cours d’aprés son procédé, et if peut compter sur 
de nombreux éléves, surtout pour la « grande classe. » 

P. Dovname. 





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Orné de plusieurs grayures et d’un plan de la ville. — 4 volume in-48 raisin. 
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Fait 4 la dérniére heure, au moment de I’ouverture de I'Exposition lyon- 

naise, ce Guide est certainement appelé & beaucoup de succés. Plus com- 
plet, et, comme nous venons de le dire, plus récent que tous ses deval- 
ciers, il les surpasse aussi de beaucoup par la variété, l’exactitude et le 
grand nombre des rensejgnements qu'il contient. Ce n’est pas une séche 
nomenclatnre, un de ces indicateurs qui ont toute l’aridité d'un diction- 
naire; c'est une sorte de panorama trés-vif et trés-piquant, dans lequel on 
veit, pour-ainsi dire, défiler tout ce que Lyon a de remarquable et de ce- 
rieux. . 
.. Non-seulement |'étranger qui va visiter Lyon devra se munir de ce Nou- 
yeau Guide, mais le Lyonnais lui-méme ne pourra guére s‘en passer, il y 
trouvera une foule de notices et de renseignements qui ont tout f’attrait 
deja nouveauté. os 

Ajoutons que, comme exécutiontypographique, c'est un vrai petit bijou. 


Y 4 4 vol. in-42. H, Plon, éditeur. 








QUINZAINE POLITIQUE 


25 aodt 1872. 


La France n’aime pas le silence. Les députés ne parlant plus et 
les conseillers généraux ne parlant pas encore, elle a pu, durant la 
saison oratoire qui commence et finit avec les distributions de prix, 
continuer de préter l’oreille a ces bruits d’éloquence qui lui plaisent 
fant. Derriére ses écoliers, elle a entendu d’agréables discours ou, 
selon les traditions d'une rhétorique faite sans doute a l’usage de 
lous les régimes par on ne sait quel Aristote officieux, la pérorai- 
son n’étail généralement que l’éloge du chef de l’Etat. Nous remar- 
quons que la politique s’est répandue plus ou moins dans presque 
toutes ces allocutions : il semble que, pour débiter doctoralement et 
en sireté leurs maximes de gouvernement, certaines gens aient pro- 
fité de l’avantage d’étre devant ces assemblées de méres et d’enfants 
ou l’on peut s’ennuyer, mais ou |’on ne contredit pas. Nous néglige- 
rons le discours de M. Jules Simon, dont les paroles inoffensives et 
banales invitent d’elles-mémes a n’en rien dire. Quant 4 M. Léon 
Say, préfel de la Seine, il a, d'un ton qu’il affectait de rendre simple, 
soutenu au collége Chaptal de véritables théses dont le premier dé- 
faut, c’était d’étre inopportunes. Avec cette manie des gens diserts de 
hotre pays, qui craignent toujours de ne s’adresser qu’a leur audi- 
tore, il a traité devant des hommes de quinze 4 seize ans les ques- 
ions de l’obligation et de la gratuité... A supposer que ces théories 
ne tirent aucune force de son autorité préfectorale, n’est-il pas dan- 
gereux au moins que M. Léon Say en inculque les principes 4 nos 
fils, avant ’heure ou ils pourront examiner et juger? n’est-ce pas ce 
genre d'éducation qui forme les sectaires? Et pourquoi porter si vite 
dans ces jeunes esprits le trouble des grands mots? pourquoi leur 
apprendre officiellement les irritantes devises des partis? D’ailteurs, 
n’est-il pas étrange qu’un personnage public comme M. Léon Say se 


800 QUINZAINE POLITIQUE. 


permette, en la préjugeant, de condammner |’opinion qu’exprimera |’As- 
semblée sur la loi del’enseignement primaire? Une telle ingérence ne 
sied pas 4 un préfet. Qu’on nous laisse ajouler que la politique n’est 
pas bonne aux écoles. La neutralité, c’est-a-dire la paix, doit régner 
dans ces demeures de |]’adolescence et de l'étude. Ah! c’est bien as- 
sez que, depuis le 4 septembre, nous ne sachions plus reconnaitre 4 
leurs nouveaux noms nos vieux colléges, grace & cette niaiserie dé- 
mocratique qui croit que des révolutions d’enseignes changent les 
souvenirs et annulent les gloires du passé! I] est peu probable que 
M. Thiers estime Condorcet plus que Bonaparte, le consul et empe- 
reur qu il a célébré. Quant 4 Henri IV et 4 Louis le Grand, il nous 
semble que si Corneille et Descartes pouvaient nous donner leur 
avis, ils s'Indigneraient que, pour inscrire leurs noms aux murs de 
nos lycées, on ait osé y effacer ceux qui rappellent le plus grand roi 
de la France et le plus grand régne de son histoire! 

Les conseils généraux siégent en ce moment, et presque partout 
les conservaleurs y président. La loi, quin’y défend pas les discours, 
y interdit les voeux politiques. C’est dans d’autres enceintes ou d’au- 
tres occasions, que les députés de la majorité auront, pendant leurs 
vacances, 4s entretenir avec leurs ¢lecteurs, si, selon l’exemple des 
parlementaires anglais, ils se décident 4 rendre compte 4 leurs com- 
mettants de leurs sentiments et de leurs opinions, Il y a 1a, non-sea- 
lement un usage nécessaire dans un pays libre; leur intérét lui- 
méme commande qu’ils justifient leurs votes souvent mal compris, 
leurs actes parfois calomniés ou leurs intentions méconnues. M. de 
Chaudordy, M. de Lacretelle, M. Dahirel et M. de Franclieu n’ont pas 
craint de fournir ces explications & leurs concitoyens, et quelles 
qu’aient été les idées émises dans les lettres qui leur ont tenu lieu 
de discours, leur hardiesse mérite d’étre louée. Le public discute et 
juge : en tous cas, il y a toujours un avantage moral a prendre de- 
vant lui l’attitude de la confiance et de la franchise. Quant 4 l'utilité 
cénérale, elle est manifeste aussi: une telle pratique contribuea 
constituer les partis vigoureux; elle sert 4 éclairer tout le monde; 
clle apprend le véritable prix de la responsabilité politique. M. Passy 
(de l’Kure), dans une féte agricole, M. Raoul Duval, au milieu d'un 
tir, ont parléen plein air: l’una examiné avec une remarquable net- 
leté les points les plus délicats de la situation; l’autre, avec la vé- 
hémence de son patriotisme indigné, a remémoré les fautes des hom- 
mes du 4 septembre et les excés de M. Gambetta. N’ont-ils pas eu 
tous deux le bon accueil dont ils étaient dignes? n‘ont-ils pas 
semé des pensées ou excité des émotions dont le profit revient 
a leurs amis comme 4 leurs principes? n’ont-ils, pas honoré leur 
cause par leur courage?... A son heure et & sa fagon, que chacup 





QUINZAINE POLITIQUE. $01 


les imite : les conservateurs ne peuvent rien perdre 4 paraitre et a 
parler. Citoyens, c’est leur droit; députés, c'est leur devoir. Et puis, 
aucun d’eux ne peut l’ignorer en ce siécle de révolations : dans une 
démocratie, on ne conserve qu'en Juttant. 

Il y adans la nation toule une multitude d’hommes sans opinions 
et sans parti, qui donnent leur foi au dernier discours, ou qui ap- 
plaudissent au plus hardi: ce sont eux qui tolérent les dictatures, 
faute d’esprit libéral, ou qui les: créent, sous des prétextes d’ordre. 
Tout conservateur, en les abordant, reconnaitra vite qu’ils sont @’in- 
stinct ses partisans. Les radicaux le savent, eux qui, pour s‘atlirer 
ces indécis, ces insouciants ou ces crédules; ont besoin de sattri- 
buer l’amitié du gouvernement, celle de M. Thiers ou de son secrétaire. 
Mais chaque fois qu’on dissipe l’équivoque dont ils se couvrent, les 
radicaux laissent voir leur impuissance. Un accident leur est arrivé 
qui le prouve une fois de plus. M. Gambetta avait excité les siens a 
réclamer la dissolution de Assemblée. Or M. Thiers s’y oppose; et 
certain matin, les radicaux ont la surprise de lire dans le Bien public 
une admonestation qui les avise de cesser leur « comédie dissolution- 
niste: » le gouvernement saura défendre le pouvoir contre les his- 
irions qui veulent en devenir les maitres. Eh bien, M. Gambetta, lc 
comédien qu'on raille ainsi, regoit en silence sous son masque la 
lecon et l'injure ; M. Gambetta, le démagogue remuant dont on signale 
l'ambition, s’incline; et ses journaux déclarent que les radicaux 
renoncent au dessein de forcer l’'Assemblée 4 se dissoudre. Les jaco- 
bins de la province le regretteront sans doule. Peut-étre méme leur 
paraitra-t-il que, comme révolutionnaire, M. Gambetta a la violence 
sans la résolution. Quant a nous, ce fait nous démontre que, dés 
que M. Thiers le veut, les radicaux ne sont rien. Puisse-t-il donc, 
aprés cette expérience, moins compter avec eux! La France rassurée 
ne se sentirait pas seulement plus tranquille, elle paraitrait plus 
forte. 

C’est le sort douloureux des peuples vaincus que de rester inquiels, 
au spectacle obscur des conséquences qu’entraine leur défaite, et 
de s’apercevoir combien leur faiblesse les met 4 la merci des évé- 
nements. La France éprouve ce sentiment aujourd hui; et son mal 
est d’autant plus grave qu’elle voit sa politique intérieure plus in- 
certaine et plus variable, qu’elle ne jouit point de la vraie paix pu- 
blique, et qu’elle ne s'appuie qu’a des institutions instables. On 
peut dire que son territoire, ou le vainqueur continue de camper, 
n’a pas encore de frontiére, et que notre seule protection en Europe, 
c'est un traité qui, hélas! dépend beaucoup de la bonne foi de 
M. de Bismark. On comprend donc qu’a une heure si propice aux 
conspirations de l’étranger, la France tressaille, en apprenant qu’au 


802 QUINZAINE POLITIQUE. 


mois de septembre, M. de Bismark, son ennemi vigilant et con- 
stant, réunira 4 Berlin les trois empereurs de Russie, d’Autriche et 
d’Allemagne. Qu’y décideront-ils, dans le concert de leurs secrétes 
volontés? viendront-ils y former, comme plusieurs l’appréhendent, 
quelque dessein funeste 4 la France impuissante? Cetle question a 
vivement ému notre pays. Et ceux-mémes que leurs calculs ou lears 
pressentiments ont rassurés un peu, ceux dont l’inquiétude ne s'est 
pas changée en alarmes désespérées, gardent au fond de leur coeur 
toute la tristesse qui, dans cette émotion, y avait précédé la 
crainte. 

Jamais, en effet, il. n’avait tant saisi la nation, ce sentiment de 
stupeur mélancolique avec lequel la France se considére comme un 
peuple livré 4 larbitraire de la fortune. Aprés les traités de 1745 et 
1845, la France put se paraitre 4 elle-méme malheureuse et humi- 
liée ; mais, en ces deux occasions, quarante ans de batailles ne lai 
coutérent ni tant d’influence ni tant de gloire qu’en 1874 une guerre 
de six mois ; personne alors n’eut osé ni disposer d’elle souveraine- 
ment, ni disposer de l'Europe sans elle : c’est qu’il lui restait en 
réalité l’organisation d'une grande puissance; elle le savait et les 
autres Etats ne Pignoraient point. Au lendemain du traité d’Utrecht, 
Louis XIV mort et son petit-fils n’étant qu’un maladif enfant, il ne 
sembla pas qu’on put mépriser la faiblesse de la France ; le Régent, 
en 1748, formait sans peine avec l’Angleterre, |’Empire et la Hollande 
cette quadruple alliance dont le nom et la tradition devaient reparattre 
dans notre politique, en 1834, pour des avantages différents; ef dans 
toutes les combinaisons européennes de ce temps, la diplomatie de 
France fut comme le ressort principal. Méme en 4845, il y eut en 
Kurope quelque respect pour la France deux fois vaincue et envahie : 
on ne pensa point a régler, dédaigneusement et 4 son insu, ses af- 
faires et celles du continent; 4 cété des conquérants, Louis XVIII 
parut l’égal des plus dignes ; au congrés de Vienne, M. de Talleyrand 
fut puissant ; & Paris, le duc de Richelieu fut fier, comme s’ils eus- 
sent représenté la France dans son ancienne prospérité; le sang rou- 
gissait encore la terre & Waterloo, et déja, divisant la Sainte alliance, 
nos diplomatcs avaient le choix des alliés.... Aujourd’ hui, comme 
- tout est changé! combien nos malheurs ont été s’aggravant de siécle 
en siécle ! quelle destinée imprévue pour cette méme France dont 
le maréchal de Villars disait orgueilleusement devant le cardinal 
Fleury : « Le ministre du roi de France doit faire deux fois par jour 
le tour de l'Europe! » 

On ne saurait le nier : pas un peuple aujourd’hui n’unirait son 
sort au nétre; pas un ne tirerait l’épée pour nous. Et dans sa con- 
dition présente, la France peut-elle avoir des alliés? Les alliances se 











QUINZAINE POLITIQUE. 805 


contractent en vue de l’intérét, et les raisons quien décident, c'est 
la puissance militaire d'une nation; c’est son crédit ; parfois méme, 
c'est le prestige d’une étincelante et longue fortune. Eh bien, ja- 
mais, depuis cing siécles, notre abaissement ne fut tel. Notre armée 
se réorganise, mais pour l’heure, elle n'est pas préte. L’argent ne 
nous manque point, mais ce n’est qu’une ressource subsidiaire. Et 
dailleurs, combien nous fait défaut, aux yeux mémes de I’étranger, 
cette force de la vieintérieure quia pour effet la confianee d’un peuple 
et pour signe la sireté de son gouvernement ! ll est évident que les 
alliances solides nese nouent qu’avec les Ktats qui offrent les garan- 
ties de la paix civile, de la constance et des traditions. C'est la fai- 
blesse de toute république, non oligarchique surtout, que d’avoir 
une politique irréguliére, soudaine, incapable de suites; et !’on ne 
contestera pas qu une nation en proie au doute et a ]’essai, en tra- 
vail de constitution, partagée entre les ambitions des partis, sujette 
aux révolutions et incertaine du lendemain, ne doive paraitre mpro- 
pre aux fortes alliances; on ne contestera pas qu’é un gouverne- 
ment ot M. Gambetta peut succéder 4 M. Thiers, il ne manque ces 
précieux caractéres de durée, de fixité et de sagesse qui gagnent ou 
qui rassurent Ja foi d’un allié. Comme on le voit, tout ou presque 
tout nous empéche aujourd’huj de prétendre 4 une alliance. Si nous 
sommes vraiment jaloux d’un avenir meilleur, créons-nous donc une 
grande armée, ayons de bonnes finances, établissons un gouverne- 
ment sur des bases moins tremblantes et moins fragiles, améliorons 
notre situation morale et intellectuelle, et avec de la patience et de la 
mémoire, nous retrouverons les alliances en Europe, parce que nous 
en aurons retrouvé le secret en France. 

Si sur ce point il faut se garder de toute illusion, il est bon pour- 
tant de ne pas oublier que l’excés de la crainte démoralise les peu- 
ples comme celui de la confiance. On a prononcé, en songeant au 
sort de la France, on a prononcé le nom de la Pologne. Ona dit : La 
France a comme elle sur son territoire les soldats du conquérant ; 
comme elle, ]’anarchie des idées politiques |’affaiblit de jour en jour ; 
et voici que se réunissent pour des projets inconnus les héritiers de 
ceux qui partagérent la Pologne. Sans parler des derniers efforts et 
des derniéres ressources de la France désespérée, nous répondrons 
que ces rapprochements ne sont:pas exacts. L’oecupation du sol fran- 
cais n’est pas un fait de conquéte indéfinie ; un traité la détermine 
et en marque la fin: espoir et assurance que n’eut pas la Pologne. 
D’autre part, la France n’est pas comme elle, par sa situation géo- 
graphique, dans un cercle de convoitises qui, de toutes parts, s'a- 
vancent et l’étreignent. Certes, nous avons eu, en 1870, & remercier 
Dien de ta place qu’il nous a donnée sous le ciel : si, au lieu des 


804 QUINZAINE POLITIQUE. 


montagnes et des mers qui detrois cétés abritent ou limitent notre pa- 
trie, une Russie et une Autriche)’avaient alors enfourée, la France eit 
pu périr alors : c’était Poccasion! Cette heure terrible est passée. Il 
reste que, par la prudence de tous ses citoyens, la France démente 
la comparaison lugubre qu’on fait entre ses partis politiques et ceux 
qui, devant l’ennemi, divisérent la Pologne. Sans doute I'histoire de 
nos discordes semble encore moins sombre. Mais quel avertissement 
que |’épisode de la Commune! combien faudrait-il donc de guerres 
civiles comme celle-la pour que la France, paraissant 4 |'étranger 
une terre abandonnée par Dieu et vide de l’idée de patrie, perdit 4 
sa frontiére deux ou trois provinces de plus! 

Kcartons un instant ces alarmes, et demandons-nous si les trois 
empereurs qui vont se réunir a Berlin ont un égal intérét a de 
semblables projets, si les circonstances leur permettent de les con- 
cevoir, s ils ont vraiment en vue le renouvellement ou le maintien 
des choses existantes. Mille conjectures répondent a ces questions, et, 
4 la diversité méme de ces réponses, on reconnait dans |’opinion de 
Europe des passions et des voeux contraires. 

Bien des gens, cn Allemagne comme en Angleterre, sont per- 
suadés qu’aucune conquéte ne sera préparée dans « ce conclave 
de princes. » A entendre certains publicistes, tous ces témoignages 
d’amitiés pompeuses qui vont s’étaler 4 Berlin ne changeront en 
ricn le fond des cceurs; dans les événements, l’imprévu l’emportera 
sur les promesses que les trois souverains se seront faites. Selon 
d'autres, il y a dans cette entrevue un commencement de bon vou- 
loir et de bons rapports dont l'Europe entiére profitera : il y sera 
conclu tacitement une sorte de tréve générale. En Autriche, on 
parait salisfait : on ne suppose pas que les trois empereurs puis- 
sent ou veuillent remanier la carte de l'Europe. Pour sa part, 
Ja monarchie austro-hongroise a besoin de tranquillité, afin de se 
consolider a l'intérieur ; ses journalistes constatent avec joie qu'elle 
reprend un réle; ils se félicitent que la Russic ne se tienne plus a 
lécart et cesse d’étre menacante; ils présument que la question 
d’Orient sera ajournée : pour tout dire, on souhaite, a Vienne, 
le statu quo. En Russie, l’opinion semble indécise, ou plutdét elle se 
réserve : on s'y montre désireux de prouver a |’Europe, et sur- 
out 4 la France, que Ja Russie ne veut ni entreprendre sur Ja paix 
(lu continent, ni troubler notre sécurité nationale : sinccre ou non, 
ce désir se manifeste nettement dans la Gazette de Darmstadt et 
dans le Nord. Quant 4 la Prusse, elle a de l’entrevue unc idée 
plus orgueilleuse. Ses patriotes célébrent Phonneur dont va jouir 
Rerlin, devenu une capitale diplomatique, comme autrefois Paris. 
Plusieurs aflfirment que les trois empereurs examineront les affaires 











QUINZAINE POLITIQUE. 895 


d’Orient; d’autres, qu’ils chercheront un moyen de réprimer I’In- 
ternationale. Presque tous annoncent que M. de Bismark veut de 
nouveau nous faire sentir sa haine et sa prévoyance: il saura, disent- 
ils, obtenir de l’Autriche et de la Russie qu’elles ratifient le traité de 
Francfort, et, grace a leur alliance, il garantira l’Allemagne contre 
la politique de vengeance que les Francais méditent de pratiquer ; 
il détruira l'influence de la France en Europe; il la forcera méme a 
réduire ses ressources militaires : tels sont les coups qui partiront 
ade Ja main puissante et habile qui a jusqu’ici maitrisé la France, » 
dit la Gazette de Spener. Si exagéré qu’il paraisse, un tel langage 
marque Ja menace; reconnaissons-y les vraies intentions de la 
Prusse. 

Néanmoins il ne faut mesurer les desseins de M. de Bismark 
qu’aux difficultés ot sa volonté se heurte. Or, malgré son bonheur, 
elles sont encore nombreuses et grandes. Le ressentiment de la 
France lui parait un danger sérieux ; il se souvient dc la résistance 
quelle lui a opposée; il sait comme elle renouvelle promptement sa 
force et sa richesse; il prévoit combien sa vitalilé aurait d’effels 
énergiques sous un bon gouvernement; il redoute donc la France 
dans l’avenir, et c’est par un calcul de cette prudence qu’il se pro- 
pose de la tenir le plus longtemps possible dans l’embarras de 1’iso- 
lement, dans le découragement de la faiblesse, dans l’effroi de l’im- 
puissance. Car, de son cdté, il lui faut du temps pour réparer les 
pertes de la Prusse, bien s’établir dans sa conquéte, faire librement 
la guerre au catholicisme ct complétement unifier l’Allemagne. 
L’Autriche, qui craint la Prusse, la déteste: c'est hier qu’elle rece- 
vait a Sadowa cette blessure qu'elle sent encore; et, de plus, personne 
N'ignore 4 Vienne et a Pesth les vues ambitieuses de M. de Bismark 
Sur les provinces allemandes de l’empire. La Russie a-t-elle a son 
égard moins de défiance? La Prusse, déja maitresse des bouches du 
Niémen et de la Vistule, domine de Kiel sur la Baltique, ot la marine 
russe prétendait régner ; déji méme, par la voix de ses historiens po- 
pulaires, elle revendique les provinces russes de Livonie, d’Esthonie 
et de Courlande; sa grandeur militaire fait ombrage a la Russie, et 
l'esprit de défi anime déja les deux nations. Entin, la Prusse se croit 
affranchie de la tutelle de la Russie; elle estime qu’elle en a payé 
les services par la révision du traité de Paris; elle ne pourrait rien 
concéder de plus en Orient sans trahir cet intérét de l’Allemagne qui 
maintenant lui importe 4 Vienne et 4 Munich comme 4 Berlin. Toutes 
ces considérations, si M. de Bismark veut la paix comme il doit la 
vouloir, lui persuaderont que l’amitié de la Russie est plus douteuse 
aujourd’hui qu’autrefois. Jaloux de prévenir les périls que sa for- 
tune méme peut lui susciter 4 Vienne et a Saint-Pétersbourg, M. de 


906 QUINZAINE POLITIQUE. 


Bismark se présen(e aux empereur's d’Autriche et de Russie avec des 
prévenances, des caresses et des offres; ’heure convient d’autant 
mieux a cette politique de captation, que, seul en ce moment, ii ala 
puissance agressive en main. Qu’il réussisse a se concilier leur dou- 
ble alliance, il reste pour longtemps le mattre arrogant de la 
France; que des deux empereurs un seul s’unisse 4 lui, ce secours 
lui assure au moins le moyen d’attendre: tout peut done, dans cette 
entrevue, seconder ses desseins de temporisation, les plus utiles qu'il 
ait 4 concevoir dans la situation présente de la Prusse. 

Quelque hardis que soient les efforts de M. de Bismark, il ne 
semble pas qu’une alliance des trois cours puisse s‘effectuer. Dans 
quels sentiments, en effet, les empereurs d’Autriche et de Russie se 
rendront-ils 4 l’entrevue de Berlin? Les répugnances et l’averston 
qui retenaient Francois-Joseph n’ont cédé qu’a la raison politique du 
moment : il a considéré les mouvements qui pourraient désagréger 
aujourd hui la fédération des races qu’il gouverne ; il a tenu compte 
du temps qu’il lui faut pour Paffermir, aussi bien que pour réorga- 
niser son armée; et c’est ainsi conscient de sa faihlesse, qu avec 
une courtoisie peu volontaire l’empereur d’Autriche parait 4 Berlin. 
Quant 4 l’empereur Alexandre, il n’y était pas attendu, dit-on, et, 
avant d’annoncer son arrivée, il aurail hésité quelque temps : on 
soupconne qu'il vient moins 4 Berlin pour faciliter une ligue que 
pour en empécher une: disposition qui ne lincline guére a former 
avec la Prusse tous les pactes qui plairaient 4 M. de Bismark. Les 
intéréts des trois puissances leur rendent-ils d’ailleurs si simple et 
si aisée une union étroite? La Russie convoite la vallée du Danube et 
Constantinople; et l’Autriche, comme elle l’a compris dans la guerre 
de Crimée, n’en peut permettre la conquéte sans s’exposer au sort 
qu’auraient eu tour 4 tour la Pologne et la Turquie: le slavisme l'en- 
vahirait de toutes parts. Comment la Prasse pourrait-elle donc satis- 
faire 4 la fois deux puissances dont les ambitions, en se dirigeant 
sur le méme terrain, doivent s’y choquer dans J’attaque et la 
défense du méme point? La compensation offerte 4 l’une serait 
fatalement le dommage de )’autre. Dans cet antagonisme il y a des 
éléments que tout l’art de M. de Bismark ne saurait concilier. Tou- 
tefois, il trouvera |’Autriche et la Russie désireuses d’une longue 
paix : l'une sent ses embarras intérieurs: autre comprend que, jas- 
qu’au jour ot ses voies stratégiques ne seront pas achevées, sa puis- 
sance militaire se perd, pour ainsi dire, dans J’immensité de son 
empire. Les vagues délais conyenant ainsi a ta politique des trois 
nations, on est en droit de crotre que les choses resteront dans leur 
repos provisoire. Ce repos, it sera salutatre 4 la France : ona vu, 
dans ce. siécle méme, comment, en trenfe-deux ans de monarchie 











QUINZAINE POLITIQUE. 807 


parlementaire, elle a non-seulement trouvé des alliés dans la Sainte 
alliance elle-méme et relevé ses armes dans les deux mondes, mais 
acquis comme une surabondance de vigueur et de richesse dont 
plug tard on a pu longtemps abuser. Qui nous défend donc d’espé- 
rer que la France, reconquérant la paix intérieure, sans laquelle sa 
puissance extérieure ne sera jamais reconquise, aura un jour )’Autri- 
che ou la Russie pour alliée? qui sait méme si, de ces deux na- 
tions, ’une ne lui donnera pas alors son alliance, au méme temps 
que l'autre sa neutralité?... 

Cependant il faut reconnaftre que cette entrevue de Berlin, a 
laquelle M. de Bismark met tant de soins, est pour nous un événe- 
ment grave. De tout cet appareil de relations diplomatiques et de 
mystérieux desseins que M. de Bismark déploie devant la France, il 
compte au moins retirer un avantage, celui d’avoir signalé notre 
impuissance. Et puis, qui de nous voit assez clair 4 travers ces té- 
nébres pour ne pas craindre, par une derniére et profonde inquié- 
tude, quelque combinaison extraordinaire de ce perfide génie, ot 
lAutriche et la Russie entreraient pour nous perdre?... Qu’on le 
juge peu probable, soit ; mais qui pourrait le dire impossible? La 
France sait maintenant le prix des illusions : qu’elle laisse aux adu- 
lateurs et aux officieux la décevante naiveté de l’optimisme : peut- 
elle raisonnablement s’écrier avec eux que l’admiration que I’Eu- 
rope témoigne 4M. Thiers nous est une force nationale devant la- 
quelle disparaissent tous les dangers? Qu’elle se garde aussi de 
Simaginer, avec les idéologues du radicalisme, que le mot de répu- 
plique vaul une armée et une alliance. Si elle a quelque sang-froid, 
elle ne s’inquiétera pa3 outre mesure ; mais son insouciance serait 
bien téméraire, si elle n’apercevait pas les menaces qui sont autour 
delle et en elle. Au dela de ses frontiéres, elle devra rallier a sa 
politique tous ceux qu’effraye l’ambition de la Prusse ; il faut qu’elle 
pratique Vhonnéteté dans le monde pour y recouvrer l’estime des 
nations ; il faut qu’on reconnatsse partout, dans la personne de ses 
diplomates, Vintelligence et la dignité. Mais c’est 4 l'intérieur sur- 
tout, qu’en se refaisant des forces vigoureuses et saines, elle se pré- 
parera des alliances. Avec l'histoire qu'il a en France, le régime ré- 
publicain n’est pas de nature 4 obtenir la confiance des monarchies 
européennes ; elles soupconnent en lui le socialisme qui agit sous ses 
apparences ; elles n’oublient pas qu’en 1848 ses révolutions les ont 
ébranlées elles-mémes. Que serait-ce si 4 ces souvenirs s ajoutaient 
de nouvelles fautes ou de nouveaux crimes? On peut douter que les 
trois empereurs s’accordent pour ruiner notre nationalité, mais on 
ne doutera pas qu’ils ne soient préls A punir en nous le régne d'une 
autre Commune. Que M. Thiers affaiblisse son autorité par cette po- 


808 QUINZAINE POLITIQUE. 


litique indécise qui, pour ménager tous les partis, sacrifie trop sou- 
vent celui de l’ordre lui-méme ; qu’a Marseille, il se montre timide 
a contenir les radicaux ; 4 Lyon, hardi 4 les contenter ; qu’il donne 
ainsi 4 l’Europe le spectacle d’un gouvernement vacillant, qu’au- 
cune majorité solide ne soutient et qui n’est pas sir de lui-méme: 
évidemment, il nuit 4 sa diplomatie, parce qu’il n’impose pas a 
l'Europe la certitude que Ja France est au moins maitresse d’elle- 
méme. Toutefois, sa réputation autant que son habileté atténuent 
les effets d'une telle erreur. Avec M. Gambetta, avec ceux gui lui 
commanderaient ou qui le remplaceraient, avec toute cette tourbe 
d’incapables et de dictateurs, d’ignorants et de fanatiques, d’insensés 
et de furieux qu'il traine a sa suite, la France perdrait en Europe 
tout ce qui peut y subsister pour elle de respect ou de pilié, d’ad- 
miration ou de crédit, d’amitiés secrétes ou d’espérances lointaines: 
dans l’incendie de ses passions, elle ressemblerait a un foyer qu'il 
faudrait cteindre. Les aventures, les imprévoyances et les désordres 
dece gouvernement sans nom auraient pour conséquences la banque- 
route et l'invasion. Certes, la république amoindrit plus ou moins 
au dehors la puissance de la France, 4 cause des défiances qu’elle 
excite ; mais le radicalisme anéantirait notre patric : ce ne serait 
plus sculement la France sans alliés, ce serait la France révolution- 
naire, a la fois suspecte et maudite, effrayante et tout de suite me- 
nacée. Aussi peut-on dire de la France qu’aujourd hui sa sagesse po- 
litique devient l’unique garantie de son salut. 


Le gérant : Cuartes Dovniot. 


L'un des Gérants : GWILARLES DOUNIOL. 


PARIS. -~ IMP. SIMON BAGON ET CONP., NUE D'ERFURTH, 1. 





LE COMTE DE MONTALEMBERT 


III! 
M. DE MONTALEMBERT HOMME POLITIQUE (1835-1848). 


C’est au mois de juillet 1836 que parut I’ Histoire de sainte Elisabeth 
de Hongrie. « Ve tels écrits, qui ne sont pas seulement des ceuvres 
d’étude, mais des actes de piété, portent avec eux leur récompense. 
L’auteur avait trouvé la sienne. Pour couronner ce livre, il avait ren- 
contré dans un mariage chrétien, par une découverte aussi impré- 
vue que touchante, une noble fleur issue de la tige méme de sainte 
Elisabeth *. » 

Dans ce mariage, Dieu avait tour accordé & M. de Montalembert. 
Ici, le respect met un sceau sur mes lévres. Je ne dirai qu'une chose: 
pour celui qui allait tenir le drapeau des catholiques de France, c’é- 
lait assurément une rare fortune de s'unir 4 la fille du comte Félix 
de Mérode, l'un des chefs des catholiques belges, et sans contredit 
"un des plus nobles caractéres de son temps. 

La bénédiction nuptiale fut donnée 4 Trélon (Nord), le 46 aout 
836. L’abbé Gerhet célébra la messe de mariage. Les paroles qu’il 
dressa aux jeunes époux méritent d’étre recueillies. 


Epoux chrétiens, 

La Providence de Dieu, qui se méle a toutes choses, n'intervient dans 
acune circonstance de la vie humaine avec plus d’empressement et de 
\Micitude que dans le grand acte qui vous réunit en ce moment au pied 
2s autels. Celui quia disposé avec une si admirable sagesse les petits 
‘tails du monde matériel, pour qu'ils fussent en harmonie avec les be- 
ins de l’homme, a pourvu avec un soin plus merveilleux encore a l'or- 


‘ Voir le Correspondant des 25 mai et 25 juillet 1872. 

® Samre-Bevve. — Voir, a l’'appendice de l’Histoire de sainte Elisabeth, le ta— 
au 41 bis: « Filiation de la descendance de sainte Elisabeth pour la maison de 
rode. » 

. sim. T. 10 (uxxxvare pg 1a cotuscr.). 5¢ uv. 10 Seprenpac 1872. 52 


810 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


dre du monde spirituel. Les saints qui ont été le plus avant dans les 
desseins de Dieu, ont pensé qu'il a établi entre les Ames qu'il place sur 
cette terre de secrétes harmonies, qui font qu’elles se cherchent, s’atti- 
rent, s’appellent réciproquement, lorsqu’elles doivent marcher ensemble 
dans le chemin de la vie et s’appuyer les unes sur les autres. Celles qui 
sont destinées 4 vivre dans la retraite, loin des regards du monde, n’y sont 
pas pourtant isolées; elles y trouvent des compagnes de priére et de se- 
crifice, que Dieu leur a préparées. Il n'est pas moins certain que, parmi 
celles qui sont appelées 4 un saint mariage, parmi ces innombrables 
Ames, il n‘en est pas une seule 4 qui Dieu, de toute éternité, n’ait prédes- 
tiné une autre Ame, qui doit étre sa compagne, son guide, son ange ter- 
restre. Lorsqu’elle cherche avec une volonté droite et pure, toute dme 
rencontre ce que Dieu lui a réservé, soit qu'elle doive se séparer du 
monde, soit qu'elle doive y rester. 

Cette vérité est écrite 4 toutes les pages de la Vie des Saints. Mais, 
aujourd'hui, j'aime surtout 4 recueillir, dans ces touchantes annales de la 
Providence, des exemples qui appartiennent 4 l'histoire des deux amies de 
Dieu, dont les noms vous sont, 4 quelques égards, plus familiers et plus 
chers ; j ‘aime a rappeler ici les pieux souvenirs qui se rattachent a la vie 
d’une vierge, dont l’humble chapelle est bien prés de nous. Tout était 
prét pour le mariage de votre sainte Hiltrude‘; mais tout fut inutile, 
parce que Dieu l’appelait ailleurs, et rien ne put l’empécher d’échanger les 
grandeurs de ce monde pour l’obscure retraite ot Dieu, aprés tant de 
siécles, se plait encore 4 manifester sa puissance et sa bonté par les gué 
risons qu'il y opére et par les bonnes pensées qu'il y inspire. Tout, au 
contraire, semblait s’opposer au mariage de votre sainte Elisabeth de 
Hongrie; mais tout fut encore impuissant et vain, parce quelle avait 
trouvé l’Ame qui lui était prédestinée. C'est sous les auspices de ces doux 
noms que s'est préparé ce qui s‘accomplit aujourd’hui : comme vous avez 
les patrons de votre baptéme, vous aurez aussi, dans ces deux célestes 
amies, les patrones de votre mariage. Vous avez cherché comme elles 
avec foi, et comme elles aussi vous avez trouvé ce que vous cherchiez. Ea 
parcourant la voie ou elles vous ont conduits, ne perdez jamais de vue ni 
les graces quelles vous ont faites, ni les exemples qu’elles vous oat 
laissés. Vous apprendrez de la pieuse solitaire de la forét de Liessies a 
vous faire au milieu du monde uue douce et riche solitude, en isolant 
votre ceeur de l’amour des faux biens, en estimant a leur juste valeur les 
richesses, les titres, les talents, la gloire, toutes ces choses que ]’on peat 
louer ailleurs, mais que je rougirais de nommer ici, si ce n’était pour faire 
tomber tous ces noms aux pieds de Ja croix de Jésus-Christ. Vous trov- 
verez dans la vie de votre seconde patrone d'autres exemples qui doivent 
parler bien vivement 4 votre coeur. 


4 Sainte Hiltrude était une princesse de Hainaut, au neuviéme siécle; au mo- 
ment d’étre donnée en mariage par son pére a un seigheur de Bourgogne, elle se 
‘yetira dans la solitude. Elle passa le reste de sa vie dans la forét de Tréloa, qu 
‘appartient 4 M. le comte de Mérode, et ow I’on voit encore sa chapelle et sa fon- 
taine. 


LE CONTE DE MONTALEMBERT. 844 


Vous, monsieur, vous n’aurez pas, comme |’époux de I’héroine de Hon- 
grie, 4 vous séparer dc tout ce qui vous est cher pour aller combattre 
dans les contrées lointaines les profanateurs du tombeau du Christ. Mais 
votre place est marquée dans une autre croisade de travaux et de lumiéres 
pour la défense de la foi; et si, durant le cours de cette glorieuse lutte, 
qui ne devra finir pour vous qu’avec votre vie, quelques pensées de décou- 
ragement venaient parfois vous tenler, vous trouveriez dans l’Ame. que 
Dieu vous donne pour compagne, vous trouveriez en elle, je vous le pro- 
mets, un supplement, et comme unc réserve d’inspirations généreuses. 

Et vous, madame, Dieu, j‘aime 4 l’espérer, ne vous fera pas traverser 
les cruelles épreuves auxquelles sainte Elisabeth fut soumise; rien ne me 
fait entrevoir dans l’obscur avenir un moment fatal ott vous seriez forcée 
de quitter, seule et proscrite, la demeure de votre époux et de vos péres. 
Mais, comme pour sainte Elisabeth, cette demeure ne. sera pas votre uni- 
que demeure; vous en aurez une seconde qui, pour étre moins brillante, 
ne vous en sera pas moins chére : la maison du pauvre sera la vétre, et la 
vétre sera la sienne. Voila la part que la religion vous assigne 4 tous deux : 
a l'un, Jes grands combats de la foi; a l'autre, les grandes ceuvres de la 
charité; voila les bénédictions que je vous souhaite, ou plutét, je mhé- 
site pas ale dire, voila les biens que je vous promets. Je vous les promets, 
non pas seulement au nom de vos jeunes vertus, mais surtout au nom de 
ces vertus séculaires, de cet héritage de foi, de piété, dedévouement, que 
votre famille vous transmetira; je vous les promets au nom de tant de 
priéres ferventes accumulées sur vos tétes, de tant de bonnes ceuvres faites 
pour vous, au nom de tant de malheureux consolés ou soulagés, au nom 
de tous ces petits enfants qui auront regu le bienfait d'une éducation 
chrétienne, au nom de tout ce que je voudrais dire et que je dois taire. Et 
j'ai une si grande confiance dans la protection perpétuelle que tous ces 
mérites vous assurent, j’ai une foi si vive dans leur puissance en votre 
faveur, que je ne crains pas de vous faire cette derniére promesse : c’est 
qu’arrivés au terme de la vie, recueillant dans vos derniers souvenirs les 
exemples que vos parents vous auront légués et les efforts que vous aurez 
faits pour les imiter, vous ne trouverez pour exprimer les sentiments de 
votre Ame, 4 cetle heure supréme, que les magnifiques paroles de Tobie : 
« Nous sommes les enfants des saints, et nous attendons cette vie que 
Dieu doit donner A ceux qui, lui ayant engagé leur foi, ne changent 

jamais. > 


Je ne sais, mais il me semble difficile de mépriser une religion 
qui inspire de tels sentiments et de telles pensées. 


A peine mariés, M. et M™° de Montalembert partirent pour la 
Suisse et]’Italie. Le 22 décembre, ils arrivaient 4 Rome. M. de Monta- 
_lembert y retrouvait Lacordaire, et il avait la primeur de son admi- 
rable Lettre sur le Saint-Siége. Mais l’événement de ce voyage, ce fut 
la triple audience accordée par Grégoire XVI 4 l’auteur de Sainte Eli- 
sabeth. Le récit détaillé en appartient 4 histoire. . 

La premiére eut lieu le 28 décembre 1836. « Je me rends au Ya- 





812 _ LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


tican. A peine arrivé, on me fait entrer chez le Saint-Pére. Je baise 
ses pieds sacrés; il me reléve, me prend la main, et la tient un 
certain temps serrée contre son coeur avec une bonté si paternelle 
et si touchante que j’en suis ému aux larmes. Il me parle avec la 
plus grande affection, m’appelle toujours caro, carissimo conte d 
Montalembert. Il me félicite de mon attachement au Saint-Siége, dit 
du ton le plus paternel qu’il était bien naturel qu’un jeune homme 
plein d’ardeur (et il ajoute : de talent) fat entratné par l’abbé de 
Lamennais, mais qu’il compte sur moi comme sur son fils dévoué 
et fidéle. Je suis si touché, si pénétré de respect et de reconnais- 
sance, que j’ose a peine lui parler. Il se félicite des preuves d'un 
détachement complet de M. de Lamennais données par Lacordaire, 
Combalot et moi. Je parle de l’abbé Gerbet : il accueille ce nom as- 
sez froidement. Il fait un trés-grandféloge de la France, du roi, des 
Francais en général. Il me parle de nos évéques, de celui du Mans 
(Bouvier), de celui de Versailles (Blanquart-Bailleul), qu’il appelle 
un santo. Enfin, aprés la conversation la plus familiére et la plus 
affectueuse, il me congédie en me disant : Au revoir! » 

Madame de Montalembert se trouvait 4 la seconde audience 
(13 janvier 1857.) « Nous sommes recus par le Pape 4 la bibliothe- 
que du Vatican. Le Saint-Pére nous traite avec la plus grande cor- 
dialité, nous fait asseoir, nous engage a nous approcher de lui, et 
commence aussitét la conversation la plus animée. Il] nous fait un 
récit détaillé et plein de vivacité de toute laffaire de M. de Lamen- 
nais, telle qu’il l’a lui-méme envisagée et traitée. Il fait valoir, 4 bon 
droit assurément, l’extréme modération qu’il a déployée. Il assure 
qu'il a fait examiner avec le plus grand soin le mémoire que nous 
lui avons soumis (et d’autres piéces), par une congrégation de car- 
dinaux et de théologiens 4 qui il avait imposé le secret pontifical, de 
sorte qu’on n’en a rien su. II s’exprima en termes sévéres sur |e 
trames contre son autorité et sa considération de la part de M. de 
Lamennais eé di quello da che dimorava (le P. Ventura), trames quill 
connaissait fort bien, dit-il‘. — Il fait un bel éloge de Lacordaire, et 
il me répéte ses aimables et paternelles paroles de la premiére au- 
dience. — Je lui fais valoir le hon effet produit sur opinion pat 
toute cette affaire de Lamennais, en faveur de l’autorité de Rome, 
comme aussi la publication des encycliques en France, malgré Ia cir- 
culaire du garde des sceaux Persil et le code pénal. Il me dit ea 
riant : « Moi aussi, j’aurai recours a la Jiberté de la presse. » 

« Je ne lui cache pas l’existence encore positive du gallicanisme 
parmi le clergé francais, et je lui cite comme preuve la nouvelle 
édition de Fleury. Il n’a pas lair trés-inquiet sur ce point. 

‘ Il en existe un témoignage irrécusable dans deux lettres de Lamennais a 
P. Ventura, lettres que je me propose de publier. | 











LE CONTE DE NONTALEMBERT. 813 


« La conversation se porte ensuite sur la Belgique. Il dit qu’étant 
préfet de la Propagande, consulté par les évéques belges sur la ques- 
tion du pétitionnement, il leur avait répondu de rester tranquilles. 
Il se félicite, au reste, beaucoup de l’état présent de ce pays, de la 
liberté dont y jouit ’Eglise, de l'Université catholique, etc. ; mais il 
ajoute : « Il faut distinguer entre le bien et le moyen de l’opérer. » 
D’ou je conclus qu’il est loin d’approuver entigrement la révolution 
belge. Enfin, aprés trois quarts d’heure de conversation, il nous con- 
gédie, et nous nous relirons on ne peut plus touchés de sa bonté. » 

La troisitme audience devait avoir sur la direction politique de 
M. de Montalembert une action tout 4 fait décisive. 

« Le 12 février, nous avons eu, madame de Montalembert et moi, 
notre audience de congé du Pape. Je commence par lui offrir le nu- 
méro de l'Université catholique ot se trouve |’admirable réfutation 
des Affaires de Rome par l’abbé Gerbet. Je profite de l'occasion pour 
amener la conversation sur l’écrit analogue de l’abbé Lacordaire (la 
Lettre sur le Saint-Siége), que Parchevéque de Paris empéche de pa- 
raitre. Le Pape énumére quelques-unes des mauvaises raisons de 
M. de Quélen, comme pour }’excuser. Je n’hésite pas a lui dire: 
« Trés-saint Pére, ily a d’autres raisons, ce sont les antipathies po- 
« litiques du prélat. » Le Pape me répond avec une sincérité entiére : 
« Je déplore extrémement l’intervention de l’archevéque dans la poe 
a litique; le clergé ne dott pas se méler de politique. Ce n’est pas ma 
« faute si l’archevéque se conduit ainsi. Le roi sait, l'ambassadeur 
« sait, et vous saurez aussi que j'ai fait tout ce qui dépendait de moi 
« pour le rapprocher du gouvernement. L’Eylise est amie de tous les 
« gouvernements, quelle qu’en soit la forme, pourvu qu’ils n’oppri- 
« ment pas sa liberté. Je suis trés-content de Louis-Philippe : je vou- 
« drais que tous les rois de l'Europe lui ressemblassent. » Ii me 
raconta ensuite en détail toute histoire de sa résistance pontificale 
4 la nomination de l’abbé Guillon au siége de Beauvais. Louis-Phi- 
lippe déclara par son ambassadeur qu’il ne voulait pas contraindre 
Ja conscience du Pape. « Peu de princes, ajouta le Saint-Pére, en 
« auraient agi ainsi. » 

« Au moment ov il nous congédie, je-saisis mon courage 4 deux 
mains et je hasarde quelques mols sur les réfugiés polonais (fidéles 
ou revenus 4 la foi) qui m’ont chargé de mettre & ses pieds l’hom- 
mage de leur amour, de leur obéissance et du regret qu’ils éprou- 
vent d’avoir été bldmés par le Saint-Pére. A ce mot, il m‘interrompt, 
et, me prenant les mains avec cette tendresse familiére qui lui est 
naturelle, il me dit : « Mais je ne les ai pas bldémés, mon cher comte. »— 
Puis il se met 4 me raconter en détail tout ce qu'il a fait a l’égard 
de la Pologne, et notamment ses conversations, pendant la guerre, 
avec l’envoyé polonais, 4 qui il recommandait d’éviter une liberté libé- 


814 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


ralesque. Le bref par lui adressé a cetle époque aux évéques de Po- 
logne est tout 4 fait semblable 4 celui qu'il écrivit aux évéques d’Es- 
pagne, au commencement des troubles de ce pays, pour leur recom- 
mander de s’abstenir autant que possible de toute participation a la 
politique, et de pacifier leurs troupeaux. Le Pape termine par ces 
paroles : « Quant aux Polonais, je les porte tous dans mon ccur 
« de pére, et je leur donne en votre personne ma bénédiction pa- 
« ternelle. » Il fitdeux ou trois fois sur ma téte le signe de la croix.» 

Il me semble que ces détails, parfaitement inconnus jusqu’ici, ne 
sont pas, je le répéte, indignes de l'histoire. Non-seulement ils pla- 
cent sous son véritable jour ce bref de Grégoire XVI aux évéques de 
la Pologne, dont M. de Lamennais a tant abusé, mais surtout ils ai- 
dent 4 faire comprendre les efforts tentés par M. de Montalembert 
pour isoler la cause catholique de la cause légitimiste. Ce dernier 
point était particuligrement grave; il impliquait une ligne de con- 
duite délicate entre toules, et qui exigeait en toute occasion un 
tact infini. Il se peut bien qu’a l'age de vingt-sept ans, qu'il avait 
alors, M. de Montalembert ne s’en soit pas toujours rendu suffisam- 
ment compte; mais enfin, quant au fond, le jeune pair de France 
n'était-il pas autorisé 4 croire que cette ligne d’isolement était, 
dans l’intérét de la religion, indiquée a tous les catholiques par Gré- 
goire XVI? 

Il ne m’appartient pas de discuter le point de vue ou se placait le 
souverain pontife. Je me borne 4 exposer un fait que je crois abso- 
lument incontestable, savoir qu’a ce moment l'attitude de M. de 
Quélen était jugée au Vatican avec une extréme rigueur. Rome ne 
pouvait comprendre que l'archevéque de Paris s’abstint de parailre 
aux Tuileries. Le pape venait d’écrire de sa propre main au prélat 
pour lui reprocher (4 l’occasion de l’attentat Meunier contre la vie 
du roi) cette ligne de conduite. Le cardinal Lambruschini, secré- 
taire d’Etat, parlait alors de M. de Quélen avec? une véritable exas- 
pération, et ses plaintes s’étendaient 4 tout le parti légitimiste en 
des termes que je ne veux pas reproduire ici. On mandait a M. de 
Montalembert que le pape ne pouvait parler d’autre chose. Ces par- 
ticularités ignorées aident, si je ne me trompe, a expliquer l’atti- 
tude politique prise 4 la Chambre haute par celui dont j’écris la vie. 


an a vu‘ qu iil avait pris séance dans cette Chambre, Je 44 mai 
835. 


La Charte ne lui accordait voix délibérative qu’a trente ans; mais 
elle ne lui interdisait pas de prendre la parole avant cet age : M. de 


‘ Voir le Correspondant du 25 juillet 1872, p. 224. 











LE COMTE DE NONTALEMBERT. 815 


Montalembert n’hésita pas 4 donner le premier |’exemple de cet usage 
précoce de la tribune. | 
Il avait certes une position des plus difficiles : il était’ seul au sein 
de la noble Chambre, absolument seul. En effet, dés la fin de 1830, 
sa coopération a Avenir l’avait publiquement séparé des légitimis- 
tes, sans pour cela le ranger parmi les amis de la monarchie nou- 
velle. Cette situation tout a fait isolée avait jé ne sais quoi d'étrange. 
Wappartenant catégoriquement & aucun parti, le jeune pair n’était 
soutenu ni encouragé par personne. Disons plus, dans une assem- 
blée remplie de l’esprit du dix-huitiéme siécle, c’est-a-dire en assez 
grande majorité déiste ou sceptique, la foi de l’historien de sainte 
Hlisabeth était moins une recommandation qu’une singularité. Voila 
ce qu'il faut se bien représenter pour se rendre un compte exact des 
4iébuts de tribune de M. de Montalembert. 
Il lui fallait surmonter 4 la fois, & lui seul, tous ces obstacles. 
Pour cela, il lui importait de bien constater avant tout qu’il 
n’était pas exclusivement et étroitement |’homme d'une seule ques- 
tion, 4 savoir l'homme de la question religieuse, mais que tous les 
intéréts du pays, celui de la liberté (on y croyait alors), celui de 
J’honneur de la France particuliérement, lui étaient aussi chers, 
aussi sacrés qu’aé personne. A cet égard, M. de Montalembert ne 
laissa point passer une seule occasion de faire ses preuves. La li- 
berté de la presse fut la premiére cause qu’il défendit dans la Cham- 
-bre haute. Mais toutes les questions du temps, la question polonaise 
d’abord (et plus qu’aucune autre), la question espagnole, la ques- 
tion belge, la question grecque, la question d'Orient, sur laquelle 
il prononga un discours si politique et si neuf, !'émancipation des 
noirs, la loi sur les aliénés, le travail des enfants dans les manufac- 
tures, le ramenérent tour a’tour a la tribune, et i! s’y fit constam- 
ment écouler, non-seulement avec atlention, mais avec une sorte 
de faveur. Le chancelier Pasquier, qui présidait avec tant de distinc- 
tion la noble Chambre, ne cessa de lui montrer publiquement, en 
toute occasion, une bienveillance particuliérement flalteuse. 
Foutefois, pour M. de Montalembert, les discours que je viens de 
-appeler en passant n’étaient que des préludes. Il avait recu de Dieu 
ane mission toute spéciale, et il lui tardait de la remplir: c’était de 
evendiquer avec éclat, devant la France telle que la Révolution nous 
‘a faite, les droits de l’Eglise, les droits des consciences catholiques. 
ir, parmi les questions dont Ja Charte de 1830 avait imposé la solu- 
on 4 la législature, il y en avait heureusement une qui était essen- 
ellement une question religieuse, c’était celle de la liberté de !’en- 
:igmement, Dés 1831, M. de Montalembert l’avait faite sienne dans 
procés de |’Ecole libre. Le jeune pair s’en empara désormais tout 
fait, et son nom y demeurera attaché a jamais. 


816 LE COMTE DE MONTALENBERT. 


Chose singuliére! cette question si capitale était alors, en France, 
absolument neuve. L’un des abus de pouvoir les plus reprochés a 
Louis XIV, ¢’avait été d’enlever aux calvinistes francais leurs enfants 
pour les faire élever dans la foi catholique : de nos jours, nul libre 
penseur n'y pouvait songer sans horreur. C’était pourtant, a la let- 
tre, le traitement infligé par la Révolution aux catholiques; |’biat 
leur prenait leurs enfants pour les faire élever dans l'indifférence en 
matiére de religion, et personne ne s’en indignait. On déchristianisait 
ainsi la France a petit bruit, sans que les familles y prissent garde. 

Le cri d’alarme fut poussé 4 la tribune par M. de Montalembert, le 
6 juin 1842. Le croira-t-on? cet orateur si jeune, si impétueux, 9 
incapable de mesure, au dire de ses adversaires, ne donna pas la 
moindre prise contre lui par ]’intempérance de son langage. Il com- 
menca par mettre sincérement hors du débat les bonnes intentions 
des divers ministres de |’instruction publique; mais il montra com- 
bien il est difficile que, dans l’état actuel des esprils, l'éducation 
‘donnée par l'Université aboutisse 4 autre chose qu’a l’indifférence 
religieuse. En effet, Université ne saurait imposer 4 l’armée de 
fonctionnaires dont elle se compose des pratiques ni méme des 
croyances religieuses déterminées : et qui ne voit qu’il résulte de ki, 
par la force méme des choses, un enseignement étranger & toute pre- 
fession de foi un peu intense en matiére de religion? Sans doute ilya 
en France beaucoup de parents & qui une semblable éducation peut 
sembler parfaitement bonne, beaucoup de parents qui seraient peut- 
étre mécontents et inquiets si la religion tenait dans nos colléges 
une plus grande place. Mais, 4 cété de cette catégorie de péres de 
famille, il faut bien avouer qu’il en est d’autres, et en trés-grand 
nombre, qui veulent une intervention supérieure et perpétuelle du 
sentiment religieux dans I’éducation de leurs enfants. Comme ma- 
dame de Staél (j’en citerais une autre, si je connaissais une inteli- 
gence moins cléricale que Ja sienne), comme madame de Staél, ceur- 
ci pensent que la religion n'est rien si elle n’est pas tout, c’est-b-dire 
si notre existence teut entiére n’en est pas remplie. C’est pour ces 
péres de famille que M. de Montalembert réclamait, et cela au nom 
de cette liberté de conscience qui était alors dans toutes les bouches 
et qui, suivant la parole de Portalis Vancien, est le premier yeu 
de toutes nos lois. Invoquant le témoignage d’un protestant bier 
connu, éléve comme lui de I’Université, il disait avec M. Agénor de 
Gasparin : « Sachons le reconnaitre, l'éducation religieuse n’existe 
réellement pas dans les colléges. C’est la tache ineffacable, c’est la 
condamnation permanente des ¢tablissements miztes, que | obligatroa 
ou ils se trouvent de reléguer la religion 4 son heure, comme l'une 
(et le plus souvent comme la derniére) des lecons. Dans ces établis- 

sements, on fait, bien ou mal, son cours de christianisme ; mais le 











LE COMTE DE MONTALEMBERT. 817 


christianisme n’y pénétre pas toutes les branches de l’enseigne- 
ment, il n'y exerce pas cette domination absolue 4 laquelle il a droit et 
en dehors de laquelle il n'y a pas d’éducation vraiment bonne. » 

On le voit, la question, dés 1842, élait parfaitement bien posée, 
sans exagération comme sans réticence, et j’ose dire qu’elle necom- . 
portait pas d’autre solution que l’autorisation de créer, 4 cdté des 
établissements mixtes de |’Etat, des écoles confessionnelles, c’est-a- 
dire, aprés tout, l'application loyale et sincére du principe moderne 
de la liberté de conscience dans l’enseignement public. 

Eh bien, il a fallu une révolution, celle de 1848, pour qu’un droit 
si évident, si sacré, passdt dans la loi francaise et dans les faits, Et 
aujourd hui ce droit est ouvertement remis en question par la for- 
mule de .l’instruction laique obligatoire, qui est la formule de la 
tyrannie nue et sans voile. Il se peut méme que la France contempo- 
raine assiste & une révocation nouvelle de |’édit de Nantes, opérée 
cette fois & visage découvert par les hommes de la libre pensée. C’est 
ce quiredonne, tout le monde le sent, un intérét tout 4 fait actuel & 
nos huit années de luttes pour conquérir la liberté de l’enseignement. 
. Il faut le rappeler, la chose alors n’allait pas toute seule. En 1842, 
le pli de la servitude était pris. Nos péres avaient eu les reins cassés 
par la Révolution. Trop heureux de voir rouvrir les églises, ils 
n’avaient demandé rien de plus, subissant le monopole de l’Etat en- 
seignant, comme ils subissaient la conscription, non pas sans dou- 
leur, assurément, mais sans résistance‘! La Restauration, plus tard, 
avait d’ailleurs rendu Je joug plus supportable en laissant la France 
se couvrir de petits séminaires. Cet état de choses était donc passé 
dans les mceurs publiques, en sorte que le pays légal, comme on 
disait alors, avait la plus grande peine & comprendre |’importance 
que nous attachions 4 obtenir la liberté d’enseigner. Tiédeur des 
parents 4 revendiquer leur droit de péres de famille, indifférence et 
défiance de la bourgeoisie conservatrice & l’endroit des rares péti- 
tions adressées aux Chambres dans cet intérét ; hostilité déclarée, sur 
ce point, du parti de l’opposition tout entier et de toute la presse, 
voila les difficultés qui se dressaient devant M. de Montalembert au 
début de sa premiére campagne pour l’émencipation de l’enseigne- 
ment. Dans les Chambres, il lui fallait triompher de l’union des 


Ne confondons pas les temps. Aujourd’hui, pour la défense nationale, la France 
a un besoin absolu de tous ses enfants. Sous Napoléon I*, ils étaient mis en coupe 
régiée, non pour des guerres défensives, mais pour des guerres d’agression et de 
conquétes. Aussi alors la conscription militaire était-elle généralement en exécra- 
tion (c’est le mot propre), mais en méme temps elle était subie partout avec une 
horreur muette. Ces deux faits sont tous deux incontestables. J‘affirme qu'il en 
était de méme de la conscription universitaire. Est-il besoin d’ajouter que cela 
n’infirme en quoi que ce soit les nécessités militaires du temps présent? Je recon- 
nais ces nécessités autant que personne. 





818 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


passions irréligieuses de l’ancienne gauche avec les instincts timides 
de Ja plupart des députés ministériels. En effet, la liberté d’ensei- 
gnement était suspecte 4 ceux-ci par cela seul qu'elle était réclamée 
par les orateurs légitimistes : c'est l’éternelle étroitesse des partis 
de ne vouloir 4 aucun prix des meilleures choses, pour peu qu’ils 
soupconnent qu’elles puissent profiter au parti contraire. Eh bien, 
rien de tout cela n’effraya M. de Montalembert. C’est alors, au con- 
traire, qu'il adopta cette fiére devise : Ne espoir, ne peur. 


- Malbeureusement, cette premiére campagne pour la liberté de 
Venseignement n’eut pas ta suite qu'il était décidé 4 lui donner. 
Dans cette méme année 1842, la santé de M™° de Montalembert subit 
une crise des plus alarmantes. Tous les médecins lui recomman- 
dérent un ciel plus clément, tous proclamérent lincontestable su- 
périorité du climat de Madére. M. de Montalembert n’était pas 
"homme des demi-mesures, ni des demi-courages. Quelque dur 
que fit un tel exil au début de sa carriére politique, il n’hésita 
point. ll] avait toujours été frappé de-linscription d’un calvaire 
qu'il avait vu & Augsbourg : Nihil debuit, plus non potuit. « La pre- 
miére moitié de la phrase, disait-il, n’appartient qu’a un Dieu, mais 
la seconde va bien a tout chrétien. » : | 
- Il partit donc pour Madére au mois d’octobre 1842, et il y passa 
prés de deux ans. C'est de Madére qu'il langa, vers la fin de 1848, 
sa premiére brochure politique : Du devoir des catholiques dans la 
question de la liberté de l'enseignement. 

- Cette brochure a fait époque. C’est par cet écrit que M. de Monta- 
Iembert a jeté les fondements d’une chose tout a fait inconnue en 
France depuis la chute de la Ligue, les fondements d'un parti ca- 
tholique. Ce mot a beaucoup scandalisé, et je me demande pour- 
quoi. Est-ce que les intéréts religieux n’ont pas leur importance, 
égale, au moins certes, 4 celle des intéréts politiques? Or, si Pon 
trouve légitime que les hommes qui pensent de méme en politique 
se groupent et s’entendent pour tacher de faire prévaloir de simples 
opinions, pourquoi denc les hommes qui pensent de méme sur la 
religion ne concerteraient-ils pas, eux aussi, un effort commun 
pour défendre un intérét aussi capital? 

M. de Montalembert se plaignait, 4 bon droit, de ce que les catho- 
liques, en France, avaient depuis trop longtemps l’habitude de 
compter sur tout, excepté sur eux-mémes. Il se plaignait de ce que, 
dans la vie publique, ils étaient catholiques aprés tout, au lieu de 
Pétre avant tout. fl leur représentait qu’ils n’obtiendraient jamais 
rien, Jusqu’a ce qu’ils fussent devenus ce qu’on appelait, en style 
parlementaire, un embarras sérieux ; qu’en France, ot Jes élections 
ménent a tout, on ne compterait avec eux que dans la mesure 0% 





LE COMTE DE MONTALEMBERT. 819 


Pon aurait besoin d’eux dans les luttes électorales; mais, ajoutait-il, 
s'ils youlaient se compter et se discipliner, ils formeraient pres- 
que partout un appoint décisif, et imposeraient par conséquent les 
conditions de leur concours. Il leur montrait I'Espagne, fondant et 
maintenant, dans toutes ses grandes villes, des journaux exclusive- 
ment voués & la défense des droits de la religion. Il leur recomman- 
dait le pélitionnement sur une grande échelle, affirmant qu’il n’y 
avait pas de gouvernement qui put résister 4 J’action légitime, éner- 
gique et persévérante d’un grand corps comme celui des catholi- 
ques frangais, s’ils savaient user de leur puissance. 

Une chose restait 4 faire pour achever de constituer le parti ca- 
tholique, c’était de créer un centre, un foyer, un comité d’action, 
qui dirigerait vers un but unique tant de forces disséminées. Cette 
idée si simple rencontra, le croira-t-on? des difficultés inconceva- 
bles. M. de Montalembert, accouru de Madére, au mois de mars 
1844, s’employa de son mieux 4 les vaincre. D’instinct, Mgr Affre, 
archevéque de Paris, était contre tout comité; il sentait qu’une fois 
un comité constitué, la direction échapperait aux évéques, aux 
hommes de conseil, pour passer aux hommes d'action, dont il se 
défiait. M. de Vatimesnil admettait un comité, mais un comité se- 
cret, composé de jurisconsultes, qui, purement consultatif, répon- 
drait aux questions que pourraient lui adresser les évéques. Tout le 
monde sent aujourd’hui combien tout cela ett été insuffisant, com- 
bien il était indispensable d’oser davantage, de créer un comité, 
non pour le conseil seulement, mais pour l’action; un comité se 
mouvant en plein soleil, communiquant son élan a la presse et a la 
jeunesse. C’est ce que voulait, c’est ce que fit M. de Montalembert, 
hautement encouragé par le P. de Ravignan. De pieux prélats, 
entre autres l’archevéque de Rouen (Mgr Blanquart-Bailleul), es- 
sayérent de l’arréter par cette considération que « les laiques n‘ont 
pas mission de défendre la religion. » Le Nonce (Mgr Fornari) leva 
ce scrupule; il alla jusqu’é dire que, dans ce moment, c était aux 
laiques qu’il appartenait de sauver l’Eglise. Une lettre publique de 
“évéque de Langres 4 M. de Montalembert, non contredite par ses 
ollégues de l’épiscopat, eut en ce sens une action décisive; Mgr Pae 
"isis ne craignit pas de poser en thése tout a fait générale, quen 
france, au dix-neuviéme siécle, Vintervention des laiques fidéles 
‘Lait nécessaine 4 Eslise, en sorte que, pour ces derniers, ce n’était 
‘as seulement un droit, mais un devoir sacré, de parler et d’agir. 
‘ort de cette approbation, le Comité électora) pour la liberté reli- 
feuse se constitua sous la présidence de M. de Montalembert. 
[. de Vatimesnil, ancien ministre de Vinstruction publique, et 
[. Charles Lenermant, de l'Institut, en furent les vice-présidents. 

A certains égards, les conjonctures étaient faverables. La funeste 


820 LE CONTE DE MONTALEMBERT. 


division des catholiques avait cessé : en France, tous les Mennai- 
siens, sans exception; en Belgique, tous les chefs politiques des 
eotliqus, M. Félix de Mérode, M. Vilain XIII, M. de Robiano, 
. Dechamps, s’étaient soumis (et depuis si longtemps) & la décision 
du Saint-Siége, qu'il restait 4 peine un souvenir lointain et affaibli 
des luttes intestines de 1834. L’un des plus fermes antagonistes de 
l’ Avenir, Mgr Clausel de Montals, évéque de Chartres, se montrait 
Yun des plus ardents champions de la liberté de l’enseignement, et, 
sans contredit, l'un des mieux inspirés. Un autre adversaire non 
moins déclaré du Mennaisianisme, M. l’abbé Dupanloup, plein de 
feu, de résolution, de coup d’ceil, se révélait comme polémiste avec 
une supériorité dés le premier jour incontestée. D’autre part, le 
Correspondant, absent de la lice depuis Ja fin de 1834, avait repara 
en 1345 avec un accroissement d’autorité remarquable. La jeunesse 
catholique était pleine d’ardeur. Cet élan, disons-le, lui venait en 
droite ligne de la chaire de Notre-Dame, alors occupée avec un éclat 
incomparable, durant le Caréme par le P. de Ravignan, durant 
l’Avent par le P. Lacordaire. Dieu avait donné & I'Eglise de France, 
4 cette date, une pléiade d’hommes d’élite, qui ne’s’est pas retrou- 
vée depuis : le P. Lacordaire, le P. de Ravignan, M. Dupanloup, 
dans la chaire; un orateur politique comme M. de Montalembert; 
un jurisconsulte comme M. de Vatimesnil; un érudit comme 
M. Lenormant; un professeur et un écrivain comme M. Ozanam. 


C’est dans ces circonstances que M. de Montalembert parut ala 
tribune, le 16 avril 1844. Il s’agissait du projet de loi sur les fonds 
secrets. D’aprés les usages parlementaires, le vole annuel de ces 
fonds donnait lieu A une discussion générale sur la politique du 
gouvernement. En 1844, cette discussion porta principalement sur 
Ja lutte qui avait éclaté entre le clergé et 1’Université, au sujet dela 
liberté d’enseigner. A la Chambre des députés, M. Dupin ainé avail 
prononcé contre latitude du clergé un réquisitoire vivement ap- 
plaudi, qui se terminait par ces mots : Soyes implacables! Als 
Chambre des pairs, M. de Montalembert prit & partie le réquisitoire 
de M. Dupin, et Je mit littéralement en piéces. Ce fut le chatimeat 
du caustique champion du gallicanisme parlementaire de subir, ea 
personne et en silence, dans la tribune réservée ow il se trouvat 
placé durant Je discours de M. de Montalembert, cette flagellation 
publique. Elle fut exemplaire. 

Le jeune pair avait pour maxime que, pour défendre l’Eglise, trois 
choses sont nécessaires : du courage, du courage et encore du cou- 
rage. Le 16 avril 1844, le courage, certes, ne lui fit pas défaut. 

Il s'étonna que, dans un pays ou les plaintes sont le pain quoti- 
dien de la presse, ou la vie publique n’est qu’un murmure cont 








LE COMTE DE MONTALEMBERT. 894 


nuel, toutes les fois qu’un évéque, un prétre, un catholique éléve la 
voix, on se récrie, comme si ce grand corps de quatre-vingts évé- 
ques, de cinquante mille prétres, de plusieurs millions de fidéles, 
devait étre exclu de cette liberté de la plainte, qui est le droit de 
tous les Francais. « Il ya peu de jours, disait M. de Montalembert, 
un magistrat trés-haut placé (M. Dupin) se félicitait, 4 une autre 
tribune, de ce que nous vivons sous un gouvernement qui ne se con- 
fesse pas. Chacun son gout : mais, au moins, on avouera que le gou- 
vernement sous lequel nous vivons lit les journaux, et l’on ne devrait 
pas se plaindre de voir remplacer le confessionnal, qui, dit-on, 
n’existe plus, par les journaux qui, heureusement, existent fort 
bien. On a dit que les évéques étaient des fonctionnaires. Non, 
mille fois non. Les évéques, ‘aux yeux des catholiques (et ils sont 
faits, aprés tout, pour les catholiques, ils ne sont pas faits pour 
ceux qui, d’aprés une expression fameuse, n’en usent pas), les évé- 
ques, aux yeux des catholiques, sont commis par Dieu au gouver- 
nement de l’Eglise; ils ont mission d’en haut pour diriger nos 
consciences, et, au besoin, pour les troubler. La loi reconnatt leur 
autorifé, mais ce n’est pas elle qui la crée; ou ils tiennent cette 
autorité de Dieu, ou ils ne la tiennent de personne. C’est 14 leur 
croyance et la nétre. Tout évéque qui, ayant cette croyance, n’agi- 
‘rait pas comme ont agi récemment les évéques de France pour le 
salut des Ames, serait un prévaricateur... Nulle part, aujourd'hui, 
I’Eglise ne désire ni n’essaye de se méler au gouvernement tempore 
des hommes. Mais céder le gouvernement des 4mes, |’éducation des 
Ames, le droit spirituel, c’est ce qu’elle ne fera jamais. Elle a subi 
maintes fois des tyrannies de ce genre, elle ne les a jamais accep- 
tées : elle supporte beaucoup, elle se tait quelquefois, mais elle ne 
recule jamais. » 

M. de Montalembert maniait avec un égal succés toutes les armes, 
lironie comme la logique. Le conseil d’Etat venait de déclarer que 
Vévéque de Chalons avait troublé les consciences, c’est la |’éternel 
prétexte de tous ceux qui veulent baillonner l’Eglise. « De deux cho- 
ses, lune, disait l’orateur : ou les consciences en question sont ca- 
tholiques, ou elles ne le sont pas. Si elles ne le sont pas, elles ne 
peuvent étre troublées par un évéque. Si elles Je sont, y a-t-il une 
dée plus risible que celle d'une conscience assez délicate pour étre 
roublée par les dires d’un évéque, et en méme temps assez facile 
your étre rassurée parun rapport de M. le vicomte d’Haubersart et 
ine ordonnance de M. Martin (du Nord)? Out, je défie qu’on me 
rouve en France un seul homme qui se dise: « Hier j’étais troublé, 
non évéque avait dit des choses qui m’inquiétaient. Mais aujourd’hui 
{. de d’Haubersart et M. Martin ont parlé: me voila tranquille! » 


Hitlarité.) 





822 LE CONTE DE MONTALEMBERT. 


« On sent si bien, poursuivait M. de Montalembert, l’impuissance 
de ces remédes, qu’on vous pousse a faire des lois nouvelles, des 
lois implacables contre nous. Eh bien, faites-les, nous ne les redou- 
tons pas. Oui, faites des lois si bon vous semble: elles seront exé- 
cutées peut-étre, mais elles seront impuissantes. Vous n’étes pas de 
taille 4 vaincre dans une lutte qui n’a porté bonheur ni 4 Mirabeau, 
ni 4 Robespierre, ni 4 Napolécn. Il s’agit non pas d’une question de 
parti, mais d’une question de conscience ; on n’en finit pas avec les 
consciences comme avec les partis. On vous dit d’étre inflexibles ; 
mais savez-yous ce qu'il y ade plus inflexible au monde? eh! cen’est 
ni la rigueur des lois injustes, ni le courage des politiques, ni la 
vertu des légistes: c’est la conscience des chrétiens convaincus. On 
vous dit: Soyez implacables. Eh bien, soyez-le; faites tout ce que 
yous voudrez et tout ce que vous pourrez. L'Eglise vous répond par 
la bouche de Tertullien etde Fénelon: « Nous ne sommes point a 
craindre pour vous, mais nous ne vous craignons pas. » Catholiques 
du dix-neuviéme siécle, au milieu d’un peuple libre nous ne voulons 
pas étre des ilotes. Nous sommes les successeurs des martyrs, et nous 
ne tremblons pas devant les successeurs de Julien l’Apostat. Nous 
sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas devant les fils 
de Voltaire. » 

Ce sont 14 des paroles qui ne périssent point. Gravées sur la mé- 
daille d’honnear offerte par les catholiques de Lyon a M. de Monta- 
lembert, en récompense de son dévouement 4 la liberté de 1'Eglise, 
elles ne seront jamais oubliées. 


Mais ce n’était la pourtant qu'un combat d’avant-garde. Le 22 
avril commenga la grande bataille, la discussion de la loi sur !'en- 
seignement secondaire. M. Cousin parla le premier. Pour lui, P'Uni- 
versité, c’était ’Etat lui-méme, l’Etat appliqué & l'instruction de la 
jeunesse; discuter l'Université, c’était mettre en question |'’unité 
francaise. Ce sophisme au fond était toute la loi. 

M. de Montalembert le saisit corps a corps. Il cita d’abord le mot 
si vrai de Burke : « Les mauvaises lois sont la pire des tyrannies. » 
Et il ajouta que, parmi les lois de tyrannie, les pires sont les lois 
hypocrites, comme celle qui était en ce moment présentée, laquelle 
s‘intitulait Lot sur la liberté de Tenseignement, bien qu'elle ne fut 
qu'une loi de prévention, de restriclion et de police. Puis, entrant 
dans le vif de la question: 

« Jamais, dit le jeune orateur, jamais, dans les Etats les plus ab- 
solus, depuis du moins que le christianisme a transformé le mande, 
jamais jusqu’’ nos jours on n’avait révé Pintervention directeet exclu- 
sive de ’Ktat dans l'éducation. Cette funeste doctrine ne se fonde, dans 
le passé, que sur l’autorilé de Minos, de Lycurgue et de Robespierre, 











LE COMTE DE MONTALEMBERT. 825 


c’est--dire sur la fable, sur le paganisme et sur quelque chose de 
pire que le paganisme. Toujours et parlout, quel que fut le degré de 
Yautorité que |’Ktat se réservait sur l'éducation, dans les pays pro- 
teslants comme dans les pays catholiques, on a vu cette tache spé- 
cialement attribuée 4 l’Eglise, ce qui mettait la conscience et la fa- 
mille 4 Pabri des révolutions, des variations et des excés de l‘ordre 
temporel. Aujourd’hui ou I’Eglise ne régne plus que sur une partie 
plus ou moins considérable de la société, il est juste, ilest nécessaire 
méme, que les intelligences qui repoussent son autorité trouvent 
d'autres ressources. Mais ce n’est pas la ce que l’on veut. Ce qu’on 
veut, c'est qu’un mandarinat de gens qui ne reconnaisgent aucune foi 
surnaturelle vienne usurper, au nom de PEtat, l’autorité. morale la 
plus délicate et la plus sacrée, prétendre a la haute police des dmes et 
des intelligences, et mettre la main, a l’exclusion de tous autres, sur 
ce qui était autrefois le domaine exclusif de la foi religieuse. A l’ap- 
pui de cette prétention l’on s’est borné 4 dire que Etat est laique. 
Oui certes, mais il y a deux maniéres d’étre laique pour les Etats 
comme pour les individus : on est laique religieux, ou bien laique 
incrédule. Eh bien, aujourd'hui l’Etat est incrédule, officiellement 
incrédule. (Réclamations.) » 

On réclamait alors, on ne réclamerait plus aujourd’hui. La tyran- 
nie marche enseignes déployées. Son mot d’ordre, comme je l’ai dit, 
est Vinstruction obligatoire, c’est-a-dire forcée, et laique, c’est-a- 
dire irréligieuse. On reprend la thése de feu Danton: « L’enfant ap- 
partient 4 I’Etat et non & son pére, » et l’on y joint Pathéisme d'Hé- 
bert et de Chaumette : 4 l’école, if ne sera plus méme question de 
l’Etre supréme de Robespierre. Est-ce assez clair? Nous avons affaire 
a des sectaires qui prétendent biffer des livres scolaires le nom de 
Dieu en vertu de la liberté de conscience. Voila ot: nous en sommes | 

Mais nous répondrons a M. Jules Simon ce que M. de Montalembert 

répondait 4 M. Villemain. « Votre loi est d’un bout 4 l'autre la sanc- 
tion de cette doctrine qui regarde la liberté comme tune concession 
de la puissance publique, et non comme le droit naturel de la so- 
2iété. Pour vous, parait-il, la servitude est le droit commun ; la li- 
rerté n’est qu'une exception, un privilége, qui doit étre motivé (en 
juelque sorte excusé) aux yeux de la loi. Je soutiens que, dans un 
rays libre, c'est le principe contraire qui doit servir de base : c'est 
a restriction, c’est l'intervention du pouvoir public qui doit étre 
rolivée et démontrée nécessaire. L’Etat peut avoir le droit d'oftrir 
ne &ducation nationale : mais il n’a certes pas le droit de 'imposer. 
2 principe d'une éducation nationale est inséparable de celui d'une 
*ligion nationale. La ot il n’y a pas une religion de l’Etat, le mo- 
»pole deVinstruction aux mains de l’Etat est une odieuse inconsé- 
rence. « Tout privilége, disait Talleyrand & l’Assemblée consti- 


82k LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


tuante, est par sa nature odieux: en matiére d'instruction publique, ul 
serait plus odieux et plus absurde encore. » Et M. de Montalembert 
citait qui? M. Ledru-Rollin, affirmant que, pour Vindividu, il 
n’existe pas de souffrance plus grande que l’oppression de sa con- 
science, et pas d’oppression de conscience plus amére que la dépor- 
tation de ses fils dans des écoles qu’il regarde comme des lieux de 
perdition, que cette conscription del enfance, trainée violemment dans 
un camp ennemi et pour servir lennemi? » C'est M. Ledru-Rollin qui 
a dit cela. 

Si j’osais opposer 4M. Jules Simon quelqu’un qu'il connait bien, 
j’ajouterais avec le ton modeste et doux qui est le propre des philo- 
sophes: « Je défie qui que ce soit de répondre & ce raisonnement 
autre chose qu’un sophisine'. » 


Le 8 mai 1844, le débat se passionna plus encore. Le projet de loi 
excluait du droit d’enseigner les membres des congrégations reli- 
gieuses. Au fond, c’était la négation méme de la libre concurrence 
en matiére d’enseignement, la consécration indirecte mais évidente 
du monopole de Université. En effet, celle-ci avait pour elle non- 
seulement la possession, c’est-a-dire une longue expérience de l’en- 
seignement, mais encore le budget de I’Etat, mais en outre les plus 
belles chances d’avancement pour ses professeurs et des traiftements 
de retraite assurés pour leur vieillesse, mais enfin des batiments d’une 
-splendeur incomparable, puisque Napoléon lui avait attribué en pur 
don tous les édifices scolaires construits par l’ancienne France. Pour 
lutter pratiquement contre elle, il fallait donc commencer par batir 
partout, et qui pouvait y songer? Ce n’étaient pas les évéques, tous 
pliant sous le faix des autres charges qui incombaient a leur sollici- 
tude pastorale. Ce ne pouvaient étre que des ordres religieux, forts de 
la confiance qu’ils inspiraient aux familles et de Vesprit de suite que 
leur donne la perpétuité de leur institut. Ecarter les ordres religieux 
enseignants, c’était rendre de fait impossible toute concurrence autre 
-que celle des petits séminaires, lesquels sont dans une condition 
-d'infériorité & peu prés forcée, le professorat y étant habituellement 
mobile, comme poste de transition entre le grand séminaire et les 
fonctions du ministére sacré. Proclamer la libre concurrence et en 
exclure les ordres religieux enseignants, c’était donc la une des hy- 
pocrisies manifestes du projet de loi. Une autrehypocrisie, c’ était dene 
pas nommer les jésuites. Le législateur évitait de prononcer leur nom, 
parce que au fond il avait honte de faire d’une Joi de liberté un bill 
de proscription contre une seule personne morale, a savoir contre la 
Compagnie de Jésus. Mais i] n’en était pas moins vrai que, sous cette 


§ Revue des Deux Mondes, 1843, t. I, p. 593 (article de M. J. Simon). 


- 





LE COMTE DE MONTALEMBERT. $25 


appellation générale de congrégations religieuses, les jésuites seuls 
étaient menacés, les jésuites seuls étaient atteints. 

M. de Montalembert n’était pas homme & ne pas relever le gant. 
Il le fit avec cette franchise qui était l’une des conditions de sa nature. 

Il rappela d’abord que, s'il est un caractére commun 4 tous !es 
ordres religieux, c’est la vocation de l’enseignement ; que les moines 
ont été les précepteurs de toute l’Europe chrétienne ; que, pendant 
huit siécles, ils ont conservé au monde, eux seuls, l’instruction pu- 
blique comme un dépdt sacré; que, pendant six autres siécles, ils 
ont continué 4 enseigner dans tous les pays collatéralement avec les 
universités, et ce fut le temps de leur plus grande splendeur en 
France; que maintenant on voulaii qu’eux seuls fussent exclus du 
droit commun (telle est la justice des modernes), mais que c’est un 
fait entiédrement nouveau, entiérement révolutionnaire, que cette 
interdiction de l’enseignement aux ordres religieux, fondateurs pre- 
miers de toutes nos écoles. Et pourquoi une telle interdiction? uni- 
quement par haine et par peur des jésuites. Serait-ce que la société 
moderne ne se sent pas de force a lutter contre quelques centaines 
de religieux de cet institut? Non pas. Les plus sincéres de nos adver- 
saires l’ont franchement avoué : « Le nom de jésuite n’est ici qu’une 
vicille formule, qui a le mérite de résumer toutes les haines popu- 
laires contre ce qu'il y a de rétrograde et d’odieux dans les tendan- 
ces d'une religion dégénérée, En dépit des distinctions qu’on établit 
entre le clergé séculier et les révérends péres, tout le monde sent 
bien qu'il s‘agit en réalité de savoir qui l‘emportera du catholicisme 
ou de la liberté de penser *. » 

Sous le nom de jésuitisme, on poursuit donc ici le catholicisme, 
auquel on ne fera grace que le jour ot il se laissera museler et mener 
en laisse comme un animal domestique. Mais le catholicisme n'a pas 
cette humeur servile: il résistera, il souffrira, il vaincra. En effet, ih 
en a vu bien d’autres. De nos jours méme, il a usé les forteresses 
prussiennes en la personne des archevéques de Cologne et de Posen. 
Plus anciennement, il avait usé la guillotine de Robespierre et les. 
pontons du Directoire. 

Le projet de loi de 1844, je le reconnais, était plus habile. Il ne. 
traquait pas les jésuites, comme le fait ence moment M. de Bismark : 
il se bornait 4 les déclarer incapables d’enseigner, et, pour les altein- 
dre, il s’en rapportait 4 leur parole : pouvail enseigner quiconque affir- 
mail par écrit qu’il n’appartenail 4 aucune congrégation non légale- 
ment établie en France. Quelle bénignité! « Vous voila, s’écriait M. de . 
Montalembert, vous voila qui pourchassez le dévouement religieux 
jusque dans le cceur du prétre! Vous renversez les murs de ce domicile 


' Revue indépendante. 
40 Serrensas 1872. ’ 59 








826 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


inviolable et sacré qu’on appelle la conscience, pour en arracher une 
affirmation qui doit priver un citoyen du bienfait de votre loi! Vous 
exigez de lui ce que la loi n’exige de personne : qu'il se condamne 
de sa propre bouche! Et vous ne voyez pas que, pour cette intquité 
méme, vous lui rendez le plus bel hommage, vous vous prosternez 
devant sa sincérilé, vous le traitez comme Aristid2, 4 qui on deman- 
dait sans crainte d’écrire sa propre sentence, tant on était sir de la 
probité de celui qu'on voulait proscrire. (Mouvement d'adhésion. ) » 
Mais combien !l’orateur était-il plus irréfutable encore quand il 
montrait ce stigmate d’indignité s'appliquant @ deux hommes qui 
étaient I’honneur de leur pays, au P. de Ravignan, au P. Lacor- 
daire! « Daignez remarquer, messieurs, ce qui se passe autour de 
vous. La chaire chrétienne a toujours été une des gloires de la 
France, méme sous le point de vue intellectuel et littéraire. Eh bien, 
quel est le phénoméne qu’elle vous présente aujourd’hai? Deux 
hummes rivaux par l’éloquence, mais profondément unis par Jeur 
affection réciproque, par le but de leurs travaux, par l’analogie des 
régolutions de leur vie : Pun, dont la parole bondit comme un tor- 
rent, entraine et terrasse par des élans imprévus et mvincibles; 
lautre, qui, comme un fleuve majestueux, répand les flots de son 
éloquence toujours harmonieuse et correcte; l'un qui domine et 
ébranle par l’enthousiasme, portant jusqu’au fond des cceurs les 
plus rebelles des éclairs de foi, d’humilité et d’amour ; l’autre qui 
persuade et émeut autant par le charme que par [lautorité, et qui 
redresse les intelligences en purifiant les dimes ; tous les deux, le do- 
minicain et le jésuile, enchainant successivement, d’année en année, 
au pied de la plus haute des tribunes, des milliers d’auditeurs atten- 
tifs, charmés, surtout étonnés de s'y trouver; tous les deux rendant 
ainsi a la chaire francaise un éclat, une popularité, une gloire quelle 
navait pas connue depuis les jours de Massillon. Eh bien, ces deux 
hommes, Phonneur de la France catholique, ees deux hommes dont 
je chercherais difficilement les rivaux et surtout les supérieurs 4 
aucune autre tribune, soit politique, soit littéraire, ces deux hom- 
mes, vous les proscrivez, vous les déclarez incapables d’étre maitres 
d’étude, vous leur refusez le droit que vous livrez au dernier de vos 
bacheliers, et cela dans une loi que vous appelez une loi de liberté! 
Vous les excluez de cet enseignement auquel se livrent impunément 
teks hommes que je ne venx pas nommer a cété d’eux, et qui ont sou- 
levé tant de scandales*; vous les excluez, eux seuls: je me trompe, 
eux et les coupables flétris par la justice criminelle du pays, ou flétris 
au jugement de leurs concitoyens par leur immoralilé notoire! Et 


a a Quinet et Michelet. (Voir la séance de la Chambre des pairs du 44 awil 











LE CORTE DE MONTALEMBERT. co 4] 


pour quelle cause les excluez-vous? Leur capacité ne saurait étre 
douteuse; et, d’ailleurs, Hs ne reculeraient, eux et leurs fréres, de- 
vant aucune condition de capacité. Est-ce donc lear moralité qui 
inquiéte ? ont-ils commis quelque délit? sont-ce des conspirateurs, 
des envemis du repos public? Noa, leur vie est aussi irréprochable 
que teur éloqucnoe est éclatante; ils ont passé partout en faisant 
le bien. Leur crime, le voici: c'est d’avoir senti qu’il fallait mettre 
leur talent, leur émergie, leur dévouement, leur désintéressement 
méme sous la sauvegarde d’un lien sacré ; c est d’avoir juré 4 Dieu 
de rester chastes, pauvres et obéissants ; cest d’aveir renoncé aux 
trois grandes tentations de l’humanité: la chair, lor et l’indépen- 
dance de volonté ; leur crime, c’est de s’élre engagés par des obli- 
gatiens spéciales ef inviolables, et jusqu’é Ja mort, au service de 
Diew et du prochain. Voila leur crime! Voila pourquoi les législa- 
teurs d'un pays civilisé, qui se disent chrétiens et qui se révoltent 
quand en les qualifie d’inorédules, déclarent ces hommes dont je 
parle, eux et leurs pareils, incapables de veiller sur l’enfance. 

« Je ne crains pas de je dire, on n’en ferait pas autant en Turquie. 
Non, si le P. Lacordaire ou le P. de Ravignan allaient ouvrir une école 
en Turquie, on ne la fermerait pas sous ce seul prétexte qu’ils se 
sont voués 4 Dieu par ces trois voeux qui, depuis quinze siécles, ont 
enfanté tant de merveilles. | | 

« Et qui donc a dit aux auteurs de cette exclusion que ces hom- 
mes a’ont pas derriére eux d'autres hommes qui Jeur ressembient ? 
lis appartiennent tous deux @ des ordres qui ont rempli le monde de 
leurs vertus, de leur génie et de leurs martyrs. Ou a-t-on donc pris 
le droit de tarir le dévoucment, l’énergie, le talent, a la source Ja 
plus pure et la plus féconde? Ou donc a-t-on pris le droit de dire, au 
nem de la France: « J’ai assez de forces, assez de talents, assez de dé- 
veuements comme cela; je n'ai plus besoin de risen. Qn dit que 
‘ces hommes ont tout cela; mais pew m’importe, je ne veux pas 
zaéme en essayer. Ils seni Fraacais aussi; peu m’importe encore ; 
que le sein de la patrie leurdemeure fermé! ils réclament la liberté 
et l'égalité : que la liberté seit pour ewx une chimére, la liberté ua 
amensonge; ou plaidt, qu’ils sosent libres comme les forgats libé- 
rés, et égaux aux repris de justice. » (Réclamutions.) Qui, messieurs, 
c’est bien cela; les forgats, les repris de justice et les moines : voila 
Jes trois seules catégories que vous excluez. » 

Pareles perdues. La Chambre des pairs refasa le droit d’enseigner 
au P. de Ravignan et au P. Lacordaire. : 

M. de Montalembert ne se relira point de la lice. Il continua de 
dispuler pied a pied le champ de bataille, et pendant un mois la 
France eut un grand spectacle, celui de quatre pairs, MM. le baron 


828 LE CONTE DE MONTALEMBERT. 


Séguier, le comte de Montalembert, le comte Beugnot, le marquis Bar- 
thélemy, faisant téte 4 eux quatre aux orateurs du gouvernement et a 
ceux de la majorité, sans céder un seul pouce de terrain. Au terme 
de la discussion se présentait un article concu dans l’espoir de con- 
cilier les évéques au projet de loi, en exemptant de quelques-unes 
de ses rigueurs les écoles secondaires ecclésiastiques. C’était un 
piége tendu aux antagonistes du projet : s'ils acceptaient |’exemp- 
tion, ils désertaient le principe de l’égalité devant la loi, ils récla- 
maient pour I’Eglise un privilége ; s’ils repoussaient l’exemption, ils 
risquaient de déplaire a l’épiscopat, et d’ailleurs ils tombaient dans 
le droit commun de la servitude, eux les défenseurs exclusifs du 
droit commun de la liberté. Cela étant, ils n'avaient pas de place désor- 
mais dans la lutte. En effet, ils repoussaient également les deux termes 
de l’alternative ; ils n’avaient d’autre parti a prendre que de se reti- 
rer de la discussion de cette partie de la loi. M. de Montalembert le 
fit; mais, avant de se rasseoir, il crut devoir au gouvernement de 
son pays un supréme avertissement. 

« Si, pour mieux étouffer, dit-il, la liberté promise par la Charte, 
on veut intervenir plus encore que par le passé dans le régime in- 
lérieur des petits séminaires, il faut bien savoir 4 quoi |’on s’ex- 

ose. 
? « Le droit des évéques de préparer une portion de la jeunesse au 
sacerdoce est un droit sacré. Quoi qu'il arrive, les évéques n’y re- 
nonceront pas. Il n’y a pas de loi, pas de violence, pas de ruse, pas 
de faveur qui puisse les y réduire ; ou autrement il leur faudrait de- 
venir infidéles a leurs traditions et a leurs propres lois, et c’est un 
spectacle que l’Eglise catholique n’a pas encore donné au monde. 

« Vous voudrez peut-étre les y contraindre, vous essayerez de for- 
cer la volonté des évéques. Eh bien, vous ferez beaucoup de mal a 
YEglise, mais yous en ferez beaucoup plus encore & I’Etat. (Mouve- 
ment.) Et, de plus, vous ne réussirez pas. 

a Ce que vous ferez, le voici : vous exciterez contre vous, au sein 
de la portion Ja plus honnéte et la plus tranquille du peuple fran- 
cais, une de ces résistances lentes & se former, mais bien plus lentes 
encore 4 disparaitre, une de ces résistances dont on ne vient pas a 
bout avec la force matérielle, mais qui survivent 4 toutes les violen- 
ces cormme & toutes les finesses de la politique. Oui, sachez-le, au 
fond de chaque presbytére, au pied de chaque autel, devant chaque 
foyer domestique, auprés de chaque berceau ot-veillera une mére 
chrétienne, vous animerez contre vous les sentiments les plus pro- 
fonds que le coeur humain puisse nourrir. Et vous aurez fait tout 
cela uniquement par peur de la liberté et par complaisance pour des 
passions vieillies et pour les traditions des plus mauvais temps de 


LE CONTE DE MONTALEMBERT. 829 


notre histoire. Vous courez droit sur un écueil que nul n’a jamais 
abordé sans péril, et o& se sont brisées des puissances bien autre- 
ment fortes et bien autrement habiles que n’importe quel pouvoir 
d’aujourd’hui ; nous vous le signalons. Si nous ne le faisions pas, 
nous serions infidéles 8 ce serment de bons et loyaux pairs de France 
que nous voulons inviolablement tenir. » . 

M. Guizot éprouva le besoin de protester immédiatement contre 
ces graves paroles. Mais les faits ont montré combien elles étaient 
vraies. Plus la monarchie de 1830 et la bourgeoisie, qu’elle person- 
nifiait, se sont opinidtrées dans leur impolitique répugnance a la 
liberté de Penseignement, plus elles ont propagé et enraciné la désaf- 
fection au sein des familles fortement catholiques. Ces familles assu- 
rément n’ont pas fait la révolution de 1848, mais on n’en a. pas 
moins du regretter alors d’avoir trop dédaigné ceux qui prient. 

Le gouvernement en avait une sorte de pressentiment ; i] affectait 
de s'en prendre 4 M. de Montalembert et de le rendre seul respon- 
sable du mécontentement des catholiques'. Rien n’égalait l’irritation 
des ministériels contre lui, si ce n’est ?ébahissement qu'il causait 
aux politiques. « Que veut-il? s’écriaient ceux-ci ; que veut-il donc? 
Sil cherchait 4 ébranler le gouvernement, on comprendrait ; mais 
évidemment il n’y songe pas. Alors que signifie son opposition ? quel 
en est le but? Il voit bien qu’il a tout le monde contre lui. Ou cela 
peut-il le mener ? II ne tiendrait qu’a lui d’étre ambassadeur en Bel- 
gique, et il se rend impossible de gaieté de coeur! » Je n’invente 
rien, je raconte. M. Molé seul disait : « Quel dommage qu'il ait si peu 
d’ambition ? Et pourtant c’est beau : si je n’avais que quarante ans, 
je ne voudrais pas d’autre réle que celui de M. de Montalembert. » 

C’était, en effet, une.grande nouveauté qu’un pareil réle, et il 
était digne de la haute intelligence de M. Molé d’en comprendre la 


grandeur. 


Je passe rapidement sur les incidents qui ont suivi, sur la triste 
campagne de M. Thiers en 1845 contre les jésuites, et sur l’épar- 
pillement temporaire de ces religieux & la suite des négociations de 
M. Rossi avec le cardinal Lambruschini. Ce demi-succés de M. Rossi 
fut une rude épreuve pour M. de Montalembert, qui, de concert avec 
le P. de Ravignan, M. de Vatimesnil et Berryer *, avait tout préparé 
pour la lutte ouverte. Deux fois il avait porté personnellement la 
question a la tribune de la Chambre haute, avec un talent vraiment 
supérieur *. Il n’avait pas manqué de dire que, si jamais le gouverne- 

‘ Voir les deux discours de M. Martin (du Nord) dans la séance du 12 juin 1845. 

2 Ce dernier avait défendu les jésuites contre M. Thiers, le 2 mai 1845. 

3 Chambre des pairs, 44 et 12 juin, puis 15 juillet 1845. 





859 LE COMTE. DE MONTALEMBERT. 


ment reparlait des jésuites, sans. doute il ne leur reprockerait plus 
@obéir & un chef étramger, pussque c’étuit justement a ce chef étras- 
ger que le ministére avait [oblagatien de faire résoudre & son 
point de vue la question de Jeur dispersion. Mais. ib appuya sertout 
_ sar ee fait, que la liberté religiewse survivait; qu’en effet tout le 
monde n’élait pas jésuite, towt le monde n’avait pas. sam général & 
Rome, et qu:il restait a réduire tows ceux qui vewlent Pindépendance 
de la conscience et, paw censéquent, la liberté de VEglise ; 5 qu aiasi 
la question de l’enseignement restait eniec, que rice n’éfait fim, 
rier n'étais change ;, quiil y avast seulement contre bes eabholiques 
un prétexie de; moins. 


M. Guwedt le:sentait. Bien supérieus aux préjugés de ha bourgeet- 
sie (méare conservatrice), il reconaaissast qu’ y avait quelque chese 
4 faire pour rassurer les évéques. et pour détendre la situation parmi 
les entholiques. li declara donc setenactlement que « | Université im- 
porinke blessait. les droits des familles et ne tenait pac. eompte des 
croyasces religicuses'. » Le projet de loi de 1844 avait été retaré ; le 
nouveau Eeinisive del instruction. publique, M. de Salvamdy,. avait 
dans le ceeus plas d’affectien pour la religiom que M. Villemain. Sar 
ces. entrefaztes, la Chambre des. dépuiés fut dissouse: (jnam 4846). 
Pour prémunw: ses: fréres dame la foi contre: wne canfiasmce trep 
promete dans. le cabinet, M. de Montalembert se hits de pablier sa 
breehure = Du deveiy des cathaliques dans les clesttens. Celte. beo- 
chure avail pour épagraphe celte parole de saint Jiréme: «Ce que 
la hatte a sauvé, qu'une feinte paix renews lite pes : Qued bellwn 
servavst, pea ficta non auferat. » Lauteur prenast acte des peogris 
accomplis. dans: l’opsnsen depuis. trois: ams. En 1345, n’evt-i pas 
cru. Réver ceboi a qui ’om ett dt quem vernait la question religiesse 
se frayer un chemin 4 travers tous Jes dédains, toutes les, desiruc- 
tions, tous les intéréts, et enlrer triomphalement dans le domaine 
des: faits, de la pratique, des affaares.? Nétail-ca pas. cepemdant ce 
qai était arrivé? « Nous: avons eu contre news, disaat ML de: Monte- 
lembert, tou ce qu'il y a de puissant, d’mfluent, de: pepulaine dons 
ce pays, lz grande majorité des. deux Chambres, les. 
dix-neuf centidmes des journauc, Fes:tribunaux et les. académies, ad 
conseil d’Etat et te Colkége de Fronce, les: mbrignes de la 
4 Rome et Fergueil de la fausse science 4 Paris, les hommes d Hint, 
les penseura, les seplristeset les lépistes.. Et cependant nous mavens 
pas été vairews:!! » —. On pe pousait. micus résuaer ¥ iistome parie- 
mentaire des trois. dernigres années. 


{ Discours du 30 anvier T1648. r 








LE CONTE DE MONTALEMBERT. 831 


M. de Montalembert fatsait honneur surtout aux évéques de ce ré- 
sultat inespéré. C était justiee : il y a dans l’unanimité du corps épis- 
copal une force morale devant laquelle s’arrétera tovjours un homme 
d'Etat digne de ce nom. Toutefois, disons-le, il y avait autre chose 
encore : c'est qu’alors tout le mende eroyait ala liberté. On différait 
sur les applications, mais le principe était hors de cause ; personne 
alors n’eut osé dire que la majorité est au-dessus de la liberté, en 
d’autres termes, gu’on peut tout dés qu’on est le plus fort. 

La brochure de M. de Montalembert fit arriver 4 la Chambre élec- 
tive un certain nombre de catholiques éminents, entre autres, M. de 
Falloux, qu’il suffit de nommer. De plus, cent vingt-deux des dépu- 
tés nouvellement élus avaient, pour obtenir les vosx des catholiques, 
pris envers eux des engagements plas ou moins catégoriques. En 
somme, si cest Vunité de direction et d’action qui constitue les 
partis, il y avaM désormais en France un parti catholique. Et on le 
traitait avec le respect qu’inspire touyours une force sérieuse : 
M. de Salvandy présenta & Ja nouvelle Chambre un projet de boi 
plus conciliant sur la liberté de l’enseignement. Mais les événe- 
ments se précipilérent, et ce bill n’ewt jamais les honneurs d'un dé- 
bat a la tribune. Il obtint pourtant un rapport favorable de la Com- 
missioa chargée de |’examimer : maas ée/ rapport fut hitéralement 
pulvérisé dans le Correspondant par M. de Montalembert*. 

Ce dernier, d'ailleurs, a’était resté silenczeux devant aneure des 
grandes questions qui furent soumises 4 la Chambre haute de 1844 
4 4848. Mais il en est deux qui dcvaiem clore avec un éclat incom- 
parable sa carriére de pair de Franee. 


Pie }X, élu souverain pontife le 47 juin 4846, avait manguré son 
par wn ensemble de réformes amssi larges que spontanées. 
L’effet en avait été immense dans le monde entier, et, pour la pre- 
miére fois, le président des Elats-Unis, dans son message au congrés, 
avait rendu au Pape un hommage public. M. de Montatembert s’é- 
tomna que le discours du roi, x l’ouvertare de la session de 1848, 
n’eut fait aucune allusion aux réformes accompties par le Samt-Pére. 
I] s’affiigea de ce silence dans |'intérét de lordre : la cause de l'ordre, 
dit-i}, a sans cessé besoin d’étre secendée et soutemwe ; elle ne peut 
plus Pétre en Italie par )’Autriche, mais elle peut et doit I’étre par 
Ila Franee. L’orateur demandait en conséquence que l’oubli comms 
par le diseours de Ia Couronne fat réparé avec éclat dans Padresse 
de la Chambre des pairs. Il le demandast dans I’intérét de la liberté 
italienne. Car, ajoutaitil, « 4 cdte de ba joie que doit exciter be 


4 Numéro du 25 septembre 41847. 





$32 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


mouvement commencé, encouragé, consacré par le souverain pon- 
tife, il serait insensé de ne pas trouver place dans son coeur pour 
des inquiétudes et des appréhensions. En effet, 2 cdté de ce mouve- 
ment italien anquel nous applaudissons tous, au sein de cette popu- 
lation qui reconnait le pape pour chef, il est une minorité qui veut 
marcher autrement que le pape, qui veut méme exploiter la popula- 
rité de la papauté actuelle, afin, peut-étre, dela renverser un jour... 
Le Pape avait 4 choisir entre deux papautés : une papauté autri- 
chienne, c’est-d-dire impuissante et discréditée, et une papauté ita- 
lienne, c’est-a-dire une papauté orageuse et difficile. Il a bien fait de 
choisir la papauté italienne, quelles que soient les épreuves que peu- 
vent lui susciter son courage et sa résolution sublime... S’il échoue, 
savez-vous ce que cela prouvera? cela ne prouvera qu’une chose, 
c’est quel’Italie est indigne de lui.» — Je ne crois pas quela mémoire 
de M. de Montalembert ait 4 rougir de ces prévoyantes paroles. 

Trois jours aprés, dans cette méme discussion de ]'’adresse au roi, 
Véloquence du noble pair eut des accents, si je l’ose dire, encore 
plus étonamment prophétiques. 

Il s’agissait des affaires de Suisse. C’était 1a une lamentable his- 
toire. 

En 1845, la populace de Lausanne avait dispersé par Ja force les 
représentants du peuple du canton de Vaud. II était aisé de faire im- 
médiatement et efficacement justice de cet acte inoui : il suftisait 
que l’Europe refusat de reconnaitre et le gouvernement issu de ]’é- 
meuteet la diéte oa seraient admis les députés de ce gouvernement. 
M. de Metternich en fit la proposition 4M. Guizot, qui n’osa pas en- 
trer dans cette voie. Enhardis par cet exemple, les ouvriers de la 
ville de Genéve dispersérent 4 leur tour, en 1846, le grand conseil 
de leur pays. Des faifs analogues, accomplis dans d’autres cantons, 
avaient, en 1847, donné Ja majorité en diéfe au parti radical. Ce 
parti en profita pour déclarer la guerre, au nom de ja confédération 
suisse, aux sept cantons conservateurs, sous prétexte qu’ils avaient 
conclu entre eux une alliance séparée (Sonderbund). C’était la des- 
truction de la souveraineté cantonale. M. Guizot, dit-on, proposa en 
conseil d’intervenir immédiatement en faveur de cette souverainete. 
Son avis ne prévalut point. Les autres ministres n’osérent affronter 
une discussion ot: malheureusement le nom des jésuites était mélé, 
et ob Pimpopularité de ces religieux ent rejailli sur le cabinet. On 
prit un moyen terme, on sollicita le concours diplomatique de |’An- 
gleterre, Mais nous fimes joués par lord Palmerston, qui traina la 
négociation en longueur pour donner le temps aux 50,000 hommes 


{ Séance du 141 janvier 1848. 





LE COMTE DE NONTALEMBERT, 835 


du général Dufour d’écraser un 4 un les sept cantons conservateurs 
avant que la note concertée avec l’Angleterre put étre remise a la diéte. 

La Chambre des pairs discutait depuis deux jours sur la politique 
suivie par M. Guizot en cette occurrence. M. de Montalembert inter- 
vint dans le débat en ces termes : 

« Je tiens, pour mon compte, qu'on ne s'est battu en Suisse ni 
pour ni contre les jésuites, ni pour ni contre la souveraineté canto- 
nale : on s’est battu contre vous et pour vous (sensation), et voici 
comment. On s’est battu pour la liberté sauvage, intolérante, irrégu- 
liére, hypocrite, contre la liberté tolérante, réguliére, légale, sin- 
cére, dont vous étes les représentants et les défenseurs dans le 
monde. (Trés-bien.) 

a Ce qui était en jeu de l'autre cété du Jura, ce n’étaient, au fond, 
ni les jésuites, ni la souveraineté cantonale : c’était l’ordre, la paix 
européenne, la sécurité du monde et de la France. C'est 1a ce quia 
été vaincu, élouffé, écrasé @ nos portes, sur nos frontiéres, par des 
hommes qui ne demanderaient pas mieux maintenant que de lancer 
de notre cété les brandons de |’anarchie. (Trés-bien ! trés-bien !) 

« Ainsi donc, je-ne viens pas parler pour des vaincus, mais a des 
vaincus ; vaincu moi-méme, a des vaincus, c’est-a-dire aux repré- 
sentants de l'ordre social, de V’ordre régulier, de ordre libéral, qui 
vient d’étre vaincu en Suisse, et qui est menacé dans toute |’Europe 
par une nouvelle invasion de barbares. (Sensation.) 

' « Telle est ma conviction, et je regarde comme bien aveugles ceux 
qui ne la partageraient pas. (Marques d’assentiment.) 

« Qu’avons-nous vu? Vabus de la force, ]'étouffement de la li- 
berté, du droit, par une violence brutale et impie (nombreuses mar- 
ques d@ approbation), 1a violation de la foi jurée, Ja supériorité du 
nombre érigée en dogme, et le mensonge servant de parure a la vio- 
lence. (Nouvelles marques d@' approbation. ) 

« Croyez-le bien, messieurs, ce n’est pas tel ou tel débris d'une 
oligarchie inoffensive et populaire que je regrette en Suisse, dans 

cette oasis de l'Europe qui vient de disparaitre sous une tyrannie 
égale a celle deGessler, — pas plus que je ne regrette dans |’ancienne 
Pologne la domination exclusive de la noblesse. Non, messieurs, ce 
qui me navre, c’est le libre arbitre des nations confisqué par le nom- 
bre, ec’est le libre élan des ames violé par la force en Suisse comme 
en Pologne. Voila ce que je regrette, ce que je déplore et ce que je 
Jénonce! (Trés-bien! trés-bien !) 

« Du reste, quand je considére ces deux crimes, j’y remarque une 
1ifférénce que je ne peux manquer de relever. Le crime contre la 
Pologne, crime de la force, a été commis au nom de la force. Le 
‘rime contre la Suisse, c’est le crime du despotisme, avec I’hypocri- 





834 LB COMTE DE MONTALEMBERT. 


sie de plus : il est commis au nom de la liberté. A mes yeux, cet 
odieux mensonge aggrave lattentat, et le rend dix fois plus digne de 
votre indignation et de votre mépris! (Vive approbation.) 

a Croyez-le encore, messieurs, je ne viens pas faire ici une do- ' 
léance religieuse. Le catholicisme a été blessé en Suisse, tout le 
monde le sait; mais tout le monde saat aussi qu’au fond, le métier 
de la religion est d’étre blessée, persécutée, opprimée : elle en souf- 
fre, mais pour un temps seulement; elle se reléve, elle sort de ces 
épreuves plus radieuse et plus forte. 

a Mais savez-vous ce qui ne se reléve pas 31 facilemenrt? C’est Vor- 
dre, c’est la paix, ces? LA LIBERTE suntosT, ef c est 1a ce dont je viens 
plaider la cause devant vous, c’est la ce que je viens avec wous dé- 
plorer et revendiquer. (Approbation.} 

« Pnisqu’on a eu le triste courage de venir 4 celte tribune se mo- 
quer des vaineus et ajouter 4 l’amertume de leur defaite Pamer- 
tume de la dérision (trés-bien ! irés-bien !), qu’on me permette de dire 
tout ce que je pense. Ou, la défaile a été honteuse. Mais savez-vous 
quelque ehese de bien plus ho:rteux que celle défaite? C'est la vic- 
toire (vives acelamatious), cette victoire remportée, sans combat, par 
dix contre un, victoire qui se présentera a la postérité ilanquée dua 
cété par une seeur de charilé expulsée, et de autre par un moie 
de Saint-Bernard, spolié, chassé et insulté par ces laches vainqueurs. 
(Nouvelles acclamations.) 

a Eh bien ! est-ce tout? Non. Le bras. qui vient frapper les catho- 

liques se détourme pour alteandre les protestants. Oui, messieurs, 
‘dix jours aprés la prise de Fribourg, décret qui interdit formelle- 
ment d’exercer, dans le carton de Vaud, un autre culte que le culle 
soi-disant natienal; interdiction de toute liberté a I’Kglise libre, a 
l’ancienne Eglise vraiment nationale de ce canton, dépouillée et rem- 
placée, 4 la suile d’une émeute, per une soi-disant Kglise dont per- 
sonne ne eonnait ledogme ou la pratique: voild ou l'on en est dans la 
patrie de la réforme et de la liberté de conscieace! (Vive approde- 
tion.) Sachez-le donc, ce n’est pas au catholicisme qu’ils s’atlaquent, 
cest a la foa chrétienrne tout entiere, & tout ce qui croit a Dieu et 
au Christ. 
- « Mais est-ee seulement & la religion qu'on en veut? Non, c'est 
encore & la liberté sees toutes les formes. Savez-vous ot: en est la 
liberté de la presse dans ce méme canton de Vaud? elle est seus le 
coup de l’interdiction de publier méme de simples nouvelles con- 
traires aux intéréts du gouvernement. O patrie de la Liberté! Et a 
cété de cette interdiction, li et ailleurs, le droit de pétition est bil- 
lonné, le droit éleetoral viele ; partout les baionneltes, partout des 
violences : vor comme on a respecté la lberté. 





LE CONTE BE MONTALEMBERT. 835 


« Mais esl-ce lout encore ? Il y a des gens qui feraient bon marché 
méme de la liberté, mais qui ne font pas si bon marehé de la pyo- 
priété. (Rires d' approbation.) Eh bien, qu'ils éeoulent comment on 
a respeclé la praprieté dans la Suisse radicale. Savez-vous ce qu’en 
y a fait? om y a rétabli la evniiscatien.! Messieurs, a l'heure qu il est, 
il n’y a plus que deux pays en Euzope o& cet abominable usage 
existe, la Russie, et la Suisse. Et savez-vous camment cela se: passe 
en Suisse? Un hemme arrive le leademain de la bataille ou de la 
ville prise, pillée, beuleversée; il monte, au milieu de le place 
publique, sur une table, il dit & deux ou trois cenis mauvais 
sujets : Est-ce vous qui étea le peuple? On lua répond aussildt : 
Oui! oni! — Est-ce que vous me reconnaisses pour vetre oxgane? 
— Qui! oui! — Voulez-yous faire payer les frais de la guerre 
aux riches? — Qui! oui! certainement. — Et immédiatement le 
-déeret est promonce. Je n’exagére rien: & Fribourg, 4 Lueerne, 
-dans. le Valais, eela s’est passé ainsi. Je défie qui que ce soit de 
eontesler ces fails. 

. @ Etqu’om ne vienwe pas dire: que le radicalisme n'est que l’exagé- 
ration du libéralisme. Neu, e’en est l’anitpode. Le radicalisme, c’est 
Fezagératian du despotisme, rien autre chose | (Trés-bien! trrés-bien !) 
La liberté, c’est la toléranmce raisennée ; le radicalisuae, ¢’est |’ intelé- 
ranee absolue.. La lisherté eansacre les drotls.des, minerilés ; le vadi- 
ealisme les. absorbe et les anéaatit. En ua mot, et pour taut négu- 
mer, la liberté, e’est le sespeat de homme, tandis que le radiea- 
lame, c’est le méprisa de homme poussé 3a plus haute puissance. 
(Vive epgprobation.) Nen,, jamais, jamais despete meseonile, jamais 
tyvan de: ?Osient n'a plus méprisé: ses, sembdsbles. que ne le mépri- 
Sent ees chzbistes, radicanx. qui baillomacat lewss adyersaines aly nem 
-de lm liberté et de Fégalité. (Trés-bien !) 

« Je me crois, du reste, plus qu’a personne, le droit de nigelniaes 
cette distinction ; car je défie qui que ce soit d’aimer plus la liberté 
que moi. On a dit que j’étais exclusivement dévoué 4 la liberté reli- 
gicuse. Non, Bea, messizucs; ce & quoi je suis dévoué, eest a la 
hibenté tout, enlidse, a la liberlé de tous et de tout. Moi qui ai. tant 
.éerit, lant parlé,, beaucoup trop, je.le reeonaais,, je défie. qu en. sawve 
une parole sortie de ma plure, ou lombée de mes levres, qui ne: soit 
destinée. @ servir la liberté. La liberté! ah! je peux le dire sans 
phrase, clle a été Pidole de mon 4me! Si j’ai quelque reproche 4 me 
faire, c’est de l’avoir trop aimée, aimée comme om aime quand on 
est jeune, c’est-a-dire sans mesure, sans frein. Mais je ne me le re- 
proche pas, je ne Je regrette pas; car Je veux continuer & la servir, 
4 l’'aimer toujours, & croire en elle toujours! Et je pense ne l’avoir 
jamais mieux servie qu’en ce jour oti je m’efforce d’arracher le mas- 








836 LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


que & ses ennemis, qui usurpent son drapeau pour la déshonorer. 
‘(Marques unanimes et prolongées d'assentiment.) 

« Un mot 4 l’adresse de la France et ce sera le dernier. La France, 
aprés ce qui vient de se passer en Suisse, se trouve dans la situation 
que voici : Le drapeau que vous avez vaincu 4 Lyon, en 41831 et en 
4834, ce drapeau-la est aujourd’hui relevé de l'autre cété du Jura. 
(Sensation.) A Pintérieur, vous avez (ce que vous n’aviez ni en 1834 
ni en 1834) des sympathies avouées, publiques, croissantes, pour la 
Convention et pour la Montagne; l’apologie systématique de tous les 
crimes qui peuvent désoler ou déshonorer une nation. Je demande 
donc que les honnétes gens ouvrent les yeux, qu’ils sachent 4 quoi 
s’en tenir sur les périls de la situation, qu’ils s’arment d'une {riple 
résolution 4 l’encontre des ennemis qui nous menacent. 

« Pour moi, ma conviction est que le plus grand des maux dans 
une sociélé politique, c’est la peur. Dans cette époque infame et san- 
glante qu’on veut 4 toute force réhabiliter, savez-vous quel a éé le 
principe de toutes nos catastrophes? c’est la peur ! Oui, la peur qu’a- 

‘vaient les honnétes gens des scélérals, et méme la peur que les 
petits scélérats avaient des grands. (Trés-bien ! trés-bien ) 

« N’ayons pas peur, messieurs. Ne souffrons pas que les méchants 
aient seuls le monopole de 1’énergie, de l’audace. Que les honnétes 
gens aient aussi ]’énergie du bien ; que les bons citoyens aient aussi, 
quand i} le faut, leur audace! Veillons surtout sur la liberté. Appre- 
nons, par ce qui se passe au dela du Jura, combien il est dangereux 
de ne pas savoir la comprendre, la supporter, méme chez ceux dont 
nous ne parlageons pas les idées, les croyances, les affections. N’ou- 
blions pas que cette liberté vient d’étre immolée en Suisse, qu’elle 
a été trahie par l’Angleterre, mais que la France a pour destinée d'en 
étre & jamais le drapeau et la sauvegarde. (Acclamations prolon- 
gées.) » 


Six semaines aprés, en une nuit, deux mille émeutiers balayaient 
le roi et les deux Chambres, en présence d’une armée de cinquante 
mille hommes, qui les regardaient passer l’'arme au bras. La prédic- 
tion de M. de Montalembert était accomplie. 

, Foisset. 


La suite prochainement. 





DAVID LIVINGSTONE 


ET L’AFRIQUE EQUATORIALE 


Burton, Voyage aux grands lacs de f Afrique orientale, 4 vol. grand in-8 ; Hachette. 
— Speke, Journal de la découverte des sources du Nil, 4 vol. grand in-8; 
Hachette. — Guillaume Lejean, Voyage aux deux Nils, 1865, in-4. — Karl von 
Decken, Geographical Notes of an Expedition to Mount Kilimandjaro in 1862- 

- 63, 1865. — Reisen in Ost-Africa in den Jahren 1859-1865. — Baker, Décou- 
verte de l’Albert-Nyanza, 1 vol. grand in-8; Hachette. — Burton, The lake Tan- 
ganytka memoir. — Vivien de Saint-Martin, Année géographique, 9 vol. in-18, 
1862-68 ; Hachette. — D. Livingstone, Explorations dans U'intérieur de I’ Afrique 
australe : Le Zambéze et ses affluents, 2 vol. grand in-8, Hachelte. — E. D. Young, 
The search after Livingstone, 1868, in-8. — Vicomte Fleuriot de Langle, Apergu 
sur les reconnaissances faites par les officiers de la marine francaise au Gabon, 
de 1843 & 1868. — A. Aymés, Exploration de ' Ogoway, 1870. — P. du Chaillu, 
L’ Afrique sauvage, éd. frangaise, 1868. Adventures and explorations in Equato- 
rial Africa, etc. —R. Brenner’s Forschungen in Ost-Africa, 1868. — Bulletin de 
la Société de géographie; Mittheilungen d'Aug. Petermann ; Proceedings of the 
Royal Geographical Society, etc., etc. 


Il y a quelques mois, le monde savant était douloureusement pré- 
occupé du sort de David Livingstone. En Angleterre surtout I'inquié- 
tude était vive. Tout le monde sait que l’illustre explorateur auquel 
nous devons tant de renseignements sur l’intérieur de l'Afrique, a 
entrepris en 4866 un grand voyage de découvertes qui devait étre le 
couronnement de sa carriére, et dont il espérait des résultats d’une 
importance décisive. Or, depuis le mois de novembre 1869, ses let- 
tres avaient complétement cessé de parvenir. Les nouvelles vagues, 
et souvent contradicloires, qu’on recevait sur son compte ne s’accor- 
daient que sur un point : elles le montraient toutes arrélé dans les 
environs du lac Tanganyika par le déniment et la maladie. Aprés 
avoir vainement essayé de lui faire parvenir des secours, on résolut 
d’envoyer une expédition 4 sa recherche. Cette expédition s’organisa 





838 DAVID LIVINGSTONE. 


4 Londres, et elle partit au mois de mars 1872; mais grand fut l’éton- 
nement de ses membres, lorsqu’ils apprirent, en arrivant 4 Zanzibar, 
qu’ils avaient été prévenus, et que M. Stanley, correspondant du New- 
York Herald, venait de retrouver Livingstone et de le ravitailler. 

La surprise fut d’autant plus vive, que le voyage de M. Stanley, en- 
trepris aux frais de M. James Gordon Bennett, le propriétaire du 
New-York Herald, avait été préparé sinon d’une fagon mystérieuse, 
du moins dans des conditions de discrétion et de silence qui con- 
trastaient singuliérement avec les habitudes de la presse américaine. 
C’est A peine si, en Europe, on avail été averti du départ de M. Stan- 
ley et du but de son expédition. La nouvelle en avait méme été ac- 
cueillie avec une certaine méfiance; et cette méfiance, loin d'étre 
dissipée, fut accrue par l’annonce d'un si merveilleux succés. La 
publication de lettres adressées par Livingstone 4 M. Gardon Beaneit 
confirma bientdt cette mauvaise impression. Ces lettres étaient en 
effet consacrées presque toul entiéres au récit de découvertes déja 
mentionnées dans ses précédentes dép&ches et 4 l’exposé d’hypo- 
théses dune valeur trés-contestable. Les données géographiques 
étaient d’allleurs, en plus d'wa endroit, incohérentes et obscnres. 
Dans le style méme on me reconnaissait point 1a mantére habituelle 
d'écrire de Livingstone. Aussi l’incrédulité devint générale. 

Cependant elle n’avait pas de raison d’étre, el elle est avjourd’hui 
complétement dissipée. La famille de Livingstone tient pour authen- 
tiques tes lettres ct jowrnaux qu’elle 4 regus par l'entremise de 
M. Stanley. Le fils atné du célébre veyageur |’a déclaré de ta facon 
la plus positive dans une lettre insérée dans le Times. Le Foreign 
Office, en publiant les dépéches qui lui ont été remises par le repor- 
ter américain, vient de donner en sa faveur un témoignage d'une 
valeur non moins incontestable. Enfin les critiques soulevées par 
les premiéres lettres de Livingstone sont plus spécieuses que fon- 
dées. Les répétitions qu’on deur reprochail s’exptiquent d’elles- 
mémes : des lettres qu'il écrit, bien peu parviennent jusqe’a la 
cote ; un plus getit nombre encore arrive en Angleterre. Le sachant, 
le veyageur est obitgé, pour suppléer da ces lacunes, de résumer 
dans chaque dépéche les renseignements comsignés dans ses pré- 
cédentes missives. Quant aux hypothéses qu’il émet, et dont la va- 
leur est trés-contestable, elles se retrouvent dans plusicurs lettres 
antérieures. On les avait déja relevées, aiwsi que ie parti pris de 
Livingstone d’envelopper d'une obscurité certamement volontaire tes 
renseignements qu’il {ransmet actuellement, ceux du moins qui doi- 
vent étre publaés. i] est permis de croire, en effet, qu’il se montre ples 
explicite et plus intelligible dams le journal cacheté qu'il a fait re- 
mettre & sa famille avec défense expresse de l’ouvrir tant que ta neu- 








DAVID LIVENGSTONE. 839 


veHe desa mort n'aura pas élé confirmée de la facon ja plus certaine. 

Dés maintenant toutefois on peut, tant par ce qu’il dit que par ce 
qu'il laisse entrevoir, se faire une idée trés-suffisante de ses décou- 
vertes. Leur valeur justifie pleinement |’intérét qu’elies excitent. Si 
surtout Livingstone réussit, comme il en a fe dessein, & terminer son 
exploration, elles seront décisives pour fa connaissance de J’inté- 
rieur de |’Afrique. Elles compléteront non-seulement ses propres 
recherches, mais celles de tous les voyageurs qui depuis trente ans 
ont pénétré dans cette région. Elles donneront la solution des prin- 
cipaux problémes soulevés par ces recherches, auxquelles elles sont 
si intimement liées, que, pour bien comprendre l’importance du but 
poursuivi par le courageux explorateur, il est indispensable de sa- 
voir comment son voyage actuel a été préparé et déterminé, tant par 
ses propres travaux que par ceux de ses devanciers. 


i 


C'est sur le continent africain que les entreprises des voyageurs 
modernes se sont portées de préférence et qu’elles ont produit le 
plus de résultats. La se trouvait, en effet, le champ le plus vaste a 
parcourir et le plus inconna. Tandis qu’en Amérique |’exploration 
suivait immédialement la découverte, et en deux siécles s'achevait 
presque enticre; tandis qu’en Australie la colonisation, ure fois im- 
plantée, prenait un essor prodigieux, nos connaissances sur 1’Afri- 
que restaient & peu de chose pres stationnaires. Si l'on excepte la 
partie septentrionale qui, grace 4 son voisinage de l'Europe, fut, dés 
la plus haute antiquité, peuplée et reconnue sur une assez grande 
profondeur, nous en étions encore, pour {aut le reste, aux notions 
recueillies au seiziéme siécle par les Portugais. Lom de s‘accroitre, 
ces notions s’daient méme si bien obscurcies avec le temps, que les 
géographes, désespérant d'élucider ces renseignements confus, quoi- 
que non toujours erronés, finirent par enlever des cartes la plupart 
de ceux qui concernaient l'intérieur du continent. En dehors des cé- 
tes et de l'embeuchure des fleuves, l'ignorance, on peut le dire, 
était complete. , 

Les causes qui |’ont entretenue sont multiples; mais toutes, de 
prés eu de loin, procédent de deux fails primordiaux et naturels 
qui sont encore actuellement le grand obstacle des voyageurs. Nous 
voulons parler de la configuration physique du continent et de son 
climat. De méme qu’ils ont entravé depuis des siécles les progrés des 
peuplades indigénes, de méme ils ont arrété plus tard le dévelop- 
pement de la colonisation; en la décourageant, ils ont empéché pen- 
dant fongtemps ces explorations hardses qui toujours et partout 





840 DAVID LIVINGSTONE. 


l’ont précédée, et auxquelles, 4 défaut de l'amour de la science, la 
nécessité servait de stimulant dans des régions plus favorisées. 

Les continents les plus accessibles sont ceux que pénétrent de 
fous cdlés des mers intérieures ou des golfes profonds, ou que 
sillonnent des fleuves puissants et facilement navigables. Or, ces 
deux conditions, si développées en Europe, 1|’Afrique est de tous les 
continents celui qui les posséde le moins. Elle forme un hexagone 
irrégulier et compacte, dont le diamétre, sauf dans la pointe australe, 
posséde partout une immense étendue. Nulle part ses cdtes, 4 peine 
découpées, ne présentent ces déchirures profondes qui sontautant de 
voies ouvertes au commerce et 4 la civilisation. Elle est arrosée, il 
est vrai, par un certain nombre de fleuves importants. Mais tous ces 
cours d’eau, sans exception, sont, 4 une distance plus ou moins 
grande des embouchures, semés d’obstacles naturels 4 peu prés in- 
franchissables, et dont l’existence s’explique d’elle-méme lorsqu’on 
connait la configuration du continent. 

L’intérieur de l'Afrique est un immense plateau dont les bords, 
paralléles aux cdtes, se relévent pour former une région montagneuse 
d’altitude trés-variable suivant les régions, mais représentant une 
chaine 4 peu prés continue. Au-dessous et autour de cette chaine se 
trouve la zone maritime qui constitue les cétes. Cette zone, réduite 
quelquefois 4 une mince bande de terrain et possédant ailleurs une 
étendue de prés de 300 milles, est formée en certains endroits par 
une rampe élevée qui surgit tout a coup prés de la plage et qu’une 
région basse sépare ensuite du rebord du plateau central. Plus sou- 
vent elle présente l’aspect d’un plan incliné qui, des bords de la 
mer, s’éléve par une pente douce jusqu’aux premiers escarpe- 
ments de la montagne. Aussi certains explorateurs, Livingstone 
entre autres, ont-ils comparé Je continent africain, surtout dans 
ses parties équatoriale et australe, ou cetle configuration est le 
plus neftement dessinée, tantét 4 une assietle renversée, tantdt a 
un chapeau de feutre mou dont le fond aurait été légérement dé- 
primé. Cette derniére comparaison est en certaines régions la plus 
exacte, le plateau intérieur offrant parfois 4 son centre une dépres- 
sion trés-manifeste. C’est dans cette partie centrale que prennent 
naissance tous les grands fleuves de l’Afrique. Pour atteindre Ja mer, 
ils sont obligés de traverser la chaine cétiére qui limite la zone ma- 
ritime. Dans cette traversée, qui s’effectue par des déchirures plus 
ou moins profondes, ils présentent des cataractes, ou tout au moins 
des rapides, qui sont les obstacles 4 la navigation que nous signalions 
plus haut — obstacles toujours infranchissables, sauf peut-étre au 
moment des grandes eaux. 

Inabordable par les fleuves, le chemin le plus facile et presque 








DAVID LIVINGSTONE. 841 


toujours le premier suivi, défendu en outre par la chaine cétiére qui 
le borde, le plateau central de l’intérieur de l'Afrique est, on le 
voit, d’un accés peu facile. La zone maritime était la seule qu’on put 
parcourir en remontant les cours d’eau ; mais ce qu’on en découvrait 
n’était pas de nature a encourager les explorateurs 4 pousser plus 
avant. Généralement marécageuse et malsaine, surtout dans le voisi- 
nage des fleuves, ot des terrains d’alluvion la constituent, elle était 
un foyer de fiévres pestilentielles, et les établissements qu’on y 
forma nont presque nulle part prospéré. Se basant d’ailleurs sur des 
reconnaissances poussées en quelques points de l’intérieur, on con- 
sidérait le plateau central comme un désert aride et désolé qui n’of- 
frait nulle perspective favorable au commerce et & la colonisation. 
On comprend qu’en face de pareilles apparences on se soit, pen- 
dant des siécles, détourné de |’Afrique et dirigé vers des cdtes plus 
lointaines, mais moins inhospilaliéres. Pour affronter ces dan- 
gers, les uns imaginaires, les autres trop réels, il fallait unir a la 
curiosilé désintéressée du savant Vinfatigable courage du soldat, 
et l’honneur de les vaincre était réservé 4 notre siécle, qui a fourni 
tant d’hommes possédant 4 un égal degré ces deux qualités émi- 
nentes. 

Nulle part ces dangers ne se présentaient plus formidables que 
dans la région équatoriale du continent. Cette région, comprise en- 
tre les deux tropiques, mais dont nous aurons surtout en vue la par- 
tiela plus centrale, celle qui s’étend du 10° degré de latitude N. au 
10° degré de latitude S. — cette région est bornée au nord par le 
Soudan, la Nubie et l’Abyssinie; — a lest, par cette pointe que le 
continent projette en face de l’Arabie, pointe qui forme le golfe 
d’Aden et constitue le pays des Somals, puis par la céte de Zangue- 
bar; — au sud, par le bassin du Zambéze, un grand fleuve qui coule 
d’occident en orient, et se jette dans l’océan Indien ; — enfin a 
l’ouest, par Pocéan Atlantique et le golfe de Guinée. Elle était de 
toutes la plus inconnue, et en méme temps celle qui sollicitait le 
plus vivement la curiosité. En ce point central de |’Afrique se trou- 
vaient, on n’en pouvait douter, la grande ligne de partage des eaux, 
et par conséquent les sources des principaux fleuves du continent : 
celles, silongtemps cherchées, du Nil, qui coule vers le Nord; celles 
du Zambéze, le plus grand affluent de l’océan Indien ; celles enfin de 
trés-puissants cours d'eau qui se déversent 4 l’ouest, dans l’Atlanti- 
que, et qui sont : le Niger, qui s'y rattache au moins par son prin- 
cipal-affluent, le Bénué; l’Ogawai ou Ogooué, qui débouche au sud 
des établissements francais du Gabon, et le Zaire ou Congo, le plus 
méridional des trois. LA se trouvaient encore, s’il fallait en croire la 


tradition et les rapporls oraux des indigénes et des Arabes dont les 
40 Seprevpre 1872. o4 


1 


842 DAVID LIVINGSTONE. 


caravanes parcourent l’intérieur, de grands lacs placés sur le trajet 
cu a la source de ces fleuves et de leurs affluents. 

L’appat de pareilles découvertes était plus que suffisant pour exci- 
ter le zéle des explorateurs, et par tous les cétés 4 la fois, avec une 
ardeur que n’ont pu refroidir ni les échecs, niles fatigues, ni les dan- 
gers et les obstacles, ils ont abordé ces mystérieuses contrées ot les 
attirait le prestige de l’inconnu. Disons-le tout de suite, leur attente 
n’a pas été décue; elle a méme été, sur beaucoup de points, dépas- 
sée. De grands lacs, véritables mers intérieures, ont été découverts; 
le cours des grands fleuves a été remonté, sinon jusqu’aux sources, 
du moins jusque dans leur voisinage, et le moment est proche peut- 
étre ott, grace 4 Livingstone, le voile qui en couvre l’origine sera 
définitivement soulevé. Enfin, au lieu de ces déserts urides et bri- 
lants qu’on s’attendait 4 rencontrer, on a trouvé, dans beaucoup de 
régions, un pays bien arrosé, un sol fécond, de vastes fordts, de belles 
vallées herbeuses habilées par une population considérable, et, sous 
l’équateur méme, une région montagneuse dont les piateaux élevés 
sont une des contrées les plus salubres du globe. 

Les voies principales que les voyageurs ont suivies sont : au nord, 
les vallées du Nil et de ses affluents ; 4 lest, la route habituellement 
parcourue par les caravanes qui, de l'ile de Zanzibar et de la cdte 
qui lui fait face, se rendent 4 Kazeh et au lac Tanganyika; au sud, 
le cours du Zambéze et de ses affluents septentrionaux; 4 louest, 
ceux du Niger, de l’Ogowai et du Zaire. Nous rendrons compte suc- 
cessivement des tentatives les plus importantes faites par ces dif- 
férentes voies; puis, aprés cet exposé des découvertes les plus ré- ' 
centes, nous suivrons David Livingstone dans le voyage qu’il exécule 
actucllement au cceur méme de ces régions, dans la partie Ja plus 
intéressante et la plus ignorée. Enfin nous dirons quelques mots du 
commerce d’esclaves qui désole ces contrées et des mesures propo- 
sées pour y mettre un terme. Cette question d’>humanité ne peut 
manquer d’étre trés-prochainement résolue, grace au percement de 
Pisthme de Suez, qui a mis 4 quelques journées des ports européens 
cette cote orientale de Afrique, naguére si lointaine, ou la traile se 
pratique encore sur la plus grande échelle. 


I] 


Nous exposerons simultanément, et dans l’ordre chronologique ou 
elles ont eu lieu, les tentatives faites au nord et i l’est. Bien que 
parties de points différents et ne se proposant pas toujours le méme 








DAVID LIVINGSTONE. 845 


but, elles ont en définitive abouli dans la méme contrée de la région 
équatoriale. Ellés s’y sont succédé de telle sorte, l'une amenant l’au- 
tre, ou du moins lui préparant la voie, qu’il serait impossible d’en 
diviser l’historique. Les premiéres expédilions vinrent du nord. Elles 
ont remonté le Nil afin d’en reconnaitre le cours supérieur et d’en 
découvrir les sources. Ce probléme de l’origine du grand fleuve 
égyptien s'imposait tellement 4 l’attention qu’il devait étre, en ef- 
fet, le premier étudié. Aprés s’en étre beaucoup préoccupé, les an- 
ciens avaient fini par )’abandonner comme insoluble. D’un homme 
qui s'acharnait 4 la poursuite d’un but irréalisable ils disaient iro- 
niquement qu'il cherchait les sources du Nil. Ils possédaient cepen- 
dant sur cette question des notions assez vagues, il est vrai, mais 
dont les recherches modernes ont démontré |’exactitude. 
Au-dessus des cataractes, le Nil égyptien est formé par la réunion 
de deux grandes rivicres : le Bahr-el-Azreh ou fleuve Bleu, qui vient 
de l’Abyssinie, c’est-a-dire de Tesi, cl le Bahr-el-Abyad ou fleuve 
Blanc, qui descend en ligne directe des contrées méridionales. Cette 
réunion s'effectue prés de Khartoum, par 15° 1/2 de latitude nord. 
De tout temps et avec raison, le fleuve Blanc a été considéré par les 
habitants du pays comme la branche principale du Nil, et 4 plusieurs 
reprises les anciens avaient essayé d’en remonter le cours. La der- 
niére de ces expéditions, qui pénétra aussi le plus avant, fut celle 
envoy¢ée par Néron. Les centurions qui la dirigeaient furent arrétés a 
800 milles romains (4,200 kilométres) au-dessus de Méroé, par d’im- 
menses marais de prés de 25 lieues de largeur, ot s’épanchait le 
fleuve et dont ils ne purent traverser les eaux dormantes et semécs 
de bas-fonds. On savait toutefois que ces marais n’étaient pas les 
sources, et Ptolémée, dans ses Tables, qui datent du deuxiéme siécle, 
dit expressément qu elles se trouvent dans de grands lacs silués 
beaucoup plus haut, sous l’équateur, et dans une région monta- 
gneuse dont ils rassemblent les eaux (les montagnes de Ja Lune). Il 
ajoute méme que de ces lacs sortent plusieurs courants dont la réu- 
nion forme la téte du fleuve. Ces notions, empruntées par Plolémée a 
Youvrage, aujourd hui perdu, de Marin de Tyr, qui vivail 41a fin du 
premier siécle de notre ére, et reproduites plus tard par les au- 
teurs arabes, avaient sans doute été recueillies par des marchands 
égypltiens sur la céte orientale de l'Afrique. Elles étaient, nous le 
verrons, parfaitement exactes. Les rapports des centurions envoyés 
par Néron ne ]’étaient pas moins. Ils fixent méme d’une facon trés- 
exacte le point extréme auquel les anciens étaient parvenus. C’est 
au-dessus de Khartoum, vers le 9° degré de latitude N., que se trou- 
vent les marais qui les ont arrétés. Ce sont d’immenses lagunes dé- 
signées tantét sous le nom aborigéne de Né, tantdt sous la dénomi- 


844 DAVID LIVINGSTONE. 


nation arabe de Bahr-el-Ghazal (fleuve des Gazelles). — Elles forment 
en effet, sur le trajet du fleuve Blanc, un obstacle trés-difficile a fran- 
chir, surtout au moment des eaux basses. 

Cet obstacle, on ne I’a dépassé qu’en 1840, époque a laquelle re- 
montentles premiéres tentatives modernes ayant quelque importance. 
A cette date, une expédition envoyée par Méhemet-Ali partit de Khar- 
toum en remontant le fleuve Blanc, traversa le Bahr-el-Ghazal et 
parvint jusqu’au dela du 4° degré de latitude N. La, elle fut arrétée 
par des rochers qui obstruaient le lit de la riviére, et que les eaux 
basses ne lui permirent point de franchir. Malgré cet échec final, 
des résultats considérables étaient obtenus. L’expédition avait re- 
monté le cours du fleuve Blanc sur une étendue de 10 degrés, a 
travers des régions 4 peu prés inconnues. Elle avait, par ce fait 
méme, constaté la vérité de l’opinion qui considérait cet affluent 
comme la branche principale du Nil. Enfin elle était arrivée sur les 
confins de cette région équatoriale qui renfermait, disait-on, les lacs 
mystérieux d’ou s’épanchent les eaux du fleuve. Elle n’avait point 
exploré le Bahr-el-Ghazal, il est vrai, et les renseignements qu'elle 
avail recueillis dans une traversée trop rapide ne permeltaient pas 
de s’en former une idée bien nette. Mais cette lacune devait étre 
bientdt comblée, les trafiquants et les voyageurs ayant pénétré a 
l’envi les uns des autres dans ces contrées nouvellement ouvertes. 
Dés 1851, une mission catholique était fondée par l’Autriche a Gon- 
dokoro, un peu au-dessous de l’endroit oi s’était arrétée l’expédi- 
tion égyplienne. Elle devint comme une téte de ligne d’ow partirent 
désormais les explorateurs 4 la recherche des sources. En outre, sur 
toute la section comprise entre Khartoum ect cette station extréme, 
des voyages de reconnaissance furent entrepris. 

Mais déja des tentatives avaient été faites par la cdte orientale de 
l'Afrique pour atteindre la région des sources, et elles avaient con- 
duil 4des découvertes d’une haute importance, bien que la premicre 
se fit terminée par une horrible catastrophe. 

En face et trés-prés de cette partie de la céte africaine, se trouve, 
sous le 6° degié de latitude S., Vile de Zanzibar, royaume arabe dont 
le Said posséde également une partie du littoral voisin. Des établis- 
sements fondés sur ce dernier point partent réguli¢rement les mar- 
chands qui s’en vont dans l’intérieur des terres acheter de Yivoire 
et des esclaves. Une de leurs derniéres stations se trouve sur les bords 
d’un grand lac situé presque sous le méme méridien que le fleuve 
Blanc, mais au sud de l’équateur. Ce lac, sur lequel ils ne pouvaient 
ou ne voulaient donner que des renseignements confus et quelque- 
fois contradictoires, était-il un de ceux qu’on regardait depuis Ptolé- 
mée comme les sources du Nil? fallait-il plutét chercher ces derni¢- 











DAVID LIVINGSTONE. 845 


res dans d'autres lacs dont lexistence était signalée dans une région 
montagneuse située plus au nord, sous |’équateur méme, et au mi- 
lieu de laquelle s’aventuraient quelquefois les caravanes? C’étaient 
la des questions fort importantes 4 résoudre et le voyage ne pouvait 
manquer, en tous cas, d’étre marqué par d’intéressantes découver- 
tes. L’honneur de l’avoir compris et de sétre engagé le premier 
dans cette route revient 4 un Frangais qui, malheureusement, périt 
4 la tache. 

En 1844, M. Maizan, enseigne de vaisseau sorti de 1’Ecole poly- 
technique, arrivail 4 Zanzibar avec le projet d’explorer les grands 
Jacs du continent. Mais il arrivait 4 une époque facheuse, au moment 
ot la France était soupgonnée de vouloir s’emparer des ports de la 
cdte. L'approbation que le gouvernement avait donnée a son projet, 
Yappui chaleureux que lui prétait notre consul, accrurent encore les 
soupcons. On vit dans son expédition les préliminaires d’une prise 
de possession prochaine. Les marchands banians de la céle, se 
croyant menacés dans leur monopole, r:doutant surtout la suppres- 
sion de la traite, principal aliment de leur commerce, agirent secré- 
tement auprés des indigénes afin de lui susciter des entraves. Ils ne 
devaient que trop bien réussir. M. Maizan, du reste, par mépris du 
danger et pour n’avoir pas écouté les avis du consul, commit de nom- 
breuses imprudences. Pendant un séjour de huit mois qu'il fit a 
Zanzibar pour apprendre la langue des indigénes, il se rendit plu- 
sieurs fois 4 la céte, dans le but d’organiser l’expédition de longue 
main, et par le nombre de ses caisses, que l’on supposa pleines de 
dollars, par Ja richesse de son matériel et de ses instruments, il 
éveilla la cupidité des habitants. De si longs préparatifs laissaient 
d’ailleurs aux Banians lout le temps nécessaire pour murir leurs pro- 
jets, tandis qu'il edt fallu les déjouer, au contraire, par un départ 
immeédiat et par une marche rapide. Sa faute la plus grave toute- 
fois fut de se confier seul et sans armes 4 I‘hospitalité d'un chef 
indigéne. 

De Bagamoyo, petit comptoir situé en face de Zanzibar, ow il avait 
débarqué aprés la saison des pluies (1845), M. Maizan, impatient 
de se mettre en route, partit sans attendre l’escorte promise par 
Je Said, sans méme emmener avec lui les quarante hommes qu’il 
avait pris 4 sa solde. Il se rendait, avec trois ou quatre domestiques 
ou porteurs, 4 Dégé la Mhora, village situé 4 sept ou huit journées 
de marche de la céte, et dont le chef, appelé Mazoungéra, avait sol- 
licité sa visite. Ce Mazoungéra, dont les marchands de la céte, par 
leurs rapports exagérés a dessein, avaient excité la convoitise, sup- 
posait M. Maizan possesseur de sommes considérables, et il l’ac- 

cuelllit avec une cordialité qui abusa complétement le malheureux 





846 DAVID LIVINGSTONE. 


voyageur. Mais deux ou trois jours aprés, sous le prétexte le plus 
futile, il lui chercha brusquement querelle et le fit saisir 4 Pimpro- 
viste et garrolter par ses esclaves. 

« On attacha l’infortuné par les bras et les Jambes a l'une des 
perches dont les esclaves étaient munis, dit le capitaine Burton ; on 
lui fixa la téte par une corde qui lui passa en travers du front, et il 
fut porté 4 cinquante métres du village, auprés d’un baobab que j’ai 
vu. Mazoungéra lui trancha d’abord toutes les articulations, pendant 
que retentissait le chant de guerre et que le tambour battait une 
marche triomphale. Puis, entamant la gorge de sa victime, et trou- 
vant son couteau émoussé, l’infaéme s’arréta pour en aiguiser le 
tranchant, et termina son ceuvre sanglante en arrachant la téte avant 
que la décollation fat compléte. » 

Son attente fut trompée, d’ailleurs. A toutes les questions qu’on 
lui adressait sur ses préfendus trésors, l'intrépide voyageur ne ré- 
pondit pas une parole, et Mazoungéra ne put attirer 4 Dégé la Mhora 
les hommes restés 4 Bagomoyo et leur enlever les bagages de Pexpé- 
dition. 

_ M. Maizan avait vingt-six ans. Par sa science et son intrépidilé, il 

était, plus que personne, capable de mener I’entreprise 4 bonne fin. 

Mais, dans sa hate de partir, il n’avait pas suffisamment tenu compte 
des difficultés. Dés les premiéres étapes il avait succombé, victime 

d’un guet-apens qu’avec une connaissance moins supertficielle du 

pays, moins de dédain du danger et des précautions 4 prendre, il 

eit facilement évilé. Bien différente, il faut le dire, a été la conduite 
des Anglais, de ceux du moins qui, comme Livingstone, Burton, 

Speke, Grant et Baker, ont immortalisé leur nom par de grandes dé- 
couvertes. Par un long séjour dans le pays quils voulaient visiter, 

ou dans des contrées analogues, ils se sont aguerris contre le climat. 

Ils ont éprouvé leurs forces dans des excursions préparatoires, ou 
bien ils ont fait leur apprentissage sous quelque chef expérimenté- 
Quand enfin ils sont partis, ils ont atteint le but, parce qu’ils étaient 
surs d’eux-mémes, et qu’ayant laissé le moins possible au hasard, ils 
étaient d'autant plus forts pour faire face 4 imprévu. La se trouve, 
en grande partie, l’explication de leur succés et des échecs de phas 
d’un voyageur de notre nation. Cette cause n’est pas la seule, sams 
doute, mais elle doit certainement entrer en ligne de compte. En 
ce quiconcerne M. Maizan, il est trop évident que de graves imprw- 
dences ayaient été commises. Elles ne diminuent en rien, d’aillears, 
le mérite de sa tentative. Elles ne sauraient surtout lui enlever Ja 
gloire de s’étre engagé dans la route qui, douze ans plus tard, devait 
conduire le capitaine Burton au lac Tanganyika. 

Le crime fut puni, du reste. L’année suivante, l’arrivée 4 Zanzibar 

















DAVID LIVINGSTONE. S47 


du brick francais le Ducouédic, capitaine Guillain, obligeait le Said 

4 envoyer trois ou quatre cents mousquets sur la terre ferme. Ma- 

zoungéra avait prudemment mis sa personne 4 l’abri. Mais sa tribu 

fut dispersée, son fils blessé et le misérable qui avait battu du tam- 
bour pendant l’exécution fut pris et ramené dans Vile, ot il expia, 
par un long supplice, la part qu’il avail prise 4 cet assassinat. 

Deux ans avant cette malheureuse tentative, une mission anglaise 
s'était établie sur la céte orientale, mais plus au nord de Zanzibar: 
4 Mombaz, sous le 4° degré de latitude S. Son fondateur, le R. Lewis 
Krapf, avait déja séjourné en Abyssinie, et s’était fait connaitre par 
dutiles travaux scientifiques. Des régions nouvelles qu’il habitait, 
on ne connaissait absolument rien, sinon les cédtes. Il résolut bien- 
tét d'explorer ces contrées, et trois ans aprés, en 1846, ayant trouvé 
dans un de ses missionnaires, le R. Rebman, un compagnon qui par- 
tageait ses gouts, ils entreprirent ensemble des excursions qui, in- 
sensiblement, prirent les proportions de véritables voyages. 

A douze ou quinze journées de la céte s'élévent des massifs monta- 
gneux. Ils appartenaient évidemment 4 la chaine cdtiére. Certains 
de leurs sommets, par leur altitude et par leur voisinage de |’ équa- 
teur, semblaient avoir une importance particuliére. Ce fut de ce cdté 

que, de préférence, les deux missionnaires dirigérent leurs courses. 
Lis ne purent arriver jusqu’aux montagnes elles-mémes; mais ils en 
approchérent assez prés pour s’en former une idée trés-exacte. Deux 
pics frappérent tout spécialement leur attention. L’un, le Kili- 
mandjaro (mot & mot : montagne du Ndjaro), se trouve a peu prés 
sous le paralléle de Mombaz; I’autre, le Kénia, est situé plus haut 
vers le nord-ouest, 4 deux degrés plus prés de l’équateur. Ils étaient 
l'un et l'autre couronnés de neiges dont la permanence, en cette ré- 
gion, annoncait une élévation minimum de 14 4 15,000 pieds. 

La découverte, considérable en elle-méme, |’était encore plus par 
la lumiére qu'elle jetait sur la constitution physique de ces régions. 
Les grands fleuves et les grands lacs sont tous alimentés par de 
hautes montagnes couronnées de neiges éternelles. L’existence de 
pics élevés dans la région méme ou, depuis Ptolomée, on placait les 
montagnes de la Lune et les lacs, sources du Nil, était donc une 
oreuve nouvelle 4 l’appui de la tradition. Aussi fut-elle trés-vive- 
nent discutée. On alla jusqu’a mettre en doute la valeur des rensei- 
rnements recueillis et méme la bonne foi des deux missionnaires. 
ii Pune ni l'autre n’étaient cependant contestables. Non-seulement 
lles ne tardérent pas & étre vérifiées par des explorations ultérieu- 
es, mais d’importantes découvertes vinrent coup sur coup donner 


aison aux hypothéses des partisans de la tradition. 


848 DAVID LIVINGSTONE. 


Il 


La premiére de ces découvertes, et lune des plus considérables, 
fut celle du lac Tanganyika par deux officiers de l’'armée des Indes, — 
Burton et Speke, déja connus par une premiére exploration dans 
cette partie du continent. En 1854, Speke, passant 4 Aden, y ren- 
contra Burton, occupé a organiser une expédition dans ]’Afrique 
orientale, sous les auspices du gouvernement des Indes. Le but prin- 
cipal du voyage était de reconnaitre le pays encore complétement in- 
connu du Somil, pays situé sur la céte méridionale du golfe d’Aden, 
en face de la péninsule arabique, d’y nouer des relations et d’ou- 
vrir de nouveaux débouchés au commerce anglais. Speke, alors en 
congé,-se joignit 4 Burton. Il recut la mission de se rendre dans 
le pays Somali, d’y gagner l’amitié des habitants et d’en obtenir un 
certain nombre de chameaux qu'il conduirait au port de Berbérah. 
Lia, Burton devait le rejoindre aprés avoir poussé une pointe jusqu’a | 
Harrar, ville de 'intérieur et centre le plus important du commerce 
indigéne.-Leur intention était ensuite de retourner ensemble dans 
le pays Somali, dont cette premiére course leur aurait ouvert ]’accés, 
et d’en reconnaitre lintérieur. L'expédition ne ponvait manquer 
d’étre intéressante, nul Européen n’ayant encore pénétré dans cette 
région ni dans Ja contrée de Harrar. Mais Speke échoua compléte- 
ment dans sa tentative. Loin de se concilier les habitants, il les 
indisposa par sa morgue britannique. L’hostilité qu'il avait soule- 
vée sur son passage éclata 4 Berbérah, au moment de l'arrivée de 
Burton. Assaillis dans leur camp, hientét séparés de leurs compa- 
gnons, dont un périt dans la mélée, les deux voyageurs échappé- 
rent 4 grand’peine et se jetérent dans une barque qut les reconduisit 
4 Aden. 

Maleré son insuccés, cette tentative eut un résultat. Ce fut d’ap- 
peler l’attention de Burton sur cette région de )’Afrique. Les décou- 
vertes récentes des missionnaires de Mombaz, la carte de la zone 
équatoriale qu’ils venaient de dresser d’aprés les renseignements 
fournis par les marchands arabes, ce que Burton avait appris par Jur 
‘méme, tout semblait promettre les plus beaux résultats au voyageur 
qui pénétrerait dans cette partie du continent. Ces considérations, 
Burton les fit valoir dans un mémoire adressé a la Société de géogra- 
phie de Londres. Ses offres furent acceptées, et des subsides consi- 
dérables lui ayant été accordés tant par la Société que par le mi- 
nistére, il partit de Bombay avec Speke. En décembre 1856, il arri- 





DAVID LIVINGSTONE. 849 


vait & Zanzibar. La vote qu’il se proposait de suivre était la route 
habituelle des caravanes, celle méme ou M. Maizan s’était naguére 
engagé. 

La nécessité d’apprendre la langue kisaouahili, les préparatifs de 
l’expédition et la saison des pluies retinrent plus de six mois les 
deux voyageurs dans l’ile de Zanzibar. Enfin, au mois de juin 1857, 
ils débarquérent sur la céte africaine et se mirent en route avec une 
troupe nombreuse de porteurs et l’escorte obligée d’Arabes Belout- 
chis. Prés d’un mois fut nécessaire pour la traversée de la zone ma- 
ritime qui, en ce point de l'Afrique, & l’aspect d’un pays plat ou 
légérement ondulé et o& de nombreux marécages entretiennent des 
fiévres endémiques redoutables. Puis l’on atleignit la contrée mon- 
tagneuse qui borde le haut pays et en défend l’accés. Cette contrée, 
nous l’avons dit, n’est autre que le rebord méme du plateau central. 
Mais en beaucoup d’endroits, notamment dans celui qu’avait a tra- 
verser la caravane, ce rebord est surmonté de sommelts alpestres 
entrecoupés de vallées profondes. Le col de Rouhbého, par lequel elle 
franchit l’aréte de cette chaine, a une hauteur de 4,757 métres au- 
. dessus du niveau de la mer. 

Au sortir de cette région montagneuse, la caravane déboucha dans 
une série de plaines largement ondulées, dont l’altitude varie de 
900 a 1,400 métres. La route qui, de la céte aux montagnes, se 
dirigeait directement de l’est & l’ouest, s’incline alors légérement 
dans la direction du nord-ouest. Elle atteint, 4 80 lieues du col de 
Roubého, la ville de Kazeh, capitale du plus considérable des Etats 
de cette région, l’Ouniamouézi, connu des Portugais dés le seiziéme 
siécle. Ouniamouézi veut dire Pays de la Lune, et sa situation dans 
le voisinage des montagnes qui, depuis Ptolémée, sont désignées 
sous le méme nom, a donné lieu 4 de nombreux rapprochements et 
commentaires. Quoi qu'il en soit, Kazeh, sa capitale, est un des 
centres commerciaux les plus importants de ]’Afrique australe. De 
ce point, comme d’un centre, rayonnent vers le sud, l'ouest et le 
nord, les routes suivies par les caravanes. Un certain nombre de 
marchands arabes y ont méme établi leur résidence, et la conver- 
gent et séjournent souvent, comme dans un entrepdt, l'ivoire et les 
esclaves achetés dans cette région du continent. Kazeh est silué sous 
le 5° degré de latitude S., 4 1 degré plus au nord que Zanzibar, et a 
une distance d’environ 200 lieues communes de la cétede Zanguebar. 

Aprés s’élre ravitaillée dans cet entrepét, ot elle n’eut qu’a se 
louer de Vhospitalité arabe, la caravane, remise de ses fatigues, re- 
prit sa route vers |’Ouest. Elle se dirigeait vers la ville d’Oujiji, située 
sur le bord oriental du Jac Tanganyika, et & peu prés 4 égale dis- 
tance de ses deux extrémités. La route, désormais, s’abaissait d’une 


850 DAVID LIVINGSTONE, 


facon insensible, mais continue. Il était visible qu’on se dirigeait 
vers une dépression intérieure. On suivait depuis quelque temps 
déja la vallée d'une riviére considérable qui, comme la route, des- 
cendait vers l’ouest, lorsqu’a 75 lienes environ de Kazeh l'on rencon- 
tra une ligne de hauteurs. Au sommet, une ligne brillante apparut 
tout a coup aux voyageurs a travers le feuillage. C’étaient les eaux du 
lac (13 février 1858). Le lendemain, la caravane arrivait 4 Oujiji, 
sur les bords méme du Tanganyika, et en face du magnifique pano- 
rama qui se déroulait devant leurs yeux, Burton et Speke oubliaient 
les fatigues, les souffrances et les traverses du voyage. Ils en étaient 
amplement dédommagés par la belle découverte qu’ils venaient de 
faire. 

Le lac Tanganyika est situé entre le 27° et le 28° degré de longi- 
tude E. (méridien de Paris) et s’étend du 8° au 3° degré de latitude 
S. Il se trouve par conséquent au tiers oriental de la largeur du 
continent et au milieu méme de sa longueur. Enfermé dans un bas- 
sin volcanique dont les falaises, hautes de 600 4 900 métres au-dessus 
de la surface de l’eau, ont la forme d’une muraille 4 peine ébréchée 
et rarement onduleuse, 11 semble recevoir la totalité des cours d’eau 
de cette région de l'Afrique centrale. Sa forme est celle d’un ovale 
trés-allongé, perpendiculaire du nord au sud, qui s’élargit vers son 
milieu, et a ses deux extrémités se contracte d’une facon réguliére. 
Sa longueur ne mesure pas moins de 250 milles géographiques, tan- 
dis que sa largeur, au point Ie plus dilaté de |’ovale, ne dépasse pas 
de 30 4 35 milles. Son altitude, mesurée 4 |’eau bouillante, est de 
564 (?) métres au-dessus de Ja mer, ce qui placerait le niveau de ses 
eaux 4 environ 600 métres au-dessous du plateau adjacent de l’Ou- 
niamouézi. Ses eaux sont douces et trés-poissonneuses, et l'on pré- 
tend y avoir observé les effets de flux et de reflux qui constituent les 
marées. Mais ce dernier fait est loin d’étre démontré. Quant a sa 
profondeur, elle ne put étre alors déterminée, la pusillanimité des 
naturels et leurs croyances superstitieuses ayant empéché Burton et 
Speke d’effectuer un seul sondage. 

Les deux voyageurs avaient par eux-mémes constaté une partie 
de ces faits. Mais il en était un certain nombre, ainsi que ceux qui 
avaient trait 4 la forme et 4 la longueur du lac, gu’ils tenaient des 
Arabes. Il était indispensable d’explorer le Tanganyika pour les véri- 
fier, et en méme temps pour délerminer le nombre et la situation 
exacte de ses affluents; pour savoir dans quelle direction se déchar- 
geaient ses eaux, si toutefois il ne constituait pas une vaste mer in- 
téricure; enfin pour reconnaitre son altitude par rapport a la région 
montagneuse dont l’existence était signalée au nord du ne et du pla- 
teau de |’Ouniamouézi. 





DAVID LIVINGSTONE, 851 


Malheureusement cette exploration fut trés-imparfaite par suite 
de nombreux contre-temps, et elle a laissé indécises la plupart de 
ces intéressantes questions. N’ayant pu se charger d'un bateau en 
fer, dont ils avaient projeté d’emporter jusqu’au lac les piéces dé- 
montées, n’ayant pu davantage se procurer les barques pontées que 
construisent quelquefois les Arabes, ils furent contraints de se servir 
des canots des indigénes. Or ces canots, d'une structure des plus 
primitives, ne peuvent sans danger s’aventurer au large, pour peu 
que les eaux soient agitées, et les indigénes, qui ne s’éloignent ja- 
mais des cétes de leur pays natal, montraient la plus grande répu- 
gnance 4 les suivre dans une aussi longue excursion. 

Les deux voyageurs partirent toutefois le 12 avril, dans des barques 
surchargées de rameurs, et ils suivirent d’abord la céte orientale en 
la remontant dans la direction du nord. Puis arrivés en face de I’tle 
d’Oubouari, dont l’extrémité supérieure est par 4°7’ de latitude S., 
ils en contournérent la pointe septentrionale, et le 24 avril, ils attei- 
gnaient la céte occidentale du Tanganyika. La commengait la partie 
la plus intéressante de l’exploration. Le rétrécissement du lac sem- 
blait annoncer qu’on approchait de sa pointe ‘septentrionale, et s’il 
fallait en croire des renseignements malheureysement peu dignes 
de foi, recueillis par Speke, 4 cette pointe prenait naissance une 
riviére, le Rouzisi, dans laquelle se déchargeaient les eaux du lac 
Tanganyika. Mais la répugnance des hommes de l’Oujiji 4 suivre les 
deux voyageurs s’accentuait de plus en plus. Aprés les avoir a 
grand'peine conduits sur le territoire des Vouabembé, peuplade an- 
thropophage que son extréme abrutissement rend peu dangereuse, 
ils déclarérent nettement, deux jours aprés, 4 leur arrivée dans 
YOuvira, qu’ils n’iraient pas plus loin. Les naturels du pays se refu- 
sérent également 4 servir de guides. Burton était désespéré. Les 
eaux du lac n’avaient plus qu’uue largeur de 7 ou 8 milles; des rap- 
ports recueillis chemin faisant, il résultait de la facon la plus évi- 
dente qu'il restait 4 peine 10 ou 15 milles géographiques a parcou- 
rir pour atteindre le but. Il tenait d’autant plus 4 poursuivre que les 
naturels de l’Ouvira prétendaient tous que le Rouzisi ne s’échappait 
pas du lac, mais y portait ses eaux. Il dut cependant renoncer 4 
Ventreprise, n’ayant pu vaincre |l’obstination de son équipage et 
ayant été pris, sur ses entrefaites, d’une grave affection de la lan- 
gue. Le 6 mai, il reprit le chemin d’Oujiji sans avoir pu résoudre 
cette question capitale, et le 13, aprés un voyage de trente-trois 
jours, il y débarquait’de nouveau. Les ressources des voyageurs 
étaient trop épuisées pour qu’ils pussent recommencer la tentative. 
Le 20 mai, ils dirent adieu au lac et repartirent pour Kazeh. 

Si leur expédition n’avait pas abouti 4 tous les résultats espérés, 


852 DAVID LIVINGSTONE. 


elle avait été cependant assez fructueuse pour qu ils eussent le droit 
d’en étre fiers. Non-seulement ils avaient découvert le Tanganyika et 
exploré une partic de ses cétes, mais ils avaient recueilli, tant aKa- 
zeh qu’a Oujiji, de nombreux renseignements sur les parties quiils 
n’avaient pu visiler et sur les peuplades qui les habitent. Ils rappor- 
taient méme d’intéressants détails sur les contrées situées au sad da 
Jac, et notamment sur la ville de Kazembé, dont nous aurons a par- 
ler plus loin. Enfin, pendant le retour, une compensation leur élait 
réservée, qui devait les déddommager de leurs déceptions. 

A Kazeh et 4 Oujiji, Burton avait souvent entendu les Arabes par- 
ler d'un grand lac situé dans la direction de l’équateur. A les en 
croire, ce lac, bien supérieur en étendue au Tanganyika, se trouvait 
4 quinze jours de marche de Kazeh, sous le méridien de cette ville et 
au centre d’une région montagneuse. Lorsqu’il fut de retour 4 Ke 
zeh, Burton, qui se défiait un peu de l'amour des Arabes pour ’hy- 
perbole, résolut de vérifier le fait. Mais, retenu dans la ville par de 
nombreuses occupations, il chargea le capitaine Speke de cette ex- 
ploration. | 

Speke partit le 10 juillet. Aprés une marche de vingt-cing jour- 
nées 4 travers un pays n’offrant pas de difficultés sérieuses, il atlei- 
gnit l’extrémilé méridionale d'un grand lac appelé Nyassa ou Nyanza 
(Peau) par les indigénes, et il le baptisa du nom de Victoria. Les 
Arabes, cette fois, n’avaient point exagéré; la découverte égalait au 
moins en importance celle du Tanganyika. Mais Speke, pressé de re- 
joindre Burton, ne put pousser l’exploration plus loin. Par les dé- 
tails qu’il rapportait toutefois, on pouvait déja se faire une idée de 
Pintérét de cette reconnaissance. 

Ce lac se trouve dans une région montagneuse située au-dessus 
du pays de la Lune, dans le voisinage de I’équateur. Il est placé sur 
le versant septentrional de hauteurs courant de lest a l’ouest, et qu 
semblent partir de ce point de la chaine céliére dont le Kilimand- 
jaro et le Kénia, ces deux sommets alpestres découverts par les mis- 
sionnaires de Mombaz, sont les points culminants. A l’ouest du lac, 
ces hauteurs forment un massif considérable, le Karagouah, au 
sud-ouest duquel est situé le Tanganyika; au dela de ce massif, de 
hautes montagnes s’apercoivent encore 4 ]’horizon. 

La situation de Pextrémité méridionale du lac, déduite d'observa- 
tions astronomiques, a été fixée par Speke & 2°24’ de latitude sud. 
Quant 4 ses limites a l’est et au nord, les indigénes ne purent fourair 
aucun renseignement. II devait aller, disaient-ils, jusqu’au bout du 
monde, ce qui donnait 4 penser que son étendue était assez considé- 
rable. En face de cette extrémité méridionale se trouvent deux Iles, 
appelées Ukéréwé et Mazita, dont les Arabes avaient également si- 








DAVID LIVINGSTONE. 8535 


gnalé Pexistence. L’allitude du lac parut étre de 4,140 méires, ce 
qui, vu la grande différence des niveaux, réduisait 4 néant cette as- 
sertion de certains Arabes, qu'il recoit les eaux du Tanganyika. Il est 
situé sous le méridien de Kazeh, entre le 50° et le 52° degré de latitude 
est, ce qui le place 4 4° ou une centaine de lieues a l’ouest du Kili- 
mandjaro et du Kénia, et 4 2° 4 lest du méridien de Gondokoro, le 
point extréme du Nil Blanc auquel est parvenue ]’expédition de Mé- 
hémet-Ali. 

Il se trouvait trop prés de la partie reconnue et des sources proba- 
bles du Nil, pour qu’on ne se demandat pas immédiatement s’il n’é- 
tait point un de ces vastes réservoirs que, depuis l’antiquité, on as- 
signait pour origine au grand fleuve égyptien. Speke, dont l’imagi- 
nation trop vive devangait quelquefois les faits, n’hésitait pas a le 
soutenir, non-seulement sans preuves valables, mais par des argu- 
ments inadmissibles. Aussi, bien que les événements dussent plus 
tard Jui donner raison, rencontra-t-il chez Burton une incrédulité 
qui se manifesta d’une facon assez vive pour brouiller les deux amis. 
Burton cependant n’était pas loin de partager l’opinion de Speke; 
mais, avant de l'admettre, il voulait avec raison qu’elle fat mieux 
démontrée. lls partirent de Kazeh le 26 septembre 1858, et altei- 
gnirent la cdte le 3 février 1869, aprés beaucoup de fatigues et de 
souffrances, mais sans aucun incident digne d’étre noté. Speke re- 
venait avec la résolution fermement arrétée de retourner au Victoria- 
Nyanza, pour en achever |l’exploration, et nous verrons qu’il se tint 
en effet parole. 

Ce premier vovage, tout incomplet qu'il fut 4 beaucoup d’égards, 
2omblait cependant une immense lacune sur la céte de l'Afrique équa- 
oriale. Il ouvrait surtout les perspectives les plus larges et les plus 
nattendues sur cette région. I! suffit de rapprocher ses résultats de 
‘eux obtenus par les missionnaires de Mombaz pour comprendre quel 
‘aS Immense on venait de faire. 

La découverte des pics neigeux du Kénia et du Kilimandjaro dans 
n point de la chaine cétiére trés-voisin de l’équateur, avail vivement 
‘appé l’attention, non-seulement parce qu'elle confirmait les dires 
e la tradition et ceux des Arabes, mais parce qu’elle semblait an- 
oncer Il’existence, dans cette région, de massifs montagneux d'une 
-ande altitude. Des pics d’une pareille élévation sont en effet rare- 
ent isolés; ils se rattachent presque loujours 4 un ensemble orogra- 
lique important. On avait aussitOt émis cette hypothése, qu’en ce 
int de l'Afrique équatoriale se trouvait Ja ligne de partage des caux 
1 arrosent l’intérieur du continent. Or cette hypothése, la pointe 
ussée par Speke au-dessus de Kazeh semblait la confirmer d'une fa- 
1 éclatante. La découverte du massif sur la pente septentrionale du- 


S54 DAVID LIVINGSTONE, 


quel est situé le Victoria-Nyanza; celle, 4 l’ouest de ce lac, de mon- 
tagnes trés-élevées; les renseignements recueillis par les deux voya- 
geurs, tout indiquait de la facon la plus manifeste qu’au sud et trés- 
prés de }’équateur, il existe une sérié de hauteurs qui partent, comme 
d'une base, de cette partie de la chaine cétiére ot: l'on rencontre le 
Kénia et le Kilimandjaro. Ces hauteurs, qui semblent former non 
pas une ligne ininterrompue, mais une suite de plateaux surmontes 
de loin en loin par des pics trés-élevés, se dirigent de I’est 4 l’ouest, 
Jusqu’a une distance encore indéterminée, et forment dans intérieur 
du continent un systéme orographique d’une importance considé- 
rable. 

Enfin, a ce premier résultat s’ajoutait la découverte de deux grands 
lacs : Pun, le Victoria-Nyanza, situé au nord de cette chaine, et a- 
sez prés du Nil pour qu’on put se demander s'il n'était pas une de 
ses sources ; l’autre, le Tanganyika, placé au sud et plus a l’ouest. 
Ils n’avaient été, il est vrai, que trés-imparfaitement explorés. 0a 
ne savait presque rien de leurs affluents ; on ignorait dans quel sens 
se déversaient leurs eaux. On pouvait méme se demander s'ils ne 
constituaient pas de vastes mers intérieures, et cette opinion était 
celle que Burton rapportait de l'un d’eux, le Tanganyika. Il pensait 
que ce lac, situé sur le passage de vents venus de régions arides qui 
les ont desséchés, ubandonne a l’atmosphére, par l’évaporation, une 
quantilé d’eau égale & celle quiisggoit de ses affluents ; il ne croyalt 
pas que ces derniers fussent assez nom@reux et assez considérables 
pour en altérer la profondeur ou la forr@@pp2r leurs dépdls sédr 
mentaires. Mais, bien que de nombreuses qu ions restassent 4 re 
soudre, le premier pas était fait, et 1a d’ailleurwe devaient pas 
borner les découvertes. 


a Sos eee 






ag22F Fes 


— ma 


IV 










S'il n’était pas démontré que le Victoria-Nyanza fut une a 
ces du Nil, plusieurs faits, en dehors de ceux que nous ake, = 
mentionnés, se réunissaient cependant pour rendre cette op SS beet 2 
sez probable. Tout en prétendant que le lac s’étendait jusqu’s ain 
du monde, les habitants du pays parlaient d’une riviére qui 
de son extrémité septentrionale et se dirigeait vers le nord 
rapprochement des distances et des positions il ressortait que 
riviére pouvait fort bien étre le Nil-Blanc. On avait également 
a M. Krapf, ’'un des missionnaires de Mombaz, d’un grand lac a 
4 Youest du mont Kénia, et dont les eaux s’écoulaient en partie d 








DAVID LIVINGSTONE. 855 


la direction du nord, par une riviére appelée Toumbiri. Ce rensei- 
gnement offrait d’autant plus d’intérét, que les Baris, peuplade si- 
tuée au-dessus de Gondokoro, donnaient le nom de Toubirih a la téte 
du fleuve Blanc, et prétendaient que ses sources se trouvent a un 
mois de marche vers le sud-est, dans une région ot il se divise en 
quatre bras. Ces dires, qui établissaient tous une liaison intime en- 
tre la partie supérieure du Nil-Blanc et ie Victoria-Nyanza, étaient 
assez concordants pour motiver une expédition sérieuse. Aussi, lors- 
que Speke, 4 son arrivée en Angleterre, soumit le plan de son nou- 
veau voyage 4 la Société de géographie et au gouvernement, s’em- 
pressa-t-on de lui accorder de larges subsides. 

Dés le mois d’aott 1860, i] était de retour & Zanzibar, et le 1°" oc- 
tobre il reprenait, a la téte d’une nombreuse escorte, le chemin qu’il 
avait suivi précédemment avec Burton. Mais ce compagnon de son 
premier voyage, avec lequel il était définitivement brouillé, était 
remplacé par le capitaine Grant. 

Speke se proposait de gagner Kazeh par la route habituelle des 
caravanes, de remonter ensuite vers le nord jusqu’au Victoria-Nyanza, 
d’explorer ce lac, et quand il aurait atteint la riviére par laquelle se 
déversent ses eaux, de descendre le cours de cette dernicre, afin de 
s’assurer si véritablement elle n’était autre que le fleuve Blanc. Un 
trafiquant anglais auquel la publication d’un volume sur ses courses 
dans la haute région du Nil avait valu une certaine réputation et le 
titre de consul, M. Petherick, devait en méme temps remonter le 
fleave de Khartoum 4 Gondokoro, avec un navire bien approvisionné. 
I] était chargé d’attendre les deux voyageurs dans cetle derniére 
ville, et de leur fournir les secours qui, sans aucun doute, leur se- 
raient nécessaires aprés un si long voyage. 

En suivant une route tracée, et qui lui était déja connue, Speke 
avait cru faire acte de prudence. Cependant il eut bientdt 4 se repen- 
tir de ne s'étre pas épargné ce long détour en partant d’un point de 

. la céte plus rapproché de l’équateur. Une sécheresse inaccoutumée 
‘gui engendra la famine, et les guerres des Aaabes avec les peupla- 
une de ces contrées, lui suscitérent de tels obstacles, qu'il mit une 
née enticre 4 traverser ces régions déja connues. Enfin, au mois 
Je tobre 1861, il atteignait de nouveau les bords du lac et com- 
fe ; a cait exploration de sa céte occidentale. 
3 si n séjour de prés d’une année, en partie volontaire, en partie forcé, 
a 4 (,cette cote, lui permit de recueillir des observations et des ren- 
ae ne Rements nombreux tant sur le lac lui-méme que sur la région 
“4 a zonnante. Toute cette contrée forme un plateau élevé dont le Vic- 
lem seN yanza occupe la partie la plus basse et rassemble les eaux. En- 


ac : 
oe dé & l’est et 4 l’ouest, entre des massifs montagneux d’une éléva- 
n 


856 DAVID LIVINGSTONE. 


tion considérable, déja signalés plus haut, ce plateau représente une 
sorte de dépression qui rend facile le passage d’un versant 4 l'autre 
de la chaine. Mais son altitude reste cependant assez grande pour 
influer d’une facon notable sur la température. Cette partic centrale 
de l’Afrique, qu’on a crue longtemps inhabitable en raison dessa situa- 
tion sous l’équateur, jouit en réalité d'un des climats les plus tem- 
pérés et les plus salubres du globe. D’une série d’observations faites 
par les deux voyageurs, il résulte que, de décembre 41861 en avril 
1862, pendant les cinq mois les plus chauds de l’année, la tempé- 
rature oscilla entre 25 et 29 degrés centigrades. Méme pendant les 
heures les plus froides de la nuit, elle se maintint toujours entre 
14 et 18 degrés. Un pareil climat conviendrait parfaitement aux con- 
stitulions européennes; il leur serait méme plus propice que celui 
de nos zones tempérées, si la continuité presque incessante des 
pluies n'y mélait un élément défavorable. Tandis qu’aux environs 
des tropiques, la division de l'année en saison séche et saison hu- 
mide est neltement tranchée, rien de pareil ne s’observe sous I'é- 
quateur. La, ce sont les pluies qui dominent, et a ce point, quele 
relevé des observations donne pour une année deux cent quarante 
jours, ou huit mois entiers de pluies plus ou moins constantes. I 
n’y a pas, 4 vrai dire, de mois sans pluies, mais il en est de plus 
particuliérement humides : ce sont avril et mai, octobre et novem- 
bre, c’est-a-dire les deux époques de l’année ot le soleil darde per- 
pendiculairement ses rayons sur les contrées voisines de la ligne 
des équinoxes. Intéressantes par elles-mémes et pour la détermina- 
tion du climat, ces observations |’étaient encore au point de vue des 
inondations du Nil. Bien qu’elles fussent évidemment produites par 
le gonflement des sources, ces inondations étaient restées jusqu 2 
lors inexpliquées. On ne savait du moins a quelle cause précise altn- 
buer leur production réguliére et leur apparition pour ainsi direa 
jour fixe. Aujourd’hui, grace aux observations de Speke et de Grant, 
et 4 celles recueillies dans les contrées parcourues par les autres a 
fluents du Nil égyptien, notamment par le Nil-Bleu et ]’Atbara, on 
sait que ces deux phénoménes sont dus a la régularité des conditions 
climatériques querégissent les contrées d’oi descendent ces affluents. 
On peut, d’une fagon sinon compléte encore, du moins trés-salls- 
faisante, en expliquer la cause et la durée. 

Malgré les inconvénients inévitables d’un climat aussi pluvieus, 
cette contrée équatoriale est d’une admirable fertilité. Les peuples 
qui I’habitent appartiennent en majeure partie 4 la méme race que 
les peuplades des contrées australes. Mais conquis autrefois par de 
tribus Gallas, de race sémitique, avec lesquelles ils se sont insens- 
blement fondus, ils sont beaucoup plus intelligents. On en comple 





DAVID LIVINGSTONE, 837 


trois sur la cote occidentale du lac : les Karagoué, qui ont donné leur 
nom au massif montagneux dont ils occupent les pentes occidenta- 
les; les Ouganda, qui sont situés plus au nord; et enfin, au-dessus 
de ceux-ci, dans la méme direction, les Ounyoro. Les deux premiers 
sont, parait-il, les plus intelligents ; Speke et Grant furent frappés 
de la vivacité de leur esprit et du développement de leurs facultés 
naturelles. 

Le niveau du lac, d’aprés les observations de Speke, qui rectifia 
celles trop hativement faites dans son premier voyage, se trouve a 
4,082 métres au-dessus du niveau de la mer. Ses dimensions sont 
considérables. Du cété occidental, l’extrémité méridionale se trouve 
par 2 degrés et demi de latitude sud, et le bord septentrional 4 un 
tiers de degré au nord de l’équateur, ce qui lui donne une longueur 
de prés de 35 degrés ou de soixante-quinze licues. Ses eaux, comme 
celles du Tanganyka, sont douces et poissonneuses; mais la profon- 
deur n’en est pas trés-grande. De l’examen des rives il semble res- 
sortir qu’il recouvrait autrefois les terrains plats qui l’entourent, et 
que son étendue devait étre plus considérable. Cette remarque a été 
faite également sur le lac Tchad, dans le Soudan oriental, et cette di- 
minution progressive est, du reste, un trait commun 4 plusieurs 
nappes d’eau de l'intérieur du continent; elles semblent se dessé- 
cher graduellement. Le Victoria-Nyanza est le réservoir principal de 
la région environnante, et par son bord occidental il recoit de nom- 
breux affluents dont l’un est une riviére importante. II est probable 
qu'il en est de méme a l’est; la masse des eaux qui lui arrive de ce 
dernier cété devrait étre méme plus considérable, car il sert vrai- 
semblablement de réservoir aux riviéres ou aux lacs situés dans la 
région assez étendue qui le sépare du Kénia. Ce qui tendrait encore 
a l’établir, ce sont les dires des naturels, qui lui assignent, de l’ouest 
a Vest, une étendue au moins égale 4 celle qu’il offre du sud au 
nord. Cependant ils signalent dans la région orientale l’existence d’un 
aulre lac, appelé le Baringo. Speke le regarde comme un appendice 
du Victoria-Nyanza; il le suppose tout au moins en communication 
directe avec ce dernier. Mais 1] est possible qu'il en soit distinct, et 
des renseignements postérieurs, nous le verrons, tendent a I’établir. 
Il recevrail alors une partie des eaux qui descendent du Kénia, ce qui 
diminueraitl’importance du premier lac. En outre, les naturels par- 
lérent a Speke d’une autre nappe d’eau située du cété opposé du Vic- 
toria-Nyanza, 4 huit ou dix journées de marche vers le nord-ouest. 
Nous reparlerons bientét de ce lac, appelé le M’voutan-Nzighé, et 
dont Jes deux voyageurs étaient loin alors de soupgonner l’impor- 
tance. 

S‘ils ne purent explorer le cdté oriental du Victoria-Nyanza, ni 

40 Seprempre 1872, ay) 





858 DAVID LIVINGSTONE. 


méme s’écarter beaucoup de son bord oecidental, Speke et Grant 
réussirent du moins, grace au chef d’Ouganda, qui s’était pris pour 
eux d’une belle amitié, 4 gagner la contrée par laquelle s’écoulent 
les eaux du lac. Ces affluents sont assez nombreux, ce qui concorde 
bien avec la tradition rapportée par Ptolémée. Aprés avoir formé un 
delta trés-étendu, ils se réunissent, 4 une distance assez considéra- 
ble du lac, en une seule riviére qui se dirige perpendiculairement 
vers lenord. La réunion de ces diverses branches s epére successive- 
ment, et quelques-unes d’entre elles sont fort volumineuses. La plus 
considérable mesure prés de 150 métres, ce qui est deux fois la lar- 
geur de la Seine, et Speke, par un sentiment de courtoisie envers la 
France, la nomma riviére Napoléon. 

Son dessein, nous l’avons dit, était de deseendre cette riviére, afin 
de s’assurer qu'elle était bien la téle, ou tout au moins l'un des af- 
fluents du Nil-Blanc. Il la edtoya en effet jusqu’a 2°17’ de latitude 
nord. Elle avait pendant tout ce trajet, et depuis sa sortie du lac, 
coulé presque directement du sud au nord ; mais arrivée en ce point, 
et aprés avoir franchi les cataractes de Karouma, elle s’infléchit tout 
a coup vers |’ouest. D’aprés les indigénes, elle faisait ce coude pour 
atteindre le M’voutan-Nzighé, et elle ressortait bienlét du lac pour 
reprendre ensuite sa premicre direction. I] n’était pas douteurx, s’ils 
disaient vrai, que ce dernier effluent ne fat le Nil-Blanc lui-méme, 
qui devait se trouver, d aprés leur estime, 4 peu prés sous le méme 
méridien que le M’voulan-Nzighé. Le fait valait la peine d’étre vér- 
fig; mais les troubles qui agitaient alors le pays empéchérent les 
deux voyageurs d’accompagner le fleuve dans sa course vers J ouest, 
etils durent se contenter de suivre la corde de l’arc qu'il était pré- 
sumé décrire. Aprés une marche d’environ 100 milles, ils atteigni- 
rent, entre le 3° et le 4° degré de latitude nord, une riviére plus con- 
sidérable encore que celle qu’ils avaient quitlée 4 Karouma, et qui, 
d’aprés le dire unanime des indigénes, était le méme cours d'eau. 
Or cette riviére, c’était le Nil-Blanc. Ils en acquirent bientot la cerli- 
tude, en arrivant par 5°40’ de latitude en face d’un établissement 
européen, celui de M. Andrea de Bono, Maltais trafiquant d'ivoire, 
qui leur fit le meilleur accueil. Quelques jours de marche les sépa- 
Faient seulement de Gondokoro, et le but qu’ils poursuivaient était 
dés lors alteint. Ils avaient traversé du sud au nord la région équa- 
toriale ou le Nil prend sa source; ils avaient, croyaient-ils, découvert 
l’origine du fleuve, et suivi assez fidélement son cours pour le tra- 
cer d’une facgon approximative. Ils n’avaient cependant, nous le 
verrons bienlot, reconnn qu’une partic de la vérité. 

Quelques jours aprés ils arrivaient 4 Gondokoro, et ils y rencon- 
traient, non pas M. Petherick — il ne se trouvait pas encore au remi- 


DAVID LIVINGSTONE. 859 


dez-vous, bien qu’ils fussent de dix-huif mois en retard — mais un 
autre de leurs compatriotes, M. Samuel Baker. 

M. Baker, ingénieur instruit, et doué de toutes les aptitudes né- 
cessaires pour voyager dans ces contrées, avait longtemps habité 
Ceylan, et ils’y était préparé a la vie de pionnier par des chasses qui 
étaient de véritables expéditions. Aprés avoir remonté le cours de 
Y’Atbara, affluent oriental du fleuve Blanc, et parcouru pendant plu- 
sieurs mois les contrées environnantes, il s’était porté au-devant de 
Speke et de Grant, dont on était. alors sans nouvelles. Son intention 
était de les ravitailler, s’1l les rencontrait 4 Gondokoro, et il s’était 
muni en conséquence. Il se proposait aussi de remonter le cours du 
Nil-Blanc jusqu’a sa source, et de gagner par cette vote les contrées 
que ses deux compatriotes avaient abordées par la céte orientale de 
P Afrique. Aussi la joie qu’il éprouva de les rencontrer si 4 point fut- 
elle mélée d’un léger désappointement. Prévenu par eux, il craignit 
un instant d’étre obligé de revenir sur ses pas. Mais il se consola 
bientét en apprenant qu'ils avaient quitté aux cataractes de Karouma, 
au moment ou elle s’intléchit vers louest, la riviére qui sort du Vic- 
toria-Nyanza, et ne l’avaient rejointe qu’entre le 3° et le 4° degré de 
latitude nord, alors qu’ayant depuis longtemps quilté le lac M'vou- 
tan-Nzighé, elle coule de nouveau, et sous le nom de Nil-Blanc, dans 
la direction du nord. 

Il restait & s’assurer que l'effluent du Victoria-Nyanza et le fleuve 
. Blanc sont bien un seul et méme cours d’eau, a reconnaitre les méan- 
dres qu’il décrilaprés s’étre infléchi vers l’ouest, enfin 4 explorer le 
lac M’voutan-Nzighé, sur lequel Speke et Grant ne rapportaient que 
de tvés-vagues.renseignéements. La tache était assez belle pour tenter 
ambition la plus difficile. M. Baker résolut de poursuivre son voyage, 
et, s’il était possible, de combler ces lacunes. 

Cependant M. Petherick étail arrivé sur ces entrefaites. Il avait, 
parait-il, éprouvé toutes sortes de désastres dans le trajet de Khar- 
toum a Gondokoro. Les indigénes avaient assailli son batiment, pillé 
ou détruit ses provisions, et il avait lui-méme couru les plus grands 
dangers. Aussi arrivait-il non-seulement sans ressources, mais dans 
le déndment le plus extreme. Heureusement M. Baker était 1a. Hl 
fournit aux trois voyageurs tout ce dont ils avaient besoin, et, grace 
-& son aide, ils purent gagner Khartoum et se rendre en Europe par 
la voie du Caire. 

Speke ct Grant furent accueillis en Angleterre avec un enthou- 
siasme qui, en quelques jours, rendit leurs noms célebres. Ils annon- 
caient qu’ils avaient découvert les sources du Nil, et tout le monde 
le répétait aprés eux. Sir Roderick J. Murchison, le savant président 
de la Société de géographie de Londres, l’affirmait lui-méme. II se 








soo (DAVID LIVINGSTONE. 


{rompait cependant, ou du moins, daus le premier élan de sa joie, 
il ne soumeltait pas la découverte des deux explorateurs 4 une criti- 
que assez rigoureuse. 3 

Les fleuves de quelque importance, ceux surtout qui, comme le 
Nil, comptent parmi les principauxdu globe, sont formés d’une mul- 
titude de torrents qui descendent du flanc neigeux des montagnes, 
et dont la réunion forme la téte du fleuve, sa branche principale. Ce 
n’est qu’aprés avoir reconnu tous ces torrents qu'on peut prétendre 
avoir atteint l’origine, et ce que Speke pouvait dire tout au plus, 
c'est qu'il avait découvert, non pas les sources mémes du Nil, mais 
le réservoir ot se rassemblent leurs eaux. Encore cette affirmation, 
méme ainsi restreinte, eut-elle été trés-hasardée. Le corps du fleuve 
est toujours formé, a sa parlie supérieure, par Ja réunion d’un cer- 
tain nombre de branches ; ce n'est qu’aprés les avoir explorées toutes, 
qu’on peut décider quelle est celle qui, par son importance, mé- 
rile de porter le nom du fleuve, d’en étre regardée comme la vérite- 
ble origine. Or Speke et Grant ignoraient si, dans la partie du Nil 
qu’ils avaient laissée de cété, d’autres branches, d'autres lacs égaux 
ou supérieurs en importance au Victoria-Nyanza ne venaient pas 
apporter au fleuve Je tribut de leurs eaux. S’ils voulaient rester dans 
la vérité, ils devaient donc simplement déclarer qu’ils avaient dé- 
couvert un des réservoirs qui concourent 4 la formation de la téte 
du Nil. 

Ces observations, qui raménent le probléme & ses véritables ter- 
mes, ne portent nullement atteinte a la gloire de Speke et de Grant. 
Leur découverte n’en reste pas moins une des plus remarquables qui 
aient été effectuées dans ces régions. Baker, en comblant les la- 
cunes qu'elle présentait, l’a sans doute un peu diminuée, mais il en 
a fixé aussi la valeur réelle, qui demeure considérable. 


V 


Avant de suivre Baker, toutefois, il est nécessaire de dire quel- 
ques mots des tentatives effectuées précédemment par la voie du 
nord. Depuis que I’cxpédition de Méhémet-Ali avait ouvert au com- 
merce les hauts pays du Nil, de nombreux voyages de reconnais- 
sance avaient été effectués dans ces contrées. Les uns avaient ea 
pour but l’étude, entre Khartoum et Gondokoro, du fleuve Blanc et 
de ses affluents, ct comme ils ne rentrent pas dans notre cadre, nous 
ne nous y arrcterons pas, malgré lintérét de certaines de ces explo- 
rations. Dans les autres, on se proposait bien de remonter jusqua 





DAVID LIVINGSTONE, 861 


la source la partie encore inconnue du fleuve; mais, pour une cause 
ou pour une autre, aucune de ces tentatives n’avait abouti. On n’avait 
méme pas dépassé la limite ou s’était arrétée Vexpédition égyptienne. 
Deux Francais, notamment, ont échoué, qui, l'un et lautre, sem- 
blaient cependant avoir toutes chances de réussir. Le premicr, M. Le- 
jean, fut entravé en 1861 par la maladie, et aussi par des difficultés 
matérielles. Le second, le docteur Peney, succomba au moment ot il 
allait franchir les obstacles qui avaient arrété ses prédécesseurs. Chef 
du service médical de Khartoum depuis seize ans, M. Peney avait concu 
le projet de son expédition en apprenant la découverte du lac Tanga- 
nyika par Burton et Speke. Il partit de Khartoum, au mois de no- 
vembre 1860, avec M. Andrea de Bono, ce trafiquant d'ivoire dont 
nous avons précédemment parlé. Arrivé le 29 décembre 4 Gondokoro, 
et obligé d’y attendre la saison des grandes pluies, il utilisa son sé- 
jour en recueillant de nombreuses observations thermométriques et 
climatologiques; il fit en outre plusieurs excursions dans les contrées 
environnantes. Enfin, du 18 février au 8 mars 18614, il remonta le 
fleuve Blanc au-dessus de Gondokoro, afin de reconnaitre les rapides 
qui sur ce point interrompent la navigation, et de se rendre compte 
des obstacles qu’il aurait 4 vaincre. Convaincu que ces rapides pou- 
vaient étre facilement franchis au moment des grandes eaux, il pré- 
parait son départ pour cette époque, lorsqu’il fut brusquement en- 
levé par des fiévres contractées sous ce pernicieux climat. Cette cata- 
strophe était d’autant plus déplorable que, par ses qualilés personnel- 
les et grace 4 son long séjour dans ces contrées, il étail plus que 
personne capable de remplir la tache qu’il s’était imposéc. Il est trés- 
probable que sila mort ne l’edt arrété, il eit précédé Speke et Grant 
dans la région équatoriale. Il edt certainement alteint le lac M'vou- 
tan-Nzighé avant M. Baker. Mais l'honneur de découvrir ce second 
réservoir des sources du Nil était réservé a ce dernier. 

C’était le 23 février 1863 que Speke et Grant l’avaient rejoint a 
Gondokoro. Lorsqu’il voulut se mettre en route, il eut de nombreux 
obstacles 4 surmonter. Une premiére fois, l’insubordination de son 
escorte le contraignit &revenir sur ses pas, et il n’est pas de difficul- 
tés que ne lui aient suscitées les marchands d’esclaves. Enfin, grace 
au sang-froid de sa femme, quil’accompagnait dans cette dangereuse 
expédition, il en sorlit & son honneur, et, n’ayant pu décider ses 
hommes 4 le suivre dans la direction du sud, en désespoir de cause, 
il se dirigea vers l’est et remonta la vallée d’un affluent du Nil-Blanc, 
le Sobat. Mais il partait avec l’intention bien arrétée de tourner vers 
le sud lorsqu’il serait parvenu & une certaine distance de Gondokoro. 
Les choses se passérent en effet comme il ]’avait prémédité. De La- 
touka, ou il arrivait aprés sept jours de marche, il fit un coude vers 


862 DAVID LIVINGSTONE. 


le sud, traversa le pays d’Obo, et aprés un voyage marqué par des 
souffrances et des épreuves de toute nature, il alteignit enfin les ca- 
taractes de Karouma, c’est-a-dire le point ot l’affluent du Victoria- 
Nyanza oblique vers l’ouest pour gagner le M’voutan-Nzighé. Quel- 
ques jours aprés, il entrait 4 M’rouli. Celte ville est la capitale de l’Ou- 
nyoro, royaume situé au nord du Victoria-Nyanza, et déja traversé 
par Speke et Grant. 

Kamrasi, le chef du royaume, retarda longtemps, par ses exigen- 
ces et ses fourberies, le départ de M. Baker pour le M’voutan-Nzighé. 
Il prétendait que le lac se trouvait 4 six mois de marche de M’rouli; 
il soulevait des difficultés sans nombre. Mais ayant fini par appren- 
dre que quinze jours suffisaient pour franchir la distance, M. Baker 
insista si énergiquement, que Kamrasi accorda non-seulement son 
autorisalion, mais une escorte. 

En partant de M’rouli, M. Baker descendit d’abord vers le sud- 
ouest, afin d’éviter une suilfe de marécages infranchissables. Puis, 
cet obstacle dépassé, ilse dirigea vers l’ouest, parallélement au cours 
présumé que suit leffluent du Victoria-Nyanza aprés qu’il a franchi 
les cataractes de Karouma. Le pays s’inclinait visiblement dans le 
sens de Ja route ; mais une rangée de montagnes fort élevées sc dres- 
sait 4 l’horizon, ct M. Baker craignait d’avoir 4 les franchir avant 
d’atleindre le M’voutan-Nzighé. Ses craintes, hcureusement, ne se 
réalisérent pas. Le 14 mars 1864, aprés dix-huit jours de marche re- 
présentant environ 220 kilométres, ct au moment ow il atteignait le 
sommet d’une éminence, il apercut 4 ses pieds les eaux d’un lac 
dont la vaste nappe se déroulait a perte de vue. Le M'’voutan-Nzighé 
était situé au pied méme des montagnes, au fond d'une vaste ef 
profonde dépression dont les parois étaient taillées presque 4a pic. 
Pour alteindre ses bords, il dut descendre, par une passe des plus 
difficiles, des rochers d’une hauteur de 448 métres. De leur sommet, 
qui domine le lac, on n’apercevait aucune terre au sud et au sud- 
ouest. Mais 4 l’ouest et au nord-ouest se dressaient des montagnes 
d'une altitude de plus de 7,000 pieds au-dessus du niveau du lac, et 
dont la base tantét émerge des eaux méme, tantét en est séparée 
par un terrain ondulé d’une largeur de 5 4 6 milles. 

Le M’voutan-Nzighé, que M. Baker a nommé |’Albert-Nyanza, en 
mémoire du prince-époux, qui venait de mourir, a dans son ensem- 
ble, dessiné en traits puissamment accusés, et d'un grand aspect, la 
forme d’un immense fer 4 cheval dont la convexité est tournée vers 
Jest. M. Baker venait de l’aborder par sa branche septentrionale. 
Quant & celle quise dirige vers le sud-ouest, el qui est, parait-il, de 
beaucoup la plus considérable, elle est encore inexplorée. On ignore 
jusqu’ou elle s’étend et d’oW proviennent les eaux qui l’alimentent. 





DAVID LIVINGSTONE. 865 


Limité a l’ouest par les hautes montagnes dont nous venons de par- 
ler, le lac Vest au sud par le massif du Karagouah, qui le s¢pare 
du Victoria-Nyanza. Sa Jongueur, mesurée du nord au sud, et sans 
tenir compte, bien entendu, de la branche inconnue du sud-ouest 
et de sa pointe septentrionale, dont les bornes sont également 
ignorées, mesure environ 260 milles géographiques. Son élévation 
au-dessus du niveau de la mer est de 829 métres, beaucoup moindre, 
par conséquent, que celle du Victoria-Nyanza. Nous avons dit, en ef- 
fet, qu’a partir de la région de ce dernier lac, la route s’abaissait visi- 
blement, ef nous verrons bientét qu’avant d’atteindre )Albert- 
Nyanza, !’effluent du Victoria franchit plusieurs cataractes. Le lac 
est situé sous le méme méridien que le Tanganyika, el immeédiate- 
ment au-dessus; mais, d’aprés les obscrvations de Burton, aujour- 
@’hui contirmées, a un niveau beaucoup trop élevé pour recevoir 
ses eaux. Il parait d’ailleurs en étre séparé par la chaine montagneuse 
qui, en ce point de l’équateur, forme la ligne de partage des caux. 
li semble du moins que |’Albert-Nyanza est situé sur la pente sep- 
tentrionale de cette chaine ef le Tanganyika, sur le versant méridio- 
nal. Il ne sera possible toutefois de l'affirmer que lorsqu’on aura 
reconnu les limites-de la pointe que le premier forme vers le sud- 
ouest. 

L’endroit o& M. Baker avait atteint l’Albert-Nyanza s’appelle Va- 
covia, et est situé par 1°44’ de latitude nord. Pendant treize jours il 
longea lentement la céte, en se portant vers le nord. Aprés avoir 
parcouru une distance qui ne dépassait guére un degré de latitude, 
il atteignit avec son canot un lieu appelé Magungo, et situé par 2° 16’ 
de latitude nord. En ce point s’effectue la jonction de l’efiluent du 
Victoria avec le lac, qui s'incline alors vers l’ouest, et dont la lar- 
seur n'est plus que de 15 4 16 milles. Les indigénes toutefois ne pu- 
rent donner aucun renseignement sur son élendue dans cette direc- 
tion; mais ils affirmaient tous qu’d une vingtaine de milles plus 
loin, et toujours dans la direction du nord-ouest, il sort du lac une 
riviére qu’on apercevait, du reste, de Magungo, et dont le cours était 
marqué 4 perte de vue par une ligne verle d’énormes roseaux. Cette 
riviére, d’'aprés eux, nest autre que la téte du Nil-Blanc. Ceut été 
Ja un point essentiel 4 vérifier. Mais les hommes de Kamrasi refu- 
saient d’accompagner M. Baker dans celte contrée. Il n’était pas 
moins important d’ailleurs de constater que la riviére qui débouche 
4 Magungo est bien celle qui franchit les cataractes de Karouma, et 
M. Baker, renoncant a savancer plus loin, remonta cette riviére dans 
son canot. A une dizaine de milles, clle se rétrécit sensiblement, et, 
bien que toujours trés-profonde, ne posséde plus qu’un courant & 
peine sensible. Plus haut, elle forme une magnifique cascade qui 


864 DAVID LIVINGSTONE. 


tombe 4 pic d'une hauteur de 120 pieds, aprés avoir traversé une 
gorge ol: scs eaux, brusquement resserrées, prennent une rapidité 
effrayante. Réduit 4 tourner cet obstacle, M. Baker continua sa route 
par terre. Bien qu’il fit épuisé par la fatigue et la fiévre, il réussit 
cependant 4 atteindre Karouma, et 4 constater par 14 que la riviére 
qui se déverse 4 Magungo est bien celle qui sort du Victoria-Nyanza. 
Peu de temps apreés, il était de retour 4 M’rouli, et il en partait par 
la méme route que Speke pour se rendre 4 Gondokoro. Il y arriva en 
décembre 1864. 

Son expédilion, comme au reste celles de tous les voyageurs qui 
se sont enfoncés dans l’intérieur de l’Afrique, n’avait pas donné tous 
les résultats attendus. Cependant elle avait été particuliérement fa- 
vorisée, car sur trois des buts qu’il poursuivait, il en avait atteint 
deux, et, par l’importance des découvertes, son voyage pouvait sou- 
tenir la comparaison avec ceux de Burton, Speke et Grant. Il com- 
plétait surtout de la fagon la plus heureuse !’exploration commencée 
par les deux derniers. 

M. Baker avait démontré que les eaux du Victoria-Nyanza se rendent 
dans le M’voutan-Nzighé. Il avait découvert ce dernier lac, et bien 
qu’il n’en ett exploré qu'une trés-minime partie, il en avait assez vu 
pour affirmer qu’il dépasse en importance le Victoria, et que, dans 
l’état actuel de nos connaissances, il doit étre regardé comme le ré- 
servoir principal des sources du Nil. Le Jac de Speke, bien que plus 
lointain, ne serait en réalité qu’un de ses affluents, et se trouverait 
par 14 rejeté dés aujourd'hui au second rang. M. Baker n‘a pu, il est 
vrai, démontrer que la riviére qui sort de l’Albert-Nyanza est bien le 
Nil-Blanc. Mais tant de raisons se réunissent pour rendre la chose, 
sinon certaine, du moins extrémement probable, qu’il est beaucoup 
moins a regretter qu’il n’ait pas élucidé cette derniére des trois ques- 
tions que Speke lui avait laissées 4 résoudre. 

Par son voyage se termine la série des grandes découvertes faites 
dans cette région de la zone équatoriale. On a toutefois recueilli de- 
puis lors certains renseignements qui ne sont pas sans intérét. Un 
Italien nommé Piazza, aprés avoir longtemps parcouru la haute ré- 
gion du Nil, d’abord avec des chasseurs d’esclaves, puis au service du 
marquis Antinori, un explorateur bien connu, a pénétré fort avant 
dans le sud, pendant une quatriéme expédition entreprise pour son 
propre compte. Il est allé jusque chez les Niam-Niam, la derniére 
peuplade du haut Nil dont le nom soit connu, et pendant deux ans 
il a séjourné dans une de leurs tribus. I] prétend, mais sans pouvoir 
donner aucune indication positive, qu'un lac de dimensions énormes 
existe dans leur pays, au sud-ouest de l’Albert-Nyanza, et que versle 
sud-sud-ouest, une chaine de hautes montagnes entoure le bassin de 








DAVID LIVINGSTONE. 865 


cette nappe d'eau, dont l’écoulement se ferait par une grande riviére, 
le Béri. S’agit-il vraiment d’un nouveau lac, et M. Petermanna-t-il eu 
raison, dans sa derniére carte de ces régions, de Vindiquer comme 
un réservoir indépendant? ou bien faut-il admettre, avec sir Roderick 
I. Murchison et M. Vivien de Saint-Martin, que ce prétendu lac, trés- 
vraisemblablement, n'est autre chose qucela pointe sud-ouest, encore 
inconnue, de 1’ Albert-Nyanza? Une exploration plus compléte pourra 
seule nous |’apprendre ; maisces renseignementsn’en sont pas moins 
dignes d’attention. Toutefois, nous devons dire que, depuis lors, un 
voyageur allemand, M. Schweinfutrh, a pénétré dans la méme con- 
trée jusqu’a quelques milles au dela du 3° degré de lat. N., et que 
pendant ce voyage de plus de cing mois, il n’a rien vu ni rien appris 
qui confirme l’existence de ce lac équatorial. Ea revanche, il a dé- 
vert la source du Bahr-el-Gazal et une riviére qui coule vers l’ouest, 
dans une direction et vers une destinalion encore inconnues. Cette 
rivicre parait sortir des Montagnes Bleues, qui deviendraient dans 
ce cas la limite occidentale du bassin du Nil. Nous verrons plus 
tard qu'elle joue un certain réle dans les discussions soulevées par 
les derniéres découvertes de Livingstone. 

Enfin, avant d’abandonner ces contrées, nous devons une mention 
4 la tentative d’un courageux Breton, le lieutenant Le Saint, qui se 
proposait de gagner la région des lacs par le fleuve Blanc, et qui 
malheureusement succomba dés le début de son voyage, le 27 janvier 
1868, 4 trente-trois journées de marches de Khartoum, victime des 
meurtriéres influences de ce redoutable climat. Nous devons aussi 
donner une idée sommaire du second voyage que M. Baker exécute 
actuellement dans la méme direction. Bien que cette expédition, or- 
ganisée sur la plus large échelle, et avec le concours du vice-roi 
d’Egypte, ne paraisse pas devoir donner tous les résultats qu'on en 
espérait, cependant elle sera probablement marquée par des décou- 
vertes intéressantes. Ce n’est pas d’ailleurs 4 ce point de vue seule- 
ment qu'elle est digne d'intérét et de sympathie. 

Ernest Fauiesn. 
La suite prochainement. 


DOUCE-AMERE’ 


XII 


BREDOUILLE. 


Etant donnés dix Frangais auxquels une lettre semblable serait 
adressée, on peut, sans exagération, évaluer 4 dix lenombre de ceux 
qui ne se soumeitront pas 4 la recommandation quelle conlient. 
Cette proportion est susceptible de variation, suivant le degré d'a- 
mour-propre particulier aux différents peuples civilisés. C'est par 
ce motif que Ja nationalilé a élé spécifiée. D’autres raisons plus gra- 
ves seraient également 4 considérer. La principale est que, légers et 
frivoles, parliculi¢érement en amour, nous ne l'envisageons pas avec 
le sérieux que nous accordons 4 des actes moins importants de notre 
vie, L’honneéteté nous fait défaut, et le scrupule en ces matiéres nous 
est @ peu prés inconnu. De Ia vient que l’henneur ou le repos d'une 
femme sont plus généralement en péril chez nous que la bourse du 
voisin. Il n’en est pas tout 4 fait ainsi dans d’autres nations dont 
nous sommes volontiers disposés 4 railler la réserve 4 cet égard. 
Nous ferions mieux de )’imiter. 

Tant il y a que Vernoise ne se conforma pas 4 |’injonction qui lus 
était faite; il ne lui vint méme pas 4 la pensée de l’envisager comme 
sérieuse. Ce qui lui apparut dans la lettre, ce fut ce qui devait y 
étre en effet, un feu contenu, un amour (pourquoi ne pas dire le 
mot?) qui, subtil et pénétrant, se faufilait entre les lignes et expri. 
mail précisément le contraire. La satisfaction intime qu'il éprouva 
n’eut et ne pouvait avoir pour effet que de le pousser en avant, bien 
qu'il fit un trés-loyal jeune homme. 


1 Voir le Correspondant des 25 juillet, 10 et 25 aodt 1872. 





DOUCE-ANERE. 867 


Certes, ce n'était pas le cas de reculer, alors que )’inconnue, 
vaincue, avouait si clairement sa défaite. Elle y mettail, il est vrai, 
des restrictions; quelle femme n’en invoque, pour se dissimuler a 
elle-méme l’entrainement dont elle subit le charme? Enfin elle était 
évidemment de trés-bonne foi ; mais la résolution de ne plus recevoir 
aucune lettre était-elle aussi arrétée qu'elle le déclarait? Toute la 
question se résumait 1a. 

Si ce n’était qu’un expédient raffiné pour attiser le feu, en surex- 
citant la passion de son adorateur par un petit obstacle? Que de cir- 
constances dans la vie ow il faut savoir comprendre & demi-mot, sous 
peine de manquer ce qui se retrouve rarement, |’occasion! Battre 
en retraile, parce qu’on te lui prescrivait si mollement, obéir sans 
murmurer a des ordres dont le ton de la lettre démentait Ja rigueur, 
ne serait-ce pas courir le risque de recueillir, pour tout bénéfice, la 
réputation d’un sot? Comment reconnaitre la sincérité d’une femme, 
lorsque ses yeux proclament le contraire de ce que disent ses lévres? 
Lequel croire? 4 qui se fier? A son étoile, 4 la fortune, qui protége 
les audacieux! 

Vernoise ne resta pas longtemps: inidécis. Avant que la journée 
fat achevée, sa réponse était faite et envoyée. Mais le domino, qui 
avait jusqu’alors été si exact, ne répliqua pas dans les vingt-quatre 
heures. Il récrivit le lendemain, et fit de méme pendant les trois 
jours qui suivirent, sans plus de succés. Trés-inquiet, il eut l'idée 
d’employer encore le stratagdme qui-lui avait déja réussi. Lorsqu’il 
se présenta rue Jean-Jacques-Rousseau et réclama les lettres a l'a- 
dresse A. M. Z., on lui remit, sans hésiler, toutes les siennes. Il y en 
avait cing. 

Qui laurait sapipesat le domino n’avait pas eu d’arriére-pensée : 
il ne voulait plus de‘correspondance. Vernoise passa.la soirée 4 se 
promener, froissant dans ses mains erispées les cing lettres enfowies 
au fond de ses poches, et bien mnnocentles pourtant -de la déconvenue 
dont il venait de recevoir la surprise. Insensiblement, il les déchi- 
rait par petits morceaux qu’il jetait ensuite-devant lui. Comme eux 
dédaigné, son amour s’en allait en miettes ; il se le répétait avec rage 
en arpentant les rues d’un pas rapide, marchant ‘droit devant lui, 
sans autre bul que celui de dépenser en activité physique le trop 
plein de séve qui débordait en lui sous forme de contrariélé arrivée 
jusqu’a ) exaspération. 

Son chagrin s’avivait d’une circonstanoe qui aurait du, au con. 
traire, en adoucir lintensité, 1a certitude morale d’étre parvenu & 
faire partager 4 une femme jeune et charmante le sentiment qu'il lui 
avait exprimé. Il s’indignait qu'elle le jugedt incapable de sélever 
jusqu’aux sphéres de la passion pure, idéale, platonique enfin, et 


808 DOUCE-AMERE. 


que, l’appréciant si mal, son premier soin fit de prendre des mesu- 
res de défiance. Mais ceci n’était guére qu'un prétexte. Il est permis 
de croire qu’en réalité, cette colére avait sa source dans un ordre 
de pensées tout différent qui l‘obligeait a convenir, malgré tous les 
sophismes derriére lesquels 1] cherchait & se retrancher, qu’au fond, 
l’inconnue était aussi sensée que sage, et qu’elle avait adoplé le seul 
parti acceptable pour une femme qui se respecte. 

Vernoise ne“sut jamais dans quel quartier de Paris sa distraction 
l’avait égaré. Le fait ést qu’a force de marcher il était allé fort loin, 
ne se préoccupant nullement du chemin qu'il parcourait. Il se ré- 
veilla comme d’un réve, au bout de plusieurs heures, dans un en- 
droit 4 peu prés désert, quoique peuplé de rares maisons. La nuit 
était compléte depuis longtemps, les becs de gaz piquaient de points 
lumineux, sur une longue file, Pobscurité brumeuse d'un soir d‘hi- 
ver. Ou était-il? La voix avinée d'un cocher de fiacre qui passait 4 
vide le tira d’embarras en lui proposant sa voiture. lls’y jela et se fit 
conduire a son hétel. 

S’il dormit mal, il réfléchit beaucoup, ce qui ne lui fut pas inu- 
tile, en ce qu'il remporta sur lui-méme, aussi bicn que sur les mau- 
vais instincts qui Pavaient torturé toute la journée, une victoire 
brillante et compléte. Sa rancune contre le domino avait fait place 
4 une admiration passionnée, exempte d’amertume, si elle ne l’était 
pas de regret. Ce sentiment nouveau, qui ne le cédait pas en délica- 
tesse 4 celle que l’inconnue elle-méme avait déployée, se manifesta 
par la résolution inébranlable que forma Vernoise de fermer désor- 
mais son ceeur a toute autre femme. Il resterait fidéle 4 celle com- 
munion de souvenirs qui lui avait été offerte comme une compensa- 
tion, et il voulait prouver, en s’imposant un sacrifice ignoré, quil 
était digne de plus de confiance qu’on ne lui en avait accordé. 

Ceci définitivement arrété, il se trouva plus calme, presque joyeux. 
Mais le séjour de Paris avait du méme coup perdu tout charme a ses 
yeux. Qu’y ferait-il d’ailleurs? Plus d’une semaine avait été absorbée 
par celte belle passion. La démission du conseiller Boilevan était 
déja une vieille histoire. Les concurrents n’avaient pas, comme lui, 
perdu leur temps : chacun, mettant en campagne ses protecteurs, 
faisait mouvoir les intrigues, agir les influences, cherchait enfin, 
par tous les moyens & sa disposition, & happer ce friand morceau. 
Lui qui, prévenu le premier, aurait pu bénéficier d’une avance de 
plusieurs jours, il avait volontairement renoncé & profiter des avan- 
tages que celte situation lui assurait. Et maintenant il serail trop 
tard pour rentrer dans la lice. Il faut dire 4 sa louange que celte 
idée ne le tourmenta pas; il se reconnaissait hattu avant d'avoir 
lutté. Depuis que, entrainé dans ce grand tourbillon parisien, il lui 





DOUCE-AMERE. 269 


avait été donné de mesurer de prés les difficultés énormes de |'en- 
treprise qu’il était naivement venu tenter, aucune des cspérances 
bien faibles et bien chétives apportées de Chalon n’avait survécu. 

Trop modeste pour se faire valoir ou tirer parti de ses qualités, il 
reculait devant les bassesses et les compromis qu’est tenu d’accepter 
l’'ambitieux qui veut se frayer un chemin dans une route encombrée. 
Pour tout dire en un mot, il n’était pas dans le mouvement, et le sen- 
tait. Sa tristesse rejaillissait naturellement sur le milicu qui l'avait 
vu naitre; battre le pavé de Paris sans but désormais ne lui offrait 
plus aucune séduction. Il lui arriva de regretter sa province si 
calme, ses travaux et sa vie rctirée. Le bruit lui faisait mal, l’ani- 
mation le portait 4 la mélancolie; il n’était pas éloigné de cette af- 
fection étrange, vague et terrible, qui sape parfois les organisations 
les plus vigoureuses, et qu’on appelle la nostalgie. 

L’épisode du domino lui avait fait négliger Clausalle. Depuis sa 
visite 4 la famille de son ami, il n’était pas retourné a Versailles. Il 
lui répugna de partir sans Jes revoir, et, un beau jour, s’en fut son- 
ner 4 la petite porte sur laquelle donnait le campement du lieute- 
nant Clapier. 

Par un contraste saisissant avec lui-méme, tout était gai dans la 
maison, depuis les domestiques jJusqu’a la famille, réunie au com- 
plet dans le salon de madame Bodignon. Les figures épanouies se 
rembrunirentlorsqu’on l’annonca. Méme M. Bodignon, qui tambou- 
rinait sur les vitres pour accompagner une chanson, s arréta effaré. 
Aurore rougit; Clausalle, qui était 14 par hasard, se troubla. Quant 
4 madame Bodignon, dés qu'elle put sortir sans manquer a la poli- 
tesse, elle se retira, et chose remarquable, avant d’avoir ce quel’on 
appelle parlé, si ce n’est pour dire des riens. En cela, elle obéissait 
4 un sentiment de délicatesse dont il serait injuste de ne pas lui sa- 
voir gré : elle fuyait, afin d’étre certaine de ne pas manifester une 
joie déplacée en présence du rival vaincu de son gendre. 

Ii n’échappa sirement pas 4 Vernoise que sa venue causait une 
certaine contrainte. L’embarras d’un visileur qui arrive mal & propos 
se trahit aussitét dans sa contenance. Sa pensée fut que Clausalle 
était nommé, et qu’on nosait le lui annoncer brusquement. Pour 
mettre tout le monde a l’aise, il demanda de lui-méme a son ami ou 
il en était de ses espérances. Pour lui, it déclara que son parti était 
bien pris de renoncer 4 sa candidature. . 

En effet, la maniére dont Vernoise traita la question détendit les 
visages. Clausalle lui avoua, non sans quelque hésitation, mais avec 
franchise, que sa nomination pouvait étre considérée, non pas 
comme officielle encore, mais comme assurée. La nouvelle en était 
parvenue depuis dix minutes, par un billet qu’écrivait 4 Aurore une 


870 DOUCE-AMERE. 


de ses amies dont il leur avait peut-étre entendu citer 'e nom, la 
comtesse de Colbraye. Le comte avait bien voulu s’employer, et son 
influence avait élé décisive, ainsi qu’en témoignaient quatre lignes 
qu’on placa sous les yeux de Vernoise, lequel palit immédiatement, 
puis rougit. Voici ce qu’il lut : 


« Chére belle, je n’ai que le temps de te dire ceci : Tout va bien, 
nous avons pleinement réussi. Je t'embrasse. 


« MELANIE. » 


Aurore ne le regardait pas; mais Clausalle remarqua son trouble, 
et en éprouva un embarras assez grand pour regretter de lui avoir 
montré ce billet, qui équivalait, en définitive, 4 la lecture de son 
arrét pour le condamné a mort. Il s’accusa de cruauté et murmura 
des excuses entortillées. Qu’il était loin de la vérité! Tandis que ses 
mains tremblaient en tenant ce petit papier, Vernoise distinguait a 
peine les mots, au sens desquels il ne s’attachait pas. Ge qui l’absor- 
bait, c’élait l’écriture seule. Une violente émotion l’avait envahi au 
premier coup d’ceil; il la reconnaissait avec son cceur plus encore 
qu’avec ses yeux : elle était positivement la méme que celle des let- 
tres signées A. M. Z. 

La voix de Clausalle le rappela bien vite a la réalité, et en rendant 
la lettre il était maitre de lui. Souriant gaiement, il fit son, compli- 
ment avec une bonne grace qui apaisa les scrupules de son ami. 

— Naie pas de remords, ajouta-t-il en lui tendant Ja main. Dieu 
sait que je ne me suis jamais illusionné. Aprés tout, j'aime mieux 
que ce soit {oi qu’un autre. Une considération unique m’avait déter- 
miné & me mettre sur les rangs : la perspective d’un mariage. Av- 
jourd’hui, des circonstances toutes particuliéres ont refoulé au se- 
cond rang ce projet. Je n’ai plus que faire d’une place 4 Paris. 

— Est-ce que, demanda Aurore, vos intentions seraient changées 
a ce point? | 

_La jeune femme s’arréla, confuse de son indiscrétion. 

— Il est trés-probable, répondit Vernoise d'une voix douce et 
‘grave, que je ne me marierai jamais. 

Sur ces mots, il prit congé. Aurore lui serra la main & l'anglaise, 
el lui dit adieu si gaiement qu’il ful frappé de cette joie. Si ce sou- 
rire était banal, comme on peut toujours le craindre de la part des 
femmes qui ont des dents magnifiques, elle aurait dd le réserver 
pour unc occasion plus opportune. S’il n’était que l’expression d'une 
salisfaction intérieure se rapportant au succés de son mari, que nat- 
tendail-elle quelques minutes, au moins jusqu’a ce qu’il edt le dos 
tourné? — Ces réflexions fugitives traversérent l’esprit de Vernoise, 


— 








DOUCE-AMERE. si 


mais n'y déposérent aucune rancune. Aurore était pour cela trop 
jolie, et lui trop bon. Clausalle, par compensation, qui voulut l’ac- 
compagner jusqu’a la gare, semblait s’attacher 4 réparer les torts de 
sa femme, dont il avait jugé, Jui aussi, l’enjouement peu convenable. 
Il Vaccabla de protestations, refusa de lui faire ses adieux et lui arra- 
cha la promesse que le lendemain, qui était le jour fixé pour Je dé- 
part, ils dineraient ensemble au buffet de la gare de Lyon, deux heu- 
res avant qu il montat en voiture. 

Vernoise avait décidé le matin, qu’aprés $a visite 4 Versailles il 
s occuperait de préparer ses paquets. Ses dispositions étaient tout 4 
fait modifiées lorsque, de retour a l’hétel du Louvre, il s’assit dans 
un fauteuil et réva. Pourquoi montrer tant de précipifation, ef s’en 
aller avant que son congé fat expiré? Paris, aprés tout, n’est triste 
que pour ceux qui le veulent bien, les distractions y sont nombreu- 
ses et variées. Etait-ce donc si agréable de rentrer 4 Chalon, pour 
qu’il fat si pressé d’y rapporler sa déception ? Ne serait-ce pas mieux 
employer son temps que de risquer de nouvelles démarches pour 
obtenir une autre résidence? car la sienne devenait impossible, son 
mariage ne pouvant plus avoir lieu. I] faut battre le fer pendant 
qu'il est chaud. Ce’proverbe n’a jamais signifié autre chose que ceci : 
Hatez-vous de profiter du bon vouloir qu’un ministre manifeste & vo- 
tre égard... 

Il ge sera pas hors de propos de faire remarquer que ce change- 
ment radical dans les. idées de Vernoise coincidait avec la bonne 
aubaine qu’il avait due au hasard. Ce hasard, qui était intervenu 
dans sa vie avec tant de mystérieuse puissance depuis son arrivée & 
Paris, venait, au moment ou il y songeait le moins, de lui révéler la 
personnalité du domino. La comtesse de Colbraye! Ambassadrice! 
Ces grandeurs l’effrayaient un peu et lui inspiraient des doutes sur 
la similitude parfaite des deux écritures. Les comparer élait facile, 
mais pour cela il fallait revoir madame Clausalle, avoir de nouveau 
communication du billet signé Mélanie, puis causer un peu avec 
elle, en obtenir des renseignements. Toutes choses qui exigeaient du 
temps ; attendu que la nature du sujet a traiter réclamait un ehtre- 
tien contidentiel, par suite entrainait des précautions et une perte 
de temps inévitable. Donc, il ne lui était pas permis de songer a don- 
ner suite 4 son idée de quilter Paris le lendemain. 

On pense que l’imagination de Vernoise ne s’‘immobilisa pas dans 
ces considérations, elle développa ses vastes ailes et l’entraina dans 
-une région.ou il serait inulile de le suivre, 4 supposer que la chose 
fut possible. Un bruit tout a fait inattendu, celui de sa porte qui 
s'ouvrail avec violence, le rejeta soudain dans ce bas monde. A sa 


872 DOUCE-ANERE., 


profonde surprise, il était nuit, et, pendant qu’il allumait en toute 
hale les bougies, il entendit la voix de Clausalle. 

— Je viens chercher un refuge auprés de toi; ma maison n’est 
plus tenable. 

— Que s’est-il donc passé? 

— Une chose trés-simple : tantét j’avais l’assurance que j dlais 
nommé, 4 présent j'ai la certitude du contraire. C’est encore un 
tour de cet infernal lieutenant Clapier. Tu ne sais pas, je l’ignorais 
moi-méme, qu’il est l’oncle du garde des sceaux. Je m/’explique 
maintenant les petits soins de la mére Bodignon. Dés qu’ellea eu 
vent de la vacance, elle a dépéché l’oncle au neveu. Il paratt que l’af- 
faire marchait supérieurement, les meilleures chances étaient pour 
moi; tu as vu, d’ailleurs, ce que madame de Colbraye écrivait 4 ma 
femme aujourd’hui méme. Eh bien, le lieutenant, qui t’a manqué 
d’un quart d’heure a peine, apportait une lettre de son neveu, datée 
de midi, postérieure, par conséquent, & celle de l’ambassadrice. Je 
ne me rappellerai peut-étre pas exactement les termes dans lesquels 
elle est congue; pourtant on me l’a lue et relue a satiété, pour que 
je boive le calice jusqu’a la lie. Par exemple, je garantis la sub- 
ee 

.. Je serais parvenu a faire accepter M. Clausalle, bien que, 
depts quelque temps, ce magistrat soit noté d’une maniére peu fave- 
rable. Il est signalé comme manquant d’assiduité, de tenue, ef com- 
promettant la dignité du corps judiciaire par une fréquentation re- 
grettable do lieux de plaisir, oh sa présence est déplacée a tous les 
titres. Mais, par ordre supérieur, la nomination 4 )’emploi vacant 
est réservée; elle échappe & mon action. Aprés avoir exprimé ses 
regrets, le ministre invite son oncle & recommander & M. Clausalle, 
s'il s’inléresse 4 lui, de se montrer plus circonspect dans le choix de 
ses relations, et de négliger un peu moins les devoirs de conve- 
nance que sa situation lui impose. » 

— licin! s’écria Clausalle avec explosion, que dis-tu de cetle in- 
famie? ; 

— Mon pauvre ami, répondit Vernoise, je te plains de tout mon 
coeur; mais lu es au moins coupable d’avoir fourni les armes que 
Pon tourne contre toi. Si fu n’avais pas donné prise a la critique... 

— Allons donc! Est-ce qu'il y a un mot de sérieux dans P’accusa- 
tion du ministre? Qui est-ce qui ne donne pas prise & la critique 
dans ce monde? Je n’avais jamais été dénoncé jasqu’ ici, parce que 
personne, entends-le bien, ne peut se vanter de m’avoir rencontre 

dans les lieux de plaisir dont il est question ; les précautions dont je 
m'entourais étaient trop minutieuses. Elles sont 14 pour affirmer, 





DOUCE-AMERE. 873 


au contraire, le respect que je n’ai cessé de porter a la dignité de la 
magistrature. Donc on ne saurait me reprocher de n’avoir pas été 
circonspect, je l’ai été dans une mesure suffisante pour sauver les 
apparences, c’est tout ce qu'on avait 4 exiger de moi. Malheureuse- 
ment, une fois, une seule, j’ai été vu par une de mes connaissances, 
qui est l’oncle de mon ministre. Il n’est pas malaisé de deviner d’ow 
part le coup. Le lieutenant, qui est un agent secret, je n’en doute 
pas, a fait son rapport, comme un lache et plat personnage qu’il est. 
Il a dit ce qu'il croit savoir, car il n’a que des présomptions. Et tan- 
dis que ma helle-mére se figurait qu’il la servait, il m’a tout simple- 
ment cassé bras et jambes. Ah! il y a entre nous a régler un compte 
terrible | 

Clausalle, en proie & un accés de colére, se promenait dans la 
chambre les poings serrés. Il se retenait difficilement d’en frapper 
de grands coups sur Jes boiseries, et son exaspération s’exhalait en 
invectives violentes, en menaces auxquelles il laissait un libre cours. 
Vernoise ne l’interrompit pas, ne prononca pas un mot ; il attendait 
que cel orage se calmat un peu. 

— Je crains, dit-il doucement, quand il crut le moment propice, 
que tu ne t’exaltes trop. La contrariété t'empéche d’apprécier saine- 
ment les choses. Que tu n’aimes pas le lieutenant et qu’il te lc 
rende, soil. Mais, aprés tout, il n’est pas de méchante action qui n’ait 
un mobile. Quel serait, selon toi, celui qui ferait agir M. Clapier? 
Logé, nourri, soigné par madame Bodignon, il doit comprendre que 
s'il te nuit en ne la servant pas, ce qui est tout un, les avantages dont 
il profite disparaitront du jour au lendemain. Le supposes-tu homme 
a sacrifier son bien-étre pour une vengeance qui n’aurait pas de 
cause? 

— Parbleu! répliqua Clausalle avec impatience, ces gens-la sont 
encore plus bétes que méchants; le raisonnement n’est pas leur 
fort, ils font le mal pour le plaisir de l’annoncer eux-mémes & leurs 
victimes, sans s inquiéter s’ils ne seront pas les premiers & se pren- 
dre 4 leur traquenard. C'est ce qui arrivera au lieutenant. Probable 
ment, madame Bodignon le mettra 4 la porte un de ces jours, puis- 
qu’il ne lui est bon a rien. Il n’en aura pas moins apporté lui-méme 
la lettre de son neveu, assisté a la scéne qui a suivi, glissé des 
réflexions 4 mon adresse et joui de mon échec. 

Ce qu'il y avait 4 répondre, Vernoise le savait ; mais il savait encore 
mieux qu’a savonner la téte d’un négre on perd son savon; il garda 
le sien et ne prolongea pas la discussion. Clausalle fut bientdt las de 
s’agiter; il finit par s'asseoir devant le feu, s'arma de pincettes et 
tisonna. | 

— Que veux-tu, dit son 9mi aprés un long silence, nous voila tous 

40 Sepreupnr 1872. 56 


874 DOUCE-AMERE. : 


les deux logés 4 la méme enseigne. Ce n’est pour toi qu'un ajourne- 
ment; les vacances sont fréquentes 4 Paris, le personnel est si nom- 
breux. Plus tard, tu auras ta revanche. 

— Si tout se bornait 4 une déconvenue d’ambition, je me console- 
rais sans difficulté; j’en ai bien vu d’autres, et ce n’est vraisembla- 
blement pas la derniére. Elant a Versailles, en somme, c’est 4 peu 
prés comme si j’étais 4 Paris. Mais il y a autre chose-qui me touche 
beaucoup plus qu’un avancement manqué. J’avais fondé de grandes 
espérances sur mon déplacement prochain, non pas seulement au 
point de vue de la résidence qne je convoitais, mais surtout parce 


ue... 
: lis était arrété pour retourner une grosse biche dans la cheminée. 
Vernoise, qui le regardait sans penser 4 mal, surprit une larme glis- 
sant le long de sa joue et demeura anxieux. La biche replacée et 
son émotion domptéc, Clausalle continua : 

— Je youlais saisir cette occasion pour poser 4 ma femme la ques- 
tion de séparalion définitive avec sa mére. Je ne crois pas pouvoir le 
faire utilement si les circonstances ne me viennent en aide. Celle-la 
réunissait toutes les conditions désirables ; car j'ai besoin d'une ré- 
volution, d’un renversement de l’ordre établi. Je trouvais ce qu'il me 
faut, avec cette nuance trés-essentielle que la perturbation était na- 
turelle et ne provenait pas d’une violence émanant de moi. A force 
d’instances, je serais parvenu, je l’espére, & obtenir quelque chose. 
Je ne demandais pas que nous habitions les uns au nord, les autres au 
midi... 

— Pourquoi pas? 

— Parce que exiger trop, c’est travailler pour la résistance et ris- 
quer de ne rien avoir du tout. Jaurais consenti 4 demeurer dans la 
méme maison, mais séparés par un étage. Plus de salon et de salle a 
manger communs. Beaucoup d'amitié, d’excellents rapports, seule- 
ment chacun chez soi. Aurore aurait fait des objections, je m’alten- 
dais bien 4 ne pas la convertir en une heure; cependant j’avais des 
arguments si concluants que, l'occasion me soutenant, je pouvais 
bien augurer de la réussite. Comme tu las dit, rien ne presse pour 
ma nomination é Paris; j'ai le loisir d’attendre.‘ Mais je considére 
comme indispensable de quitter ma belle-mére, aujourd’hui plutét 
que demain. 

— Moi aussi, dans ton intérét, interrompit Vernoise. 

— Tu aurais de meilleurs motifs encore de partager cette opinion, 
si tu savais ou jen suis. Aprés la malheureuse affaire de ce matin, 
la position est telle qu'il est impossible de la supporter... Madame 
Bodignon ne me pardonnera jamais sa déception. Je suis habitué a 
son caractére; une guerre de coups d’épingles et d’allusions, malgré 





DOUCE-AMERE. 875 


ses graves inconvénients, me toucherait peu; je l’écouterais avec 
patience, sauf a riposter de temps a autre. Je me connais assez mai- 
tre de moi pour ne pas craindre d’étre entrainé & un éclat. Mais cela 
ne lui suffira pas, je le sais; elle tiendra 4 me faire sentir l'humi- 
liation de la dépendance, 4 m’obliger & subir son contréle. Jusqu’ici 
j'ai tout accepté sans murmurer; il ne saurait en d{re de méme a 
présent, d’abord, parce que je ne veux pas que certaines limites 
soient dépassées, ensuite par la raison que si mes torts apparents lui 
sont un prétexte, il n’y a aucune raison pour qu'elle s’arréte dans 
ses empiétements. Il importe, par conséquent, qu’ sa premieére vel- 
léité de domination elle sc heurte contre une volonté inflexible. Les 
luttes, les criailleries que j’entrevois me répugnent; ma résolution 
de ne pes reculer devant Vextrémité de rompre n’empéche pas que 
je préférerais de beaucoup éviter qu’on m’y accule. C’est pourquoi, 
envisageant depuis longtemps que c’est ce que l'avenir me réserve 
un jour ou l'autre, je désirais tant mon changement. 

— Je te le répéterai toujours, 4 mon avis, tu es dans le vrai, pourvu 
que ta femme... 

— Ma femme, dit amérement Clausalle, obéit & sa mére; elle 
m’accablera done, si c’est le mot d'ordre... Elle a déja commencé, 
ajouta-t-il aprés une nuance d’hésitation. 

— Déja? 

— Nous sommes brouillés, c’est-a-dire en froid. Cela dure depuis 
plusieurs jours et n‘a, je dois le supposer, aucun rapport avec le 
pétard qui m’est parti tantét dans les jambes. Quant au molif, je 
Vignore tout 4 fait, et il ne me semble pas qu'elle ait envie de me 
le dire. Elle s'arrange de telle sorte que je ne puis méme pas le lui 
demander. Le soir, elle ferme sa porte; dans la journée, elle suit sa 
meére pas & pas. Visiblement, elle évite de rester seule avec moi. Ce 
systéme est déplorable, il m’affige 4 un point que je ne saurais ex- 
primer, car il me prouve avec. évidence qu'elle céde 4 une inspira- 
tion étrangére, sans se rendre compte de la portée de ces enfantil- 
lages, qui sont si graves dans leurs résultats. Exaspérer les amours- 
propres, envenimer les froissements, éterniser les discussions, voila 
ce qu’ils rapportent de plus clair. Je reconnais 1a madame Bodignon. 
Ce n’est pas ainsi que j’entends les relations entre époux. A tout 
orage intérieur, comme a ceux de l’atmosphére, il faut la libre ex- 
pansion, parce que la loi naturelle veut qu’'ils éclatent pour se dissi- 
per. Il ya un mauvais moment a passer, mais au moins aprés la 
tempéte le calme renait. Les plus beaux climats sont ceux ot ces 
bouleversements sont réguliers, presque périodiques, je ne vois pas 
pourquoi il n’en serait pas de méme pour les ménages. Aurore 
est une enfant sans expérience; en écoutant sa mére, elle n'a que 





876 DOUCE-AMERE. 


d’excellentes intentions et croit faire pour le mieux. Comment |’é 
clairer, l’empécher de se perdre, de ruiner son bonheur et le mien? 
Je donnerais de bon coeur la moilié de ma fortune pour qu'il me 
soit permis de causer avec elle sans restrictions ni réticences. Loin 
de désirer, comme moi, une explication, elle la fuit. A la premiére 
tentative de ma part, elle me glisse dans Jes doigts. Quelle situation 
grand Dieu! Je suis malheureux, mon pauvre ami! 

Ayant dit ces mots d’un accent navré, Clausalle, les coudes aux 
genoux, laissa tomber sa téte dans ses mains et demeura quelque 
temps silencieux. Vernoise, embarrassé, cherchait un moyen efl- 
cace de le consoler et de lui rendre un peu d’énergie. Il se mépre- 
nait sur ]’étut moral de son ami, qui avait une résolution trés-arré- 
tée, ce qu'il ne tarda pas 4 prouver; car, surmontant son aballe- 
ment passager : 

— Ecoute, reprit-il, la mesure est comble. Je ne supporterai pas 
un jour de plus la tutelle qui m’est imposée. Pour ma femme, 1! faut 
que son accés de bouderie cesse et ne recommence jamais. La com- 
binaison sur laquelle reposait mon espérance ayant échoué, j'ai di 
me tourner d'un autre cété. Celle que j’ai choisie est moins bonne, 
elle a quelque chose de violent. Pris de court, je n’avais pas le temps 
de trouver mieux; mais elle a cela de bon, qu'elle est exécutable 
a l'instant méme, et c’est ce qui m’a décidé. La voici tout simple- 
ment : je pars, je vais n’importe ot, 4 Chalon avec toi, par exemple. 
De la, j’écrirai 4 ma femme ce que je ne puis lui dire, puisque, ca 

‘vertu de je ne sais quelle consigne, je n’ai plus le droit de lui par- 
ler. Je ne reviendrai que lorsqu’elle me rappellera. J’ai couru une 
partie de la journée pour me mettre en régle. En attendant un conge 
régulier qui me sera expédié plus tard, j'ai obtenu |’autorisation de 
m’absenter pour cause urgente. Je ne remettrai pas les pieds 4 Ver- 
sailles, et, au lieu de partir seul, tu auras un compagnon de roule. 
Le veux-tu? 

Pour tacher de le ramener 4 d’autres idées, Vernoise déploya plus 
d'éloquence que dans toute sa carriére judiciaire jusque-la. Tout ce 
qu'il obtint fut que Clausalle, au licu de partir sans avoir essayé une 
derniére fois de revoir sa femme, retournerait coucher a Versailles 
et réfléchirait jusqu’au lendemain. 

Il y avait alors bien des chances pour que de saines réflexioas 
descendissent dans l’esprit troublé de son malheureux camarade ¢ 
le retinssent de commettre une folie peut-étre irremédiable; ce pro- 
verbe étant malheureusement bien vrai, qui dit que les absents oat 
toujours tort! 





DOUCE-AWERE. 877 


XIII 


UNE SCENE DE MENAGE. 


Les exhortations de Vernoise produisirent peu d’effet sur Clau- 
salle, parce que sa délermination était trop ferme et trop récente 
pour céder au premier choc. Il ne crut pas devoir refuser de se pré- 
ter 4 ce qui lui était demandé, et ne se dissimulait pas qu’aucune 
réflexion ne serait susceptible de modifier ses intentions. Ce fut de 
la condescendance, rien de plus... Sur quoi réfléchir? Est-ce que 
la situation ne parlait pas d’elle-méme assez clairement? Etail-il 
besoin de l'approfondir pour la reconnaitre inacceptable? Une scis- 
sion seule pourrait la dénouer, et il n’y avait plus 4 reculer. Tel fut 
le théme sur lequel vinrent se grouper les rancunes, les coléres 
sourdes qui grondaient en lui. 

li pensa plus particuliérement & sa femme, dont la conduite inex- 
plicable, depuis prés d’une semaine, le déroutait. A moins d’ad- 
mettre qu’il se fat grossiérement trompé sur Aurore, croire que les 
misérables subterfuges auxquels elle descendait dussent accuser un 
cété inconnu jusqu ici de son caraclére, lui semblait impossible. 
Non, elle si douce, si timide, si Joyale et si franche, était incapable 
de se soustraire 4 une explication. Pour se résigner & le faire, il 
avait fallu qu’elle fat obligée de subir la pression morale d’une in- 
fluence supérieure 4 sa volonté. Livrée 4 ses inspirations, elle aurait 
pris un tout autre chemin. A défaut de bon sens, son instinct, sa 
tendresse, lui eussent fait comprendre que le moyen de ramener 
son mari, si elle lui croyait des torts, n’était pas de le désaffection- 
ner. Aussi ne doutait-il pas que lorsqu’elle le saurait parti, un revi- 
rement salulaire ne s’opérat, qui l’entrainerait invinciblement vers 
son appui naturel; et, sans atteindre sa femme, son irrilation se 
portait tout entiére autant sur madame Bodignon que sur le lieute- 
nant Clapier. 

Il Paccusait de fomenter entre Aurore et lui des discordes que son 
devoir était au contraire d’apaiser, Elle atfisait le feu par ses propos 
peu mesurés. Sa surveillance inquiéte se manifestait 4 chaque in- 
stant dans unsens hostile; elle grossissait comme a plaisir Jes moin- 
dres incidents; au besoin, son imagination les dénaturait. Quel but 
secret poursuivait-elle donc? que voulait-elle? Infortuné Clausalle ! 
bien d’autres, oublieux des lecons de l’expérience, se sont piqués 
les doigts 4 celte question. Il fit ce que font journellement quantité 














878 DOUCE-AMERE. 


de ses semblables, il l’abandonna sans la résoudre. Que si on croit 
que ce fat par insouciance, lassitude, ou refus d’accepter la conclu- 
sion a laquelle la logique l’amenait, on saura que, sur ces entrefai- 
tes, le train entra en gare. Or, arrivé chez lui, il avait des préoccu- 
pations plus immédiates qui l’absorbérent. 

Vernoise avait touché le point délicat, en exigeant qu'il rentrata 
Versailles pour y passer la nuit. On acceptera avec vraisemblance 
que s'il s‘élait résolu 4 s’éloigner sans revoir sa femme, c'est qu'il 
avait craint de faiblir au moment de lui donner le baiser d’adieu. 
Son retour l’exposait 4 une tentation terrible dont il n’avait pas préva 
léventualité. Tout en montant son escalier, une singuliére inquié- 
tude J’agitait : peut-étre, ala suite d’un de ces mouvements de mo- 
bilité si fréquents de la part des femmes, Aurore n’aurail pas ce 
soir-la condamné sa porte. Un pressentiment soudain qu’elle !’atten- 
dait, bien qu’il fat minuit, le retint, soucieux et timoré, au milieu 
de son ascension. 

— Tant mieux! se dit-il enfin. 

Et il pénétra résolument dans sa chambre. 

Son domestique ne l’ayant pas vu rentrer 4 ’heure habituelle, et 
n’étant prévenu par aucun ordre qu'il dat découcher, avait allumé 
un bon feu qui brdlait encore dans la cheminée. Comme 4 Y ordi- 
naire, une lampe était posée sur sa table de travail; comme a l’or- 
dinaire aussi depuis quelques jours, Aurore était enfermée (un coup 
d’ceil suffit pour l'en convaincre). Il est difficile d’affirmer que ce 
que Clausalle éprouva fat une satisfaction bien franche; Ie sur est 
que son anxiété disparut instantanément. Ce n’était guére la peine 
de se coucher pour quelques heures; il décida de les employer a 
écrire 4 sa femme, ensuite il compléterait ses préparatifs. Au matin 
il sortirait avant que personne fut réveillé. 

Il voulait adresser 4 Aurore, non pas une lettre, mais un simple 
billet, pour Ja prévenir qu’une affaire pressante l’obligeait a s'ab- 
senter immédiatement, et le retiendrait éloigné pendant un temps 
indéferminé. Il désirait uniquement Ja préparer 4 la détermination 
dont une autre communication plus explicite, et faite & téte repo- 
sée, lui porterait plus tard l’exposé. Cependant, sous l'empire de la 
tendresse profonde qu’é cet instant solennel surtout, son coeur res- 
sentait pour elle, le billet prenait 4 son insu des proportions consi- 
dérables. Absorbé dans cette occupation qui ne lui était pas bien pé- 
nible, puisqu’il s’y complaisait tant, il écrivait, écrivait..... Tout a 
coup il tressaillit, la plume tomba de ses dofgts : une petite main, 
blanche et douce, venait de le toucher légérement... Celle qui rem- 
plissait sa pensée a cette minute méme était & ses cétés. 

La jeune femme, plus jolie que jamais, dans une toilette d’anté- 





DOUCE~-AMERE. 879 


rieur élégante et simple, rose d’émotion, un peu interdite de sa 
hardiesse, le regardait sans mot dire. La lutte que trahissait sa con- 
tenance entre sa timidité naturelle et une résolution dont elle pour- 
suivait coute que covte l'accomplissement, la rendait délicicuse, 
et lui communiquait un charme d’une incomparable séduction. 

~ Le premier mouvement de Clausalle en la reconnaissant avait été 
de cacher sa lettre. Honteux de cette ruse d’écolier, il y renonca et 
sourit tristement. 

— Quel enfantillage! dit-il. Je ne sais pourquoi je dissimulais 
ceci. C’est un mot qui t’est destiné; tu l’aurais trouvé sur ma che- 
minée demain. Je t’écrivais ce que je ne croyais pas avoir le temps 
de te dire, car je ne m’attendais guére a cette visite... 

— Je t’ai dérangé et surpris, murmura Aurore avec une hésita- 
tion pleine de douceur. Excuse-moi. J’avais pensé... j’espérais que... 
tu serais entré. La porte n'est pas fermée aujourd’hui, tun’y a pas 
fait attention... Je me suis dit que la place d’une femme est auprés 
de son mari lorsqu’il est malheureux. Et... me voici. 

Il se fit un grand silence. La voix d’Aurore, basse et lente, trem- 
blait sous l’émotion contenue qui peu 4 peu la dominait. Clausalle 
était fort perplexe. Le coup de téte de Ja jeune femme, et la maniére 
dont elle le motivait, lui paraissaient adorables. Il avait la plus 
grande envie de le lui dire; mais la préoccupation de l'avenir le ren- 
dait prudent. S’il capitulait dés la premiére sommation, quel précé- 
dent déplorable! Sa faiblesse ainsi démontrée serait 4 jamais ac- 
-quise, elle deviendrait un encouragement 4 de nouveaux abus. Ceux- 
la, il devrait renoncer a les réprimer, aprés avoir perdu une occasion 
si belle de manifester une fermeté nécessaire. D’autre part, tandis 
qu’il s’encourageait 4 ne pas se laisser entamer, il avait peur de 
manquer de courage, d’étre trahi par énergie a laquelle il faisait un 
-appel désespéré. Aussi il demeurait bouche close, sans bouger, si 
ce n’est pour lisser machinalement ses favoris, qui n’avaient nul be- 
soin de ce surcroit de coquetterie. 

L’embarras serait devenu trés-pénible, s’il se fat prolongé. Aurore 
n’en avait d’autre que celui résultant de sa démarche. Ellesurmonta, 
aprés quelques efforts, le trouble passager sous l’impression duquel 
elle s’était arrétée, et continua une allocution qu’elle avatt éyidem- 
ment préparée. Si l’assurance ne répondait pas a son attente, elle 
ne perdait rien de sa résolution. Elle reprit donc, mais les yeux 
baissés, n’osant pas, on l’aurait juré, regarder son mari: 

— Je t’ai altendu ‘toute la soirée, je ne me suis pas couchée, car 
je tenais beaucoup 4 te voir aujourd’hui... Plusieurs fois, depuis que 
tu es rentré, j’ai ouvert la porte, tu élais occupé ; je n’osais m’aven- 
turer... Enfin je me suis enhardie... Il m’aurait été impossible de 


$80 DOUCE-AMERE, 


dormir avec la pensée que tu avais a te plaindre de moi, avec le re- 
gret surtout que je ne suis pas étrangére au chagrin que tu as en 
ce moment... 

— Toi? interrompit Clausalle, qui releva la téte. 

— Moi! répondit Aurore. 

Elle arrivait 4 une phase délicate de l’entretien qu’elle avait pro- 
voqué; il était facile de sen apercevoir 4 son émotion plus vive. 
Néanmoins elle s’en rendit maitresse. 

— Si je me suis trompée, je ne repousserai pas du moins la res- 
ponsabilité de mon erreur; elle me revient tout entiére... Le specta- 
cle de ta tristesse me cause une peine extréme, et pourtant j'avoue 
avec franchise que je ne regrette rien... Ecoute ce que j'ai a dire, 
ensuite tu me jugeras... Le désir qui vous élait commun, 4 maman 
et a toi, d’habiter Paris, a toujours été pour moi un sujet d’appré- 
hension. La perspective de vivre dans cette fournaise meffraye. Je 
serais incapable de préciser les motifs de mon antipathie, qui est si 
violente que je ne puis la vaincre. Jamais, sauf une fois ou deux, je 
n’ai parlé de mes craintes. Quand il m’est arrivé de les Jaisser entre- 
voir, un certain jour surtout, aprés la premiére visite de M. Ver- 
noise, te le rappelles-tu? elles ont é{é rejetées si loin, que je me 
trouvais bien sotte et bien niaise de m’y arréter. Je les refoulais en 
moi-méme; en dépit de tout, elles reparaissaient vite. Dans ces der 
niers temps elles étaient plus fortes; car, d’aprés ce que j’entendais, 
les efforis de maman et les tiens touchaient enfin au succes. Ma mére 
ef mon mari ont plus d’expérience que moi, leur avis est certaine- 
ment préférable au mien ; une divergence d’opinion entre eux et moi 
condamnait donc la mienne, et mon devoir élait de me soumettre. 
Je l’ai rempli; cen’a pas été sans souffrance. Bien des fois j’ai pleuré 
toute seule, comme ‘une enfant...'J'ai eu la maladresse de ne pas 
assez dissimuler ma tristesse 4 Mélanie. C’est que c’était bien diffi- 
cile. Depuis notre enfance, nous sommes habituées 4 penser tout 
haut quand nous sommes ensemble. Elle s’est apercue que je lui ca- 
chais un chagrin, et n’a’ eu de cesse qu’elle ne m’en ait arraché la 
confidence... Tu ‘sais comment elle est: affectueuse, aimante, tout 
ceeur, mais aussi vive, pleine de décision. Elle m‘a offert assistance, 
.se faisant fort de calmer mes alarmes... Ce qu’elle a fait... avec mon 
assentiment... le voici : elle a employé l’influence de son maria 
t’empécher d’obtenir la place que tu aurais eue probablement sans 
cela. 

Ici, Clausalle retint trop tard une exclamation si peu mesurée 
qu'elle ressemblait ‘& un juron; il s’arréta avec confusion, car la 
colére l’emportait. 


- Voyons, reprit-il d’un air radouci, ob percait néanmoins un 











DOUCE-AMERE. 884 


mécontenfement prononcé, est-ce donc pour me raconter ce coup 
d’éclat que tu te décides 4 me parler aprés huit jours de silence 
obstiné? Pourquoi retourner le fer dans la plaic?... 

Loin de s’apaiser, il s‘exaltait au bruit de sa parole. Aurore posa 
de nouveau sur son bras sa petite main un peu tremblante, et l’in- 
terrompant sans élever la voix, mais avec résolution : 

— Je n’ai pas fini, dit-elle doucement. Peut-étre ma culpabilité 
va-t-elle te paraitre plus grande encore tout 4 l'heure... Je suis ve- 
nue au-devant de ton irritation, non pas pour la braver, mais pour 
essayer de la désarmer par un aveu sincére. Lorsque tu sauras tout, 
tu apprécieras si tu as 4 me gronder. Quant 4 moi, ma conscience 
sera soulagée, et je me soumettrai 4 ce que tu exigeras... 

Clausalle, qu'une réplique vive aurait surexcité, fut immédiate- 
ment dompte. Il fit un geste de résignation et attendil. Sa femme 
continua du méme ton tranquille, hésitant, ferme cependant : 

— Mélanie, comme moi, sait bien que te faire manquer l'occasion 
qui se présentait pour toi d’étre nommé & Paris est un palliatif; 
qu’échouant aujourd’hui, tes chances d’arriver seront plus grandes 
lors d’une autre vacance, et que tu finiras toujours par résussir si 
tu persistes dans ton désir. Elle avait l’intention de parer seulement 
au plus pressé... Ce n’est pas tout... Il y a autre chose quia donné 
lieu, entre nous, 4 de longues conversations... Elle s’est figuré que 
je n’étais pas aussi heureuse que je le serais si... 

Aurore se troublait, elle articulait péniblement chaque mot; le 
courage qui l’avait soutenue jusqu’alors fléchissait. 

— Crest son affection qui lui a inspiré ces craintes, murmura- 
t-elle; elle me considére comme une sceur, il ne faudrait pas lui en 
vouloir de sa sollicitude, si elle est inquiéte... 

Clausalle aussi se troublait ; les précautions que prenait sa femme 
l’avertissaient qu’elle allait aborder un sujet devant lequel elle re- 
culait, le trouvant difficile. Ce qu’elle venait de dire avait éveillé 
en lui une véritable anxiété. Redoutant de se méprendre sur sa pen- 
sée, il n’osait intervenir ni par un mouvement, ni par une parole, 
pas méme par un regard. Elle avait parlé de bonheur incomplet. Ce 
qui arrétait l’éclosion du sien, ne serait-ce pas l’immixtion dont il 
avait lui-méme a se plaindre? Etait-ce cela qu’Aurore ajouterait? 
On devine sans peine 4 quelle agitation inlérieure il était livré. Sa 
colére avait disparu devant l’intérét puissant qui s‘attachait au reste 
de la confidence. 

— Pardon, poursuivit la jeune femme, pour elle ct pour moi! Mé- 
lanie donc pense que si notre vie était arrangée autrement, nous 
n’aurions, toi et moi, qu’d nous en féliciter... Maman est la meilleure 
des méres ; j’ai pour elle tout l’allachement qu'elle est en droit d’at- 





882 DOUCE-ANMERE. 


tendre... Mais, je ne crois pas manquer 4 mes devoirs de fille dé- 
vouce en émettant l’avis que, peut-étre, sa tendresse.... J’ai peur 
d’avoir de mauvaises pensées; j’éprouve des remords de les accueillir, 
ct pourtant je suis trop sincére pour ne pas en convenir, je trouve 
que maman s’occupe trop de nous... 

Faut-il dire que Clausalle écoutait avec ravissement,, ne sachant 
trop s'il devait se fier 4 ses oreilles ? Il voulut s’emparer de sa femme 
et l'embrasser bourgeoisement. 

— Attends, dit Aurore, je n’ai pas terminé... Toi, tu as un carac- 
tére heureux, dont la souplesse aimable s’accommode de tout ; je 
suis plus mauvaise. En beaucoup de circonstances, l’intervention de 
maman dans notre mariage, pour des choses gui ne réclamaient leur 
solution que de nous deux, m’a semblé inopportune. Je me suis 
souvent sentie peinée de mesures qu’elle avait cru bon de prendre 
sans nous consulter, et que je désavouais en secret. Je n’ai jamais 
protesté, autant par soumission filiale que parce que, aussi intéressé 
que moi dans cette affaire, tu n’élevais aucune réclamation. Ces 
froissements, je les ai subis en silence ; souvent je me reprochais 
les idées de révolte qu’ils me suggéraient : j’étais honteuse de leur 
ténacité, mais j’avais beau les chasser, elles revenaient toujours plus 
impérieuses. Cependant je les aurais supportées bien longtemps en- 
core sans Mélanie, elle me connatt trop pour n’avoir pas deviné faci- 
lement le secret que j’essayais de soustraire 4 sa pénétration. Sais-tu 
comment elle est parvenue 4 me le faire avouer? en me jugeant 
moins sévérement que moi-méme. Je m’attendais 4 étre blamée; 
pas du tout, elle a affirmé que j’étais dans le droit chemin, que j’avais 
raison; elle m’a encouragée. Pendant les deux jours que j'ai pas- 
sés chez elle la semaine derniére, nous avons formé tout un complot. 
Je devrais m’effacer, car la combinaison c’est elle qui l'a trouvée. 
Pour moi, j'ai seulement donné mon approbation. Ma répugnance 
4 venir habiter Paris, les petits tiraillements de mon ménage, elle a 
réuni tout cela en un seul faisceau et elle s’est appliquée & chercher 
un reméde unique qui salisfit 4 la double exigence de me débarras- 
ser d’une appréhension douloureuse, tout.au moins pénible, el de 
me rendre dans notre intérieur l’autorité 4 laquelle j'ai droit, suivant 
son appréciation. Ce reméde, elle l’a trouvé, grace & son mari qui a 
demandé pour toi un avancement en province, un peu loin... Vois- 
‘tu, Georges, maman ne nous accompagnera pas. Je me charge de lui 
persuader qu’elle sera mieux 4 Paris, ot elle a toujours révé de 
s installer... Tu ne l’aimes pas, cette pauvre province! Oh! je me 
souviens de tes préventions, mais c’est parce que tu la connais mal : 
elle a sa dignité, et né se jette pas au cou du premier venu ; elle ne 
se laisse aimer que par qui l’apprécie. Quand tu y auras vécu quel- 








DOUCE-AMERE. 885 


ques mois, je suis sure que tu ne voudras plus la quitter, que tu re- 
gretteras les calomnies injustes qui te la font mépriser aujourd’hui... 
La vien’y est pas emportée par un perpétuel ouragan ; elle coule goutte 
a goutte, chacun a le loisir de Ja savourer... Les thédAtres te manque- 
ront peut-étre, crois-tu que ce sera une grande perte? Au bout d’un 
mois, tun’y songeras plus... Sais-tu ce que je réve? Une jolie petite 
maison pour nous seuls, avec un jardinet; un intérieur modeste, 
simple, sans luxe et sans privations, ot: ce dont nous aurons besoin 
se trouve sous notre main. Pour toi, une occupation suffisante & écar- 
ter ennui. Si parfois les heures te paraissent longues, tu joueras 
avec Linette ou tu causeras avec moi et quelques amis que tout le 
monde rencontre en sachant les chercher. Nous t'aimerons tant que 
nous parviendrons, je l’espére, 4 te faire oublier ce que tu n’auras 
plus... Il se peut que je me fasse illusion ; qu’égarée par mon affec- 
tion, je ne sois pas 4 la hauteur de la tache que j'ambitionne... Je 
te demande d’en essayer l’expérience. — Si elle ne réussit pas, ce 
que je saurai comprendre sans que tu aies la peine de me le dire, 
nous reviendrons a Paris ; car, alors, j’aurai reconnu que je me suis 
abusée. Incapable de remplir assez ta vie pour l’intéresser et la dis- 
traire, je ne me croirai pas le droit de l’accaparer au risque de te 
rendre malheureux... Tu es nommé procureur impérial @ Macon : 
c’est une jolie ville, sur un chemin de fer; assez éloignée de Paris 
pour qu’on n'yaille pas 4 chaque instant, assez rapprochée pour que 
le voyage ne soit pas pénible... A présent j'ai tout dit, ajouta Au- 
rore; gronde-moi si je l’ai mérité. 

Elle se tint préte & recevoir sa punilion, en cachant son délicieux 
visage dans les cheveux de‘son mari et en V’entourant de ses deux 
bras. 

Clausalle était sous le charme. Il se serait bien gardé d’interrom- 
pre sa femme, jamais musique plus harmonieuse n’avait captivé 
tout son étre. Quand ce fut fini, il regrefta de n’avoir plus rien a 
écouter. 

— Chére, chére femme, s’écria-t-il lorsqu’il put enfin parler, 
tu vaux mieux que moi! Tu souffrais sans rien dire, et je n’ai 
pas su m’en apercevoir. J’ai été bien coupable ; je veux que ma pre- 
miiére réparation soit concluante. Je te remercie de ce que tu as 
fait; l’expérience que tu demandes, je la désire comme toi. Si j’avais 
pu concevoir des craintes sur son succés, comment subsisteraient- 
elles aprés ce que je viens d’entendre?... 

— Est-ce que, interrompit Aurore, tu n’as pas envie de savoir pour- 
quoi ma porte était fermée ces jours-ci? 

-  —Ta pensée va au-devant dela mienne, chérie, répondit Clausalle 


$84 DOUCE-AMERE. 


avec gravilé. A ton exemple, je me préparais a faire uné confession 
compléte. 

La jeune femme, qui avait posé sa question avec enjouement, mais 
non sans quelque confusion, lui ferma prestement la bouche. Elle 
avail eu la délicatesse exquise de ne risquer aucune allusion 4 cer- 
tains détails connus d’elle, soit par sa mére, soit par la révélation 
signée de la main du ministre, que le lieutenant Clapier avait appor- 
tée dans la journée, et qu'il lui était permis de trouver moins inno- 
cents que Clausalle voulait bien le dire. Elle se hata de montrer que 
son interruption n’avait pas le sens qui lui était attribué, quelle ne 
tenait pas 4 avoir des explications dont elle n’était point curieuse. 
Aussi reprit-elle, sans paraitre avoir entendu la réponse : 

— Je voyais bien que, ne comprenant rien a celte conduile, tu 
étais mécontent ; que tu épiais une occasion de me parler. Moi, je 
me. sauvais, au contraire, pour éviter tout entretien avec toi. Je ne 
voulais pas prononcer un seul mot avant d’étre em mesure de ne plus 
rien dissimuler. Je sentais que si je me laissais interroger, je ne serals 
pas maitresse de garder mon secret. J’aurais trop hasardé 4 le di- 
vulguer prématurément, si tu n'avais pas été animé des bonnes in- 
tentions que je me plaisais 4 supposer, une opposition formelle de 
ta part 4 consentir 4 ton avancement, alors qu'il n’était pas irrévo- 
cablement arrété, aurait renversé tout l’échafaudage qui soutenait 
mes espérances, si fréles et pourtant si graves ! Il s’agissait de notre 
bonheur, de l’avenir de notre vie entidre, Georges! j’ai résisté a tout, 
au jugement défavorable que tu portais-sur moi, a ton mécontente- 
ment, méme 4 ton chagrin... Il élait temps, je l'avoue, que ce sup- 
plice prit fin. C’est seulement aujourd’hui que le billet de Mélanie 
m’a appris que les nominations étaient signées. Ce fameux billet, que 
tu as lu presque malgré moi, que tu as montré a M. Vernoise et qui 
l’a désespéré autant qu’il t’a rerapli d'une fausse joie! je n’ai pas vu 
un grand inconvénient 4 te céder, quand tu as tant insisté pour 
l'avoir. A la maniére dont il était rédigé, tu devais te tromper sur 
sa signification véritable, ce qui est en effet arrivé. Et puis, je con- 
fesse un accés de méchanceté : je n’élais pas fachée que tu fusses 
un peu puni... Oui, monsieur, continua-t-elle, votre conduite éait 
indigne : chercher & supplanter un ami! Et vous avez pu croire que 
Je me préterais 4 une telle abomination !... | 

Ils causérent ainsi jusqu’a ce que-la lampe leur rappelat, en sé 
teignant, que, tristes ou joyeuses, nos émotions ont un coors Lorné. 
Est-il indispensable d’ajouter que leur réconciliation était com- 
pléte, et que les heures qui venaient de s’écouler, si doucement qu'ils 
n’en avaient pas méme entendu le vol léger, avaient suffi pour sub- 








DOUCE-AMERE. 885 


stituer comme par enchantement, 4 une zizanie sur le point d’écla- 
ter, l’entente la plus absolue? . 

A quelques pas d’eux, madame Bodignon reposait avec le calme 
d’une conscience satisfaite, sans se douter, au milieu des réves ca- 
ressan{ts qui bercaient son sommeil, qu'elle dormait sur un volcan. 


XIV 


CONCLUSION. 


Il était écrit probablement pour justifier la déclaration de Ver- 
Noise, quis’ était dit fataliste, que jusqu au dernier jour de ce voyage, 
Je pauvre substitut aurait & lutter contre les complications de l'im- 
prévu. Elles se produisaient constamment et déroutaient comme a 
plaisir ses résolutions les plus décisives. En fut-il de plus sage que 
celle qui avait un instant prévalu de s’en retourner 4 Chdlon ou- 
blier son échec et son mariage rompu? Voila qu’au milieu d'une 
visite d'adieu, la communication d’un petit billet de quatre lignes 
avait brusquement fait tourner son esprit vers une résolution oppo- 
sée, et, A ses yeux, cerlainement plus sage encore. Nouveau contre- 
temps, Clausalle, par le récit inattendu de ses infortunes, I’avait tel- 
lement surpris qu’il avait tout a fait oublié de le prévenir que son 
départ était ajourné. Il en résultait pour lui une perplexilé cruelle. 
Que faire? partir? & présent que le plus improbable des hasards I’a- 
vait mis sur la trace du domino? Impossible. Abandonner Clausalle? 
dans cette crise douloureuse ot le besoin d'un ami dévoué est par- 
ticuliérement nécessaire ? Impossible aussi. 

Ah! sile démon Asmodée, le transportant sur son manteau comme 
I’étudiant de Salamanque, l’avait mis 4 méme de contempler ce qui 
se passait alors dans le cabinet de Clausalle, il aurait mieux dormi 
pendant cette triste nuit qui lui parut interminable! 1! reposa a 
peine, tourmenté par une inquiétude incessante, incertain sur ce 
qu'il devait faire. 

Le lendemain, il s’éveilla d’une torpeur lourde et fatigante qui 
lui avail tenu lieu de sommeil. Le ciel était brumeux, le jour terne, 
jamais sa chambre d’hdtel n’avait été plus froide, plus nue et plus 
triste. Aprés réflexions, il se considéra comme étant a Ja disposition 
de Clausalle, et décida qu’en conséquence il devait se préparer pour 
le cas ot ils partiraient ensemble le soir. 

Afin de consacrer par un commencement d’exécution la détermi- 


886 DOUCE-AMERE. 


nation que lui inspirait son bon coeur, i] vida résoliment armoires 
et tiroirs, posant un peu partout ce qu’il en retirait. Cette besogne 
préparatoire accomplie, il sarréta. D'un fauteuil ov il était assis, il 
contemplait avec découragement |’amas d’objets qui l’entourait. Son 
regard mélancolique errait des vélements, du linge, des mille cho- 
ses disséminées dans tous les coins, 4 la malle qui devait les conte- 
nir. Celle-ci, placée sur un chevalet, rappelait dans la pénombre 
l'image confuse de quelque monstre des temps fabuleux qui, affamé 
et insatiable, guettait sa proie, ]’oeil menacant, les machoires déme- 
surement ouvertes. 

Un coup discret frappé 4 sa porle le replongea dans la plus triste 
des réalités. Un garcon, frisé et souriant, lui apportait la note des 
frais de son séjour, ainsi qu'une lettre portant le timbre officiel du 
ministére de la justice, ce qui intrigua beaucoup Vernoise. En deux 
phrases d’une politesse banale, le secrétaire particulier du garde des 
sceaux linvitait 4 se tenir 4 la disposition de Son Excellence, qui le 
recevrait 4 deux heures précises. Nouvelle complication. Que lui 
voulait-on au ministére? lui reprocher aussi la légéreté de sa con- 
duite, parce qu’il avait accompagné Clausalle au bal de la rue Cadet? 
Ce n’était pas impossible. La police est bien faite 4 Paris, et il n’au- 
rait pas été plus malaisé au lieutenant Clapier de dénoncer deux 
magistrats qu’un seul. 

Cette diversion lui rendit service en donnant & ses idées un autre 
cours. Il pensa moins aux préoccupations qui l’avaient absorbé de- 
puis la veille et concentra toute son attention sur la réception que 
lui pouvait ménager le ministre. Le probléme était ardu. N’ayant 
aucune donnée pour fixer le point de départ, il employa des heures 
4 défricher le champ fertile des hypothéses et des conjectures. Son 
esprit en rencontrait d’inattendues, aussitét abandonnées que sur- 
gies. Il fit un examen de conscience des plus scrupuleux, alla jusqu’é 
redouter d’étre interpellé au sujet du bal ot il était resté si long- 
temps, se livra enfin aux prodigieux efforts d’imagination que pro- 
voque l’attente. Le sentiment dominant, lorsqu’il se mit en route, 
était une crainle vague et indéfinissable. 

Comme toujours en pareil cas, Ja seule éventualité qu’il n’eut pas 
entrevue se trouva étre la bonne. Le ministre n’avait aucune mau- 
vaise intention, il le lui prouva aussilét son entrée en lui tendant la 
main avec un sourire affectueux. On V’avait fait venir, simplement 
pour lui annoncer sa nomination de juge au tribunal de premiére 
instance de la Seine. 

Encore un tour de l'imprévu. Celui-la dépassait toutes les proba- 
bilités. Vernoise fut littéralement ahuri et n’eut méme pas la pré- 
sence d’esprit de formuler autre chose qu'un remerciment incom- 








DOUCE-ANERE, 887 


préhensible. Les tables, les fauteuils, jusqu’aux murailles dansaient 
autour de lui une sarabande effrénée. 

Aprés cet événement inoui, invraisemblable, plus de surprise pos- 
sible, tout était épuisé. Grave erreur, ainsi qu’il le reconnut promp- 
tement. 

La commotion avait été si grande qu’au moment de sa sortie du 
ministére, il tremblait, ses jambes flageolaient comme s’il relevait 
de maladie. Ses idées n’étaient guére plus nettes que celles d’un 
convalescent qui a vécu quelque temps dans le monde fantastique de 
la fiévre et du délire ; elles affluaient confuses, sans suite, et ne s’a- 
justaient pas les unes aux autres. Il avait envie de chanter, mais 
unetelle émotion l’étreignait par instants que des larmes jaillissaient 
de ses yeux. Chose bizarre, il avait peur de marcher et s’avancait 
avec précaulion pour ne pas tomber, parce qu'il était convaincu 
qu’au moindre choc son corps tomberait en poudre, comme un verre 
lancé dans la rue du dernier étage d’une des hautes maisons au pied 
desquelles il passait. 

Le contact de lair vif et froid le remit un peu, pas assez rapide- 
ment pour lui permettre de voir clair en lui-méme avant d’avoir 
fait une promenade. I] s’achemina donc, par les boulevards et la 
rue de Richelieu, jusqu’au Palais-Royal. La course est longue; il l’ac- 
complit sans encombre, et en retira la bienfaisante influence sur 
laquelle il comptait. [I était donc tout prét pour recevoir un nouveau 
cadeau de son grand ami l’imprévu. 

Sa chambre avait été envahie, pendant son absence, par deux 
personnes qui s’étaient assises tant bien que mal dans la piéce, trés- 
petite et encombrée par ses appréts de départ. Elles se levérent tou- 
tes les deux en l’entendant ouvrir la porte. Vernoise n’éprouva pas 
de surprise bien profonde 4 la vue de la premiére; il l’attendait, 
car c’était Clausalle. Encore, son procédé de se précipiter dans ses 
bras et de l’embrasser sans mot dire, Il’étonna bien un peu ; mais 
Vautre !... Que le pauvre garcon fut confus et stupéfait de reconnai- 
tre Aurore ! Heureuse, souriante, elle lui tendait la main, et, de sa 
douce voix, fut obligée de répéter plusieurs fois qu'elle avait tenu a 
venir lui offrir ses compliments. Clausalle était fort ému, il ne ces- 
sait pas ses démonstrations. A l’accolade succédaient les étreintes, 
et, mélangeant l’expression des sentiments qui faisaient explosion 
en lui, il le complimentait en méme temps qu’il l’appelait son 
sauveur. 

Vernoise ne comprenait rien 4 ces transports; un vertige sembla- 
ble a celui qui l’avait saisi aprés son entrevue avec le ministre s’a- 
musait encore a travestir 4 ses yeux la réalité. Il s’attendait 4 se 
réveiller ; tout cela ne pouvait étre qu’un réve. Voir ensemble Au- 





888 DOUCE-AMERE. 


rore et Clausalle, qui ne se parlaient pas depuis huit jours, et que 
divisaient les complications les plus alarmantes pour un jeune cou- 
ple; les entendre tous les deux le féliciter avec des figures charmées : 
que signifiait ce mystére ? Quel bon vent avait soufflé, qui les avait 
rapprochés si soudainement et surtout si 4 propos ? Comment étaient- 
ils, en apparence, contents de sa réussite & lui, Vernoise, alors 
qu’elle déconcertait toutes leurs espérances & eux-mémes? Enfin, 
par qui étaient-ils instruits d’une nomination encore ignorée, et 
qu’il avait apprise depuis trop peu de temps pour en avoir fait part 
4 personne? 

L’accumulation de ces incidents inexplicables avait pour résultat 
un imbroglio complet. Vernoise s'y perdait sans rencontrer d’issue. 
Sa physionomie exprimait, avec une naiveté réjouissante, le chaos 
ou sa pensée errait 4 l’aventure ; la gaieté d’Aurore et de Clausalle 
s’en accroissait d’instant en instant. Par commisération, ils com- 
mencaient une explication ; mais ils parlaient 4 la fois. Au lieu de 
s’éclaircir, la question sembrouillait, et ils s’arrétaient ensemble, 
gagnés par un fou rire qui ne leur permettait plus de placer une pa- 
role. Vernoise, n’ayant aucun motif pour étre triste, se mit a l’unis- 
son par contagion ; c’est ce qu’il avait de mieux 4 faire. D’ailleurs, 
ce ne fut pas du temps perdu ; si jamais | homme peut en perdre en 
riant sur cette terre, appelée justement une vallée de larmes. Sa- 
chons bien que chaque minute de gaieté est autant de pris sur les 
tristesses de tout genre qui n’attendent que |’occasion de fondre sur 
nous. Ne regrettons jamais les heures rares et bénies ou le rire ou- 
vre en méme temps nos lévres et nos cceurs. Aurore et Clausalle se 
calmérent enfin ; ils purent raconter d'une voix posée comment la 
nuit précédente avait eu pour eux l'importance d’une révolution. En 
politique, on ne recourt généralement 4 ce moyen extréme que faute 
de s’entendre, et il est notoire que les résultats obtenus sont en rai- 
son inverse des violences déployées ; la méme observation s’applique 
au mariage. : 

Pendant le récit, qui fut abondant, attendu qu’Aurore et Clausalle 
se disputaient a l’envi l’honneur de rappeler un détail onblié, les 
coeurs des trois personnes réunies dans cette humble chambre d’hé- 
tel n’avaient pas cessé de s’épanouir sous |’émotion honnéte et saine 
qui les dilatait. Néanmoins, singulier revirement! voila que leurs 
yeux étaient remplis de larmes, sans que le sourire edt renoncé tout 
4 fait & témoigner discrélement de leur satisfaction intérieure. 

L'émotion, si agréable qu’elle puisse étre, ne supplée pas aux 
plus impérieux besoins de notre nature. Clausalle appela l’atteation 
sur cette vérité de premier ordre. Il fit remarquer qu’aux termes de 
conventions arrétées la veille entre Vernoise et lui, un diner devait 











DOUCE-AMERE. 889 


Jes réunir aujourd’hui ; il proposa de ne rien changer au programme, 
au moins dans sa partie essentielle, et fit la motion de se rendre 
tous les trois dans un restaurant en vogue, pour fétcr joyeusement 
les divers événements qui les rendaient si heureux. Cette idée, adop- 
tée a unanimité, fut exécutée immédiatement. Quel diner assai- 
sonné de gaieté folle ! Il fit poque dans la vie d’Aurore, qui n’avait 
jamais mis le pied dans ces petits salons qu’on appelle des cabinets 
particuliers. Elle en parlera longtemps, comme d’une débauche de 
sa jeunesse ; et le souvenir ne s’en effacera jamais en elle, car il se 
lie intimement & une conquéte que les individus n’oublient pas plus 
que les peuples, celle de sa liberté. 

Nul ne supposera certainement Vernoise capable d’avoir aban- 
donné la pensée du domino, malgré l’enivrement du triomphe. En 
effet, sa douce image, plus vive et plus brillante, tenait toujours la 
premiére place dans son coeur. [l n’en parla pas a Clausalle, mais 
n éprouva pas la méme répugnance en ce qui regardait Aurore. Aprés 
le diner, on avait décidé d’aller finir la soirée dans un théatre, pour 
que la partie fat compléte. Dés le premier entr’acte, Clausalle s’é- 
clipsa, parce qu’il avait besoin de fumer. Vernoise, un peu animé, 
profita du moment ow la jeune femme et lui étaient seuls, et raconta 
toute l’histoire. Son projet primitif avait été de livrer le moins pos- 
sible de ce cher secret; malheureusement il fut pris comme dans un 
engrenage. Les aveux et les détails se succédaient sans interrup- 
tion, entrainés par un enchainement irrésistible. L’oreille d’une 
femme jeune, charmante et sage est un confessionnal tellement en- 
gageant, qu’il n’omit rien. Aurore écoutait avec un intérét affec- 
tueux. Elle suivait les phases de l’aventure avec une curiosité 
friande, si pleine d’abandon ; elle témoignait par son attitude, )’é- 
clat de ses grands yeux, son sourire consolant, d'une pitié si pro- 
fonde pour le pauvre amoureux, que Vernoise était réconforté d’a- 
vance. Quand il confia enfin qu'il se croyait sur la voie, et demanda 
qu’on lui prétat le petit billet, 11 savait bien que sa cause était ga- 
gnée, que madame Clausalle se mettrait a sa disposition pour l’aider 
dans ses recherches. Aurore avait gardé le billet, elle conservait 
toutes les lettres de Mélanie ; elle promit de le lui envoyer dés le 
-Jendemain. Un serrement de main expressif acheva sa pensée. 

Par quel phénoméne d’aberration Vernoise avait-il pu se mépren- 

_ dre & ce point? Quand il voulut opérer un rapprochement entre les 

écritures, la dissemblance lui sauta aux yeux ; elles étaient radica- 

lement opposées. Ce billet pourtant était bien le méme que celut 

qu’il avait vu, le chiffre M. C., timbré en bleu & l'angle gauche du 

papier, en faisait foi. Les preuves étaient 1a ; il fallait bien s’en rap- 
40 Seprewsax 1873. 57 


830 DOUCE-AMERE, 


porter a leur témoignage désintéressé, et croire qu'une hallucination 
avait joué... Pauvre Vernoise!... 

Une consolation puissante adoucit son malheur : il avait une con- 
fidente obligeante et sire, qui compatit a sa peine. Avec le tact in- 
génieux et subtil des femmes, si habiles 4 panser les blessures, par- 
ticuliérement celles de cette nature, Aurore usa de ménagements 
infinis, ’écouta parler de Vinconnue, Pempécha de céder au décou- 
ragement, se mit de moitié dans son chagrin, gagna sa confiance, 
et, d’une main délicate mais ferme, le conduisit ot elle voulut. Ce 
fut l’affaire de quelques jours. Au bout d’une semaine, Vernoise 
n’était plus le méme homme; cependant il n’avait pas fait autre 
chose que d’aller, tous les soirs, passer une heure 4 Versailles au- 
prés de madame Clausaile : tel fut l’effet de l’influence qu’elle exerga 
sur lui, que, bientdét, elle put Jui faire envisager, sans risquer de le 
désoler, Vinanité de toute tentafive pour retrouver jamais le domino. 
Elle obtint davantage ; il s’engagea solennellement a ne plus penser 
4 lui d’une maniére exclusive, et surtout 4 ne pas le considérer 
comme un obstacle dans sa vie. 

Les éléments du bonheur, pour M. Vernoise, étaient disposés au- 
tour de lui; il n’avait plus qu’é se donner la peine de les réunir en 
prenant possession de son siége de juge & Paris et en se marnnt, 
suivant ses intentions, lors de son arrivée. Est-ce que l'intervention 
du doigt de Dieu, lui disait Aurore, n’était pas 1a? Etait-il permis 
d’hésiter ? 

M. Vernotse objecterait peut-étre un sentiment de délicatesse qui 
s ’opposerait 4 ce qu’il offrit- un coeur dont il n’était plus le maitre, 
puisqu’ une autre l’occupait tout entier ; mais ce n’était pas une ob- 
jection sérieuse. Les souvenirs ne sont incompatibles' avec aucune 
des situations de la vie : quiconque n’a pas a rougir des siens ne doit 
ni les fair ni les redouter. Aurore pensait qu’aucun inconvénient ne 
s'opposait & ce qu’au besoin, si ses scrupules étaient trop forts, 
conflat 4 sa fiancée le récit de cet épisode. Elle ne serait sirement 
pas:jalouse ; quelle femme le pouvait étre d'une rivale apparue deux 
fois et, en définitive, qu’on n’a jamais vue! 

Vernoise finit par se laisser convaincre, mais il emporta de son 
dernier entretien:avec Aurore un singulier soupcgon. Préciser com- 
ment il lui était venu, sur quoi il reposait, lui aurait été impossible. 
ll le ressentait, voila le stir. Or ce soupgon était que, si madame 
Clausalle avait déployé tant de:zéle, c’est qu’elle avait eu pour but, 
en le consolant, d'assurer Vincognito du domino, qui n’était auire 
que son amie. 

A mesure que Vernoisé se rappela le billet, it acquit la certitude 





DOUCE-AMERE. 894 


morale que celui qu'on lui avait envoyé n’était pas le méme que ce- 
Jui vu chez Clausalle. Et puis des sourires, des regards d’Aurore, de 
certaines inflexions de voix, de troubles soudains, de réticences, 
d’une foule de détails microscopiques enfin, Vernoise tira des induc- 
tions quand, aprés quelque temps, il eut Ja possibilité d’analyser sa 
pensée refroidie. Le doute subsista encore, mais si peu !... Toutefois, 
il ne parla 4 personne de ses supposilions, et il suivit sagement les 
conseils de madame Clausalle. Quant au domino, que ce fut ou non 
madame de Colbraye, il en conserva au fond de son cceur le souve- 
nir dune vision aux contours indécis, flottante entre le réve et la 
réalilé, qui emprunte son charme au voile transparent peut-étre, 
mais toujours baissé, dont elle s’enveloppe. 

Clausalle, qui n’en avait que faire, obtint plus de renseignements. 
Bien longtemps aprés, de la bouche méme de sa femme, il eut con- 
naissance compleéte de tous. les détails. Mélanie et elle ayant com- 
ploté de le faire appeler en province, Aurore insista pour que M. Ver- 
noise fat appuyé par M. de Colbraye et nommeé 4 Paris. Mélanie était 
bien disposée, mais elle voulait connaitre ce jeune homme avant de 
le recommander. Son amie devait le lui amener, lorsque surviat un 
incident qui rendit la présentation inulile. 

Un certain soir, les deux jeunes femmes allérent incognito’au bal 
masqué de l’Opéra. Aurore, prévenue que son, mari s’y trouverait, 
avait eu envie de constater par elle-méme si la dénonciation était 
fondée. Pendant ce bal, Mélanie aventureuse et folle, avait eu l’au- 
dace, apercevant par hasard M. Vernoise & proximité de la loge 
qu elles occupaient, de l’y faire’mander. Enchantée de |’excellemse 
éducation, de !’esprit, du tact dont il avait fait preuve dans cette 
circonstance délicate, elle était devenue sa protectrice. | 

Plus tard elle reconnut quelle imprudence elle avait commise:en 
attisant un feu qui prit des proportions inquiétantes. Elle eut des. re- 
grets, des remords; son excuse est qu’elle faillit.s’y braler la pre- 
miére. Heureusement tout était fini, & la satisfaction générale.. Mé- 
lanie, repartie pour ]’Allemagne, ne pensait probablement plus 4 
M. Vernoise, et pour ce dernier, aujourd'hui marié, pére de fa- 
mille, il touchait & l’époque ot ’ pourrait apprendre. Sams daager 
quel était le domino. 

Par excés de précaution,,. hunts recommanda 2 a soe mazi le secret 
le plus absolu. Clausalle l’a observé, tout en se divertissant beau- 
coup au récit de cette bonne- fortune. Jamais il n’en a été question 
entre Vernoise et lui. oo.’ 

Naturellement Ja nouvelle de l’échec de Clausalle porta, wat comp 
terrible 4 madame Bodignon, bien qu'elle y eut été préparée par la 
Jettre du ministre. Songer que sa fille allait étre livrée seule et sazs 








892 | DOUCE-AMERE. 


défense a un étre si pernicieux la révoltait. C'est ce qu’en l’absence 
de son gendre, toutefois, elle déclara péremptoirement & Aurore. 
Elle proposa différentes combinaisons pour neutraliser cette in- 
fluence délétére : laisser Clausalle s’établir en garcon 4 Macon, ou se 
sacrifier encore une fois au bonheur de sa chére enfant et partir 
avec eux. Il y eut, 4 ce propos, entre la mére et ta fille un combat 
qui fut trés-long, ni Pune ni l'autre n’étant en humeur de céder. Au- 
rore tint si ferme que, pour la premiére fois, madame Bodignon la 
soupconna sérieusement de lui préférer son mari. Aprés avoir gémi 
sur Pingratitude des enfants, elle se rendit, quoique non convain- 
cue, aux raisons qu’alléguait madame Clausalle, pour gazer son re- 
fus. Le consentement qu’elle donna enfin fut accompagné des aver- 
tissements maternels les plus variés et les plus étendus sur la ligne 
de conduile 4 adopter, maintenant qu’isolée elle serait loin de tout 
secours. Cela dura plusieurs jours et ne serait pas encore fini si la 
séparation n’y avait coupé court. 

Lors de la vente de l’hétel de Versailles, madame Bodignon négli- 
gea complétement de réserver le logement de M. Clapier, qui recut, 
un beau matin, du nouveau propriétaire linvitation de déguerpir. 
Le lieutenant fit son possible pour rester; on sait qu’il n’est pas de 
racines plus tenaces que celles de ces plantes parasites, venues sans 
soins et sans culture, qui s'incrustent dans les fentes des vieilles 
murailles. Vainement il opposa une résistance désespérée ; force lui 
fut d’évacuer. Madame Bodignon recut sa visite, déplora le malen- 
tendu et lui exprima avec énergie-le regret que l’exiguité du local 
qu’elle habitait & Paris s’opposat & ce qu’elle lui rendit l’équivalent. 

Il fallut bien que le lieutenant prit son parti; ce ne fut pas sans 
maugréer. L’amitié de Cropin recut le trop-plein de son indignation, 
sans quoi il edt éclaté comme une machine 4 vapeur dépourvue de 
soupape. Cropin n’était pas, d’ailleurs, plus enchanté que son maf- 
tre de ce bouleversement : il y perdait beaucoup aussi, non-seule- 
ment en relations — ce qui, ala rigueur, se retrouve toujours, — 
mais encore — et c’était le pire — en subventions de toute nature. 
Dans sa détresse, le lieutenant eut l’idée de s’adresser 4 Alfred. Il 
exposa que la dépossession indigne de son appartement lui causait 
un préjudice considérable, et qu’il ne pouvait plus vivre avec les res- 
sources dérisoires mises 4 sa disposition. 

- Le ministre lui répondit, courrier par courrier, que le gouverne- 
ment n’était pas chargé de nourrir ses vices, et refusa net d’élever 
le clnffre de la pension ; mais il offrit le commandement du fort de 
Queyras, situé dans une position des plus heureuses, au sommet des 
Alpes, dans le voisinage d’Embrun. Le lieutenant remercia avec di- 
gnité. Il s’est retiré dans un bouge et grossit la liste des mécontents. 











DOUCE-AMERE. 896 


Il acru de sa dignité aussi de ne jamais revoir les Bodignon, qui ont 
montré une duplicité éhonlée. Ce n’est pas le logement qui leur 
manque : ils ont acheté un hétel qui est — le lieutenant le déclare, 
et il s’y connait — une véritable caserne, en plein faubourg Saint- 
Germain, rue de Lille. 

Madame Bodignon y a tout préparé pour la prochaine arrivée de 
sa fille; elle est convaincue qu’au bout de quelques mois Aurore 
sera revenue de sa belle fantaisie de courir la provinee avec son mari. 
De son gendre, 4 proprement parler, elle s'inquiéte assez peu : il 
peut devenir ce qu'il voudra ;’ce nest pas elle qui fera des efforts 
pour le ramener au giron maternel, dont, au surplus, il se montrait 
de plus en plus indigne. Qu’il n’y rentre plus, c’est le souhait de son 
excellente belle-mére. 

Une justice 4 rendre 4 madame Bodignon, c’est que jamais elle 
ne manifeste de pareils sentiments en présence de ce gendre. Au 
contraire, elle lui fait le meilleur accueil, avec ces lévres souriantes 
et ce parler mielleux qui lui ont valu le surnom plaisant de Douce- 
Amére. Au fond, ils s‘apprécient exactement et savent ce que valent 
les politesses réciproques dont ils s’entourent. La preuve est que, 
toutes les fois qu’elle apergoit Clausalle, elle s’attend & ce qu’il lui 
raméne définitivement Aurore. Comme ce moment se fait trop at- 
tendre 4 son gré, elle s’est livrée, sans rien dire, 4 des démarches 
trés-actives pour oblenir le rappel de son gendre 4 Paris. Elle a failli 
réussir : Clausalle n’a eu que le temps, d’accord avec sa ravissante 
petite femme, de faire encore intervenir Mélanie. 

Madame Bodignon a un salon, c’est-a-dire qu’elle a fait Sigeu 
ment de visites, qu’elle a pris un jour, et que deux fois par semaine 
elle donne un thé. Il y vient beaucoup de vieux savants, des femmes 
auteurs, des arlistes incompris. Elle est lancée. 

Quant 4 Clausalle ct 4 sa femme, ils s'adorent. Que de ménages 
auxquels il n’a manqué, pour étre comme eux, que ce & quoi ils sont 


arrivés : se connaitre | 
G. DE PARSEVAL. 








ELOGE DE VAUBAN 


DISCOURS 


QUI A OBTENU LE PRIX D'ELOQUENCE DECERNE PAR L ACADEWIE FRANCAISE, 
DANS SA SEANCE ANNUELLE DU 8 AOUT 1872. 


C'est un double avantage de se voir autorisé dans 
ses vieilles admirations et dispensé d’en adopter de 
nouvelles. 


Vurewain (Discours sur la Critique). 


Saint-Simon ne rend pas justice 4 Vauban quand il le peint tan- 
13t « comme un homme de basse mine dont la phystonomie ne pro- 
mettait rien »; tantOdt « avec un extérieur rustre el grossier , pour 
ne pas dire brutal et féroce.» La postérité renie ce témoignage 
et ne veut voir l'illustre ingénieur que dans le portrait de Rigaud. 
Le front élevé, coupé par de longs sourcils, l’ceil grave, la bouche 
fine et d’une expression contenue, cette figure noble et calme seratt 
celle dun penseur, si la cicatrice de la joue n’accusait aussi l'homme 
de guerre. Le voila bien, celui qui occupe une place & part dans le 
siécle de Louis XIV; a la fois intégre et pur comme Catinat, simple 
cl vaillant comme Turenne, les deux héros dont il se rapproche da- 
vantage. Il est le chef de cette famille sans tache 4 laquelle appar- 
tiennent Fabert, Desaix et Drouot. Dans le cortége de nos maréchaux, 
méme entre Condé et Villars, son nom brille d'une gloire qui ne se 
confond avec aucune autre. 

La renommée de Vauban semble surtout attachée au souvenir des 
nombreuses citadelles qu’il a construites; mais ce grand homme a 
eu son existence si remplie, il se présente & nous avec des carac- 
téres et des talents si divers, qu’il est vraiment un sujet inépuisable 
d’étude. En méme temps que ce savant officier écrivait des trailés 
sur les mines, sur l’attaque et la défense des places, il appliquait ses 








ELOGE DE VAUBAN. $95 


théories 4 l'art des fortifications et il dotait le royaume d’une cein- 
ture de pierres qui l’a protégé pendant deux siécles. Maréchal de 
France, il publiait un livre d’économie polilique ot il essayait de 
résoudre l'une de ces questions d'intérét général qui, sans cesse dé- 
battues, divisent encore aujourd’hui notre époque. La grandeur 
morale se joignait en lui 4 la supériorité de esprit. Le coeur au-des- 
sus de l’envie, il conseillait d'accueillir l’ingénieur Cohorn, i) admi- 
rait le canal de Riquet ; épris d’équité, sous le régne des priviléges, 
il s’affligeait de l’inégalité des charges publiques et des souffrances 
de la multitude dont il voulait améliorer le sort; détaché des ri- 
chesses, il distribuait 4 ses compagnons d’armes les libéralités du 
roi; catholique fervent, il invoquait la clémence de Louis XIV 
pour les protestants persécutés. — Reconnaissez-le déji! Mélange 
original des dons les plus rares, il tient l’admiration incertaine en- 
tre le charme austére de ses vertus et l’éclat de son fécond génie. 
On ne doit pas l'oublier d’ailleurs; Vauban dépasse en quelque 
point l’idéal de son temps. Par-dela l’horizon majestueux du siécle, 
al entrevoil, ainsi que Fénelon, un avenir chargé de problémes et de 
menaces. Personne, avant lui, n’avait agrandi de la sorte le type 
historique du guerrier: il y ajoute la conscience du devoir, et ce 
Je ne sais quoi de réfléchi et de profond qui se révéle 4 son aspect. 
Dans le cadre restreint que je m’impose, me sera-il donné de retra- 
cer dignement le souvenir des hautes lecons que nous a laissées 
sa vie? | 


Les conditions de la guerre éprouvent sans cesse de nouveaux 
changements. Le perfectionnement de l'artillerie et les armées cha- 
que jour plus nombreuses en sont les véritables causes. Les princi- 
pes se modifient, la tactique différe, les capitaines extraordinaires 
se succédent en marquant de leur empreinte cet art terrible qui 
nous épouvante en proportion de ses progrés. On n/’assiste plus a 
ces luttes sans fin d’autrefots, & ces campagnes d'une excessive du- 
rée, ot les siéges comptaient autant que les batailles dont ils balan- 
caient souvent les résultats, ob. une seule forteresse parvenait 4 im- 
mobiliser une armée entiére et préparait tantét la revanche de l’en- 
nemi abattu, tantdét le triomphe définitif de celui qu’avait déja cou- 
ronné la victoire. Quel spectacle étrange nous offre une époque ow 
Von voyait Louis XIV se transportant avec toute sa cour devant les pla- 
ces de Franche-Comté et de Flandre, comme si la fortune de la France 





$96 ELOGE DE VAUBAN. 


dépendait de la chute de chacune d’elles ; les mousquetaires rougesdu 
roi s’élancant des tranchées, le fer 4 la main, et entrant dans Valen- 
-ciennes péle-méle avec |’Espagnol confondu de leur audace ; le faste 
galant avec lequel Condé attaquait Lérida ; les historiographes et 
les poétes rivalisant d’enthousiasme a la prise de Namur et chantant, 
comme une autre Ilion, cet exploit légendaire! Alors la portée du 
canon n’était guére que de sept cents métres : l'assiégé touchait son 
adversaire et celui-ci l’enserrait dans les plis et replis de ses travaux 
d’approche jusqu’a ce que l’assaut le jetat frémissant sur la bréche : 
mélées ardentes, furieux combats qui plaisaient au courage cheva- 
leresque et bouillant de la nation. 

De quel poids peuvent étre aujourd'hui, et les efforts d’une gar- 
nison se défendant héroiquement. jusqu’a Ja derniére heure, et la 
ténacité indomptable de quelques milliers d’hommes conduisant 
leurs paralléles jusqu’au bastion, quand les généraux entrafnent 
derriére eux des masses toujours grossissantes et se contentent de 
bloquer avec des corps détachés la plupart des citadelles qui jadis leur 
_ auraient barré la route? Les soldats de Napoléon, bien plus encore que 
ceux de Frédéric, habitués 4 frapper des coups rapides et mortels 
sur l’ennemi, furent les premiers qui ne s’arrétérent plus devant les 
murailles. Dantzick, Saragosse, Badajoz, prouvent cependant qu’ils 
savaient faire tous les genres de guerre. De nos jours, si l’on excepte 
quelques grands siéges qui sont dans toutes les mémoires, et qui 
ont retardé plutét que changé issue de la lutte, le sort des armes 
n’est plus tenu en suspens que par les premiers chocs, duel aussi 
prompt que formidable, suivi parfois de longs écroulements. Quoi- 
que beaucoup de places fortes élevées il y a deux cents ans soient 
ainsi devenues inutiles, grace aux procédés modernes de la guerre, 
il ne faut pas toutefois marchander notre reconnaissance & ceux qui 
se montrérent jadis si prévoyants pour la sauvegarde de nos fron- 
-tiéres. Cela est vrai : les anciens remparts, tels que les édifiait Vau- 
ban, ne répondent plus aux nécessités actuelles de la défense ; mais 
ils nous ont rendu des services que nul Francais ne doit oublier. Ne 
peuvent-ils pas encore nous protéger, si le génie leur fait subir 
promptement les modifications indiquées par une cruelle expé- 
‘rience ? En dépit des critiques trop légéres de ses détracteurs ou de 
linsuffisance démontrée par de récents événements, les travaux de 
‘Vauban parleront élernellement pour sa gloire; par ses données 
fondamentales, la scienee qui les a concus demeurera toujours. 

Qu’il est difficile. d’en parler! Aussi n’essayerons-nous pas de 
décrire la partie technique de cet art; le grand ingénieur ne sau- 
rait étre bien loué que par ses disciples, on dirait d’un autre par ses 
pairs. Il nous suffira de rapporter ces lignes restées classiques parce 














ELOGE DE VAUBAN. 897 


qu’elles sont signées de Carnot : « C’est dans l'art de profiter de 
toutes les circonstances locales, c’est dans les manceuvres d’eau in- 
génieusement imaginées, c'est dans l’art de placer une simple re- 
doute dans un lieu inaccessible, d’ou elle prenne des revers sur les 
tranchées, c’est dans ]’art d’enfiler une branche d’ouvrages si facile- 
ment qu’on ne puisse la battre ni en bréche, ni par ricochet, c’est 
en tout cela que consiste l’art de Vauban. » 

L’on aime a voir juger ainsi le glorieux maréchal par le futur dé- 
fenseur d’Anvers. 

A peine échappé aux épreuves d’une enfance pauvre et dénucée 
de sors, Vauban quitte le Nivernais, son pays natal, 4 l’age de dix- 
sept ans. Entrainé par sa jeunesse et surtout par le nom d’un émi- 
nent capitaine, il devient soldat dans le régiment de Condé ; lui qui 
devait dtre le modéle le plus élevé du patriotisme, il sert un moment 
avec ce prince parmi les troupes espagnoles, sous le drapeau étran- 
ger. Triste influence de nos discordes civiles, puisqu’elles peuvent 
cacher méme a des hommes en possession de leur gloire, comme 
Condé ou Moreau, les lois éternelles de l’honneur ! 

Vauban se révéle bientét ingénieur, et ses aptitudes extraordinai- 
res le mettent en vue. Arrété plus tard par les royalistes, Mazarin le 
restitue 4 la France. Dés 1658, il dirige en chef l’attaque de Grave- 
lines; depuis lors il est employé dans toutes les campagnes de 
Louis XIV. Ce n’est qu’en 1673 qu’il est nommé commissaire géné- 
ral des fortifications : Vauban succéde au chevalier de Clerville 
comme le génie succéde a la routine. Attendez un quart de siécle, 
et une révolution sera par lui accomplie. Le front bastionné recevra 
des développements inattendus, des modifications si neuves que le 
systéme de l’attaque et de la défense des places cessera d’étre le 
méme. | 

Chacune de ses inspirations, le brillant officier la justifie par le 
succés. Devant Maéstricht, un de ses siéges les plus mémorables, il 
imagine, ou, suivant quelques-uns, i! perfectionne seulement.l’usage 
des paralléles, et, le treiziéme jour, la forteresse capitule. — A Va- 
Jenciennes, il conduit, chose nouvelle, une attaque en plein jour, et 
la place se rend. — Méme résultat pour le siége de Condé ov il se 
sert de galiotes avec des batteries flottantes, et pour celui de Philips- 
bourg dont fes remparts éprouvent les premiers |’effet inconnu et 
redoutable du tir par ricochet. 

Le roi, l'armée, Ja France entiére admirent l'homme supérieur 
qui apporte de si heureux changements aux principes de la guerre; 
les autres peuples ne tarderont pas 4 reconnattre son génie et a 
profiter de ses découvertes. Cohorn résisle seul & cet ascendant in- 
contesté; inventeur lui-méme, esprit fertile en ressources, impé- 


898 ELOGE DE VAUBAN. 


tueux et téméraire, il entreprend de lutter contre les procédés bien 
plus sirs, bien plus prudents surtout, de son irrésistible adversaire. 
En 1692, Namur est témoin de la défaite de Cohorn ; le fort Guil- 
laume, ofvrage de ses propres mains et qu'il défend en personne, 
trouve ses feux paralysés par une tranchée qui le coupe de la place; 
Vauban I’a dit, sa chute est assurée. En vain Cohorn réussira-t-il 
plus tard (1695) 4 reprendre Namur. L’Europe, attentive vingt ans 
auparavant au duel de Montecuculli et de Turenne sans avoir pu 
discerner le vainqueur, ne restera pas aujourd’hui incertaine en 
voyant aux prises les deux plus remarquables ingénieurs de son 
temps; aux combinaisons hardies, aux coups de force hasardés du 
Hollandais, elle préférera la méthode précise, la marche savante ct 
infaillible, la circonspection pleine d’humanité de celui qui ne sau- 
rait avoir de rival. 

Epargner les hommes, en effet, voila toujours le souci de Vauban! 
Voila ce qui étonne, ce qui séduit dans cette ame que dévorent les 
soins de la guerre! Jamais il n’a fait bon marché de la vie des sol- 
dats, jamais il ne I’a sacrifiée 4 um ordre légérement donné ou a 
d’apparentes nécessités. Et pourtant qu'elle est commune dans les 
camps, cette impassibilité froide qui oublie les pertes sanglantes et 
ne regarde que le but! L’histoire elle-méme, lorsqu’elle raconte les 
batailles ou les villes tombées, ne compte pas assez les morts ; elle 
applaudit les vainqueurs, les heureux chefs d’armée, sans dire ja- 
mais assez le prix auquel une nation les achéte. Qu’elle réserve da 
moins une louange méritée 4 ceux qui, comme Vauban, ont su mener 
d’immenses opérations militaires avec une rapidité inouie, et cela 
en mesurant chaque jour d’une main avare le nombre des victimes. 
Elle est de Vauban, cette belle parole 4 Louis XIV, qui voulait en- 
lever la ville d’Ypres: « Sire, vous gagnerez un jour, mais vous per- 
drez mille hommes », et Louis XIV s’arrétait. — Au siége de Cam- 
brai, il lui disait encore : « On veut brusquer Pattaque d'un ouvrage 
avancé : vous perdrez tel homme qui vaut mieux que le fort.» Vau- 
ban seul osait parler: ainsi; c’était le langage d’un coeur tout plein 
de cette généreuse bonté que Bossuet, dans une page immortelle, 
exige avant tout de ses héros. 

Vauban ménage sans cesse le soldat, mais il n’hésite pas 4 s’expo- 
ser mille fois lui-méme et & se prodiguer au feu, comme s'il n’était 
pas le plus précieux peut-étre et le plus utile serviteur du roi. Son 
audace est si connue que les instructions adressées au maréchal de 
Créquy pendant le siége de Luxembourg lui prescrivent de veiller 
sur-ses magnanimes élans. Fallait-il, en effet , reconnaitre exacte- 
ment le mur d’une place, obtenir un renseignement décisif, vérifier 
un point capital, il ne s’en rapportait qu’d lui-méme d'une mission 











ELOGE DE VAUBAN. 899 


si périlleuse. Huit blessures attestent son mépris constant de la 
mort. C’est 4 Douai, en 1667, qu’il recoit & la joue ce coup de mous 
quet dont son noble visage garda toujours les traces; en 1694, au 
seuil de la vieillesse, il se meltait encore bravement la téte de la 
noblesse bretonne et il repoussait la descente des Anglais au Cama- 
ret. Le volontaire du régiment de Condé vivait toujours en lui. 

Mais pourquoi insister sur la bravoure de Vauban ? Ne s’étonne- 
rait-il pas, s'il vivait, qu'on voulut lui en faire honneur ? Pour quel 
officier digne de ce nom fut-elle jamais chez nous un titre. particu- 
lier 4 Péloge? Depuis ce général en chef qui chargeait l’ennemi a 
Steinkerque, depuis ces gentilshommes qui, la veille de Cassano, ti- 
raient follement l’épée les uns contre les autres pour savoir qui 
marcheraient les premiers & Pennemi, jusqu’a ces obscurs mais 
héroiques pontonniers de la Bérézina, l’armée francaise sans dis- 
tinction de rang a exagéré toutes les formes du courage. Celui de 
Vauban, emporté et plein de feu dans sa jeunesse, tel qu’il le dé- 
ploya mainte fois 4 Stenay, a Montmédy ou a Douai, devint plus tard 
le calme et intrépide sang-froid qui caractérise l’arme du génie. Au 
reste cette valeur fut unanimement reconnue de son siécle, mais il 
n’eut pas le temps de l’admirer. 

N’avait-il pas avant tout les yeux fixés sur les travaux prodigieux 
qu’excutait Vauban? La France en élait couverte. On le voyait tour a 
tour organiser le siége d'une place, établir le tracé d’une citadelle, 
éludier le cdté faible d’une frontiére et parcourir chaque extrémité 
du territoire avec une incessante activité. L’imagination est confon- 
due, quand elle se représente ce qu’il lui a fallu d’efforts et d’éner- 
gic pour mener a bonne fin toutes ses entreprises. Dans un court 
abrégé qu'il a écrit lui-méme de ses services, on lit quel a été l’em- 
ploi de plusieurs époques de sa vie. Si animé que fat Vauban du zéle 
de la patrie, comment a-t-il pu suffire 4 une tache si accablante? 
Dans une seule année (1679) je peux le suivre 4 peine; il court de la 
Franche-Comté 4 Toulon, ensuite 4 Antibes et 4 Marseille ; de 1a il se 
dirige vers le Roussillon ot il trace les fortications de Mont-Louis 
et de Port-Vendre; au retour il revient en Franche-Comté ot Louvois 
l’'attend pour visifer les places d’Alsace. Ce n’est pas assez : il sen 
va faire encore les projets des villes d’Huningue, Phalsbourg, Sarre- 
louis et Longwy qu'on doit commencer aussildt. 

Partout, en effet, sur l’immense périmétre du pays, on retrouve 
un travail de Vauban, partout des places qu'il a réparées ou édi- 
fiées. C'est Briangon, Toulon, Perpignan, Bayonne, la Rochelle, Lille, 
Dunkerque, Condé, Valenciennes, Cambrai, le Quesnoy, Maubeuge, 
Philippeville, Givet, Méziéres, Belfort..... je n’ai pas oublié Stras- 
bourg ! 


900 ELOGE DE VAUBAN. 


On a résumé d'un mot celte ceuvre gigantesque : on a dit que la 
France du dix-septiéme siécle devait 4 Vauban la consolidation de 
ses frontiéres naturelles et l'établissement de sa frontiére artifi- 
cielle. 

Qu’était notre patrie 4 l’apogée du régne de Louis XIV? Depuis 
longtemps victorieuse, elle allait atteindre sdrement le but que lui 
assignaient sa position géographique et ses impatientes destinées. 
Reprenant |’ceuvre des siécles, interrompue sous les derniers Valois, 
Henri IV, Richelieu, Mazarin et le grand roi, leur successeur, avaient 
déployé des merveilles de politique pour constituerla France et fixer 
la délimitation du pays. Si nous n’étions pas a cette date fatale de 
48711, nous dirions qu'elle fut pour toujours arrétée dans cette pé- 
riode qui sépare le traité de Nimégue de celui de Ryswick. — Voila 
la France de Vauban, il la trouvait ainsi complete et forte; il s’ap- 
pliqua dés lors 4 la rendre invincible. Au sud, elle regardait les Al- 
pes et les Pyrénées ; & l’ouest, sa flotte magnifique, présent de Col- 
bert, défendait le littoral de l’Océan, et jetait l’'ancre a Rochefort et 
4 Brest, en altendant Cherbourg. Dz )’autre cété, elle appuyait enfia 
un de ses bras triomphants sur le Rhin. Elle possédait tous les élé- 
ments de sa prospérité, toutes les provinces essentielles 4 sa gran- 
deur. Le traité de Westphalie l’avait agrandie d’une partie de I’Alsace, 
celui des Pyrénées de l’Artois et du Roussillon. La paix d’Aix-la- 
Chapelle y ajouta la Flandre et celle de Nimégue la Franche-Comlé. 
Oui, la France était faite, quelles que fussent encore les visées ambi- 
-tieuses de Louis XIV et de ses ministres. Mais il lui manquait une 
frontiére entre le Rhin et la mer : Vauban la lui donna avec ce 
cordon resserré de murailles ou se perdit Pennemi en 1742 et 
en 1794. | 

Les historiens militaires ont souvent décrit cette contrée qui 
s'élend au nord et a l’est et qui est complétement dépourvue de dé- 
fenses militaires. Eh bien! prenez la carte de la France : vous obser- 
verez que, dans l’espace de quelques années, tous les passages qui 
étaient le point vulnérable de cette vaste région ont été habilement 
fermés. De 1678 @ 1688, Vauban exécute les travaux de la partie qui 
joint la mer 4 la Meuse; de 1688 4 1698, il termine la partie qui 
‘joint la Meuse au Rhin. Désormais les vallées qui forment le grand 
chemin de la capitale vont étre closes ; l’ouverture béante par oa la 
France a déja vu son coeur menacé n’exisle plus. 

La ne s’arréte pas la prévoyance de Vauban; la frontiére qu’ll 
vient de créer peut étre forcée; ne se souvient-on pas de la terrear 
que jetait dans Paris Jean de Werth quand il pénétrait entre la Somme 


‘ Ecrit au mois de décembre 1874. 





ELOGE DE VAUBAN. 90! 


et l’Oise? Paris, c’est lobjectif, le but supréme de Vinvasion victo- 
rieuse, « labrégé de la France.» Alors (1689) il compose son 
mémoire : « De l'importance de Paris et du soin que l’on doit prendre 
& sa conservation »; et il dessine ces deux enceintes qui en feront 
une place formidable et unique, un dernier refuge ot la nation met- 
tra ses espérances et son honneur, quand elle ne retrouvera plus ses 
armées anéanties. 

Ainsi sera achevé le systéme de défense générale concu par Vau- 
ban. Certes il ne ‘négligera rien pour que la France soit gardée 
solidement du cété de I'Italie et de la remuante Savoie; il protégera 
puissamment les défilés des Pyrénées; sur la Méditerranée et ]’At- 
lantique il désignera de son coup d’ceil habituel les situations Jes 
plus importantes; mais c’est principalement en face des Pays-Bas et 
des possessions allemandes qu'il multipliera ses chefs-d’cuvre. 
Comme ils se pressent, comme ils s’enchainent sur cette frontiére 
si exposée! Non-seulement les grandes villes telles que Lille, Va- 
lenciennes, Metz, Luxembourg, serviront bientét de boulevards con- 
tre la prochaine coalition; mais on verra plus tard l’Allemagne heur- 
ter ses troupes, pendant des mois entiers, contre des places de se- 
cond et de troisiéme ordre. Si le Quesnoy et Landrecies ont un réle 
dans la guerre de la succession d'Espagne, Maubeuge et Condé 
marqueront dans les campagnes de la Révolution, Huningue dans 
l'invasion de 1814, et vous, Bitche et Phalsbourg, dans l’histoire 
d’hier ! !! : 

En élevant ces admirables remparts, & l'aide desquels il assure le 
salut du pays, Vauban ressent un orgueil confiant dont l’expression 
revient souvent sous sa plume. Entendez-le quand il termine les 
bastions de Lille : « Jl en cofttera, pour tout parfaire, prés de deux 
millions au roi; mais aussi il aura une place qui sera ladmiration 
des siécles a venir. » — Il tremble pour Dunkerque qu’on néglige et 
qu il s’engage a rendre imprenable, dut-il lui en codter « la fortune 
et la vie ». — Le voici qui, aprés |’achévement des travaux de 
Strasbourg, accepte fi¢rement une médaille portant pour exergue : 
« Clausa Germanis Gallia. » — Nous assistons enfin 4 son désespoir, 
quand la France est menacée de perdre quelques-unes de ses plus 
belles forteresses. Au mois de septembre 1696, il apprend que la 
paix va se conclure, peut-étre, au prix de la cession de Strasbourg 
et Luxembourg. Vauban, dans une lettre 4 Racine, s’indigne et 
s’écrie : « Ces deux derniéres places sont les meilleures de l'Europe... 
nous perdrons avec elles pour jamais l'occaston de nous borner par le 
Rhin... que dira-t-on de nous présentement? » 

Ah! combien les jours troublés of nous sommes ont vu de plus 
cruelles mutilations! Cette frontiére, que Vauban avait éleyée entre 


902 ELOGE DE VAUBAN. 


la Moselle et les Vosges, a cédé sous le poids de lennemi; Paris, 
notre chére capitale, n’a pu sauver le pays foulé aux pieds par une 
impitoyable conquéte ; et Strasbourg a élé forcée d'ouvrir les por- 
tes de cette Alsace que le célébre ingénteur croyail sceller définitive- 
ment 4 la patrie! 

De grands désastres cependant allaient fondre aussi sur le royaume 
au début du dix-huitiéme siécle : les derniers regards de Vauban 
furent altristés par les malheurs qu’amena la guerre de la succes- 
sion espagnole; ils ne se réjouirent pas du triomphe inespéré de 
Denain. La France, en proie au régne terrible de la médiocrilé, 
courait alors 4 l’abime avec son roi vieilli, ses armées défaites et 
son peuple épuisé. Partout des revers, partout des chefs incapables 
et présomptueux. Vauban avait été créé maréchal en 1703. Désor- 
mais sa nouvelle dignité l’empéche de servir sous les ordres d'un 
général; mais qu’importe? Notre drapeau est tenu en échec devant 
les retranchements de Turm, il offre son concours 4 Louts XIV : 
« Sire, lui dit-il, je laisserai le bdton de maréchal & la porte et j'aide- 
rai peut-étre La Feuillade a prendre Turin. » Admiurable exemple 
dabnégation! Catinat seul en avait donné un pareil quand il s'éiait 
placé sous les ordres de Villeroi. 

Aprés la bataille de Ramillies (1706), Vauban réussit du moins a 
sauver Dunkerque : les alliés se précipitaient vers le nord; en 4708 
ils rencontrérent Lille sur leurs pas. Les années suivantes, Douai, 
Béthune, Aire, Bouchain, Landrecies, arrétaient le prince Eugéne: 
Vauban était mort, mais son ceuvre nous défendait encore, et sa 
frontiére contenait le flot de l’étranger. Couverte par elle, la nation, 
qui l’avait cherché trop longtemps, mettait enfin la main sur un 
vrai capitaine, et Villars fessaisissait la fortune dans la compaste 
de 1712. 

Jadis les dnpiais déposaient les clefs d’une ville sur le cercueil 
de Du Guesclin; la France aurait dd porter, j’imagine, quelanes tro- 
phic de Denain sur la tombe de Vauban. 

Le grand homme qu’elle venait de perdre ne s'était pas contenté 
d’écrire son nom sur trois cents de nos places fortes;-il avait voulu 
encore asseoir sur des bases durables l’organisation de notre armée. 
Outre les livres spéciaux qu’il composa pour le corps du génie, nous 
savons qu'il introduisit de rééls progrés dans notre. systéme mili- 
taire. Toutes ses idées de réforme sont la éparses dans sa corres- 
pondance et ses mémoires; combien d’enseignements n’y trouve-t-on 
pas? — Ainsi, sur la question toujours grave de la composition des 
cadres, Vauban n’admettait guére que Pavancement au choix, et il 
distinguait vingt cas méritoires dans lesquels il pouvait étre accordé. 
— Il fixait & trois ans la durée du service militaire; il demandait au 








ELOGE DE VAUBAN. 903 


roi de supprimer les milices. — Dans le mémoire de 1696, il pro- 
posait des camps retranchés sous les places qui étaient les plus ex- 
posées, et comme les tétes du pays; mais il ne semble pas qu’il vou- 
lut y enfermer des armées entiéres : 1] recommandait d’appuyer 
seulement une partie de l’armée sur les forteresses de ce genre, pour 
en rendre impossible le siége, et cela aprés avoir pris la précaution 
« dy faire entrer les vivres nécessaires et méme les autres munitions 
en quantité suffisante. » Sages et solennels avertissements! Que de 
catastrophes n’auraient-ils pas dd prévenir ? 

Jamais le maréchal n’approuva l’usage du bombardement, « ma- 
niére (le guerroyer peu honorable, » disait-il; et il affirmait auroi que 
ce moyen extréme dont on s ‘était servi contre Luxembourg, Liége, 
Charleroi, Namur, et d'autres villes, avait été de nul effet. Il espé- 
rait, lui aussi, circonscrire les maux de la guerre et dter a lalutte 
ce caractére affreux qui l'indignait. Eternelle illusion des hommes 
de bien! En vain, de temps en temps, un sage convie ]' Europe, un 
héros comme Vauban éléve la voix; il rappelle les égards que méri- 
tent les vies innocentes, la propriété privée, les monuments artisti- 
ques, les droits sacrés de I’humaniteé : la force des choses l’emporte, 
les passions se déchainent. Autour de nous, la science subjugue la 
matiére, les richesses se développent, la civilisation s‘accroit, -les 
philosophes, les coeurs pacifiques, les 4mes chrétiennes, se liguent 
contre le retour des scénes de violence et de barbarie... Toujours 
cependant les hostilités recommencent et raménent les mémes fu- 
reurs; toujours quelque peuple qui venge sur une nation rivale ses 
haines héréditaires, ou qui en légue le soin al’avenir. 

C’est l’honneur de Vauban, d’avoir jeté dans tout ce quil a écrit 
ces idées généreuses qui sont la marque d'un grand cceur et d’une 
Ame élevée. A chaque page vous le voyez attentif au bien-étre du 
soldat, plein de sollicitude pour ses humbles auxiliaires, pleurant la 
mort des ingénieurs tués 4 ses cétés et donnant cours, dans ses 
épanchements familiers, aux sentiments les plus délicats et les plus 
touchants. Deux hommes surtout gagnérent son estime et sa con- 
fiance : Catinat et Louvois. 

Certes, tout l’attirait vers le premier; dés le jour of la guerre les 
rapprocha ils furent amis. Entre le vainqueur de Staffarde et Vau- 
ban, non pas le mérite sans doute, mais la vertu était égale : méme 
bravoure, méme modestie, méme dévouement absolu au bien public. 
J’aime a réunir dans ma pensée leur mémoire irréprochable! Oui, 
Vauban, vous étiez digne de la déférence respectueuse que Catinat 
vous témoigna toujours; et vous, Catinat, plus qu’aucun autre de 
ses fréres d’armes, vous méritiez de recevoir les confidences de Vau- 


904 ELOGE DE VAUBAN. 


ban et de partager ces nobles entretiens ou lintérét de Phumanité 
ne le cédait qu’a celui de la patrie. 

Mais Louvois, cet homme sur qui pésent tant d’imimitiés et de co- 
léres, ce caractére jaloux et hautain, comment a-t-il pu lier avec 
Vauban un commerce d’affection si intime, que rien ne put jamais 
le troubler? Entre eux, ‘c’est un échange continuel de vues patrioti- 
ques et de précieux conseils. La franchise de Vauban est entiére, I'a- 
mitié du ministre 4 toute épreuve. Vauban réclame-t-il pour sa pro- 
bité soupconnée, c’est a Louvois qu'il adresse cette lettre célébre, la 
plus magnifique qu’un homme ‘soucieux de sa dignité et stir de son 
honneur ait jamais écrite. 

D’ailleurs, lequel est le plus infatigable, lequel le plus actif? Le 
directeur des fortifications ou son commissaire général? A peine une 
citadelle est-elle finie, Louvois la visite; 4 peine une conquéte s’a- 
chéve-t-elle, qu’ils sont déja occupés l’un et lautre a la river solide- 
ment au territoire. Prépare-t-on une campagne nouvelle? Louvois 
n’en dira le secret 4 persgnne, sinon peut-étre 4 Vauban. Quand le 
siége de Luxembourg traine en longueur, un seul homme s’arroge 
Je droit de manifester son impatience 4 Vauban. Il est vrai que l’in- 
génieur lui répond: « Il y a de certains événements dont Dieu seul 
sait le succés et le temps qu ils doivent arriver ; c’est aux hommes d'y 
apporter tout ce qu’ils savent de mieux pour les faire réussir, comme 
je le ferai, Diewaidant. » Leur correspondance nes 'interrompt guére; 
presque en toute circonstance Louvois consulte Vauban, qui a son 
tour le prend pour juge et lui soumet ses projets. Eh! ne voyez-vous 
pas qu’ils ont mis en commun leur passion pour la grandeur du 
pays? Leur but est le méme. Comprenez donc pourquoi Louvois s'in- 
cline devant le talent et les hautes qualités de Vauban, tandis que 
celui-ci admire la sagacité, l'intégrité sévére, la volonté inflexible 
de Louvois. 

Heureux Vauban, d’avoir rencontré cette main puissante pour 
l’aider et Je soutenir! Ne fut-il pas d’ailleurs secondé par son siécle? 
Le roi encourageait son génie : il prenait les villes et combattait en 
compagnie de héros. Considérons-le maintenant luttant contre les er- 
reurs d'une époque qui ne connut en lui que l’ingénieur et l'homme 
de guerre accompli. 


II 


La vie errante ob Vauban s’était dépensé pour le bien de la France 
lui avait donné une connaissance approfondie du royaume. Autour 











ELOGE DE VAUBAN. 905 . 


de lui, on voyait ceux qui portaient |’épée se distraire dans les intri- 
gues ou les plaisirs des pesantes oisivetés de la paix. D’autres ne 
s’ensevelissaient dans la retraite que pour apprendre a mourir, Vau- 
han, lui, profitait des courtes tréves que lui laissait sa charge pour 
réunir les observations prises durant le cours de ses voyages el les 
mettre 4 profit dans l’intérét du pays. Quel repos lui reste donc aprés 
ses fatigues? Pendant des journées entiéres, regardez-le dicter a ses 
secrétaires et travailler sans reldche 4 leur cété. — Ainsi, dans son 
chateau de Rosny, le vieux ministre du roi Henri IV, |’ancien grand- 
maitre de l’artillerie, Sully, rédigeait ses Mémoires et rappelait a la 
France les titres qui le recommandaient & l’avenir. Mais, bien plus 
humaine, la pensée de Vauban recherchait surtout les améliorations 
et les réformes. Grace aux renseignements recueillis & travers les 
provinces, grace a ses rapports fréquents avec les intendants, les 
gouverneurs et les administrés, il n’y avait point un abus qu’il ne 
fut en mesure de connaiire et de signaler. Ce contraste entre les 
études de Vauban et les gouts préférés de son époque a déja frappé 
tous les esprits. Saint-Simon observe les passions dans le champ- 
clos de Versailles; madame de Sévigné peint en se jouant la cour et 
les salons; tous les yeux sont fixés sur cette élite charmante d’une 
société qui salue alors ses plus beaux jours. Yauban, presque seul, 
sent battre le coeur de la France, et raconte quelles douleurs se ca- 
chent sous les brillants dehors de la gloire. 

Qui, en effet, prononcait alors ces paroles désolées : « Tout souf- 
fre, tout palit, tout gémit; il n'y a qu’d voir et examiner le fond des 
provinces, on trouvera plus encore que je ne dis?» Avec de pareilles 
lignes de Vauban nous ne sommes pas loin de ce chapitre, si sou- 
vent cilé, oti le pinceau saisissant de ja Bruyére décrit les créatures 
infortunées qui peuplaient nos campagnes. 

Il faut qu’une politique funeste ajoute parfois encore a la misére 
universelle : l'histoire montre ici des malheureux qu'elle exile, 1a 
des familles qu’elle ruine, ou des soldats qui suivent Schomberg et 
ne reculent pas devant Ia désertion du drapeau. Certes, nous ne 
sommes pas de ceux qui accusent délibérément le passé; le dix-neu- 
viéme siécle n’a pas le droit de lui reprocher ses erreurs, lui qui 
afflige souvent nos yeux de tant d’injustices et de crimes! Toutefois, 
on a sujet d’étre surpris que, sous le régne de Louis XIV, les esprits 
les plus droits, les caractéres les plus respectables, aient été com- 
plices de fautes que ignorance du temps excuse 4 peine, sans les 
absoudre. Il en cote de rappeler que le duc de Bourgogne, cette 
imagination si tendre, ce ceeur ot résonne le doux écho de Fénelon, 
n’a pas, dans ses fragments relatifs aux affaires religieuses, un seul 
mot de protestation contre les longues souffrances endurées par les 

40 Seerevane 4872. 58 


906 ELOGE DE VAUBAN. 


réformés. Avec quel regret !’on constate la part trop grande que prit 
Louvois aux mesures vexatoires et crucifes employées 4 leur égard! 
L’éloquence superbe de Bossuet n’a-t-elle pas d’aillears célébré dés 
le début « ce picux édit qui porta le dernier coup AUhérésie? » Qui, 
tous les contemporains furent sédurts par l’espoir de Vorthodoxie 
triomphante et du retour a l’unité de la foi. Ils furent en petit nom- 
bre, ceux qui résistérent 4 l’entrainement général! Les inspirations 
d’un christianisme raisonné et dégagé de toute passion, Ja sagacité 
d'une intelligence ferme et clairvoyante, retinrent Vauban. Ml déméta 
promptement les difficultés et les conséquences de |2 révocation de 
l’édit de Nantes. 

Le mémoire composé a cette occaston nous a été conservé. E’at- 
teur se propose de frapper directement Fattention du ministre au- 
quel it l’adresse et du rot qarle lira peut-étre. Il tend 4 établir sur- 
tout que la continuation des contraintes ne produira jamats an vrai 
catholique, et que les excés causés par elles peuvent amener des 
troubles dont ’ennemi extérieur sera tenté de profiter. 

Tant de bon sens et de sagesse ne prévalurent pas; mais ceox 
auxquels il fut donné alors de connaitre les prédictions de Vaaban 
ne les oubhiérent point sans doute, quand la France déchircée préta 
une oreille anxieuse aux cris de vengeance des camisards, et 
Louis X1V aux malédictions de Saurin. 

Ses avis dédaignés, Vauban se détourna vers les questions de poh- 
tique et de finances qui lui étaient depuis longtemps famiftéres. Ici 
du morns sa conscience n’avait pas a lulter contre l'adhéston impo- 
sante d’illustres évéques et |’approbation naturelle des fidéles. Acco- 
ser les cotlecteurs et les trattants, réveiller les mintstres et la cour, 
arréter sur le pente ot il glissait un régne infatué, ¢ était la son but. 
Ne cherchez point en lui cette ardeur irréfléchie de la nouveauté qui 
caractérisera au dix-huitiéme siécle les projets retentissants de ré- 
forme, les plans déclamatoires et chimértques. Les vues nettes et 
pratiques conviennent seules & la trempe sévére de son esprit. Son 
style est sobre et facile; méme lorsqu’il s'mdigne ou s éléve, il est 
exempt d’exagération et de fausse amertame. L'on sent toujours un 
ceear pénélré du besoin de la justice, un citoven prove el courageux 
qui souffre des maux qu'il dénonce. Sa Dime royale est destinée & 
charger les bases principales de Prmpdét amsi que l’organisation 
financiéve du pays. Le livre s’ouvre par des maximes ou Jes droits du 
sujet et de PEtal sont magistralement posés. Que de précautions ce- 
pendant dés les premiéres pages! H! met d'abord son projet sous la 
protection de Ecriture et des usages de l’ancienne monarchie. C'est 
que les intéréts menacés font bonne garde ; et puis, Vauban n’ignore 
pas que la nowvenuté la plus salulaire effraye parfors les mieux in- 





ELOGE DE VAUBAN. 907 


‘tentionnés et les plus résolus. L’autorité ne condamne pas facilement 

un ordre de choses établi; entre les abus et les droits, pourquoi ne 
sait-elle pas distinguer toujours et prévenir ces révolutions aveugles 
qui emportent tout & la fois? 

Au moment ot la Dime royale s’achevait, les aides et la taille figu- 
raient au premier rang de nos receltes, la taille surtout qui était 
aussi rigoureusement exigée qu'arbitrairement répartie. Sous ce far- 
deau, le paysan succombait. Encore si le fisc n’edt revétu qu’une 
seule forme, quelque violente ou odieuse gu’elle fut! mais sa main 
paraissait partout, tellement les droits étaient nombreux et l’exac- 
teur avide. Longtemps aprés, au spectacle de ces injustices, le poéte, 
en rougissant, ne pouvait s’empécher de dire 4 la France toujours 
accablée : 

« Tu vois sous les soldats les vilies gémissantes, 

« Corvées, impéts rongeurs, tributs, taxes pesantes; 
« Le sel, fils de la terre, ou méme l’eau des mers, 
« Sounce d’oppression et de fléaux dévers*. » 


Quel reméde apportait donc Vauban? Il en offrait.un profondément 
concu, mirement étudié, d’une exécution facile, d'une souveraine 
efficacilé. Il remplacait la taille ef les aides par un impét propor- 
tionné sur les revenus du royaume ; 1] le nommait la Dime royale. 
Croire que Vauban discernait Loules les conditions du probléme 
économique serait une illusion. L'idée qu'il prétendait faire préva- 
loir le séduisit évidemment par son extréme simplicité. A la re- 
cherche d’un mode supérieur de justice distributive, Pauleur de- 
meura convaincu que la dime royale devait étre le plus fructuenx 
des impdéts pour le Trésor et le moins oppressif pour les classes 
pauvres. 

Bien peu des objections subtiles ou fondées gu’on ¢léve & cette 
heure, soit au nom de la science, soit au nom de la politique, coutre 
lapplication large et entiére de son systéme, traversérent lesprit de 
Vauban. Parle-t-on en effet de l'impot général sur le revenu? Les 
uns disent qu’il convient seulement a |’enfance des sociétés, les au- 
tres l’accusent de mettre !’Etat en présence des individus, ce qui est 
une hérésie formelle pour l’Ecole ; ou bien l’on s’évertue 4 prouver 
qu’il n’est rien moins que Je socialisme. On triomphe surtout dans 
’énumération des impossibilités matérielles et morales contre les- 
quelles se briserait, en France, la tentative d’un income-taz et de 
tout ce qui tendrait 4 s’ajouter au vieux moule des combinaisons 
financidres. 

Assurément Vauban n'avait pas deviné les trop longues contro- 


4 André Chénier: Hymne & la France. 





908 ELOGE DE VAUBAN. 


verses qu’enfanterait sa théorie. Nous l'avons déja remarqué : pour- 
suivant uniquement dans l’établissement de l'impét une certaine 
conformité a l’égalité ‘proportionnelle, il lui semblait qu’il s’en rap- 
prochait davantage par son projet de dime. N’avait-il pas raison, 
d’ailleurs, de retuser d’accepter comme définitive l’organisation fis- 
cale en vigueur ? ; 

Aucun économiste ne Vignore : Vauban ne renversait pas complé- 
tement l’édifice alors debout pour élever le sien 4 Ja place. Il laissait 
subsister d’autres impéts en usage; le plan qu'il indiquait n’absor- 
bait pas du premier coup l’ancien systéme. En un mot, ce n’était pas 
précisément l'impét unique qu'il proposait, c’était l’imposition de 
plusieurs taxes portant sur tous les genres de bénéfices et correspon- 
dant 4 quatre catégories différentes. La terre et l'agriculture for- 
maient le premier fonds et devaient fournir soixante millions ; V'in- 
dustrie, c’est-a-dire les maisons, les moulins (ceci est 4 noter), les 
rentes, les pensions, etc., composaient le second fonds, évalué a 
quinse millions; le troisiéme, de vingt-trois millions, était le sel ; le 
quatriéme enfin, composé du revenu fixe, s’élevait 4 diz-huit mil- 
lions. Total : cent seize millions de la monnaie d’alors. Voila, en 
abrégé, la théorie de Vauban. 

Disons-le tout de suite : la critique y reléve certaines omissions, 
certains points importants dont elle n’a pas tenu compte. Mais que 
ne pouvons-nous insister sur l’ordonnance parfaite du plan général, 
sur l'horreur des expédients financiers, sur la crainte des procédés 
arbitraires que ce livre décéle! Il fixe les limites que ne dépassera 
jamais la dime royale, car Vauban ne peut souffrir l’idée qu’elle soit 
un instrument docile et commode 4 la disposition d’une monarchie 
insatiable. Pour écarter ce danger, il établit que la dime ne s’élévera 
jamais plus haut que le dixiéme des revenus : elle se rapprochera 
le plus prés possible du vingtiéme. Avec elle il n’y a plus de dis- 
proportion entre les charges du contribuable et ses ressources, puis- 
qu’elle ne frappe surtout que les résultats acquis, le bien-étre indi- 
viduel. Avec elle il n’y a plus de priviléges, puisque tous les citoyens 
sont soumis chacun pour leur part au méme impét. Il n’y a plus 
d’exaction, tant le mode de recouvrement est 4 la fois régulier, sir et 
aisé. 

A ceux qui opposeront gue la dime royale est une aventureuse 
nouveauté, Vauban prouvera que la dime ecclésiastique se préléve 
déja dans les mémes conditions. Sa perception ne sera pas plus lente 
que celle des autres impdts, car la taille, par exemple, ne se paye 
qu’en seize mois et la dime ecclésiastique se recouvre bien plus 
promptement sans plainte et sans frais. Afin d’éviter dailleurs un 
changement trop soudain, l'auteur demande de procéder sagement 





ELOGE DE VAUBAN. 909 


par voie d’expérience et de faire choix de deux ou trois Elections du 
royaume pour mettre d'abord son plan a exécution. 

Si on examine dans toute sa portée, deux vérités capitales res- 
sortent du projet de Vauban. II les a le premier distinctement entre- 
vues. L’une, c’est Pégalité de Vimpéot. — Etrange vérité proclaméea la 
face du dernier siécle et dont, aux yeux des privilégiés, rien ne pou- 
vait racheter la hardiesse! Plus tard elle sera reprise en main et dé- 
fendue par un ministre incomparable; mais Turgot succombera, 
malgré l’appui des philosophes et les voeux secrets du trop faible 
Louis XVI. 

Quant au principe de la dime royale elle-méme, quant a l’impdt 
général sur le revenu, chaque jour nous en rapproche. En vain re- 
jette-t-on l'income-tax en bloc pour ne décréter.cet impdt qu’envers 
certaines catégories de revenus seulemen{, ou pour s’adresser & 
d’ingénieuses combinaisons. L’exemple des naticns voisines, la mar- 
che inévitable des idées, et, plus forte que tout, la cruelle nécessité, 
nous ménent fatalement a l’adoption d’une pareille mesure. Un vieil 
auteur, Etienne Pasquier, nous montre déja au douziéme siécle, sous 
le coup d’un grand désastre, Ja nation acceptant courageusement la 
dime saladine, c’est-a-dire |’impdét du dixiéme. Combien de fois de- 
puis ne s’est-il pas réveillé cet esprit de sacrifice qui ne meurt ja- 
mais en nous! Elles ne sont pas rares dans notre histoire ces heures 
ot: toutes les classes de la société, frémissantes sous le méme ai- 
guillon, ont su rivaliser de dévouement et supporter des charges 
sans nombre pour conjurer les malheurs de la France. 

Il importe toutefois de maintenir toujours exacte la balance entre 
les besoins de I’Etat et les ressources des citoyens, et c’est & quoi 
s'altache Vauban avec un soin infini. Dans la dime royale, nul n’est 
exempt de l’impét, l’ouvrier comme le paysan contribue aux charges 
publiques ; mais il ne lui échappe pas combien sont précaires les 
conditions de l’existence pour le manouvrier et l’artisan. Il estime, 
en effet, que leur année est seulement de cent quatre-vingts jours 
de travail 4 douze sols : est-il possible de soumettre un si chétif re- 
venu 4 Vimpét du dixiéme ou du vingtiéme? Vauban régle donc la 
dime royale des arts et métiers sur le pied du vingtiéme, car, ré- 
péte-t-il 4 plusieurs reprises en termes presque identiques: « On 
dott prendre garde sur toutes choses & ménager le menu peuple. » 

Un langage si honnéte et si désintéressé, le peuple ne l’entendra 
pas toujours. A l’indifférence dont se rendirent coupables a son 
égard les hautes classes de l’ancienne monarchie va succéder la com- 
passion bruyante d’une autre époque. On fera élalage d’utopies, on 
invoquera le despotisme socialiste. Au lieu de laisser concourir & la 
réalisation du bien-étre et du bonheur cénéral toutes les forces vives 


910 ELOGE DE VAUBAN. . 


de ’humanité, on affectera d’exclure celles qui naissent de la cha- 
rilé individuelle et des nobles vertus. Les systémes séléveront en 
foule pour supprimer instantanément linégalilé des fortunes et ré- 
parer les injustices du sort. Ah! quireconnaitrait dans ees verbeuses 
chiméres l'’accent de la sincérité? L'amour du peuple, il n'est pas 
visible 4 de tels signes. Quand les flatteries se cachent sous la 
pide et l’excifation sous Je conseil, je ne vois que de faux politiques 
en quéte d influence, ou des écoles ignorantes égarées par leurs con- 
fuses passions. 

Loin de s'épuiser avec ce grand ouvrage économique, le génie 
varié de. Vauban poursuit tous les genres de travaux & la fois. A quoi 
n’applique-t-il pas son esprit ? La guerre, les questions religieuses, 
les finances, la scierrce du gouvernement, il a toutes les aptitudes, 
mais il ne recherche qu'une gloire, celle d’étre un bon serviteur de 
la France. Remontez aux pages antiques pour trouver un pareil ca- 
ractére, autant de délachement, de modestie et de simplicité. Kori- 
vain ou guerrier, il est avant tout citoyen. I] se consacre entiérement 
a son pays : il Pinstruit, il Péclaire, tl ne s‘honore que de penser a 
lui. La patrie, qui est {rop souvent une abstraction et une image 
pour les hommes dégénérés, personnifie pour les natures d’élile un 
maitre exigeant et sévére envers lequel elles croient ne s’acquitler 
jamais.. 

Vaincre en Espagne et en Gréce, veifler aux moeurs de la cilé, 
tenir Rome toujours en haleine contre Carthage, cela ne suffisait pes 
4 Caton l’Ancien : il donnait encore d’utiles conseils & ses conci- 
toyens sur l'éducation et l'agriculture, ou bien il racontuit & son pays 
ses vieilles oriyines. — Ainsi m’apparait Vauban. Il n'a rien néglgé 
de ce qui intéressait sa patrie, son développement, sa richesse et s 
prospérité. La cul!ure des foréts, la navigation. des riviéres, le com- 
merce, l'industrie, il a médité et préparé des solulions sur des se- 
jets si divers. Nous lui devons également la réunion des premiers 
éléments de statistique, un mesurage fait sur les. medleures eartes 
du royaume, un examen du canal du Languedoc, et des études sar 
l’ceuyre grandiose de l’aqueduc da Maintenon. - 

Nos colonies de l’Amérique et du Canada ne manquérent pas * 
leur tour d'attirer son atlention : du moins il était permis d’espérer 
alors que nous conseiyerions toujours duns le nouveau monde cas 
vastes Etats que laissérent échapper les mains imsouciantes de 
Louis XV. | 

Quelle vieilfesse mérilait donc. mieux détse honerée que celle de 
Vauban ? Sans duute l’affectuense gratitude du pringe et les ho: 
ges de la nation fiére de sa renommeée l’ont entouré jusqu’& som der-- 
nier soupir? Avant méme que le maréchal disparit, chacun, saas 








BLOGE D& VAUBAN. O14 


doute, sentit que sa mort serait une diminution irréparable de la 
patrie? La France dut épier ce deuil en tremblant, ou plutét en re- 
pousser désespérément l'image, telle qu'une fiction sublime la pei- 
guit plus tard écartant Maurice de Saxe des marches du tombeau? 
— Non: il suffit qu’il encourtt Ja disgrace de Louis XIV pour que, 
durant les quelques jours qui précédérent sa mort, il restat plongé 
dans un isolement et une douleur dont rien ne le consola plus. 

Nous abordons malgré nous cette page pénible des derniers rap- 
ports du roi et de Vauben. L’histoire n’a point de gout @ surprendre 
ce prince, si nalurellement grand, dans une heure de peltilesse et 
d'injustice. Que gagne-t-elle donc 4 ne pouyoir admirer sans de 
trisles réserves ceux qui ont jelé un merveilleux éclat sur le passé ? 

Vauban, dés qu’il ext termiaé son livre sur la dime, résolut de le 
présenler 4 Louis XIV; Je tréne était alors si élevé que celui qui 
Voccupait n'avait pas entendu jusque-la peut-étre les protestntions et 
les pluintes murmurées & quelques lieues de Versailles : il se résolut 
couragensement a les faire arriver & l’oreille du roi. Pontchartrain 
avail relusé d’écouter Boisguillebert. Qu’avait 4 espérer Vauban de 
Ghamillard ou de Desmareis, ces avenues si effacées du pouvoir ? Le 
roi seul pouvait auloriser les réformes et donner satisfaction 4 leur 

auteur. 

La confiance du maréchal ful trompée. Louis XIV, en souverain 

jaloux de ses droits, ne pardonaa-t-i] pas 4 l’initialive d’un sujet 
fant dévoué? ou bien les courtisans prémuanirent-ils 6a conscience 
contre ces éclairs de pitié dom les aombreux complices de la misére 
commune avaient raison de se défier? Quel que soit le motif auquel 
Je prince ait obéi, il exprima son mécontentement en termes signi- 
ficatifs : P injure fut consommée. Les titres que limmortel ingénieur 
await acquis 4 la reconnaissance de son mailre n’obliurent pas la 
grace du réformateur et du citoyen ; la cour le condamnait d’avance.. 
Pour l’honneur du roi, c’était déja trop de ces reproches qui furent 
si cruels a Racine! Il ne fallait pas briser encore le coour loyal de 
Vauban. s : 
Le 14 février 1707, un premier arrét du conseil ordonnait la saisie 
t la confiscation de la Dime royale; le 30 mars, le maréchal suc- 
ombait. Nattribuez pas seulement a la faveur du monarque perdue 
> phagria qui sirement précipita sa mort ; sa douleur lenait aussi & 
"apires causes. Comprendre en elfet que la monarchie eag:geait la 
raace dans une voie fatale, conjecturer vaguement le déclia d’un 
‘dre de choses brillant et respecté, voila ce qui redoublait son 
nertume. Celle tristesse de Vauban, en face do dernier jour qu’elle 
-célére, me semble d'une supréme majesté! J] n’appartient qu’aux 
nes hors ligne d'ére 4 ce point{tonchécs des maux de la patric, 





wre es Oe 


912 -ELOGE DE VAUBAN, 


qu’elles veulent mourir, accablées par leur impuissance & la sauver. 


La nation, croyons-nous, ne rendit pas au vieillard ces honneurs 


‘extraordinaires qui consacrent sur-le-champ une mémoire et l’impo- 


sent hardiment a la postérité. Sait-on méme quelle pompe accompe- 


gna ses restes ? Nul ne célébra sa vie 4 Notre-Dame ou aux Invalides, 


sous la vorite desquels son coeur fut admis depuis & reposer en face 
de Turenne ; l’éloquence sacrée fut muette devant ce cercueil si bien 


‘fait pour l’inspirer; mais quel orateur edt dominé en ce moment ses 
‘angoisses et ses larmes? Quand Bossuet et Fléchier prononcaient 
‘Poraison funébre de nos généraux, le bruit du canon victorieux de 
‘Marlborough ne couvrait pas leurs pathétiques gémissements. 


Du moins la tribune francaise a naguére réparé ce silence, et de 
mémorables paroles ont appelé les regards de tous sur la figure at- 


tachante de ce grand homme? Mais pourquoi, pendant plus d'un 


siécle, Paris 4 qui Vauban réservait un rdéle prépondérant dans nos 
guerres et nos destinées, a-t-il omis de graver son nom sur l'une de 
nos voies publiques? Encore aujourd'hui, ce personnage illustre a 
tant de titres n'a obtenu qu’une statue dans les galeries de Versailles. 
Notre époque, qui en prodigue a de contestables célébrités d’un jour, 
comme si elle craignait de trouver l’avenir incrédule 4 Pendroit de 
sa grandeur, refusera-t-elle d’élever au maréchal un monument digne 
de lui? Ainsi serait rendue présente & tous les souvenirs la vie de 
l'un des hommes qui contribuérent davantage 4 rendre l’ancienne 
France plus forte et plus belle. Eh ! l’Académie pouvait-elle choisir 
une mémoire aussi digne d’étre rappelée 4 une postérité qui a souf 
fert toutes les tristesses, toutes les afflictions nationales? 

Quand vous étes paru aprés la Fronde, Vauban, de généreuses as- 
piralions pénétraient tous les cceurs ; les talents en foule arrivaient 
4 la gloire, comme portés par le courant du siécle. La politique dont 


‘vous aidiez le triomphe, c’était notre politique traditionnelle, guidée 


par des vues stires et hardies. Que d’historiens francais se sont com- 
plu 4 ce tableau qui demeure a la fois un sujet d’orgueil et de con- 
solation pour nous! Nous donnions‘s |’Europe le spectacle d'un 
peuple passionné pour les grandes entreprises el unanime dans ses 
efforts. — Quand vous avez quitté la vie, nous avions déja subi de 
dures épreuves ; mais qui ett osé douter que la France ne surmon- 
terait pas un jour toutes les vicissitudes? Malgré les erreurs d’une 
administration qui blessait votre justice, malgré ce germe de déca- 
dence et de ruine que vous sentiez déposé dans les institutions so- 
ciales, malgré les présages funestes sous lesquels s’ouvrait la guerre 
de la succession d'Espagne, le désespoir pour nos péres ett été chose 
impie. 

Serait-il vrai qu’on ne reverra plus ces générations vigoureuses 





ELOGE DE VAUBAN. 013 


qui, 4 votre époque comme aux approches de 1789 et des temps 
nouveaux, ont produit tant d’esprits graves et élevés, tant de carac- 
taéres et de héros? Quoi! cette terre jusqu’é nous si féconde serait 
épuisée? Notre pays ne triompherait pas de sa stérilité mortelle, 
comme cette Gréce désunie et faliguée, qui, dans ses derniers tres- 
saillements, cherchait vainement des hommes autour d’elle et n’en 
trouvait plus gqu’un seul, hélas! pour expirer presque entre ses 
bras?... Mesurons la hauteur de notre chute, mais ayons foi dans . 
Vavenir. Une nation a qui les révolutions ont souvent donné le change 
et que la rhétorique a misérablement abusée, ne doit plus chercher 
qu’a opérer sur elle-méme ces réformes profondes qui exigent avant 
tout la sagesse et la concorde générales. 

Lorsque nous consentirons 4 demander au passé quelques-uns de 
ses secrets, entre tous les noms de notre glorieuse histoire, celui de 
Vauban nous apprendra que les héros doivent étre modestes, les amis 
du peuple sincéres, les réformateurs de |’Etat courageux et sensés, 
les vrais citoyens dévoués uniquement aux lois existantes, 4 l’intérét 
public et 4 la patrie. | 


Arnmanp Lacro.Let. 


FAVART ET GLUCK 


LA PREMIERE EDITION D’ORPHEE, 1764. 





L’Orfeo ed Euridice de Gluck fut représenté pour la premiére fois 
le 5 octobre 1762, 4 Vienne. C’était un opéra en trois actes assez 
courts, dont le texte italien avait été écrit par Calsabigi. On a con- 
servé les noms du maitre de balle's, Gasparo Angiolini, et celui du 
metteur en scéne, Maria Quaglio. Quant aux réles, ils élaient distri- 
bués comme il suit : il signor Gaetano Guadagni (contralto castral) 
jouait Orfeo, la signora Marianna Bianchi, Euridice; et la signora 
Lucia Clavarau, Amore. 

En passant par Paris, en 1745, pour se rendre 4 Londres, ot l’ap- 
pelait son contrat avec lord Middlessex, Gluck avait puisé 4 l’audi- 
tion des opéras de Rameau ses premiéres idées sur le récitatif et sur 
la déclamation lyrique. Cette influence se fit clairement sentir dans 
sa Semiramide riconosciuta, écrite 4 Vienne en 1748, sur la piéce de 
Metastase. Le récitalif était déja plus accentué et plus caractérisé 
que dans les compositions précédentes. Depuis lors, chacun de ses 
ouvrages marqua un nouveau progrés. Telemacco, la Clemenza di 
Tito, il Trionfo di Camillo, Antigono, autant d'occasions pour lui de 
réformer son style: chaque nouvelle production sortie de sa plume 
marquait un pas en avant dans la route qu'il s’était tracée. Il ne lui 
manquait plus qu'un librettiste capable de comprendre et de seconder 
ses vues dramatiques. Calsabigi fut ce collaborateur qui permit enfin 
au génie de Gluck de se développer dans toute sa puissance, et 
Orfeo fut le premier gage de cette féconde union du musicien et 
du poéte. 

Le nouvel opéra remporta un vif succés auprés des dilettantes 
viennois. Le comte Durazzo était alors directeur du théatre de Sa 
Majesté Impériale, 4 Vienne. Il songea 4 faire graver cette partition, 











FAVART ET GLUCK, 15 


et s’adressa dans ee but & l’auteur de la Chercheuse d’esprit, qui était 
4 la fois son représentant 4 Paris et som conseil. Depuis deux ou trois 
ans déja, le comte était en correspondance suivie avec Favart. Il 
avast été guidé dans son chor par le désir de trouver un homme de 
godt qui put l'informer aw vrai des piéces nouvelles, du mérite des 
acteurs, de ce qui concernart la littérature, les beaux-arts, surtout 
celui du thédtre; qui put enfin répondre aux différentes questions 
qu’on viendrait 4 lui poser et résoudre les difficultés qui pourraient 
naitre par la suife. 

Favart avait accepté, moyennant de bons honoraires, cette beso- 
gne, plus lourde, en réalité, qu'elle ne semblait |’étre & premiére 
wue. Outre les acteurs & engager, les piéces 4 arranger, les ballets a 
eompeser, les couplets 4 improviser, ses propres ouvrages qu’sl de- 
vait approprier au godt de Vienne, Favart devait encore informer 
le comte de tows les événements, grands ou petits, qui avaient rap- 
port aux théatres de Paris et méme des provinces. On entendait étre 
instruit 4 Vienne de tout ce qui regarderait Jes auteurs, les compo- 
siteurs de musique, les acteurs, les chanteurs, les musiciens, les 
débutants, et aussi les danseurs, maiftres de ballets, décoratrons et 
machines. Le pauvre Favart devait écrireau comte Darazzo au moins 
tous les quinze jours, lui envoyer les ouvrages de théatre qui pa- 
raissaient, ainsi que tout ce qui avail trait, de prés ou de loin, aux 
spectages. Il était comme le maitre Jacques des thédlres de Vienne. 

_ Aussi le comte n’hésita-t-il pas 4 s‘adresser 4 lui pour faire graver 
4 Paris la partition d’Orfeo ed Euridice. Cette commission ne rentrait 
pas dans les fonclions que Favart avait accepté de remplir. II y sous- 
crivit pourtant d’autant plus velontiers, qu’:l obligeait un composi- 
teur dont la musique avait donné un nouveau relief 4 ses vers. En 
4759, en effet, quand Cythére assidgée, un des jolis opéras-comiques 
de Favart, avait été représentée 4 Vienne, Gluck avait composé tout 
exprés de la musique nouvelle. En se chargeant de Ja tache proposée, 
Favart rendait donc service pour service a son illustre collabora- 
teur. 


Votre Exceflence m’annonce par deux de ses lettres [opéra d’Orphée et 
@ Euridice'. Je ne crois pas avoir regu cet ouvrage, cependant il se peut 
bien faire qu’on lait remis chez moi; mais je n’en ai pas joui, le mauvais 
état de ma vae m’oblige de m’en rapporter aux personnes qui m’environ- 
nest. Je bes ai interrogées, elles m’unt dit qu'elles n’en avaiem aucune 
Cammaissance. J’ai fait des recherches, mais inutilement. J'a envoyé 
M. Duni a la découverte; il m’a ranporté que M. Blaudel ait chargé de 


1 Ces deux lettres n'ont pas été retrouvées : c'est dommage, car elles devaient 
contenir de curieux détails sur la représentation encore réeeute d'Orfeo & Vienne. 


916 FAVART ET GLUCK. 


la partition d’Orphée pour me la remettre, mais qu'il l’avait communiquée 
d’abord ‘au baron d’Olbac, ensuite au baron Vomssuiten, qui, aprés en 
avoir fait copié quelques airs, l'a remise 4 M. Blaudel. Un domestique 
étranger m’a donné en main propre, au commencement de cette nouvelle 
- année, un paquet qui contenait trois piéces de theatre, que M. Dancourt 
m’envoyait. C’est la seule chose que j'ai recue. Je ne puis dire 4 Votre 
Excellence ce qu’il en peut codter pour la gravure d’Orphée, ne sachant 
pas combien il peut contenir de planches; mais nous payons ordinaire- 
ment trois livres de gravure pour chaque planche in-folio 4 douze por- 
tées, et cela va quelquefois 4 quatre livres, lorsque 1a planche est sur- 
chargée. Si Votre Excellence me charge de faire graver cet opéra, elle 
peut étre assurée qu’il lui en codtera beaucoup moins que si elle s’adres- 
sait directement 4 un graveur; on fait aux auteurs et aux musiciens des 
remises qu'on ne fait pas 4 d’autres personnes; ce serait toujours autant 
d'épargné. Lorsque j'aurai la partition d’Orphée, jaurai l’honneur de 
marquer a Votre Excellence 4 quoi pourra se monter, 4 peu de chose pres, 
la gravure, le papier et le tirage pour un certain nombre d'exemplaires ‘. 


Quelques jours plus tard, l’ouvrage annoncé arrivail 4 son adresse, 
et Favart convoquait bien vite graveurs, imprimeurs, musiciens, 
pour estimer le travail a faire. 


J’étais dans la derniére inquiétude, au sujet de l’opéra d’Orphee et 
Euridice. Je craignais qu’on ne l’edt remis chez moi 4 mon insu, et qu'il 
ne m’edtt été volé; mais M. Francois m’‘a enfin tiré de peine, en the l'en- 
voyant le 2 février, aprés une attente de trois mois. J'ai sur-le-champ fait 
venir graveurs et imprimeurs; ils ont estimé qne l’ouvrage monterait 
pour le moins a huit cents livres. Je ne suis pas leur dupe; mais 4 vue de 
pays cela peut bien aller 14; et c’est le sentiment de M. Mondonville, qu 
s'y connait par expérience. Permettez-moi, Monseigneur, de faire ici wae 
parenthése; Mondonville, en parcourant l'Orphée, s'est extasié sur le 
talent de M. Gluck; et, n’en déplaise aux compositeurs italiens, je crow 
que son suffrage est de quelque valeur ?. 


A peine Favart voulut-il faire commencer cet important travail, 
qu'il rencontra deux sérieux obstacles : embarras d'argent, embar- 
ras de musique. D’une part, les artistes en gravure, qui vivaient au 
jour la journée, voulaient étre payés 4 mesure qu ‘ils travailleraient, 
el demandaient au pauvre Favart des avances qu'il n’était pas en état 
de leur fournir. Dans cette facheuse occurrence, il fit un pressant 
appel a la générosité du comte, et lui exposa l’impuissance ot il était 
de subvenir & ces dépenses imprévues. D‘autre part, les gens qui 
passaient ou qui se donnaient pour compétents en musique décou- 


4 Lettre du 28 janvier 1763, 
2 Lettre du 6 février 1763. 





FAVART ET GLUCK... 917 


vraient dans l’ceuvre du compositeur allemand fautes sur fautes, et 
le bon Duni y signalait maints passages qui le choquaient par leur 
violence. Bref, personne ne voulait se charger de corriger l’opéra del 
signor Gluck, et Favart se voyait forcé de mander 4 son protecteur 
ce surcroit d’embarras. Le plus sage, 4 son avis, était d’attendre 
Gluck, dont Varrivée a Paris lui était annoncée par une lettre de son 
ami Dancourt, auteur et acteur de talent qui jouait alors avec succés 
4 Vienne, et qui se trouve souvent désigné sous le nom d’Arlequin 
de Berlin dans la correspondance de Favart avec le comte. 


Monseigneur, nous attendons toujours les ordres de Votre Excellence 
pour commencer la gravure d’Orphée. On demande des avances auxquelles 
je.ne suis pas maintenant en état de fournir; j'en ai fait part 4 monsei- 
gneur le comte de Staremberg, qui m’a conseillé de vous représenter 
mon impuissance tout uniment. Je me flatte que vous étes persuadé que 
jamais l'intérét ne m’a conduit, et que lhonneur d'étre votre agent doit 
me suffire, mais votre intention n’est pas que je sois lésé. Je recois le 
payement des livres que j’envoie 4 Votre Excellence, lorsque je donne mon 
mémoire; mais il n’est question, lorsque je le donne, que des déboursés 
pour les livres ; je n’ai jamais fait un état de ce qu'il m’en a codté, d’ail- 
leurs, tant pour les correspondances de provinces, ports de lettres, tant 
pour celleS-que j'ai regues de toutes parts, que celles que j'ai affranchies ; 
non plus que les frais de recherches, commissions, copistes, dessins d'ha- 
bits, voitures, etc. ; ce détail minutieux n’était pas digne de Votre Excel- 
lence, jose dire encore qu'il n’était pas digne de moi. Votre Excellence 
fera la-dessus ce qui lui plaira, et quelque chose qu'elle fasse, je serai 
content !. 


A la nouvelle de ce double contre-temps, le comte se rangea de 
l’avis de Favart et résolut d’attendre. « J’ai recu votre lettre, mon 
cher Favart, lui écrit-il de Vienne le 13 avril, et je suis faché d’ap- 
prendre que la copie d’Orphée que j’ai envoyée fourmille d’erreurs, 
au point que personne ne veut se charger de |’imprimer. fl faudra 
donc attendre, comme vous dites, l’arrivée 4 Paris de M. Gluck, qui 
pourra y étre vers la fin de mai. Vous aurez avantce temps la lettre 
qui doit aller 4 la téte de l’ouvrage, et si, en attendant, vous avez 
sesoin de quelque argent pour cette impression, M. Piller vous le 
‘ournira. » Cependant Favart n’était pas resté inactif en attendant 
sette réponse. Mondonville admirait opéra du compositeur alle- 
mand, Duni le blamait : Favart prit le parti de consulter un tiers, et 
ui soumit la partition d’Orphée. 


Duni m’avait fait un monstre de la partition d’Orphée et Euridice; il 
isait qu’il ne voudrait pas se charger de corriger les fautes du copiste, 


‘ Léttre du 5 avril 1763. 


918 FAVART ET GLUCK. 


quand on lui donnerait cing cents livres. J'ai fait voir cette partition a 
Philidor, qui n’est pas, 4 beauceup prés, aussi diffictle; il offre de cor- 
riger les fausses notes gratis, et d’avoir lui-méme in:pection sur ia gra- 
vure de leuvrage; il ne demande 4 Votre Excolience qu'ua seul exem- 
plaire. 1 a exasniné l’opéra avee attention; ii trouve que les fates ds 
copiste se réduisent a un pelit nombre ; il a été enchanté de da beauté de 
Youvrage; en plusieurs endroits, il a versé des larmes.de plaisir. Ua 
toujours eu la plus grande estime pour les talents du chevalier Gluck; 
Mais son estime se porte jusqu’é la vénération depuis qu'il connait \’Or- 
phée. Ainsi, nous pouvons faire graver toute de suite, sans étre obligés 
d’attendre l’arrivée de M. Gluck. J’attends, 4 ce sujet, les ordres de Vetre 
Excellence et le dessin du frontispice que je dois faire exécuter. Je n’em- 
ploierai que des artistes habiles et honnétes gens. Vous pouvez étre sir, 
Monseigneur, qu'il n'y aura point d’exemplaires furtifs, et qu’aucan ne 
paraitra sans la permission de Votre Excellence‘. et 2 

Le comie approava pleinement la propesztios de sen conserl artis- 
tique, el Philidor recut mission de surveiller la gravure de fa parti- 
tion d’Orphee. « Grace 4 M. Philidor, éorit Favart le 4 mat; nous pro- 
eédons a la gravure d’Orphée. Yai marqué 4 Votre Excéllence que le 
célébre musicien, admirateur du talent de M. Gluck, s'étgst déclaré 
patron de cet ouvrage, dont it ambitionne ’honneur d’éfre parrain.» 
Sur ces entrefaites, Favart recevait une lettre de Vienne ot le comte 
lui annongait la prochaine arrivée du grand compositeur. « Notre 
chevalier Gluck partira dans peu de Boulogne, ou j‘espére qu'il se 
fera honneur 4 louverture du nouveau théatre, pour venir 4 Paris. 
Je le recommande a votre amitié. I] aura un mémoire de ce qu'il 
faut pour le service de ja cour pour f’année prochame, et je veus 
prie de vous le faire communiquer, au cas que je n’aie pas le temps 
de vous en envoyer un double. Le premier ordre que je lui donne 
est de vous expliquer 4 peu prés le goitt d'ici, et de s’en rapportera 
tout ce que vous direz. Je vous enverrai aussi la lettre que je vou- 
drais mettre 4 ja téte de impression de l’Orphée, qu'il faudra faire 
corriger d’abord que Gluck sera arrivé, 4 quoi je vous prie de le for- 
cer, parce qu'il est naturellement indolent et trés-indiférent sur 
ses propres ouvrages. » 

La recommandation n’était pas inutile vis-d-vis d’un homme qui 
s’mquittait assez peu de ses ceuvres pour faisser échapper dans ses 
copies les plus grosses négligences. Gluck, en effet, semble avoir été 
d’une paresse extréme, et fort peu soucieux de rédiger ses plas 
belles compositions, non-seulement avec la correction harmonique 
digne d'un maitre, mais méme avec le soin d’un bon copiste. Dans 


1 Lettre du 19 avril 1763. 





FAVART ET GLUCK. 919 


A travers chants, Berlioz rapporte, & propos méme d’Orphée, quel- 
ques traits qui accusent chez le grand compositeur une insouciance 
souveraine. Tanlot, pour s’éviter la peine d'écrire la partie d’alto 
de Vorchestre, il l’indique par ces mots : « Col basso » sans pren- 
dre garde que, par suite de cette indication, la partie d’alio qui se — 
trouve 4 la double octave haute des basses va monter au-dessus des 
premiers violons ; tantét méme il écrit en toutes notes cette partie 
trop haut, et de fagon 4 produire des octaves entre les parties extré- 
mes de l’harmonie, ce qui arrive en certains endroits du dernier 
cheur des ombres heureuses. 

L’excellent Favart et sa charmante femme, madame Pardine, 
comme on lappelait dans lintimité, se faisaient une féte de recevoir 
Je grand musicien dont on leur annongait depuis si longtemps la pro- 
chaine venue. « Monseigneur, écrit Favart le 24 mai, )’ai regu par les 
mains de M. Piller, le 10 de ce mois, la somme de mille cing cents 
livres. C’est moins un honoraire qu’un bienfait, et j'en remercie 
Votre Excellence. Nous allons en avant pour la gravure de l’Or- 
phée; Philidor se charge de la conduite de l’ouvrage, ainsi que je 
vous ]’ai marqué. Je compte que M. Gluck, a son arrivée, trouvera 
de la besogne faite. Je l’attends avec impatience, et je vous suis trés- 
obligé, monseigneur, de ce que vous voulez bien me l’adresser. C'est 
me rendre réellement service, que de me fournir loccasion d’hono- 
rer les gens de mérite. Ma maison sera celle de M. Gluck, s'il veut 
bien l’accepter. » 

Et le méme jour, il adressait au musicien la lettre suivante. La 
sincérilé des éloges qu’elle renferme ne saurait ¢tre mise en doute 
pour qui connait la franche rfature de Favart. 


Monsieur, 

Mer le comte de Durazzo me marque que vous devez venir 4 Paris dans 
Te courant de ce mois. Il n'est pas permis aux amateurs de talent d’igno- 
rer votre réputation. Je n'ai pas!honneur de vous connaitre personnelle 
ment, mais j'ai toujours désiré cet avantage. Puis-je me flatter que vous 
répondrez 4 mon empressement? Oui, j'ose l'espérer, par la considération 
qque j'ai toujours eue pour votre mérite; par cette raison, je compte que 
wous ne prendrez pas d’autre fogement que chez moi. J'ai dans ma mai- 
80n un appartement meublé a vous offrir; vous y trouverez un hon cla- 
vecin, d'autres instruments, un petit jardin, et toute liberté, c'est-a-dire 
que vous serez comme chez vous, et que vous ne verrez que qui bou vous 
semblera. Quoique dans un quartier des plus bruyants de Faris, notre mai- 
son, entre cour et jardin, est une espéce de solitude, ot I’on peut tra- 
vailler tranquillement comme 4la campagne. Si je suis assez heureux, 
monsieur, pour que vous acceptiez mes offres, je vous prie de m’avertir 


920 - PAVART ET GLUCK. 


du jour de votre arrivée. Mon adresse est rue Mauconseil, prés la Comédie- 
Italienne, vis-a-vis la grande porte du cloitre Saint-Jacques-de-l'Hépital. 
J’ai ’honneur d’étre avec tout le respect qu'on doit aux talents, 
Monsieur, etc. 


Gluck ne vint pas. Favart et sa femme se virent bientét décus 
dans l’espoir qu’ils avaient eu de voir et d’héberger le maitre dont 
le renom se répandait déja par toute l’Allemagne et I'Italie. Favart 
Y’attendait de jour en jour, mais il sentait a chaque heure diminuer 
son espérance. Enfin, le 48 juillet, il écrivit au comte pour avoir 
quelque nouvelle précise. « Votre Excellence, par sa lettre datée du 
9 mai, me marque que M. (:luck doit; arriver de Boulogne & Paris 
ehargé d’un mémoire, afin de me mettre au fait de ce qu'il faut faire 
pour le service de la cour l’année prochaine. Le premier ordre que 
Votre Excellence lui donne (ce sont les termes de la lettre) est de 
m’expliquer 4 peu prés le gout du théatrede Vienne. Comme M. Gluck 
n’est point venu, et que je n’ai point recu les instructions qui m’é- 
taient annoncées, il était tout naturel que j’attendisse. Voila la cause 
de mon silence. Cependant je n’ai point discontinué mes recher- 
ches. » 

A peine Favart venait-il d’expédier celte lettre qu'il en recevait 
une de Vienne, par Jaquelle son ami Dancourt coupait court a toute 
incertitude. « Vous ne verrez point le chevalier Gluck, lui marquait-il 
tout d’abord ; il est de retour ici. Il mettait le pied dans sa chaise de 
poste 4 Boulogne, et partait pour Paris, lorsqu’il a regu une leltre 
du comte qui le rappelait & Vienne, parce qu’ayant appris que 
POpéra était brilé, le voyage du chevalier devenait inutile selon lui. 
Il est donc de retour ici. » 

En effet, le 6 avril 1763, entre onze heures et midi, le feu s’était 
déclaré dans la salle de \’Opéra de Paris, et s’était rapidement com- 
muniqué 4 Ja partie qui réunissait le théatre au Palais-Royal. Le feu, 
qui couvait depuis huit heures du matin, avait bientét pris une vio- 
lence terrible, et avant que les secours aient pu étre apportés, toute 
la salle et l’aile de la premiére cour du palais étaient embrasées. 
Vers le soir, la superbe salle que le cardinal de Richelieu avait 
fait construire pour les représentations de Mirame, et qui avait 
donné asile 4 Moliére, puis 4 Lulli, n’était plus qu’un monceau de 
ruines fumantes. 

Cependant Favart avait pris & cceur la mission que le comte Du- 
razzo lui avait confiée. Non-seulement il surveillait avec soin la gra- 
vure de la partition, mais il s’efforcait encore de recruter des parti- 
sans 4 l’opéra qui devait, onze ans plus tard, soulever 4 Paris des 





FAVART ET GLUCK. 921 


transports de blame et d’enthousiasme. Il le vantait aux amateurs, 
leur montrait parfois quelque passage du mystérieux ouvrage, en- 
flammait leur admiration et excilait, par ces demi-révélations, leur 


désir de connaftre I’ceuvre entiére. 


Tous nos plus habiles connaisseurs en musique, a qui j'ai montré 1’Or- 
phee, pensent avec justice que c'est un ouvrage qui fait époque, qui pas- 
sera ala postérité; je ne veux donc rien épargner pour en rendre |’exécu- 
tion parfaite; que monseigneur. m’envoie ce qu’il faut mettre 4 la téte de 
cet opéra, ou qu'il me permetté de faire remplir son idée par un de nos 
plus habiles artistes francais; je ne méprise point ceux de l’Allemagne, 
mais je suis persuadé que l'on sera content des ndtres. 


Voila ce qu’écrivait Favart au comte, le 29 décembre 1763. Cing 
jours plus tard, le 2 Janvier, il exprime encore son admiration en 


ces termes: 


Je compte que l’opéra d’Orphée sera mis au jour 4 la fin de ce mois, ou 
au commencement de février, et que les amateurs de cet opéra, qui en 
ont des copies manuscrites, seront encore plus aises d’en posséder la gra- 
vure. Nos soins ne seront pas épargnés pour mettre cet ouvrage dans sa 
perfection. Les opéras de Lulli, de Rameau, et de tous nos meilleurs 
compositeurs, en paraissant deux ans aprés les représentations, n’en ont 
pas moins ici de débit; et la musique de M. Gluck, gui doit passer a la 
postérité, n’aura pas un moindre avantage. 

Un de nos plus excellents artistes s’est chargé de dessiner le frontispice, 
selon l’intention de Votre Excellence, et l’exécution du graveur y répon- 
dra. Le total montera peut-étre aux environs de deux mille livres; lcs 
exemplaires seront vendus quinze livres. En prenant cent exemplaires a 
ce prix, c’est encore une diminution de quinze cents livres. On serait bien 
nalheureux, si ’on ne trouvait pas & remplir le reste. Lorsque Votre 
xcellence sera fournie, je ferai annoncer cette édition dans les papiers 
uablics et dans les journaux étrangers; je ne vous demande, monsei- 
meur, que de pouvoir disposer de six exemplaires, savoir : un pour Phi- 
dor, un pour Sodi, un pour moi, que je vous prie de m’accorder, et le 
2»ste pour les journalistes qui seraient dans le cas d’en exiger. Outre cela, 

y a environ douze exemplaires de droit, tant pour la chancellerie 
1e pour la bibliothéque du roi, la police, le censeur et la chambre syn- 
cale des libraires. J’affirme 4 Son Excellence que tous les autres exem- 
ures qui paraitront ne seront qu’a son profit, par les soins que j’aurai de 

parapher moi-méme, ou de les faire parapher par tel autre que vous 
rerez & propos. Les graveurs n’entreprendront point la vente; mais 

:pére que, parmi les marchands de musique, il s’en trouvera plusieurs 

se chargeront avec grand plaisir du restant des exemplaires, ce qui 
pléera & tous les frais. Je ne ferai tirer qu’a fur et mesure, et je ren- 

i tous les mois un compte exact de ce qui aura été débité. 

59 


40 Sepremspre 1872. 








922 FAVART ET GLUCK. 


Tous ces calculs et ces précautions minutieuses ne satisfaisaient, 
parail-il, qu’a moitié le comte Durazzo, qui craignait sans doute de 
s’étre engagé dans une affaire d’argent périlleuse; car, deux jours 
aprés lui avoir exposé ce mode de vente, Favart, allant au-devant 
des objections, assure qu’il se chargera volontiers de tous les frais 
sous certaines conditions : 


Monseigneur, pour peu que l'édition d’Orphée vous inquitte, je me 
chargerai volontiers, 4 mes risques, périls et fortune, de tous les frais, 
aprés que vous aurez pris cent exemplaires 4 quinze livres piéce, déduc- 
lion faite de !a remise, qui est de trois livres, car chaque exemplaire sera 
délivré au public sur le pied de dix-huit livres, et ce sera un prix trés- 
raisonnable, attendu que rien n’est négligé pour donner 4 cet ouvrage 
tout le lustre qu’il mérite. Ge sont, il est vrai, des accessoires dont l’au- 
teur pourrait se passer, mais vous connaissez notre public; un frontispice 
agréable, une belle vignette, un caractére net, un papier cheisi, sont 
pour lui des objets intéressants, et j’ai taché de le servir selon son gout. 

M. Monnet-Dujac, éléve de M. Vanloo, est chargé de faire le dessin du 
frontispice, qui sera exécuté par M. le Mire; nommer ces deux artistes, 
c’est faire 1’é'oge de l’ceuvre. M. Monnet a pensé comme Votre Excellence : 
des trois objets (sujets) proposés, il a choisi le dernier; c'est, en effet, le 
plus intéressant. 


Mais voici que le comte marque de nouveau & Favart que Gluck 
pourrait bien arriver 4 Paris d'un moment a l’autre : « M. Piller — 
lui écrit-il le 18 janvier 1764 — recevra, par M. de Verzure, trois 
mille livres de France, dont une partie servira au voyage et aux 
avances de M. de la Ribardiére*, et le surplus ira 4 compte de la gra- 
vure de l' Orphée. Puisque cette gravure ne peut étre parachevée avant 
le commencement de février, Je suis d’avis que vous n’en fassiez 
point tirer d’exemplaire au net avant que je vous le dise, parce que 
je suis bien aise que M. Gluck, qui doit étre 4 Paris vers la fin du 
mois de février, revoie lui-méme l’ouvrage. En méme temps, je vous 
manderai tout le reste quia rapport & ceci; je ne désespére pas 
méme de pouvoir vous le dire de bouche, puisque, si j’en ai le 
temps, je ferai peut-étre une course jusqu’d Paris, & V’occasion du 
couronnement du roi des Romains qui duit se faire 4 Francfort, oi 
ma charge m’oblige de suivre la cour. » 

Et Favart de lui répondre : « Monseigneur, je me conformerai a 
votre derniére lettre ; je ne ferai point tirer les exemplaires de I’ Or- 
phée sans que M. Gluck les ait vus; vous m’annoncez son arrivée a 
Paris, c'est une nouvelle pour moi trés-agréable; mais la plus inté- 


1 Engagé par le comte Durazzo comme auteur et comme acteur. 











FAVART ET GLUCK. 923 


ressante est l’espoir d’y voir Votre Excellence. Je fais faire 4 I'Or- 
phée un frontispice de toute la hauteur de la page, afin de donner 
plus de grandeur, de noblesse et d’expression aux figures, et plus 
de liberté pour les accessoires. Je n’ai point confondu le titre de 
l’opéra dans celte planche, parce que |’estampe qui deviendra, par 
le burin de M. Le Mire, un morceau précieux de gravure, pourra se 
détacher et s’encadrer séparément ; il m’a paru suffisant de mettre 
au bas : Euridice amor ti rende'. » 

Cette fois le comte et Gluck finrent parole, et ils vinrent a l’épo- 
que dite passer quelques jours a Paris. La correspondance de Favart 
se tait sur leur présence ; mais nous en trouvons l'assurance dans le 
journal de Wille, le graveur, qui recut leur double visite en son lo- 
gis du quai des Augustins. Voici ce qu’il écrit dans ses Mémoires : 
« Le 2 (mars 1764), M. le comte Durazzo, directeur des spectacles de 
la cour impériale, étant arrivé eu cette ville , m’est venu voir. » — 
« Le 9, m’est venu voir M. le chevalier Gluck, ce fameux composi- 
teur, si connu par toute l'Europe, oa la bonne musique est estimée ; 
c’est un fort brave homme d ailleurs, ila resté plusieurs heures avec 
moi. ll est au service de l'impératrice. I] était accompagné de M. Gol- 
delini, poéte, aussi au service de la maison d’Autriche. » 

Gluck et Durazzo ne firent, a coup sir, qu’une courte apparition a 
Paris; car, dés les premiers jours d’avril, Favart reprenait le cours 
de sa correspondance avec le comte. Une fois de retour 4 Vienne, 
Gluck se remit au travail et écrivit son Alceste, son Paride ed Elena. 
Ii ne se décidera 4 revenir en France qu'une dizaine d’années plus 
. tard, lorsque, peu satisfait, en dépit des succés obtenus, et obsédé 
du désir de rendre la musique plus expressive, il voudra demander 
a la scéne et & la langue francaise des accents passionnés, une 
déclamation admirable, une vérité parfaite; lorsqu’il tentera d’exé- 
cuter lidée qu'il avait murie 4 loisir dans son esprit, celle d’un 
poéme régulier, dont la musique ne fit que fortifier les situations 
sans l’isoler de la pensée du poéte. 

Au milieu du mois d’avril 1764, le tirage de la partition d’Orfeo 
était terminé et Favart le faisait mettre en vente, aussitét aprés avoir 
fait partir les exemplaires que le comte lui avait demandés; mais 
lévénement fut loin de réaliser les espérances qu’il avait concues. 
' [1 ne s’en vendit que neuf exemplaires °*. 


‘ Lettre du 51 janvier 1764. 

* Cette édition d'Orfeo est fort rare, et elle atteint dans les ventes des prix trés- 
élevés. La Bibliothéque Nationale ne la posséde pas; la bibliothéque du Conserva- 
teire en a un exemplaire. Outre la belle gravure de Monnet et Le Mire, cette édi- 
tion renferme encore une piéce assez curieuse : c’est l’avis dont le comte par- 








924 FAVART ET GLUCK. 


Comme s’i! edt prévu pareil échec, le comte écrivit 4 Favart, le 2 
avril 1765 : « Ne voulant pas que vous joigniez 4 la peime que vous 
avez l’incommodité des frais, j'écris 4 votre voisin, M. Gambione, de 
vous rembourser tous les mois ce que vous aurez déboursé pour 
moi. — Mandez-moi comment est allée la vente d’Orphée, car je ne 
veux pas que vous ayez la-dessus aucune perte. » A quoi Favart, mi 
par un louable sentiment d’amour-propre, répondait qu’il n’en avait 
été vendu que neuf exemplaires, mais que cela n’empéchait pas qu'il 
ne tint la convention qu’il avait signée. » 

Ces derniers mots laisseraient 4 penser que le comte Durazzo avait 
accepté le dernier arrangement proposé par Favart et, que celui-ci 
avait pris 4 ses risques et périls l’édition d'Orfeo ed Euridice. Sur ce 
point, nous en sommes réduits aux conjectures, les lettres de Fa- 
vart, depuis le 5 mars 1765 jusqu’au 413 avril 1766, ayant été per- 
dues par son domestique qui n’envoyait pas les lettres qu'il devait 
affranchir et mettait l'argent dans sa poche. Quand il s’apercut 
de cette infidélité, Favart ne put retrouver aucune de ses lettres, et 
comme il n’en avait pas gardé les minutes, il en est résulté, a cet 
endroit de sa correspondance, une facheuse lacune de plus d’une 
année. 

Quelles qu’eussent été les conventions conclues entre le comfe et 
Favart, toujours est-il que celui-ci se trouvait dans une position em- 
barrassante vis-a-vis de son protecteur. Ses lettres dénotent de sa 
part un bien vif souci d’en sortir : « Je voudrais, monseigneur, 
écrit-il le 14 janvier 1767, m’acquitter envers vous, jene parle point 
de ma reconnaissance, cela est impossible, tous mes efforts ne pour- 
raient payer vos bontés ; mais je voudrais terminer définitivement le 
compte d’Orphée et Euridice. Je ne sais si les envois que j'ai fails 
vont au-dessus ou au-dessous de la somme convenue. Le mémoire 
de ma fourniture est égaré, c’est 4 Votre Excellence a qui je m’en 
rapporte; qu’elle ait la bonté de me faire donner un relevé de ce 


lait dans sa lettre du 13 avril 1763, un argument ot l'auteur du poéme retrace la 
légende d'‘Orphée et s’excuse d’en avoir moditié la catastrophe. Voici cette préface : 

«FE noto Urfeo, e celebre il suo lungo dolore nell’ immatura morte della sua 
sposa Euridice. Mori ella nella Tracia; io per comodo dell’ unita del luogo la sup- 
pongo morta nella Campagna felice presso al lago d’Averno, in vicinanza del quale 
finsero. Poeti travarsi una spelonca, che apriva il cammino all’ Inferno. L’infelice 
amante mosse a pieta gli Dei, che gli concessero di penetrar negli Elisi per ripi- 
gliarsi Ja sua diletta, col patto perd di non guardarla finché non fosse tornato sulla 
Terra. Non seppe il tenero sposo frenar tanto ‘gli affetti, ed avendo contravvenute 
al divieto perdé per sempre Euridice. Per adattar la favola alle nostre scene bo 
phen cambiar la catastrofe. Leggasi Virgilio al libro IV delle Georgiche, al VI dell’ 





FAVART ET GLUCK. 925 


qu’elle a regu depuis le 30 mars 1764. C’est 1a-dessus que je me ré- 
glerai, et si je lui suis redevable, je la prie de me demander les li- 
vres dont elle aura besoin, pour faire une solde de compte. Quoique 
lon n’ait point vendu six exemplaires de l’opéra d' Orphée, je ne suis 
pas moins obligé de remplir mes conventions. » 

Rien ne saurait mieux que cette lettre, si habilement tournée, mon- 
trer combien Favart désirait terminer au plus vite une affaire qu’il 
avait un peu précipifamment cngagée et d’en sortir sans trop de 
préjudice pour sa modeste fortune. Par malheur, de séricux obsta- 
cles empéchaient la réalisation de son désir. Une entreprise qui 
avait subi dans son exécution tant de retards et de changements ne 
pouvait étre réglée avec toute la promptitude souhaitable. Elle traina 
tant en longueur, qu’au bout de trois ans le comte en était encore 4 
demander & Favart l'état de ses affaires. « Mandez-moi, lui écrit-il 
de Génes le 30 avril 1770, si vous avez pu tirer quelque parti de 
Pédition d’Orphée, car je ne voudrais point que vous eussiez eu, 
comme on dit en italien, la pena e il melanno (la peine et l’infor- 
tune). » Le comte tint-il sa parole? Sa correspondance avec Favart 
s'arrétant juste 4 cette époque, on ne saurait rien répondre de précis 4 
cet égard, mais la confiance que Favart avait toujours témoignée au 
comte et les assurances réitérées de ce dernier, qui ne voulait pas 
que cette affaire causdt & Favart le moindre préjudice, portent a 
croire qu'il finit par le dédommager de ses frais, sinon de son temps 
perdu. 

Maintenant que l’ouvrage de Gluck est en vente... et ne se vend 
pas, arréions-nous et ouvrons une large parenthése pour examiner 
une accusation portée contre Philidor. Voici l’acte d’accusation dressé 
par Berlioz : 


... A propos d’Orphée, je signalerai ici un des plagiats les plus auda- 
cieux dont il y ait d’exemple dans lhistoire de la musique, et que je 
découvris, il y a quelques années, en parcourant une partition de Philidor. 
Ce savant musicien, on le sait, avait eu entre les mains des épreuves de la 
partition italienne d'Orfeo, qui se publiait 4 Paris, en l’absence de l’au- 
(eur. Il jugea 4 propos de s’emparer de la mélodie 


Objet de mon amour 


et de l’adapter, tant bien que mal, aux paroles d'un morceau de son opéra 
le Sorcier, qu’il écrivait alors. Il changea seulement les mesures, 1,5, 6, 
7 et 8, et transforma la premiére période de Gluck, composée de trois fois 
trois mesures, en une autre, formée de deux fois quatre mesures, parce 
que la coupe des vers I’y obligeait. Mais, 4 partir de ces paroles : 


Dans son coeur on ne sent éclore 
Que Ie seul désir de se voir, 











926 FAVART ET GLUCK, 


Philidor a copié le méledie de Gluck, sa basse, son harmomie et méme les 
échos de hawtbois de son petit orchestre placé dans la coulisse, en tras 
posant le tout en la. Je n’avais point entendu parier alors de ce vol im- 
pudent, et qui paxaitra manifeste @ quiconque voudra jeter les yeux sur la 
romance de Bastien : 


Nows étiens dans cet Age. 


4 la page 33 dela partition du Sorcier. 

J’apprends que M. de Sévelinges l'avait déja signalé dans une notice 
publiée par tui sur Philidor, dans la Biographie universelle, de Michaad, 
et que M. Fétis a voulu en défendre fe musicien fran¢ais. La prennére 
représentation d’Orfeo étant censée avoir ca heu a4 Vienne, dans le 
courant de 1764, ct celle du Sereier ayant eu keu, en effet, & Paris, le 
2 janvier de la méme année, il lui parait umposszble que Philidor ak eu 
comnaissance de l'ouvrage de Gluck. Mais M. Farrenc a prouvé derniére- 
ment, par des documents authentiques, que |'Orfeo fut joué pour la pre 
miére fois, A Vienne, en 1762; que Favart fut chargé d’en pubher le 
partition 4 Paris, pendant l'année 41763; et que Philidor s'offrit, dans ce 


méme temps, pour corriger les épreuves et inspecter la gravure de low 
vrage. 


Or ik me semble trés-vraisemblabfe que I’officieux correcteur dé 
preuves, aprés avoir pillé ka romance de Gluck, aura lui-méme chang?, 
sur le titre de la partition d'Orfeo, la date de 1762 en celle de 1764, ain 
de rendre plausible ‘argument que cette fausse date a suggérd & M. Fete: 
« Philidor ne peut avoir volé Gluck, puisque le Sorcter a été joué avast 
Orfeo. » Le vol est de la derniére évidence. Avec un peu plus d’audace, 
Philidor edt pu faire passer Gluck pour fe voleur '. 


Examinons froidement cette grave accusation. Comment la prot 
ver ? Par la collation des textes. Mais cela méme suffit-il, et démea- 
trera-t-on par la que ce n’est pas rencontre fortuite ou rémmis- 
cence involontaire? Castil-Blaze a dressé, dans un de ses reeveik de 
mausique, une longue liste des. réminiscences, imitations ou calgnes 
qu'il a découvertes dans ses nembreuses lectures. Les plus célébses 
compositeurs y passent, Rossini, Halévy, Meyerbeer. Certains exear 
ples semblent mis la & plaisir tant la ressemblance est vague; d’ae- 
tres, au contraire, sont assez précis pour qu’on puisse aceuser jes at- 
teurs de plagiat, tout comme Philidor. Castil-Blaze ne formule p= 
cette accusation et ila raison. On rencontre parfois tel passage abse- 
lument pareil chez deux auteurs fort étrangers Pun pour FPautre. 
Nous-méme, en lisant derniérement la partition de Jessonde, € 
Spohr, n’avons-nous pas rencontré deux mesures que M. Offenbach: 
textuellement reproduites dans le motif de sa Chanson de Fortyunte’ | 
Est-ce 4 dire qu’il les a volées? Et pourtant cela se pourrait facie 


1 Berlioz, A travers chants, p. 125 et suiv. 











FAVART ET GLUCK. 923 


ment soutenir : en effet, si ’ouvrage de Spohr est inconnu en France, 
il se joue souvent en Allemagne, et M. Offenbach a di maintes fois 
l’entendre. Mieux vaut dire que c’est hasard ou souvenir involoa- 
taire. | 
Et voyex ou l’on va avec ce systéme. Sévelinges et Berlioz affirment 


nettement le vol; Farrenc constate simplement une extréme ressem- . 


blance; Fétis, lui, déclare le fait controuvé, et il ne s’appuie pas 
seulement sur une date qui se trouve fausse, il va plus loin. Berlioz 
dit que le vol est de la derniére évidence. Fétis proclame « que la 
comparaison qu’il a faite avee soin des deux partitions de Gluck et 
de Phikidor lui a démontré qu’il n’y a pas une phrase commune en- 
tre elles. » La ressemblance est frappante, étonnante méme, quoi 
qu’en dise Fétis; mais nous ne sauriens arguer de la pour conclure 
au vol. De pareilles rencontres sont fréquentes, et il y a trop de 
gens a qui il faudrait intenler procés... avec grande chance de le 
perdre. 

Il est encore un point que nous ne saurions passer sous silence. 
Farrenc fait entendre et Berlioz affirme que Philidor a modifié la 
date sur la partition : leur discussion, a cet égard , est quelque peu 
injuste, surtout de la part de Berlioz. Remarquons d’abord que Phi- 
lidor ne s’offrit pas pour revoir la partition et qae ce fut Favart qui 
vint lui demander son aide. De plus Philidor ne s’occupait que de 
impression musicale; Favart, qui avait la haute direction de l’ou- 
vrage, eut seul pu en modifier le millésime. 

L’impression d’Orfeo ed Euridice fut comme une premiére appa- 
rition des oeuvres de Gluck en #rance. Deux musiciens, un écrivain 
et quelques amateurs avides de jouissances nouvelles rendirent jus- 
tice au mérite du compositeur allemand ; les autres n’y prirent pas 
garde. Rien ne montre mieux combien cette société légére et brillante 
avait, en réalité, peu de gout pour la musique. C’était une mode 
alors pour les gens du bel air d'aller se pavaner 4 |’Opéra et a la 
Comédie-Italienne; mais combien d’entre ces prétendus connais- 
seurs, juges souverains qui décidaient de la chute ou du succés d’un 
opéra, prirent souci de connaitre l’ceuvre d’un musicien que I’An- 
gleterre et l’Italie admiraient autant que |’ Allemagne? C’était de leur 
part pis que du dédain : de l’indafférence. 

Combien durent souffrir de ce froid accueil ceux qui avaient, du 
premier jour, rendu justice au musicien et proclamé son génie! 
Seul, Mondonville ne vécut pas assez pour voir sa prédiction se réali- 
ser et pour assister aux triomphes du compositeur allemand sur la 
scéne francaise. L’auteur de Titon et l’Aurore mourut six mois avant 
la représentalion 4 Paris d’Iphigénie en Aulide , qui précéda elle- 
méme de quatre mois l’apparition d’Orphée (419 avril et 2 aout 1774). 


928 FAVART ET GLUCK. 


Il n’avait fallu, pour faire jouer le premier de ces ouvrages, rien de 
moins que la protection de la reine Marie-Antoinette. L’impression 
du public fut d’abord indécise ; mais le second soir, il prit le parti 
d’acclamer un ouvrage qui faisait violence 4 ses habiludes de paresse 
et s’imposait 4 son admiration par des beautés de Vordre le plus 
élevé. 

Orphée remporta un succés plus éclatant encore. Quarante-neuf 
représentations consécutives au milieu de ]’été sont la preuve de 
l’enthousiasme qu’excita cet admirable ouvrage, bien que le compo- 
siteur eit di consentir 4 de facheuses modifications pour adapter a 
la voix de ténor de Legros le réle primitivement écrit pour le con- 
tralto Guadagni. Favart dut applaudir de tout cceur au succes du 
musicien dont il avait chaudement servi les intéréts. Il lui adressa 
méme de petits vers alambiqués a propes de leur opéra de Cythére 
assi€gée : 7 

J’avais construit un batiment 
D’assez gentille architecture; 
On en apercevait la structure, 
Mais il y manquait l’agrément; 
En tout il faut de la parure. 

Un grand artiste en ornement 
Embellit chaque appartement 
Par une éclatante dorure, 

Et le vernis le plus charmant, 
Qui cache mainte vermoulure. 
Qu’arriva-t-il de 'aventure? 
Pour moi facheuse conjoncture. 
Cet habile décorateur, 

Que j'admire et que je respecte, 
De mon travail eut tout Phonneur, 
On applaudit au vernisseur, 

Et l’on oublia l’architecte. 


Si l’on applaudit le « vernisseur », on ne l’entendit guére. Cythére 
assiégée fut représentée a l’Opéra le 4° aout 1775, et recue par le 
public avec assez d’irrévérence. « Hercule est plus habile 4 manier 
la massue que les fuseaux! » s’écria l’'abbé Arnaud pour répondre 
aux quolibets de la salle. Gluck le prouva bientdt en produisant coup 
sur coup ses admirables créations d’Alceste, d’Armide et d’ Iphigénie 
en Tauride, qui compleétent, avec Orphée et Iphigénie en Aulide, cette 
quintuple lignée de chefs-d’ceuvre que le compositeur légua 4 la 
France en reconnaissance de son hospitalité. « Cette musique pas- 
sera 4 la postérité », avait dit Favart, & propos d’Orfeo : il vit sa pré 
diction pleinement réalisée. Quand il mourut, en 1792, la postérité 
avait déja commencé pour Gluck qui l’avait précédé de cinq-ans dans 


la tombe. 
Apourne JULLen. 








LES MIRABEAU 


vil! 


LE MARIAGE DU MARQUIS DE MIRABEAU. 


« Je vais, année par année, rendre compte de ma manutention, 
jusques au temps présent, et de tout ce qui s’est géré depuis mon 
régne, soil par ma mére, soit par moi ou par mes agents. » 

Cette phrase, qu'on pourrait aisément altribuer 4 Louis XIV ren- 
dant compte 4 ses successeurs des affaires de son régne, aprés la 
régence d’Anne d'Autriche, se lit au début d’un gros manuscrit in- 
quarto, commencé par le marquis de Mirabeau 4 l’dge de trente- 
deux ans, en septembre 1747. Avant de songer & écrire pour la pos- 
térilé en général, l’auteur de Ami des Hommes a beaucoup écrit 
pour la sienne en particylier. Il éprouvait méme une telle impa- 
tience d’entrer en communication avec ses descendants, qu’il n’at- 
tendait pas que ceux-ci fussent au monde. « Personne, disait-il dans 
sa vieillesse, 4 son frére le bailli, n’a plus sacrifié que moi au sen- 
timent du futur appliqué 4 l’esprit de famille, et je penserais quel- 
quefois que Dieu m’en punit, si je n’étais plus qu’assuré que ce sen- 
timent ne m’a jamais fait négliger aucun de mes devoirs présents. 
A vingt ans je parlais et écrivais déja 4 ceux qui me succéderaient, 
et les trois cinquiémes de mes manuscrits ne sont que des comptes 


* Voir le Correspondant des 10 mars, 10 avril, 25 juillet, 40 aotit 1870, 10 octo- 
bre et 25 décembre 1871. 





930 LES MIRABEAU. 


rendus de ma gestion, de mes vues, de mes faits, comme devant 
leur tribunal. » Cette disposition parattra singuliére chez un homme 
qui devait parfois se montrer fort dur pour une partie de sa famille, 
et spécialement pour son fils ainé, lequel ne fut jamais, il est vrai, 
le modéle des fils ; mais elle n’en est pas moins trés-sincére, et elle 
forme une des nuances les plus curieuses de ce caractére original 
et compliqué. 

Au moment ot son pére commence le manuscrit qui lui est des- 
tiné, le futur tribun de la Constituante n‘existe pas encore; il ne nai- 
tra que dix-huit mois plus tard, en mars 1749. Le marquis, marié 
depuis quatre ans et demi, vient de perdre un premier fils, Victor- 
Charles-Francois, né le 46 mars 1744, « enfant, dit-il, de grande 
espérance » qui mourut a trois ans et demi par un accident un peu 
étrange, et cependant moins étrange peut-élre dans sa famille que 
dans une autre, car sa mort fut occasionnée par une liqueur dont 
son pére faisait un énorme abus, et dont presque tous les Mirabeau 
du dix-huitiéme siécle, hommes ou femmes, ont également abusé, 
Je malheureux enfant s’empoisonna en buvant de l’encre. Un tel ac- 
cident, tout en apprenant sans doute au marquis de Mirabeau, au- 
quel il restait deux filles, 4 tenir ses encriers hors de la portée des 
enfants, ne le découragea paint de cette passion effrénée pour |’écri- 
ture, qui lui faisait dire a la fin de sa vie : Si ma main était de bronze, 
il y a longtemps qu'elle serait usée, puisque c'est immédiatement 
aprés la mort de ce fils qu’il entreprit le volumimeux manuscrit que 
nous avons sous les yeux. 7 

Nous y chercherons d’abord Vhistoire de son mariage. Il averti, 
il est vrai, ses descendants que dans le compte rendu dont il s’agit 
ici, il ne sera question que d'affaires, et qu’on trouvera ailleurs sés 
Mémoires. Cet autre manuscrit du marquis, dont nous n’avons pu 
citer, dans un précédent article, que les seuls fragments conservés, 
lesquels s’arrétent précisément a ta fin de sa vie de jeune homme, 
serait peut-dtre plus intéressant au sujet de son mariage que celui ou 
cet événement est exposé surtout au point de vue des affaires. Ce- 
pendant ’homme étant de ceux dont le caraclére perce en tout, il 
nous a été facile de reconnaitre, dés les premiéres pages de cecomple 
rendu d'affaires, qu’il ne ressemblait 4 aucune autre production du 
méme genre. Aussi, tout en supprimant dans celui-ci ce qui nous 
paraitra sans intérét pour le lecteur, nous laisserons ce pére de fa- 
mille raconter lui-méme a ses descendants avec une naiveté inconr 
parable sous l’empire de quels sentiments hétérogénes, a la fois chi- 
mériques et indifférents, désintéressés et calculés, il a été conduit a 
conclure la plus importante affaire de la vie. « J’élais, dit-il, arréteé 
4 Paris en 1743 par lindécision oti ’on me laissait snr ma rentrée 








LES MIRABEAD. 04 


dans le service ou mon entiére sortie‘. Je désirai de m’y marier, 
avant mon départ pour la Provence, ou mes affaires m’appelaient ; 
cela me fit suivre avec plus de vivacité l’idée qui nous vint par ha- 
sard, 4 M. de Samt-Georges’ et 4 moi, d’entamer le traité de mon 
mariage avec la fille unique de M. de Vassan. » Pour rendre ce qui 
suit plus clair, nous sommes obligés d’ouvrir ici une parenthése sur 
le futur beau-pére du marquis de Mirabeau et sur sa famille. 

M. de Vassan appartenait 4 une famille originaire du Soissonnais ; 
il était fils d'un président & la chambre des comptes de Paris. Dans 
son contrat de mariage du 24 juillet 1716, il est qualifié messire 
Charles de Vassan, chevalier, seigneur de la Tournelle, etc. , etc., co- 
lonel d’infanterie. En 1749, il fut nommé brigadier, et, en 1743, il 
figure dans le contrat de mariage de sa fille avec le titre de marquis. 
Ce titre, que son pére ne portait point, n’appartenait pas, je crois, a 
sa famille; il !emprunta sans doute & sa femme, Anne-Thérése de 


Ferriéres, fille umque de Charles-Joseph de Ferriéres, marquis de 
Saulvebouf*. 


Cette famille de Saulveboeuf, assez netable en Périgord, avait ac- 
quis par mariage, en 1626, la seigneurie de Pierre Buffi¢re, prés Li- 


4 II s’agissait pour Ini, comme nous lavons déja dit, dobtenir )'autorisation 
d'acheter un régiment ou au moins une place de guidon des gendarmes de la 
garde ; n’ayant pu réussir et « se trouvant barré, dit-+l, par le tc du cardinal » 
(de Fleury), il se décida 4 se retirer du service précisément pendant les négocia- 
tions relatives 4 son mariage. 

2 On a vu, dans Particle précédent, naftre Ja liaison du jeune marquis de Mira- 
beau avec ce marquis de Saint-Georges, plus 4gé que hui, marié et pére de famille, 
dont ij parle avee un enthousiasme que partage son ami Vauvepargues, mais que 
ne partage pas son frére le bailli, lequel déplore souvent l’influence de « ce philo- 
sophe qui, dit-il, dévoya son ainé en tous points. » 

3 L’emprunt semble méme n’avoir jamais été ratifié officiellement ; car, dans les 
almanachs du roi & partir de 1719, on voit M. de Vassan figurer parmi les briga— 
diers, mais sans aucun titre. « La famille de Vagsan, dit ke marquis de Mirabeau 
dans une note généalogique, est trés-étendue en différentes branches : j’en can- 
nais plus de dix sans celles que je ne connais pas. La branche ainée est celle de 
Vassan-Puiseux, qui a héréditairement Ja charge des Jevrettes du cabinet, charge 
trés-agréable par ses détails et son indépendance de la vénérie et de la faucon- 
meric. » 

En parlant ailleurs (Voy. Beaumarchais et son temps, t. I, p. 87) des charges de 
cour, nous avons déja eu l'occasion de signaler cette charge ua peu bizarre, et 
nous devons constater ici que dans l'Etat de la France pour 1749, ov elle est men- 
tionnée, les titulaires ne portent également aucun titre. Toutefois, comme nous 
aimons l’exactitude jusqu'a la minutie, nous devons dire que nous avons trouvé 
dans le Mercure de France de septembre 1776, lequel n’est point, i] est vrai, une 
autorité en matiére de titres, Fannonce du mariage dun marquis de Vassam qua- 
hifié mestre de camp de cavalerie et capttaine des levrettes de la chambre du roi. 
La juxtaposition de ces deux grades si différents nous a paru assez comique pour 
nous encourager d’ailleurs 4 suivre notre penchant pour lexactitude. 


932 LES MIRABEAU. 


moges, qualifiée premiére baronnie du Limousin, comme ayant été 
jadis l’apanage du cadet des vicomtes de Limoges. Le contrat de ma- 
riage de M. de Vassan avec lhéritiére de la branche ainée des Saul- 
veboeuf présente cette particularité que la future, orpheline de 
pére et majeure, dit l’acte, de vingt-neuf ans passés, se marie aprés 
trois réquisitions et sommations respectueuses faites 4 sa mére, et 
dans d’autres contrats ou elle figure-avec son époux, elle est dite 
épouse séparée quant aux biens. De ce mariage naquirent deux filles, 
dont l’ainée mourut en bas Age. La cadette, Anne-Geneviéve de Vas- 
san, qui devail étre la mére de Mirabeau, née le 3 décembre 4725, 
fut mariée une premiére fois en décembre 1737, par conséquent a 
lage de douze ans, dans des circonstances qui tiennent aux habitudes 
d’alors, et qui valent peut-étre la peine d’étre indiquées. Il y avait 
entre les deux branches de sa famille maternelle un procés relatifa 
une substitution portant sur la terre de Saulvebeeuf; !’acte de ma- 
riage dit ingénument que, pour éteindre ce procés, il avait été com- 
venu par contrat de transaction, passé en 1722, que la sceur ainée 
de la future épouserait le jeune Saulveboeuf, son cousin, mais que 
lainée étant décédée, on donnait la cadette au jeune homme, en 
vertu de la m¢me transaction. Toutefois, l’age de Ja jeune personne 
ayant fait ajourner la consommation du mariage, et le jeune Saul- 
veboeuf étant mort l’année suivante, Anne-Geneviéve de Vassan, 
dgée de 17 ans en 1743, se trouvait veuve et mariée en droit, quoi- 
que non mariée de fait, lorsque le marquis de Mirabeau, qui ne la 
connaissait pas, car elle séjournait habituellement avec sa mére en 
Limousin, mais qui connaissait son pére, eut!’idée, qui lui vial, 
nous dit-il, par hasard, de faire sonder les dispositions de ce der- 
nier. Nous pouvons, maintenant, reprendre le singulier compte. 
rendu qu’il écrit pour ses enfants : 

« La proposition, dit-il, fut faite par Daoust (le notaire du mar- 
quis) & M. de Vassan, qui me devina ; il était seul 4 Paris, sa femme 
et sa fille étant en Limousin; d’abord, il bavarda & son ordinaire et 
s’enthousiasma fort de cette affaire ; je donnai un état de mes biens; 
il donna aussi le sien assez fidéle'... Il fallut, aprés cela, savoir ce 

‘qu'on donnait a cette fille, et ce fut 14 le quart d’heure critique. Cet 
homme (il s’agit de son futur beau-pére) avait assurément 4 ses 
trousses les deux hommes de France les plus rompus ét les plus 
concluants en affaires (Daoust et M. de Saint-Georges), et cependant 
il trouva moyen de les lasser 4 en étre rendus, 4 force de battre la 


{ Nous supprimons le détail des biens de M. et madame de Vassan, qui pourrat 
etre fastidieux pour le lecteur, et nous le résumons en disant que ceux-ci 
daient en diverses terres, maisons ou contrats, un revenu d‘environ trente mille 
livres. 





LES NIRABEAU, 935 


campagne ; il fallut essuyer l’histoire de son procés avec sa belle- 
mére, de celui qu’il infenta depuis a sa hbelle-sceur, de celui qu’il 
eut a soutenir avec M. de Saulveboouf, de sa transaction avec iceluy, 
d’ot sen suivit le traité de mariage de sa fille et du fils Saulvebeeuf, 
qui avait été dissous sans consommation par la mort du jeune 
homme ; ensuite les autres propositions & lui faites, les accords, ce 
qui les avait rompus, etc., etc. Tout ce bavardage, ov il entrait beau- 
coup de naturel, avait néanmoins son objet, car il fallait en venir a 
la proposition, qui était de ne donner que quatre mille livres de ren- 
tes 4 sa fille en une terre sise en Périgord. Sur ce, il verbiagea (sic) 
encore d'un pareil arrangement projeté avec M. de Fénelon pour son 
fils, qu’il se chargeait de l’entretien des conjoints, moyennant deux 
mille livres & prendre sur les quatre mille et le reste ; mais tout cela 
Ne faisait toujours que quatre mille livres; il dit qu'il assurerait 
tout, mais que pour la jouissance, il l’avait trop achelée pour se dé- 
pouiller si tét. M. de Saint-Georges et Daoust se retirérent, et ce fut 
Conciliabule 4 tenir entre nous trois dans l’aprés-midi. 

a Ils étaient tout estomaqués de ces 4,000 livres de rentes|qui, dans 
les idées parisiennes, ne sont pas présentables, et qui, nulle part au 
monde, ne doivent étre, du moins en cette sorte d’effels, la dot d’une 
fille unique 4 qui on en assure trente et qui a des parents encore as- 
Sez jeunes. Pour moi, qui concois toujours vivement, javais, tout au- 
trement tourné cela dans ma téte: 4° connaissant depuis cing ans 
M. de Vassan et son impropriété 4 tout bien, sachant que sa femme 
était séparée de biens avec lui, et cependant vivait dans une grande 
union, ayant oui dire que cette femme avait arrangé de grandes af- 
faires, je m’imaginai qu'elle devait étre un miracle d’habileté. Son sé- 
jour en Limousin tandis queson mari était 4 Paris, me‘confirmait en- 
core dans cette opinion; premiére induction a quatre mille lieues dela 
vérité ; 2° j’étais plus rompu aux fagons de penser de province ou une 
fille de condition avec 80,000 livres est un bon parti, et je regardais 
Virrégularité de n’avoir pas vendu une terre pour avoir de l’argent 
comptant 4 donner a sa fille, comme une suite de la fagon de penser 
de la noblesse, qui naturellement préférait la terre en fonds 4 l’ar- 
gent ; il me paraissait d'ailleurs si rare de trouver une fille avec la 
richesse de Paris, ayant l'éducation de province, que je regardais 
cela comme un grand bonheur, comme en effet cela n’est pas mal- 
heureux!. 


1 On se rappelle que Je marquis de Mirabeau écrit cette réflexion en 1747, c’est- 
4-dire quatre ans et demi aprés son mariage; il n’entre pas alors dans ses inten- 
tions de se plaindre de sa femme, mais son ton semble déja bien froid. En 1776, 
nous le verrons écrire, en parlant de l'éducation de sa femme, ces mots : « Elle 
avait eu la plus pestilentielle et impudente éducation. » 





934 LES MIRABEAU. 


a Enfin je finis avec mon ami par ce raisonnement. De deux choses 
l'une, ou le caractére de ces femmes me conviendra, et en ce cas je 
vivrai avec elles sans les déranger et en épargnant; ou s'il ne me 
convient pas, elles se conviennent, elles sont bien comme elles seat, 
je les y laisserai avec leurs 4,000 livres et vivrai comme gargon. Ce 
solide raisonnement eut lesuccés qu’il devait avoir. Quoi qu’il en seit, 
ma conclusion fut qu’il serait de mauvaise grace de marchaader une 
fille, et qu’il fallait accepter les 4,000 livres sans mettre le mot ea- 
tre deux. M. de Saint-Georges, aprés avoir dit que ce n’était point son 
avis, fut en avant. M. de Vassan traitait d’ailleurs avec un air de fran- 
chise qui avait pris M. de Saint-Georges, nous livrant toutes les let- 
tres qu'il recevait de sa femme, et comme elle a une grande habi- 
tude d’écrire, je trouvais ces lettres trés-bien. Je n’ai su qu’aprés 
mon mariage que ces lettres étaient doubles, celles qui étaient os- 
tensoires paraissaient en effet trés-raisonaabies, et elle se livrait a 
son naturel dans les autres. » 

Résumant ici la suite du récit, nous dirons qu'il résultait de cette 
intervention a distance dans la rédaction du contrat, de continuel- 
les difficultés suscitées par madame de Vassan, qui prétendait, par 
exemple, se réserver le droit de disposer 4 son gré méme au dé- 
triment de sa fille unique, d’une grande partie de sa fortune. Vaine- 
ment le notaire et l’ami du jeune marquis l’engageaient 4 ne pas 
aller plus loin, lui reprochant son donquichottisme; il acceptait 
tout avec un enthousiasme toujours croissant. « Je parlai, dit-il a 
- Daoust, avec.la vivacité provengale qui parait toujours suroaturelle 
aux Parisiens, eta dire vrai, parmi les Provencaux méme je ne suis 
pas des plus lents.. Je m‘apereus qu'il m’écoutait avec étonnement 
et en souriant. Il me renvoya & M. de Saint-Geurges, avec qui j'eus 
l’aprés-midi une longue conversation sur ce point (la prétention de 
madame de Vassan). Il répondit & tout mon héroisme qu'il était sia- 
gulier que ce fit lui qui combattit de semblables sentiments, mais 
qu’enfin ils étaient sujets 4 étre dupes en affaires, et qu’en tout on ne 
contractait point comme cela, mais que, puisque je le voulais, il ver- 
rait de rapiécer les choses avec Daoust. En effet, depuis lors, je n'en- 
trai plus guéres dans les détails, et ils devinrent les plus partianx 
qu ils purent l'un et l’autre. » 


Et aprés avoir indiqué les clauses principales de son contrat, il 
ajoute : 
~ « Le contrat fut signé par M. de Vassan et par moi le 44 avril. il 
partit sur-le-champ pour se rendre en Limousin et moi le lendemain 
42. A peine fus-je arrivé dans ce pays alors si étranger pour moi, que 
jeus lieu de m’apercevoir que la visiére de l’esprit de ma belle-mére 














LES MIRABEAU, 955 


n’était pas bien droite‘. Elle me fit sur la formule de ratification 
que j’avais apportée de Paris, des hoquets auxquels je ne compris, ni 
ne voulus comprendre, je iui dis d’accommoder cela 4 sa fantaisie et 
quand je la vis contente je le fus aussi, je signai sans voir le 49 et 
je me mariai le 24 avril 1743..... Voila le détail de mon mariage, 
opération qui note un homme, ainsi que son testament l’achéve*: a 
toul prendre, pour étre venu sans support dans le monde et n’étant 
pas de moi-méme propre a tirer de grandes ressources de ma per- 
sonne, pour ne m’étre marié qu’aprés avoir quillé le service, ce qui 
dans ce temps-la donnait une sorte de vernis d homme noyé; avec 
tout cela, dis-je, et leffroi que mon grand-oncle et mon pére avaient 
donné de notre nom, je ne fis pas au fond un marché ordinaire, du 
moins pour notre maison, et c était tout ce queje désirais.» ° 
Ainsi donc, Je marquis de Mirabeau, 4gé de 28 ans, d’une figure et 
d’une tournure agréable, d’un esprit trés-vif et d’une cullure intel- 
lectuelle remarquable, possédant, comme nous lavons dit précédem- 
ment, une fortune de 16,000 livres de rente qui devait un jour s’aug- 
menter par l’extinction des pensions qui pesaient sur son héritage, 
se mariait en quelque sorte, du jour au lendemain, avec une per- 
sonne qu’il ne connaissait pas du tout, qu'il n’avait méme, je crois, 
jamais vue. Il neconnaissait pas davantage sa future belle-mére; 
quant 4 son beau-pére, il le connaissait, dit-il, depuis cing ans, mais 
comme un homme imprepre & tout bien. On lui offrait en dot un re- 
venu’® 4 peine suffisant pour Jes dépenses personnelles de sa femme, 
dont les parents, jeunes encore, se réservaient la libre disposition, 
méme aprés leur mort, d'une partie de leur fortune. I! acceptait, 
maigré l'avis de ses amis toutes les conditions qu'on lui imposait, et 
se précipitait dans ce qu’il appelle lui-méme «un marché avec tout 
l’empressement désintéressé d’un homme qui, ayant trouvé la femme 
selon son cceur, considére tout le reste comme secondaire et se ma- 
rie avant tout pour étre heureux. En présence d’une telle bizarrerie, 
on s’explique sans peine que le notaire du futur l’ait écoulé, comme 


4 1] déclare, plus loin, que son mariage ne se serait pas fait s'il avait connu I'es- 
prit bifurque de madame de Vassan, « qui fat, dit-il, 4 Saint-Sulpice lors de la 
naissance de sa derniére fille, dés qu'elle fut relevée, pour voir si par hasard on 
n’avait pas fait bapliser son enfant sous un autre nom. » Plus loin encore, apres 
avoir parlé des serpenteaur que peut faire l’imagination de sa belle-mére, i} ajoute: 
« Bonne femme au fond, mais la plus tracassiére, tracassée el tracassante femme 
de l’univers, elle a le matheur d’avoir l’esprit si gauche que rien n’y entre comme 
dans un autre. » 

2 Cette réflexion originale et juste trouvera sa confirmation quand nous aurons 
a parler du testament du marquis. 

> On verra méme tout 4 l’heure que ce revenu se trouva d’abord trés-inferieur 
au chiffre annonce. 


aie) athe a oe a ee ee 


936 LES MIRABEAU. 


il le dit naivement, avec surprise et en souriant. L’affaire une fois 
conclue, il s ‘evertuait 4 se persuader a lui-méme et & persuader 4 
postérité qu’elle était bonne; il diminuait les avantages de son al- 
liance pour en faire ressortir tous les inconvénients‘, et enfin il se 
rassurait par cette considération, 4 ses yeux décisive, que si l’opé- 
ration élait peu avantageuse pour lui, elle l’était pour sa maison. 
C’est en effet cette réflexion derniére qui nous donne la clef de sa 
conduite, et qui nous oblige 4 insister sur un trait essentiel de son 
caractére dont l’influence se fera sentir sur toute sa vie. 

On l’aentendu tout 4l'hcure, parlant d'une impulsion chez lui do- 
minante, définir cette impulsion le sentiment du futur appliqué a 
l’esprit de famille. C’était pour lui lidée fixe que sa maison (c’est-a- 
dire sa race), dont il ne pouvait dans le présent se dissimuler la situa- 
tion relativement modeste, était destinée dans l'avenir 4 étre une 
fort grande maison. La seule qualité de fille unique et de future héri- 
tiére que possédait sa femme suffisait 4 ses yeux pour garantir toutes 
Jes qualités qu'il ne lui connaissait pas, et pour compenser toutes 
les difficultés d'un mariage qui ne lui apportait aucune aisance pré- 
sente et qui devait méme lui étre une charge aussitét qu’il aurait des 
enfants. Son imagination toujours promple 4 sacrifier le présent a 
Vavenir et 4 voir l’avenir sous le jour le plus brillant hui représen- 
tait de beaux domaines en Limousin, en Périgord ,en Poitou, venant 
$'ajouter 4 ses domaines de Provence. Il se voyait déja occupé & les 
améliorer, car i] eut toujours la prétention souvent malheureuse des 
améliorations agricoles ; il en doublait la valeur, il les partageait 
entre les divers héritiers de son nom et il réalisait ainsi le pro- 
gramme qu'il s’était tracé dés son adolescence et qu'il se plait 4 pré- 
senter souvent 4 son frére sous cette forme fastueuse « faire d'une 
maison en Provence une maison en France. » 

Ce n'est pas que ce beau programme fit en lui-méme absolu- 
ment chimérique. Il est certain que les deux époux devaient un jour 
réunir sur leurs tétes une fortune qui, bien dirigée et par le seul ac- 
croissement naturel des revenus territoriaux pouvait étre considére- 
ble. Mais il s’agissait d’attendre patiemment cette fortune, car elle 
semblait devoir se faire (et elle se fit en effet) attendre longtemps. Il 
s’agissait de l’attendre sagement, et sans la dévorer d’ avance, dans 
l'ordre d'un ménage bien réglé, of deux époux bien unis travaillent 
d’un commun accord 4 la prospérité de leur famille et devant celle 
perspective la question préalable de savoir avec quelle personne il 


1 Nous avons déja fait remarquer ailleurs, en parlant du marquis Jean-Antoine, 
combien ce que dit ici son fils de l’effroi qu’il avait donné de notre nom tranche avec 
le ton enthousiaste auquel il se montera plus tard, quand il racontera la vie de sen 
pére dans cette notice que Mirabeau l'orateur a copiée en }’embellissant encore. 





LES MIRABEAU. aad 957 


contractait mariage n’était pas aussi indifférente que le supposait le 
jeane marquis de Mirabeau. Il devait apprendre & ses dépens que 
s'il est quelquefois dangereux d'épouser une femme uniquement pour 
la fortune qu'elle a, il est souvent encore plus dangereux de l'épou- 
ser pourla fortune qu’elle aura. 

Un premier inconvénient de cette brillante combinaison se serait 

fait sentir imméiiatement aprés le mariage, si nous en croyons le 
sage bailli de Mirabeau, que le lecteur connait maintenant, ef qui, a 
une époque trés-loignée de celle o8 nous sommes, quand les deux 
époux, dés longtemps séparés et furieux l'un contre l'autre, achdvent 
de se ruiner mutuellement en procédures, écrit son frére ainé, le 
7 févricr 1780, les lignes suivantes : « Trois jours apres que j’eus vu 
tafemme, je compris qu’elle n’était pas propre a étre sur un théatre 
quelconque. Jc net'ai jamais dit ce qui m’est arrivé alors, et je ne te 
le dirais pas, s’tl y avait le plus léger moyen de réunion avec pa- 
reille femelle. Mais, dés les premiers temps (du mariage), le duc de 
Nivernois peut te l’altester, voyant que tu avais quitté le service mi- 
litaire et que tu avais quelque dessein de te fourrer dans les ambas- 
sades, j’avais sollicité pour toi ledit duc, le duc de Duras, et autres 
amis, j‘en avais méme parlé au vieux Pontchartrain et 4 sa femme. 
Tous me disaient: « Mais on assure que sa femme est une des plus 
« ridicules créatures qu'il y ait au monde. Vous comprenez qu’il est 
« impossible d’employer un homme qui a une pareille femme, a 
« moins qu’il ne la laisse en France quand il est en pays étranger. » 
Tuen sus quelque chose dans le temps; mais, comme de droit, tu 
sentis limpossibililé de Jaisser celle femme avec notre mére', et 
moins encore avec ses parents, car c eut été la perdre enliérement. 
Le silence absolu de tous 4 son sujet me fit bien voir que je n’étais 
pas le seul a qui elle déplut. Mais tu sais qu’un galant homme n‘a ja- 
mais parlé de sa femme a un mari. Tu dois de plus t’avouer 4 toi- 
méme que tu n’en donnais pas le moyen.» 

En effet, le marquis de Mirabeau, qu’on verra plus tard s’exagérer 
Yes défauts de sa femme au point d’écrire ces mots: « Les vinyt ans 
que j ai passés avec elle ont été vingt ans de colique néphrétique, » per- 
sista assez longtemps, et par un trail de caractére qui d’ailleurs lui 
ait honneur, non-seulement 4 la défendre contre les antipathies de 
sa meére et de son frére, mais 4 se cacher & lui-méme ses défauts ; et 
eaoiqu’il les supportat avec une impatience qui perce souvent dans 
es lettres, il est visible que la perspective toujours présente de l’héri- 


# Nous avons déja dit, dans un des précédents chapitres, que la mére du mar- 
ais de Mirabeau, qui était en Provence au moment od son fils se mariait si légére- 
.ent a Paris, n’avait pris aucune part 4 son mariage et n’avait aucun gout pour sa 
2HMe-fille. 

40 Saprewear 1872. 60 


958 LES MIRABEAU, 


tage futur lui est un continuel encouragement ala patience; mais on 
verra également que du cété dela femme, qui eut aussi ses épreuves 
4 supporter, la patience décroit 4 mesure que la perspective de I'hé- 
ritage se rapproche, et elle disparait aussil6t que les belles espéran- 
ces caressévs pendant vingt-sept ans par le mari se sont enfin com- 
plétement réalisées. 

Les résultats de cette association entre deux étres également fou- 
gueux el incompalibles (résultats désastreux non-seulement pour les 
deux ¢poux mais aussi pour le bonheur et la moralité de leurs en- 
fants) n’ayant éclalé devant le public qu’a une époque ot le marquis 
de Mirabeau avail conquis une grande notoriété par ses ouvrages, 
cette notoriété méme ayant été habilement exploitée contre lui par 
ses adversuires, nous allendrons, pour exposer avec impartialité le 
tableau de sa vie d’époux et de pére, d’avoir raconté l'histoire de ses 
travaux intellectuels et des modifications successives qui se produi- 
sirent dans ses opinions politiques et économiques. Toutefuis il est 
une partie de sa vie domestique qui se rattache trop directement a 
son rdle public pour pouvoir en étre séparée. Le méme esprit d'uto- 
pie qui | inspire toujours plus ou moins dans ses vues, sur le gouver- 
nement des hommes, se retrouve dans sa maniére d’adininistrer sa 
fortune personnelle. 

On a vu de nos jours tel homme, tel saint-simonien, par exemple, 
débutant dans la vie avec les apparences d'un réveur chimérique et 
désintéressé, finir par se montrer 4 nous sous la forme d’un spécu- 
lateur madré ou d’un roué politique, habile 4 se maintenir sous les 
gouvernements les plus différents. Rien ne ressemble moins au 
marquis de Mirabeau, car la nuance chimérique reconnaissable dans 
presque lous ses ouvrages est encore plus marquée dans la gestion 
de ses propres affaires. Gest déja la, ce nous semble, une preuve a 
alléguer en faveur de la sincérité de [’Ami des hommes, qui a été 
souvent mise en doute. 

fl va sans dire que si le marquis de Mirabeau était un dissipateur 
banal 4 la manitre de sa femme et de ses deux fils, qui tous ne con- 
nurent jamais la difference entre le doit et l'avoir, ce ne serail pas 
Ja peine d’analyser en détail un genre de caractére qui court les rues. 
Mais quand on suit que nul homme ne s’est plus préoccupé que lui 
des moyens d’augmenter sa fortune, dans l’avenir, il est vrai, et en 
la diminuant souvent dans le présent; que nul homme n’a fait plus 
d'opérations de vente ou d'achat, et surtout d’achat; que nul homme 
n’a fenu jour par jour un compte plus régulier de son actif et de 
son passif et n’a barbouillé plus de papier pour se démontrer a lu: 
méme, et surlout pour démontrer a sa postérilé, qu'il a toujours de- 
vant les yeux, l’utilit¢ de chacune de ses opérations, que nul homme 





LES MIRABEAU. 950 


n’a payé plus réguli¢rement ses dettes et ne s'est, en définitive, plus 
abstenu de toute dépense de plaisir, et que néanmoins cet homme a 
trouvé le secret de se ruiner ; quand on sait cela, i! est naturel gu’on 
soit un peu curieux d'examiner comment il s’y est pris, d’autant que 
si sa feinme et ses enfants l’y ont puissamment aidé, il y a mis aussi 
beaucoup du sien. 

_ Son frére, qui le connaissait mieux que personne, el qui, tout en 

Yaimant trés-tendrement, éprouvait parfois le besoin de lui dire la 
véritéavec tous les ménagements dus 4 ses chagrins ct 4 ses malheurs, 
s’expliqiant avec lui sur les cauves de sa ruine qu’il entrevoyait 
déja dés l'année 1778, lui écrivait 4 cette époqne : « Tu étais fait 
pour étre a la téte d'une grande machine, et tu as été 4 la téte d’une 
petite que tu as voulu mener en grand. Je te dirai un paradoxe in- 
croyab'e, et qui est cependant trés-avant dans ma téte, c’est qu’un 
homme juste méne plus facilement un Etat qu’une maison, parce 
que dans un Etat il choisit ses outils, dans une maison il n’a que 
ceux qu’on lui donne. Uu roi peut changer de premier ministre, 
un mari ne peut pas changer de femme, et quiconyue ena une des- 
tructrice travaillera en vain 4 faire une maison quelque habile qu'il 
soit. Or, depuis la création du monde, on ne vit pas une femme de 
l’espéce de celle que Dieu t’a donnée, ni des enfants de l’espéce des 
tiens. » 

Le bailli charge ici un peu la part de responsabilité de la femme 
et des enfants de son frére pour alléger d’autant celle du chef de la 
maison. Dans d’autres occasions, i! ne craindra pas de lui dire: 
« Tes beaux pians m’ont souvent paru fondés sur les brouillards de 
la Seine. » Mais le vice radical de Pespril du marquis, la passion de 
mener en grand une petite machine et de faire de vastes combinai- 
sons avec des moyens trés-bornés, va ressortir netlement d’une 
courte analyse de son administration domestique. 


II 


UN UTOPISTE EN AFFAIRES. 


Nous avons dit qu’il avait recu de son pére une fortune de 27,500 
4 28,000 livres de revenus, consistant principalement en terres, sur 
lesquelles il avait & payer en pensions ou charges annucll-s 11,500 
ou 12,000 livres. Mais les 16,000 livres de rente qui lui restaient 
n’élaicnt déja plus entiéres au moment de son mariage. Ce n’est pas 
qu'il les edt enlamées par des dissipations, on sait que ce u’est point 





940 LES MIRABEAU. 


son genre, il en avait seulement transformé une partie en valeurs 
plus onéreuses que productives. 

Se trouvant 4 Paris en 1740, par conséquent 4 l’age de 25 ans, 
pour soll:citer cette autorisation d’achat d’un régiment dont nous 
avons déja parlé, et ne l’obtenant point, il avait imaginé, toujours 
sous l’influence de son ami, M. deSaint-Georges, d’employer tous les 
capilaux disponibles de |’héritage paternel 4 l’acquisilion d’une terre 
4 portée de Paris. Cette idée était essentiellement contraire au prin- 
cipe que nous le verrons développer, non-seulement dans tous ses ou- 
vrages, mais aussi dans ses instructions a ses enfants, savoir : qu’un 
seigneur de fief doit rester dans les domaines que la Providence lui 
a assignés et ne quitler jamais sa province orizinaire pour s’établir 
~ a Paris ou aux environs. Aumoment méme od 31 enfreint ce principe 
favori, i] ne l’'abandonne pas absolument, car i! se tire d’affaire en 
se désapprouvant, mais en ajoulant qu'il faut agir comme tout le 
monde, «ayant reconnu, dit-il, sur Pinspection des choses au centre 
aprés les avuir vues 4 la circonférence, que le gouvernement présent 
et futur tendiil & tout ramener a la capitale et a dépeupler les pro- 
vinces, je conclus que pour faire sagement et ne pas déchoir il ne 
fallait pas élre des derniers 4 se laisser entrainer et gouverner selon 
le courant, quelque préjudiciable qu'il soit au fond et pour le géné- 
ral el pour le particulier. » 1] ne désirait cependant acheter qu’unc 
terre peu considérable, afin de pouvoir s'y retirer quand le séjour 
ruineux de Paris commencerait 4 devenir trop pesant, et il la vou- 
lait, dit-il, peu considérable, « parce que les biens aux environs de 
Paris ne convienuent point aux grandes races élant situées en cou- 
tumes bourgeoises et se partageant en toutes mutations. » Il trouva 
prés de Nemours une terre d’un faible rapport, la terre du Bignon, 
qu'il acheta en 1740. Il la paya néanmoins 142,000 livres. Comme 
elle était, de son propre aveu, dans un état d’énorme dépérissement, 
elle ne lui rapporta pendant longtemps que de l'argent 4 dépenser 
en réparations. 

L'année d’aprés, en altendant qu’il trouvat la riche héritiére qu'il 
cherchait, le Jeune marquis, toujours assisté de son ami le philoso- 
phe Saint-Georges, avait achelé un hdtel a Paris, rue Bergére. « Ce 
n’était, dil-il, qu’un cadavre de maison, il n’y avait encore que les 
murs ct les plafonds de faits, mais architecture en était gracieuse. » 
Il Pacheta pour 30,000 livres; c’était certainement bn marché, il 
fallait toulefuis la payer et la finir par la rendre habitable. Or, au 
méme moment ot il s’abandonne a une légion d'ouvriers qui le dé- 
vorent , son imagination le pousse dans une autre entreprise. 
a Javais, dil-il, depuis denx ans, dans la téte, l’exécution d’un 
grand projet de canal 4 Mirabeau; » et le voila exposant a sa pos- 








LES MIRABEAU. 941 


térité le plan, les difficultés, les avantages de cette opération, et 
comment l’ingénieur architecte auquel il s’était confié éait un fou 
quoiqu’il edt bien du talent, et comment, aprés avoir dépensé inu- 
tilement 4,800 livres, il fut obligé de reconnaitre que son entre- 
prise de canal n’étail qu'un coup d’épée dans V’eau. Toutes ces opé- 
rations ayant précédé son mariage, il semble gue c'cut été le cas 
pour lui de viser surtout 4 une dot en argent. On a vu avec quelle 
facilité il s‘arrangea du simple revenu d’une propriété qu’il ne cons 
naissait pas plus que sa future, et dont le premier aspect devait aussi 
lui procurer une surprise peu agréable. Nous l’avons laissé se ma- 
riant chez ses beaux parents au chateau d’Aigueperce, prés Limoges : 
a Jefus bien peu de jours, dil-il, 4 connaitre la discordance des 
esprils et humeurs des gens avec lesquels j’habitais, et conséquem- 
ment 4 m’ennuyer de ce séjour, d’autant que mes affaires me rap- 
pelaient en Provence; mais ma femme me conjura de ne la point 
quitter que je ne l’eusse emmenée chez moi; le plan de madame de 
Vassan était d’y conduire sa fille, elle me demanda seulement quel- 
que temps pour préparer ses affaires & son absence, et cela me re- 
tint. M. de Vassan, de son cété, se faisait une fate de ce voyage. Nous 
partimes enfin d’Aigueperce le 15 juillet, pour nous rendre d’abord 
en Périgord, 4 Saulveboeuf, afin de voir cette terre qu’on m/avait 
domnée. » 

Le chateau, ajoute le marquis, était un bel assemblage de pierres 
de taille, mais il élait inhabitable; il y avait des fenét:es en quelques 
en@roits (sic), mais il n’y avait pas de vitres. Il était planchéié du 
haut en bas, mais il y avail un doigt de jour entre chaque planche. 
Quant au domaine qu’il avait regu comme représentant 4,000 livres 
de rentes, il était dans un désordre miraculeax. Confié depuis long- 
temps 4 de mauvais régisseurs, il ne rendait absolument rien, et 
demandait, pour pouvoir étre seulement affermé, de grosses répara- 
tions. Aprés avoir subi philosophiquement cette déception, le nou- 
vel époux continue sa route vers la Provence, trainant aprés lui une 
suite de trente-deux bouches, bétes ou gens. « M. de Vassan, dit-il, 
1e me fit grace pas méme de son marmiton. » 

Cependant la vieille marquise, sa mére, qui était restée au cha- 
eau de Mirabeau, d’ot elle subvenait de son mieux aux brillantes 
pérations de son fils, en vendant ¢a et 1a, soit une rente, soit une 
Jaison a Aix, ou encore en lui procurant des créanciers modérés, 

se préparait, dit celui-ci, 4 recevoir cette nuée de monde dont je 
-menaguis depuis tout l’été. » Non-seulement elle se précaution- 
uit @ bon escient de provisions, mais elle mettait les macgons au cha- 
au et en changeait les dispositions intérieures. C’était prendre le 
arquis par son faible; aussi, aprés avoir détaillé tout ce que fit sa 


942 LES MIRABEAU. 


mére, il ajonte: « Ces changements furent d’une commodité infinie 
pour la maison, et c’est dommage que ce fut a Ja veille de notre 
éloignement pour longtemps ‘. Mais c’est toujours bien fait d’embel- 
lir et rendre commode Je manoir de nos péres, dont on porte le nom, 
et surtout quand il est aussi considérable gue celui-la!... Mais cela 
ne se faisait pas sans argent, et 4 dire vrai, pour un homme dont le 
gout et les moeeurs sont diamélralement opposés aux macons et a 
tous autres détails de ce genre, que je méprise comme étant une con- 
tinuelle petile guerre de surprises que l’humanité se fait, et auxquels 
je n’entends rien, je n’ai pas laissé de manier beaucoup la truelle, 
et trop, entrainé par ma vivacité et mon gout pour l’ordre et l’amé- 
liorissement. » Cette confession faile & trente-deux ans n’empéchera 
pas le marquis d'abuser presque jusqu’a sa mort, non-seulement de 
la truelle, mais de Ja-pioche, de la pelle et du rabot. 

Jl passe ensuite au délail, dont nous faisons grace au lecteur, des 
énormes dépenses que lui occasionnérent ses hdtes et leur suite 
pendant trois mois de séjour. « Tout alla bien, dit-il, et grandement; 
mais ces trois mois furent pesants, et quand je me rappelle tout l’ar- 
gent qui s’en allait au maitre d’hétel pour gens qui ne men savaient 
nul gré, je ne puis que je ne le plaigne. » Et il note en passant, pour 
Pinstruction de sa postérité, que sa femme ayant fait ses premiéres 
couches a Mirubeau en mars 1744, M. et madame de Vassan partirent 
4 la fin du méme mois, sans avoir rien‘donné ni ala mére nia lenfant. 
« La maison entin netioyée, dit ce gendre peu enthousiaste, Ja pre- 
miére idée gui me vint fut de prendre un bout de papier et de lirer 
au clair l'état général de mes affaires. L’opération en fut promple et 
facile, mais tutalement décisive, par l’impressicn qu'elle me fit. La 
voici. » Et il transcrit pour ses descendants l’addition de ses reve- 
hus en regard de ses charges en 1744. 

Jl venait, il est vrai, de s‘enrichir, par achat ou par mariage, de 
deux terres avec deux chateaux et d’un hétel & Paris; mais ces trois 
acquisitions, dont deux lui avaient codté beaucoup d’argent, ne lui 
rapportaicot absolument rien. Par. conséquent il les écarte de son 
addition, de laquelle il résulle que les 27,500 livres de rente lais- 
sées par son pére sont réduites a 22,525, et que les 44,500 livres de 
charges laissées également par lui ont augmenté dans une brillante 
proportion, cur elles s’élévent maintenant a 46,631 livres. 

« Ce beau petit détail, dit le marquis, me fit ouvrir les yeux d'une 
étrange manicre; car qui, de 22,525 dte 16,131, reste 5,894. Or 


‘ Cedt été, en effet, non pas seulement un dommage, mais une folie, si la mére 
eit pu prévoir le parti que son fils allait prendre si brusquement de quitter cette 
résidence, non pas pour Jongtemps, mais pour toujours; car il n’y revint plas 
qu’en passaul, et sa mére n’y revint plus jamais. 














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LES MIRABEAU. 945 


yoila donc ce beau seigneur de 30,000 livres de rentes qui venait de 
doubler son manteau de méme', et qui venait de nourrir. tant de 
monde, le voila réduit & 6,000 livres de rentes au fait el au prendre, 
et dans le grand chemin, en allant bien a I’étroit et se privant de 
tout, de se ruiner. Je me frottai sans doute plus d'une fois les yeux, 
mais le fait était vrai, et tout ce que je pouvais y mitiger, c'élail les 
9,000 livres de pension que me faisait ma mére qu'il fallait ajouter. 
Des lors je pris !a résolution de calculer toujours avec moi-méme 
vis-a-vis le papier, effrayé du précipice que je venais d’éviter, et Je 
commencai le grand livre intitulé : Etat de V'argent recu et dépensé*. 
Je compris que je n’avais d’autre parti 4 prendre que de quitter ha- 
bitation dc cette ruineuse province, pour aller manger une de mes 
deux terres qui étaient en souffrance. Il ne s'agissait plus que de 
se déterminer entre ces deux terres. Dans l'une, le voisinage de M. et 
de madame de Vassan m’effrayait, dans l'autre celui de Paris. La 
délibération ne fut pas longue dés quej’en parlai 4 ma inére, et nous 
optames pour Saulveboeuf. Plusieurs raisons nous y devaient déter- 
miner : 4° le désordre total ot élait cetle terre; 2° le désir de con- 
naitre et d’étre connu dans les provinces oi je devais un jour avoir 
de grands établissements. » 

Une fvis résolu a cette transplantation, il laisse 4 Mirabeau un ré- 
gisseur intelligent, un abbé Castagny, qui transforme en rvcettes 
toutes les dépenses qu’entrainait le séjour du maitre; qui, par 
exemple, au lieu de payer un jardinier, afferme le jardin;.au lieu 
de payer un chasseur, afferme la chasse, elc., etc.; qui, en un mot, 
l'aide & augmenter la colonne de l’actif en diminuant celle du passif. 
Il emporte une partie de ses meubles, il vend le reste a Marseille, et 
s’installe avec sa mére et sa femme a Saulvebceuf. 

Il y passe deux ans en réparations et en discussions, non sans cul- 
tiver cependant sa popularité, en exercant ce qu'il appelle son ascen- 
dant naturel sur le peuple gascon, « dont les Périgourdins, dit-il, sont 
élite. » Il ya des jours de féte ob il assure que le sommelier a donné 
pain et vin 4 cent trois personnes. Il y fuit faire a grands frais un 
terrier, c’est-a-dire un plan cadastral, avec nomenclature délaillée 
de tous les droits fiscaux dus au seigneur par chaque tenancicr. C'est 
un genre de dépenses qu’en sa qualilé de propriélaire trés-féodal 1 
a multipli¢e beaucoup pendant sa laborieuse carriére. Enfin il re- 


1 C’est-a-dire qui venait d’épouser une personne devant avoir un jour trente 
mille livres de rente. On voit, par l'ensemble de la phrase, que le marquis s’attr- 
bue aussi dans l’avenir le méme revenu, ce qui n’est pas absolument exact. 

2 Autre livre de comptes, plus détaillé, que le marquis ajoute a celui-ci. Il est 
dans sa nature de croire que, pour supprimer les déficits, il suffit de les constater 
soignensement, et plutét deux fois qu'une. 


O44 LES MIRABEAU. 


met ce bien du Périgord assez en valeur pour pouvoir l’affermer 
3,200 livres, ce qu'il considére comme une trés-belle opération, et 
par-dessus le marché, il se procure une forte recette, dont il avait 
le plus pressant besoin, en faisant une coupe de hois qu’tl vend 
20,500 livres. Ces bois, suivant lui, étaient en retour, et il fallait 
les courer, si !’on voulait qu’ils revinssent bien. Il avait eu soin 
d’ailleurs de réserver les allées et avenues du chateau Nonobstant 
ces précautions, son beau-pére et sa belle-mére jetérent feu et flam- 
mes; « il s«mblait, dit le gendre, que je Jeur avais volé cet argent. » 
Ils lui intentérent méme un commencement de procés qui n’eut pas 
de suite. 

Tandis qu'il arrange ses affaires en Périgord, tout en surveillant 
de son mieux celles de Mirabcau, il reconnaft que celles de Paris et 
du Bignon réclament impérieusement sa présence, et il se trans- 
plante encore une fois, avec mére, femme, enfants. domestiques, 
pour se fixer définitivement 4 Paris at au Bignon. Son hotel de la rue 
Bergére, acquis avant son mariage, l’avait entrainé dans des frais sans 
fin, pour des embellissements et agrandissements que son absence 
avait singuli¢rement contrariés, car il pleuvait encore dans sa mai- 
son trois ans aprés qu'il l'avait achetée. Dix ans aprés, il y avait dé- 
pensé, y compris l’achat, plus de 100,000 livres; il n’en tirait que 
2,300 livres de loyer. fl la vend 85,000 livres, et en achéte une au- 
tre, rue des Saints-Péres, pour 50,000 livres, plus petile, mais ha- 
bitable. 

Quant au Bignon, « cette terre, dit-il, si fort en désordre, ni ba- 
lie, ni meublée, » il s’y enferme avec une Jégion de magons, de 
charpentivrs, de menuisiers, de pionniers; il fait refaire le chateau, 
change le cours de la riviére qui l’entourait, transforme les pacages 
en prairies, plante des arbres, creuse des fossés, le tout 4 trés-grands 
frais. Il se confesse sur ce point 4 sa postérilé avec son ingénuilé or- 
dinaire. « J'ai gaté, dil-il, bien des choses, par vivacité et précipita- 
lion, et ne me suis mélé d’aucune avec entendement, n’ayant ni ta- 
lent ni habitude de tout ce qué j'ai élé obligé de faire comme bati- 
ment, agriculture; et il est vrai qu’on fail un grand tort 4 un chef de 
maison, et, en sa personne, a toute sa famille, en l’élevant unique- 
ment pour le métier de la guerre. ll apprend 4 dédaigner ses vrais 
devoirs, et quand il y revient, l'dge de se rompre aux choses est 
passé. Quoi qu'il en soit, j’ai su me priver, mais je n’ai rien su faire 
avec économie. Il n’est qu’un point qui ne m’a jamais manqué, c'est 
la bonne volonté et intention. Puissé-je me corriger par mes faules, 
car Si je vis, je re fais que commencer, vu la besogne qui me me- 
nace. » 

Le marquis fait sans doule allusion aux biens fulurs de sa femme 














ES MIRABEAU. 945 


dont la gestion Jui donnera de grands soucis, mais comme il ne lesa 
pas encore, et comme il s’écoulera bien des années avant qu’ils soient 
en sa possession, il semble que ce serait pour lui le cas de se reposer 
un peu, ou du moins de se contenter d'appliquer le be-oin d’activilé 
qui le dévore 4 l’admiuistration laborieuse de ses trois terres de Mi- 
rabeau, de Saulveboenfet du ig’ on. C’est pourtant vers cette épo- 
que qu'il se lance dans une nouvelle entreprise, la plus vaste, mais 
la plus chimérique de toutes, qui devait lui valoir d’énormes tracas 
et de nouvelles pertes d’argen!. « Me voici enfin arrivé, dit-il en 
commencant son compte rendu financier de l'année 1752, 4 l’épo- 
que la plus importante, selon les apparences, de toule ma gestion, 
tant présente que future. Il est nécessaire, pour connattre mes rai- 
sons sur un tel revirement de parties, de reprendre cette affaire de 
plus haut, et d’en voir les motifs avant les détails. » 

Ce début solennel nous porte a croire que le déposant se sent un 
peu embarrassé devant le tribunal de sa postérité par la hardiesse de 
Yopération qu'il s’agit d’expliquer. Aussi n’aborde-t-il son exposé 
qu’en s’y prenant de loin. Il rappelle qu’il a tonjours préféré les pays 
de droit écrit aux pays de droit coutumier, qu'il a toujours songé a 
réunir, autant qu'il lui serait possible, les terres dispersées qu'il 
pourrait avoir un jour, soit de son chef, soit du chef de sa femme, 
parce que les grands fiefs font les grands seigneurs, qu’en relisant 
les Etats de‘la France de Pabbé de Longuerue, de Boulainvillicrs et de 
Piganiol de la Force, il avait dés longtemps remarqué | Astarac, 
c’est-d-dire une partie de Pancien comté d’Armagnac, comme un des 
plus grands fiefs parmi ceux qui ne sont point réunis a la couronne, 
puisqu’il est composé de plus de cent paroisses. Sachant que ce grand 
fief, passé dans la maison de Rohan, dont le principal élablissement 
était en Bretagne, ne pouvait guére étre admini tré par le chef de 
celte maison, et supposant qu'il serait peut-étre dans le cas d’étre 
vendu, il avait chargé un de ses amis de s’en informer auprés de 
Vintendant du duc. Il apprit que ce fief, substitué au secon fils de 
la maison de Rohan, n’était point 4 vendre, mais que le duché de 
Roquelaure, qui avail fait aussi partie de l’ancien comté d’Arimagnac, 
et qui appartenail aux Rohan, était a la disposition de quiconque 
voudrait l’acheter. La juridiction seigneuriale de ce fiefs’étendait sur 
treize paroisses. Pour un homme qui vient de réver un fief de cent 
paroisses, c’était peu; mais il y avait vingt-trois métairies dont la 
gestion avait été fort négligée, et qui, entre les mains d’un proprié- 
taire actif et entreprenant, devaient saméliorer beaucoup. Le tout 
se dounait pour la bagatclle de 450,000 livres. 

I! n’en fallut pas davantage pour monter la téle au marquis de 
Mirabeau, et le déterminer 4 se rendre de sa personne chez linten- 





946 LES MIRABEAU. 


dant du duc de Rohan. « Je trouvai, dit-il, en lui un emballeur doné 
d’une abondante et gracieuse faconde qui donne en apparence toutes 
les facililés imaginables, et assur¢ment il les trouva en mot. » L’m- 
tendant lui prouve, la plume a la main, que son acquisition lui 
donnera, svit en fermages, soit en bois, soit en droils seigneuriaux, 
au moins 45,000 livres de revenu net. 

Complant sur son habileté pour les augmenter, le marquis prend 
4 peine le temps de se renseigner auprés d'une dame de ses amies 
qui habitait le pays, auprés de la marquise de Gensac : « Quand 
quelque chose doit arriver, dit-il, toul concourt 4 lexécution avec 
une rapidité presque miraculeuse; courrier par courrier, je recus 
réponse de madaine de Gensac a tous les articles du mémoire que Je 
lui avais adressé. Toutes les informations étaient favorables et ces 
terres me furent enluminées au mieux. Dés lors, quoiqne les termes 
qu’on lui accordait ne fussent rien moins que commodes, car ils 
étaient fort rapprochés, il acceple tout. Cependant, avant de con- 
clure, il se ravise et demande 4 consulter'sa mére, « élonné moi- 
méme, dit-il, de la rapidité avec laquelle jallais. » 

It développeson plan 4 sa mére, et maintenant que l’homme nous 
est connu, on devine sans peine avec quelle ardeur provencale il 
pérora. « Nous examinames toute l'affaire; elle y donna son ac- 
cession, soit que ie lul parusse empressé, soit aussi que, dans 
ce premier moment, lidée d’acquérir fit taire en elle toutes les 
considérations timides que son sexe, son dge et une longue habi- 
tude d’une gestion purement économique devaient naturellement 
lui donner, et qui sont peut-étre revenues depuis plus fortement 
qu’elle ne me l'a témoigné'. Elte me conseilla seulement un article 
essentiel qui était de ne point acheter sans voir et demander 4 M. de 
Rohan le temps de faire le voyage de ce pays-la. » Jl semble, en ef- 
fet, qu'il edt été naturel de commencer par ce priliminaire, et le 
marquis n’y avait pas seulement pensé. C'est sur l'avis de sa mére 
qu'il se décide 4 conférer avec le duc de Rohan en personne. « It me 
parut, dil-il, tel que sa réputation, bon et sot homme; mais, soit 
que Bolle (son intendant) edt eu le temps de le préparer sur ma 
proposition, soit que celui-ci, qui étail assis de fagon que je ne le 
pouvais voir en purlant 4 M. de Rohan, lui fit signe, il parut singe- 
licrement ému pour une boule de chair, quand je lui demandai d'al- 
ler faire un voyage avant que de conclure; il me dit que ce n’était 
point sur ce pied-la qu’il avait traité, qu'il était pressé par son en- 
gagement avec M. de Montmartel, qu’on l'avait empéché de conclure 
pour une de ses terres et qu’aujourd’hui il était impossible que j eusse 


4 Il va pourtant nous montrer lui-méme tout 4 l'heure que sa mére a fini par 
improuver fortement, mais trop tard, son opération. 








LES MIRABEAU. 9417 


tout vu a temps.... » Bref, il se démena tant, déclarant que, s'il 
manquait quelque chose aux articles spécifiés dans le contrat, il 
était prét 4 le payer au double, que le marquis se piqua d'honneur et 
donna parole. « Au sortir de 1a, ajonte-t-il, je fus chez Giraud, mon 
notaire, 4 qui je contai toute ma chance qu’il écouta grands yeux 
ouverts, bouche béante, et & qui je demandai de me faire trouver de 
argent. Aprés qu'il se futun peu remis, il me dit qu’il me trouverait 
d’abord 80,000 livres qu'un de ses clients voulait placer, etc., etc. » 

Depuis son mariage, le marquis de Mirabeau avait changé de no- 
laire, mais, si l'on n’a pas oublié l’attitude du premier, on recon- 
naitra qu'il produisait assez naturellement sur tous Ics nolsires 4 peu 
prés le méme genre d'impression. Jl est cerlain que si celui-ci était, 
comme nous le sommes maintenant nous-méme, au courant des 
affaires de son client, il lui était permis d’ouvrir Jes yeux et méme 
Ja houche en voyant un homme qui nous a donné son bilan en 1744, 
Jequel consistait en 6,000 livres de revenu net, qui depuis huit 
ans, il est vrai, a relevé un peu son actif, mais qui certainement, 
en 1752, avait toul au plus un revenu égal a celui du bien qu’il vou- 
lait acheter, se montrer si pressé d’emprunter 450,000 livres 4 cing 
pour cent, pour acquérir des terres inconnues devant lui rappor- 
ter, méme dans le cas ov i) n’aurail pas éé trompé, au plus trois 
pour cent. Cependant, comme sa femme, que, par parenthése, il ne 
nous dil pas avoir consultée, mais qui alors vivait encore avec lui 
et en bons termes, consentait 4 ajouter sa signature 4 la sienne, 
et enfin, comme l'acquisition qu'il venait de faire servait elle-méme 
d’hypothéque a ses engagements, il savait qu il trouverail des pré- 
teurs. 

Il signa donc résolament son acte d’achat le 6 aodt 1752, et six jours 
aprés il partit pour aller faire connaissance avec son duclié, comme 
il était parti en 1743 pour aller faire connaissance avec sa femme et 
avec sa terre de Saulveboeuf. Dans cette circonstance, comme dans la 
premicre, les déceptions ne lui manquérent pas. A peine arrivé en Gas- 
cogne, les gens du pays lui disent qu il a acheté cent mille livres trop 
cher. Il se met 4 visiter son acquisition piéce a piéce. Les t-rres sont 
en assez bon ¢tat. Mais Jes bois sont absolument dégrad¢s, et cependant 
madame de Gensac les lui avait vantés comme tout Je reste, ce qui 
donne lieu de sa part 4 une de ces réflexions philosophiques, humo- 
ristiques ct naives dont il séme volontiers ses calculs. « Ce qui me 
mit, dit-il, le plus au fait du pays, et que j’aurais dd savoir avant, 
c’est que quand je demandai 4 madame de Gensac, femme d’ailleurs re- 
nommée pour sa probité et ses vertus, d’ot vient qu’elle m’avait mandé 
dans son mémoire que les bois étaient immenses et en bon état, elle 
me répondilt que, ne pouvant croire que ce fat tout de bon qu’un 





948 LES MIRABEAU. 


homme de qualité voulut et put faire une telle acquisition, elle n’a- 
vait pas voulu se faire un ennemi de M. de Rohan. C'est le caractére 
principal de cette nation (les Gascons), caractére peu compatible 
avec leur bavarderic continuelle, mais qui cependant est tellement 
inhérent 4 leur substance qu ils ne vous donnent jamais l’avis le 
plus simple qu’a l’oreille et vous priant toujours de ne les pas com- 
prometire. » | 

Aprés avoir ainsi satisfait son‘gout pour l’observation du coeur hu- 
main, le marquis travaille de son mieux 4 augmenter les revenus 
de son duché et 4 défendre avec la méme énergie ses droits sei 
eneuriaux uliles et ses droils honorifiques. On lui conteste son droit 
de prélation sur les marcliés et les échanges, il le fait maintenir. Le 
curé de Roquelaure a pris la mauvaise habitude de pricr au préne 
pour le seigneur et la dame de la puroisse sans les nommer, il 
exige et obtient des priéres nominales. On contesle a son juge de Ro- 
quelaure Je droil de siéger au conscil municipal comme représen- 
tant du seigneur; il fail triompher ce droit, et tout en s’occupant de 
ses bois, de ses moulins, de ses redevances, aidé d’ailleurs par son 
régisseur de confiance, l'abbé Castagny, qu'il a fait venir de Mira- 
beau, il peint 4 grands traits et naturellement sans indulgence tous 
ceux qui se rencontrent sur son chemin pour le barrer. Voici, par 
exemple, entre plusieurs autres, le portrait d’un gentilhomme qui 
lui donnera du fil 4 retordre : « Il prétend, dit le marquis avoir 
quelque alliance avec les Roquelaure, ainsi que font tous les Gascons 
avec les gens illustres de leur pays. Celui-ci, coq du canton, grand 
discoureur, homme qui s'est ruiné par ses grands airs et l'habita- 
tion de Toulouse, vil dans sa taniére ot il troque avec tous les pro- 
cureurs fiscaux et les curés du pays, des perdreaux et des ortolans 
contre des révérences. » 3 

I] fait d’ailleurs de son mieux pour se populariser par des mesures 
uliles, sinon parmi les gens de Roquelaure qui paraissen{ un peu reé- 
tifs 4 ce nouveau seigneur, au muins parmi ses autres vassaux. 
« L’administration de la justice et police souffrait, dit-il, dans toutes 
ces terres éloignées les unes des autres de leur réunion a la jus- 
lice de Roquelaure ; je ne jugeai pas a propos de s¢parer cette ju- 
ridiclion ce qui edt été en quelque sorte la dégrader, mais, pour 
que la police n’en soufirit pas, aprés avoir renouvelé les lettres aux 
anciens olficiers, je créai des substituts du procureur fiscal dans 
chaque lieu considérable, & savoir Maurous a Biran, Dufaut 4 Lavar- 
dens et Douzon neveu pour Sainte-Christie, Gaudous et Mirepoix. 
Je déclarai 4 Courtade viguier, trés-honnéte garcon ct fort 4 son aise, 
dont la charge était financée 2,000 livres, que je ne vendais la jus- 
tice en gros ni en détail, et qu’il n’avait qu’a se faire rembourser 








LES MIRABEAU. 949 


par M. de Rohan‘ ; je désignai des notaires pour les différents ter- 
riers et y fit consentir les gens de Lavardens et ceux de Biran dont 
jeus fort 4 me louer, et écrivis avant de partir 4 tous les consuls des 
différents lieux a la réserve de Roquelaure, pour les remercier et 
leurs compatriotes en leur nom, et les assurer d’amitié, justice et 
protection de ma part, de fagon qu’a la veille de mon départ, le ter- 
roir de Puységur n’était presque pas assez grand pour contenir tous 
les sonhaiteurs de bon voyage. » 

Il est trés-probable, quoiqu’il n’en dise } jamais rien, que parmi les 
molifs de cette hasardeuse opération le marquis de ‘Mirabeau avait 
fait entrer pour beaucoup l’espoir d'obtenir tt ou tard le titre de 
duc ; aussi ne manque-t-il jamais, dans chacun des actes passés du- 
rant cette période de sa vie, de se qualifier, en altendant mieux, sei- 
gneur du duché de Roquelaure. Toujours est-il qu’en rentrant a Paris, 
aprés deux mois de séjour en Gascogne, il se voit assailli par une ac- 
tion en retrait lignager * formée par ce méme gentilhomme duquel il 
meédisait tout 4 I’heure, et portant sur une partie de son acquisition, 
sur la terre de Biran. JI se défend de son mieux; mais, aprés un pro- 
cés long et codteux, il est condamné & abandonner celle terre au ré- 
clamant, qui doit, il est vrai, lui en rembourser le prix, mais qui 
lui laisse sur les bras les frais du procés. Il demande 4 son vendeur, 
le duc de Rohan, de le dédommager au moins de ces frais. La ques- 
tion est livrée a l’arbitrage de deux gentilshommes. II choisit leduc 
de Nivernois, quil peint en passant d’un trait en disant de lui « trés- 
digne ami, mais dont la qualité de l'esprit n'est pas la force. » Les deux 
arbitres, ne pouvant s'entendre, nomment un ticrs arbitre qui se pro- 
nonce contre lui, et il se console par une de ces réflexions analogues a 
celles que nous avons déja citées. Faisant allusion 4 la réputation de 
dévot qu’avait le duc de Rohan, il dit: « Je fus la dupe de penser que 
la dévotion donnat de l’étendue a a délicatesse au lieu de savoir que 


4 Ceci a peut-étre besoin d'étre expliqué. Les seigneurs de fiefs, sous ancien 
régime, avaient des ofliciers de police et de justice qui achetaient souvent leurs 
charges, comme les ofliciers de police et de justice du royaume achetaient les 
leurs. Le marquis de Mirabeau, ne voulant point bénéficier de son droit de justice 
et de police, renonce 4 recevoir de son vendeur, le duc de Roban, le prix de Ja 
charge de viguier, et autorise Courtade a se faire rembourser par le duc. Nous 
reviendrons, du reste, dans le chapitre suivant, sur cette partie assez inconnue 
aujourd’hui des droits seigneuriaux avant la Revolution. 

2 C’était la faculté accordée, en vertu de Pancien droit, au plus proche parent 
soit d'un seigneur qui vendait un fief, soit méme d’un seigneur qui l’avait possédé. 
avant le vendeur, de le retirer, c’est-a-dire de le reprenire & un tiers acquéreur, 
en lui remboursant le prix d’achat. Ce genulhomme n’‘avait pas seulement quelque 
alliance avec ies Roquelaure, comme le disait par erreur le marquis, il était le pins 
proche parent du dernier duc. 


930 LES MIRABEAU. 


c’est de cette derniére qu'elle recoit ses proportions. » Pour comble 
de malheur, 4 la premiére nouvelle de ce procés en retrait lignager, 
ses doux parents adoptifs, qui avaient, dit-il, fort approuvé son ac- 
quisition, si bien que M. de Vassan lui avail méme proposé de lui 
préter de l'argent — et il se déclare bien faché de ne pas I’avoir pris 
au mot, — ses doux parents adoptifs répandent partout le bruit que 
$a ruine est imminente. [ls parviennent méme — el c’est ce qui le 
confond, attendu la discordance habituelle — a faire partager lear 
opinion 4 sa mére et a son frére le chevalier (depuis batlh). Cela 
alla si loin, dil-il, que mon frére, garcon d’ailleurs d'une fermeté 
et d'un sens peu communs, me manda « que leurs avis réunis por- 
taient que, les plus courtes folies étant les meilleures, il tallait aller 
trouver M. de Rohan, luidire qu’on m/‘avait trompé en tout, et que, 
s'il ne voulait rompre le marché, je trouverais bien le moyen de 
m’en lirer, parce que tous mes biens étaient substitués, et que si je 
voulais, Jui chevalier, se chargerait de Pambuassade. » Outre que 
assertion était en elle-méme trop inexacte pour étre prise au sé- 
rieux par le duc, car la substitution alléguée ict ne portait que sur 
la moindre partie de la terre de Mirabeau, la menace ne pouvait 
avoir aucun elfet sur un vendeur ayant déja touché une partie da 
prix de vente, et garanti d'ailleurs par la signature des deux époux. 
« Je parvins, dil le marquis, & calmer les alarmes de ma mére et de 
mon frére, ou du moins ils entendirent raison ; pour Ivs autres, ils 
n’ont cess’ de clabauder depuis, mais autant en emporte le vent. » 
Et terminant soleunellement, comme il la commencé, son compte 
rendu de l'ann‘e, il ajoute : « Ainsi finit cette année 1752, année 
vraiment climatérique pour moi et pour ma maison. J’e~pére, Dieu 
aidant, que la suite fera voir que, quoique je ne me conduise pas en 
affaires par des principes communs, j'ai aussi plus de vues que le 
commun pour itteindre au but, et que, si je perds beaucoup par 
trop de facilité dans les détails, l’habitude du travail, l’exactitude, la 
fidélité de mes agents et une sorte de bonhcur en ce genre, si l'on 
peut parler ainsi sans manquer a la Providence, me donnent des res- 
sources que d'autres a ma place n’eussent osé imaginer. » 

Cette belle conliance du marquis en lui-méme reste assez long- 
temps inallérable, car trois ans aprés l'acquisition de ce duché, ea 
février 1755, écrivant a son frére alors gouverneur de la Guade- 
loupe, nous le voyons se complaire & développer ses plans pour 
Yagrandissement de la case, tout en laissant voir, avec son ingé- 
nuité habituelle, tout ce qu'ils offrent de chimérique et Ie singulier 
mélange d urdre et de désordre qui caraclérise son administration. 

« It est tout simple, écrit-il 4 son frére, que mes affaires Uinté- 
ressent, puisque ainsi que toi je ne travailie que pour la case, cette 





LES MIRABEAU. 931 


idée, si enracinée dans les Ames nobles en qualité de préjugé, se- 
rait difficile 4 analyser géométriquement aux yeux de la raison, puis- 
qu’il semble que ce soit pour les murs qu’on travaille, atiendu 
qu’on connail 4 peme ses enfants, et moins encore ses petits-fils. 
C’est cependant une des plus utiles folies de Phumanilé, supposé 
que c’en soit une, el des plus conservatrices pour I'Etat et la société. 
Je sens d’ailleurs que la reconnaissance et le regret que j'ai pour 
mes péres et ceux surtout qui ont ulilement et honorablement tra- 
vaillé, est un prix salisfaisant peur moi si je l’obliens de mes des- 
CONAN. <a. ee ee Me we eS ee Se a te ee 
. . . « [lest certain que, si l’on considére le plan fixe d’aprés 
lequel je marche et que je tai dit il y a dix-sept ans de faire d’une 
maison en Provence une maison en France ; si l'on délaille d’ou je 
suis parti, et que mon pére nous laissa vingt-lhuit mille livres de 
rente sur sesquelles, a soulfrir les charges et non-valeurs, il en par- 
tait douze, avec quoi beaucoup n’eussent songé qu’a étre des mar- 
quis d’Aix ou de Marceille ; si l’on me considére prenant une femme 
sans aucun bien actuel, pas méme de trousseau promis et non 
donné ‘, transplantant dans diverses provinces étrangéres pour nous 
un gros étiblissement, ayant un hdtel a Paris et une campagne ici 
prés ; si, dis-je, de ce point de vue on retombe sur ma position ac- 
tuelle et qu’on me voie nourrissant vingt-cing personnes*, payant 
quarante-deux mille cing cents livres de charges ou de faux frais, 
soutenant des procés, élevant une famille nombreuse, tellement 
exact que je ne dois jamais rien au bout de lu huitaine, que tous les 
ouvriers et fournisseurs du bas détail de Paris donneraient tout leur 
avoir sur mon seul billet, et que tous les notaires sont préts, sur up 
mot, 4 me fournir pour mes gros engagements, on trouvera ma be- 
sogne au fond plus que surnaturelle. Ajoute encore a ces considéra- 


1 Ce détail, dont le marquis n’avait point parlé dans le précédent compte rendu, 
fait énergijuement ressortir, s'il est exact, l’étrange lésinerie des parents de sa 
femme; mais ce qu'il dit d’abord de sa fe1nme, sans aucun bien actuel, n'est exact 
que pour les premiers temps du mariage, attendu que, au moment od il écrit a 
gon frére, il touche trois mille deux cents livres pour la ferme de la terre de Saul- 
veboenf, et il a vendlu vingt mille cinq cents livres de bois provenant de sa femme. 

2 Quant aux vingt-cing personnes qu'il nourrit, il s’en explique dans le compte 
rendu asa postérité, atin que ses descendants ne puissent pas laccuser de s‘étre 
livré 4 des dépenses de luxe. Ces vingt-cing personnes se composent d’abord de sa 
postérité elle-inéme, qui est nombreuse, car, aprés avoie eu dix enfants, il en a 
encore 4 ceite date six vivants, dont l'éducation exize des maitres ¢t des domesti- 
ques : 1l a -a mére et sa femine, dont les domestiyues comptent aussi; outre ses 
domestiques a lui, il a un secrétaire dont il ne peut se passer. « J+ nourris, dit-il, 
tout cela -rossement et ne fais que le nécessaire ; je brdle de la chaudelle, et il 
"est aussi impossible de faire des retranchements sur la consommation que sur 
le nombre : tout chez moi est & l'utile, et rien 4 la décoration. » 








952 LES MIRABEAU. 


tions des chicanes pécuniaires que m’ont failes mes pauvres mal 
éduqués parents adoptifs, que j’ai toutes soldées, comme Arlequin, 
pour éviter de contaminer par le bruit d'un procés de famille un 
nom sans tache. Quand j’entamerais quelques fonds pour soutenir la 
réputation de la case ju~qu’a ce que les grands-péres aient fait place 
aux enfants, je ne leur ferais pas de tort, et il s'en faudra bien que 
je les laisse tels que je suis arrivé. Mon héritage sera moins liquide 
de deltes et de procés, car il n’en fut jamais un plus net de toutes 
ces sortes de choses que celui de notre pére, mais le fonds, ainsi 
que le poids, sera tout autre. » 

Il ne fallait pas étre un grand sorcier pour deviner le secret de 

cette besogne plus que surnaturelle. Le marquis payait réguliérement 
ses deties, mais il empruntatt réguliérement pour les payer, et il 
grossissuit aussi régulicrement chaque année son déficit. Il fut done 
trés-heureux, quoi qu'il en dise, de trouver au bout de huit ans une 
occasion de se débarrasser enfin, méme avec perle, de ce fameux 
duché dont la gestion l’écrasait et dunt le produit était loin de cou- 
vrir l’intérét des dettes contractées pour lacquérir. L’intendant de la 
généralité d'Auch ayant eu lidée de faire établir un haras dans la 
terre de Roquelaure, le marquis appuya vivement cetle idée et ven- 
dit au roi, par acte du 25 juin 1761, la plus grande partie de cette 
onéreuse acquisition pour la somme de 310,000 livres. On se rap- 
pelle qu’il avait déja été obligé de céder malgré lui la terre de Biran 
pour 90,000 livres, prix auquel il ’avait achetée; il ne restait donc 
plus en ‘deficit sur l’argent dépensé par lui, que d’une somme de 
150,000 livres. Mais, dans la lettre ot il annonce cette nouvelle 2 
son frére, il ajoute qu’en dehors de la vente faite au roi il lui reste 
encore 4 vendre, dans je méme duché, assez d’immeubles pour dé 
passer de beaucoup tous ses déboursés ; nous aimons 4 le croire; 
cependant nous sommes portés 4 en douter, et le bailli en doute 
aussi, car en manifestant sa joie il ajoute : « Si je savais dans tes al- 
faires le méme ordre que dans les miennes, je dirais mon nunc &- 
mittis avec tranquillité. » Les affaires du bailli, on le sait deja, out 
‘toujours é1é mieux conduites que celles de son frére. A la vérite 
elles étaient beaucoup moins compliquées. Quant a celui-ci, il dégage 
la signature de sa femme pour toutes les créances souscrites en com 
mun, el il se voit déja maitre de sa situation, » nettoyant, écrit-ile 
juillet 1761, son héritage et, Dieu aidant, quilte de dettcs comme 
de procés. » 

Or, ces deux fléaux de sa vie devaient, au contraire, Je tourmen: 
ter Jusqu’a son dernier jour avec une intensilé croissante. Au m0- 
ment méme oi il écrit cette lettre, il vient de s’engager résoliment 
et malgré son frére a fournir 4 celui-ci tout l’argent qui lui sera 0 











LES MIRABEAU. 953 


cessaire pour tenir le généralat & Malte. Nous avons expliqué 
ailleurs comment cette opération, qui l’entraina 4 empruuter jusqu’a 
cent quarante mille livres, finit par étre la plus avantageuse et peut- 
étre la seule avantageuse qu il edt jamais faite. 

Un peu plus tard, en 1763, sa fille ainée étant religieuse, il 
trouve pour sa seconde fille un brillant mariage, mais qui n’est pos- 
sible qua la condition de donner a celle-ci, non pas un revenu 
comme celui qu'il a regu des parents de sa femme, mais une dot en 
argent. « Il faudrait, écrit-il, étre un meurtrier pour se refuser a 
une si belle affaire, » et 11 emprunte 80,000 livres pour doter sa 
fille‘. Il a vendu, il est vrai, trois ans auparavant, aprés la mort de 
son beau-pére et avec Je consentement dc sa femme, pour une 
somme de 80,000 livres cette terre de Saulvebceuf qui ne lui rappor- 
tait que 3,200 livres de revenu, mais cette recette a du se fondre 
dans ses déficits. 

Toujours préoccupé du désir d'augmenter ses ressources, il s’é- 
tait, dés 1763, engagé dans une affaire industrielle dont la conces- 
sion avait été faite 4 son beau-pére et abandonnée par lui. Il s’agis- 
sait d’une mine de plomb découverte dans une des terres de 
madame de Vassan, a Glanges en Limousin. Le marquis, avec sa 
hardiesse ordinaire, avait fait commencer l'exploitation de cette 
mine a ses frais ; puis, trouvant l’opération lourde pour ses finan- 
ces, il avait mis son entreprise en actions. Mais un homme de qua- 
lité, ayant méme les prélentions d'un trés-grand seigneur, ne pou- 
vait guére, en 17635, accepter sans déroger le réle officiel de 
directeur et de gérant d’une société par actions. Heureusement pour 
lui, il avait sous la main un serviteur factotum, 4 la fois son secré- 
taire, son intendant, son teneur de livres, au besoin son valet de 
chambre et son partner aux échecs, personnage intéressant par lui- 
méme et dont nous reparlerons ailleurs, car il a été mélé pendant 
quarante ans 4 toutes les querelles d’une famille violente et ora- 
geuse, sans jamais prendre parti contre personne et en se conten- 
tant d’exécuter fidélement, et avec tous les égards dus 4 tous les 
membres de la famille, les ordres du chef de la maison. C’est a ce 
chef qu’il a voué un attachement aussi sincére que désintéressé, 
et il lui inspire 4 son tour un altachement 4 la fois d’habitude, 
de confiance et d’affection si profond, qu’une des filles du marquis 
de Mirabeau exprime la conviction que la mort de son pére a été 
précipitée par celle de son vieux compagnon de quarante ans. Le 


1 Non content de ce sactifice onéreux pour lui dans sa situation, il obtient de sa 
belle-mére qu'elle ajoutera a cette dot trente mille livres 4 prélever sur sa succes~ 
sion, et il diminue d’autant l’usufruit de cet héritage qui doit lui revenir a lui- 
méme. . 

40 Sepreunns 1872. 64 





934 LES MIRABEAT. 


marquis, en effet, ne survécut que huit jours 4 ce fidéle serviteur, et 
l’on verra plus tard avec quel accent de désolation, avant de mou- 
rir, lui-méme « il pleure dans ses rideaux l'homme unique, dit-il, que 
m’avait donné la Providence. » 

Cet homme unique, ce dype aujourd’hui disparu da serviteur dé 
youé, scruputeux, respectveux, discret, trés-supérieur par la cul- 
ture intellectaelle et sociale & la demi-domesticité qu’il accepte 
néanmoins sans aucune répugrance, se nommat Garcon, on mieux 
monsieur Garcon, comme |’on disatt dans la famille. Monsieur Gar- 
gon a Vhonneur de figurer dans la correspondance iinprimée de 
J.-J. Rousseau, et d’avoir été un instant le tuteur onéraire de Mira- 
beau interdit. En nous réservant de be peindre plus tard en pied, 
nous l’esquissons ici de profil a l'occasion du premier role que loi 
fait jouer son maitre, et il-en changera souvent. 

C’est donc monsieur Garcon qui signe, en 1763, les actions de la 
mine de plomb de Glanges, en qualité de secrétaire et de caissier de 
la compagnie. Ces actions, imprimées beaucoup plus grossiérement 
que celles d’aujourd’hui, sont émises au prix de trois mille livres, 
payables par fractions 4 mesure des appels ; elles sont négociables 
4 la volonté du porteur en faisaat inscrire le nouveau propritaire, 
et elles donnent droit au divideade d’un centidme dans le produit 
de la mine, ce qui semble indiquer que le fonds social était de trots 
cent mille livres. La liste des actionnaires est assez curieuse. Le 
marquis de Mirabeau, dont la réputation de publiciste est alors dans 
toute sa vogue, car il a fait imprimer ’Ami des hommes et la Théorie 
de Uimpot, a enrélé sous sa banniére d’industriel en métallurgie 
tous ses amis ou connaissances, et les grands seigneurs foisonnent 
sur sa liste. Ils y &gurent dans l’ordre hiérarchique : d’abord kes 
ducs de Nivernois, d’Aumoat ef de Duras, te premier pour deux ac 
tions, les deux autres chacun pour une ; ensuite les marquis de Brat- 
cas, du Saillant, le gendre du concessionnaire, d'Entraigues, de Me 
marens, de Montperny; pais les comtes de Broglie et de Caraman, 
chacun pour cing actions, de Bérulte pour deux, un autre Flamarens 
pour deux; le baron de Gleichen', qui est un des syndics de ta com- 
pagnie, a pris trois actions; Turgot, alors intendant de Limoges, 
figure également sur la liste pour une actton ; enfin il n’est pas jus 
qu’a ka comtesse de Rochefort qui, quoique pauvre, voulant appa- 
remment ¢tre agréable 4 son ami, wait pris une action, a mois 
qu'on ne suppose qu’elle a yvoulu faire un bon placement, ce qui 


« C'est Pauteur des Souvenirs récemment publiés par M. Grimblot, dont nous 
avons déja parté et dont nous repartérons encore, soit pour faire valoir, soit pour 
rectifier les temoignages malheureusemertt trop écourtés et parfois inexacts quil 
nous a laissés sur le marquis de Mirabeau et sa famille. 





LES MIRABEAU. (38 


nous parait peu probable‘. Son exemple est suivi par la comtesse 
de Pontchartrain, la marquise de Durfort et la marquise de Cas- 
tellanne. Quant au fondateur de la compagnie, il figure également 
parmi les syndics, et il a souscrit pour dix actions. 

Les appels de fonds qui suivent la premiére mise de 200 livres 
sont assez fréquents, et les produits de l’exploitation assez lents a 
venir. Le marquis de Mirabeau, qui de Paris surveille ce travail, di- 
rigé sur les lieux par un ingénieur, n’a pas peu 4 faire. Nous ne le 
suivrons pas dans (out le détail de ses prévccupations de métallur- 
giste qui se sent au ford res ;onsable, .-: “ns moralement, de l’ar- 
gent fourni par ses actionnaires, satis pi.,udice de son inquiétude 
pour argent qu'il a engagé lui-méme. Il est cependant plus d’une 
fois amusant dans l’expression de ses sollicitudes. « Les actionnaires 
s’impatientent, écrit-il 4 son gendre, qu'il a prié d’aller visiter les 
travaux; ils disent que M. de Mirabeau aime le travail pour la posté- 
rité, mais que quant a eux ils veulent jouir. » Ailleurs, en septembre 
1768, il assure que « Garcon se cache derriére les portes quand il 
voit venir un actionnaire. » Que devint cette affaire, ot le marquis 
de Mirabeau figure pendant sept ans a l'état de directeur officieux, 
sinon officiel, mais de directeur trés-actif et trés-agilé, d’une mine 
de plomb? Nous ne saurions le dire, car nous perdons de vue l’en- 
treprise jusqu’en 1776; le marquis, altaqué alors sur ce point par 
les avocats de sa femme, se glorifie, dans un mémoire imprimé, 
d’avoir fondé celte exploitation. « Elle s’est, dit-il, continuce; elle 
est livrée aujourd'hui 4 une compagnie, et elle donne les plus belles 
apparences. J'y ai mis, pour ma part, 50,000 livres de fonds dont 
jai les quittances. Je sais que ce n’est pas un objet de remploi pour 
des aliénalions dotales, aussi ne |’y fais-je entrer pour rien; mais 
cela n’est pas d’un déprédateur. » Une mine de plomb qui, aprés 
treize ans d’exploitalion, ne donne encore que de belles apparences, 
nous parait inquiétante pour les fonds du marquis et pour ceux des 
actionnaires*. 


Quoi qu’il en soit, en voyant le pére de Mirabeau se livrer avec 


‘ Les rapports trés-affectueux de cette aimable et excellente personne avec le 
marquis de Mirabeau ont déja été indiqués par nous dans un volume intitulé : La 
comtesse de Rochefort et ses amis ; mais nous la retrouverons nécessairement plus 
d’une fois dans ces études. 

* Nous lisons en effet dans une statistique du département de la Haute-Vienne 
publiée en 4808, que la’ compagnie formée par le marquis de Mirabeau finit par 
renoncer 4 l’exploitation de cette mine, aprés avoir d’ailleurs encouru la dé- 
chéance; qu'un autre concessionnaire de la méme entreprise fut arrél¢ dans ses 
travaux par la crise de la révolution; que ses magasins et ses fonderics furent 
méme deétruits par les habitants de la commune, en 1796. Nous ignorons ce qui, 
depuis, est advenu de la mine de Glanges. 





956 LES MIRABEAU. 


tant d’entratnement a des entreprises si diverses, on pourrail étre 
conduit 4 s’exag¢rer son optimisme chimérique aux dépens de sa 
perspicacilé, et cette conclusion ne serait pas juste. Ces deux in- 
stincts contraires se combinaient en lui pour former un composé 
bizarre, mais réel ; aussi nous parait-il opportun, avant de clore ce 
tableau de son administration domestique, de montrer Phomme sous 
un aspect trés-différent de l'aspect confiant et téméraire sous lequel 
il nous es! apparu jusqu'ici, c’est-a-dire capable d’analyser avec une 
parfaile clairvoyance tous les périls de la méthode aventureuse qu'il 
emploie dans la gestion de ses affaires. Toutefois, comme avec lui |'a- 
mour-propre trouve toujours son compte, plus il reconnait ses erreurs, 
plus il travaille 4 se persuader qu’il n’a pas pu faire autrement. 

Le probléme de sa situation était pourtant trés-simple. Pendant 
les treize premiéres années de son mariage, il n’eut jamais qu'un 
revenu fort médiocre, qu'il avait, ons’en souvient, diminué, méme 
avant dese marier, par l’achat de la terre du Bignon et d’un hotela 
Paris. Ce revenu lui aurait permis de vivre assez confortablement 
dans son chateau de Mirabeau ; mais 4 Paris, avec la charge d'une 
mére, d’une femme et de dix enfants, dont cing arrivérent 4 l'dge 
viril, avec les relations aristocratiques et opulentes qu’i! recherchait 
volontiers, soit par gout, soit par calcul et pour maintenir son cré- 
dit, le marquis de Mirabeau n’aurait pu se soulenir, sans danger de 
ruine, qu’a l’une ou l'autre de ces deux conditions, ou bien d'accep- 
ter franchement Ja situation d’un homme malaisé, au moins dans le 
présent, ct de s’élablir sur le pied le plus modeste, ou bien d’ajou- 
ter, comme lant d’autres de ses amis, a des revenus insulfisants, les 
émuluments altachés & un emploi officiel. La premiére de ces deux 
conditions répugnait beaucoup 4 son caractére. Ne pas montrer la 
corde au public est, on le suit déj4, une de ses maximes favorites; il 
ne la monirait méme pas & sa famille, en ce sens que, tout en ré 
glant sur plus d’un point son intérieur avec une économie trés-sé- 
vére, sur d'autres points aussi il sacrifiait au faste. On entendra plus 
tard sa femme se plaindre en justice d’avoir été obligée de porter 
des robes et des manchettes trés-défraichies, et le mari répondre 
qu’elle avait deux femmes de chambre, un cocher et une voilure a 
elle, méme a l’époque ot elle ne contribuait aux frais du ménage que 
pour 4,000 livres de rente. Les deux all¢gations étaient probablement 
trés-exacles. On verra également Mirabeau passer sa jeunesse a proles- 
ter contre l'incroyable parcimonie de son pére, et il avait eu assez long- 
temps, 4 l’instar des princes, un gouverneur dont les appointements, 
sans doute arriérés, figurent purmi les dettes paternelles pour un 
capital de 9,000 livres, capital dont son pére a payé les intéréts jus- 
qu’a sa mort; en un mot, le marquis voulait bien que, dans sa fa- 








LES MIRABEAU. 957 


mille, onle crdt ¢conome par systéme, mais jamais par nécessité, et 

ses enfants furent tous élevés dans lidée quw ils appartenaient a une 
grande maison, deslinée, grace 4 lhabileté de leur pére — quand 
c’élait le pére qui parlait — et grace au futur et immense héritage 
de leur mére — quand c’était la mére — a élre un jour aussi opu- 
lente quelle était illustre. On verra se produire dans la vie de Mira- 
beau, de son frére et méme de ses sceurs, les conséquences de ce 
systéine d’éducation. 

Quant 4 la ressource des emplois publics, le marquis ne la dédai- 
gnait pas autant qu'il affecte quelquefois. Le baill: vient de nous 
apprendre que, dés les premiers temps du mariage deson frére, ses 
amis avaient cherché 4 le faire entrer dans la diplomatie, mais que 
Jes allures bizarres et ridicules de sa femme avaient été un obstacle. 
Cet obstacle n‘empécha pas le marquis de faire lui-méme en 1758 
une nouvelle tentative. Profitant de la faveur de l’abbé (depuis car- 
dina!) de Bernis, avec lequel il étail assez lié, par suite d'une rela- 
tion de parenté dailleurs assez éluignée, il avait espéré un instant 
oblenir une situation officielle, soit dans la diplomatie, soit ailleurs. 
Ii se plaint parfois de l’insouciance de Bernis, qu'il qualifie de fro- 
mage mol; mais on comprend aisément que celui-ci ail hésité a cau- 
tionner les aptitudes de son ami a un rdle public, quand on voit le 
marquis, parlant 4 son frére, se caractériser lui-méme en ces ter- 
mes : « Le naturel est chez moi si fort, qu'il me ful impossible tou- 
jours de tenir un instant seulement une contenance prémédilés. Tu 
penseras qu'il faut dire a cela : Si faible! Je le veux bien. » Quoique 
ce portrai! ne soit pas complet, en ce sens que le peintre était capa- 
ble tout comme un autre (au moins quand il écrivait) de chercher 
a se composer une physionomie, i! ressemble assez a l’homme, 
quand 31 parlait, pour nous permettre d’affirmer en toute sécurité 
de conscience que la carriére diplomatique n’étail pas sa vocation 
naturelle. | 

Découragé du cété des emplois publics, il prit assez naturellement 
Je parti de dire qu’il n’en voulait pas, el ne pouvant non plus se ré- 
signer A‘réduire un état de maison qu’il considérait cow me le mini- 
mui de ce qu'il devait 4 son nom, il fut naturellement aussi ep- 
trainé & escompter de plus en plus le futur héritage de sa femme, 
tout en s’elforgant d’ailleurs de couvrir ses déticits par toute cette 
série d’entreprises dont nous venons ¢e tracer le tableau, et dont le 
résul'at le plus ordinaire fut de lvs accroitre. Mais si nous Pavons vu 
lout 4 Vheure, parlunt @ son frére, qu'il sail d’autant plus inquiet 
qu il est plus dévous, exposer sa situation en 1754 avec un opti- 
misme tout a fait chimérique, il se montre parfois 4 nous dans une 
disposition d’esprit toule contraire. En 1764, par exemple, tout en 


8 LES MIRABEAU. 


continuant toujours a rassurer le bailli, qui est alors général des ga- 
léres 4 Malte, et qui s‘inquiéte plus que jamais, i] écrit au méme mo- 
ment des lettres lamentables 4 une autre personne, assez sincére- 
ment affectueuse cl assez discréte pour qu il ne craigne pas de lui 
confier tous ses tracas, toutes ses anxiétés, et en méme temps assez 
désintéressée personnellement dans sa siluation pour qu'il n’ait pas 
a redouter de lui occasionner un trop vif chagrin en la lui contiant. 
« Mon plus continuel et poignant souci, écrit-il 4 son amie, la com- 
tesse de Rochefort, le 5 juillet 1764, a toujours élé d’avoir de |’ar- 
gent* pour toul ce que jen avais aflaire, el qui, sur mon 4me, ne fut 
jamais pour moi; et plus je vais et traine ma laborieuse vie, plus ce 
souci augmente et plus j'en vois reculer les fruits. Imaginez-vous, 
madame, qu’il n’y a peut-étre pas deux étres dans Paris, mais que 
certainement vous n’en avez de votre vie envisagé aucun autre que 
Mo}, qui vive sans qu’il entre dans les moyens de sa subsistance ni 
pension, ni rente, ni bienfaits, ni salaire de qui que ce soit. Oh! 
quand notre ami le digne philosophe fabuliste* aura en sa jouissance 
le plus beau fief du royaume, et peul-étre de l'Europe, i! vous dira 
combien il faut de terre pour subsister 4 Paris. Jugez par 1a de ceux 
qui n’on! que des pigeonniers auprés, et 4 qui la Providence a donné 
un esprit trés-étroit en savoir-faire, un coeur assez large et une fa- 
mille nombreuse, dont. partie tire 4 gauche pour le verser. Toute ma 
vie, en vertu de ce contraste, n’a été qu’un tissu de soucis poignants 
pour l'avenir, qui 4 chaque heure devient présent, et le résultat, tout 
en parant et en faisant face, a élé de me forcer 4 vivre du jour au 
jour, méthode qui n’est pas meilleure pour vivre que pour régner, 
et qui, 4 la fin, met en péril Ja nef en annihilant le pilote. » 

Citons seulement les premicéres lignes de Ja réponse de madame 
de Rochefort, parce qu’elles molivent un nouvel exposé du marquis 
de Mirabeau : « Votre derniére lettre, mon cher ami, ne m’a point 
égayé le ceur. J’y vois, par toutes vos réflexions, que vous éles em- 
pétré dans vos affaires pécuniaires comme |’4me de Fontenelle l’était 
dans sa vieille machine, ce qu’il exprimait en disant que le mal qu'il 
sentait était la peine de vivre. Ce sentiment est trés-triste, de quel- 
que maniére qu'il se produise. Vous voyez que j’aurais un peu de 
peine a secouer ce souci, si j’étais en votre place, puisqu’é la mienne 
jen suis vivement affectée pour vous. » 


4 On se souvient que tout 4 l'heure il parlait 4 son frére comme un homme qui 
n’a qu’a se baisser pour en trouver. 

2 ]l s agit ici du duc de Nivernois, qui n’était pas encore en possession du duche 
de ce nom, altendu que son pére vivait encore, mais qui, en revanche, avail de: 
fortes pensions du roi, méme quand il ne touchait pas un traitement d’ambas- 
sadeur. 











LES MIRABEAU. 960 


«Vous avez trés-bien déduit, répond le marquis, ma maniére 
d’étre relativement 4 mes affaires péeuniaires; elle est ancienne et 
de tous les temps, et elle m’est d’autant plus pénible, qu’elle con- 
traste avec mon penchant naturel pour le repos de lame et les oc- 
cupations de choix, d’autant plus dure que j’y suis moins secondé, 
mais au coutraire traversé..... Depwis que j'ai endossé le harnais 
de pére de famille, il m’a fallu agir, ‘précis¢ment parce que j’étais 
malade; il m’a fallu tout mettre au hasard, moi, le moins hasar- 
deux de ious les hommes en fait de fortune, parce que le courant 
ne pouvait me soutenir. Je vécus sur les revirements, et chez moi, 
tous, hars moi, ne voyaient qu’abondance relative. D'entre ces re- 
viremenis, les uns me furent funestes, d'autres avaniageux'; et 
quand, par le moyen de ces derniers, je me trouvai débarrassé de 
régies et d’engagements, j'eus de reste d’avoir vécu et élevé ma fa- 
mille, et toujours avee la perspective de obligation de travailler de 
nouveau. Celte obligation était d’awtant plus argente, que l’eptique 
du placement d’une famille est plus frappante encore que celle de 
son éducation..... Jugez, madame, si quand, au lieu de mon atti- 
tude ordinaire, qui est de donner téte batssée dans les halliers de la 
Providence, je veux m’aviser de la lever et de jeter un ceil de calcul 
sur les zéros de ma situation, jugez, dis-je, si la peine de vivre ne 
me suffoque pes autant que Fontenelle. » 

Au moment oi il parle ainsi de ses affaires sur un ton bien diffé- 
rent de celui augue] il nous a accoutumés, le marquis de Mirabeau 
a pourtant recueilli, aprés treize ans de mariage, une part de cet 
héritage des parents de sa femme dont la perspective tonjours pré- 
senie a son csprit n’a pas peu contribué, quoi qu'il en dise, a le ren- 
dre hasardeux ; mais c'est la plus petite part, c’est celle qui vient de 
son beai-pére, mort en 1756, et qui est fort infé:ieure a celle qui 
restera longtemps encore dans les mains de sa belle-mére. Il a pour- 
tant suff, comme nous |’expliquerons ailleurs, de ce fait dune aug- 
mentation dans les revenus du ménage pour rendre bient6t irrécon- 
cihables deux épovx déja trés-discordants et qui avaient 4 se reprocher 
les torts réciproques. En 4764, la-merquise ne vit plus, depuis deux 
mS, avec son mari, elle est auprés de sa mére et elle touche de son 
Nari une pension qui représente plus de Ia mostié de l’excédant de 
event que la succession de son pére a apporté dans la maisen 


4 Dane une lettre 4 son frére, il avoue que les revirements méme avantageux, et 
plus forte raison les autres, ont toujours cet mconvénient d'étre codteux par 
Ax-mémes. « Personne, dit-il, ne sait mieux que moi combien on laisse de sa laine 
IX revirements d'argent, car personne de mon état n'en a fait plus que moi. Il 
ut gu’id men ait codté aw moins cent mille livres en ma vie, en frais de notaire, 
» courtage, de banqne, cte., cte., etc.» 





960 LES NIRABEAU. 


conjugale; mais quoique ce chiffre ait été fixé par elle-méme, déa 
elle Je trouve fort insuffisant et prétend le faire augmenter de gré ou 
de force, c'est 4 cela que le marquis fait allusion en disant dans ka 
lettre qu’on vient de lire qu’une partie de sa famille tire & gauche pour 
le verser. 

Si les deux époux avaient pu s’entendre, au moins de loin, leur 
ruine commune aurait élé conjurée; car lorsque la mort de sa belle- 
mére, de cette éternelle belle-mére, comme disait madame de Ro- 
chefurt, mil entin le marquis, vingt-sept ans aprés son mariage, en 
possession de toute la fortune qu’il pouvait espérer, tous ces biens 
réunis formaient un ensemble considérable dont la valeur prouve 
que les améliorations rurales du propriétaire, bien que couteuses, 
n‘avaient pas toujours été sans fruit, car Jes baux de presque toutes 
les terres qu'il a régies ont subi une augmentation qui dépasse leur 
accroissement normal. Pour nous renseigner sur ce point, nous 
n’avons plus le second volume de ce gros manuscrit in-quarto od le 
Maryjnis continue 4 exposer toutes ses affaires jusqu’a sa mort, et 
qui est perdu. Mais nous avons trouvé un autre document inléres- 
sant qui le remplace, ef qui témoigne encore de l’esprit d’ordre le 
plus minuticux, toujours associé, chez l’auteur de l’ Ami des hommes, 
ala gestion la plus chimérique. C’est un gracieux petit volume 
in-12, de cent pages, trés-éléyamment relié en maroquin rouge, 
doré sur tranches avec trois filets d’or sur la reliure. Avant de l’ou- 
vrir on est porté a croire qu'il s’agit de quelque recueil de poésies 
galantes du dernier siécle, et sur la premiére page, dans un enca- 
drement colorié, on lit écrits de la main d’un calligraphe habile, et 
en caractéres élégamment diversifiés, ces mots : Mon Etat, tant a 
charge qu’a décharye, en l'année 1779, et au-dessous un dessin re- 
présentant 1 écusson des Mirabeau, auquel est appendu la grand’- 
croix de l'ordre de Wasa. Suit la nomenclature détaillée de tous les 
revenus, de toutes les dettes, de foutes les charges du marquis avec 
la longue liste de tous ses créanciers en 1779. 

Or, il Jouit 4 cette époque de quatre vingt mille cing cents livres de 
revenus en terre', sans compter celui d’une terre qui rapporte butt 
mille livres, et dont la jouissance est alors attribuée 4 sa femme. 
Malheureusement, si l’actif est considérable, le passif est effrayant, il 
représente tout a la fois et les déboursés faits par le marquis pour 


1 Le marquis s’attribue méme un revenu plus considérable encore en forcant un 
peu son actif sur divers points, et en y faisant rentrer notamment la pension an- 
nuelle de quinze mille livres donnée par son frére, dont nous avons parlé ailleurs, 
et qui est subordonnée non-seulement 4 la vie du donataire, mais aussi a celle du 
donateur, d’ou il suit pour nous que, en mettant a part cette pension, son revenu 
certain ne dépasse pas quatre-vingt mille livres. 





LES MIRABEAU. 964 


doter ses filles, pour élever ses fils, pour fournir une pension dotale 
a Paine, el argent dépensé en améliorations agricoles ainsi que dans 
toutes les opérations plus ou moins hasardeuses dont nous venons 
de parler ; si bien que le marquis de Mirabeau doit en 1779, soit en 
contrats, soit en billets a ordre, une somme de 678,740 livres‘, et 
comme ses charges annuelles ne se composent pas seulement des 
inléréts dus 4 ses créanciers, le total des charges s’éléve ala somme 
de 51,648 livres qu’il doit prélever chaque année sur ‘son revenu. 
Or, les 29,000 livres derevenus qui lui restent représentent préci- 
sément la portion de fortune que sa femme revendique comme lui 
appartenant en propre, et qu’elle veut lui arracher par une demande 
en séparation de corps et de biens?. 

Si elle avait élé capable d’entendre raison et de se préoccuper de 
’intérét de sa famille, elle aurait pu, puisqu’elle jouissait déja a 
celte époque d'une terre affermée huit mille livres, laisser & son 
mari au moins une portion de ce revenu de 29,000 livres avec la- 
quelle celui-ci aurait, pendant les.dix ans qui lui restaicnt envore a 
vivre, amorli ce passif qui faisait le tourment de ses dlerniers jours, 
et il l'aurait pu avec d'aulant plus de facilité qu’il recevait alors de 
son frére une pension annuelle de 15,000 livres, amplement suffi- 
sante pour son entretien personnel pendant sa vieillesse. 

Mais outre que la marquise de Mirabeau détestait alors cordiale- 
ment son mari, pour des motifs que nous exposerons quand nous 
aurons a peindre le conflit de ces deux caractéres, elle était, on le 
verra, si prodigieusement désordonnée de son colé, quoique dans 
un genre dilférent de celui du marquis, qu’avant méme dubte- 
nir la libre jouissance de ses biens, elle s’était endettée personnelle- 
ment pour une somme que son procureur lui-méme évalue a quatre 
cent mille livres, el qui devait grossir incessamment jusqu’a sa 
mort. Elle avait donc un besoin impérieux de rentrer en possession 
Je toute sa fortune, non pour la conserver, mais pour la ,eter en pa- 
‘ure a une tourbe de gens d’alfaires et d’usuriers toujours altachés 
| ses pas, sans compler les exigences d’une passion elfrénée pour 
e jeu. 


4 On réconnait ici que, pour un homme que nous verrons, comme économiste, 
rofesser la réprobation des emprunts publics, le marquis abusait singulierement 
es emprunts particuliers. 

2 Elle devat, il est vrai, rembourser 4 son mari sa part contributive dans les. 
ots et les frais d'établissemeut des enfants communs; mais, comme elle avait 
issi & réclamer de lui le remboursement de divers fonds dotaux aliénés pendant 
: mariage, le résultat d'une liquidation entre eux devail aboutir & peu prés 4 une 
ympensation. 





962 LES MIRABEAU. 


Un fils ainé raisonnable aurait pu s’entremettre utilement, et dans 
son propre intérét, pour pacifier deux époux furieux et les détermi- 
ner & un arrangement. Nous montrerons plus tard, en parlant du 
célébre orateur, que son pére voulut souvent lui donner ce rile 
et qu’ils’y préta lui-méme quelquefois ; mais nous montrerons aussi 
quelle influence funeste exerca sur sa conduite le malheur d’avoir été 
également, pour sa part, criblé de dettes dés l’age de vingt-cingq ans, 
et comment sous cette pression, excitant tour 4 tour sa mére contre 
son pcre et réciproquement, il concourut, ainsi que la plupart des 
autres membres de la famille, 4 la ruine de cette fameuse maisor 
dont la future splendeur avait été Pidée fixe, lachimére décevante du 
marquis de Mirabeau, et dont leffondrement coincide juste avec 
celui de l’ancien régime‘. Nous montrerons comment la vieillesse 
de l auteur de /’Ami des Hommes ful aussi écrasée de tracas domes- 
tiques et pécuniaires que lavaient été sa jeunesse et son dge mir, et 
comment enfin celui que nous avons entendu, @ lage de quarante- 
huil ans, dire 4 madame de Rochefort : « Ma vic n’a élé qu’un tissu 
de soucis poignants, » a pu écrire a son frére le 4 juillet 1789, c'est- 
a-dire 4 soixante-quatorze ans, et six jours avant de mourir, cette 
autre phrase non moins significative : « C’est ainsi, cher frére, que 
je perds jusqu’a Villusion méme de croire yu’un peu de repos soit 
fait pour moi. » 

Si Conc une vie qui ne connut jamais le repos est une vie majheu- 
reuse, on peul dire que le marquis de Mirabeau fut trés-malheu- 
reux; mais quoiqu tl ait souvent gémi sous le poids des chagrins les 
plus accablants, il est évident pour quiconque a pu observer de 
prés qu'il était de ceux qui n’aiment pas le repos. Ce qu’on vient de 
lire prouve suffisamment que la fatalité d’un mariage, d’ailleurs st 
étourdiment contraclé, nexplique pas, a elle seule, les embarras ou 
il ful plongé jusqu’é sa mort, et que l’activité dévorante de son es- 
prit chimérique y entre pour une grande part; mais maintenant 
qu’on l’a vu conduire ses propres affaires en utopiste, on s’étonnera 
moins de le voir, 8 toutes les époques de sa vie, se consoler de tous 


4 Nous tacherons de déterminer exactement, aprés la mort du marquis de Mira- 
beau, ce que valait la portion de biens substituce par lui a son fils ainé‘par con- 
trat de mariage; nous examinerons si cette substitution n’était pas invalidée a la 
fois par | état du substitué et par le testament du substituant. On verra, dans tous 
les cas, que le grand orateur était aussi un grand hableur quand il disait tout cou- 
ramment ce que chacun répéte encore aujourd'hui, qu’il devait recueillir de son 
pére cinquante mille livres de rente. Quant a la fortune de la tnarquise de Mira- 
beau, sauf une petite portion garantie par un legs de madame de Vassan a une de 
Ses petites-filles, elle fut, je crois engloutie tout enliére. 





LES MIRABEAU, 965 


les désagréments, de toutes les déceptions que lui suscite son in- 
habileté 4 manier les hommes en particulier, soit dans sa famille, 
soitau dehors, en se livrant avec délices au bonheur fictif d’éclairer 
et de diriger le genre humain. 


Ill 


LA PREMIERE UTOPIE POLITIQUE DU MARQUIS DE MIRABEAU. 


On se rappelle le mot que nous avons cilé, de M. Viclor Hugo sur 
le pére de Miraveau, qualifié « un trés-rare penseur, qui est a la fois 
en arriére et en avant de son siécle. » C’est bien 1a, en effet, le ca- 
ractére des opinions du marquis; mais si ce contraste se fait plus 
ou moins sentir dans chacun de ses ouvrages publiés, on reconnait 
toulefois, en éclairant l'étude de ses livres par celle de ses manu- 
scrils, que son esprit s’est toujours modifié dans le méme sens, en . 
passant par des phases graduelles, et qu’a son point de départ il était 
4 peu prés exclusivement dominé par une seule tendance, et tourné 
tout entier vers le passé. C’est ce qui nous fail préférer, comme étant 
encore plus en rapport avec la réalité, un autre jugement de Toc- 
queville que nous avons également cité, et par lequel il caractérise 
homme en question, en disant de lui « qu'il représente l invasion 
les idées démocratiques dans un esprit féodal. » 

La premiére utopie du pére de Mirabeau est en effet empreinte 
lune couleur exclusivement arislocratique, et qu'on pourrait dire 
éodale, si les sentiments n’y étaient pas plus modernes que les 
dées. Cet ouvrage n’a jamais été publié, et il n’était pas destiné a 
'étre; car bien qu’il soit, quant an sujet, trés-différent du compte 
endu d’affaires que nous venons d’analyser, auteur l’écrivit aussi 
our l’instiuction particuliére de sa postérité, et il le rédigea dans 
atte méme année 1747 ot nous l’'avons vu commencer l’exposé de 
2 gestion financiére. 

Le manuscrit dont il s’agit est intitulé Testament politique. Le 
10ix de ce titre, un peu singulier de la part d’un homme de trente- 
>uxX ans qui n’a joué aucun role dans les affaires, nous parait avoir 
@ suggéré a l'auteur par la vogue d'un certain nombre d’ouvrages 
3i parurent a la fin du dix-septiéme siécle et au commencement du 
x-huiti¢me siécle, tous intitulés Testament politique... de Riche- 
2u, de Colbert, de Louvois, de Vauban, etc., etc., et ayant tous la 








964 LES MIRABEAU, 


prétention d’exposer les idées de ces divers personnages en matiére 
de gouvernement'. 

On se souvient que l'idée dominante du marquis de Mirabeau acette 
époque, c'est qu'il a pour mission de transformer sa maison en une 
maison puissante, non-seulement par les richesses, mais par l’auto- 
rité. Ce n'est pas qu’il prélende accomplir a Jui seul cette transfor- 
mation, il veut seulement en poser les bases. C’est 4 ses successeurs 
4 continuer et 4 développer son plan; mais il importe, suivant lui, 
qu’une famille aristocratique ait un plan fixe d’agrandissement, 
quant a la place qu’elle doit tenir dans |'Etat, et c'est 1a ce qu’il ap- 
pelle le testament politique de cette famille. 

« Quatre généralions, dit-il, qui se suivraient en se conduisant 
d’aprés des principes choisis d’audace et de prudence, en augmen- 
tant a proportion et en étendant leurs vues el leurs moyens, iraien 
bien plus loin qu’elles n’eussent osé s’en flatter en conmencant... 
Considérons quel chemin avaient fait les Guises dans trois généra- 
tions — Claude, Francois et Henri de Guise — et dans moins de cin- 
quante années. Trois hommes dont lesprit se perpétua, et qui sui- 
virent le méme plan, se virent au point de devenir la plus puissante 
maison de l'Europe, d’étrangers qu ils étaient en entrant en France. 
Il est vrai qu’ils furent bien aidés par leurs fréres; mais tout cela 
ne se fait pas sans aide, et c’est toujours trois générations. On en 
cite peu d‘autres exemples, aussi voit-on peu de véritablement 
grandes situations. Néanmoins les la Trémoille, dans leurs commen- 
cements, ont de néme suivi un grand objet et devinrent tout a coup 
trés-grands; mais l’abatardissement général a porlé sur eux comme 
sur tant d’autres. » 

L’avenir de la France apparait en 1747, au marquis de Mirabeau, 
sous un jour trés-différent de celui qui frappera plus tard son esprit 
quand il sera devenu physiocrate. Elevé par son pére dans la ‘haine 
des empiétements, toujours croissants depuis Richelieu, de |’autorité 
royale sur celle des seigneurs, il aime 4 se persuader que la révolu- 
tion préparée par le régne de Louis XV tournera au profit de laristo- 
cralie et aménera une sorte de retour 4 un régime féodal perfec- 
tionné. « Ce fut, dit-il, du sein des régnes faibles de Sigismond et de 
Charles IV, empereurs, que sortirent toutes les prérogatives qui ont 
assuré l’état de tant de puissantes maisons en Allemagne;... nous 
verrons revenir les mémes choses en France; Je prince méme sem- 
ble se hater pour cela; mais les sujets, prenant l’ombre pour Ie 


‘ On sait qu’un de ces ouvrages que Voltaire attaqua avec ardeur comme apo- 
cryphe, le Testament politique de Richelieu, est précisément celui qui, a part 
le titre, est considéré aujourd’hui comme le plus authentique. 








LES MIRABEAU. 965 


corps, convoitent les charges et les accumulent seulement dans la 
vue d’'accumuler la finance qui y est attachée, et ne se soucient nul- 
lement du réel, je veux dire de l’autorité et du pouvuir. Mais lais- 
sons faire les autres comme ils l’entendent, et parlons pour nous. » 

Dans la vivacité de son imagination, il va jusqu’a poser la possi- 
bilité d’un démembrement de la monarchie francaise. « C’est une 
perspective, écrit-il, qu’il ne faut ni craindre ni espérer, mais qu’il 
faut prévoir, pour s'appliquer sans cesse a fonder un établissement 
de domination indépendant de l'ensemble que fait aujourd’hui le 
corps de I’Etat. » Il s’agit donc pour lui de rédiger une sorte de ma- 
nuel politique a Pusage d'une famille patricienne qui veut rendre 
son autorité, non-seulement aussi indépendante que possible de |’au- 
torité de la cour, mais encore assez solide pour survivre au besoin & 
la monarchie. 

Avant d’analyser les parties les plus saillantes de cette production 
singuliére, nous donnerons une idée de |’ensemble en citant la table 
des matiéres, dont chaque litre représente un chapitre : « De l’am- 
bition. — Des moyens de parvenir 4 son but. — Facon de se con- 
duire relutivement & la cour. — Facon de se conduire avec les pré- 
posés de la cour. — Dans quel sens et pour quels objets il faut se 
servir de la cour contre elle-eméme. — Facon de se conduire relati- 
vement aux justices supérieures oU ressortcnt les vélres. — Fagon 
de se maintenir. — Sur la facon de s'allier. — Etat et maintien de 
la maison domestique. — Habitation et dépense de la maison. — 
Facon d’élever les enfants. — Principes fondamentaux de la maison. 
— Facon de placer les enfants. — Etiquette de la maison. — Facon 
de conduire les affaires. — Affaires de crédit et d'argent. — Gou- 
vernement des terres. — Conduite avec les gens d’Eglise. — Rela- 
tions et correspondances. — Niécessité d’un testament politique dans 
une maison. — De la permanence chez soi. » 

Malheureusement, les trois premiers chapitres ont’ été déchirés, 
at il y a également quelques lacunes dans les autres. Mais le plan de 
auteur se dégage avec assez de nelteté, au milieu de beaucoup de 
1étails superflus, pour qu’on puisse le résumer, et ce résumé, vivilié 
yar quelques citations destinées 4 traduire en quelque sorte |’csprit 
néme qui animait auteur, ne sera peut-étre pas inulile pour |’é- 
‘laircissement d’une question devenue aujourd hui assez obscure et 
ontroversée. 

La révolution accomplie en 1789 a été jusqu’ici stérile sur plus 
\"un point important, notamment pour I’établissement d'un régime 
table, régulier et libre; elle n’a manifesté une véritable puissance 
ue dans Ja destruction des principes et des instilulions arislocrati- 
ues, en laissant néanmoins subsister — car elles sont aujourd’hui 


966 LES MIRABEAU. 


aussi vivaces, quoique plus ridicules qu’autrefois — toutes les pué- 
rilités, toutes les compétitions ou les fourberies mesquines qui se 
rattachent a l’esprit de vanité nobiliaire. Pour ce qui est des préro- 
gatives utiles, des idées ou méme des fonctions qui ont pu représen- 
ter jadis dans notre pays le patronage aristocratique, la Révolution 
les a frappées avec une telle force, elle les a, en quelque sorte, en- 
fouics si profondément dans le discrédit et dans Youbli, que nous 
ne savons plus guére au juste en quoi elles consistaient. 

Tandis que les uns, jugeant l’aristocratie frangaise du dix-hui- 
liéme siécle d’aprés les fureurs qu'elle a excitées au moment de sa 
chute, lui attribuent assez de pouvoir pour avoir été odieusement 
oppressive, les autres, en considérant avec quelle facilité cette or- 
ganisation aristocralique a été renversée du premier coup, ont été 
conduits 4 soutenir qu’elle. n’était plus depuis longtemps qu’une 
ombre, une sorte de fantéme dénué de toute consistance réelle, et 
que Virritation occasionnée par ce fantéme tenait uniquement 4 ce 
fait que, quoique réduit a l'état de décoration, et privé de toute in- 
fluence sur les affaires du pays, ce fantéme gardait encore assez de 
priviltges et d’exemptions honorifiques et pécuniaires pour appa- 
railre comme une insulte gratuite a l’esprit d’égalité et 4 l’esprit de 
justice. 

Cette seconde opinion est sans nul doute beaucoup plus exacte 
que la premiére; c’est elle qui a inspiré l’excellent ouvrage de Toc- 
queville sur l’Ancien régime et la Révolution. Nous croyons cependant 
que ses partisans exagérent l'état d’impuissance polilique absolve 
qu'ils attribuent 4 l’aristocratie francaise au dix-huiliéme siécle. Il 
est incontestable, et c’est une vérité devenue banale, qu’une des con- 
séquences du développement des faits dans notre histoire, depuis 
des siécles, a été d’annuler de plus en plus l’action du principe aris- 
tocratique, en le comprimant et en le corrompant tout & la fois. 
Tandis que l'exemple de l’Angleterre nous montre comment I’es- 
prit patricien, livré 4 lui-méme, peut se modifier sans s éteindre; 
comment il peut s’élargir de maniére a se concilier non-seulement 
avec la liberté, pour laquelle il est une garantie, mais avec toutes les 
tendances égalitaires qui naissent naturellement du progrés intel- 
lectuel et matériel d'une société; comment, en un mot, une aristo- 
cratie peut devenir, suivant la juste expression de Macaulay, [aris- 
tocratie la plus démocratique de V'univers ; il est certain que la France, 
au contraire, s’est habituée dés longtemps A considérer comme un 
bienfait toute extension du pouvoir central aux dépens des supério- 
rités individuelles et des influences locales. Cependant ces influences 
n’avaient pas tellement disparu au dix-huitiéme siécle, qu’on ne 
puisse constater leur existence et reconnaitre qu’avec un peu d’e- 








LES MIRABEAU. 967 


prit de conduile, en renoncant & temps 4 ceux de ses priviléges qui 
la perdaient, el qu’elle devait si vainement abdiquer trop tard, et en 
ne négligeant pas ses prérogatives utiles, l'aristocratie francaise 
et éfé en mesure de jouer un réle dans la crise sociale qui se 
préparait, d’empécher cetle crise de tourner uniquement au profit 
de l'autucratie appuyée sur l’égalité dans la servitude, et de dévelop- 
per dans notre pays le sentiment et le gout des institutions libres. 

L'idée qui passe par l’esprit du marquis de Mirabeau, en 1747, 

de tracer un plan @ l’aide duquel les seigneurs de fiefs peuvent, sui- 
vant lui, reconquérir en grande partie la situation qu’ils avaient au 
moyen age, est certainement une idée chimérique et qui prouve 
lexubérante ardeur de son imagination; les moyens mémes qu'il 
indique, ou plutét ceux qu’il n’indique pas, c’est-a-dire le silence 
qu'il garde sur des renonciations nécessaires, dénoncent parfois en 
lui un patricien dégénéré capable de préférer, quoiqu’il s’en défende, 
des priviléges ou des exemptions pécuniaires a des attributions po- 
litiques et a des moyens d’action sur les masses. Cependant tout n’est 
pas chimérique dans son plan. | 

I} veut d’abord que tout seigneur de fief, au lieu de venir 4 Ja cour 
pour se ruiner et se transformer en valet avide des faveurs du mai- 
tre, reste dans ses terres, et s’atlache a les améliorer en améliorant 
le sort de tous ceux qui dépendent de lui. On sait déja qu’il n’a point 
préché d’exemple, mais qu’il reconnaissait son tort. Plus tard, quand 
il fut devenu célébre par la publication de l’Ami des Hommes, oubliant 
les préceptes de son testament politique, il exploitait sa réputation 
méme pour se dispenser d’étre fidéle 4 ses principes. « Vivre a la 
campagne, écrivait-il en 1760, ne conviendrait ni 4 l'éducation, ma 
)’établissement de ma famille, ni, je l’ose dire, 4 la célébrité que j'ai 
acquise et & l’emploi des matériaux que j'ai préparés pour étre le 
moins inutile qu’il se pourra 4 ma patrie, dans l'état prévu de déla- 
brement vers Iequel elle s’avance tous les jours. » 

Mais ce désaccord entre l’homme et ses doctrines n’dte rien a la 
valeur des arguments qu’il oppose aux patriciens qui désertent leur 
3éjour naturel, abandonnant aux friponneries et aux extorsions, soit 
je leurs propres agents, soit des agents du fisc, les vassaux qu’ils 
Loivent protéger. Tout le monde sait, en effet, que ce fut 1a une des 
»>rreurs les plus funestes de l’aristocratie frangaise, et qui souleva 
-ontre elle le plus d’inimitiés. Mais que doit faire un seigneur dans 
ses terres? Laissons parler le marquis de Mirabeau : « Voici la partie 
par kaquelle vous devez, dit-il, montrer si vous éles digne d’avoir de 
’autorité, c’est-4-dire capable de la rendre ulile 4 ceux qui vous sont 
oumis. Presque tous les seigneurs, méme les plus soigneux, se 
wearment a deux points, a rechercher tous leurs droits, les bien éta- 


968 LES MIRABEAU. 


blir et.& faire valoir leurs fonds. [l ne faut que cela pour faire un 
bon fermier, mais quant 4 un seigneur, il oublie la plus noble et la 
plus indispensable partie de ses devoirs quand il néglige de prendre 
soin de ses vassaux et sujets. Usez-en auirement ; commencez, d’ail- 
leurs, par bien établir votre autorité, car vous trouverez cent fois 
plus d’opposition 4 faire le bien pour autrui que le mal; mais cette 
autorité une fois en train servez-vous-en pour corriger les abus et 
multiplier les avantages. » 

En quoi consistait donc cette autorité des seigneurs sous l’ancien 
régime? Elle se coinposait de trois espéces de droits distincts trés- 
inégalement profitables 4 leur influence et que nous résum-rons ra- 
pidement pour pouvoir apprécier le fort et le faible du plan de re- 
constitution aristocralique rédigé par le marquis de Mirabeau. Ils 
avaient d’abord une foule de droits fiscaux, c’est-d-dire de petites 
redevances en argent ou en nature a prélever sur leurs vassaux. 
Parmi ces droits, les uns avaient sans doute pour origine la conces- 
sion primitive du sol faile au paysan; mais plus on s éloignait de 
cette concession primitive, plus le sol qui supportait la redevance 
changeait de main, plus la redevance a payer chaque année parais- 
sait intolérable 4 un homme qui n’était pas le fermier, mais le pro- 
priétaire de son terrain. A cette sorte de rente fonciére se joignaient 
au profit du seigneur des droits de mutation dits lods et ventes, des 
droits sur les marchés, le droit de contraindre les vassaux 4 faire 
moudre leur blé au moulin, cuire leur pain au four, faire leur vin 
au pressoir du seigneur, en payant a ses agents une somme déter- 
minée, et 4 fournir gratuitement un certain nombre de journées de 
travail par an, sous le titre de corvées. Il y avait encore quelques droits 
plus ou moins bizarres, qui variaicnt suivant les localilés, et qui 
étaient généralement plus vexatoires pour ceux qui les payaient que 
productifs pour celui qui les revendiyuait. Au droit d’exiger toutes 
ces redevances, les seigneurs de fiefs joignatent le privilége, non 
moins onéreux pour les vassaux, car il aggravait cruellement leur 
fardeau, de s’exempter d’une portion de l'impdt foncier connue 
sous le nom de taille. De sorte que le propriétaire le plus riche 
était précisément celui qui contribuait pour la moindre part aux 
charges publiques. Mais 4 célté de ces priviléges dangereux pour 
laristocratie, il y en avait un qui, conservé par elle, aprés l’abandon 
des autres, eu suffi 4 la préserver de sa ruine. 

Chaque s.igneur exercait, au moyen d’olficiers nommés par lui, 
le droit du: justice et de police dans la circonscription de son fief. Il 
élait ainsi investi d'un patronage direct sur ses vassaux, lequel, 
bien compris et pratiqué sous sa surveillance personnelle, pouvait 
le rendre d’autant plus populaire qu’il aurait eu le bon esprit de se 


LES MIRABEAU, 969 


laisser débarrasser, et sans perte pour lui, de toute la partie fiscale 
inique et vexatoire de son autorité. 

C’est précisément ce que proposa , en 1776, dans une brochure 
qui fit beaucoup de bruit sous ce titre : Les inconvénients des droits 
féodaux, un esprit distingué, Boncerf, ami de Turgot. Il demandait 
que le roi donnat l’exemple aux seigneurs, en permelitant dans les 
domaines de la couronne, a tous ses vassaux, de racheter toutes 
rentes, devoirs et servitudes féodales, et que les vassaux des sei- 
gneurs fussent également admis a se libérer envers ceux-ci moyen- 
nant un prix équitable, de toutes ces redevances en argent, en tra- 
vaux gratuits ou en obligations incommodes qui faisaient, il est 
vrai, partie de la valeur vénale d'un fief; mais qui, pour un trés- 
médiocre produit, engendraient mille difficultés entre le seigneur ct 
le vassal. Quand il prouvait aux seigneurs que le rachat de tous ces 
petits droits, dont la perceptipn ne profitait qu’aux procureurs et 
aux commissaires 4 terrier, serait plus avantageux, aussi bien a 
leurs intéréts pécuniaires qu’a leur autorité, Boncerf avait cent fois 
raison’. Il ne touchait méme pas 4 la question des immunités no- 
biliaires en matiére d’impdts et se contentait de proposer au gou- 
vernement et a l'aristocratie d’accorder 4 l’opinion publique, treize 
ans seulement avant la nuitdu 4 aout, ce rachat des droits féodaux 


‘ On a souvent exagéré de nos jours la valeur réelle de ces redevances, con- 
nues sous le nom de droits féodaux. Pour quelques seigneurs qui en tiraient d'as- 
sez fortes sommes, la trés-grande majorité n'y trouvait qu’un produit minime, 
absorbé souvent par les frais de perception. Nous avons sous les yeux une piéce 
curieuse 4 l’appui de cette opinion, et qui prouve en méme temps, que les débi- 
teurs de ces droits mettaient 4 les acquitter une mauvaise volonté toujours crois- 
sante. U’est la nomenclature de tous les procés pendants en la cour sénéchale de 
Limoges pour droits féodaux dus 4 la baronnie de Pierre-Buffiére, qui est alors dans 
les mains de la marquise de Mirabeau, séparée judiciairement de son mari. Il y en 
a soizante. Voici l’énoncé de l'un d’entre eux. «Guy Dumont a été assigné en 1785 
pour se voir condamner solidairement, comme plus apparent et principal proprié- 
taire du ténement appelé des Gentaux, a payer la rente fonciére de trois setiers 
seigle et deux gelines, due annuellement 4 la dame de Mirabeau sur ladite terre 
des Gentaux. Aprés avoir contesté la nature de la rente, Guy Dumont a appelé a sa 
garantie une foule de cotenanciers qui ont suivi, dit le procureur de la marquise, 
et adopté son systéme dans chacun de leurs écrits. » Ainsi, voila une rente féodale de 
Ja plus minime valeur qui est due par un ténement divisé en une foule de petits 
propriétaires, dont aucun ne veut la payer, ce qui donne lieu 4 une foule d’écrits, 
4 la grande joie des procureurs. On voit celui de la marquise choyer avec une ten- 
dresse manifeste ces sotxante petits procés qui, pris tous ensemble, ne représen- 
tent pas une valeur de 100 livres, et qui couteront certainement beaucoup plus 
cher a sa cliente. On voit aussi dans cette piéce combien est fausse l'assertion, déja 
réfutée par Tocqueville, et cependant reproduite récemment encore, que c’est la 
révolution qui a donné la terre aux paysans . les trois quarts des individus assi- 
gnés sont des paysans proprictaires. 

40 Seprewpre 1872. 62 





970 LES MIRABEAU. 


qui devait étre accordé dans catte nuit fameuse avec un empreses-_ 
ment si enthousiaste, mais si stérile; car non-seulement ces droits ne 
furent pas rachetés en fait, mais ils furent abolis sans rachat, et 
leur abolition tardive n’arréta pas celle de: l’aristocratie et de la mo- 
narchie. On sait pourtant que la brochure de Boncerf fut considérde 
en 4776 comme un grave attentat 4 l’ordre public. A ba vérité, ce 
ne fut pas la noblesse qui réclama ; peut-¢tre au fond reconnaissait- 
elle que ami de Turgot dui donnait un bon conseil : ce fut le Par- 
lement de Paris, alors ennemi de Turgot, qui saisit cette oceasion de 
satisfaire son imimitié. C’est le trop zélé avocat général Séguier qui 
délara la brochure séditiceuse, affirmant « que l’auteur semblait vou- 
loir ameuter les habitants des campagnes contre leurs seigneurs. » 
Rien n’était plus faux. L’écrit de Boncert nen fat pas moins brilé 
par le bourreau et l’auteur déerété de prise de corps. 

Nous devons reconnaitre que le marquis de Mirabeau, dans son 
testament politique, insiste plus encore sur |’exercice consciencieux 
des droits de police et de justice, qui constituent la partie vraiment 
ulile du patronage seigneurial, que sur la perception des droils fis- 
caux qui en sont la partie funeste et nuisible ; on vient de voir qu'll 
blame ceux qui sacrifient les premiers aux seconds, mais nous de- 
vons dire aussi que rien ne prouve qu'il ait encore le sentiment de 
l'iniquité des seconds, car il ne s’éléve pas plus contre ceux-ci que 
contre les exemptions d’impdéls accordées aux -seigneurs, mais il 
recommande sans cesse aux seigneurs d’étre la providenee de leurs 
vassaux, et il nous donne ainsi une idée de l’usage utile que ceur-ti 
pouvaient faire encore, en 1747, de leur autorité. 
~ «Quand vous aurez, dit-il, bien établi votre autorité dans vos 
terres, songez surtout 4 la bien employer, ayez un état, paroisse par 
paroisse, de tous vos habitants, de leurs biens et industrie, de leur 
famille, etc. Aidez-les selon leur besoin d’abord, et de ptus pour 
leur plus grande commodilé; soutenez, sustentez Jes misérables, 
mais surtout empéchez-les de le devenir, aidez-les au conirsire 3 
devenir A leur aise; excitez l'industrie de toute votre farce, sider 
dans leur commerce ceux a qui vous en verrer le zénie avec de ls 
probité; un des grands moyens de vivification et que vous devez 
toujours avoir en vue, ¢’est Ja population ; allirez de parlout des habi- 
tants, quelques dépenses que vous fassiez pour cela, elles vous seroal 
rendues avec usure ; bes priviléges que vous leur donneres, les avas- 
tages que vous leur ferez seront bien et utilement placés. Protéger 
ces sortes de colonies, tachez d’y joindre des gens adroits et pro- 
pres aux aris, s'il est possible de leur faire trouver profit et encoure- 
gement dans votre fief; songez enfin par toua moyens a vivifier l'ia- 
térieur, obtenir des foires et des marchés, eéléhrer des fetes et veiller 





LES MIRABEAC. Ort 


avec atlention a protéger le pauvre peuple contre toute sorte d’op- 
pressions ; prenez soin des orphelins, faites travaifler le pauvre; 
c’est pour cela uniquement que vous étes dans le monde, c'est pour 
faire du bien de tout votre pouvoir, et dans cette observance yous 
rencontrerez tout bien et tout honneur. » 

I] recommande également aux seigneurs de choisir leurs officiers 
de justice et de police honnétes et habiles, ct d’avoir }’ceil 4 leur con- 
duite. Il veut que justice bonne et prompte soit rendue, « afin que les 
vassaux n’aillent pas plaider devant les tribunaux supérieurs, ce 
qui les ruine, dit-il, et en méme temps attire chez yous mille co- 
quins de gratte-papier qui n’y peuvent faire que du mal, puisqu’ils 
ne vivent que de cela ; faites plutét étendre les droits de votre justice 
en la faisant ériger, sil se peut, en sénéchaussée. » S'il veut bien 
que le seigneur soit exempté de la taille, il exige au moins de lui qu’il 
intervienne pour faire répartir équitablement cet impodt entre ceux 
qui doivent le payer, preportionnellement a leurs facultés. « Faites, 
dit-il, tarifer vos terres avec équité, défendez vos vassaux contre fes 
exactions des collecteurs; il faut que vous soyez tout le contraire de 
ces seigneurs communément absents ou trés-inattentifs aux domma- 
ges qui ne les touchent pas personnellement. Il faut que vous connais- 
siez les facultés de chacun et teniez la main 4 empécher les soulage- 
ments et surchargements injustes ; quand la justice sera l’unique pi- 
vot de votre conduite, bientét vous deviendrez le refuge et l’appui des 
malheureux, la balance et l’effroi des fripons et des avantageux. Quant 
ace detail de finance, ne vous mélez précisément que de ce qui concerne 
votre fief, mais, pour y étre le patron, i} faut surtout scruter cette par- 
tie, le tout pour faire du bien 4la commune et lui éviter des frais. Toute 
autorité véritable tient & la réputation de celui qui en est revétu, 
tout autre n‘est quetyrannie passagére et qui ne porte sur aucun fon- 
dement solide ; quand les peuples vous craindront et aimeront, que 
vos voisins yous considéreront, qu'on verra chaque jour votre fortune 
s’accroitre et vos affaires prospérer, que chaque jour vous obligerez 
quelqu’un, alors les plus hardis et les plus déplacés vous respecte- 
ront, chaque jour vous vous verrez plus en état d’obliger, et cela 
fera un cercle avantageux pour vous ; songez toujours 4 rendre tout 
cela moins propre 4 vous qu’a la caste, afin que vous ne l'emportiez 
pas avee vous, mais n’oubliez jamais la guerre perpétuelle ct cachée 
avec les préposés de la cour. » 

C'est surtout quand il traite des rapports du seigneur avec ces pré- 
posés de la cour qu’on voit éclater chez lui les sentiments d’aversion 
héréditaire qu’il tenait de son pére Jean-Antoine, et que son frére 
Ye bailli éprouvait comme lui, au point de s’écrier: « Richelieu, ce 
monstre, qui créa les intendants! » Ce que dit le marquis en 1747 


972 LES MIRABEAU. 


de nos préfets de l'ancien régime nous a paru assez intéressant pour 
nous décider 4 une cilation un peu plus longue que les précédentes: 
« Les préposés de la cour, dit-il, sont les intendants, sorte de magis- 
trature informe et monstrueuse, 4 laquelle on obéit aujourd’hui 
cependant sans contradiction dans les provinces et contre laquelle il 
serait inutile et nuisible de se roidir directement; mais il faut éviter 
aussi de se laisser éblouir par l’apparence de crédit que ces gens-la 
semblent avoir. Ils n’en ont aucun pour la plupart, rien de tout ce 
qui a quelque crédit décidé et quelque agrément 4 Paris n’en veut 
sortir 4 présent pour les plus grandes places en province ; cet aveu- 
glement ira sans doute toujours en augmentant; cependant, quoi- 
qu’on puisse compler sur ce principe général, il ne faut pas néan- 
moins s’endormir au point de ne pas élre informé du caractére, des 
tenants et aboutissants de celui qui doit étre envoyé, afin de régler 
sa conduite sur cela. Tous les grands hommes politiques qui sont 4 
la téte des Etats ont grand soin de connaitre ceux qui gouvernent 
chez leurs voisins, et avec qui ils peuvent avoir a traiter ; il en est de 
méme dans la conduite politique d’une maison. La plupart des in- 
tendants qu'on envoie, surtout dans les généralités éloignées, sont 
des jeunes gens que des familles aussi accréditées qu’obscures font 
envoyer loin du conseil oi ils ne brillent pas, espérant qu’ils se tire- 
ront mieux d’aflaire par lettres et n’étant plus observés de si prés ; 
ceux-li sont d’ordinaire accompagnés par des secrétlaires tout-puis- 
sants, mais aussi.tout insolents, il faut calculer la-dessus, sans ou- 
blier que ces gens-la sont d’ordinaire aussi fripons qu’avantageux, 
et, par conséquent, aisés 4 manier soit par intérét, soit par crainte: 
d’autres sont des intendants comme domiciliés qui attendent en paix 
un brevet de conseiller d’Etat et se font 4la routine d’une généralité 
sans aller en avant ni en arriére ; un plan el une tournure une fois 
prise avec ceux-li subsiste toujours, et c'est un gouvernement de 
paix en comparaison de celui des autres. Il en est enfin une troi- 
siéme espéce, jeunes gens vifs et qui, par des innovations et en em- 
pirant l'état des peuples, veulent se frayer le chemin a de plus 
grands honneurs. Tout leur est égal, pourvu qu’ils brillent et se fas- 
sent valoir, ennemis naturels de toute autre espéce d’autorité que la 
leur : c’est, sans contredit, la pire espéce de tous, et contre lesquels 
il faut étre le plus en garde; si je donnais ici des conseils violents, je 
dirais yolontiers, comme le sage : 


Ecrasez le scorpion ou n’en approchez point. » 


Ici, le marquis reconnait que la résistance ouverte serait dange- 
reuse, et il développe un systéme ingénieux de diplomatie : « Faites, 





LES MIRABEAU. 973 


dit-il, chercher le faible des gens de ce caractére, leur maitresse, 
leur protecteur, soyez bien avec eux sans liaison, aidez méme, s'il 
est possible, & leur avancement qui doit vous en débarrasser, ou 
bien, appliquez-vous attentivement et sourdement & les perdre et 
ruiner de crédit et de réputalion, mais votre principale ressource 
contre tout ce qui s'appelle intendant, vous la trouverez dans leur 
paresse ; aussi nonchalants que ceux qui les envoient, ils se reposent 
de toute leur besogne sur leurs sous-ordres qui, gonflés et déplacés 
par cette portion d’autorité toute puante qu’elle est, se reposent en- 
core sur d'autres. En général, toute cette clique est l'objet de l’aver- 
sion du peuple et des notables; mais on en est venu 4 un tel point 
d’abaissement qu’on n’honore plus que ce qu’on craint, et que tous 
ces gens-la se font faire la cour, comme l'on sacrifiait autrefois au 
diable pour qu jl ne fit pas de mal. » 

Quoi qu’en dise le marquis de Mirabeau, la prudence méme qu’il 
recommande d'apporter dans: la lutte contre les interdants: et les 
subdélégués prouve que si cette clique, pour employer son expres- 
sion, excitait aversion des notables, elle n’était pas aussi odieuse au 
peuple qu’il aime a se le persuader : si le peuple, en effet, souffrait 
quelquefois de Ja tyrannie des préposés de la cour, souvent aussi il 
trouvait en eux des protecteurs contre les vexations fiscales ou les abus 
de pouvoir des seigneurs ou de leurs agents; mais, d’un autre cété, 
Popinion que le marquis vient de développer sur le genre d’autorité 
salutaire et bienfaisante qu’un seigneur peut exercer dans la circon- 
scription de son fief témoigne d’abord dela sincérité des sentiments 
philanthropiques qui se retrouveront plus tard dans ses ouvrages im- 
primés, et qui se rencontrent déja, ici, dans un écrit non destiné a 
_ la publicité, et, de plus, ces passages tendent, suivant nous, a établir 
que, sauf les réserves que nous venons de faire, l’aristocratie fran- 
¢aise, au dix-huitiéme siécle, disposait encore de réels et légitimes 
moyens d'influence, et qu'il y a au moins de l’exagération 4 sou- 
tenir, méme aprés Tocqueville, « que la partie politique des droits 
Seigneuriaux avait disparu et que Ja partie pécunisire seule était 
restée. » Il serait, 4 mon avis, plus exact de dire que les droits fis- 
caux et les immunités d’impéts ‘des seigneurs paralysaient sans cesse 
Vexercice utile de leur droit de police et de justice. Ce n’est point 
toutefois par cupidilé, ainsi qu’on l’a répété souvent, mais bien plutét 
par une vanilé mal entendue, que I'aristocratie francaise s'obstina, 
presque jusqu’aé son dernier jour, 4 garder des priviléges funestes 
qui, suivant elle, la distinguaient de la roture, bien différente en 
cela de V’aristocratie anglaise, qui avait compris de bonne heure 
qu’en maliére d’impdts, le privilége appartenait naturellement au 





e74 LES MIRABEAU. 


pauvre, et non au riche, et qui, comme I’a si bien dit Tocqueville, 
a avait pris pour elle les charges publiques les plus lourdes, afin 
qu'on kur permit de gouverner. » 

Nous verrons plus tard le marquis de Mirabean passer d'un ex- 
tréme a l'autre sur cette question des taxes, puisqu’il en vieadraa 
vouloir que tous les propriétaires foaciers portent seuls le poids de 
Yimpdt; mais, en 4747, i n'est pas encore physiocrate, et 1] est em 
eore trop féeodal pour se ranger aisément parmi les teillobles. Ea 
Jaissamt mamtenant de cdté le premier produit de sa plume féconde, 
n’oublions pas cependant de noter eomme une bizarrerie assez pe 
quante que ce plan de restauration aristocralique, et méme féodale, 
était rédigé par ini 4 ladresse d’un fils & venir, qut devait précisé- 
ment, un jour, sonner ja charge contre Parisfocratie francaise, en 
invoquant les Gracques et Marius, aux applaudissemenis des Pro- 
vencaux. Ce qui faisait éerise au marquis, fort dédaigneux de sa 
wature pour les crands effets d’élequence populaire, cette phrase 
monumentale: « Ce sont deur animacc bier bétes que homme et le 
lepin, une fois qu’ils sont pris par les oreilles. » 


Louis ve Lomént. 
La suite prechainementt, 





MELANGES 


LA METHODE MORALE 
PUILOSOBRES ET SAVSNTS. — Ls PBIROSOPHIE ET EE CONCILE 


Par M. Cusnavx, professeur a la Faculté de Grenoble. 


« Une nation ot toute la jeunesse, aprés avoir véew pendant hit ans 
dais }e noble cemmerce de <es grands esprits dont les noms figurent au 
pregramme du baccalauréat, ferait ensuite deux années de philosophic, 
cette nation deviendrait, je ne dis pas la premiére nation du monde — jl 
n’appartent qa’a Dieu de le faire — mais, par la vigueur de la pensée et 
du earactéve, une grande et forte nation. » 

Ces paroles, c’est Mgr Dupanloup qui les proitongail, dans la séance du 
24 juin, a la iribune de l’Assembiée nationale, lersqu'il réclamait, et qu'il 
obtenait. aus applaudissements redoublés de ses collégues, une disposition 

| de la bot militaire qui ménagedt & la jeanesee letirée le temps de faire de 
fortes études, sans essayer de la soustraire wn seul jour 4 la noble et chére 
Obligation de perter lus armes pour la pstrie. A moins donc de démentir 
Vallustra ele et bes représentants de la France, ea ne pourra mécon- 
naltrc, au maliew méme de nos accablantes preoccupations, l'opportunité 
-d’an appel 4 lattention publique sur le rare phénoméne d'un penseur 
vraiment original formé au milien de la génération de philosophes que 
Pécole éclectique avait prétende jeter dans son mowle. On ne méconnattra 
pes du moins cette tunité, quand on aura tu en lui, e6 qui Vaut bien 
mgour encore, un écrivain & la Yue saine autant que pénétrante, conspre- 
nant avee nettefé et diecutant avec franchise ce que la philosophie doit 
@tre, pour nc plus mériter ke reproche adressé par Mgr d'Orléans a l’édaca- 
i po frangaise : « La France demande des hommes, on hui fait des baehe- 
fiers.» 

M. Chavaux, professeur depuis quelques nevis 4 la Faculté des lettres dc 
Grenoble, a ceminencé, ya six ans, & publier ses doctrines sous une 
forme qui a plus.d'une feis recouvert des travaux fort sérieux, mais qui a 
Je matheur de passer généralement imapergue en dehors du monde uni- 
versitaire. Dans sa thése peur le docterat sur la Méthode morale, ii abor- 
dait déa, dans toate son dtendue, ke redoulable et magnifique probleme 
de In régénération des ¢tades philosophiques, du but qu'eiles doivent sc 
proposer ct de la voie quelles deivent suivre. 

La pensée de M. Charaux est celleci : it n’est permis, ni dans l’ordre 
peiemtifiqne, ni dans l’ordre morsi, de scinder |'dme huarame. Elle:n’est 
pas sewement une intelligence; elte a povr loi permanente be devoir de 


976 MELANGES. 


l'amour et de J’action; toute doctrine qui voudra la nourrir d’abstractions, 
non-seulement ne lui_communiquera pas la vie dont elle a besoin, mais lui 
donnera une idée fausse de sa propre nature. En d'autres termes, il n'est 
guére de systéme 4 la fois plus faux et plus funeste que le systéme tant 
préconisé, durant de oh tes années, dans Jes écoles officielles, celui qui 
faisant de la Payee eels ‘essence méme de la philosophie, « a banni de la 
méthode philosophique toute régle s‘appliquant 4 autre chose qu’a l’effort 
de Vintelligence. » A partir du seiziéme siécle, dit un peu plus loin lav 
{eur, « les méthodes purement logiques se perfectionnent; on démontre 
mieux les vérités, et la vérité a moins que jamais d’empire sur les 4mes. » 
ll en résulte que « le penseur... descend et décroit dans la vérité & laquelle 
il a refusé son amour, sa volonté, sa vie. » 

L’auteur développe cette pensée dans les cent pages qui composent la 
thése proprement dite. Dans un premier chapitre, il examine comment 
VYhistoire de la philosophie montre le progrés ou la décadence de cette 
science, selon que les philosophes ont embrassé I’&me dans I’ensemble de 
ses facultés et dans les devoirs de chacune, ou bien en ont mutilé la con- 
ception pour en faire le sujet de leurs systémes arbitraires, le jouet de leurs 
orgueilleuses fantaisies. Dans l’antiquité, pures ou impures, les philoso- 
phies eurent constamment un objet pratique et formérent de véritables 
écoles, Quand l’4ge du christianisme arriva, de vagues aspirations, quel- 
quefois ardentes, trop souvent égoistes, devinrent des doctrines arrétées et 
vivifiantes ; la vérité fut aimée d’un amour profond, désintéressé, géné- 
reux; mais il faut reconnaitre que cette grande vue de la science n’est pas 
demeurée intacte dans l’dge moderne. 

Cet aveu, M. Charaux le fait hardiment. S’il a pour Socrate et Platon, 
pour leur amour de la vérité, au milieu des ténébres morales qui les en- 
touraient, un sincére et respectueux enthousiasme, il juge avec une sévére 
impartialité )’école cartésienne, qui eut la volonté arrétée de tout recons- 
truire en philosophie, eu prenant pour unique fondement une de nos fa- 
cultés, pour unique instrument l’analyse de la pensée, en faisant abstrac- 
tion du genre humain et de la vie humaine. « Quelle influence, dit M. Cha- 
raux, aurait-elle exercée sur un monde qui lui était pour ainsi dire inconnu? 
Pouvait-elle méme se promettre de retrouver dans ses ingénieuses, mais 
abstraites spéculations, cette 4me qu'elle avait mutilée pour la mieux con- 
naitre ? C’est d’ailleurs le sort de tous ces anatomistes qui étudient lame 
humaine comme on fait d’un cadavre, de n’y voir qu'une seule chose, les 
uns les sens, les autres la raison, d'autres encore la force motrice... On 
dirait que, fixé sur un point, l’ceil de ces contemplateurs n’a plus de regard 
pour admirer tant d'autres merveilles. Aussi vont-ils toujours plus exclusifs, 
toujours plus loin de la vérité, niant ce qu’ils ont cessé de voir, les uns les 
sens, les autres la raison pure, et tous niant l’amour, l’amour qui les géne, 
l'amour, qu’ils ne savent ov placer et comment expliquer dans leurs eret- 
ses théories. » — «Ils refont le monde et l’infini lui-méme avec deux ou 
trois idées, avec deux ou trois définitions, avec un peu de matiére et de 
mouvement. Chacun part de l’idée qu'il trouve la premiére au fond de son 
ame, sorte de caverne ov i] a soigneusement ménagé la lumiére et sup- 
primé la chaleur. Chacun forme avec une rigueur géométrique la chaine 
de ses pensées, posant des principes, tirant des conséquences, sans 8 10- 
quiéter, du moins en apparence, ni des choses, ni d’autrui, ni de cette vie 
humaine pour laquelle sans doute la philosophie n'est plus faite. Vous vous 
plaignez que le Dieu de Spinosa soit un dieu de parade, et qu’il ressemble 








MELANGES. 977 


trop 4 l'aveugle fatalité. Et qu'importe, aprés tout, la nature de 1’étre in- 
fini, dés qu'il n'est plus l'objet de votre amour, la régle de votre volonté? 
N’est-il pas d’ailleurs plus commode et plus doux d’étre 4 vous-méme une 
régle absolue, de vous aimer vous-méme d’un amour sans mesure, sur- 
tout si vous pouvez, par d'ingénieux raisonnements, vous persuader que 
cest encore Dieu, ou tout au moins une partie de Dieu, gue vous aimez en 
votre personne? » Enfin, dénoncant avec une équitable rigueur les consé- 
quences extrémes de cette méthode dans les abstractions extravagantes qui 
ont anéanti jusqu’aux principes élémentaires de la raison sous la plume 
des Allemands de notre siécle, l’'auteur ajoute ces graves paroles : « Peut- 
étre fallait-il qu’il en fat ainsi; peut-étre fallait-i cette derniére et décisive 
démonstration de l’expérience, pour faire voir aux philosophes qu’ils doi- 
vent accepter la nature morale tout entiére, amour avec la raison, et que, 
si les grandes pensées viennent du ceeur, les grandes philosophies lui doi- 
vent bien aussi quelque chose. » 

On ne sera donc pas surpris si M. Charaux, sans se laisser ni effrayeér 
par des formules convenues, ni embarrasser par des réticences tradition- 
nelles, perce les ombres accumulées par les souvenirs d’un faux mysti- 
cisme, et proclame sa profonde sympathie pour les mystiques véritables 
— méme dans l’ordre naturel — c’est-a-dire pour « tout philosophe qui, 
vraiment épris de la vérité, s’efforce de découvrir par dela les idées et les 
abstractions, la vérité qui explique toute vérité,... le philosophe qui appli- 
que a la recherche de la vérité substantielle et vivante toutes les forces de 
son Ame, l’amour avec la pensée, sans jamais séparer l'un de l'autre; car 
alors, ou la pensée seule ne verrait que des ombres, ou l'amour seul ne 
verrait plus rien. » 

Dans un second chapitre, l’auteur, passant de l’expérience historique 4 
Ja réalité permanente de Ja nature humaine, et la comparant 4 |’état pré- 
sent des doctrines. philosophiques, constate dans |’Ame le besoin du prin- 
cipe infini, besoin, non pas seulement d’en reconnaitre l’existence, mais 
de s’unir 4 lui par l'amour. Faute d’y satisfaire, l'4me égarée ne sait plus 
comprendre dans leur réalité vivante méme les vérités qu’elle posséde. 
« Vous est-il arrivé, dit-il, d’interroger sur Dieu, sur sa nature, sur ses 
rapports avec le monde, des hommes qui pourtant faisaient profession de 
croire en lui? Vous avez, non sans surprise, entendu leurs réponses, ré- 
- ponses que n’auraient pas désavouées ces faux sages dont les systémes, de 
quelque nom qu’'ils se décorent, suppriment Dieu ou sa providence, ce qui 
est absolument la méme chose. D’ot vient, direz-vous, cette étonnante 
contradiction? D’une seule cause. Ces hommes quicroyaient en Dieu avaient 
refusé ou avaient cessé de l’aimer. » Et l’auteur en qu’en principe, il 
y a désordre odieux a considérer l’étre infini, — infini en bonté aussi bien 
qu’en intelligence, — comme devant étre l'objet d’une contemplation pure- 
ment intellectuelle, et non comme loi supréme de l'amour et de Ja volonté; 
qu’en fait, les codes méme de morale fondés sur I’abstraction philosophi- 
que sont ignorés du genre humain, contestés par les érudits, frappés de 
stérilité dans la vie. 

J'ai analysé ce premier opuscule avec des détails sans doute bien insuf- 
fisants pour faire connaitre tout ce qu'il contient de hautes vérités, mais 
enfin avec quelques détails, parce que, si M. Charaux n’y a pas donné en- 
core la mesure compléte de son talent, il y a renfermé du moins la pensée 
fondamentale de sa doctrine, et que cette doctrine, on a di le comprendre, 
du moins quand je cédais la parole a l’auteur lui-méme, est celle qu'il faut 





978 MELANGES. 


infroduire dans nos études classiques, si l'on veut qu'elles servent a la ré- 
génération de la France : c'est la proclamation de la nécessité abselue d’y 
faire pénétrer le christianisme. 11 pénétrera en effet dans l'éducation elle- 
yméme, dans l'éducation praticue, si lon reconnait de bonne foi que l'objet 
de celle-ci et celui de la vie ess d'accepter la vérité divine tout entiére, de 
raimer et de Ini obéir. Si ba loi révélée est explhictement on implicitement 
exclve de l'enseignement philosophnque, e’est parce gue, Erte d'accepter 
envers Dieu le devoir d'une obéssance entitre, devoir qui mposerait 
Yamour, om linste systémaliquement au Crésteur les drests de son action 
sur le genre hamain. La vérité révélée ressort splendidemem de l'histoire, 
mais on commence par poser en principe qu'on ne la regardera pas. Ce 
i neous manque, ¢ est, avant tout, Ia force d’Ame qui ne erat pas d'aller 
pa vrai, parce qu elte me craint pas qu'il luz impese la pratiepee du bien. 
. Du reste, en donnant & cette these une place considérable dans }'examen 
sommaire de l’enseignement de M. Charawx, je suis d'aecord avec hui, et 
j2@ pourrais ajewler peut-ctre, d'aceord avee ses lecteors; car il em a donné 
ey seconde agi dass son livre intstulé: de la Pensdée et de agate en 
l'y faisont suivre de courts opuscales (la. Mdlaphysique simplifsee, le 
da Platon, le Témotgnage de l'ame). i premier de ceus-ci ne correspsad 
pas. aassi bien que la thése de Fauteur au titre qa’ih ui a donnée. Ce n'est 
pas, en effet, um résumé des principes métsphysiques dane leur ensemble, 
ni méme dans leur action. sur ba raison qwe Yon treuvera dans ces pages; 
eest une étude sur | dame considévée dans ses rapperts avec la vérité, quels 
que sotent les moyens de ha percevoir, et sur ba lot morale que la vérile 
impose. Le point de dépast ne me paraft pas heurewx : c'est ce principe que 
Ja pensée de |’étre est unie a toute pensée. Il est vrai, l’auteur, qui attache 
we si haut prix awx vérilés concrétes, n'a garde de s’en ten 2 ba pemsée 
abstraite de |'ctre : il reconmait avee empressement que ja réatité de |'ére 
-absolu, c'est Dieu, le Diew vivant, pourvi de ianutes tes perfections, et que 
c'est ew la comparant 4 cette perfectson absclue que noes connaiseens La 
vérité sus netre dime, si impariaite, bien que créée i son image. Mais en 
certains passages, vectifics aillewrs, il est vrai, Fauteur semble eenfondre a 
yéaluté logsque de ces rapports avec te prétendu fuit psycholegique de la 
pensée de I imfimi partout présente & }’Ame humaine. En fait, cela n'est pas, 
-Fautear ne le pense pas lui-méme, quelque séduction que Malebranche 
paraisse aveir exercée sur hui; mezis ce prmewe, comme toute erreur en 
psychologic eu en meéetaphysiqne, peut offrr de véritables dangers, surtout 
a notre époque ou, conrme M. Charaux |'a élequemment représenté, |'on 
des grands périks de Ia vie morale et de la société eat la confusion prodave 
dans |’esprit de l'homme enése l’absobu ef be contingent, entre ldéve infim 
e4 les sabstamees finecs. : re. 
_ Dans le Songe de Platon, Y éevrvai.s’est plu 4 loéter contre la difficwité, & 
ka fos si redoutable ef si attsayamte, de fawe parler be disaapte de Soerate. 
I y a, ce me semble, réwssi plus heareusement. que é , moins 
heureusement que Mer Gerbet ; mais ces pages et les précédentes s effacent 
devant l'inspiration qui a dicté le Témoignage de T'dme. C'est en faveur de 
ha religieuse pensée de Pascal que Mf. Charaox l'mveqne, en réagissant de 
toute ba vigueer de sa pensée contre ka déplorable doctrine de ceuz qui vesent 
-@ans Pascat un maitre du scepticisme. Sang doute, il y a malbeureusement 
du vrai dams cette assertion ; la doctrine janséniste, ennemie de la liberté 
humaine, me: pouvait s' abstenir de mutiter Ja raison; mais i! est ausss fox 
de faire de cette lacame lessence dé cetée philosephie de Pascal, qu'on est 





- MBLANGES. 91% 


lache et coupable quand on se dissimule a soi-méme, perfide quand dh dis- 
simaule aux autres, 4 l'aide d'une admiration purement littéraire du génie 
d'un grand homme, la lumiére étiscetante des vérités qu'il enseiene et |'in- 
domptable autorité des devoirs qu’elles nous imposent. La philosophie de 
Pascal, c'est la connaissance de Ll Ame telle que ta révélation la montre dans 
sa déchéance, appelée au bien et attirée vers le mal, faite pour la versé et 
amoureuse du mensonge; c'est kame tout entiére, et non pas plus qu’d 
demi dissimulée par le scepticisme bien autremment profend de la philoso- 
phie séparée, qui se condamne 4 igaorer Dieu et Il’homme, plutét que de 
e laisser pénétrer des rayons divins qui en illuminent les profondeurs, 
ceux de la lumiére qui est venue converser parmi les hommes, mais que 


des ténébres s’obstinent 4 repousser. 

Ft maintenant, écoutons comment l'auteur décrit une génératioa de phi- 
losophes chrétiens, celle du dix-septiéme siécle. « Aucun siécle, dit-il, 
n'a possédé a ce point l'dme humaine, et n’a fait rendre 4 ce mélodieux in- . 
strument des sens plus suaves, plus ferts, plus harmonieux... Nos criti- 
ques les plus habiles dépensent leur temps ct leur talent 4 déchiffrer et 
interpréter cette musique céleste ; aucun n’essaye de la refaire ou n’ose dire 
quelle est mal faite. Nous vivons trop vite pour savoir comment on vit : 
-nos sentiments, nos pensées se précipitent et ne sont plus, que nous som- 
mes seulement préts 4 les retenir pour les observer. Nous juitons, et re- 
commencons sans fin nos tournois et nos batailles; nos péres se repossient 
alors dans la force et la paix de leur victoire. Nous cherchens et ne savons 
- pas toujours découvrir; ils avaient trouvé ba vérité dans la foi; ils la cher- 
chaient dans la science avec calme et sécurité. Nous consamons nos forces 
a analyser et a transformer la matiére ; ils dépensaient les leurs 4 produire 
dans lordre de l’esprit des chefs-d’ceuvre immortels. » Et quelques pages 
eg loin, étendant a l'Ame teut entiére l’idéal de la philosophie : « Dans 

“homme, le degré de liberté se mesure au degré et a la rectitude de la 
raison, 4 lénergie et 4 la pureté de ’amour. Le concours de ces treis for- 
ces, leur direction vers Dieu feraient l’ame grande, heureuse, acconaplie. 
Muss cette harmonie parfaile, ot est-elle ici-bas?... Le dernier mot de l'4me 
humaine, c’est toujours Jésus-Christ, réparateur par la grace de l’ordre 
éronblé par la faute on le crime, sauveur et rédemapteur pour I’éternité d- 
ceux qui, dans le temps, auront confessé sa divinité, recu sa perole, ac- 
eompli ses onmmandements, adore ses mystéres. C'est léternelle conclu- 
sion des Pensées, comme c’est le dernier et le plus haut enseignement de 
Ja philosophie,... quand elle étudie l'dme teble qu'elle est, non pas telle 
qu'on l’imagine oa qu’on la voudrait. » . 

Bient6t, exposant’ sa pensée plus largement encore, M. Charaux signale 
avec une verve brilante ce que les éclectiques avaient voulu faire de nous, 
et oppose la réalité vivante a leur vérité diplomatique. Ils ont dullé contre 
ke matérialisme, chacon le sat, et chacum sait aussi que le matérialisme 
est le plas grand ennemi des sociétés humaines; mais ils ont lutté sur le 
terrain trop droit qu’'ils avaient orgaeilleusement choisi, et, victorieux 
par la logique, ils ont été vaincus en fait. Contre une doctrine qui anéantit 
lh” essence méme de la morale, ces débats d'une savante diplomatic seat aussi 
zmmipuissants que le seraient des négociations subtiles comtre une nation an 
re croit qu’é la foree matérielde. Pour vaincre l'une et l'autre; il faut 
vouer aux deuleurs de la lutte sa velonté tout entitre et sa Vie; il faut 
cela, ou succomber ei périr. C'est cette inspaissance de la vérité mutalée 








980 MELANGES, 


que l’suteur exprime dans un magnifique langage. ll faut le chercher dans 
son livre; je ne puis ici qu’en donner un exemple. 

a Notre double nature, nos luttes, nos contradictions, disparaissaient 
sous ce vernis uniforme et brillant dont on avait peint, sans laisser trace 
d'une taché ou d’une aspérité, la surface et les contours de notre dine. Des 
mauvais penchants, des instincts pervers, de la corruption survenue ou 
primitive, pas un mot, ou du moins peu de chose, et 4 peine quelques ex- 
plications bréves et embarrassées. Aussi bien, que venaient-ils faire aa 
milieu de ce milieu si bien ordonné et si clairement expliqué?... Encore 
moins fallait-il insister sur les limites et les imperfections de la raison, sur 
ces ténébres dont Pascal a si noblement avoué le poids et la profondeur : 
sur cette pente rapide on glissait droit jusqu’aux mystéres! Si l'on n’expli- 
quait toutes choses, Dieu et le monde, lanature, l'homme et Vhistoire, par 
Jes rapports nécessaires du fini et de l’infini, par les combinaisons savantes 
de deux ou trois abstractions, par le jeu facile et rapide de cing ou six fa- 
cultés, il faudrait aller peut-étre, a la suilede Malebranche, jusqu’'au Verbe 
divin et 4 son incarnation dans l’humanité. Quelle confusion et quel dés- 
honneur! Quant au témoignage, on en parlerait sans doute, mais pour le 
soumettre a des Jois austéres et pour enchainer par des régles habilement 
calculées, diplomatiquement énoncées, la parole et l’action du Dieu créa- 
teur. Mais pour l'amour, de grace, n’en disons mot, ou du moins bornons- 
je sagement 4 l'amour des pures et hautes abstractions, des nobles idées 
du vrai, du beau et du bien. Quelle exigence 4 cette machine, de vouloir 
un moteur; 4 ces rouages, 4 ces ressorts, d’exiger une vive et continuelle 
impulsion; 4 cette Ame, comblée par nous, de réclamer encore un principe 
de sa vie, un but de ses efforts, un apaisement a sa soif de grandir et d’ai- 
mer! Allumez ce feu de l'amour, ce feu dévorant que rien ne peut plus 
éteindre, et vous le verrez réclamer sans cesse des alinients plus nombreux 
et plus parfaits... 11 pourrait bien, par dela le Dieu de la raison pure, sé- 
lancer malgré vous jusqu’a Jésus-Christ, qu'on peut tout ensemble, caril 
est vivant, croire, adorer, almer. » 

Je ne dirai qu'un mot des Principes de philosophie morale, ou Yon re- 
trouve la doctrine de l’auteur appliquée aux isvoire généraux et particaliers 
de ja vie, et dont le point de départ est l’idée de J ordre harmonique 4 rés- 
liser dans le monde moral, par l'emploi de toutes nos facultés a Ja recher- 
che ou plutét au service de Ja beauté parfaite, de la vérité absolue, de l’iné- 
branlable loi du devoir, de 1a volonté sainte du supréme législateur. lea 
encore on retrouvera quelque trace de l’erreur psychologique vers laquelle 
nous avons reconnu la tendance de l’auteur. Mais n’oublions pas, dans un 
temps ou l’inertie des gens honnétes, ou soi-disant tels, est le plas grand 
péril de Ja patrie, les termes précis dans lesquels il condamne, comme un 
crime formel, )’abstention des affaires publiques. N’oublions pas non ples 
sa conclusion derniére, touchant le devoir absolu de chercher la vérité, non 
pas dans Ja mesure ou elle nous agrée, mais telle qu’elle est véritablement, 
et « d’appeler au secours de notre faiblesse tous les moyens que Dieu a 
choisis dans les profondeurs de sa sagesse, qu’il offre dans sa miséricorde 
et sa bonté. » 

Cette considération, l’auteur l’applique surtout ici 4 la pratique du de- 
voir; il la reprend, au point de vue des principes, dans sa Lettre 4 un an- 
cten magistrat sur les Kdewents de l'ordre moral, en flétrissant comme 
elle le mérite la morale indépendante, « morale de fantaisie, destinée & di- 








MELANGES. 984 


riger un étre imaginaire,... loi qu’on a faite soi-méme, qu’on peut modifier 
tous les jours. » Et, dans ce méme opuscule, M. Charaux insiste de nou- 
veau sur la nécessité de tenir compte del'’ame telle qu'elle est, pour avoir 
une morale qui soit autre chose qu'une conception de l’esprit. 

C'est la, comme on voit, sa préoccupation constante, parce qu'il est con- 
vaincu du mal profond fait aux générations présentes par une philosophie 
systématiquement obstinée 4 se tenir en dehors de toute vérilé dont l’origine 
serait trop manifestement et trop directement divine. C'est 14 qu'il revient 
par toutes les voies, parce que cest la qu'il faut reconnaitre la nature du 
mal, et par suite celle du reméde. Mais il ne faudrait pas croire pourtant 
que la philosophie séparée soit dépourvue de toute foi : « Incrédules, les 
plus crédules, » disait Pascal. Jamais plus frappante vérification de ce prin- 
cipe ne s'est faite que de nos jours. 

On n'1 pas assez remarqué combien de maximes sans démonstration ni 
essai de démonstration, et pourtant bien éloignées de l’évidence, on trouve 
chaque jour, explicites ou non, dans la polémique de nos adversaires. C’ est 
un fait que M. Charaux a mis en quelque sorte en action, et parfois avec 
une verve d’humour inaltendue chez un esprit si profondément sérieux, 
dans ses Dialogues socratiques. Cette fois, je ne veux rien citer : ce petit 
volume doit étre lu et relu tout entier, car le mal qu'il signale est a la fois 
un des plus redoutables et des plus honteux : c’est l'introduction dans la 
science francaise des doctrines germaniques, dont l'objet direct est d’a- 
néantir dans leur essence toute philosophie et toute science digne de ce 
nom, en altérant les principes de la raison elle-méme. De inéme que le de- 
voir supréme de la polémique positive est de rappeler que toute philoso- 
phie qui repousse Dieu de son ceuvre, dans la nature et parmi les hommes, 
repousse 4 la fois le bien et la vérité, de méme celui de la polémique néga- 
tive est de remonter des assertions de nos adversaires a leurs principes, et 
de montrer combien vides et contraires aux faits les mieux établis sont les 
bypothéses qu’ils transforment en axiomes. Les Dialogues de philosophie 
socratique sont, pour s'accoutumer 4 cette recherche, un excellent ma- 
nuel. 

M. Charaux a publié aussi en 1869 et 1870 des écrits d'une nature un 
peu différente de tous ceux-la, et peu susceptibles d’analyse, & cause de leur 
caractére semi-dogmatique et de |’enchainement serré des idées. On ne 
peut guére ici qu’en indiquer Je sujet. Ce sont des Lettres 4 Mgr Mermillod, 


coadjuteur de Genéve, sur la philosophie et Je concile, c’est-a-dire, en fait, . 


sur les rapports de la raison et de la foi. Nous connaissons déja les senti- 
ments de Pauteur sur l'éclectisme, dont la « pente naturelle était au scep- 
ticisme, conséquence fatale d'une érudition sans principes, d'une enquéte 
sans fin et sans conclusion ; » sur les rationalistes en général} « placés en- 
tre le christianisme, dont ils ne veulent pas, et la science, qui ne veut ni 
d’eux, ni de leurs flottantes opinions. » Disons d’ailleurs que, loin de se 
laisser aller au découragement et a la misanthropie, M. Charaux signale 
dans la philosophie actuelle de notables symptémes d'un réveil & la fois 
religieux et scientifique. Il demeure, comme on devaits’y attendre, stricte- 
ment fidéle a ce principe, 4 la fois de conscience et de bon sens, que la 
science de l’4me est celle de son action non moins que de ses facultés, et 
il ajoute : « On ne sait pas ce qu'il faut faire, si l'on ignore ce qu'il faut 
croire; on ne fait pas toute la justice, si on ne Sait pas toute la vérité. » 
« On ne choisit pas, encore moins fait-on la vérité: on la trouve, ou on 
Vaccepte. » Aussi, malgré la douloureuse sympathie qu’il lui témoigne 


é 








982 MELANGES. 


ici, montre-t-il, dans le spiritualisme incomplet d'une partie de nos coo- 
temporains, une inconsistance incurable de doctrine sur des faits moraux da 
premier ordre, sur }’ame, la liberté, la vie a venir, une impuissance ra- 
dicale 4 combattre avec des armes émoussées contre les insolentes prétea- 
tions des matérialistes, qu'on appelle les représentants de la science, 
parce qu ils se renferment systématiquement dans l'étude des faits de l'or- 
dre Je moins élevé, et se condamnent eux-mémes a l'impossibilité logique 
de s'élever, méme sur ce terrain, au-dessus des observations de détail. Be- 
venant a l'objet direct de ces Lettres, M. Charaux satue dans 1’Eglise catho- 
lique I’institutrice du genre humain, a l’encontre, non-seulement de |'- 
gnaranee morale des temps antiques, mais de Vincertitude doctrinale de 
tout systéme indépendant d’interprétation évangélique. 

Dans la seconde série de ces Lettres, celle de 1870, fauteur revient sur 
l'idée de l'ordre, qui avait déja servi de base A l'un de ses opuscoles, et, 
l’envisageant au point de vue le plus élevé, il montre 4 la fois la venté 
comme loi de l’ordre moral, comme principe de paix intérieure et comme 
aliment des ames. Puis il signale la faiblesse résultant d'une nourriture 
morale trop imparfaite dans I'histoire littéraire des générations présentes, 
dans les démentis lamentables qui ont suivi de splendides promesses, et il 
l’explique par les mémes causes qui ont amené l’avortement plilosophique 
de notre temps. 

Ainsi chacune des ceuvres de M. Charaux raméne, par des applications 
diverses, 4 une méme pensée : la vérité est la lot de ame tout entiére; 
toul entiére, l’'Ame doit s’attacher a la poursuivre, si elle ne ka posséde pes, 
4 la suivre, si clie la posséde. Eliminer un moyend’y arriver, c'est outraget 
la philosophie et méconnaitre le devoir. Jamais ces régles suprémes de la 
pensée et de la vie n'ont du étre rappelées avee plus d’insistance que dens 
un temps ot le mal le plus profond est de confondre les opinions avec les 
principes, les inclinations individuelles avec la loi morale. Tout ce qui peat 
combattre dans les Ames cette coupable ignorance et cette funeste lachete 
est un principe de régénération pour la France. Ce sera mon excuse d'avoir 
dépassé les bornes d'un article ordinaire de mélanges, et peut-tre celles 
de la patience du lecteur. 


FéEtix Rosso. 


‘ LA NOUVELLE MALADIE DE LA VIGNE 


REMEDES PROPOSES 


A cette époque de Pannée ov !’état de nos vignobles est la préoecupation 
dominante des agronomes, nous croyons utile de compléter, par quelques 
indications pratiques, ce que nous avons dit dans notre derniére Revee 
scientifique de la nouvelle maladie de la vigne et des moyens proposés 08 
essavés pour la combattre. 

La plupert de ces moyens, avons-nous dit, au moins les plus sérieut, 
sont exposés dans un rapport adressé derniérement a M. le ministre de 








MELAKGES. 965 


l’agriculture et du commeree par M. Gaston Bazille, président de la Société 
d’agricuiture de UHérauit. Nous allons les passer rapidement en revue. 

oiei d’abord un propriétaire de Saint-Gély-de-Fescq, M. de Girard, mem- 
bre du conseil général et de la Société d'agrieutture de I’'Aérault, qui, ala 
fin de l'hiver dernier, a commencé dans ses vignobles une série d'expé- 
riences parfaitement conduites. {l a essayé sur des surfaces assez endues 
lacide carbolique, ou acide phénique brut, plus ou moins dilué dans l'eau; 
le polvsulfure de calcium; Vinseeticide de M. Peyrat; l’inseclicide de 
M. Uharouct de l’Arbrestes; le naphtate de M. Lefévre-Chabert ; les dissolu- 
tions de savon noir; le sel marm mélangé 4 ia chaux; la suic, lurine de 
vache phéniquée ; la terre imprégnée d’huile lourde de goudron de houille. 
« Presque toutes ces expériences, dit M. Bazille, ont été reproduites 4 
Maugnis sous la surveillance de M. Vignal, membre de la Société d'agri- 
culture et professeur agrégé 4 la Faculté des sciences de Montpellier, et 
chez M. Cambon, membre de la Société d’agriculture, sur son domaine de 
Cadenet. » A Villeneuve-lez-Maguelonne, deux professeurs d’agricalture, 
MM. Durand et Jeannenot, ont fait exéceuter de nombreux essais. La suie, 
les préparations phéniquées, le mélange de sel marin et de chaux, ont été 
appliqués sur une assez grande échelle et avec des résultats divers. D’au- 
tres substances encore ont été essayées, mais sans succés. M. Francona eu 
l’idée d'inonder pendant l’hiver ses vignes, assez gravement attetntes I'an- 
née préeédentes, et il a obtenn une amélioration sensible. Malheureuse- 
ment, ce moyen, qui n'est d’ailleurs praticable que sur les terrains vallon- 
nés, ot l'on peut faire arriver de l'eau en assez grande masse, n’a pas aussi 
en rie ans d'autres vignes; ce que M. Buazille attribue & fa nature 

u sol. 

Voici maintenant quelques observations dues 4 M. Bazille, et qui méri- 
tent d'étre rapportées. A Gravéson, au milieu d'une plaine entiérement 
ravagée par le phylloxera, M. Bazitle a remarqué une vigne d'un hectare 
environ, planiée des mémes cépages, mais en terrain salé, et qui ¢e main- 
tenait saine et vigoureuse, alors que tout le reste était 4 peu prés mort. Il 
a fait analyser le sol par un chimiste distingué, M. Béchamp, professeur a 
la Faculté de Montpellier, et ca chimiste a trowvé que la terre de cette vigne 
épargnée contenait dix fois plus de sel marin (chlorure de sodium) que les 
terres voisines. M. Bazille affirme, ex outre, que les vignes plantées dans 
les sols franchement sablonneux résistent trés-longtemps a la maladie. Ce 
sont, dit-il, 4 peu prés les seules qui donneront cette année quelques pro- 
duits dans le département de Vaucluse. Les treilles qui se treevent dans les 
cours, devant les maisons, et dont le pied n'est jamais tabouré, offrent 
encore une trés-belle upparence dans des tocalilés of toutes les autres vi- 
gnes ont péri. A Sorgues, chez M. Leenhardt, de jeunes vignes de irois ou 

aire ans, arrosées chaque année, depuis teur plantation, avee des solu- 
tions d’acide phénique, ont conservé leur siguenr et portent, cette année, 
de nombreuses grappes, alors que toutes les autres vignes de la commnne 
ont déja disparu. Mais ce traitement préventif est fort codteux, et dune ap- 
plication presque impossible dans la grande culture, tant que le vin res- 
tera aux prix actuels. 

Relativement 4 l'acide phénique, sur lequel on avait d'abord fondé de 
grandes espérances, une circulaire adreesée le 30 juillet dernier par M. te 
ministre de agriculture aux préfets des départements envabis nous 
apprend que cet acide, dilué & la dose de 4 milliéme, ma denné aueun ré- 
sultat, mais qu'il a bien réussi 4 des doses. supéreures, notamment 4 celle 


934 MELANGES. 


de 4 litre d’acide pour 150 litres d'eau. Il est vrai, ajoute la lettre ministé- 
rielle, qu’en méme temps on avait eu recours 4 des fumures trés-énergi- 
ques. D'autre part, si ces tentatives ont été satisfaisantes, entreprises sur 
une petite échelle, il est douteux qu'on parvienne a les généraliser en 
grande culture, non pas tant a cause des frais qu’entraineraient l’achat do 
liquide insecticide, le déchaussage des souches, etc., que par la difficulté 
d’amener sur place les énormes quantités d’eau nécessaires. Méme dans 
les localités ot l'on s'est contenté de 40 litres par souche, soit 444 litres 
par hectare, on a trouvé que les frais de transport d'une telle masse de 
liquide étaient encore trop élevés; et pour rendre pratique le traitement 
par l’acide phénique, on est arrivé & e:mployer cette matiére presque pure 
en ayant soin de Ja répandre sur les vignes d’assez bonne heure pour que 
les pluies de I'hiver et du printemps la fassent pénétrer dans le sol jus- 
qu’aux racines. 

Selon M. Bazille, l'acide phénique est Jusqu’'ici le seul agent dont l'effica- 
cité ne puisse étre mise en doute, et tout se réduit 4 une question de prix 
de revient. Les engrais ammoniacaux, sans avoir contre le phylloxera une 
action aussi décisive, ne sont cependant pas sans effet. lls ont tout au 
moins l’'avantage de donner a la vigne une vigueur qui lui permet de mieux 
résister au mal. On parait s’étre bien trouvé aussi, dans les environs de 
Pont-Saint-Esprit, de l'emploi du sel mélangé 4 la ‘chaux et mis aux pieds 
des ceps malades. Peut-étre, cependant, le mélange de sel et de chaux et 
acide phénique lui-méme sont-ils plutét des agents préventils que des 
remédes curatifs. 

La Commission départementale de la maladie de la vigne de Herault a 
recueilli et publié en une brochure, imprimée 4 Montpellier, une soixan- 
taine de procédés qui lui ont été proposés de divers cétés. Une dizaine sont 
tenus secrets par leurs inventeurs, qui en vantent fort les résultats. Les 
autres sont classés par la commission sous huit chefs : 

4° Poudres insecticides et matiéres solides employées a [état sec ou en 
dilution. Tels sont la chaux, le sel marin, le sulfate de chaux, le soufre, 
les sulfures d'arsenic et de potassium, la suie, les cendres; 

2° Remédes liquides : Acide sulfurique dilué, essence de térébenthine, 
pétrole, huile de baleine, infusions de feuilles de noyer, de pavot, de tabac; 

3° Gaz : Acide sulfureux introduit dans le sol au moyen d'une pompe 
foulante ; 

4° Fumures diverses ; 

5° Immersion; 

6° Fosses de ceinture; 

7° Methodes de culture : notamment culture, entre les vignes, du madia 
sativa, dont |’odeur infecte, dit l’auteur, éloigne ou fait périr les pucerons; 

8° Moyens divers : En résumé, parmi les procédés que nous venons de 

asser en revue, il en est qui feraient assurément moins de mal au phyl- 
oxera qu’a la vigne elle-méme. Plusieurs autres sont au moins inefficaces; 
les meilleurs sont au moins insuffisants. Atleindre sous une épaisse couche 
de terre et sur les derniéres fibrilles des racines un insecte presque mi- 
croscopique est déja malaisé. Le tuer, alors méme qu’on I'atteint, et cela 
sans nuire & la plante, est encore plus difficile. La vigne est un végétal 
délicat et sensible. Le puceron, au contraire, comme tous les insectes, est 
doué d'une résistance vitale étrange 4 concevoir. On se flatte en vain de le 
détruire ou seulement de l’éloigner avec des odeurs ; les agents chimiques 
n’ont sur lui que trés-peu d'action, 4 moins d’étre trés-énergiques ; auquel 








MELANGES. . 985 


cas ils altaquent dangereusement le végétal. Quant a l'eau, ce n'est pas 
cela qui gsne beaucoup les pucerons. On ne note pas un insecte. La sub- 
mersion serait donc absolument impuissante. 

En altendant la découverte d’un traitement médical 4 la fois str et 
peu cotteux — deux conditions également indispensables — on en est 
réduit encore au procédé chirurgtcal indiqué par la commission scientifi- 
que inslituée prés le ministére de l’agriculture, et que la circulaire minis- 
térielle du 22 juillet 4871 recounmandait aux viliculteurs. « La commission, 
dit cette circulaire, conseille aux viticulteurs d’arracher scrupuleusement 
tout plant de vigne dont les racines sont attaquées par le puceron, de re- 
muer profondément le sol pour mettre 4 découvert toutes les racines, et 
de briler sur place le cep et les racines, en ajoutant les broussailles néces- 
saires pour soumettre la terre infectée de pucerons a un fort écobuage. 
Dans le cas ok l'insecte attaque les feuilles, 11 y développe des galles pla- 
cées 4 la face inférieure : véritables nids pleins d’ceufs et d'insectes des- 
tinés 4 se répandre sur les racines. Pour arréter leur propagation, il est 
indispensable d’enlever avec le plus grand soin toutes les feuilles atta- 
quées. — Bien que ces prescriptions n’aient rien d’obligatoire, je ne sau- 
sais trop, ajoute le ministre, vous recommander d’insister auprés des 
communes de votre département qui sont ou qui seront envahies par le 
fléau, et de les engager @ appliquer sans hesitation ces mesures radicales. 

« Seules elles peuvent, en attendant que les recherches provoquées par 
mon administration et poursuivies de toutes parts a la fois, par ‘a pratique 
et par la science, aient donné quelque résultat, prévenir le dévelopement 
du mal et circonscrire ses dommages qui exposent 4 la ruine l'une des plus 
précieuses branches de notre production nationale. » 

Tel est, actuellement, le mot de la situation : arracher, brdler les ceps 
malades, afin d’arréter la contagion ; c'est un sacrifice devant lequel il n'y 
a pas 4 hésiter; ce n'est pas méme un sacrifice, pusae tout cep attaqué 
est un cep perdu, et qui perdra la vigne entiére si l'on ne se hate de recou- 
rir aux mesures radicales conseillées par la commission. 


Arntuun MAN6IN. 


CONGRES DE L’ENSEIGNEMENT CHRETIEN 


Le 2 de ce mois, s'est ouvert, & Paris, dans les salons du Cercle catho- 
lique, une réunion a laquelle avaient été invités tous les hommes qui, a 
l’étranger comme en France, sont convaincus que le premier et le plus 
efficace reméde aux maux dont souffre la société est dans une réforme 
chrétienne de l’enseignement et de l'éducation. Lobjet de cette réunion, 
qui a pris le titre de Congrés de l'enseignement chreétien, était de discuter, 
Jans de libres conférences, les moyens & employer pour le but désiré et 
ur lequel il y avait un accord pressenti. Trois associations particuliéres 
"étaient entendues pour cet appel 4 une ceuvre toute de concorde : la So- 


40 Seprensre 1872, 63 








986 MELANGES. 
ciété générale d’ Education et d’ Enseignement, |’ Alliance des Maisons d'édu- 
cation chretienne, et la Rédaction de 1a Revwe de Enseignement chretien. 
Cet appel n’a pas été vain; de toutes les parties de la France et de plu- 
sieurs pays étrangers, des prétres en grand nombre et des laiques sont venus 
prendre part 4 ces fraternels entretiens, y apportant le fruit de leurs 
réflexions ou de leur expérience, et y exposant franchement leurs appré- 
hensions ou leurs doutes. Une semaine entiére, quia paru courte a tous, 
a duré ce congrés qui s est séparé samedi dernier aprés avoir recu les 
encouragements, les conseils et la bénédiction du vénérable archevéque 
de Paris. Les journaux religieux en ont raconté les travaux jour par jour. 
La place nous manque pour le faire. Mais, au moins, la communication 
que nous avons re¢ue du discours d’ouverture, prononcé par le prési- 
dent du Congrés, M. le comte de Champagny, de l’Académie francaise, 
nous permettra-t-elle d'en faire connaitre 4 nos lecteurs la pensée et I'ob- 
jet. On lira avec un intérét particulier l’allocution de ce vieux soldat de Ia 
cause de l’enseignement chrétien aux recrues nouvelles qu'il avait été 
appelé & diriger : 


Messieurs, 


Je suis appelé & vous présider, non certes A vous diriger. Je vois autour 
de moi grand nombre d@’hommes que le talent, la réputation, le caractére 
sacerdotal surtout font mes maitres, et dont je voudrais étre le digne dis- 
ciple. Je n'ai qu'un privilége, celui de l’Age, pauvre privilége que notre 
siécle croit avoir aboli aprés tant d’autres. Ce n'est pas 4 moi a vous dire 
ce que vous dever faire et ce que vous allez faire. Mais c’est mon droit 
(et je m’en empare avec bonheur) de dire avec vous et en votre nom ce que 
vous voulez, ce que vous désirez, ce que vous aimez, ce que nous voulons, 
ce que nous désirons, ce que nous aimons. 

Ce que nous aimons? nous aimons Dieu, I'Rglise, notre pays, nos familles 
en ce siécle ot les mémes hommes qui font la guerre a Dieu et a I'Eglise 
la font a la patrie et 4 la famille. Nous sommes catholiques et nous sommes 
Frangais, 4 cette heure oi les partis qui dominent se font gloire de n'éire 
plus catholiques et de ne plus vouloir atre Francais. 

Ce que nous voulons? c’est de faire triompher par l'éducation et par la 
liberté de l'éducation, Dieu, I’Eglise, la patrie, la famille: c’est de rendre 
possible une éducation vraiment et solidement chrétienne, une science 
ehrétienne, c’est-d-dire la science vraie et compléte, une littérature chré 
tienne, c’est-a-dire la littérature du bon sens et du ceeur auprés de la lit- 








MELANGES, i 


térature de l’orgie. Nous le voulons par la liberté, non que nous entendions 
faire ici de Ja théorie philosophique et absolue aur les droits imprescripti- 
bles, primordiaux, universels de l'homme et du citoyen ; mais, ce qui est 
¢ristement certain, c'est que, depuis guatre-vingts ans, il y a eu bien sou- 
vent liberté pour le mal et powr le mensonge, servitude pour la vérité et 
pour le bien, ef que la pauvre vérité sera bien heureuse le jour ot elle 
acquerra une part de liberté aussi grande, une publicilé aussi large, une 
place au soleil aussi étendue que celle que notre siécle donne 4 I’erreur. 
Cette liberté qui nous manque, nous la demandons aux pouvoirs publics; 
mais, avant de l’obtenir et pour l’obtenir, nous commencons par user de 
da part de liberté qui nous reste. Que le fleuve remplisse d’abord son lif, 
puis il débordera, et l'on verra bien .qu’il faut lui creuser un plus large 
canal. 

Nous demandons la hberté de l'éducation : an attendant qu’on nous !’ac- 
corde dans la mesure ot elle est dés aujourd'hui possible, faisons cauvre 
d’éducation; nous demandons la libre concusrence : dans le cercle qui 
nous est ouvert dés aujourd'hui, faisons concurrence aux maitres qui 
dominent 4 cette heure; nous demandons la liberté des examens : en at- 
dendant que nous l’ayons obtenue, affrontons les examens réglés et diri- 
gés par d’autres et tachons d’y vaincre malgré tous. Cultivons, dés aujour- 
-d’hui, tout le terrain qui nous est ouvert et nous aurons plus que jamais le 
droit de le déclarer insuffisant et de demander un champ plus vaste. 

Je n’en veux pas dire davantage; quelle est la mesure de nos espérances, 
je ne saurais l'apprécier, mais ne manquons pas a nos espérances. J'étais 
un peu moins éloigné de la vie active lorsque, vers 1844, nous commen- 
cdmes 4 demander la liberté d’enseignement. Que de mauvais vouloir nous 
rencontrames alors! Comme le gouvernement nous trouvait séditieux! 
Comme |’Université nous dédaignait! Comme le journalisme nous regar- 
dait d’en haut! Comme nous étions impopulaires! Et combien, par mo- 
ments, l’espérance faiblissait dans nos coeurs! Comme, parfois, nous nous 
reprochions intérieurement de poursuivre une chimére et de lutter en 
vain contre le torrent du siécle! Eh bien, cette chimére a été réalisée, au 
moins en partie, et Je torrent, changeant sa voie, nous a pris en arricre, 
et, au lieu de nous faire reculer, nous a poussés. La Providence aidant, 
par les moyens dont elle dispose (et les révolutions sont au nombre de ces 
‘Moyens), nous sommes arrivés 4 voir se faire la loi de 1850, et la loi de 





988 MELANGES. 

1850, de quelque maniére qu’on la juge et quelques mutilations qu'elle 
ait eu 4 subir, a été un pas, et un grand pas, un pas glorieux et salutaire. [l 
s’agit maintenant d’en faire un autre, de reprendre tout le terrain qu'elle 
nous donnait et d’aller encore au dela, de faire, proportion gardée, autant 
d'universités qu’elle nous a permis de fonder de colléges. Ne nous décou- 


-rageons pas si le progrés nous semble lent : le mal, hélas! se fait vite, le 


bien se fait lentement. Il ne faut qu'un coup de pic pour démolir et une 
tonne de pétrole pour incendier; tandis que, pour édifier, il faut des jour- 
nées de labeur. Paris encore couvert de ruines en est la preuve. 

Ii ne me reste, maintenant, messieurs, qu’é vous remercier d’avoir bien 
voulu m’entendre; qu’da remercier surtout les auditeurs vénérés dont 
j'usurpe la place et que je me réserve, a titre de compensation, la satisfac- 
tion d’entendre 4 mon tour; qu’éa remercier, au nom de tous, les fon- 
dateurs des associations catholiques qui viennent ici se donner ia main et 
les bouches épiscopales qui ont daigné les bénir. Il nous reste aussi 4 nous 
incliner devant ce double deuil que nous ne saurions un instant oublier, le 
deuil de l’Eglise et le deuil de notre patrie : l'une qui se relévera méme 
sans nous, l'autre qui nous demande de lui tendre la main pour la rele- 
ver; mais qui, toutes deux, veulent notre labeur, notre amour et notre 


‘priére. 








QUINZAINE POLITIQUE 


9 septembre 1872. 


Voici close presque partout la session des Conseils généraux. Ra- 
rement l’esprit public avait été aussi attentif aux discours et aux 
actes de ces assemblées. Cette curiosité n’était-elle qu’un effet de 
nos préoccupations politiques? songeait-on surtout a juger la nou- 
velle loi dans sa seconde épreuve? le pays se montrait-il plus stu- 
dieux de ses propres affaires? Quelle qu’en soit la raison principale, 
la nation a paru s'intéresser plus que de coutume aux séances de 
ses Conseils généraux. Cette marque d’intérét est un bon signe: elle 
atteste que l’expérience n’aura pas trompé les intentions du législa- 
teur 4 qui ces Conseils doivent importance de leurs attributions 
actuelles. Nous ne disconvenons pas que, sous l’Empire, la paix, le 
silence et l'‘ombre les enveloppaient davantage. Certes, on n'y con- 
naissait pas les conflits de la liberté; les préfets y godtaient plus de 
quiétude, mais leur domination était presque absolue. La besogne 
s’expédiait rapidement, mais le contrdle était presque nul. La loi du 
10 aout a vivifié les Conseils généraux : elle a augmenté, aux yeux 
des préfels, de leurs administrés et des conseillers eux-mémes, la 
force, l’influence et la dignité; et par ces résultats, si manifestes 
cette année, la loi triomphe des soupgons et des doutes qui en avaient 
prévenu l’application. 

Est-ce & dire qu’on n’ait apercu dans nos Conseils généraux que 
des pratiques réguliéres? l’esprit d’ordre y a-t-il toujours prévalu? 
la loi a-t-clle été servie partout avec cette bonne volonté qui en est 
l’indispensable instrument? Plit 4 Dieu qu'on put le dire! Mais les 
radicaux, en y paraissant, ne devaient-ils pas y troubler le régne du 
bon sens comme celui de la légalité? Ils n’y ont que trop étalé en- 
core la folie de leurs dangereuses opinions. Au Conseil général du 


990 QUINZAINE POLITIQUE. 


Rhone, ils refusent d’accorder aux communes pauvres le plus mi- 
nime crédit pour réparer les presbytéres et les mairics; ils le refu- 
sent méme pour les églises, dussent les autels s’écrouler sous les 
ruines. Ils proposent d’exclure du bureau de bienfaisance le maire 
et le curé, les deux personnes qui, grace a leur position et 4 leurs 
devoirs, connaissent le mieux les indigents. On prie le Conseil d’ai- 
der 4 la création de cing brigades de gendarmerie : l’un de nos ra- 
dicaux lyomnais traite cette demande de ruse, de fourberie ; un autre 
se plaint qu’il y aif trop d’agents de police et de gendarmes:; cet hon- © 
néte citoyen s’irrite « de ne pouvoir bouger sans rencontrer une de 
ces figures! » répugnance qui n’étonne pas tout a fait... De méme 4 
Marseille, les radicaux repoussent le projet d’établir une brigade de 
_ gendarmerie dans un canton ot le conseil d'arrondissement d’Aix le 
croit nécessaire. Ne semblerait-il pas que pour eux la république 
duit étre un régnwe:d’impunité? A Rouen, un radical vocifére contre 
la magistrature. Un autre, forcé de fuir dans l’exil la sentence d’un 
tribunal, défte ses coliégues de « proclamer sa déchéance ; » i] prend. 
les électeurs de Saint-Sever pour une cour d’appel et de cassatron ;. 
ik déelare les arréts du suffrage wniversel suptrieurs 4 ceux de te 
justice | 

A ces délits de la pensée, qui sont comme une contravenfion au 
sens commun, les radicaux ont ajouté la violation de la Yoi. Pandis. 
que les députés. de la majorité prenaient la présidence des Conseils. 
en disant, comme M. Moulin, dans le Puy-de-Déme : « Que la loi 
seule domine! » ou comme M. Hamille, dans le Pas-de-Calais : « Nous 
ne serons ici que les représentants du département; » tandis qu’a Ia 
derniére heure, honn¢ctement et sams apparat, M. Casimir Périer se- 
contentait de ces mots d’adieu : « Megsieurs, la séanee est levée et 
la session est elose, » les radicaux faisaient 4 l’envi des déclarations 
républicaines duns leurs discours et leurs adresses. M. Duportal 
leur criait de Toulouse, dans [Emancipateur : « Les éélibérations 
seront annukées; f Officiel déckarera, avee son aménité habitueHe, 
que les onsets généravx ont outre-passé leurs pouvetrs. Cey der 
niers ne doivent pas cependant se laisser arréter par ces mesquines 
considérations... » C’était l'impuderce révolutionnaire dans tout son 
cynisme; et ces conseils d’anarchie, donnés pub#quement et tmpe- 
nément, on les a prafiqués dans phrsteurs départements avec des 
précautions pias ou moins subtiles. Dans l’Yorne, an @éputé de ke 
gauche, M. Lepére, regrette que les veeux forraudés antérieurenrent 
dans le €onseil n‘aient pas été exaacés (or I"uw deces veux avait poer 
objet la dissolution de |’ Assemblée); et les radicaux @applaudir & 
l'art insidieux d’une telle insinuation. Bans Vaucluse, un econseil- 
ler général exprime ee souhait hardiment. Dans FAllier, le prést- 








QUINZAINE POLITIQUE. 991 


dent, M. Cornil, essaye de prouver que l’Assemblée est un obstacle 
a toules les réformes républicaines, un empéchement a toutes les 
félicités populaires; et quand le préfet le somme de dire nettement 
s'il émet le veeu que l’Assemblée soit dissoute : « Non, certes, ré- 
pond M. Cornil, la loi nous le défend, et nous entendons respecter 
la loi. Le Conseil général ne demandera point Ja dissolution de la 
Chambre, il se contente de déclarer hautement qu'il la désire. » Les 
radieaux, on ke voit, sont experts en arguties oratoires. C’est M. Cor- 
nil encore qui, pour clore la session, invite ses collégues 4 se sépa- 
rer au cri de : Vive Ja république! Dans le Var, dans la Dordogne, 
l’Yonne et Saéne-et-Loire, les radicaux, affectant de se réunir en 
conseils privés, envorent a M. Thiers des adresses qui réclament la 
dissolution de \’Assemblée ; des députés, comme le général Pélissier, 
M. Magmin, M. Chardon, et quelques autres, par une inconvenance 
dont ils ne paraissent pas conscients, y mettent leur signature, et 
affirment que F Assemblée n’existe plus «ni en droit, ni en fait. » 
Rappellerons-nous quils étaient de ceux qui, 4 la Chambre, crai- 
gnaient pour les Conseils généraux usage et l’abus des veeux politi- 
ques? dirons-nous que, face a face avee Assemblée, ils n’ont pas 
eu l’audace qu’ils trouvent 4 Dijon ow ailleurs? Pouvons-neus espérer 
que, plus respectueux de la logique que de la loi, ils éviteront de 
rentrer dans cette Assemblée qui, a les en croire, ne représente plus 
la France? 

Pourquoi ne blamerait-on pas également ces préfets qui, par une 
habileté trop complaisaate, ont provoqué des manifestations agréa- 
bles 4 M. Barthélemy Samt-Hilaive? Assurément, mous ne leur dé- 
fendoas pas l’éloge des services rendus par M. Thiers. Mais qu’ils 
viewnent, & ce propos, recommander la république conservatrice 
comme un régime personnel et cher 4 M. Thiers, rls manquent a 
leur devoir de neutralité politique; e’est infervenir avec toute leur 
puissance officielle en faveur d’un prétendant, & um moment oti i y 
a, pour ainsi dire, devant le pays des candidatares de gouverne- 
ment; e’est mépriser la loi, qui, dans sa stricte obligation, exige 
qu’au Conseil général on parle d'affaires seulement; c'est blesser fe 
sentiment @ hommes honorables, & qui le préfet doit autant d’égards 
qu’d leurs autres collégues. Qu’en est-il done résulté? Dans tel dé- 
partement, on a protesté, en nient le bonheur de vivre dans une 
république, en rappelant que les élus de la nation n’ayant pas pro- 
noncé, nous semmes « toujours seus un gouvernement previsoire : » 
de la, débats et reproches réciproques, esprils agiés, coeurs aigris, 
temps perdu. Ailleurs, on 2 refusé de signer, aprés comme pendant 
la session, ume adresse dont le préfet suggérait Pidée. Ce magistrat 


992 QUINZAINE POLITIQUE. 


a vu invoquer contre lui la lo1 méme qu'il a pour devoir de faire 
observer ; il en a été réduit & prier quau moins on constatat la pro- 
position au procés-verbal, comme si cette mention dat tenir lieu de 
acte! En vérité, c'est chose triste que d’avoir de l’esprit au détri- 
ment de la loi; les ruses adroites la déshonorent comme les vio- 
lences brutales. Ne saurons-nous jamais, simplement et saintement, 
comme il le faut toujours, comme il le faut surtout en ces temps 
d’idées troublées, respecter la loi dans toute sa sévére majesté? 
Quand donc chacun de nous, en France, comprendra-t-il que le res- 
pect de la loi est la plus grande nécessité des sociétés, comme celui 
de Dieu la plus grande nécessité des consciences... ? 

Parmi les résullats généraux qui se sont produits dans cette ses- 
sion, nous constatons avec joie l’heureux fonctionnement de la Com- 
mission permanente. L’expérience s'est faite : elle est décisive, de 
lavis méme du Temps et du Journal des Débats. Depuis un an 
qu'elle rend ses services, la Commission permanente a partout sa- 
tisfait aux intéréts qu’avait en vue la loi du 40 aout. Od sont ces 
difficultés que, d’aprés ses adversaires, la Commission permanente 
devait susciter? Chose curieuse, ‘elle n’a eu de graves démélés avec 
les préfets que dans les deux ou trois chefs-lieux ot elle se compo- 
sait de radicaux, gens rebelles par instinct, intraitables par habi- 
tude, dont la violence, d’ailleurs, fausse toules les lois qu’ils ma- 
nient; et, comme on s’en souvient, c’étaient, dans l’Assemblée, les 
députés de la gauche qui redoutaient que la Commission perma- 
nente n’usurpat sur I’ktat; c’élaient M. Gambetta et ses partisans 
qui la prétendaient destinée 4 géner l’action du gouvernement! Plus 
d’un républicain, nous le savons, reconnait aujourd hui l’utalité de 
linstitution. Non-seulement, en effet, la Commission permanente a 
usé de ses attributions avec la sagesse que voulait la loi; mais ona 
vu les conseillers généraux qui en avaient accepté le mandat acqué- 
rir pendant l’année une connaissance des affaires si exacte et si 
pratique, que, dans le cours de la session, leurs renseignements ont 
simplifiéjles débats, comme leurs études simplifiaient la tache : de 
la, dans l’ceuvre du Conseil général, ce double effet d’une prompti- 
tude plus sire et d’une activité plus vaste; la Commission perma- 
nente a été pour lui un instrument de travail et de précision tout a 
la fois. N’a-t-on pas remarqué d’ailleurs, que les préfets, retrouvant 
dans le sein du Conseil les mémes hommes qui, dans la Commission 
permanente, avaient suivi d’un regard vigilant leurs projets et leurs 
actes, ont donné leurs explications avec plus de force, de déférence et 
de facilité? Celui de la Viennea spécialement remercié deleur concours 
« messieurs de la Commission. » Combien de ses collégues pourraieat 








QUINZAINE POLITIQUE. ; 995 


convenir que Ja Commission leur a épargné des peines laborieuses, 
et que ses avis leur ont évité de longs délais, outre qu'elle allégeait 
leur responsabilité? Ils régnent autant et gouvernent moins : c'est 
le sort des princes constitutionnels ; qu’ils ne s’en plaignent pas!... 
On a dit que les mauvais préfets ne s’accorderaient pas avec la Com- 
mission permanente. D’abord, qui oblige un gouvernement a choisir 
de mauvais préfets ? Et puis, qui sont-ils? Des incapables ou des des- 
potes. Les premiers, la Commission de permanence les éclaire ; Ics 
autres, elle les défend de l’excés. Le pays peut-il s’en plaindre? La 
liberté, c’est le contréle, parce que c’est le partage de l’autorité. La 
Joi du 10 aout, en nous assurant ces avantages et ces garanties, peut 
étre considérée comme la plus sérieuse des améliorations qui, de- 
puis plus de trente ans, se soient opérées dans notre administration 
et peul-étre dans notre vie publique. 

Hier, certaines gens raillaient Ja majorité, 4 laquelle revient l’hon- 
neur de cette institution Jibérale. A les entendre, cette loi qui ré- 
pand au sein des populations l’idée féconde du self-government, sert 
mal les desseins des monarchistes ; elle serait contraire 4 leurs 
principes, parce qu’une royauté, disent-ils, ne peut subsister qu’ avec 
la centralisation. N’aurions-nous pas le droit de répondre qu’en 
France la centralisation a été l’effet de nos régimes politiques bien 
moins que des nécessités de notre unité nationale? Aux théoriciens 
qui refusent 4 Ja monarchie le pouvoir de décentraliser nous opposons 
les temoignages de la réalité : eux-mémes n’empruntent-ils pas Ie 
mot et l’exemple du self-government 4 cette heureuse et grande mo- 
narchie d’Angleterre, ow la tradition se méle si fortement 4 la liberté? 
La Belgique, la Hollande, la Suéde, la Baviére et ’Autriche jouis- 
sent dans leurs communes et dans leurs provinces, de droits plus 
importants que les nétres : leurs gouvernements ne sont-ils pas mo- 
narchiques ? Souvenons-nous de notre propre histoire : la Révolution 
a détruit nos états provinciaux, elle n’a divisé la France en dépar- 
tements que pour y distribuer plus pleinement et plus vite l'autorité 
du gouvernement; la Convention a centralisé plus que l’ancien ré- 
gime, et la république de 1848 n’a pas décentralisé: toutes deux 
ont créé les proconsulats de ces commissaires qui furent mille fois 
plus impérieux et plus redoutés que les inlendants ; M. Gambetta, 
dans sa dictature républicaine, a supprimé les Conseils généraux, 
sans en faire élire d’autres ; enfin, dans \’Assemblée nationale d’au- 
jourd’hui, ce sont les républicains qui ont défendu le systéme de la 
centralisation. Quant aux prétendues déceptions que causeraient aux 
monarchistes les résultats favorables de la loi actuelle, on se trompe 
en Jes leur attribuant ; ils n’ont jamais pensé, quoi qu'on dise, a 








904 QUINZAINE POLITIQUE. 


s’en servir comme d’un moyen légal de conspiration ; selon un mot 
qui les attriste et qui les honore, « ils sont trop divisés et trop hon- 
nétes pour conspirer. » Ah! la postérité sera plus juste: elle s’éton- 
nera peut-tre de leur patriotique abnégation ; elle reeonnaitra qu’a- 
prés avoir, aux batailles de 1870, versé leur sang sous un drapeau 
que M. Gambetta déployait ou 11 voulait, ils ont donné & la républi- 
que de 4874 sa loi la plus libérale et la plus fructueuse... 

Nous Jaisserons 4 ceux qui aiment les conclusions arbitraires le 
soin de décider si les Conseils généraux de cette année ont vraiment 
manifesté leur confiance dans le gouvernement républicain ; dune 
part, les adresses ow on le préconise sont peu nombreuses, ow bien 
décorées d'un pelit nombre de signatures; de l’autre, par un juste 
respect de la Joi, les gens sages se sont abstenus de toute manifesta- 
tion. La loi a semblé bonne: que faut-it dire de plus ? Elle est parle- 
mentaire et francaise ; elle n’a rten qui ne convienne 4 un régime 
libre, quelque titre qu’il porte : n’est-ce pas assez? Elle a paru mieux 
appliquée; on Ya enfreinte avee moins de violence que ’'an dermier. 
Eh bien, la loi elle-méme n’a-t-efle pas grandement eontribué a 
cefte sagesse relative, en imposant aux esprits l'étude et le ser des 
affaires? Et ne compterez-vous pas comme une des causes majeures 
de cette améhoration la conduite prudente et modérée qu’ont tenue 
dans Jes Conseils généraux ceux’ qui sont peu ou point répubh- 
cains ? 

Il y a des imaginations qui se travaillent 4 trouver dans les mom- 
dres faits des arguments propres 4 démontrer que la France est, 
doit étre ou veut devenir une république. En vérité, on pourrait dire 
qu'un parli si ingémeur 4 chercher les signes de son existence 
n’existe pas tel qu’il se le figure: si Ia nation enti¢re était républ- 
caine, il nous semble qu’on s’en apercevrait davantage. Mars ii rentre 
dans les caleuls de certains politiques de déclarer que le pays partage 
leurs opinions ; ils comptent qu’a fe fui répéter souvent, i! finira 
par le ervire. Dans ce dessein, pas d’affirmations sans preuves qu’Hs 
ne produisent au jour. Déja le centre gauche ne se contente plus de 
ciler err son honneur et pour son profit cet-ancien mot fait dans ua 
temps ot ne régnait pas l’équivoque : « La France est centre 
gauche; » il a pubtié un manifeste qui tout entier consiste-en cetfe 
proposition : « La Franee est miére pour la république. » Pauvre 
France! 6 patrie des grandes aetions, dupe immortelfe et mathett- 
reuse des grandes phrases et des fausses devises ! 

A quelfes marques certaimes distinguez-vous que la France de- 
vienne me république réelle et durable? Oseriez-vous nows assurer 
d’abord qu'elle envisage avec confiance les hasardewses aventures 


QUINZAINE POLITIQUE. 995 


d’une élection présidentielle? prétendriez-vous que cette redoutable 
expérience qui vient encore d’ensanglanter le Pérou, qui méme aux 
Etats-Unis, malgré leur solitude au milieu de l’Océan, malgréleur vaste 
décentralisation, est, 4 l’heure méme oti nous écrivons, une crise si 
profonde du haut en bas de la société, prétendriez-vous que la France, 
toute pressée par une Europe monarchique et militaire, l’affrontera 
sons trouble? Les parlementaires conviennent sans doute qu’une ré- 
publique et une monarchte constitutionnelle ne different pas dans 
leurs traits principaux; mais ils ne trouvent plus les conditions 
égales, dés qu’ils comparent Ia stabilité d’une présidence héréditaire 
4 la fortune d'une présidence variable et périodique. Eh bien, difes- 
nous quelle est vraiment sur ce point la pensée de la nation. Ou 
piutét avouez-le: si vous sentez en elle le profond besoin d’un pou- 
voir qui ne change pas sans cesse de représentation, c’est qu’elle 
s’effraye d’avoir un gouvernement dont Féchéance serve d'occasion 
aux avidités de tant d’héritiers, tous en droit de paraitre légitimes ; 
avouez que les libéraux les plus sages redoutent ces commotions dont 
la France tremblerajt, du nord au midi, tows les quatre ou cinq ans. 
D’autre part, pouvez-vous nous affirmer que la France se trouve, 
grace 4 sa paix socrale, en situation de revétir sans danger ta forme 
d'une répubhique ? Certes, st la majorrté du party républieain renonce 
au projet de renouveler les lois de la propriété, de ta famiile et de la 
religion, elle aura délivré ses adversaires de fa crainte qui les retient 
lv plus de s’unir a elle. Or eonsidérez Vidéat de la république ot 
sattache eommunément le regard des républicains. Parmi eux, un 
certain nombre dhonnétes gens qui ne songent qu’éa un gouverne- 
ment peu coiteux et factle: c’est l’élite, et elle nomme son réve 
république conservatrice, mot qui implique l’idée d'une seconde 
république ot: n’est garantie la conservation de rien ni de personne. 
Mais ceux qut se disent les vrais républicams ne parlent que de « fa 
république sans épithéte ; » et celle-la, loin d’annoncer qu’efle saura 
vefréner les instincts del'envie et dela luxure sociales, elle leur 

met a l'avanee la liberté, ta satisfaction ; celle-la, en 1793, en 1848, 
en #874, a trois fots été effroyable, sanglante et rutneuse: sou- 
venir terrible qui siége & nos foyers trois fois en deuil en moins d'un 
sitcle ! Comptez, d'un edté, les modérés, dans ces masses remuantes 
qui gagnent les batailles des élections; de l’autre, comptez ceux qui 
voient dans la république une sorte de carriére ouverte a toutes con- 
voitises ; comptez dans ses multitudes qu'un rien ou qu'un homme 
entraine tont 4 eoup, les malheureux et les misérables, tes utoprstes 
et les tribuns, les meneurs et les égarés, tous ceux que pousse a l'in- 
connu ure ambition sire d’y trouver quelque chose, tous ceux qu'une 

















996 QUINZAINE POLITIQUE. 


pensée de vengeance irrite contre Dieu et contre le riche: c'est votre 
majorité! Montrez-nous ces sentiments apaisés, écartez d’abord ces 
périls, et vous pouvez prétendre ensuile que la France est apte au 
gouvernement républicain. 

Vraiment le centre gauche néglige, dans son manifeste, les indi- 
ces de notre situation qui sont les plus significatifs. Quoi! lui-méme 
comprend qu’on ne saurait créer en France une république conser- 
vatrice sans le concours des monarchistes, et il s’écriera qu'ainsi 
composé, le parti qui en tente l’essai représente une France répu- 
blicaine !... Lui-méme ne compte guére dans ses rangs que des ré- 
publicains modérés ou modérément républicains, politiques trop 
sensés pour croire, comme M. Louis Blanc, que la république ait sur 
nous des droits absolus et éternels : tous ou presque tous se réfu- 
gieraient au port de la monarchie, si la république perdait son pi- 
lote ou sentait sous elle la mer orageuse pres d’enlr’ouvrir ses abi- 
mes et d’y engloutir la France : telle est leur foi ou plutét lear 
indécision , et la France, qui a tous leurs doutes, leur paraitra ré- 
publicaine !... Qu’ils considérent donc nos meeurs publiques. Lasse 
de révolutions, incertaine dans ses convictions politiques, soumise 
aux procédés du suffrage universel, la France a pour citoyens des 
millions de gens raisonnables, de timides ou d’insouciants, qui for- 
ment & toute époque le parti du gouvernement, dociles au pouvoir, 
conservant ce qui est par peur de ce qui n’est pas, républicains avec 
une république, aujourd’hui partisans de la république conserva- 
trice; est-ce sur ce fonds mouvant de notre nation électorale que 
le centre gauche voit se dresser l’édifice d’une solide république? 
M. Thiers lui-méme, a Trouville comme 4 Versailles, est un objet 
d’hommages qu’envierait plus d'un prince : il a sa cour et son Dan- 
geau ; plus que bien des souverains, il voit 4 ses pieds des sujets sou- 
mis. La France, qui croit avoir trouvé en lui sa Providence provisoire, 
honore sa personne 4 ]’égal d’un gouvernement. Plus puissant que 
Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe, qui se contentaient d’ouvrir 
et de fermer solennellement les Chambres, M. Thiers, dans sa dicta- 
ture parlementaire, ne ressemble guére 4 un président de républi- 
que; et peut-étre, avec quelque jeunesse ou une dynastie, lui serait-il 
moins difficile qu’é personne de se faire couronner, s'il lui plaisait 
de devenir roi avec la faculté de régner et de gouverner en méme 
temps? La France l’excuse et le permet : est-ce 1a un sentiment répu- 
blicain? Au reste, les rédacteurs du manifeste auraient pu consulter 
MN. Thiers sur la valeur de leur maxime : il a donné naguére son 
avis, au point de vue politique, en déclarant la république possible 
en France sans républicains ; et cet avis, il nous le donne aujour- 


QUINZAINE POLITIQUE. 907 


d’hui encore, au point de vue social, en maintenant l'état de siége 
‘dans trente-six départements. 

Loin de nous la pensée de regarder au sein du centre gauche les 
divisions qui le partagent! Nous respectons en lui la sincérité et la 
modération : neus ne saurions oublier qu'il est dans l’alliance des 
conservateurs pour la défense de la société. Serait-ce une injure, 
pourtant, si nous disions que lui-méme ne nous parait point « mur 
pour la république, » puisqu’il ne constitue pas un groupe de répu- 
blicains résolus et opinidtres? Il veut, dit-il, faire ]’essai de la ré- 
publique. La défiante expérience de cet essai marque-t-elle bien 
Vintrépidité de croyance et de fidélité qui est le propre des doc- 
trines fortes ou fortement soutenues? Et quand nous prétons |’o- 
reille & ses orateurs, i] nous semble qu’en effet ceux qui penchent 
vers la droite ne parlent pas comme ceux qui penchent vers la gau- 
che. M. d’Osmoy ni M. de Salvandy ne considérent la république 
comme un temple, pourvu de portes et privé d’issues, ot l'on entre 
a la condition de ne pouvoir sortir, ot l'on doive rester prosterné 
sous |’ceil d’une divinité jalouse ; ils regrettent seulement qu’aujour- 
@’hui aucune autre église ne 'soit debout, ou méme en construction; 
en tout cas, ils ne permettront point qu’on les altache 4 Pautel. Et 
toutefois, dans la foi un peu sceplique de !’un et de lautre, il y a 
comme des nuances de résignation. M. Waddington veut bien deve- 
nir républicain; mais c’est « sans passion, » selon son propre mot; 
il s’y décide pour le grand et patriotique intérét de Ja conservation 
sociale, mais il avertit la république de n’étre ni sectaire, ni infidéle 
 @ la loi, ni hostile 4 la religion; sinon « elle périra, » dit-il. Quant 
a M. Bertauld, il a moins de hardiesse : il s‘honore « d’avoir com- 
battu comme imprudentes et dangereuses les propositions de pro- 
clamer 4 titre définitif la république ; » il avait « promis de concou- 
rir avec désintéressement et bonne foi au travail d’une réorganisa- 
tion sociale qui n’écarte ni n’impose plus tard la forme monarchique 
ou la forme républicaine ; » ce pacte de sa conscience, il y persiste. 
Voila des différences. Nous ne les indiquons pas par esprit de déni- 
grement; mais en Jes notant, n’avons-nous pas le droit de conclure 
que, républicains d’occasion, les députés du centre gauche ne le 
sont ni par principe ni de tempérament, comme leur manifeste l’a 
prétendu de la France entiére? 

Non, ce n'est point par des axiomes si douteux et des manifestes 
si téméraires que le centre gauche persuadera 4 ses voisins de la 
droite qu’il a la vérité avec lui. Qu’il cesse de présenter a leurs es- 
prits Vidée de la république comme une doctrine ou comme une 
Joi de Vhistoire : ce genre-de démonstration, loin d’étre convajncant, 








998 QUINZAINE POLITIQUE. 


excite la contradiction et réveille la dispute. Il se peut que la droite 

et le centre droit forment avec lui une nouvelle majorité, pour pré- 

server la France des fureurs du radicalisme; ils n’aliéneront pour 

cela ni leurs souvenirs, ni leurs préférences; ils les réserveront loya- 
lement. Il se peut que, par sagesse et par lassitude, par patriolisme 
et par intérét, tous les partis amis de ’ordre et de la liberté prolon- 
gent la tréve, ou, suivant le mot consacré, le pacte de Bordeaux pour 
le salut de la nation et de la société. Le parti monarchique, qui do- 
mine a |’Assemblée, est tout prét d’ailleurs a organiser, au sein méme 
de la république de fait, qu'il a acceptée et qui nous régit, un méca- 
nisme a la fois plus conservateur et plus libéral, plus respectueux 
des droits dela majorité et des vérilables principes du gouvernement 
parlementaire ; il a maintes fois témoigné ses désirs 4 cet égard ; s'il 
ne les a pas fait prévaloir, c’est par esprit de conciliation, par amour 
de la paix publique ; tout ce quisera tenté pour améliorer |’ étrange 
modus vivendi sous lequel nous sommes, sera bien accueilli dans 
ses rangs. En attendant, demander aux royalistes qu’uls soumettent 
leur foi 4 des aphorismes comme celui que nous venons d’examiner, 
c’est une entreprise imprudente et inutile | Ils n’ont pour le moment 
qu’a persévérer dans leur politique patiente et réparatrice, comme 
le leur recommandaient sur les points les plus divers, presque le 
méme jour, des députés justement autorisés, M. de Juigné, M. de 
Castellane, M. de Ventavon, M. de Rességuier, d’autres encore, qui 
ont eu l’heureuse idée et donné le bon exemple de s'adresser direc- 
tement 4 leurs électeurs pour Jes éclairer sur les difficultés et les 
nécessités de la situation actuelle. 

Hélas! cette paix politique et sociale sans laquelle la France ne 
peut refleurir parmi les nations, le mois ne s'est point passé encore 
sans que les radicaux la troublassent par leurs attentats. A Grenoble, 
insulter de leurs injures menacantes la tranquille et libre piété des 
pélerins de la Salelte ; 4 Bordeaux et 4 Narbonne, oulrager, assaillir, 
blesser nos pauvres et valeureux soldats; 4 Lyon, s’émeuter pour 
interdire aux Fréres de la doctrine chrétienne l’accés des écoles que 
la loi leur restituait : laches méfaits, tumultes impies! Ajouterons- 
nous que, le 4 septembre, ils n’ont pas méme respecté Je deuil de 
la patrie? Malgré l’interdiction du gouvernement, malgré les conseils 
ou l’abstention de M. Gambetta lui-méme, ils ont fété comme I’an- 
niversaire d'une victoire politique cette date lugubre d’un désastre 
ou toute une armée francaise a disparu comme dans un gouffre. Oh! 
nous n’avons aucun regret pour cet Empire, régime d’usurpation et 
de despotisme, qui s’écroula de lui-méme alors, sous le seul poids 
de sa honte et de sa criminelle incapacité. Mais, 4 nos yeux, les ré- 








QUINZAINE POLITIQUE. 999 


volutions sont toutes des actes néfastes, parce qu’elles sont toujours 
des vengeances de l'homme et des punitions de Dieu : on s’en sou- 
vient, on ne les célébre pas. Le jeur méme on l’Empire tombait a 
Paris, la France tombait 4 Sedan : quelle place resterait-il donc a la 
joie du citoyen dans la douleur du patriote? Les radicaux n'ont pas 
pensé ainsi : dans sex ou sept villes du Midi, ils ont manifesté a cette 
triste occasion leur orgueil et leur plaisir révolulionnaires, a l'aide 
de lampions, de banniéres, de rubans, de chansons et de rixes, quel- 
ques-uns méme sous le drapeau rouge : drapeau bien choisi pour 
une profanation nationale, puisque celui-ci ne s’est jamais déployé 
devant l’ennemi, dans les triomphes ou dans les glorieuses infor- 
tunes de la France! Ces manifestations ont été rares, peu impo- 
santes ou méme ridicules, nows en convenons. Mais encore, c’était 
trop : 4 la méme heure, personne ne s¢ réjouissait en Alsace et en 
Lorraine; 4 la méme heure, Berlia se pavoisait et s “illuminait en 
souvenir de notre défaite. 

Au dela de nos frontiéres, rien ne nous console encore. L’Italie 
continue sa persécution déloyale contre I'Eglise ; elle cherche 4 nous 
enlever subrepticement, par des taxes ruineuses, la possession des 
établissements que nous avons fondés 4 Rome. La Belgique et l’An- 
gleterre renouent difficilement avec nous les traités de commerce 
rompus par M. Thiers. A Berlin a commencé la mystérieuse entrevue 
des trois empereurs. La Gréce tarde 4 résoudre, selon ses promesses 
et selon la justice, l’affaire des mines du Laurium. A Constantino- 
ple, il a fallu, pour trancher bien des difficultés , l’énergie et la 
finesse de notre ambassadeur, les connaissances dont il est doué, 
toute la dignité enfin que M. le comte de Vogué sait si bien garder 
en portant le nom de la France et le sien. Celte affaire du siége dont 
nos journaux ont tant et si sottement parlé, a été plus simple qu'on 
ne l’a dit. Les ambassadeurs, on le sait, ont le droit de s’asseoir de- 
vant le sultan ; celui-ci les y invite, aprés quelques mots de cour- 
toisie échangés. Le sultan, dans une visite de M. de Vogué, oubliant 
qu'il avait devant lui un ambassadeur et non un ministre, a omis 
cette invitation; M. de Vogué a rappelé simplement et noblement 
son droit, et le sultan a tout de suite expliqué et réparé son omis- 
sion avec beaucoup de bonne grace. L’incident n’a eu aucune suite. 
Espérons que d’autres difficultés plus graves auront une solution 
aussi heureuse. 

On sait que vers 1829, le général Guilleminot, un vieux et vail- 
lant soldat de Waterloo, dont la Restauration eut le bon esprit de 
faire, pendant la cuerre d’Espagne, le chef d’état-major du duc d’An- 
gouléme et, plus tard, l’ambassadeur du roi trés-chrétien 4 Constan- 


1000 QUINZAINE POLITIQUE. 


tinople, oblint que la communauté des Arméniens catholiques fat 
représentée par un patriarche de son culte, ayant sur elle des droits 
civils aussi bien que religieux. Or, dans les derniers jours de )’En- 
pire, par l’effet de causes et de menées que nous exposerons quel- 
que jour, un certain nombre d’Arméniens catholiques ont refusé de 
reconnaitre l’autorité du patriarche orthodoxe, Mgr Hassoun, et ont 
élu un autre patriarche. L’effort du gouvernement francais était de 
dissiper les malentendus, d’empécher la scission et de faire en sorte 
que le sultan ne permit point au patriarche intrus de partager des 
droits du patriarche orthodoxe. Le dernier grand vizir, notre ennemi 
comme celui de toute civilisation occidentale, semblait résolu a pro- 
fiter de notre faiblesse présente pour méconnaitre nos protestations. 
Il vient d’étre disgracié et remplacé. Il est 4 désirer que son succes- 
seur, Midhat-Pacha, comprenne mieux les devoirs et les vérita- 
bles intéréts de l’empire ottoman. Mais, quoi qu'il advienne de cet 
incident si considérable, ne cessons pas de le répéter : la condition 
essentielle de l’influence de la France au dehors est au dedans d’elle- 
méme, dans le régime intérieur qu'elle saura se donner ; une fois 
solidement assise dans l’ordre et dans la liberté, tout le reste lui 
arrivera ou lui reviendra par surcroit. 


Le gérant : Caantes Dovniot. 


L'un des Gérants : CHARLES DOUNIOL. 


EE AR REE PES 
Patio. -- IMP. SIMON A&SON ET COMP., RUB D’earcrtH, 41. 








DAVID LIVINGSTONE 


ET L’AFRIQUE EQUATORIALE 


Burton, Voyage aux grands lacs de l'Afrique orientale, 4 vol. grand in-8 ; Hachette. 
— Speke, Journal de la découverte des sources du Nil, 4 vol. grand in-8 ; 
Hachette. — Guillaume Lejean, Voyage aux deux Nils, 1865, in-4. — Kar] yon 
Decken, Geographical Notes of an Expedition to Mount Kilimandjaro in 1862- 
63, 1865. — Reisen tn Ost-Africa in den Jahren 1859-1865. — Baker, Décou- 
verte de l'Albert-Nyanza, 4 vol. grand in-8; Hachette. — Burton, The lake Tan- 
ganytka memoir. — Vivien de Saint-Martin, Année géographique, 9 vol. in-18, 
1862-68 ; Hachette. — D. Livingstone, Explorations dans l'intérieur de l Afrique 
australe : Le Zambéze et ses affluents, 2 vol. grand in-8, Hachette. — E. D. Young, 
The search after Livingstone, 1868, in-8. — Vicomte Fleuriot de Langle, Apercu 
sur les reconnaissances faites par les officiers de la marine francaise au Gabon, 
de 1843 4 1868. — A. Aymés, Exploration de f Ogoway, 1870. — P. du Chaillu, 
L' Afrique sauvage, éd. frangaise, 1868. Adventures and explorations in Equato- 
rial Africa, etc. —R. Brenner’s Forschungen in Ost-Africa, 1868. — Bulletin de 
la Société de géographie; Mittheilungen d’Aug. Petermann ; Proceedings of the 
Royal Geographical Society, etc., etc. 





VI 


Aprés avoir rendu compte des tentatives qui, soit en remontant 
la vallée du Nil, soit en partant de la céte orientale, ont amené dans 
ces régions la découverte de trois grands lacs, notamment de celles 
de Burton, Speke et de Bakers, nous sommes arrivés & )’expédition 
que ce dernier voyageur avait entreprise avec le concours du gou- 
vernement égyptien. 

Ce que M. Baker se proposait, avant tout, c’était de détruire a sa 
source l’odieux commerce d’esclaves qui désole la région du Nil- 
Blanc, et dont Khartoum et Gondokoro sont les deux marchés prin- 


4 Voir le Correspondant du 10 septembre. 
m. sR. T. Lat (LXXXvur® DE LA coLugcr.). 6° tiv. 25 Sepreuar 1872. 64 


4002 DAVID LIVINGSTONE, 


cipaux. C’était ensuite de nouer entre l’Egypte et les peuplades de 
cette région des relations commerciales suivies. Ce n’est qu’aprés 
avoir assuré ces deux résultats qu'il devait entrer dans la voie des 
explorations géographiques, en remontant la partie encore incon- 
nue du Nil-Blanc et en achevant la reconnaissance de |’Albert-Nyanza. 
Aussi l’expédition a-t-elle été organisée militairement, ‘et le vice-roi 
d’Egypte avait-t-il mis & la disposition de M. Baker des forces impo- 
santes — une petite armée qui s’éléve 4 prés de deux mille hommes. 

Le projet de cette expédition a été définitivement arrété en 1868, 
pendant le séjour du prince de Galles en Egypte, et depuis le 6 mai 
4869, M. Baker, appelé sur les lieux par un télégramme du vice-roi, 
ena surveillé les préparatifs et organisation. Pour assurer son auto- 
rité tant sur les troupes que sur les fonctionnaires égyptiens avec 
lesquels il devait se trouver en rapport, il avait sollicité et obtenu 
du sultan le titre de pacha. Il avait recu en outre du vice-roi les 
pouvoirs les plus étendus. Investi du gouvernement de toutes les 
provinces 4 conquérir au sud de Gondokoro, limite méridionale ex- 
tréme des possessions actuelles de I'Egypte, il devait étre libre d’or- 
ganiser ces provinces 4 son gré. Le droit de prononcer des condam- 
nations capitales lui avait méme élé concédé. 

Les forces qu’il commandait se décomposaient ainsi : infanterie, 
douze cents hommes; cavalerie, deux cents; artillerie, deux cents; 
domestiques divers et ouvriers arabes, deux cent cinquante. Méme 
aprés leur diminution par les détachements qu’elles devaient laisser 
sur leur route pour assurer les communications, elles devaient étre 
encore assez fortes pour avoir raison et des populations indigénes et 
des troupes d’aventuriers qui font le commerce de J’ivoire et des es- 
claves. Toutes les mesures avaient été prises d’ailleurs pour venir 
en aide 4 la petite armée de M. Baker, bien qu'elle dit s’avancer 
4 plus de quatre cents lieues de Khartoum, sa base d’opérations. 

Soixante-cing navires, deat dix 4 vapeur, avaient été affectés au 
transport des troupes, du matériel et des marchandises. En outre, 
trois steamers en acier, fabriqués 4 Londres, ont été transportés dé- 
montés jusqu’au-dessus de Gondokoro. Le plus grand a 130 pieds de 
longueur, 20 de largeur, et jauge 250 tonneaux. Le second, qui me- 
sure 80 pieds sur 17, est de 107 tonneaux. Enfin le troisiéme, beau- 
coup plus léger, n'a que 50 pieds de long et 13 de large. Ils étaient 
spécialement destinés 4 la reconnaissance de |l'Albert-Nyanza, et ils 
devaient étre ajustés sur place par des charpentiers et des ingénieurs 
de marine adjoints 41’expédilion dans ce but exprés. Outrele matériel 
et les vivres, M. Baker a emporté une quantité considérable de mar- 
chandises achetées 4 Manchester, et destinées 4 servir au trafic par 
voie d’échange qu’il veut établir avec les tribus riveraines. Enfin il 





DAVID LIVINGSTONE. 1003 


s‘était muni de graines de toute sorte, surtout de graines de coton. Il 
avait lintention d’établir 4 cété des dépdts commerciaux des établis- 
sements agricoles devant assurer Ja subsistance de l’armée d’abord, 
puis des colons, et initier ensuite les indigénes aux cultures les plus 
appropriées au climat. 

Le plan de campagne auquel s était arrété M. Baker est le suivant. II 
a divisé sa petite troupe en trois détachements. Le premier, parti du 
Caire avec la flottille, s’est mis en route dés le mois d’aout 1868, afin 
de franchir la cataracte de Dongola avant Ja baisse des eaux. Il de- 
vait gagner Khartoum en remontant le Nil. Le second, placé sous le 
commandement provisoire d’un ingénieur, M. Higginbotham, était 
chargé de convoyer les articles les plus lourds et les plus encom- 
brants du matériel et des marchandises, entre autres les steamers 
d’acier. Du Caire 4 Korosko, il devait suivre la voie du Nil. Coupant 
ensuite au plus court, il avait 4 franchir le grand désert de Nubie a 
dos de chameaux, pour rejoindre le premier détachement a Khar- 
toum. Quant 4 la troisiéme partie de l’expédition, dirigée par M. Ba- 
ker en personne, elle devait gagner Souakim par Suez et la mer Rouge, 
traverser ensuite le désert de Souakim a Berber & dos de chameaux, 
et enfin, de Berber, remonter le Nil jusqu’é Khartoum, ot M. Baker 
devait prendre le commandement général de l’expédition. 

Cette premiére partie de la campagne est depuis longtemps un fait 
accompli. Deux lettres de M. Baker, datées, l'une du 12 janvier, 
l'autre du 7 février 1870, en ont successivement annoncé l’heureuse 
issue. Le 12 janvier, M. Baker écrivait de Khartoum que, le 8, il était 
arrivé dans cette ville, trente-deux jours et seize heures aprés son 
départ de Suez. Encore avait-il été arrété sept jours 4 Souakim par 
le manque de chameaux, et un i Berber. Il avait donc fait le voyage 
en vingt-quatre jours et seize heures, c’est-a-dire avec une rapidité 
exceptionnelle, et sans avoir aucunement souffert. A son arrivée, il 
avait trouvé les troupes du premier détachement dans de’ bonnes 
conditions sanitaires, et toutes prétes & se mettre en marche. Mal- 
heureusement, six steamers et douze grandes embarcations avaient 
été arrétés 4 la seconde cataracte; mais ce contre-temps, tout regret- 
table qu'il fit, puisqu’il le privait d’une partie de ses moyens de 
transport, n’était pas assez important pour l’arréter. Dés le 7 février, 
du reste, il annoncait qu'il avait rassemblé trente-deux bateaux et 
qu’ayant réuni toutes ses forces, il était sur le point de partir pour 
Gondokoro. En ce dernier endroit devaient commencer tant les opé- 
rations de la campagne que le voyage de découverte. 

A415 milles environ au sud de Gondokoro, il existe un pays mon- 
tagneux couronné par un plateau élevé. C’est dans cette plaine que 
M. Baker devait établir son dépdt général et sa premiére station. La 


4004 DAVID LIVINGSTONE. 


position est trés-salubre, et d’ailleurs il s’était muni de baraques en fer 
afin de mettre les troupes 4 l’abri des pluies diluviennes périodiques 
sous ce Climat. A 90 milles plus haut, par 3°32’ de latitude N. se 
trouve également un site admirable sur les bords du Nil. Ce devait 
étre la seconde station. Mais dans tout ]’espace intermédiaire, le Nil 
n’est pas navigable en raison des rapides et des chutes qui brisent 
son cours. Aussi pour relier les deux stations avait-il le dessei de 
construire une route sur l‘ane des rives. La sans doute il se fut 
heurté aux premiéres difficultés. La route devait étre établie sur le 
territoire des Bary, tribu belliqueuse hostile aux étrangers. Il edt 
fallu d’abord soumettre cette peuplade. Il edt fallu surtout, pendant 
toute la durée de ce travail, nourrir prés de 2,000 personnes a une 
distance énorme de Khartoum, base premiére des opérations, et dans 
une région inculte qui n’offre aucunes ressources. C’était la difficulté 
la plus sérieuse, et M. Baker n’avait rien négligé pour la tourner ou la 
diminuer. Prévoyant que, malgré toutes les précautions, il y aurait 
des privations 4 endurer pendant la premiére saison, il avait distri- 
bué ses troupes, uniquement composées d’ligyptiens, de négres et 
d’Arabes, en divers régiments, habitués 4 la maigre nourriture du 
pays. Les Européens étant, sous ce rapport, beaucoup plus exigeants, 
il avait réduit 4 quinze le nombre de ceux qui l’accompagnent'. Enfin, 
pour étre en mesure de se suffire au bout d’un certain temps, il devait 
- employer toutes les troupes, et méme les indigénes du pays, & culti- 
ver de grands espaces de terrains dans le yoisinage des stations, ot 
le sol est extrémement fertile. Il edit ensemencé ces terrains en cé- 
réales et en legumes de toute sorte, et dés qu’il aurait eu cueilli les 
fruits produits par la premiére saison des pluies, il se fat trouvé, 
pour les approvisionnements de vivres, tout & fait indépendant de 
Khartoum. 

Ces immenses travaux et |’établissement des stations devaient oc- 
cuper M. Baker pendant toute l'année 1870. Aussi n’était-ce qu’aprés 
avoir créé cette base nouvelle d’opérations qu’il comptait pousser 
plus loin et commencer l’expédition proprement dite. De sa seconde 
station 4 l’Albert-Nyanza, le Nil-Blanc est, croit-on, navigable sur 
tout son parcours. Il espérait le remonter avec ses steamers en acier, 
et sur tout le parcours, soumettre les tribus riveraines et les assujettir 
a payer le tribut au gouvernement égyptien. En méme temps, des 
postes fortifiés devaient étre établis de distance en distance, dans le 
double but de tenir en respect les indigénes et de nouer avec eux 
des relations commerciales. Chacun de ces postes aurait regu un 


‘ Parmi les personnes qui accompagnent M. Baker, nous citerons : madame 
Baker, le lieutenant}Baker, son neveu et le docteur Gedge. 





DAVID LIVINGSTONE. 1005 


dépét de marchandises qui eit été placé sous la direction d’un copte ; 
il edt été défendu par des détachements envoyés du Caire et dont les 
hommes, choisis parmi les fellahs, se seraient adonnés & la culture 
du sol et spécialement & celle du coton. Enfin, lorsqu’il aurait eu 
atteint l’Albert-Nyanza, M. Baker devait y pénétrer avec ses steamers, 
et, de militaire qu’elle était, l’expédition fit devenue plus particu- 
liérement scientifique. Il se proposait d’explorer le lac dans toutes 
ses parties, de pousser méme des reconnaissances étendues dans ses 
effluents principaux, afin de prendre une idée des régions voisines, 
7 surtout d’élucider Ja question si controversée encore des sources 
u Nil. 

Malheureusement ce plan de campagne n’a pu s’exécuter comme 
on lespérait. Retenu par divers contre-temps, M. Baker était parti 
deux mois trop tard. Des difficultés insurmontables l’ont arrété sur 
le chemin méme de Khartoum & Gondokoro. On le croyait rendu de- 
puis longtemps dans cette derniére station lorsque, le 15 juin 
4870, on apprit qu’il était arrété par une obstruction du Nil. 

Le Bahr-el-Gazal ou riviére des Gazelles, ces énormes lagunes 
situées au-dessus de Khartoum sont -trés-difficiles 4 franchir, sur 
tout au moment des eaux basses. Non-seulement elles manquent 
de profondeur, mais leur surface est recouverte, comme celle de 
tous les marais, d’une épaisse végétation, souvent méme d’tles 
flottantes dont le courant modifie sans cesse la forme et la si- 
tuation. En 1865, ces files avaient obstrué le fleuve entre le Bahr-el- 
Zaraf (riviére des Girafes) et le Bahr-el-Gazal. Les autorités égyptiennes 
n’ayant pris aucune mesure de précaution, les fles flottantes en- 
trainées par le courant s’accumulérent en masses énormes. En 1870, 
elles formaient une surface solide de plusieurs milles d’étendue, 
au-dessous de laquelle coulaient'les eaux du' Nil. Fort empéchés d’a- 
bord par cette obstruction, qui leur enlevait la seule route praticable 
vers leurs marchés habituels, les trafiquants d'ivoire et d’esclaves 
avaient & la fin découvert un passage par le Bahr-el-Zaraf. Ils avaient 
reconnu que ce cours d’eau n’est point, comme on le supposait, une 
riviére indépendante, mais simplement un bras du fleuve. 

M. Baker résolut de suivre cette nouvelle route qui, disait-on, 
tournait l’obstacle ; dés le 17 février, ils’y engageait avec une flotille 
de 54 navires. Elle se présenta d’abord sous les apparences les plus 
favorables. Les eaux profondes de 49 pieds, venaient du sud-ouest 
avec une vitesse de 3 milles et demi 4 l'heure. Elles mesuraient 
environ 60 métres d’une rive a l’autre et se déroulaient tantét entre 
deux chaines de collines granitiques peu élevées, tantét au milieu de 
plaines d’une admirable fertilité. Mais 4 180 milles de l’embouchure 
aspect du pays changea tout 4 coup. La terre disparaissait pour 


4006 DAVID LIVINGSTONE. 


faire place 4 des marais s’étendant a perte de vue. Bientdtla marche 
des steamers fut arrétée par des herbes comparables, comme éléva- 
vation et épaisseur, 4 un champ de cannes a sucre. Ges herbes 
étaient enracinées dans une masse de détritus végétaux épaisse de 
» 46 pieds, et au-dessous de laquelle l’eau conservait une profon- 
deur de 34 4 métres. Sur les affirmations réitérées des guides que 
la riviére, 4 son extrémité supérieure, communiquait réellement 
avec le Nil, M. Baker mit a l'ceuvre un millier d’>hommes. Au bout 
de trente-deux jours ils avaient ouvert, au milieu de l’obstruction, 
un canal d'une longueur de 8 milles. M. Baker ayant alors pro- 
cédé, dans une embarcation, a la reconnaissance de la partie supé- 
rieure de la riviére reconnut, 4 son grand désappointement, qu'elle 
n’était pas navigable, du moins qu’elle l’était seulement 4 l’époque 
des grandes eaux. Il fut contraint alors de revenir sur ses pas, et 
comme la saison pluvieuse avait commencé, il s’établit 4 quelque dis- 
tance de la jonction du Bahr-el-Zaraf et du Nil, sur la rive gauche de 
ce dernier, 4 Taoufikiya. De cette station était datée la lettre ou il 
racontait son infructueuse tentative. Cet échec ne semblait nullement 
Pavoir découragé. Tous ses hommes étaient en bonne santé, parfai- 
tement installés dans leurs baraquements; Jes marchandises a l’abri 
et il avait commencé déja les hostilités contre les traitants en leur 
enlevant 505 esclaves. : 

Depuis lors, on a regu, a plusieurs reprises, des nouvelles de 
Pexpédition, et la lenteur de sa marche témoignait des difficultés 
qu’elle rencontrait. Pendant tout le reste de l'année 1870, elle de- 
meura campée dans sa station provisoire. M. Baker commengant 
aussitét la réalisation de ses projets, occupa ses troupes & divers 
travaux agricoles; il leur fit semer notamment du coton, 4 titre 
d’essai. A la fin de décembre seulement, il se remit en route. Aprés 
un mois d’efforts, pendant lequel il eut 4 lutter contre de nom- 
breux embarras, ‘il parvint 4 franchir, avec ses hommes et son 
matériel, la grande obstruction du Nil et 4 gagner Gondokoro. Mais 
comme en cette contrée la saison des pluies commence en avril, il 
ne pouvait plus, de toute l’année 1871, pénétrer plus avant. Son 
contrat avec le vice-roi d’Egypte expirant en 1872, certaines per- 
a craignaient en outre que le khédive ne se refusat 4 le renou- 
veler. 

L’attitude que vient de prendre I’Egypte dans la question de l’es- 
clavage est fort inattendue et en complet désaccord avec les pra- 
tiques habituelles.de son gouvernement. Jusqu’en ces derniers 
temps, le vice-roi avait non-seulement toléré, mais ouvertement 
encouragé 1a traite. Il trempait méme dans ce trafic odieux, et en 
retirait de fort beaux bénéfices. Ces esclaves, qu’il se procurait a 





DAVID LIVINGSTONE. 4007 


trés-bon compte, lui servaient 4 recruter son armée, & cultiver ses 
terres, voire méme 4 payer ses fonctionnaires. J] semble avoir com- 
pris, il est vrai, que les riches contrées jusqu’a présent soumises a 
cette exploitation barbare pouvaient étre utilisées d’une facon plus 
intelligente. Mais ses agents étaient loin d’étre pénétrés de cette vé- 
rité. lls avaient des habitudes prises avec lesquelles ils n’étaient 
aucunement disposés 4 rompre. Aussi pensait-on que, sourdement, 
ils essayeraient de contrecarrer l’expédition; que, par leur mauvais 
vouloir et leur mertie, ils lui susciteraient des obstacles de toute 
nature. Ces craintes semblent malheureusement s’étre réalisées. 
Pour des motifs encore mal connus, la majeure partie des troupes 
ont refusé @’accompagner plus loin M. Baker et se sont débandées. 
L’intrépide voyageur, avec les ressources qu’il lui restaient, a con- 
tinué son voyage. Mais dés 4 présent on peut regarder comme man- 
quée la partie politique de lexpédition : celle qui avait pour but de 
soumettre les hautes régions du Nil au gouvernement égyptien, et 
d’y détruire le commerce: des esclaves. Ii est possible cependant 
qu’on en soit dédommagé par des découvertes géographiques impor- 
tantes. M. Baker se trouvait trés-prés de ]’Albert-Nyanza. S’il réussit 
& l’atteindre en remontant le Nil-Blanc, i} nous donnera la preuve 
encore attendue d’un fait qui semble acquis déja, 4 savoir que le 
Nil-Blanc sort de l’Albert-Nyanza. Il est probable aussi qu'il pourra 
reconnattre dans toutes ses parties ce dernier lac, qu'il a st impar- 
faitement exploré lors de son premier voyage. Nous lui devrons. 
surtout, sur les bassins respectifs de l’Albert-Nyanza et du Tan- 
‘ganyika des renseignements de la plus haute importance pour la 
solution de cette question des sources du Nil, 4 laquelle Livingstone 
vient d'imprimer un aspect tout nouveau par ses derniéres décou- 
vertes. | 

Maintenant, pour terminer ce qui a trait aux expéditions parties de 
la cdte orientale, il nous reste & dire quelques mots des excursions 
d'un riche Hanovrien, le baron de Decken, dans la région monta- 
gneuse du Kenia et du Kilimandjaro. Nous devons résumer aussi 
des renseignements d’un haut intérét qui ont été recueillis sur des 
régions encore inexplorées, les uns 4 Mombaz, les autres 4 Khar- 
touan, par un Frangais. 

On connaft l’importance du Kenia et du Kilimandjaro, ces deux 
pics neigeux qui sont situés 4 peu prés a égale distance dela cdte de 
Zanguebar et du Victoria-Nyanza. Nous avons dit que MM. Krapf et 
Rebman, les deux missionnaires de Mombaz, les avaient examinés 
‘d’assez prés pour s’en former une idée suffisamment exacte, mais n’a- 
vaient pu les atteindre. Le baron de Decken, dans deux expéditions qu’! 
fit en 1860 et en 1862 fut plus heureux. Il parvint au Kilimandjaro; 


4008 DAVID LIVINGSTONE. 


il en gravit méme les pentes. Mais l’ascension n’avait pas été compléte 
par suite de l'abandon des guides. Il n’avait pas reconnu non plus la 
partie occidentale du massif et n’avait pu visiter le Kenia. A la fin 
de 1865, il revint 4 Zanzibar pour achever cette exploration. 11 en 
partit avec deux vapeurs dont l'un, par son faible tirant, justafiait 
pleinement son nom de Passe-partout. Son projet était de reconnai- 
tre d’abord les riviéres qui descendent de la chaine cétiére au nord 
de Mombaz. Avec ses deux batiments, il pénétra dans le Djob, cours 
d’eau qui traverse le pays Somali et dont l’embouchure se trouve 
presque sous l’équateur. Mais le pays Somali, on le savait déja par 
l'aventure de Burton et de Speke, est habité par un peuple féroce et 
avide qui s’est montré constamment hostile aux Européens. La riche 
cargaison des deux navires avait d’ailleurs excité les convoitises. Ua 
accident arrivé au plus considérable des deux vapeurs ayant nécessité 
son déchargement, les indigénes ne résistdrent pas 4 la tentation. 
Le 30 juin 4865, ils assaillirent les hommes de l’équipage. Ceux-ci 
réussirent 4 s’échapper avec leur navire..Mais le baron, qui se treu- 
vait alors avec le Passe-partout 4 quelques lieues en aval, a la rési- 
dence du chef ou sultan du pays, fut moins heureux. Ses armes loi 
avaient été enlevées, et il fut tué 4 coups de lance, ainsi que soa 
compagnons, le docteur Link. Le lieutenant Schink, qui commandait 
Yautre navire, dans son empressement 4 regagner la céte, mavait 
rien tenté pour le secourir, Il est probable, du reste, qu'il Mt arrivé 
trop tard. Une expédition envoyée depuis lors par la famille de 
M. de Decken, et commandée par M. R. Brenner, a recueilli des dé- 
tails qui semblent confirmer ceux donnés par M. Schink. Mais 
elle n’a pas cherché a pénétrer dans Vintériewr du pays, et il est 
probable que cette contrée, malgré son voisinage de la céte, sera 
une des plus difficiles 4 explorer, en raison de la férocité de ses 
habitants. 

C'est en partie pour la méme raison qu’une région yoisine et plus 
méridionale, celle qui s'étend des monts Kenia et Kilimandjaro au 
Victoria-Nyanza, n’a pas encore été recannue, Mais un missionnaire 
de Mombaz, M. Th, Wakefield, qui continue dignement l’couvre de 
ses prédécesseurs, a recueilli d’unArabe ayant voyagé dans ]’intérieur 
du pays des renseignements trés-détaillés et trés-précis, grace 
auxquels ont peut en partie combler cette lacune. 

Deja M. Krapf avait entendu parler d'un lac salé, le Baringo, qus 
l’on plagait au nord du Kenia, ainsi que d’une autre nappe d’eau plus 
orientale, le Zamburu. [1 les avait méme indiqués sur sa carte. On 
avait également signalé & Léon des Avanchers, tant & Kaffa que sur 
la cdte orientale, l’existence d’un lac Boo se rattachant peut-étre au 
systéme du Nil et situé également au nord du Kenia. Plus tard Speke 








DAVID LIVINGSTONE. 4000 


ayant appris que les habitants de la céte septentrionale du Victoria- 
Nyanza allaient chercher leur sel avec des barques dans un grand lac 
situé plus a l’est, se crut autorisé par ces renseignements a relier sur 
sa carte le Baringo, de Krapf, au Victoria-Nyanza. Il rattacha en outre 
au premier deces lacs et en fit découler!’Asua, affluent du Nil-Blanc. 
Enfin de Ja réunion deces nombreuses nappes d'eau, de leur situation 
dans le voisinage de pics neigeux, tels que le Kenia et le Kilmandjaro, 
lesquels, d’ailleurs, n’étaient pas les seuls indiqués par les indi- 
génes, on avait conclu, non sans vraisemblance, a l'existence, dans 
cette contrée, d' unerégion alpestre d’une importance et d'une étendue 
considérable. On se demandait méme si, dans cette région que l’on 
prolongeait jusqu’aux montagnes plus occidentales apercgues par 
Speke et Baker au dela de l'Albert-Nyanza, ne se trouvait pas l’ori- 
gine, non-seulement du Nil, mais peut-étre aussi de la plupart des 
grands fleuves de cette zone du continent. 

La publication de M. Wakefield a dans une mesure assez large élu- 
cidé ces données premiéres. Elle les confirme en partie, du moins 
pour ce quiconcerne les lacs. Mais elle présente la conffguration gé- 
nérale du pays sous un aspect bien différent de celui qu’on avait 
imaginé. A la place des hautes montagnes, de la région alpestre dont 
Je Kenia et le Kilimandjaro semblaient étre les sommets les plus 
orientaux, s’étendent des plaines élevées au moins de 4,000 preds 
au-dessus de la mer. Ces plateaux sont seulement surmontés ca et 
la, par un assez grand nombre de pitons d'origine volcanique dont 
les plus considérables sont couronnés de neiges éternelles. Dans la 
relation de M. Wakefield, on retrouve presque tous ceux déja si- 
gnalés par Krapf; quelques autres sont aussi mentionnés pour la pre- 
miére fois. Un trait non moins caractéristique est |’absence presque 
absolue de grands cours d’eau. La riviére la plus volumineuse dont 
il soit question n’avait pas plus de 20 4 24 pieds de largeur. Il est 
méme trés-rarement parlé de petits ruisseaux. Il est évident que la 
presque totalité des eaux fournies par les pics neigeux s’écoulent 
vers |’Océan indien. Celles qui tombent sur l’autre versant se ras- 
semblent sans doute presque immédiatement dans les grands lacs de 
l’intérieur, sans former nulle part de riviéres constantes. En somme, 
d’immenses plaines trés-élevées d’ou surgissent ¢a et la des pics 
montagneux d’origine volcanique et dont les dépressions sont rem- 
plies par d’énormes nappes d'eau, telle parait étre la configuration 
générale de cette contrée. 

Le premier et sans doute le plus vaste de ces lacs se trouve al’est 
du Victoria-Nyanza, sous la méme latitude et dans son voisinage im- 
' médiat. Peut-dtre méme, n’en est-il qu’une expansion, I] est désigné 
tantét sous le nom générique de Nyanza ou Nyassa, tantdt sous celui 


4010 DAVID LIVINGSTONE. 


de Bahari-ya-Pili. Au nord-est du Bahari-ya-Pili, dont il est séparé par 
un isthme large de 10 milles environ, on rencontre ensuite le Ba- 
ringo. De forme naviculaire et:orienté du N.-N.-0. au S.-S.-E., ce 
lac posséde une longueur que l'on peut évaluer & 27 milles. Il est 
limité au nord, ot vraisemblablement il donne naissance a 1’Asua, 
par un pays montagneux. Enfin & 2 degrés de latitude au nord da 
Kenia, au nord-est du Baringo, par conséquent, serait situé le Zam- 
buru, dont la forme est encore inconnue. Distant du Baringo d’une 
vingtaine de milles, peut-étre n’est-il autre que ce lac Boo dont on 
avait parlé 4 Léon des Avanchers. M. Wakefield mentionne en outre 
au sud-ouest du Kenia, le Naiwascha, petite nappe d’eau salée déja 
signalée par Krapf. 

- Sadi ben Ahedi, l'Arabe auquel sont dues la plupart de ces indica- 
tions, était partid’Aruscha, endroit situé au sud du Kilimandjaro. La 
route qu’il a d’abord suivie se dirige sensiblement vers le nord-ouest. 
Aprés avoir passé dans le voisinage de deux montagnes dont I une, le 
Doengo-Engai, n’est pas si massive, mais doit étre plus élevée que le 
Kilimandjaro, il arriva sur les bords d’un Jac semblable a la mer, 
celui méme qu’il désigne sous les deux noms de Nyanza et de Bahari 
ya Pili. Pendant soixante jours il en a longé le rivage sans découvrir 
aucun signe annongant qu'il approchait de son extrémité septen- 
trionale. Les indigénes ne purent d’ailleurs lui fournir aucun rensei- 
gnement sur sa longueur. Quant 4 sa largeur, ils affirmaient qu'il 
fallait ramer pendant six jours pleins, du lever au coucher du soleil, 
pour la franchir. De la rive qu'il Jongeait, Sadi, pendant tout le 
-voyage, ne put rien apercevoir de la cOte opposée, sinon une pointe 
montagneuse a l’extréme horizon. L’eau du lac est fraiche et douce, 
et serait soumise, prétend-il, aux oscillations du flux et du reflux. 
La céte orientale est plate et sablonneuse ; elle ne recoit aucune ri- 
viére de quelque importance. Sadi n’edt mémea franchir qu’un trés- 
petit nombre de ruisseaux. 

On s’est demandé tout d’abord si ce lac n’était pas le Victoria- 
Nyanza lui-méme. Il est en effet situé sous la méme latitude, et de 
la rive orientale longée par Sadi a la céte occidentale reconnue par 
Speke, la distance, bien que considérable, n’a rien qui rende la sup- 
position inadmissible. La chose cependant parait trés-douteuse, et 
pour plusieurs raisons. Aucun des noms mentionnés par Sadi ne se 
trouve dans les renseignements recueillis par Speke et Burton. Ls 
montagne qu’il apercevait a l’ouest ne pouvait pas appartenir a la 
cote occidentale du Victoria, car il se trouvait alors 4 plus de 
30 milles de cette région, et 4 pareille distance un pic monta- 
gneux, si volumineux qu’on le suppose, n’est pas visible. Enfin cette 
distance est également trop considérable pour que les naturels du 














DAVID LIVINGSTONE. 1014 


pays, avec leurs moyens imparfaits de navigation, puissent Ia fran- 
chir en six jours, et§telle est cependant, d’aprés eux, la durée du 
voyage d’une rive a l’autre. Il est probable, néanmoins, qu’une com- 
munication existe entre ces deux nappes d'eau. Peut-¢tre méme 
celle de Sadi n’est-elle qu'une expansion du Victoria. Mais il ne 
parait pas possible, jusqu’é plus ample informé, de les considérer 
comme un seul et méme lac. 

Abandonnant ensuite la rive orientale du Bahari-ya-Pili, Sadi se 
dirigea vers le Baringo 4 travers l’isthme qui sépare les deux lacs. 
Vers ce point, la rive du Bahari doit s’incliner vers l’ouest, car il 
cessa de l’apercevoir, bien qu'il ne se fit pas trés-sensiblement 
écarté de ladirection qu’il avait précédemment suivie. 

Le Baringo. dont le nom doit signifier barque, est situé plus au nord 
que le Kenia et le Bahari-ya-Pili, mais entre les deux et au tiers en- 
viron de la distance qui sépare le lac de la montagne. A sa pointe 
méridionale se trouve une petite tle montagneuse en forme de céne 
environ de la méme étendue que l’ile de Mombaz, et fortement peu- 
plée. Al’est et & louest, le lac recoit plusieurs ruisseaux. Il est de 
plus en rapport, a ses extrémités méridionale et septentrionale, 
avec deux riviéres plus volumineuses. Celle du nord doit étre Asua. 
Mais on n’a pu dire a Sadi, siellessortent dulacou si, au contraire, 
elles y déversent leurs eaux. I] s’est heurté, comme tous les voya- 
geurs, a l’étrange et radicale impuissance des Africains & donner un 
renseignement précis sur la direction des fleuves. Au sud du Ba- 
ringo, il a visité le Doenyo-Mburo (Kirima-ja-joki, de Krapf), le seul 
volcan qui, dans celte région, présente encore des traces d'activité. 
Non-seulement on rencontre 4 son pied des sources d’eau bouillante, 
mais sa base est entourée d’une ceinture de petits cratéres peu 
élevés, au nombre de 30 ou 40, d’ou s’échappent constamment, 

sauf pendant la nuit, d’épaisses .colonnes d’une fumée noiratre. 

'  Enfin & Pest du Baringo, entre le Kenia au sud et le Zamburu au 
nord, s’étend sur une étendue de plusieurs degrés, le pays de Bur- 
kenedschi. C’est une région de plaines. Au nord, 4 Ja hauteur de la 
pointe méridionale du Zamburu, mais plus 4 l’ouest, se dresse un 
énorme massif montagneux, le Mlima-wa-Zamburu, dontles hautes 
pointes rocheuses ont, parait-il, un aspect effrayant. Le pays de 
Burkenedschi est habité par des tribus pastorales qui ne cultivent pas 
Ja terre et ne savent méme pas tirer parti du poisson trés-abondant 
de leur vaste et beau lac, lequel, d’aprés Sadi, serait aussi long que 
le Baringo, mais plus étroit. Soumises aux Somalis, ces tribus sont, 
comme eux, guerriéreset pillardes. On peut en dire autant, du reste, 
de toutes celles qui sont actuellement maitresses de cette région. 
Elles ont insensiblement chassé de la plaine et refoulé dans les mon- 





1012 DAVID LIVINGSTONE. 


tagnes les peuplades agricoles. Aussi le pays, bien que trés-fertile, 
est-il fort peu cultivé. Peu sir et d’un aceés difficile pour les 
Arabes, il est presque inabordable aux Européens. 1! offrirait ce- 
pendant, si l’on en juge par ces renseignements, bien des décou- 
vertes intéressantes, qui dédommageraient amplement des périls et 
des difficultés de l’entreprise. 

Vers ]’époque o M. Wakefield recueillait ces indications, un voya- 
geur francais, M. de Bizemont, en obtenait d’autres, moins précises 
peut-etre, mais d’un intérét encore plus considérable, car elles ont 
trait 4 cette vaste région de le zone équatoriale, encore absolument 
inconnue, qui s’étend du lac Tanganyika au bassin du Niger et au 
littoral de!’ Atlantique. 

Lieutenant de vaisseau dans la marine francaise, M. de Bizemont 
devait accompagner sir Samuel Baker dans son voyage sur le haut 
Nil. il se trouvait 4 Khartoum, attendant |’mstant favorable pour re- 
joindre l’expédition, lorsqu’il apprit la déclaration de guerre & la 
Prusse. I} reprit inmédiatement le chemin de la France ; mais avant 
de partir il avait pu recueillir, 4 Khartoum .méme, les renseignements 
qu'il a publiés. Ils lui ont été fournis par un scheik sémégalais qui 
venait de traverser la zone équatoriale dans sa phus-grande largeur, 
des bords du Sénégal 4 ceux du Nil. Ils sonb assez cireonstanciés pour 
que M. de Bizemont ait pu reconstruire, pour ainsi dire, étape par 
étape, les routes suivies par les caravanes qui fontle commerce eatre 
ees deux points extrémes du continent africain. ls renferment aussi 
et c'est 14 surtout ce qui nous importe, un assez grand nombre de 
détails sur les pays situés au sud de cette route. La plupart de ces 
détails sont malheureusement trop-vagues pour qu’on puisse les in- 
scrire sur la carte ; ils ne s’y traduiraient pas en lignes d’une préci- 
sion suffisante. Mais il en est un d’une impertance capitale, qui, jus- 
qu’a un certain point, fait exception. | 

D'aprés ce scheik sénégalais, il existe en une contrée qu’il place 
4 l’ouest de la zone équatoriale, sous la longitude du lac Tchad, mais 
plus au sud, vers le 4° ou le 5° degré de latitude N., 4 Ja hauteur envi- 
ron des bouches du Niger, un lac immense, le plus vaste de 1’ Afrique. 
Cette mer intérieure est parsemée d’iles nombreuses et entourée de 
lacs plus petits, avec lesquels elle communique par des riviéres ou 
des marais. Tout le pays environnant, appelé Bourgou, est couvert 
d’une épaisse végétation et d’arbres magnifiques. De 1a vient son 
nom, Bourgou signifiant une contrée marécageuse couverte de foréts 
impénétrables. De 1a vient aussi qu'il se trouve un Bourgou sur les 
rives du lac Tchad. Ce pays, d’aprés le scheik Said-Mohammed, se- 
rait la partie la plus basse de cette zone du continent. 11 formerait 
une immense cuvette dans laquelle s’amasseraient en grande partie 











DAVID LIVINGSTONE. 4043 


les eaux de |’Afrique centrale. Il paratt en effet qu’un grand nombre 
de riviéres s’y jettent avec un courant rapide, notamment le Chary. 
Cette riviére ne serait point, comme on le croyait jusqu’a présent, 
un affluent du lac Tchad. Elle en sortirait, au contraire, et condui- 
rait ses eaux dans cette mer intérieure. Said-Mohammed croit pou- 
voir affirmer le fait. H le tient, dit-il, d’un autre scheik sénégalais de 
ses amis qui aurait suivi la rivi¢re d’un lae 4 J’autre. Quant aux 
cours d'eau qui sortiraient de cette mer intérieure, on manque de 
renseignements certains. Le scheik a entendu parler, mais trés-va- 
guement, de deux riviéres qui s’en échapperaient et se dirigeraient 
ensuite vers l’est avec un courant trés-faible. Il ne mentionne le fait 
que sous toutes réserves. Ce grand lac porte dans le pays le nom de 
Djoliba, et ce nom se rapproche singuliérement de celui de Liba, 
que porte un pelit lac jeté au hasard sur nos cartes, dans une région 
voisine. Ce dernier serait-il le Djoliba lui-méme dont les dimensions 
auraient été mal appréciées, ou simplement un de ses satellites ? On 
he peut que poser la question. Ii est méme indispensable que les 
autres renseignements, pour étre acceptés, soient vérifiés par des 
explorateurs européens ou du moins confirmés & nouveau. On a dit, 
il est vrai, que ce nom de Djoliba n’étant autre que celui du Niger, 
le scheik arabe.a voulu trés-probablement parler de ce grand fleuve. 
Mais la précision des détails dans lesquels il est entré ne permet 
guére d’admettre la possibilité d’une pareille confusion. D’atlleurs it 
n’est pas le seul qui.ait signalé l’existence de ce grand lac central. 
Les nombreux voyageurs qui, au seiziéme siécle, ont pénétré dans 
ces contrées en avaient déja parlé. On le trouve méme indiqué sur 
les cartes de l’époque. Déja trés-intéressantes par elles-miémes, ces 
informations le deviennent encore plus quand on les rapproche de 
celles qui viennent d’étre recueillies dans des régions voisines. Nous 
le verrons plus loin lorsque nous arriverons aux derniéres décou-~ 
vertes de Livingstone. 


VII 


Un seul nom résume toutes les grandes explorations qui ont été 
faites 4 notre époque dans l'intérieur de VAfrique en s’élevant des 
régions australes vers la zone équatoriale : celui de David Living- 
stone. Depuis trente ans, l’intrépide voyageur n'est pas sorti pour 
ainsi dire de cette'partie du continent. Ila parcouru, dans ses direc- 
tions principales, l'immense triangle que forme l'Afrique australe du 
cap de Bonne-Espérance a l’équateur. Aprés étre parti du sommet 
méme de ce triangle, et de sa partie la plus méridionale, la ville du 





1024 DAVID LIVINGSTONE. 


Cap, il se trouve aujourd’hus dans les contrées équatoriales naguére 
yisitées par Burton et Speke; il y poursuit, avec une obstination hé- 
roique, la solution des problémes laissés'indécis par ces deux grands 
explorateurs. 7 , 

David Livingstone est né a [Blantyr, en Ecosse, vers 1845. Simple 
ouvrier dans une filature de coton, ot il était entré 4 l’'Age de dix 
ans, il continua seul les études & petne ébauchées de son enfance; 
il les poussa si loin qu’a vingt-quatre ans, il obtenait le dipléme 
de docteur en médecine. Quelque temps aprés, en 1840, il partait 
pour le Cap en qualité de missionnaire et, pour ses débuts, il fondait 
un établissement religieux au dela des limites de la colonie anglaise, 
dans l'intérieur des terres. Ses oceupations apostoliques et l'étude 
de la langue et des mceurs des indigénes le retinrent & son poste 
pendant plusieurs années. Mais une sécheresse exceptionnelle et di- 
vers autres accidents ayant fait péricliter Pétablissement, il s'avanga 
de nouveau dans !’intérieur des terres afin d’y chercher une situation 
plus favorable. {1 échoua dans cette recherche. Mais les pays qu'il 
avait parcourus étaient si loin de répondre & )'idée qu’on s’en faisait 
alors, les renseignements recueillis chemin faisant promettaient de 
si beaux résultats uu voyageur qui oserait s’aventurer dans cette 
région, qu’il ne résista pas 4 la tentation. ll était d’ailleurs en droit 
d’espérer que le missionnaire ne serait pas moins heureux que l’ex- 
plorateur et dés lors il se consacra tout entier 4 cette tache nouvelle. 

Une premiére excursion, en 1849, lui avait fait découvrir entre le 
22¢ et le 20° degré de latitude S. le lac N’gami et les salines ou chott 
Nchocotsa et Ntoué-Ntoué. Un autre voyage, qui devait durer pres de 
cing ans, le conduisit d’abord sur les rives du Zambéze, entre le 15° 
et le 17° degré de latitude S. Le Zambéze est le fleuve le plus consi- 
dérable de l'Afrique australe. Sa source, encore inconnue, parait se 
trouver dans la zone équatoriale, au sud-ouest de ia région des lacs, 
et il est trés-probablement engendré par les massifs alpestres de cette 
partie de l'Afrique. Il couled’abord du nord au sud, au centre méme 
du continent, puis faisant un coude vers I’est 41’endroit ot Living- 
stone venait de l’atteindre, il suit désormais cette direction et débou- 
che dans I’océan Indien, entre le 19° et le 18° degré de latitude S., 
en face méme de l’ile de Madagascar. A cette époque, on n’en con- 
naissait guére que la partie basse. Les cartes donnaient de son cours 
supérieur les tracés les plus contradictoires. Le fait seul de l'avoir 
atteint en un point aussi éloigné de son embouchure éfait donc un 
résultat d’une haute valeur, car il fixait sa situation & l’intérieur 
du continent, il donnait une idége de son étendue. Livingstone ne 
se contenta pas de cette premiére découverte. Il remonta le Zam- 
béze en se dirigeant vers le nord-est et constata qu’un ‘peu plus haut 





DAVID LIVINGSTONE, 1045 


il est formé par deux branches : l'une venant du Nord et appelée 
Liambaie par les habitants du pays, parait étre le corps méme du 
fleuve; l'autre, la Liba, descend du nord-ouest et n’est qu’un affluent. 
Puis, cdtoyant cette derniére, il atteignit le lac Dilolo, et reconnut 
que dans la vaste plaine ot il est situé s’opére d'une facon presque 
insensible Ja séparation des eaux qui, au nord, descendent vers le 
bassin du Zaire ou Congo, et au Sud vers celui du Zambéze. Enfin, 
en mai 1854, il atteignit la colonie portugaise de Saint-Paul-de- 
Loanda,. sur les bords de )’Atlantique, et.il s’y reposa pendant quel- 
que temps de ses fatigues, mais pour se préparer 4 un nouveau 
voyage. Reprenant a ronte qu’il avait déja suivie, il revint 4 Linyanti, 
son point de départ sur les bords du Zambéze, puis, de cet endroit, il 
descendit le cours dufleuve jusqu’’ son embouchure. En juillet 1856, 
il arrivait 4 Quilimane, un des comptoirs portugais de la céte du 
Mozambique, ayant traversé |’Afrique australe de l’ouest a l’est, et 
pendant tout ce trajet ayant parcouru des contrées tolalement inex- 
plorées, sauf dans le voisinage des cétes. 

La lacune qu'il venait de combler était immense. En suivant le 
Zambéze depuis son confluent avec la Liba jusqu’a l’océan Indien, 
il avait fixé, sur toute cette étendue, la situation de l’embouchure 
des affluents. 11 avait reconnu le cours de la Liba et la ligne de par- 
tage des eaux entre les bassins du Zambéze et du Zaire. Ce qui était 
plus important encore, et bien plus inattendu, car son voyage était 
la premiére grande exploration dans I'intérieur de cette partie du 
continent, il avait démontré que le plateau central de l’Afrique, dans 
la zone australe, n’est point, comme on l’avait supposé, un désert 
aride et inhabitable. Presque partout ce plateau forme une contrée 
d’une admirable fertilité, arrosée par de nombreux cours d’eau et 
occupée par une population nombreuse, avec laquelle il serait possible 
Je se créer des relations qui ouvriraient un champ immense au com- 
merce et & l’activité des nations civilisées. Cette derniére considéra- 
ion frappa vivement le gouvernement anglais, lorsque Livingstone, 
1 son retour en Angleterre, exposa les résultats de son exploration. 
Jn s’empressa de lui fournir les moyens d’entreprendre un nouveau 
‘oyage. On le chargea, en méme temps, d’étudier avec soin les res- 
ources minérales et agricoles du pays et d’encourager les habitants 

la culture du sol, en les instruisant des avantages qu’ils retire- 
aient d’échanges réguliers avec l’Angleterre. 

Ce nouveau voyage dura six années entiéres, de 1856 4 4864: Bien 
u’il ait été accompli avec des ressources beaucoup plus larges 
ue le précédent, il a été loin d’étre aussi fécond pour la science. 
e mombreux contre-temps et les obstacles sans nombre que susci- 
1it au docteur la jalousie des Portugais vinrent a plusieurs reprises 


1016 DAVID LIVINGSTONE. 


contrecarrer ses plans. Il eut, en outre, 4 lutter contre la haine des 
marchands d’esclaves, qu’il dénongait. ouvertement et dont il osa 
méme une fois délivrer les prisonniers. Il exécuta cependant plu- 
sieurs explorations intéressantes. Il remonta le cours du Zambéze de 
son embouchure 4 Linyanti, et étudia le pays avec plus d’attention 
qu’il n’avait pu le faire dans son précédent voyage. fl donna le pre- 
mier un tracé fidéle du delta de ce ‘grand fleuve. Il pénétra assez 
profondément dans la Rouvouma, riviére qui débouche dans l’océan 
Indien au nord du Zambéze, vers le 10° degré de latitude S., c'est- 
-dire 4 moins de 5 degrés au-dessous de Zanzibar. A force de s’élever 
vers l’équateur, il approchait insensiblement des contrées que par- 
couraient alors Burton, Speke et Grant. Enfin en remontant ia Chiré, 
affluent du Zambéze, dont l’embouchure est située un peu au-dessus 
du delta du fleuve il parvint dans un lac fort important, le Nyassa des 
Maravis. La partie septentrionale ‘de cette nappe d’eau se trouve & 
peu prés sous la méme latitude que l’embouchure de la Rouvouma, 
et 4 5 degrés au sud-est du méridien du Tanganyika. Ce fut le résultat 
le plus important de son voyage. Non-seulement il ouvrait, par cette 
découverte, une contrée nouvelle et trés-fertile au commerce euro- 
péen, mais, en explorant la rive occidentale, il constata un fait d’une 
importance capitale pour la-géographie physique de cette région de 
l'Afrique, 4 savoir que les eaux descendant des hauteurs qui bordent 
la vallée du lac prennent trois directions: principales : celle de l'est, 
qui les conduit vers le Nyassa des Maravis; — celle du sud-ouest, par 
laquelle elles gagnent les affluents septentrionaux du Zambéze; — 
enfin celle du nord-ouest qui les emméne du cété du lac Tanganyika. 
Les Arabes et les indigénes prétendaient méme qu'il existait, dans 
ce dernier sens, une suite ininterrompue et fort importante de lacs 
et de riviéres qui finalement débouchaient dans la pointe méridio- 
nale du Tanganyika. Livingstone ne put vérifier ces dires. Il lui fat 
méme impossible d’atteindye la pointe septentrionale du Nyassa des 
Maravis. Mais les données qu’il avait recueillies dans cette excursion 
ne devaient pas étre perdues. Elles ont servi de base au voyage qu'il 
exécute actuellement. 

Cependant ses excursions dans le bassin du haut Zambéze et sur- 
tout l’exploration du Nyassa des Maravis avaient excité une vive 
émotion dans les colonies portugaises et 4 Lisbonne méme. Les Por- 
tugais ont découvert cette région de l'Afrique australe au seiziéme 
siécle. Ils y sont établis depuis cette époque tant sur les bords de 
Atlantique que sur ceux de l’océan Indien, et bien que leur domi- 
nation, fort déchue, ne s’étende plus qu’éa une faible distance des 
cétes, ils revendiquent la possession exclusive de cette zone du con- 
tinent. Ils n’avaient pas vu, sans crainte, Livingstone pénétrer dans 








DAVED LIVINGSTONE. 4017 


ces contrées avec l'intention 4 peine dissimulée de les ouvrir a Il’in- 
fluence anglaise; ils étaient fort irrités de ses révélations sur le com- 
merce clandestin d’esclaves qui s’effectue dans leurs comptvirs avec 
la-connivence des autorifés. Leur orgueil surtout s’indignait de voir 
un étranger présentér comme des découvertes ses excursions dans 
un pays qu’ils occupent depuis plus de deux siécles. Le comte Sa da 
Bandiera, qui a été successivement président du conseil des colonies 
et ministre de la guerre, prétendit démontrer que depuis fort long- 
temps on possédait & Lisbonne des renseignements trés-élendus sur 
les pays parcourus par le voyageur anglais, et que des raisons poli- 
tigues en avaient seules empéché la publication. Dans un mémoire ° 
qui est, du reste, fort intéressant, ayant été composé avec des maté- 
riaux tirés des archives, if prouva, ce qu'on savait déja, qu’au sei- 
ziéme siécle les explorateurs portugais avaient recueilli de nombreux 
renseignements sur ces régions, notamment sur le Zambéze infé- 
rieur. Mais il ressort de sa publication méme que ces renseignements 
n’avaient ni la riguear ni la précision nécessaires pour permettre 
de donner un tracé, méme approximatif, de cette partie du con- 
tinent. Cela est si vrai, que les géographes du dix-huiti¢me siécle, 
désespérant d’élucider ces vagues et confuses indications, prirent le 
parti de les effacer de leurs cartes. Ce qu'aurait pu ajouter M. Sa da 
Bandeira, c'est que beaucoup de découvertes faites par les grands 
navigateurs du seiziéme siécle et par les jésuites, qui ont pénétré 
fort avant dans le pays, avaient été perdues par l’ignorance ou l’in- 
curie de leurs successeurs. Mais cela n’enléve rien au mérite de 
Livingstone qui a, sinon visité le premier, du moins relrouvé d’im- 
menses territoires sur lesquels on ne possédait plus aucune notion 
digne de foi. Il achéve 4 présent de les reconnattre, avons-nous dit, 
et cette reconnaissance |’a conduit dans la zone équatoriale, sur les 
bords mémes des grands lacs. 

Mais avant de l’y suivre, il nous reste a dire quelques mots de la 
partie de cetle zone dont P’Atlantique baigne les eétes. Assez bien 
explorée dans sa bande maritime, elle est, au dela, trés-peu connue. 
Cependant elle est arrosée par des fleuves considérables qu'il serait 
d’autant plus important de reconnaftre que leurs sources ne sont 
peut-étre pas éloignées des lacs découverts par Burton, Speke et 
Baker, ni sans liaison avec eux. Les plus considérables de ces fleuves 
sont, du sud au nord : le Zaire ou Congo, dont le bassin est limi- 
trophe de celui du Zambéze et qui se trouve sous la Jatitude du lac 
Fanganyika, ce qui avait fait émetire l’hypothése qu’il avait ce lac 
,our origine; — l’Ogowai ou Ogooué, l'un des plus considérables, 
Zont les embouchures sont situées sous l’équateur, par conséquent 
. la méme hauteur que l’Albert et le Victoria-Nyanza; — enfin le 

25 Sevreumns 1872. 69 


1018 DAVID LIVINGSTONE. 


Niger, qui débouche au fond du golfe de Guinée, sous le 5* degré de 
latitude N. Le Niger est connu par des explorations nombreuses. 
On sait qu’il prend naissance dans un massif alpestre de la chaine cd- 
tigre, a ’extrémité la plus occidentale du continent, vers le 10° degné 
de latitude N. et qu’aprés avoir décrit vers le nord-est un immense are 
de cercle, il vient se jeter dans I’Atlantique au point que nous avons 
indiqué. ll forme d’ailleurs un bassin tout spécial, et comme il est 
situé presque entiérement en dehors des limites que nous nous 
sommes tracées, nous n’avons point 4 nous en occuper. Mais un de 
ses affluents orientaux, la Tchadda ou Bénué, qui coule de l’est a 
l’ouest entre les 5° et 10° degrés de latitude N., et dont les sources 
sont encore inconnues, provient trés-probablement de la méme 
chatne montagneuse que l’Ogowai et le Zaire, bien que sans doute 
du versant opposé. Enfin un grand lac situé & l’est du bassin du 
Niger et au nord de la Bénué, entre le 11° et le 44° degré de longi- 
tude E. et le 13° et le 15° degré de latitude N., le lac Tchad s’y rat- 
tache également par le Chary, que cette riviére soit son affluent 
principal, comme on I’avait cru jusqu’a ce jour, ou qu'elle conduise 
ses eaux dans le lac Djoliba, ainsi que le rapporte M. de Bizemont. 
Le docteur Barth, l’explorateur le mieux renseigné de ce réservoir, 
a signalé au-dessus de la région du Gabon et de ?Ogowai, dans la 
région méme des sources de la Bénué, l’existence de hautes monta- 
gnes qui doivent jouer un grand rdéle dans le partage des eaux entre 
les bassins de ces différents fleuves et riviéres. 

Il existe donc des deux cétés de l’équateur une immense région 
inconnue, limitée 4 Vest par le lac Tanganyika et les montagnes sur 
le versant septentrional desquelles s’étend |’ Albert-Nyanza; & l’ouest, 
par une ligne partant des sources présumées de la Bénué, et qui 
descend vers le sud en coupant, a une distance plus ou moins grande 
de leur embouchure, l'Ogowai et le Zaire. Cette contrée est une des 
plus intéressantes de l'Afrique, car elle renferme, outre les sources 
des grands cours d’eau que nous venons de nommer, celles du Zam- 
béze, peut-ctre celles du Nil. Cependant elle est vierge encore de 
toute exploration. A peu de chose prés, ce que nous en connaissons 
se borne aux renseignements recueillis 4 Khartoum par M. de Bize- 
mont. Ce serait, nous l’avons dit, a l’ouest de cette région, sous Ia 
longitude du lac Tchad mais plus au sud, et a la hauteur environ 
des bouches du Niger que serait situé le lac Djoliba. Les reconnais- 
sances qui ont été faites sur le Zaire, celles plus récentes exécutées 
par notre marine et divers voyageurs sur l’Ogowai, sont assurément 
d'un vif intérét ; mais elles ont été circonscrifes dans un cercle res- 
treint. Aucune grande expédition n’est partie de la céte occidentale 
pour l’intérieur. On comprend, du reste, que les voyageurs ne se 








DAVID LIVINGSTONE. 1019 


soient pas encore portés dans cette direction. La région des grands 
lacs, dont il importe avant tout d’achever !’exploration, est située au 
tiers oriental de la largeur du continent, c’est-d-dire & une distance 
deux fois moindre de locéan Indien que de I’Atlantique. Il est donc 
tout naturel que les voyageurs, pour s’y rendre, choisissent la route 
de l'Est, comme Livingstone, ou remontent la vallée du Nil, ainsi 
que l’essaye actuellement M. Baker. 


VIII 


Dans son expédition actuelle, qui est son troisitme voyage dans 
Vintérieur de PAfrique,{Livingstone se proposait trois ‘buts princi- 
paux : d'abord d’achever |’exploration du Nyassa des Maravis dont il 
n’avait pu,f{précédemment, atteindre |’extrémité septentrionale. Puis 
de partir de ce dernier point et de remonter vers le Tanganyika en 
suivant le cours de la Loapula,‘cette grande riviére qui coulait, di- 
sait-on, dans la direction du Jac de Burton en formant trois lacs sur 
son parcours. Enfin, de visiter les parties encore inconnues du Tan- 
ganyika et de rechercher quels étaient les rapports hydrographiques 
de ce lac, tant avec la Loapula qu’avec |’Albert-Nyanza. 

Parti d’Angleterre en 1865, Livingstone arrivait, en 1866, sur la 
cote orientale de PAfrique 4 l’embouchure de la Rouvouma, riviére 
située, nous l’avons dit, 4 environ 4 degrés au sud de Zanzibar. Il 
avait le dessein deremonter cette riviére le plus loin possible, et de 
gagner ensuite la pointe septentrionale du Nyassa des Maravis, la- 
quelle se trouve,a peu prés sous la méme latitude. Il se mit en route, 
accompagné d'une escorte nombreuse, et on le croyail déja sur les 
bords du lac, lorsqu’en décembre 1866 un partie de ses hommes, 
des insulaires de Johanna, l’une des Comores, arrivérent 4 Zanzibar, 
apportant la nouvelle de sa mort. Ils racontaient que Livingstone, 
surpris en avant de son escorte par une bande de Mazitous, tribu 
fort redoutée des habitants du pays, avait élé tué d'un coup de 
hache avant qu’ils pussent lui porter secours. Ils ’avaient eux-mémes 
enterré, disaient-ils, prés d’un endroit appelé Mapounda et situé a 
quelque distance de l’extrémité septentrionale du lac. 

Malgré certaines contradictions qui furent relevées, ce récit était 
tellement circonstancié et vraisemblable qu’on y ajouta foi. Divers 
rapports recueillis sur la céte orientale ne tardérent pas d’ailleurs & 
Je confirmer. Bien que des doutes subsistassent encore dans l’esprit 
de beaucoup de personnes, comme on ne recevait aucune nouvelle 
du docteur, on résolut d’agir. Une expédition de recherche fut rapi- 


4020 DAVID LIVINGSTONE. 


dement organisée en Angleterre et placée sous la direction de 
M. Young, qui avait déja voyagé dans |’Afrique australe. Elle gagna, 
par la voie du Cap, l'embouchure du Zambéze et remonta par la 
riviére Chiré jusqu’au Nyassa des Maravis, od elle pénétra le 6 sep- 
tembre 1867. 

Avant méme d’arriver au lac, elle avait recueilli des preuves de la 
fausselé du récit des Johannais. Elle en rassembla de si convain- 
cantes lorsqu’elle y fut entrée, qu’elle reprit aussitét- le chemin de 
l’Angleterre. Déja des nouvelles rassurantes y étaient arrivées par la 
voie de Zanzibar, et bientdt elles furent confirmées de la facon la 
~ plus décisive par des lettres de Livingstone lui-méme. Tout ce qu'il 
y avait de vrai dans le récit des Johannais, c’est qu’ils avaient eu si 
grand peur de rencontrer les Mazitous qu'ils avaient abandonné le 
docteur. C’était pour justifier leur retour qu’ils avaient inventé 
l'histoire de son assassinat. 

Livingstone, du reste, paraissait trés-satisfait d’en étre délivré. 
Déja, par leur pusillanimilé, ils l’avaient obligé 4 modifier son itiné- 
raire. Craignant, s'il contournait l’extrémité septentrionale du Nyassa, 
d’en étre abandonné a la premiére apparence de danger, il était des- 
cendu vers le sud, dans lintention de traverser le lac a sa partie 
centrale. Mais n’ayant pu se procurer de barques, il avait poursuivi 
sa route et contourné la pointe sud du Nyassa, afin de gagner, par 
la rive occidentale, les sources de la Loapula. C’était 4 l'extrémité 
méridionale du lac que les Johannais l’avaient abandonné, sur la 
simple annonce de l’approche des Mazitous. Mais, sauf cette mésa- 
venture, son voyage s’était effectué heureusement. Ses lettres da- 
tées du 1°° et du 2 février 1867, et arrivées quinze mois plus tard 
en Angleterre (mai 1868) étaient écrites du lac Bemba. 1] n’avait pu 
reconnaitre les limites seplentrionales du Nyassa des Maravis, ayant 
été contraint de s’écarter de la rive. Mais, ce qui était beaucoup 
plus important, il élait arrivé sur les bords de la grande riviére qui 
se dirige vers le lac Tanganyika, et il s’apprétait & en descendre le 
cours. 

Une année s’écoula ensuite sans qu'il donnat signe de vie. On 
commencait 4 s'inquiéter de nouveau, lorsque des nouvelles furent 
apportées 4 Zanzibar par un marchand arabe et bientét confirmées 
par des lettres de Livingstone, dont la derniére portait la date du 
414 décembre 1867. Enfin une autre missive, celle-la fort détaillée 
et écrite du lac de Bangweolo, en juillet 1868, permit de pleinement 
apprécier la valeur des-découvertes déja faites par l'illustre voyageur, 
et surtout de celles qu’elles laissaient entrevoir. 

Aprés avoir remonté la vallée de la Loangoua, affluent du Zam- 
béze, et étre arrivé a l’ouest de la partie septentrionale du Nyassa 








DAVID LIVINGSTONE. 1024 


des Maravis, 4 la hauteur of, dans son second voyage, il avait été 
contraint de revenir sur ses pas, il s’était dirigé vers le nord-ouest. 
Cest en descendant la série de lacs et de riviéres qui coulent dans 
cette direction qu'il a fait les découvertes dont nous allons donner 
une idée sommaire. Bien que cette contrée ait été visitée par les 
Portugais et que les marchands arabes la parcourent incessamment, 
nous ne possédions encore aucune indication certaine sur sa consti- 
tution physique. Les renseignements recueillis étaient loin surtout 
de faire pressentir toute son importance. 

En quittant la vallée de la Loangoua, Livingstone franchit des 
hauteurs qu’il prit d’abord pour une énorme masse montagneuse. 
Elles n’étaient, en réalité, que le versant méridional d’un immense 
plateau dont l’élévation au-dessus de la mer varie de 3,000 4 6,000 
pieds. Ces hautes terres, situées au sud du lac Tanganyika et au nord- 
ouest du Nyassa des Maravis, forment un quadrilatére d’environ 
350 milles de cété, dont la surface, plus ou moins ondulée, est 
parfois couronnée de véritables pics montagneux. Le sol, couvert de 
foréts, est riche et bien arrosé, le climat froid pour VAfrique. Ge 
plateau, dont la hauteur ne descend pas au-dessous de 3,000 pieds, 
s’incline vers le nord et louest; il déverse ses eaux dans ces direc- 
tions par des vallées of sont situées des lacs et des riviéres consi- 
dérables. 

Sur la pente de l’ouest se trouve le pays d'Usango, contrée acci- 
dentée qui forme le versant oriental d’une grande vallée dont |’élé- 
vation au-dessus de la mer reste cependant considérable, et dont le 
versant occidental s’appuie 4 ce qu’on appelle les montagnes de Kone. 
Cette vallée a son origine vers les 12° et 14° degrés de latitude sud, 
4 la hauteur de la partie septentrionale du Nyassa des Maravis, mais 
4 l’ouest de ce lac. Elle rassemble la partie Ja plus importante des 
eaux de cette région, et les conduit vers le nord-ouest, oti elles for- 
ment la riviére Chambéze, qu’il ne faut pas confondre avec le Zam- 
béze. Cette riviére est la téte de ce grand cours d'eau, mentionné par 
les Arabes, et qui s’écoule dans la direction du Tanganyika, mais 
plus 4 J’ouest, en traversant toute une série de lacs. 

A l’ouest de cette vallée, et par conséquent des montagnes de 
Kone, se retrouve la partie haute du bassin du Zambéze, celle qui 
est orientée du nord au sud. Ce grand fleuve y prend, dit-on, sa 
source sous le nom de Jambéji. Enfin sous la méme latitude, mais 
plus 4 louest encore, est placée lorigine d’une riviére trés-volumi- 
neuse, le Kassabi, qui coule du sud au nord, vers une destination 
encore inconnue. Ladislas Magyar, voyageur hongrois qui s'est ap- 
proché de cette contrée en partant des cétes de l’Atlantique, pense, 
d’aprés les rapports des indigénes, que le Kassabi s’incline vers 


1022 . DAVID LIVINGSTONE 


Vest: On s'est méme appuyé sur son opinion pour rattacher cette 
riviére au systéme du Chambéze. D’autres renseignements lui don- 
nent au contraire une direction occidentale; ils le présentent comme 
un des principaux affluents du Zaire ou Congo. 

Au nord-est du vaste plateau qui limite la vallée du Chambéze, 
sur l’autre versant, et par suite, en un point plus rapproché de 
l’équateur, se trouve le lac Liemba. Ce lac se termine, vers le nord- 
nord-ouest, en un détroit qui a l’apparence d'une riviére de 2 milles 
de large, et qui tombe, dit-on, dans le Tanganyika. Livingstone a pu 
depuis Jors vérifier le fait. Le Liemba n’a qu'une médiocre étendue : 
de 35 4 40 milles de longueur, sur 18 ou 20 de largeur. Mais il est 
d’une beauté remarquable, ses bords escarpés étant du haut en bas 
couverts d’arbres et d’une épaisse végétation. Il est alimenté par un 
grand nombre de ruisseaux poissonneux et par quatre grandes n- 
viéres assez importantes, puisque l'une d’entre elles, ef non la plus 
considérable, le Lofu, mesure 294 pieds 4 50 milles en amont de son 
embouchure. . 

C'est sur la vallée du Chambéze, et sur le cours de cette grande 
riviére, qu'ont principalement porté les recherches de Livingstone. 
Les constatations qu’il a faites, les renseignements qu’il a recueillis, 
s'ils ne sont pas encore complets ni décisifs, sont cependant da 
plus vif inlérét, car ils nous font toucher pour ainsi dire a la solution 
de la grande question du parlage des eaux dans cette contrée de 
l'Afrique équatoriale. 

A une distance voisine de sa source, le Chambéze est déja trés- 
volumineux. Livingstone l’a traversé par 10°34’ de latitude sud, ainsi 
que plusieurs de ses tributaires venant du nord et du sud. Ces 
derniers étaient, dit-il, aussi forts que I'Isis 4 Oxford, mais plus ra- 
pides et plus profonds. Le premier lac que rencontre le Chambéze 
est le Bangweolo, la plus étendue des nappes d’eau qu'il traverse. 
Il en ressort sous le nom de Loapula. Se dirigeant alors vers le 
nord, il passe dans le voisinage de la ville de Cazembé, au-dessus 
de laquelle il se déverse dans le lac Moéro, réservoir moins considé- 
rable que le précédent'. En s’échappant de lextrémité septentrio- 
nale du Moéro par une fissure des montagnes de Rua, il prend le nom 
de Lualaba, et se dirige ensuite vers le nord-ouest, 4 travers des pays 
situés 4 l’ouest du Tanganyika, od il forme ]’Ulengé. Livingstone ne 
Pavait alors suivi que jusqu’a sa sortie du Moéro et de la gorge ot il 
perce les montagnes de Rua. Mais il était persuadé que le fleuve, méme 


f4 Dans sa partie septentrionale, dit Livingstone, le Moéro est large de 204 & 


Sapte Mais, plus au sud, il a au moins 50 milles de largeur, et sa longueur et 
e50. — 





DAVID LIVINGSTONE. 1023 


avant d’avoir été grossi par les eaux du Sofunso et du Soburi, deux 
affluents considérables qu'il recoit en aval, était assez fort déja pour 
former I'Ulengé. Ce dernier élait, croyait-il, ou un grand lac maréca- 
geux semé d'iles nombreuses, ou une sorte de Pundjab résultant de 
la division du fleuve en plusieurs branches plus ou moins paralléles. 
Enfin ces branches se réuniraient toutes pour se jeter un peu plus 
om dans la Lufira, riviére trés-volumineuse qui, par des tribu- 
taires nombreux, recoit les eaux du versant occidental de la grande 
vallée. Livingstone n’a pas vu la Lufira; mais on lui en a montré 
la direction 4 l’ouest du 11° degré de latitude sud, et on lui a as- 
suré quelle n’était jamais guéable. Il est vrai que ces renseigne- 
ments, il les tenait, non des Arabes, mais des indigénes. Ces derniers 
d’ailleurs n’ étaient pas d’accord sur la direction finale de cette riviére. 
Suivant les uns, elle se jetait au nord-nord-ouest, dans le lac Cho- 
wambé, que Livingstone suppose étre l’Albert-Nyanza. Suivant les 
autres, elle tombait dans le Tanganyika, 4 Uvira, c’est-a-dire au 
nord-ouest de ce lac, 4 quelque distance au-dessous du point ou 
Burton s’est arrélé dans sa reconnaissance de la céte occidentale. 
Puis le Tanganyika, aprés avoir été grossi par cet énorme volume 
d'eaux, se déversait ensuite dans PAlbert-Nyanza par une riviére 
appelée Loanda. 

Ce n’est pas sans souffrances ni sans épreuves de toute sorte que 
Pillustre voyageur avait réussi a traverser une partie de cette vaste 
contrée. Aprés avoir pénétré dans la grande vallée du Chambéze et 
reconnu la partie supérieure de cette riviére, il s' était engagé dans le 
bassin du Liemba. Le 2 avril 41867, il découvrit ce lac, et son 
intention était d’abord de suivre le bras qui se prolonge en riviére et 
se déverse, dit-on, dans le Tanganyika. Mais, arrété par une guerre 
qui venait d’éclater entre un chef indigéne et une troupe de mar- 
chands d'ivoire venus de Zanzibar, il entreprit une marche de 150 mil- 
les vers le sud d'abord, puis dans la direction des régions occiden- 
tales. ll voulait, par ce détour, dépasser le thédtre de la guerre et 
s’ayancer jusque dans les pays situés 4 l’ouest du Tanganyika. La ren- 
contre de la troupe arabe 4 une distance de 80 ‘milles le fit changer 
de dessein. Le chef de cette troupe lui ayant appris qu’il négociait la 
paix, et l’ayant d’ailleurs ravitaillé avec beaucoup d’empressement 
et de sollicitude, Livingstone résolut d’attendre. Les négociations 
toutefois se prolongérent pendant trois mois et demi avant d’abou- 
tir. Mais il put alors s’avancer jusqu’au lac Moéro. Il l’atteignit le 
8 septembre 1867. Remontant ensuite le bord oriental de ce lac, il 
arriva 4 Cazembé, cette ville qui a recu trois fois la visite des Portu- 
gais, et qui est fréquentée par les marchands arabes de Zanzibar. Ca- 
zembé est située sur le bord nord-est d’un petit lac nommé Mofwé, 





1024 DAVID LIVINGSTONE. 


long de prés de 4 milles et large de 2 ou 3, mais n’ayant de com- 
munication ni avec la Loapula, ni avec le Moéro. Livingstone séjourna 
quarante jours dans cette ville, et il. aurait pu dés lors s’avancer jus- 
qu’au lac Bangweolo. Mais la région ot ce lac est situé est extréme- 
ment insalubre. La saison des pluies avait d’ailleurs commencé, et 
Livingstone, ne possédant plus un grain de médicaments, ne jugea 
pas prudent de s’exposer a des fiévres qu’il n’aurait pu combattre. Il 
fit route vers le nord, dans la direetion d’Ujiji, cette ville riveraine 
du Tanganyika, ot Burton et Speke ont longtemps séjourné, et ot 
des marchandises et des lettres devaient |’attendre. A treize jours de 
marche du Tanganyika il fut encore une fois arrété. Les eaux cou- 
vraient le pays dans le voisinage du lac, et une troupe d’indigénes 
qui en arrivait lui apprit que toute la région était tellement sub- 
mergée qu’elle avait dd marcher dans ]’eau jusqu’a la hauteur de la 
cuisse ou de la ceinture, et sur une grande étendue ou il était fort 
difficile de trouver des endroits secs pour dormir. Cetle inondation 
dura jusqu’aux mois de mai et de juin. Aprés avoir altendu quelque 
temps, Livingstone, de guerre lasse, reprit le chemin de Cazembé. 
Voici, du reste, en quels termes il rend compte des fatigues qa’il eut 
4 endurer pendant le retour : 

« Cetle inondation ressemble en petit @ celle du Nil dans son cours 
inférieur. J’avais & traverser deux ruisseaux tributaires de \extré- 
mité septentrionale du lac Moéro. La largeur de l'un était de 30 yards, 
et celle de l'autre de 40, aux ponts qui les franchissent. Je dus tra 
verser sur les deux rives des terrains inondés 4 un quart de mille 
pour !’un, et pour l'autre 4 un demi-mille. L’un d’ewx, le Luo, avait 
en outre submergé, parallélement au lac Moéro, une plaine od l'eau 
s’élevait, la plupart du temps, jusqu’au genou et méme au-dessus de 
l’estomac. La boue noire de cette plaine se cachait sous des herbes 
dont la hauteur dépassait nos tétes. Elle était sillonnée par un sea- 
tier ot le passage de nombreux voyageurs avait creusé de profondes 
orniéres. Nous glissions et tombions parfois dans la boue molle de 
ces fondriéres d’ot nos pieds, enfoncés jusqu’a la cheville, soule- 
vaieul par centaines des bulles de gaz dont explosion dégageait ume 
puanteur horrible. Nous edmes 4 affronter pendant quatre heures 
cette succession de gués et d’orniéres, et le dernier mille fut le plus 
difficile 4 franchir. Enfin nous eimes te bonheur d’en sortir et d’at- 
teindre la gréve sablonneuse du lac Moéro, dans les eaux tiédes et 
limpides duquel je pris un bain. En remontant ses bords, nous et 
mes d'abord a traverser quatre torrents ol: nous avions de |’eau jus- 
qu’a mi-cuisse, puis une riviére large de 80 yards, dont le déborde- 
ment sur la rive occidentale couvrait une étendue presque quadrv- 
ple. Les eaux étaient si profondes, que nous fimes obligés de rester 





DAVID LIVINGSTONE. 1025 


dans les canots jusqu’é 50 yards de la partie élevée du rivage. Plus 
loin, il fallut encore traverser quatre ruisseaux de 5 & 15 yards de 
largeur. L’un d’eux excite un intérét mélancolique : c’est sur ses 
bords que le pauvre Lacerda termina ses jours. J] était dans cette 
région le seul Portugais qui possédal quelques notions scientifiques. 
Mais la latitude qu’il assigne 4 Ja ville du Gazembé', sur le Ghungu, 
se trouvant en erreur de 50 milles, il est probable que lorsqu’il fit 
ceite derniére observation son esprit était déjé obscurci par la fié- 
vre; et pour qui-sait dans quel état de souffrance plonge cette ma- 
ladie, il est impossible, en relevant cette erreur, d’éprouver autre 
chose que de la compassion. 

« L’eau du Chungu s’élevait 4 la hauteur de l’estomac, et pour 
n’étre pas obligé de se jeter 4 la nage, il fallait le traverser sur la 
pointe des pieds. Ayant franchi tous ces ruisseaux aux basses et aux 
grandes eaux, j’ai pu y constater une différence de niveau de 15 a 
18 pouces, et ces eaux sont toujours limpides dans les ruisseaux per-. 
manents. L’état des riviéres et du pays me fit adopter l’habitude d’y 
voyager avec le bagage le plus exigu, n’emportant que les instru- 
ments les plus indispensables et, pour tout papier, deux livres de 
notes avec la Bible. Aussi ai-je élé obligé d’emprunter une feuille de 
papier 4 un Arabe qui faisait partie d’une caravane se rendant a la 
céte et que j'ai renconirée 4 l’improviste; et j’espére que, vu cette 
circonstance, vous excuserez la forme de cette dépéche‘. Quatre de 
mes serviteurs ont consenti & m’accompagner ici (au lac Bangweolo); 
les autres ont disparu sous divers prétextes. Le fait est qu’ils sont 
las de ces allées et venues sans fin, et moi aussi. Sans ma répugnance 
pour l’idée de céder‘aux obstacles avant d’avoir fait tous mes efforts 
pour les vaincre, je déserterais également. Je suis soutenu par l’es- 
pérance d’accomplir un acte ulile, en faisant connalitre au monde 
ces peuples et leur pays. Je crois, en propageant au milieu d’eux 
quelques notions d’un ordre supérieur, marcher d’accord avec les 
vues d'une Providence universelle 4 laquelle croient maintenant les 
étres les plus intelligents de notre race, et j’espére que mes efforts 
auront son approbation dans V’heureuse vie & venir. » 

On le voit par ces derniéres lignes, Livingstone, malgré Ja fati- 
gue et les contre-temps sans nombre contre lesquels il avait 4 lulter, 
n’avait pas perdu courage. Peu de temps sans doute aprés avoir écrit 
la lettre datée du lac Bangweolo (juillet 1868), et 4 laquelle nous 
avons i a les détails précédents, il essayait une troisiéme fois 


1 Ce mot de Cazembé est employé dans une double acception. Il s s applique a la 
fois 4 la ville et au titre du souverain du pays. 
* La lettre était adressée & lord Clarendon. 


1026 DAVID LIVINGSTONE. 


d’atteindre le Tanganyika. Cette tentative a été couronnée de succés. 
Le 30 mai 1869 il était 4 Ujiji, sur la rive orientale du lac. Il l’an- 
noncait par des lettres adressées & Zanzibar au docteur Kirk, et dont 
quelques-unes seulement sont arrivées 4 destination. Celles qui nous 
sont parvenues sont malheureusement trés-succinctes. Livingstone 
était sain et sauf; mais ses bagages avaient été pillés, et il avait fort 
4 se plaindre des Arabes trafiquants d’esclaves établis a Ujiji.: Aussi 
demandait-il des secours qui lui furent immédiatement envoyés. 0 
était d’ailleurs plus que jamais résolu a poursuivre, ayant été vive- 
ment frappé du nombre et de l’importance des riviéres qu'il avait 
rencontrées pendant ce dernier voyage. « Le volume d’eau qui coule 
4 partir du 12° degré de latitude sud est si considérable, écrivait-il, 
que je crois avoir eu affaire aux sources du Congo aussi bien qu’a 
celles du Nil.»ll pensait alors que ces eaux, qui descendent toutes du 
grand plateau qu'il a découvert, s’écoulaient par trois lignes de drai- 
nage. L’une, orientale, se déversant dans le lac Tanganyika; les 
deux autres, la centrale et l’occidentale, convergeraient dans un 
lac inexploré, situé 4 l’ouest et au sud-ouest du Tanganyika. 

Depuis cette date du 30 mai 41869, on ne recevait plus de lettres, 
ni méme de nouvelles directes de Livingstone. A plusieurs reprises 
toutefois, on avait obtenu des Arabes qui font le commerce entre la 
céte et le lac des informations assez précises. On sut d’abord qu’aprés 
céte occidentale du Tanganyika. Plus tard, le 8 mai 1874, on lut 
4 Ja Société de géographie de Londres des dépéches du docteur Kirk 
renfermant des nouvelles plus récentes. Elles annongaient que le 
410 novembre 1870 Livingstone se trouvait 4 l’ouest ou plus proba- 
blement au sud-ouest du Tanganyika, dans le pays Manema ou Ma- 
nyuema. L’Arabe, chargé par le docteur Kirk de ravitailler le voya- 
geur, prétendait avoir appris que Livingstone était en bonne santé, 
mais que précédemment il avait été malade, et que ses ressources 
étaient tellement épuisées qu’il ne pouvait ni poursuivre son voyage, 
ni revenir sur ses pas. Mais depuis cette époque on était absolument 
sans nouvelles. - 

Pendant toute cette période, du reste, les rapports entre Zanzibar 
et Ujiji avaient été trés-difficiles et trés-rares. Le choléra, puis les 
guerres des Arabes avec les indigénes avaient presque toujours in- 
terrompu les communications. On prit patience d’abord. On avait 
d’autant plus le droit d’attendre que la mort de Livingstone, plu- 
sieurs fois annoncée, avait toujours été démentie. Avec le temps, 
toutefois, Pinquiétude s’accrut. Aprés avoir parlé plusieurs fois 
d’envoyer une expédilion de recherche, on s’y décida. Mais tandis 
qu'on s’organisait 4 Londres, M. Stanley déja prenait les devants. Il 











DAVID LIVINGSTONE. 1027 


éfait arrivé 4 Zanzibar en décembre 41870. A la fin de février 1874, 
il partait de Bagamoyo. Bien qu'il suivit la route habituelle des cara- 
vanes, le voyage ne s’exécuta pas sans difficultés. Il était encore au 
mois d’aout arrété en chemin par les querelles des Arabes avec les 
indigénes. Ce ne fut que le 3 novembre 41874 qu’il put alteindre 
Ujiji. La se trouvait le docteur Livingstone. M. Stanley en avait été 
préveriu quelques jours auparavant. Le docteur lui-méme ne tarda 
pas & étre averti qu une caravane conduite par un Européen venait 
d’entrer dans la ville. [1 courut 4 sa rencontre. Ce qu’éprouvérent 
ces deux hommes en se trouvant en face l’un de l'autre, on doit faci- 
lement le pressentir. Devant les Arabes, pour ne pas déchoir dans 
leur estime, ils furent contraints de refouler leur émotion au fond 
de leur cceur. Mais quelques heures aprés, se trouvant enfin seuls, 
ils purent, 4 coeur ouvert, échanger leurs félicitations et se raconter 
leurs aventures. 

M. Stanley trouva le docteur trés-affaibli, trés-abattu surtout. Les 
Arabes n’avaient pas exagéré son déniment. Bien qu’a plusieurs 
reprises Je docteur Kirk lui ett envoyé des secours, comme ces mar- 
chandises avaient été confiées 4 des agents infidéles et choisis, parait- 
il, avec une incroyable légéreté, pas une seule fois il n’avait été 
ravitailié. A bout de ressources, ne pouvant ni poursuivre son voyage 
ni revenir 4 la céte, il commencait & perdre espoir et le décourage- 
ment, plus encore que la maladie, contribuait a l’abattre. 

Depuis lépoque ou il avait écrit & lord Clarendon les derniéres 
lettres qui nous étaient parvenues, il avait pu toutefois pénétrer a 
Pouest du lac Tanganyika, et il avait, dans une certaine mesure, 
complété ou rectifié les résultats de son exploration précédente. Nous 
avons vu qu’é cette époque il n’avait pu suivre la Lualaba que jus- 
qu’a sa sortie du lac Moéro et du lac ot il perce les montagnes de Rua. 

Un peu plus loin, Livingstone avait placé, d’aprés les dires des natu- 
rels, soit un grand lac marécageux semé d’iles nombreuses, soit une 
sorte de Pundjab qu'il désignait sous le nom d Ulengé. Ces dires étaient 
Inexacts. Ayant voulu suivre le Lualaba au dela des montagnes de 
Rua, Livingstone fut obligé d’abord de descendre une nouvelle ri- 
viére, le Luamo, qui prend sa source 4 gauche du lac Tanganyika, a 
peu prés en face d’Ujiji et qui coule dans la direction de l’ouest. Il 
ne put parvenir jusqu’au confluent, n’ayant osé s’exposer aux mau- 
vais traitements des naturels, alors en guerre avec les marchands 
arabes; mais il a constaté qu’un grand nombre de petites riviéres 
paralléles au Luamo, et, comme lui, prenant leur source a l’ouest du 
Tanganyika se jetlent dans la Lualaba. Quant 4 ce dernier fleuve, a 
sa sortie du Moéro, il fait un coude de 180 milles 4 ]’ouest aprés 
avoir formé un grand lac appelé Komolondo. Il est vrai que plus 


4028 DAVID LIVINGSTONE. 


loin Livingstone 1l’a vu de nouveau couler vers le nord, de sorte 
qu’on ne peut dire encore laquelle des deux directions il a adopté 
définitivement. Le docteur n’a pas réussi non plus 4 reconnaitre le 
point de jonclion du Lualaba et de la Lufira, cette grande riviére qui 
serait située a l’ouest de la grande vallée et que certains auteurs 
identifient avec le Kassalei. 

Livingstone, en consignant ces résultats dans ses derniéres dépé- 
ches, les fait suivre d’hypothéses qui ont été trés-vivement discutées 
et sur lesquelles nous reviendrons. Aprés avoir supposé successive- 
ment qu’il avait affaire aux sources du Nil, puis a celles du Congo, 
puis 4 l’origine de ces deux grands fleuves, il est aujourd hui revenu 
4 la premiére opinion. Seulement, d’aprés lui, ce ne serait pas par 
)’Albert-Nyanza que se ferait la jonction avec le Nil, mais par le Bahr- 
el-Gazal, beaucoup plus haut vers le nord, par conséquent, et en un 
point plus occidental. 

M. Stanley resta prés de Livingstone depuis le 10 novembre 1871 
jusqu’au 4 mars 1872. Avec l’espoir, les forces du docteur étaient 
rapidement revenues. M. Stanley bientét lui proposa d’explorer la 
partie septentrionale du Tanganyika, dans le but de résoudre la 
question tant controversée de la communication de ce lac avec PAI- 
bert-Nyanza. Pendant son séjour a Ujiji, Livingstone n’avait jamais 
tenté de visiter cette région. Il était convaincu que la communication 
existait, et cette question d'ailleurs lui paraissait secondaire. Toute 
son attention, toute son activité s’étaient concentrées sur la recher- 
che de la ligne définitive d’écoulement des grands cours d'eau 
reconnus par lui au sud-ouest du Tanganyika. Il accepta toutefois 
la proposition et les deux voyageurs ne tardérent pas 4 se mettre en 
route. t : 

« I] nous fallut, dit M. Stanley, dix jours pour atteindre 4 la rame 
Yextrémité nord du jac, qui est 4 environ 100 milles géographiques 
d’Ujiji. Deux jours ‘suffirent pour la céte d’Ujiji, et, pendant les huit 
autrés, nous coloyames la rive escarpée d’Urundi, qui s’incline gra- 
duellement & lest, tandis que la cote ouest ressemble 4 une énorme 
barriére d'un bleu. noir située 4 quelque 30 milles de nous et im- 
praticable suivant toute apparence. Si le lac pouvait étre dessé 
ché et qu’on se plagdt au sommet de l’un de ces grands pics qui 
s'élévent brusquement sur le lac, on apercevrait un abime de 5 a 
7,000 pieds, avec la grande tle de Ubouari s’élevant, comme un autre 
Magdale, de ces profondeurs effrayantes. Je pense, en elfet, que le 
plus grand fond du lac est 4 peu prés de 3,000 pieds. Livingstone 
n’a pas trouvé le fond avec une sonde de 41,800 pieds. » 

Finalement hes deux voyageurs, arrivés a ]’extrémité septentrio- 
nale dulac, pénétrérent dans le Ruzisi, et ils constatérent que, loin 





DAVID LIVINGSTONE. 1029 


de sortir du lac Tanganyika comme on le leur avait encore affirmé 
quelques jours auparavant, celle riviére s’y jette au contraire. Plus 
heureux que Burton, ils avaient enfin résolu cette importante ques- 
tion et confirmé par 14 l’opinion rapportée par leur devancier, que 
le lac est une mer intérieure sans communication avec l’Océan. 

Le 5 mai 1872, M. Stanley était de retour 4 Bagamoyo, ce comp- 
toir situé sur la cote en face de Zanzibar. I y rencontra lexpédition 
anglaise et lui apprit que Livingstone, déja ravitaillé, n’attendait 
plus que l’arrivée d'un nouveau convoi pour se remettre en route. 
L’expédition dés lors n’avait plus de raison d’étre. Sa tache du moins 
se bornait a surveiller ’envoi des marchandises promises. D’aprés 
les dernicres nouvelles, ces marchandises doivent étre arrivées ac- 
tuellement, et Livingstone est sans doute reparti déja pour le pays de 
Manuema., tl y va poursuivre eucore une fois, a l’ouest du Tan- 
ganyika, l’exploration de la Luabala, et cette fois il espére pence 
assez bien pour reconnaitre sa direction définilive. 

Qu’il réussisse ou non, sa gloire nen peut souffrir. Nul ee 
n’a autant ajouté 4 nos connaissances sur |’Afrique, et il pos- 
séde déja d’admirables titres & la reconnaissance des nations ci- 
vilisées. Les découvertes qu’il a faites dans son dernier voyage 
suffiraient, 4 elles. seules, & immortaliser son nom. Bien qu’on 
ait exagéré, comme toujours, et que, dans les renseignements 
méme qu'il a transmis, i] faille, selon la juste remarque de M. Yi- 
vien de Saint-Martin, faire la part des hypothéses et celle des faits, 
cette derniére est assez belle pour justifier |’émotion soulevée par 
ses lettres. Grace 4 lui, le voile qui couvrait la vaste contrée qui 
s’étend du Nyassa des Maravis au lac Tanganyika est en parlie sou- 
levé. Des faits d’une importance capitale sont dés maintenant ac- 
quis. Nous savons que cette contrée forme un vaste plateau plus ou 
moins ondulé, parfois méme montagneux, dont l'élévation au-dessus 
de la mer varie de 3,000 4 6,000 pieds, et par 14 se trouve de plus 
en plus confirmée l’existence, dans la zone équatoriale, d’une région 
tantét alpestre, tantét soulevée en larges plateaux d’ou s’écoulent les 
plus grands fleuves du continent. Nous savons en outre que les eaux 
de ce plateau descendent en majeure partie dans la direction du 
nord-ouest par la vallée du Chambéze, et que cette riviére, sous des 
noms différents, traverse une série de lacs et de marais dont l’en- 
chainement et la position ont été reconnus jusqu’a l’ouest du Tanga- 
nyika. Livingstone a de plus constaté qu’au nord-est de cette grande 
vallée se trouve un lac, le Liemba, dont l’effluent se déverse dans le 
lac de Burton. Enfin, de concert avec M. Stanley, il a démontré qu'il 
n’existe pas de communication entre le Tanganyika et l’Albert- 
Nyanza. 


1050 DAVID LIVINGSTONE. 


La se bornent les données certaines. Au dela commencent les 
hypothéses et 4 leur suite les discussions. La direction définitive du 
Lualaba est le point principal en litige, le seul 4 vrai dire, qui soit & 
examiner. Faut-il, avec Livingstone, admettre que cette grande ri- 
viére se jette dans le Nil et qu’elle est la source principale de ce 
fleuve, dont l’origine, par conséquent, ne devrait pas étre placée 
sous |’équateur, aux environs des lacs de Speke et de Baker, mais 4 
plus de dix degrés au sud? Doit-on au contraire se ranger & |’avis 
des principaux géographes d’Europe qui pensent que les eaux du 
Lualaba, aprés avoir été grossies par celles de la Lufira, se dirigent 
vers l’ouest et vont se jeter soit dans un lac situé au centre de I’A- 
frique, soit dans un des grands fleuves équatoriaux de la céte occi- 
dentale ? 

Un point semble dés maintenant acquis, c’est que la jonction avec 
le Nil ne peut s’opérer de la maniére admise par Livingstone, c’est- 
a-dire par Pintermédiaire du Bahr-el-Gazal. De cette riviére 4 l’en- 
droit ot: le docteur a perdu le Lualaba, il existe une distance d’envi- 
ron 1000 milles, et dans l’intervalle se trouvent les montagnes de la 
Lune de Speke et le grand coude du Nil a l’ouest, dont l’existence 
parait incompatible avec la théorie de Livingstone. Une autre objec- 
tion plus importante encore, ce sont les derniéres explorations du 
docteur Schweinfurth. Le voyageur allemand a reconnu la source du 
Bahr-el-Gazal, et constaté que nulle part cette riviére ne posséde 
un volume permettant de lui assigner un affluent aussi considérable 
que le Lualaba. En outre, en descendant vers le sud, il a rencontré, 
par 5°45’ de latitude, une grande riviére, le Vellin, qui se dirige 
vers l’ouest, aprés étre sortie des Montagnes-Bleues. Paralléle au 
Bahr-el-Gazal et coulant en sens inverse, elle s’interpose entre cette 
riviére et le Lualaba et rend inacceptable la relation supposée par 
Livingstone. Si donc le Lualaba se jette dans le Nil, ce ne peut étre 
que par |’intermédiaire ou de |’Albert-Nyanza, et la présence, au 
sud des Montagnes-Bleues de Baker, rend le fait trés-problématique, 
ou du lac signalé plus a l’ouest par le voyageur italien Piazza. 

Jusqu’a présent, du reste, entre les deux directions du nord et 
de l’ouest, on ne saurait prononcer avec quelque certitude. Ce sont la 
des questions qu'une exploration directe peut seule résoudre. 

Si le Nil est, par son immensité, capable d’absorber dans son sein 
cet énorme volume d’eaux, les cdtes de )’Atlantique présentent, sous 
la méme lalitude, les embouchures de fleuves de premier ordre qui 
peuvent également suftire 4 son écoulement. On sait d’ailleurs que 
surle cours supérieur de ces fleuves, del’ und’eux au moins (l’Ogooué), 
il existe de grands lacs. Ses inondations qui se produisent 4 date 
fixe, comme celle du Nil, en avaient déja fait pressentir l'exis- 


DAVID -LIVINGSTONE, 4054 


tence. Enfin l’existence au centre de |’Afrique de grands lacs fermés, 
semblables au Tanganyika, est une hypothése non moins admis- 


sible. 
IX 


Si maintenant on embrasse d'un coup d’ceil d’ensemble les résul- 
tats de ces nombreux voyages de découvertes, il est facile de voir 
que, malgré |’état trés-imparfait de nos connaissances, nous possé- 
dons cependant assez de renseignements pour esquisser 4 grands 
traits la configuration de celte zone équatoriale sur laquelle, il y a 
vingt ans, nous n’avions pas une seule notion certaine. 

Au coeur méme du continent il existe parallélement 4 )’équateur, 

sous sa latitude ou dans son voisinage, toute une série d’immenses 
plateaux, hérissés de sommets montagneux, et parfois de vérilables 
chaines alpestres, dont l’élévation au-dessus de la mer varie de 3,000 
4 6,000 pieds. Puissamment accusés surtout dans les régions orien- 
tales, ils paraissent cependant, en certains points, s'étendre de 
l’océan Indien jusque dans le voisinage de |’Atlantique. Nous en 
ignorons, il est vrai, l’enchainement et la configuration précises. 
Mais le Kenia et le Kilimandjaro, ses sommets les plus avancés au 
nord-est, la vaste région comprise entre le Zamburu et le Bahari-ya- 
Pili, le massif du Karagouah, les hautes montagnes au pied desquelles 
s’étend )’Albert-Nyanza, l’immense plateau derniérement découvert 
par Livingstone, les montagnes de Kone, enfin les hauteurs dont le 
doctcur Barth a signalé l’existence 4 l’ouest, dans Ja région présu- 
mée des sources de la Bénué, nous donnent déja une idée de leur 
situation et de leur importance. Il est hors de doute qu’ils forment 
le point le plus élevé du plateau central de |’Afrique. Il est également 
démontré que leurs larges assises s’inclinent, par des pentes plus 
ou moins escarpées : au nord, vers les plaines du Nil supérieur et du 
Soudan oriental; 4 lest, au sud et a l’ouest vers la mer des Indes, 
V’Océan austral et Atlantique. Enfin, on sait que de ces massifs 
équatoriaux découlent la plupart des grands fleuves qui arrosent 
l’intérieur du continent. 

Sur le versant septentrional de cette région, en partant de I’est, 
yn trouve, des monts Kenia et Kilimandjaro au lac Victoria-Nyanza, 
*t plus au nord, entre |’équateur et le 2° degré de latitude N., une 
uite de hauts plateaux encore inexplorés, ou l'on signale un assez 
rand nombre de pics montagneux, et trois grands lacs qui sont, 
lu nord-est au sud-ouest: le Zamburu, le Baringo et le Bahari-ya- 
‘ili. On ignore les rapports de ces lacs, soit entre eux, soit avec le 
lil et le lac de Speke. On rencontre ensuite deux réservoirs de pre- 
tier ordre placés 4 une grande altitude, le Victoria et l’Albert- 





1052 DAVID LIVINGSTONE. 


Nyanza, qu’une riviére met en communication par leurs extrémités 
septentrionales. Mais on n’a suffisamment reconnu ni les limites de 
ces réservoirs ni le massif qui les sépare. En outre, bien que le 
fait ne semble pas douteux, on n’a pas démontré que l’effluent de 
l’Albert-Nyanza n'est autre que le. Nil-Blanc. Enfin, a l’occident de 
ce dernier lac se trouvent de hautes montagnes qui marquent la 
limite de nos connaissances dans la direction du nord-ouest. Nous 
ne pouvons en effet signaler que pour mémoire le lac de Piazza, 
puisqu’il n’est peut-étre que l’expansion occidentale du lac de Baker. 

Parallélement aux contrées que nous venons d’indiquer, mais plus 
au sud, il existe, toujours en partant de l’est, une vaste région com- 
prise entre la cte de. Zanguebar et le lac Tanganyika. C’est elle que 
Burton, Speke et Grant ont parcourue par les routes tracées des 
caravanes. Puis vient le lac Tanganyika, situé sous le méme méri- 
dien que l’Albert-Nyanza. Plus au sud encore, et immédiatement at- 
dessous de cette. zone, s’étend une vaste contrée qui descend vers 
lesrégions australesjusqu aux bassins de la Rouvouma et du Zambéze. 
La se trouve le plateau récemment exploré par Livingstone..On y 
rencontre au nord-est, un lac, le Liemba, dont les eaux se rendent 
dans le Tanganyika; puis, au sud du Liemba et au nord-ouest du 
Nyassa des Maravis, une immense vallée, celle du Chambéze, ri- 
viere qui traverse successivement les lacs Bangweolo et Moéro pour 
s’écouler ensuite sous le nom de Lualaba, & l’ouest du lac de Burton 
et aprés avoir recu les eaux de la Lufira, dans une direction encore. 
inconnue. 

Enfin, dans la partie occidentale de la zone équatoriale s’étendent 
d’immenses territoires bornés : 4 l’est, par les montagnes de Kone 
et la vallée du Chambéze, puis par-le Tanganyika et les montagnes 
de )’Albert-Nvanza; au nord, par le Soudan; a louest, par la zone 
maritime de |'Atlantique et au sud par la partie explorée du cours 
du Zambéze. Sur ces territoires, qui embrassent en largeur presque 
les deux tiers de la zone équatoriale, on ne posséde aucune notion 
précise, et cependant ils renfermenf les sources de la plupart des 
grands fleuves ou riviéres du continent : celles du Zaire, de l’Ogooué, 
de la Bénué et du Chary, celles du Zambéze, peut-étre celles du Nil. 
~ Ils sont traversés, peut-étre parcourus dans toute leur longueur par 
les eaux du Chambéze ou Lualaba. Enfin, il est probable qu'il s’y 
trouve des lacs non moins importants que ceux déja découverts, et 
offrant avec eux les rapports les plus intéressants. 

On le voit, le champ qui reste 4 parcourir est immense. Dans les 
contrées méme qui ont été reconnues, bien des découvertes restent a 
faire, tant les premiéres explorations ont été imparfaites. Mais du 
moins on n’est plus réduit aujourd’hui 4 s’avancer 4 l’aventure. Oa 
posséde des jalons, des points de repére certains, et l’on peut, avant 








DAVES LAVERGSTORE. 1035 


de partir, arréter ie plan deson voyage, ce qui nagueére encore était 
irapossible. Aimsi précisées et circonserites dans des limites exactes, 
les expéditions ont d’autant plus de chances de réussir ; elles peu- 
vent désonmais se suceéder dans un ordre logique et régulier. Celle 
actuellement exéeutée par Livingstone, de méme que celle de Baker, 
feront cerlamemeat ressortir l’avantage énorme que trouvent aujour- 
dhui jes explorateurs a s'avancer vers un but déterminé par des 
routes en partite recommues. 


x 


Ce a’est pas seulement par les découvertes géographiques que tes 
nombreux voyages entrepris dans |’imtérieur de l'Afrique ont été 
remarquables. fi n’est pas de science, pour ainsi dire, qu’ils n’aient 
contribué & enrichir. &s ont surtout fourni aux sciences naturedies 
les renseignements les plus précieux sur ces contrées inconnues et 
sur les populations qui les habitent. Enfin le commerce et l'industrie 
sont appelés & en retirer d’incalculables avantages. Un champ nou- 
vean, et qui promet de devenw aussi cond qu’il est immense, est 
ouvert désormais & leur activité. 

Nous éfant placé, dans cetteétude, au pomt de vue spécial de la 
géographie physique, reous avons di laisser de cdté ces intéressants 
résultats, ou les indiquer de la facon fa plus sommaire. Il est une 

qeestion cependant que nous ne pouvons passer sous silence : celle 
de i’odieux trafic d’esclaves qui est le fléau de ces contrées. Elle est 
si grave 4 tous égards qu'elle s'impose fercément dés qu’on s’occupe 
du continent africain. Elle a d’ailleurs sa place naturellement mar- 
quée dans un travail oui les découvertes de David Livingstone occu- 
ent le premier rang. Témoin oculaire des atrocités de ce trafic, en 
‘encontrant 4 chaque pas les traces lamentables, Villustre voyageur 
7est souvenu qu'il était aussi missionnaire. il les a dénoncées a 
‘indignation publique avec wn courage et une persistance infatiga- 
des. 

rs Vantiquité la plus reculée, l'Afrique est désolée par la 

"aite. Elle a été, de tout temps, le grand marché ou !'on est venu, 
2 tows les points du gtobe, s’approvisionner d’esclaves. Méme 
1jourd’hui, ce commerce y est tellement enraciné, il s’y pra- 
qae encore sur une si large échelle qu’il menace de s’y éterni- 
r. Les moyens employés pour le combattre sont restés jusqu’a 
jour mefficaces. Ce qu'il cause de douleurs et de désastres, ce 
il cotite d’existences huamaines, personne ne l’tgnore, et cepen- 
nt on ne saurait trop le répéter, car ta réalité dépasse tout ce 

25 Suprmunz 1872. 66 


1034 DAVID LIVINGSTONE 


que peut se figurer l’imagination. Les flots de sang versés sur les 
champs de bataille ne sont rien auprés de ceux qu’a fait répandre le 
commerce d’esclaves sur la seule terre d'Afrique. Livingstone a cal- 
culé que, méme de nos jours, tout esclave arrivé a destination re- 
présente plus de dix existences humaines inutilement sacrifiées; et 
ce trafic s’exerce non pas seulement sur quelques points de la céte, 
mais sur toute l’étendue du continent, jusque dans ses contrées les 
plus inabordables. Presque partout le marchand d’esclaves avait pré- 
cédé les voyageurs modernes, et toutes les fois qu’il ne les avait pas 
devancés, il s'est empressé de les suivre, utilisant ainsi pour le crime 
des tentatives inspirées par des idées de civilisation et d’humanité. 
Chassé dans les contrées australes par les Boérs du Transvaal et les 
Portugais, le négre Pest dans la zone équatoriale : sur les cétes de 
)’Ouest, par les aventuriers européens qui alimentent l’esclavage dans 
les derniers pays de l’ Amérique ot I’abolition n'est pas encore un 
fait accompli ; sur les cétes de |’Est et dans ’intérieur des terres, par 
les Arabes qui l'exportent ensuite dans les contrées musulmanes de 
l'Afrique et de l’Asie. 

Ces derniers marchés, les plus anciens et les moins connus, sont 
les plus considérables. Bien que leur importance tende chaque 
jour 4 s’accroftre, on n’a pas fait encore de tentatives sérieuses 
pour en obtenir la fermeture. Ce n’est plus en effet du cdté de 
Amérique que doivent se porter désormais les principaux efforts 
des abolitionistes. L’esclavage agonise dans les contrées du nouveau 
monde ot il n’est pas encore détruit. La diminution progressive des 
débouchés, la surveillance active des croisiéres, rendent de plus en 
plus précaire et dangereux le trafic clandestin des négriers. Le 
temps n’est pas éloigné sans doute ot il s’éteindra sur les cétes de 
Guinée et dans les régions australes occupées par les Portugais. C'est 
4 fermer la route aux Arabes que |’on doit désormais s’appliquer. Le 
champ qu’ils exploitent est immense, il s’étend tous les jours; les 
maux qu’ils causent sont incalculables, et cependant leur commerce 
est, sinon permis, du moins toléré sous certaines latitudes. On n’a 
pas su prendre les mesures nécessaires pour le détruire. Nous avons 
dit combien naguére il était florissant en Egypte. Les cétes orienta- 
les de la zone équatoriale, celles qui regardent Zanzibar en particu- 
lier, sont une autfe des grandes voies par lesquelles les caravanes 
pénétrent dansl’intérieur du continent. Il en vient des bandesinnom- 
brables d’esclaves qui, par la mer Rouge et le golfe d’Aden, sont con- 
duitesen Arabie, et de la dispersées sur tous les marchés de I'Asie 
musulmane. Cette partie de l'Afrique était naguére si éloignée de I’Ba- 
rope, ou du moins si difficilement accessible, qu’on s’explique, par la 
difficulté d’y entretenir des croisiéres suffisantes, l'absence presque 





DAVID LIVINGSTONE. 1035 


absolue de répression. Mais le percement de I’isthme de Suez vient 
de la mettre 4 quelques journées du bassin de la Méditerranée. Les 
mers parcourues par les trafiquants arabes vont |’ étre incessamment 
par le commerce européen, et la surveillance va devenir aussi facile 
qu'elle était auparavant impraticable. Il semble donc que le moment 
soit arrivé de s occuper de cette question ‘. : 

Il est difficile d’ailleurs qu'elle ne s’impose pas A I’attention des 
gouvernements européens. Ce ne sont pas seulement nos senti- 
ments d’humanité que blesse cet odieux trafic, c’est aussi notre inté- 
rét bien entendu. L’énorme développement que lindustrie a prise 
de nos jours oblige les nations qui veulent conserver leur prospérité 
4 s’ouvrir des débouchés sur tous les points du globe, Ces débouchés, 
elles les cherchent de préférence chez les peuples d'une civilisation 
inférieure, parce que ces peuples adonnés presque exclusivement au 
travail agricole, produisent surtout des matiéres premiéres qu’ils ne 
savent utiliser qu'imparfaitement, et qu’ils sont heureux d’échanger 
contre des marchandises manufacturées. Sous ce rapport, 1’Afrique 
équatoriale offre le champ le plus vaste a l’activité du commerce euro- 
péen. Sur un sol d'une fertilité admirable, et spécialement propre 
aux cultures impraticables dans nos climats plus septentrionaux, vi- 
vent des populations nombreuses. Elles l’ulilisent a peine aujour- 
@’hui, mais elles sauront en tirer parti le jour ou elles seront assurées 
de recueillir des avantages certains de leur travail. Peut-étre la plus 
grande ulilité du canal de Suez dans l’avenir sera-t-elle de nous avoir 
rapprochés de cetle partie de )’Afrique. Or il est un fait incontes- 
table, et proclamé par tous les explorateurs, c'est que nul commerce 
sérieux ne pourra s élablir tant que la traite détruira toute sécurité 
pour les tribus paisibles, tant qu’elle détournera du travail agricole 
les peuplades belliqueuses, en entretenant leur paresse par les profits 
de son odieux trafic. Son abolition est de premiére nécessité pour 
les nations qui voudront nouer des relations commerciales avec les 
tribus africaines. Aussi peut-on espérer qu’avyant peu, des mesures 
efficaces seront prises, car le devoir et l’intérét sont ici d’accord 
pour les réclamer, et lorsqu'ils élévent leur voix de concert, il est 
impossible qu’ils ne soient pas écoutés. 


ERNEsT Fauican. 


‘ Voir un livre intéressant de M. E.-F. Berlioux, Ja Traite orientale, ou se 
trouvent développés les faits et les idées que nous ne pouvons qu’indiquer ici. 
Voir aussi: Palgrave : Une année de voyage dans’ Arabie centrale, trad. Ed. Jon— 
veaux, 2 vol. in-8, Hachette. Ce dernier ouvrage renferme les révélations les plus 
intéressantes sur l’intérieur del’Arabie, et les conséquencees funestes que 1’escla- 
vage y produit au point de vue moral et social, et 4 celui de la race y sont exposées 
avec beaucoup de vérité et d’énergie. 





M. RIO ET VART CHRETIEN 


Ceux qui, au miliea méme des sanetanates épreuves de la paivie, 
oa des difficultés de la vie publique ou privée, pensent qu ll est é- 
gitime, qu'di est ulile, qu'il est noble d’élever son Ame a des préoc- 
cupations sapérieures 4 celles du moment actuel, neliront pss sans 
émotion et sans un véritable profit pour leur mtelitgence et lear 
coar le livre de M. Rio, Epilogue d I’ Art chretien'. 

Personne 0 ignore avec quel anvineible courage, avec quel ardent 
enthousiasme, avec quelle foi religieuse et patriotique, pendant plas 
de quarame aas, M. Rio iravailla a celle rénovatton, a ceile propa- 
gande et 4 cette éloquente imerprétation de l'art. 

L’art, pour dui, dans son sems Je plus élevé et le plus fécond, dams 
son sens chrétien, ce n’était pas seulement la plus puissante manr 
festation de la pensée umaine, la plus saisissante des prédicatiens ; 
e'était avant tout un instrument et un criférium de régénération et 
de grandeur morale. 

Son tivre sur l'art chrétien, qui révéle d’aillewrs une dinde si 
compldte, une science si profonde, ume critique de détails si solide 
et si intéressante, s’éléve a des considérations d’un ordre bien supé- 
reur quand l’auteur, necherchant dans l'histoire des peuples les 
manifestations successives de Jeur génie esthétique, mous mentre 
la corrélation intime de leur idéal avec leur grandeur politique et 
religieuse. 

Nul plus que lui n‘a su saisir, soit dans l’antiquité, soit dans les 
temps modernes, le sens Glevé, mais parfois nrystérioux et voile de 
la véritable beanté, an culte de laquelle fe lvre de l'Art chretien 
Nows a initiés. . 


1 2 vol. in-8°. Hachette. 





M. RIO EY L’ART CHRETIES. | 


Mais il restaita M. Rio une autre tache & aecomplir, celle d’entre- 
prendre la revue rétrospective des impressions, des cireonstances 
et des tudes. qui lui firent entrevoir d’aberd et saisir ensuite cet 
idéal auquel il a consacré sa vie. | 

Yagirait-l ici de eonsidérations philesophiques: plus ou moins 
vagues ou. plus ou moins sublimes destinées & expliquer a des leer 
teurs peu initiés le travail d'une penste mécessavement élevée? 
Pas le moans dw mende. 

M. Rio estime qu’aprés avoir montré son ensemble le mo- 
nument, ik convient d’en décomposer les parties, d’en révéler les 
maténaux et les détails, d’en décrire: les. origines, les progrés et l’a- 
chévement, surtout d’en faire honneur 4 tous cewx qui direetement 
ou indirectement ont contribué a l’ceavre, et awxquels, le plus sou- 
vemt, ik en renvoie tout le mérite. 

Sous ce rapport, et indépendamment du but spécial qui explique 
ce titre : Epilogue & l'histoire de Vart chrétien, nul onwage ne sau- 
rait éire plus attrayaat et plus instructif. 


Cest Phistoire d'use vie d’homme, la plus mable, la plus digne, 
la plus féconde en évémements ci en emotions! C’est. l'histoire 
de son éducation em Bretagne, plus tard, dans une fle peuple 
des ruines famanies et des souvenirs sanglants de la révolution. 
€e sont ses premiéres aspisations au berd de la mer, dans ume ile 
républicaine. et religiense, aa son des cloches et des chants d’allé- 
gresse d'un peuple augue? en vent de readre son Dieu et ses autels, 
vers ce triple idéal asectique, chevaleresque et artisttqgwe que déja 2 
entrevoit, qu'il confond dans un méme amour et auquel il demen- 
rera inviolablement fidéle. 

Pour comprendre ces premiéres aspirations, il faudraten quelque 
sorte redire la vie tout entre de ceux qué imprinsérenft dans son 
ime la rmearque indélébile de leur héroisme et de leurs vertus ; qwil 
tous soit permis am moins de ester les noms de ce capitaine Dréano, 
ype de FPhonneur républicaim, estimeé des royalistes eux-mémes, 
ceur chevaleresque de marin et de soldat, homme de devoir mflexi- 
le, chez qui la vertu devait triompher des phus amers ressentimenis 
t des plus violentes passions; sa mére, type nom moms admirable 
e courage, de tendresse, d’énergie, de charié, humble et forte 





1088 M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 


tout ensemble, comme il convenait 4 une Bretonne et 4 une chré- 
tienne, elle dont on peut résumer la vie par ces paroles qu’elle adres- 
sait 4 son fils : « Sois fier, mon enfant ; mais jamais orgueilleux » ; 
le curé de Vile d’Ars, figure incomparable, 4 la fois majestueuse et 
simple, résumant en lui, aux yeux du jeune Rio, toutes les perfec- 
tions de l’esprit et de la volonté, personnifiant la grandeur de la re- 
ligion dont il inspirait ?amour jusque dans l’accomplissement des 
devoirs les plus humbles de son ministére, dispensateur, j’oserats 
dire presque 4 l’égal de Dieu dans la pensée de ses ouailles, de toute 
véri(é, de toute lumiére, de toutes consolations, 4me d’élite, en un 
mot, dont le patronage providentiel, les legons, les exemples, par- 
dessus tout le caractére sacré dont il était revétu, révélérent 4 son 
éléve les premiéres et ineffacables notions de la beauté morale. Cette 
beauté qui, dans sa pensée, se confondit tout d’abord avec l’idée du 
devoir et de la vertu, n’eut rien d’austére ni de pénible ; elle corres- 
pondit pour lui dés le plus jeune Age 4 des émotions d’enthousiasme 
et d'admiration dont, aprés plus de soixante ans, il retrace en ter- 
mes éloquents le poétique tableau. 

Au milieu de notre siécle sceptique et indifférent, on ne se figure 
point assez, méme aprés les pages du Génie du Christianisme, les 
transports d’allégresse qui durent saluer, avec la liberté religieuse 
rendue 4 la vieille France, la restauration de son culte, le rétablisse- 
ment de ses autels, la réapparition tant désirée de ses images et de 
ses symboles, surtout la manifestation extérieure et sensible de ses 
sentiments les plus chers et les plus intimes. Cet élan avec lequel on 
se précipitait vers les portes du temple, comme si elles avaient éé 
les portes du ciel, semblait la réalisation vivante de cette parole du 
roi David : « Sicut desideravit cervus ad fontes aquarum, ita deside- 
rat anima mea ad te Deus, » et, 4 mesure que se réparaient les rumes 
du dedans et du dehors, on se pénétrait davantage d’un sentiment 
analogue 4 celui exprimé dans un autre verset du royal prophéte : 
« Domine, dilexi decorum domus tux et locum habitationis gloriz 
luz. » 

De 1a, dans |’4me du jeune Rio, la premiére floraison de cet idéal 
que, dés l’Age de sept ans, lui révélérent avec une si haute puissance 
et la vue des images religieuses qui tombérent sous sa main, et la 
contemplation, je devrais dire la participation aux cérémonies et aux 
processions de la Féte-Dieu, les chants harmonieux, l’appareil des 
sacrements porlés aux mourants, la bénédiction des navires partant 
pour les voyages lointains, tout jusqu’é ces invocations grandioses 
des femmes de Vile d’Ars agenouillées au bord de ’Océan, éplorées 
et suppliantes au milieu de la tempéte que la voix du prétre cher- 
chait 4 conjurer pour les marins en danger de naufrage. Déja, a la 





M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 4039 


vue de ces grands spectacles, au souffle de ces émotions auxquelles 
venaient s’ajouter et les légendes pieuses de la Bretagne et les récits 
des guerres de Vendée, les deuils de Quiberon, les persécutions, les 
apostasies, les martyres et les sublimes dévouements, il avait senti 
se développer en lui ces sentiments d’horreur, d’amour, d’espérance, 
d’enthousiasme qui, dans la suite, occupérent une si large place 
dans sa vie, et qui dés lors, mieux que ses études et ses voyages, 
expliquent la vocation du futur auteur de |’ Art chréfien. 

Un peu plus tard, nous entrevoyons plus complétement encore le 
développement de cette intelligence et de ce caractére s’épanouissant 
a Vannes a la lecture des chefs-d’ceuvre de l'antiquité, 4 la lumiére 
de l'histoire, aux lecons et au contact de ses maitres et de ses con- 
disciples, tous martyrs ou fils de martyrs, tous gardant au milieu des 
honteuses défections de l’empire, en dépit de ses promesses et de 
ses persécutions, et jusque sous le coup des exécutions militaires, 
leur foi 4 la vieille devise bretonne : Potius mori quam fedari, Cette 
vieille province de Bretagne tant de fois célébrée par les historiens 
et les poétes pour sa foi monarchique et religieuse, n'est peut-étre 
pas assez connue pour la male indépendance de sa race et l’ombra- 
geuse fierté avec laquelle, pendant des siécles, elle se montra re- 
belle 4 toutes les oppressions, 4 toutes les injustices, a tous les em- 
piétements du pouvoir. 

Le souvenir de ces tribulations séculaires avait perpétué dans le 
peuple non moins que dans le parlement et la noblesse un esprit de 
résistance qui se manifesta au moment de la révolution par un 
double courant, courant sympathique aux libertés qu’apportait le 

nouveau régime, et qui, sur certains points, 4l’ile d’Ars, par exem- 
ple, se montra méme absolument favorable & la République, cou- 
rant de haine et de révolte jusqu’a la mort contre l’abominable ty- 
rannie révolutionnaire qui opprimait les consciences et violait sans 
vergogne les lois les plus sacrées de la justice et de l’humanité. 

Les éléves du collége de Vannes donnérent & 4815 un exemplé 
de cet indomptable esprit de résistance contre l’iniquité et l’oppres- 
sion. D’abord mus simplement par un sentiment chevaleresque de 
fidélité 4 leur drapeau, ils n’avaient opposé qu'un fier et dédaigneux 
silence aux provocations dont ils étaient l’objet el comme chrétiens 
>t comme royalistes ; mais bientét poussés a bout par les séides de 
'a révolution bonapartiste, injuriés, attaqués 4 main armée par les 
soldats eux-mémes, contraints par l’autorité militaire de s’incliner 
Jevant l’aigle aux ailes déployées qu’on avait fait peindre sur la 
sorte d’entrée du collége, plusieurs d’entre eux, menacés de la peine 
le mort, résistérent avec un héroisme que l'histoire a déja enregis- 
ré; ils imitaient en cela & 2,000 ans de distance, quoique sans le 





40460 M. BIO RE Veet CHRESIEN. 


savoir, exemple de ces jeunes étudsants da temple de Jéruanbem 
signalés par l’historien Jaséphe, qui, sous se voi Hérede i", refusé- 
rent eux aussi, maleré la moat et la prison, de rendre un bemanage 
sacrilége a l’aighe remseime dost le vanqucur avait vouln lear mpe- 
seg le eulte. | ; 

Les éléves de Vannes se rémirent en comapagnée; ile se préeperd- 
rent @ la mort comme des héros. et des. claeétiens de la primitive 
église. Sous les. ordies da chevalier de Margadel, its tinvent thee 2 
Yennemi’ pendant plameurs semames et oppesérend au nowveam gen- 
Vernement une résistance absolument maprétue. 

Le jeune Rio joua, nen sans péml, be prenmer rite dans ce gie- 
rieux drame qui re fad pas sans retentissement ef augue) om denna 
le moms de petite chowannerie ; et quand plus tard, aw reteur des 
Bourbons, lacroix d’hemneor lui fut déceraée aux applaadissements 
de ses maitres, aux acclamations de: ses fréres. d’armes, ce témai- 
gnage de beavoure et.d’homnear ajouta encore 4 |’ascendant morad 
qu'il avait su conquérir 4 seize ans dans sa vieilbe previece. Use 
chose pourtant devait lui étre ples précieuse enedre que cette hante 
récompense : le souvenir du devear si généreusesmen aceosoph et le 
souvenir aussi de ces premidres asparaiions vers un idéab chevale- 
resque d’awtant plus. élevé qu’ se linit au triompkhe d'une cause 
presque désespérée, 4 laquelle dés lors il prit Kemgegement de dé- 
vouer s@ vie. 


ik 


Mais ce n’est rienjencore. L Epilogue al’Art chrdtien neous réserve 
des récits non mets émewvants et non moins exiraardinaires. Sur- 
tout il est destiné & mettre.en relief des earactéres parmi lesquels, 
dit M. Rie, il s’er est frowvé plus d’um qui huia servi pour ainsi dire 
de degré pour monter \ échelle de!’Kléal, au semmet duquel il a 
placé ealur de ses. contemporains. qui a, selon lui, le maieux réalaé 
cet idéal sous ke rapport de la noblesse de coeur ek de la noblessa de 
caracitre.. 

Hi s’agit de comate. de la Fesreamays.. 

Ceux qui eat lw les admurables sowvemirs gui compeseat le Réui 
d'une Sous es dans. lesquels. sont reproduits les types si parfaits de 
cette famille privilégiée, ne s’étennerant point que M. Rio, le dis- 
ciple et le coHaborateur du comie de. la Ferrommays, Lanai de son 
fils Abbert, le comsebateur et.leconfideat dévaué de leuzs. douleurs 
et de leurs immortelles espérances, aai cru.devoir acquitter une delle 








M. RIO EY DART CHREYIEN. 4044 


sacrée envers le mémoire de l'homme dont les vertus et l’affection, 
les idées et les sentiments occupérent une si large place dans sa 
vie. 
Il faut lire, dans l’Epilogue 4 l'art ehrétien, Phistoire de ses débuts 
4 Paris, ses preméres initiations aux études historiques et philoso- 
phiques, ses suecds orateires, sous le patronage du comte d’ Artois 
et de M. de Chateaubriand, a ba Société des bonnes lettres, ob tout 
d’abord il se pose, en dépit des préjugés auteritaires de l’époque et 
de son dévouement & fa eause royaliste, en défenseur convaincu des 
opprimés ef des faables, rendant hommage 2 }a cause du droit et de 
la justice. Que cette cause, 4 Rome, soit celle des vieux républi- 
cains Caton et Brutus, luttant contre le despotisme ; que ses vaincus 
goient des Vendéens réfractaires ou des victimes & Quiberon, des 
Grees en £827, des Suisses au Sunderbund, des Irlandais ou des 
Polonais persécutés pour la foi et pour la liberté, aux yeux de 
M. Rio, ce sont toujours les défenseurs ef les soldats de la légiti- 
mité; it leur en applique te nom sacramentel, et il s’en constitue 
dés lors par ses écrits, par ses paroles, par san dévouement, fe dé- 
fenseur inébranlable. 

C’est a cette dignité de caractére, & cette noble indépendance de 
conviction, disons le met, 4 ce sentiment inné de Vidéal, qu'il faut 
attribuer les premiers succés liftérarres de M. Rio. 

Ses patrons, ses collaborateurs, on pourrait dire ses amis, furent 
la Romiguiéres ‘, Jouffroy, Ghateaubriand, A. de Rémusat, Michaud, 
k. Burnouf, le baren Cuvier, M. dela Ferronnays, nous pourrions 
ajouter M. de Polignac et M. Guizot. L’auteur nous les fart connaftre, 
et leurs portraits finement et scrupuleusement tracés par la recon- 
naissance ne sont pas un des moindres attraits de louvrage que 
nous analysons. 

Mais voici que, par une faveur dont il était loin de soupconner 
tout d’abord le prix, M. Rio est aftiré par M. le comte de la Ferron- 
nays au ministére des affaires étrangéres, et associé, sous son pa- 
tronage, 4 ses travaux et & ses pensées les plus intimes. C’est donc 
autour de M. de la Ferronnays que se concentre tout l’intérét histo- 
rique de l’Kpilogue 2 Uart chrétien. Rien ne saureit rendre l’accent 
ému avec lequel M. Rio raconte la vie de "homme éminent qui 
devait, 4 des titres divers, avoir une si haute influence sur sa des- 
uinée. 

Ii trace successivement le tableau de cette éducation du dix- 
huitiéme siécle, si profondément vici¢e, et contre taquelle déja 
réagit la noblesse de coeur de son héros; ses premiéres armes pen- 
dant Pémigration, et ses angoisses & la vue de la défaile des saldats 
francais; l’amitié toute chevaleresque du duc de Berry, partageant 


1042 M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 


fraternellement avec lui les tristesses de l’exil, les dangers de la 
guerre, ses espérances et ses dévouements*, tout, jusqu’a ses 
études politiques et ses explorations littéraires et scientifiques 
pendant les loisirs forcés de ]’exil*. 

Avec quel intérét ne découvre-t-on pas les apercus de 'autear 
sur les événements de la Restauration, auxquels tout d'abord fat 
mélé le comte de la Ferronnays. Quelles nobles figures ne défiles 
pas devant nous : le duc de Richelieu, M. Lainé, !’empereur Alexa- 
dre, le duc Capodistrias, Chateaubriand! tels furent les inspirateor 
de la politique francaise dans la noble cause des Hellénes, deat 


‘ Pour se faire une idée de cette amitié et de ce dévouement, il faut lira 
entier la lettre du duc de Berry 4 M. de la Ferronnays, 4 l'occasion de la fase 
nouvelle d’un soulévement prét 4 éclater en Vendée. Nous croyons devoir repre 
duire cette lettre inédite jusqu’au livre de M. Rio : 

« Tout ce que tu me dis, mon cher Auguste, je me le dis 4 moi-mém; 
crois fermement que nous marchons 4 la mort, et c’est ce qui fait que je ne = 
pas m’arréter. Tu sais trop les absurdités qui ont été débitées sur notre comple. & 
sais combien on nous reproche de n’avoir pas combattu avec la Vendée, de naw 
pas mélé notre sang a celui des royalistes : il faut faire taire Ja calomnie, i 
es trop mon ami pour me conseiller le contraire. Tu connais mes opinions ser's 
guerres civiles et ceux qui les fomentent. Je me croirais traitre au roi, trate 
la France et le plus coupable des hommes, si, pour ma propre gloire ou pour mm 
intérét personnel, je cherchais 4 la rallumer et & ramener sur cette fidele Test 
les malheurs qui déja furent le prix de son dévouement & notre cause. Mais p* 
qu’on nous assure que, Jassés d’étre opprimés, les royalistes se décident fe 
mémes a prendre les armes, puisqu'ils nous le font dire et qu’ils demands! # 
prince, rien ne m’empéchera d’aller les rejoindre. Je combattrai a leur tH. 
mourrai au milieu d’eux, et mon sang versé au champ d'honneur abreovalk 
sol de la patrie rappellera du moins a la France qu'il existe des Bourbons ag® 
sont encore dignes d’elle. Mon vieux Nantouillet et toi, mon ami, vous parts 
mon sort : je ne vous plains pas. Tu seras enterré 4 mes cédtés. Cest m mE 
trés-bon pour couvrir ce que tu appelles ta responsabilité. Quant A ta propos 
d’aller avant moi sonder le terrain et vérifier les faits, elle n'a pas le senso 
mun, et tu me connais assez pour étre bien sir que je ne consentirai jax! 


ce que mon ami s’expose, pour moi, 4 un danger que je ne partagerais ps ** — 


lui. a 
2M. Rio ne craint pas d’attribuer 4 V’influence que Je patronage du duc # 
Berry exerca sur lui et aux études qui en furent le fruit immeédiat, la supent* 


politique du comte de la Ferronnays sur la plupart des personnes dont se oe? — 


sait la cour et le conseil de Louis XVIII, dans sa résidence de Hartwel. 


Ceci est d’autant plus remarquable que, seul peut-étre des émigrés, si on xt 
Chateaubriand, M. de la Ferronnays sut mettre a profit, pour son instructioa F&* 


sonnelle, les loisirs de l'exil. « Il aurait pu alors, dit M. Rio, y avoir ue 3 
rature de réfugiés royalistes francais, comme il y avait eu en 1640 une ktear 


de réfugiés royalistes anglais, comme il y eut un peu plus tard une littéraiutt 
réfugiés protestants, et comme il y avait déja eu, au seiziéme siécle, une #2 
ture de réfugiés florentins, bien plus riche encore que les deux autres po 
qualité des produits, malgré linfériorité numérique de ceux qui prirest 
lémigration. 





M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 1013 


notre ambassadeur a Pétersbourg s’était déclaré tout d’abord, sous 
ces hauts patronages, le plus ardent et le plus ferme défenseur. 

Que de détails ignorés et piquants sur le caractére de Louis XVIII, 
sur ses favoris M. de Blacas et ensuite M. Decazes, les menées de ma- 
dame du Cayla, la féte de Saint-Ouen, la fiére réponse de M. de la 
Ferronnays, qui, malgré son dévouement au roi, refusa, avec une 
élévation de caractére bien digne d’étre mise en relief, de fléchir le 
genou devant l’idole, en honorant de sa présence une réunion dont 
i] désapprouvait hautement la cause! 

Un peu plus loin, M. Rio nous dévoile les intrigues de cette hon- 

teuse diplomatie, accréditée en Europe par M. de Metternich, contre 
laquelle, seul peut-étre, M. de la Ferronays ne cessa de protester et 
de réagir; il nous révéle le réle de la presse, asservie et vendue, 
attaquant aujourd'hui pour de l’argent ce qu’elle avait défendu hier, 
et vendant sans vergogne sa plume au plus offrant. Avons-nous 
besoin d’ajouter que, 1a encore, la loyauté de caractére de M. de la 
Ferronnays rompitjavec les traditions acceptées par ses prédéces- 
seurs, et qu’en toutes circonstances il préféra, 4 un si honteux 
patronage, l'injustice des jugements portés contre lui? Nous assis- 
tons, enfin, 4 la formation du ministére de 1827. C’est 1a surtout 
que vont apparaitre la modestie, la délicatesse, le dévouement de 
celui que déja les exigences de l’opinion publique, non moins que 
son expérience, désignaient au roi comme ministre des affaires 
étrangéres. «En vain faisait-on appel a son patriofisme, a la spé- 
cialité de ses services diplomatiques, connus et appréciés de tous 
ceux qui, 4 des titres divers, avaient figuré dans la méme carriére. 
On avait beau lui répéter que les Grecs et leurs amis l’appelaient 
de tous leurs voeux, et que son entrée au ministére serait le signal 
de leur affranchissement, rien ne pouvait vaincre son refus, fondé, 
disait-il, sur l’inexpugnable conscience de son incapacité. » 

Enfin, aprés avoir épuisé tous les moyens de persuasion, on eut 
l’idée de recourir 4 la contrainte morale, en mettant la modestie de 
M. de la Ferronnays aux prises avec la volonté royale. 

Charles X ne s’était entretenu avec lui qu’une fois depuis dix ans, 
l”avant-veille de la fameuse féte de Saint-Ouen, et ce souvenir n’é- 
tait guére propre a aplanir Jes difficultés. Vous ne voules donc pas 
Stre mon ministre? dit le roi, en continuant de supprimer le tu- 
oiement familier dont il avait usé avec lui dans les jours d’exil, et 
usqu’a sa rupture avec le duc de Berry. Ici, la réponse négative de 
¥. de la Ferronnays fut plus longuement motivée qu'elle ne l’avait 
t& avec ses collégues. A ses yeux, ses services diplomatiques, 
uelle qu’en put étre la valeur, ne pouvaient étre une garantie suf- 
gante ni pour le roi, ni pour les Chambres, ni surtout pour la 





4044 NW. RIO ET L’ART CHRETIEN. 


France, 4 laquelle som émigration d’abord et ensuife ses fonctions 
lointames d'’ambassadeur l’avaient rendu presqee entiédrement 
étranger. Jamais, sire, dit-il en termimant, jamais le France scat 
plus besoin d’étre gouvernée par des hommes qui atent fait leurs 
preuves, et dont les antécédents sotent assez bten établis pour aidar 
Votre Majesté & conjurer les dangers qui nous menaecut. A ces mots, Ia 
physionomie du roi changea d'expression. Eh bien, reprit-il dwn 
ton de voix que tout contribuait 4 rendre irrésistible, ch bien, sal g 
a des dangers, refuseras-tu de les partager avec ton ami? 

Ce n’était pas avee un coeur comme celui de N. de la Ferronnays 
qu'on pouvait résister 4 un coup siibien ayusté. fl fallut baisser la 
téte et subir, non sans marques de mauvaise humeur, les fébate- 
tions des amis et des collégues. Le lendemam de cette journée qu'il 
appelait la journée des dupes, le nouveau mimstre adressait 4 an 
correspondant, dont la sympathie n’était pas douteuse, le bettre 
suivante, qui, mieux que tous autres documents, nous paraft de 
nature 4 faire connaftre l'homme dont il est itt questzon. 

« Mon ami, je swis bien triste et bien malheureuxt Malgré tewles 
mes résolutions, j'al accepté cette horrible place. J’aurais résssié 
peut-ttre aux ordres du rot, j’aa cédé 4:sa tristesse, & sa bonté, et 
me voila enchainé. Vous lirez ce matin ma sentence dans le Mem- 
teur, et vous pourrez yous dire que, dans ma nouvelle position qui 
sera si envice par tout le monde, il n’y a pas d’homme en France 
qui se trouve plus 4 plaindre ou plus malheureux. C'est une singe 
hére chose que ka destinée, et je ne comprends rien & la mienne 
qui me pousse toujours du eété opposé & celui o& je voudrais abber. 
Jamais, cependant, je ne l’ai trouvée plus triste, plus contrame & 
mes. yeux que dans eefte eircenstance. Si jamais oa vous dit que je 
suis ambitieux, que j’arme ce qu'on nomme les bonneurs, Pimpor- 
tance des places, entin teufes ces niaiseries humaines pour les- 
quelles on se bat et Pon bouleverse les empires, pressez-vous bsen 
vite de dire que For en @ menti. » 


cl 


I 


Il nentre point dans notre: plan de raconter, encore moins de dis- 
cuter les. actes politiques de M. de laFerronays, d'autaat qu’il ne fat 
point seul 4 en porter la responsabilité. Qu’il nous suffise dediseque, 
pendant la trop courte période du ministére Martignae, l’éneinent 
homme d’Etat ne cessa de maintenir son dme a la hawteur de cet 
idéal d’homneur, de justice, de sagesse, auquel il aspirait, et que 








M. HNO ET ART CHRETIEN. 1045 


M. Rio nous signale lui-méme comme un exemple de ta perfection 
4 laqueite peuvent seuls atteindre les cceurs haut placés. 

De cette épeque aussi date pour M. Rio une ére toute nouvelle; 
mais cette haute amitié, cette collaboration qui edt pu etre décisive 
pour sa carriére diplomatique, devait avoir sar sa vie une influence 
tout autre, au double point de vue de sa destinée littéraire et des 
inspirations intimes qu’il devait puiser dans ces touchantes relations. 

Aprés la retraite prématurée du comte de ka Ferronnays, M. Rio 
fut, dela part du nouveau ministre, le prince de Polignac, I!’ objet 
d'une bienveillance spéciate. Le ministre crat méme devoir l’initier 
confidentieliement & tous les détails de !a politique nouvelle qu’il 
se proposait d’inaugurer, et lui demanda son concours de 1a fagon 
la plus flatteuse. Mais avant que le prince edt achevé sen allocation, 
M. Rio avait entrevu la conchision 4 laquelle il allait aboutir. « Sans 
me permetire, dit-il, de rien préjuger sur le fond de la question, je 
me eontentai de dire 4 Son Excellence que son programme de poli- 
tique extérieure étant en désaccord complet avec celui de son pré- 
décesseur, auquel mes convictions étaient irrévocablement acquises, 
il m’était impossible de faire ce qu’tl me demandait. » Noble indé- 
pendance du caractére, que le prince de Potignac était digne d’ap- 
précier. « Monsieur, lui répondit-il en lui serrant la main, je suis 
heurenx de trouver ici un homme capable de me faire une pareille 
réponse. Si neous ne nous comprenons pas maintenant, j'ai la ferme 
conviction que nous nous comprendrons plus tard. En attendant, 
poursurvez vos travaux historiques, et si, pour leur donner plus de 
valeur, vous jugez que des voyages vous soient nécessaires, je yous 
autorise & yous absenter aussi longtemps que fe permettront cer- 
tames convenances dont je suis obligé de tenir comple. » 

Alors s’‘ouvrent pour iui des perspectives nouvelles : Italtam! 
{taliam ! s’écrie-il avec transport. Désormais, l'étude et la science 
du beau vont étre sa seule et unique préoccupation. Pour mettre le 
comble 4 son bonheur, voici qu’a M. de Chateaubriand succéde, 
comme ambassadeur a Rome, M. le comte de la Ferronnays lui-méme. 
Il renoue de ja facon fa plus mtime ses relations avec M. Rio, I'in- 
troduit dans sa propre famille, et tous ensemble ils accomplissent, 
pour la premiére fois, ce pieux pélerinage d'Italie, qui devait aboutir 
& la ville éternelle. 

C’est la qu’dé l’ombre des sanctuaires vénérés, au souffle pur des 
grandes traditions et des grands souvenirs, guidé par som coeur et 
sa foi, bien plus que par sa science, en contact journalier et mtime 
avec des Ames d’élite, Montalembert, Lacordaire, Albert de la Fer- 
ronmays, Pauline, Eugénie, Ofga, il découvre les sommets encore m- 
certains, mais déja resplendissants de cet idéal qui a.été, deputs son 


1046 M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 


enfance, l’objet de ses aspirations. Tout d’abord, 11 éprouve le besoin 
de secouer le joug des préjugés admis depuis Lesueur et Poussin jus- 
qu’ Chateaubriand, et de réagir 4 l'aide de ses propres impressions, 
4 ]’aide aussi des émotions de ses compagnons, contre !’enthousiasme 
de commande enjoint 4 tous les voyageurs en quéte d'admiration. Ce 
qui le frappe, ce n’est point la Descente de croix de Daniel de Vol- 
terra, ni le Miracle du corporal d’Andrea Sacchi, ni les raccourcis sa- 
vants des Carrache, ni les merveilles du clair-obscur, pas méme le 
Bras d’ Héliodore tant vanté pour son style traditionnel. En revanche, 
4 cété des fresques de Michel-Ange, les ceuvres inconnues de Ghir- 
landajo, de Botticelli, de Pérugin lui apparaissent comme une révé- 
lation; a cété de la Sixtine, il découvre que, dans une petite cha- 
pelle dite de Nicolas V, dans laquelle 4 peine pense-t-on 4 introduire 
les étrangers, un grand artiste, un saint, Fra Angelico a fait passer 
sur les murailles, en traits ineffables, l’immortel témoignage de son 
amour et de son adoration ; surtout 4 la vue des images des catacom- 
bes, il s’agenouille avec une foi mélée d’admiration, devant les ma- 
dones, les saints et les martyrs, objet d’un culte immémorial, tant 
il est vrai que le progrés de l’art dépend de l’intensité de l’inspira- 
tion bien plus que de la perfection de la science. 

Il fait plus que de rechercher les types de Ja beauté esthétique, il 
se rend compte des conditions dans lesquelles elle se révéle a l’ame 
humaine; il observe ses jeunes compagnes, mesdemoiselles de la 
Ferronnays; pour saisir et partager leurs émotions, « je suivais 
des yeux, dit-il, leurs lentes évolutions de sanctuaire en sanc- 
tuaire ; je tachais de deviner leurs priéres pour m’y joindre, et j’en- 
viais presque les larmes qui baignaient leurs joues quand leurs tétes 
prosternées se relevaient de terre. L’une d’elles, obéissant au seati- 
ment qui la dominait alors, en dehors de toute notion archéologique 
et de toute admiration technique, a traduit plus tard ses impressions 
par ces admirahles paroles. 

« Patrie, c’est le lien ou |’on vit, ou l’on aime, ot l’on voudrait 
étre, vers lequel on soupire. La patrie ne peut étre que le ciel, et s'il 
faut s’en choisir une sur la terre, elle est dans vos églises, 6 mon 
Dieu, dans le lieu ot l’on vous adore; elle est dans la croix qui rap- 
pelle vos souffrances. » 

C'est qu’en effet, la supériorité des Ames est tout autre chose que 
la supériorité des intelligences, et il faut bien admettre, n’en déplaise 
aux critiques et aux savants, que l’intuition claire, lumineuse, éle- 
vée de la beauté est avant tout le privilége des Ames. 

Avec quel charme M. Rio ne nous fait-il point assister a cette re- 
cherche de l’idéal, qui se lie pour lui 4 tant d’émotions religieuses 
et patriotiques, 4 tant de souvenirs intimes, a tant de liens d’affec- 











M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 1047 


tions brisés par la mort ou resserrés par le coeur! A travers ses péré- 
grinations 4 Rome, 4 Munich, a Venise, 4 Florence, 4 Londres, & 
Paris, 4 Boury surtout, ot, pour la derniére fois, il goute les char- 
mes ineffables de l’amitié, partout il nous initie aux mystéres les 
plus intimes de son enthousiasme esthétique, en méme temps qu’il 
nous montre avec une pieuse vénération la personnification vivante 
_ de l’idéal réalisé sous ses yeux. Et ne croyez pas que dans ces excur- 
sions qu'on pourrait intituler : Voyages au pays de Vidéal, il n’y ait 
place que pour des impressions plus ou moins éloquentes ou des 
considérations plus ou moins élevées sur l'art. Ce qui nous charme, 
cest aussi la peinture des hommes avec leur génie, leurs concep- 
tions, leurs travaux, par-dessus tout la grandeur qui s’attache a leur 
caractére, 4 leurs sentiments et 4 leurs vertus. Tous n’appartiennent 
pas aux temps modernes ; ils sont divers par leur pays, leurs apti- 
tudes, parfois méme par leur religion, mais tous, Jeurs idées, leurs 
conversations, leurs correspondances, leur vie en font foi, tous ten- 
dent au méme but, tous ont pour mission de nous initier 4 cette 
beauté morale ou esthétique qui est l’objet du livre de M. Rio. 

C’est ainsi qu’é cOté des noms de M. Guizot, et de M. Cousin, de 
O’Connel, & cdté des lettres admirables de M. de Montalembert et de 
MM. de la Ferronnays 4 leur ami commun, !’auteur ne craint pas d’é- 
_ voquer le souvenir des héros, des poétes et des artistes d'un autre 
age: Dante, Pétrarque, Jéréme Molino avec leur merveilleuse poésie, 
Gaspara Stampa avec ses effusions d’amour et de piété, Collalto avec 
son ardeur chevaleresque, Venise tout enti¢re avec son sénat, ses 
doges, ses guerriers, ses édifices rappelant encore au dix-neuviéme 
siécle les grandes inspirations religieuses et patriotiques de son 
passé, par-dessus tout les peintres chrétiens de la premiére époque 
encore ignorés ou méconnus : Carpaccio, Bellini, Francia, Luini. 
M. Rio eut la joie, sinon de découvrir ces vieux maitres, du moins 
d’en restaurer le culte désormais impérissable. 

Mais qu’étaient ces émotions a cété de celles qui l’attendaient a 
Livourne et 4 Florence? C’est & cette époque que se réunissent 4 lui 
A. de la Ferronnays et le comte de Montalembert ; ces trois Jeunes 
hommes mettent en commun les trésors de leur dévouement 4 la 
cause de I'Eglise, de la justice et de la vérité ; jours charmants trop 
vite écoulés, ot I’étude, la priére, affection mutuelle occupent dans 
ces cceurs la premiére place ! C’est alors aussi que commence entre 
M. le comte de la Ferronnays et M. Rio, devenu déja le confident de 
ses pensées, cette admirable correspondance dont rien, si ce n'est 
la lecture intégrale, ne saurait reproduire les nobles sentiments et 
les hautes aspirations. 

A Rome, les trois amis rejoignent M. de Lamennais qui déja pré- 


©1048 M, REO EY L’ART CMRETIEN. 


ludait au triste réle qui Jui a valu une si fatale célébrité ; puis, aprés 
un séjour de six mois 4 Naples ot tous se trouvent réunis, M. Rio 
reprend seul le cours de ses pélerinages esthétiques. Il traverse les 
Romagnes, |'Ombrie, Florence, Ferrare, Venise, la Lombardie, nen 
saas recueillir ca et 14 les aspirations de cet ari chrétien dont il réve 
de rélablir, ow tout au moins de révéler les splendeurs. 

Munich, of il se rend en compagnie de l’abbé de Lamennais, le 
met en relation avec les célébrités de la philosophie allemande ; la 
s agite entre les protestants et les catholiques les problémes les plus 
ardus sur l'erigine des connaissances humaines, l’affranchissement 
spirituel des peuples, sur le besoin de revenir par la foi et le prin- 
cipe d’autorité & Punité doctrinale. La, dans une conférence mé- 
morable entre Lamennais, encore fidéle, et Schelling, nous assis- 
tons au triomphe du dialecticien catholique sar le métaphysicien 
protestant :éphémére triomphe qui devait, hélas ! éére_ bientdt suivi 
de la chute et de la néyolte de celui auqucl, en ce momeat, les 
catholiques d'Allemagne, M. de Montalembert ef M. Rio eux-mémes, 
prodiguaient les temoignages de leur admiration. Ces derniéres rela- 
tions de l'auteur de |’Aré chrétien avec le philesophe de la Chénaie 
furent empreintes d'un caractére de mélancolie qu’expliquent assez 
les circonstances ; toutefois, la correspondance trés-inoffensive d’a- 
bord de Lamennais avec son ami laissait A peine entrevoir Vamer-— 
tume croissante de ses sentiments emvers ceux qui lui faisaient om- 
brage. Le voyage qu’entreprit 4 celte époque M. Rio en Bretagne ne 
lui révéla méme pas la profondeur de l’abime dans hequel l’infortuné 
avait sombré. Leurs conversations, comme plus tard, leurs leitres 
roulaient sur les malheurs de la Pologne, la politique générale, la 
philosophie allemande, les manifestations de l’art, auquel M. de La- 
mennais semblait encore s'intéresser, jusqu’au moment ow se ter- 
minéreat définitivement des relations désormais readues impossibles 
par l'incompatibilité des idées et des sentiments. 

Du moins, ces relations eurent-elles pour résultat d'élever le 
philosophe aux idées d’esthétique, pour lesquelles il avait, jusqu’a 
son voyage 4 Munich, montré une si profonde indifféreace. Grace 4 
M. Riv, il comprit que l'art était le couronnement obligé et le com- 
plément de tout sysiéme philosophique, et ceux qui ont lu soa 
Esquisse d'une philosophie savent tout le parti que sut tirer de cette 
découverte sa merveilleuse puissance d’assimilation. 





M. RIO ET L’ANT CHRETIEN. 4049 


IV 


Les quatre séjours successifs qu’avait faits 4 Munich l’auteur de 
lArt chrétien, de 1830 & 1834, combinés avec ses trois voyages 
d'italie, lui avaient appris que l'art était une bien plus grande chose 
qu'il ne l’avait soupconné tout d’abord. « Ce caractére de grandeur, 
presque accablante pour des facultés aussi peu exercées que les mien- 
nes, du moins dans cette direction, fut d’abord pour moi, écrit-il 
aprés son retour 4 Munich, une cause de découragement, non-seu- 
lement 4 cause de la nouveauté'des idées, mais aussi a cause de la 
nouveauté du point de vue ov il fallait se placer pour apprécier leur 
valeur. Depuis que Schelling, devenu membre de I’Académie des 
sciences de Manich,'en 1807, y avait en quelque sorte intronisé )’es- 
thétique par son fameux discours sur les rapports-des beaux-arts 
avec la nature, non-seulement la science du beau avait pris le pas 
sur toutes les autres, mais elle s’était rendue tributaire toutes lex 
branches de la littérature, et la notion de l’idéal était devenue aussj 
familiére aux romanciers qu’aux poétes et aux philosophes. Pour se 
rendre compte de cet incomparable mouvement, il faudrait avoir lu 
les lettres de Goethe sur I'Italie, les romans de Tieck, par-dessus tout 
ceux de l’incomparable J. Paul Richter‘, dont on peut dire qu'il fut, 
pendant le cours de sa longue carriére, un des plus ardents mission- 
naires de cette religion de l’#ééal, inaugurée par Schelling dans son 
systéme de philosophie transcendentale. C’était dans les traditions 
religieuses que Jean-Paul Richter puisait ses inspirations. La maniare 


4 « Parmi les ceuvres de Jean-Paul Richter, il faut citer son Titan, son Hes- 
peérus, son Siebenkaes, surtout la Loge invisible, qui paraft surpasser, sous le 
rapport des tendances idéales, tout ce que la littérature contemporaine a jamais 
offfert de plus attrayant aux imaginations difficiles a satisfaire. Cette idée d’élever 
am enfant dans un souterrain éclairé par une lumiére artificielle, et de Je rendre 
your ainsi dire amoureux de 1a mort, en Ini disant que mourir c’est passer dans 
sette lumiére supérieure qu'on appelle le soleil; puis, aprés cette premiére ascen- 
son, lui apprendre 4 mourir une seconde fois et a lever les yeux vers le ciel avec 
ea redoublement d’attrait pour cette mystérieuse délivrance qu'on appelle la 
mort, cette idée, dis-je, ou plutét cette donnée psychologique, ouvrait 4 lauteur 
‘es perspectives jusqu’alors inexplorées. Jamais chef-d’ceuvre littéraire, ancien ou 
zoderne, dit M. Rio, n’avait excité dans mon 4me un si haut enthousiasme 
ette lecture dont l'impression générale se résumait pour moi dans ces belles pa- 
ples du psalmiste : Ascensiones in corde suo disposuit, paroles que I'auteur aurait 
ux donner pour épigraphe 4 son livre, s'il avait mieux su se tenir en garde contre 
. piéges de sa fougueuse imagination. » 

Epilogue 4 [Art chrétien, tome Il, p. 206. 
25 Szprauac 1872. 67 


4050 M. RIO BT L'ART CHRETIEN. 


dont il-expliquait la révolution qui avait fait éclorela poésie roman- 
tique équivalait 4 une sorte de profession de foi. Selon lui, le chris- 
tianisme avait été une sorte de jugement dernier qui avait porté une 
sentence de mort contre le vieux monde du paganisme et des sens, 
et avait inauguré 4 la place le monde des esprits. 

C’était aussi, avouons-le, une réaction spiritualiste contre cette 
littérature positiviste de la fin du dix-huitiéme siécle que Ja France 
avait propagée et que ses conquétes avaient rendue encore plus 
odieuse; ceux qui avatent précédé Jean-Paul Richter dans cette 
voie non moins glorieuse pour la philosophie que pour la dignité 
humaine s’appelaient Haman, Claudius, Jacobi, Shenkendoff, Stol- 
herg , etc. 

Jacobi surtout, le président de |’ Académie de Munich, l’adversaire 
de Kant et de Fichte, l’ami de la pieuse princesse Amélie Galitzin', a 
Munster, qu’il avait initiée 4 cette science de la perfection idéale, avait 
éié surtout frappé de cette pensée sur Jaquelle on pourrait dire que 
repose tuute sa philosophie : « Les vérités divines sont infiniment 
au-dessus de la nature; Dieu seul peut les mettre dans l’4me. Ila 
voulu qu’elles entrent du coeur dans l’esprit, et non pas de lesprit 
dans le cceur. Par cette raison, s’il faut connaftre les choses humai- 
nes pour pouvoir les aimer, il faut aimer les choses divines pour pou- 
voir les connaitre‘. » 

Quant 4 Schelling, c’est 4 lui surtout qu’il faudrait renvoyer l'hon- 
neur des plus grandes découvertes dans les régions de lidéal ; mais 
il serait bien difficile de’suivre cet aigle dans son vol, et M. Rio, en 
dépit de son admiration et de ses relations quotidiennes avec lui, 
reconnait qu'il ne parvint que beaucoup plus tard 4 se faire une 


4 Le grand mérite de Jacobi et de ses amis fut de réaliser, dans des conditions 
qui ne s’étaient jamais produites, cet idéal, objet de leurs plus ardentes aspira- 
tions. C’est 4 cette ceuvre que concourait alors, outre les 4mes privilégiées que 
nous venons de nommer, d'autres 4mes dont le commerce avec Dieu était encore 
plus intime. La plus belle et la plus héroique de ces ames était la princesse 
Amélie Gallitzin qui, pendant plus de vingt ans, édifia la ville de Munster par le 
spectacle des plus héroiques vertus. On peut dire, qu’au point de vue de [idéal, 
il n’y avait pas alors en Europe de cour aussi riche et aussi bien composée que hk 
stenne. Ses courtisans habituels étaient précisément cette phalange d’élite dont 
jai parlé p!us haut et a laquelle il faut ajouter le nom de Bernard Overberg, qui 
savait si bien apprendre aux autres 4 monter l’échelle de Jacob, au sommet de 
laquelle il était parvenu depuis longtemps. Mais avec la princesse Gallitzin, il 
s’agissait plutét de monter les marches du Calvaire; car les longues souffrances qui 
précédérent sa mort, sans jamais épuiser son courage, furent une véritable pas- 
sion, et l’on peut dire qu’elle vida la coupe jusqu’a la lie, mais en tenant toujours 
ses yeux fixés sur le Thabor. 

Epil. 4 Art chrétien, p. 242. 


2 Pascal, Pensée. 





M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 1034 


idée bien nette de la place qu’occupait la science du beau dans son 
systeme philosophique. « Son idéalisme transcendental est une des 
cuvres les plus ardues, en méme temps les plus merveilleuses qu’on 
puisse concevoir : pour ne parler que des chapitres qui ont trait 4 
objet spécial dont il est ici question, on peut dire qu’aucun philo-. 
sophe, depuis Platon, n’a fait une si large part a lesthétique, ni 
mieux démontré le droit qu’a cette science qui n ‘est pas nouvelle, 
de figurer dans tout systéme philosophiqne qui a la prétention d’étre 
complet. » 

Dans celui de Schelling, l'art occupe les sommités; c’est a lui 

seul qu'il accorde l’intuition divine et en quelque sorte fatale; il va 
méme jusqu’a dire que l'art est la seule révélation proprement 
dite, en y mettant toujours pour condition, ce qui en diminue beau- 
coup le prix, l’inconscience de celui qui en est l’organe. Mais ce qu’il - 
s’attache le plus.&4 démontrer, c'est la sainteté de art, de cet art 
qui, dans la langue ancienne, était P’instrument des dieux, le révé- 
lateur des divins mystéres et de l’éternelle beauté, dont le pur rayon 
illumine les Ames, et dont l'image est aussi cachée 4 l’dme vulgaire 
que celle de la vérité qui lui correspond; et quand, plus tard, 
nommé membre de l’Académie des sciences de Munich et attaché a 
la section des beaux-arts, il prononga, en qualité de secrétaire gé- 
néral, dans une occasion trés-solennelle, son fameux discours sur 
les rapports des beaux-arts avec la nature, discours plein de séve et 
d’apercus ingénieux, il s attachait encore 4 démontrer cette pensée 
fondamentale, a savoir la corrélation entre la puissance créatrice du 
génie et la puissance créatrice de la natur , qu’il faut concevoir 
comme divine, afin de retrouver dans l’harmonie de l’univers cette 
supréme beauté que le véritable artiste voit en Dieu. 

Ailleurs enfin, convoquant les poétes, les artistes, les anthousiase 
tes de l’idéal a travailler de concert avec lui 4 ce poéme éternel qu’on 
2ppelle la philosophie, il s’écriait : « Dans ce travail il ne doit y avoir 
1i maitres ni disciples; le maitre de tous est le méme Dieu qui les 
nspire tous. » 

Mais qui ne sent 4 travers cet admirable langage, bien fait pour 
éduire les imaginations et exciter l’enthousiasme des artistes, le 

ague mensonger, quoique peut-étre inconscient, de la grande er- 
eur moderne: le naturalisme et le panthéisme? En abusant du nom 
e Dieu, en le présentant sans cesse comme l’auteur de toute 
eauté, de toute lumiére, de toute vérité, Schelling, sans doute,- 
omnait & sa philosophie un caractére spiritualiste et chrétien, dont 
oerres, le futur auteur de la Mystique chrétienne, devait subir l’in- 
mence. Il ouvrait 4 d’autres penseurs des horizons infinis dont la 
‘sence, & coup sir, devait profiter dans une large mesure; mais 


4052 M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 


au point de vue rigoureux de l’orthodoxie, rien n’était plus faux ni 
plus dangereux que cette interprétation 4 laquelle il semblait attri- 
buer en quelque sorte les forces et la puissance de l’infini. 

Quand Eschenmager et Jacobi, tous deux protestants, tous deux 
s’honorant d’avoir été les disciples de Schelling, signalérent le dan- 
ger et revendiquérent les droits de la conscience humaine et ceux de 
la souveraineté de la foi comme source de nos connaissances et de 
nos aspirations, le maitre se contenta de jeter 4 ses contradicteurs 

cette dédaigneuse affirmation : « Avec la philosophie de la nature 
commence une ere nouvelle. Elle seule peut satisfaire aux besoins de 
V’époque. La foi ne peut plus satisfaire UVhumanité; elle ne veut plus 
oroire, mais voir. » 

Cette détestable doctrine ne serait-elle pas la source ot: Strauss, 
Bohr, Renan, Littré ont puisé leur enseignement et leur méthode, 
et ce procédé matérialiste que le philosophe idéaliste allemand ap- 
pliquait a l'art, n’est-ce pas précisément le méme que ses successeurs 
ont appliqué 4 la critique historique et religieuse? 

Il est vrai que depuis longtemps, et jusqu’au moment ou com- 
mencent les relations de M. Rio avec Schelling, son systéme philoso- 
phique avait subi d’importantes modifications. Les tendances chré- 
tiennes avaient fini par y occuper assez de place pour donner a ce 
systéme un tout autre aspect ; et la conférence avec M. de Lamen- 
nais, relatée par M. Rio, prouve assez quel besoin poussait cet homme 
de génie 4 revenir, non-seulement 4 l’orthodoxie philosophique , 
mais encore au principe d’unité et d’autorité doctrinale qu'il consi- 
dérait & bon droit comme la source de toute vérité. 

A cdété de Schelling, il faut citer un autre philosophe, son rival, si- 
non en popularité du moins en génie, Franz Baader, dont les idtes, 
outre qu’elles étaient bien plus en harmonie avec les besoins intel- 
' Jectuels, et surtout avec les aspirations religieuses de M. Rio, de- 
vaient avoir sur ‘ses travaux une influence bien autrement féconde et 
non moins élevée. Mais il faut laisser parler l’auteur lui-méme? : « Cet 
homme, dit-il, avait une verve de conversation qui s’enflammait 4 kh 
moindre étincelle et qui permettait rarement de l’écouter avec une 
froide attention. Sa maniére de captiver son auditeur était de l’asso- 
cier 4 ]’espéce d’élan qu’il s’imprimait a lui-méme et qui se renouve- 
lait 4 chaque nouveau pomt de vue que son improvisation mettait en 
lumiére. » En voyant le terrain que gagnait chaque jour la fausse 
‘philosophie, il entrevoyait dans un avenir plus ou moins éloigné des 
résulfats qui feraient payer bien cher & notre siécle la triste satisfac- 
tion de s'appeler siécle des lumiéres. Pour lui, il n’y avait de vraie 


‘ Epilogue a Art chrétien, tome II, passim. 


M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 1053 


philosophie que celle quia pour point d'appui Dieu et sa lumiére, en 
tant quelle éclaire Vintelligence humaine. 

«... Schelling, continue M. Rio‘, avait assigné & l’esthétique une 
plus grande place dans son systéme philosophique et un rdle plus 
brillant, tant dans l’éducation individuelle que dans l'éducation des 

_peuples; mais Baader m’avait appris & percevoir l’idéal 4 travers les 
nuages lumineux qui couronnaient les sommets de la science, ce fut 
alors seulement que je compris l’importance du mysticisme dans 
Phistoire de l’art chrétien. » 

Par quel procédé M. Rio parvint-il & concilier les notions ou les 
inspirations si diverses de l’idéal qu’il avait recueillies dans ses 
voyages, dans ses conversations, dans ses études, et jusque dans les 
émotions les plus intimes de son cceur ? Comment, surtout, parvint- 
il a faire & la poésie et aux arts l’application de ces principes si élé- 
vés, mais si peu faits pour captiver l’esprit et encore moins pour lui 
en faire saisir, au point de vue pratique, le but moral? 

C'est l’honneur, disons-le bien haut, du génie francais, c'est l"hon- 

neur de M. Rio, comme ce fut, 4 la méme époque, celui de M. de 
Montalembert, de M. Vitet, et, ne craignons pas de le nommer, de 
M. Victor Hugo, de rendre saisissant et pratique (j’allais presque dire 
de vulgariser) ce que le génie allemand ne semblait entrevoir qu’a 
travers des nuages, dans des régions inaccessibles. A quoi servirait 
l’art, Y'idéal, la révélation divine elle-méme, si le droit d’aspirer 
vers ces grandes choses ne peut et ne doit étre que le privilége des 
savants et des lettrés? Pourquoi ces mots si fort en faveur en Alle- 
magne, ou ils ont pris naissance, d’esthétique, d’idéalisme, de tran- 
scendentalisme? Pourquoi Gcerres lui-méme, le catholique et popu- 
laire Geerres, intitule-t-il son livre: Mystique, dont le sens propre 
veut dire chose mystérieuse et cachée, comme si le chrétien le plus 
humble ne pouvait, 4 l'aide de son coeur et de sa foi, s’élever & ces 
notions du beau qui ne sont si hautes que parce qu ‘elles sont simples 
et lumineuses? 

Ainsi l’avaient compris ‘ces croyants, contemporains de Dante et 
Ye Giotto, ces peintres, ces moines, ces saints de l’'Ombrie, ces répu- 
ylicains méme de Sienne et de Venise, en qui se confondaient les as- 
»irations vers la sainteté, la patrie et I’art! Ainsile comprenait déa, 
| Vépoque dont nous parlons, M. Rio lui-méme, dont l’idéal, quoi 
rua’il en dise, procéde bien plus du génie italien et frangais que du 
‘énie allemand. 


4 Epilogue & l' Art chrétien, tome Il, p. 238. 








4054 M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 


V 


ll faut reconnaitre cependant qu’avant de jeter les yeux sur les 
horizons si vastes, mais un peu nébuleux, qui avaient séduit son 
imagination, il avait trouvé sur cette terre d’Allemagne une initia- 
tion plus pratique et plus féconde a ses études. 

A son premier voyage a Florence, il avait lu Vouvrage d’un gentil- 
homme allemand, Frédéric Rumohr, qui venait de publier, sous le 
titre un peu vague de Recherches italiennes (Italianische Forschun- 
gen) le fruit des longues études auxquelles il s’était livré, particu- 
liérement en Toscane, non-seulement sur les ceuvres d'art, mais aussi 
sur les documents qui s’y rapportaient. Subjugué, dés l’dge de vingt 
ans, par la vue des chefs-d’ceuvre de Dresde, 1a contemplation de la 
Madone de Saint-Sixte, Raphaél l’avait converti & la foi catholique, 
comme si une soudaine intuition lui avait révélé l'impuissance radi- 
cale du protestantisme 4 donner des inspirations dans le genre de 
celles dont le merveilleux produit était 14 devant ses yeux. 

Dés lors, franchissant les Alpes, 1] était allé demander 4 Rome le 
secret de l'idéal dans l’art chrétien, dont il devait se faire l’infatiga- 
ble missionnaire, non-seulement en réagissant avec ses compatriotes 
allemands contre l’influence francaise du dix-huitiéme siécle, mais 
en protestant contre les appréciations superficielles et les lacunes du 
fameux Schelling, et, ce qui était plus audacieux encore, en répu- 
diant Vautorité si accréditée des trois puissances devant lesquelles 
PAllemagne avait pris l’habitude de s’incliner : Lessing, Winckelmann 
et Mengs‘. 

Au milieu des malheurs de la guerre et de sa propre infortune, 
la haine de l’étranger et l'amour de la liberté politique et religieuse 
opprimée dans sa patrie, et jusque dans Rome, par nos conquéles, 
ne le passionnaient pas moins que le progrés de cet art chrétien, a la 
régénération duquel travaillaient, sus son patronage, des génies 
tels que Cornelius, Overbeck et Veit. Et quand plus tard la libération 
de sa patrie allemande et celle de Rome, cette autre patrie qui lui 
était chére 4 tant de titres, avaient imprimé un nouvel élan a la 
grande école dont il était l'inspirateur, le défenseur et l'apdtre, il 
songeait, malgré les liens qui l’attachaient a sa terre natale, a se 
fixer définitivement a Sienne, pour y travailler jusqu’a 1a fin a l'étude 
de l'art comme manifestation du génie des peuples. 


‘ Epilogue & U' Art chrétien, tome I, passim.” 








M. RW ET L’ART CHRETIEN. 4055 


Tel était ’homme qui, 4 Florence, avait servi de guide 4 M. Rio, 
et avait inifié d’une maniére plus spéciale que ses compatriotes 
d’Allemagne & l’interprétation des ceuvres de la sculpture et de la 
peinture chrétienne. 

Mais cette poétique du génie chrétien, qu’il s'agissait de mettre 
en relief en dépit de préjugés deux et trois fois séculaires, supposait 
la solution d’une foule de questions psychologiques, historiques, lit- 
téraires. Elle ne s’étendait pas seulement aux arts plastiques; elle 
comprenait aussi, et surtout, l’architecture, la poésie, la musique. 
Sous ce rapport, nous sommes obligés dele reconnaitre avec M. Rio, 
Pexégése allemande devait étre infiniment préférable 4 l’exégése 
italienne. Au point de vue {de l’architecture, son principal initia- 
teur fut ce méme Geerres, dont la parole écrite ou improvisée avait 
déja simplifié bien des problémes. 

Pour Goerres comme pour Sulpice Boisserée, l’ardent prosélyte de 
la restauration de la cathédrale de Cologne, l'architecture du moyen 
age était la plus haute personnification de l'art religieux; et cette 
conviction, qui, en Allemagne, s’était élevée presque 4 la hauteur 
d’un dogme national, par suite du vandalisme dont les temples go- 
thiques étaient devenus l'objet, suscitaitien France, comme en Italie, 
comme en Angleterre, une véritable croisade. 

Victor Hugo, dans son roman de Notre-Dame de Paris, réveillait 

celte susceptibilité esthétique, sinon chrétienne ; M. de Montalem- 
bert entreprenait en France, en Italie et en Allemagne, avec M. Rio, 
un pélerinage & travers les églises gothiques, les vieux clottres et les 
monuments de |l’architecture religieuse et civile, tandis que, de 
l'autre coté de la mer, les Anglais, forts de eur respect pour les an- 
tiquités nationales, cherchaient, 4 l’inspiration et dans les enseigne- 
ments du docteur Whewel, 4 retrouver sur les vieilles pierres de 
leurs édifices, !’empreinte des siécles dont elles attestaient la gran- 
deur. « Le 1% mars 1833, M. de Montalembert publiait sa fameuse 
lettre 4 Victor Hugo, et cet appel courageux fait au pelit nombre de 
partisans que l'art ou la foi en matiére d’antiquités religieuses avait 
encore conservé parmi nous, fut comme le premier signal d’une ré- 
surrection regardée jusqu’alors comme impossible, méme par ceux 
qui le désiraient le plus. Cette lutte héroique, pro aris et focis, con- 
-Anuée pendant vingt-cing ans en faveur de l'art chrétien, est, sans 
sontredit, un des plus intéressants épisodes de ta vie de M. de Mon- 
alembert’. » 

Quelle ne dut pas étre la joie de M. Rio, quand, aprés ses études 
»préliminaires 4 Munich, ses conversations avec Boisserée et Goerres, 


4 Epilogue, tome Il, passim. 


4056 M. RIO ET UVART CHRETIEN. 


il entreprit avec son ami, 4 travers les provinces rhénanes, cette 
excursion, non moins poétique que religieuse, qui devail aboutir au 
triomphe de la cause qui leur était commune. «: be 

Mais le plan de philosophie esthétique tel que.’avait congu M. Rio 
eomportait aussi la légende, envisagée comme matiére de poésie 
chrétienne, sujet encore intact, et d’une richesse inépuisable, qui 
s’inspirait 4 la fois des traditions de ‘Ancien et du Nouveau Testa- 
ment, des évangiles méme apocryphes, des mystéres et des repré- 
sentations du moyen 4ge, des romans chevaleresques empruaiés au 
cycle de Roland et de la Table-Ronde, des légendes des saints et des 
martyrs, voire des psaumes et des hymnes de l’Eglise. Enfin ]'Alle- 
magne devail ouvrir 4 son avidité une autre source d'inspiration en- 
core plus féconde, si c’est possible. « Je veux parler, dit M. Rio’, 
de la musique, telle que ]’avait fait le double courant de l’enthou- 
siasme religieux et de l’enthousiasme chevaleresque, non-seulement 
dans ce qu’on a coutume d’appeler les siécles de-foi, mais aussi a 
des époques plus rapprochées, quand la voix des peuples:subjugués 
semblait condamnée a ne plus preférer que:des cris de miséricorde 
vers le ciel ou des cris de vengeance vers les hommes. Tel était pré- 
cisément l'état dans lequel s’était trouvée une grande partie de l’Al- 
lemagne pendant les jours, pour elle si néfastes, de la domination 
francaise. Toutes les péripéties si émouvantes de la lutte engagée 
pour reconquérir ]’indépendance du territoire germanique étaient 
restées lettre close pour tous ceux qui appartenaient a la méme gé- 
nération que moi. Nous ignorions surtout le réle vraiment sublime 
qu’avaient joué, dans ce qu’on appelait la guerre de délivrance, les 
deux génies auxiliaires dont union n’avait. peut-étre jamais été si 
étroite, je veux dire de la poésie et de la musique. Je savais le parti 
que les Spartiates avaient tiré de cette union, si bien pratiquée par 
Tyrtée; je savais aussi combien avait été irrésistible l’élan imprimé 
& nos volontaires républicains par le chant de la Marseillaise, et s'il 
est permis de comparer les petites choses aux grandes, je n’avais pas 
oublié ce qu’avaient été pour nous, dans notre campagne de 41845, 
les fortes modulations par lesquelles notre barde le Thiec, qui mou- 
rut en chantant, redressait nos allures ou préludait 4 nos victoi- 
res. » 

Sous ce rapport, les philosophes allemands Schelling, Goerres, 
Baader lui-méme', ne fournirent 4 M. Rio que des documents bien 


.' Epilogue 4 [Art chrétien, p. 255. 

* Bien que dans un art qui procéde surtout de I’Glan et de l’enthousiasme da 
ceeur, les considérations philosophiques qui en démontrent la beauté puissent pa- 
raltre superflues; nous ne résistons pas au plaisir de citer quelques lignes admi- 





M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 4037 


superficiels et bien vagues dans leur généralité. En revanche, nulle 
part ailleurs qu’en Allemagne la musique ne devait trouver une 
source si féconde d’inspirations vraies, tant religieuses que profa- 
nes. Il faut lire, dans le chapitre intitulé Munich, ‘les. pages .intéres- 
santes consacrées 4 la musique, pour comprendre:la violente im- 
pression que produisit sur M. Rio l’exaltation patriotique a laquelle 
chaque soir, dans les brasseries, se livrait la ‘jeunesse allemande, 
sous l'influence de la musique de Weber et des chants de Koernér. 
Chaque soir il attendait avec une impatience nouvelle l’heure de ces 
réunions ou tous, nobles et étudiants, plébéiens et lettrés, venaient 
chercher dans le chant des Chasseurs de Lutzow, ou daas.tout-autre 
hymne de Keerner, une ivresse a laquelle la biére a’avait aucune part. 
M. Rio subissait malgré lui cet enthousiasme, trop spontané d’ail- 
leurs pour n’étre pas contagieux. Surtout il écoutait avec un pieux 
recueillement ce chant funébre, ou plutét cette priére poétique, de 
ce méme Keerner, composé ‘par lui au bruit-du canon et sous l’in- 
fluence manifeste du pressentiment de sa mort: ' | 


Vater, du segne mich. 

In deine Hand befehl’ ich mein Leben. 

Du kannst es nehmen, du hast es gegeben. © 
Zum Leben, zum Sterben segne mich. ' 
Vater, ich preise dich‘. 


Et quand plus tard, en Angleterre et en France, M. Rio renouait au 
profit de ses études esthétiques la chaine, un instant interrompue, 
de ces grandes émotions musicales, soit en redisant les belliqueux 
dithyrambes de Kcerner, soit en exécutant, avec le concours de Litz 


rables de Saint-Martin, fournies 4 notre auteur par Baader, sur le réle de la 
musique ; 

« La musique a pour but de percer les régions du temps qui nous enveloppent. 
Le bonheur étant notre lieu de repos, la musique a pour objet de nous y ramener 
lorsque nous en sommes sortis, et non pas de nous en faire sortir, quand nous y 
sommes établis. Avec la musique, homme peut non-seulement porter son étre 
jusque dans la région divine, mais faire encore descendre cette région divine dans 
tout son étre; mais il faut que homme y joigne sa parole pure. C'est parce que 
les animaux n'ont ni admiration, ni parole, qu’ils n‘ont point de musique. 
L’homme est comme la lyre de Dieu, il tend sans cesse, par sa parole, 4 en 
exprimer les diverses puissances. La racine organique et mélodieuse de notre étre 
est une source simple qui renferme en elle seule tous les organes de ses modu- 
lations. Mais Dieu tire 4 son gré de sa lyre des sons tristes et déchirants, ou des 
sons doux et récréatifs, ou il n’en tire point du tout. » 

(Saint-Martin, Esprit des choses.) 

! © Pére, bénis-moi, Dans tes mains je remets ma vie. Tu peux la prendre! 
Tu me !’as donnée! Pour la vie, pour la mort, bénis-moi. 0 Pere, je célébre ta 
grandeur! 





1058 MW. RIO ET L’ART CHRETIEN. 


ou celui d’artistes anglaises non moins enthousiastes que Int, les 
mélodies de Schubert, les sonates de Beethoven, c'est au génie ger- 
manique, 4 sa science de Vidéal, ou plutét & ses patriotiques ar- 
deurs, qu’il renvoyait ’honneur de cette haute inspiration. « Jen 
étais venu, dit-il, 4 me regarder comme une sorte de nourrisson de 
la muse germanique, et j'agissais comme si j’avais été persuadé que 
lair et la lumiére de Munich m’étaient indispensables, tant pour 
éclairer mon horizon intellectuel que pour lagrandir. » 

Hélas! pourquoi faut-il que ces accents si vrais d’une grande pas- 
sion aient été le plus souvent inspirés a |’Allemagne par nos excés 
et nos conquéles? Pourquoi ne nous est-il pas permis d’admirer ce 
rhythme belliqueux et cet élan national entretenu pendant soixante 
ans dans la patrie allemande, sans songer en méme temps que cet 
appel 4 la délivrance et & la liberté présageait contre la France 
plus cruelle des vengeances, et contre Phumanité le plus odieux des 
attentats, le despotisme de la force brutale? 

Et cependant, M. Rio lui-méme en convient : en dehors d’apergas 
plus ou moins ingénieux et de simples conjectures tout aussi arbi- 
traires sur le réle de la musique des premiers siécles du christia- 
nisme, que sur celui de la musique antique, en dehors des commen- 
taires sur les psaumes de l'Eglise, ou des chants populaires dont le 
sens devait préter une si grande valeur 4 la mélodie méme de ces 
chants, il est extrémement difficile d’assigner a l'art musical la 
place qu’il dut occuper dans le sentiment du beau, puisque jus- 
qu’aux temps modernes les monuments nous font presque absolu- 
ment défaut. 

C’est pour cette raison, sans doute, qu’en dépit de ses préférences 
bien hautement avouées pour la musique, M. Rio ne crut pas de- 
voir, Si ce n’est accessoirement, traiter dans [Art chrétien de celte 
forme de manifestation de la pensée humaine; et c’est sans doute 
aussi pour combler cette lacune que, dans I’ Epilogue, il s’est étenda 
avec tant de complaisance et tant d’intérét sur les émotions reli- 
gieuses et chevaleresques qu'il sut rencontrer dans la musique‘. 


VI 


Au reste, aprés avoir recueilli en Allemagne, en Angleterre, en 
Italie les manifestations diverses de l’idéal, soit dans Vhistoire des 


‘ A défaut d’une théorie compléte sur la musique, M. Rio donne dans I’Epi- 
logue en maniére de piéces justificatives quelques pages admirables échappées 4 la 
plume d’un maitre véritable quoique inconnu, M. Duc. 








M. RIO BT L’ART CHRETIEN. 4059 


peuples, soit dans ses conversations avec les philosophes, les artis- 
tes, les hommes d’Etat, soit dans la contemplation et dans l’étude 
des monuments de l'art, il allait lui étre donné bientdt de trouver 
dans son propre intérieur de famille, dans les épanchements de 1’a- 
mitié et de la reconnaissance, dans les tristesses de la mort, dans 
les dévouements et les sacrifices de la vie, surtout dans le spectacle 
des plus hautes vertus et de la plus sublime aspiration d’Ames pri- 
vilégiées vers la perfection idéale, une source d’émolions bien autre- 
ment féconde en enseignements pour le cceur et pour |’esprit. 

Pendant ses longues pérégrinations, divers événements s’étaient 
accomplis, M. Rio avait uni sa destinée a celle qui devait étre la com- 
pagne dévouée, non-seulement de sa vie ét de ses affections, mais 
encore de ses travaux. Celui dont le souvenir se liait si intimement 
4 Phistoire de ses pélerinages 4 Florence, 4 Livourne et 4 Rome, son 
jeune ami Albert de la Ferronnays avait offert 4 Dieu sa vie en holo- 
causte pour la conversion de celle qu'il aimait plus que sa vie. Dieu 
avait accepté ce sacrifice. Au lit de mort d’Albert, les deux époux 
réunis dans une méme pensée de foi et d’amour accomplissaient l'un 
sa derniére, l'autre sa premiére communion. Quels germes d’hé- 
roisme chrétien le souvenir d’une pareille vie et d’une telle mort 
jetérent dans l’4me de cette jeune femme, dans celle du pére, de la 
mére, des sceurs de son mari, dans celle des amis privilégiés qui 
avaient connu la famille dela Ferronays et qui lui prodiguaient alors 
les consolations de la religion et du coeur; c’est 1a ce que M. Rio, 
méme aprés les Récits d'une seur de madame Craven, redit avec un 
sentiment exquis d’émotion. 


Si vis me flere, dolendum est primum ipse tibi! 


Et voila pourquoi les larmes de l’auteur sont si douces et si sym- 
pathiques & ses lecteurs. 

Les pages consacrées & son séjour 4 Boury nous initient a cette 
existence de paix, d’amitié, de vertus, de résignation au malheur, et, 
disons-le, aussi de félicité, qui semble comme un tableau idéal dn 
ciel sur la terre. La terre! Elle est la avec ses douloureux souvenirs, 
ses exils, ses séparations incessantes, ses angoisses de l’avenir, ses 
aspirations d’un bonheur toujours entrevu, jamais satisfait. Mais le 
ciel! n’est-il pas descendu aussi sur ce coin de la Normandie avec 
son ineffable charité, son calme que rien ne saurait troubler, ses 
joies fécondes, ses lumineuses clartés, son inépuisable amour que 
les Ames dans leur union avec Dieu se communiquent les unes aux 
autres ? 


4060 M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 


Nous ne parlerons point d’Alexandrine de la Ferronnays, celle ime 
privilégiée dont on pouvait dire véritablemeut aussi : Ascensioncs ia 
corde suo disposuit ! Nous ne redirons pas non plus les pieuses oca 
pations de Boury, les visites aux écoles, les distributions charitables 
aux pauvres, les priéres en commun, les récréations musicales qu 
laissaient chaque jour 4 M. Rio des impressions esthétiques plus si- 
sissantes et plus suaves, les problémes agilés et résolus a l'unanimilé 
dans des entretiens ou |’esprit n’avail pas moins de part que le cea. 
Mais il est impossible de ne pas dire quelques mots du chef de &- 
mille, auquel M. Rio a en quelque sorte consacré le livre dont il fat 
d’ailleurs )'inspirateur et l’ame, 

C'est & Boury que réefement M. Rio entrevit dans M. de lake 
ronnays la plus compléte personnification de l'idéal chrétien anqud 
il soit permis d’aspirer. La mort}de son fils, non moins que les md 
heurs de sa‘patrie et l’exil des princes auxquels était liée pour luk 
destinée de la France, le souvenir de ses enfants, tout, jusqua) 
retraite imposée avant le temps 4 "homme d’Etat, et l’inacton! 
homme de coeur avaient contribué a élever son Ame 4 un degré & 
perfection morale et intellectuelle que les Récits d’une seur eux-t 
mes laissent 4 peine soupconner. : 

Il faut lire la relation de“ces longues causeries de Boury, oils 
interlocuteurs évoquent tour a tour le passé, analysent les sentt 
ments les plus délicats et les plus complexes, font appel aux plu 
nobles et aux plus généreuses aspirations, ou se livrent réciproqu- 
ment & des épanchements, dans lesquels on ne sait ce qu'il fautk 

plus admirer du dévouement de l’ami ou de la foi et de Vhumilit 
du chrétien. Aussi, dit M. Rio, dans un mot qui résume tout clit 
fluence de cette incomparable amitié, bornée d’abord a la région 
cceur, avait fini par s’étendre 4 toutes mes facultés, mais d'une 
niére de plus en plus inégale, & cause de la préférence de plus@ 
plus marquée qu’il donnait aux progrés de l’Ame sur les progrés t 
intelligence. » Et quand labsence vyenait mettre un terme mom 
tané a ces relations a la fois si intimes et si pieuses, des sentimett 
plus admirables encore, s’il est possible, s’échangeaient dans t# 
correspondance dont nous voulons citer au moins quelques ligns: 

a Vous nous connaissez assez, mon cher Rio, pour étre bien si 
que ma bonne femme et moi ne faisons pas un seul retour sur D0 
mémes, et que nous voyons sans regret et sans tristesse le grandis 
lement dans lequel nous allons nous trouver. Dieu reste avec no 
mon ami! Est-ce donc étre isolés? I] nous prouve qu'il nous aim 
en nous envoyant, dans nos vieux jours, une consolation plus gras 
que nous n’osions le désirer. Amour, espérance, priére, recouis* 


M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 4064 


sance; ah! soyez tranquille pour nous, la vie nous sera douce e 
légére. Notre temps finit, le soir arrive, nous pouvons déja entrevoir 
l’aurore du jour sanis fin, » etc. 

Un peu plus tard, & la suite de ses effusions amicales dont nous 
avons parlé, un projet de réunion intime et plus compléte avait été 
misen avant et accepté avec une égale délicatesse de part et d’autre. 
Il s’agissait de perpétuer 4 Boury autrement que pendant quelques 
jours cette félicité de la vie commune entre les deux familles, en 
un mot sasseoir 4 la méme table, loger sous le méme toit, prier 
dans la méme chapelle, se promener dans le méme jardin, s’aider 
réciproquement 4 marcher dans la voie que chacun s’était tracée, tel 
était le réve entrevu par M. de la Ferronnays et caressé avec un égal 
enthousiasme par sa famille et par leurs hétes. Les premiéres années 
de cette vie commune devaient étre employées 4 écrire les Mémoires 
de sa vie politique. Les deux amis avaient déja passé en revue les 
divers documents qui devaient fournir les matériaux du travail; 
cest comme un cours supplémentaire d’histoire contemporaine, 
dont M. Rio, depuis longtemps, sous la direction de son noble patron, 
avait accepté la rédaction. 

_ Mais en dehors de ces jouissances qui paraissaient si assurées, il y 
avait tn autre genre de. profit qi’ll avait plus particuliérement en 
vue; et dont les conditions étaient beaucoup plus difficiles 4 régler 
d’avance. Mais ici, il faut laisser la parole 4 M. Rio et citer textuelle- 
ment: | . 

« Ce profit qu’il mettait maintenant au-dessus de toute espdce de 
profit intellectuel, était le profit de nos Ames, et il se persuada qu’en 
réunissant dans un seul et méme faisceau nos aspirations continues 

vers le méme idéal, nous obtiendrions un résultat bien supérieur a 
celui que: produirait la somme de nos aspirations isolées. Il fallait 
donc donner une sorte de sanction sacramentelle au traité d’alliance 
offensive et défensive que nous allions conelure entre nous, et cette 
sanction était toute trouvée dans le sacrement de |’Eucharistie. 

« Il fut donc convenu: que nous communierions tous ensemble le 
méme jour dans la chapelle du chateau, et que cette communion 
serait comme I'inauguration anticipée de |’ceuvre, 4 laquelle chacun 
de nous, dans la mesure de ses forces s’obligeait 4 concourir. Je n’ai 
aas besoin de dire que le plus zélé promoteur de la cérémonie fut 
Ml. de la Ferronnays. I était 14 dans son réle, mais on sera peut-étre 
surpris d’apprendre qu’il en fut aussi, du moins pour moi, le plus 
Yoquent prédicateur, bien que son éloquence se soit bornée 4 deux 
su trois paroles qu’il m’adressa au sortir de la sainte Table.: Nous 
‘tions restés les derniers dans la chapelle, et je l’entendais prier 
lerriére moi avec un genre de ferveur qui accusait plutét un élan 


4062 M. RIO ET L’ART CHRETIEN. 


de contrition qu’un élan d’action de graces. Quand je me détournai 
pour le regarder, il avait son visage caché dans ses mains, et quand 
il se leva pour sortir, je vis que ses paupiéres étaient humides; je 
crus qu'il venait d’étre en proie 4 un de ses violents accés d’humilité 
que le sentiment de son indignité provoquait quelquefois en lui. Cette 
fois-ci, c’était bien encore quelque chose du méme genre, mais avec 
des circonstances tellement extraordinaires que, malgré la part que 
j’avais eve, trés-involontairement 4 la distraction qu’il se reprochait 
comme un péché, il m’était impossible, je ne dis pas seulement de 
partager, mais méme d’approuver son repentir. 

« Le fait est qu’au moment de s’agenouiller prés de moi au pied de 
l’autel, il s'était laissé distraire par un vague souvenir de je ne sais 
quelle histoire du moyen Age, ou plutét par le regret de n’avoir pas 
4 l’exemple des chevaliers chrétiens de ce temps-la, demandé au 
prétre de partager l’hostie en deux, pour nous en donner & chacun 
la moifié, en guise de consécration sacramentelle de l’amitié, qui, 
dans ce moment solennel, allait nous unir plus étroitement que ja- 
mais. C’était la premiére fois que j’entendais parler de cette fantaiste 
chevaleresque, de sorte que je demeurai stupéfait d’étonnement, de 
reconnaissance et d’admiration, sans pouvoir prononcer une seule 
parole, mais l’étreinte muette par laquelle se termina cette scéne, & 
tous égards si émouvante, en disait plus long que tous les discours, 
et je suis stir que je n’étonnerai personne en disant que ce souvenir 
est resté l’un des plus précieux et des plus ineffacables de toute ma 
vie. . 
« Cette fois-ci nos adieux furent moins tristes que la premiére fois 
4 cause des perspectives riantes, ou du moins trés-consolantes qui 
s’ouvraient sur notre avenir. » 

Hélas! Dieu ne le voulut pas ! Ces perspectives devaient s'évanouir 
par la mort méme de ceux qui s’en étaient réjoui! Deux ans a peine 
s’étaient écoulés. Les deux familles s’étaient dispersées en Italie, en 
Angleterre pour obvier 4 des devoirs de fidélité et a des nécessités de 
ceeur et de famille. L’année 1842, qui devait voir la réalisation d’un 
de leurs réves les plus ehers, s’ouvrait par une catastrophe qui met- 
tait & néant les espérances du présent, comme celles tant choyées 
pour l’avenir. Le comte de la Ferronnays mourait 4 Rome le 17 jan- 
vier, et moins de trois mois aprés on annongait la mort également 
subite, mais moins imprévue de la pauvre Eugénie, a laquelle sa sceur 
Olga ne devait pas survivre longtemps. Et quand plus tard, en 1848, 
Alexandrine et madame de la Ferronnays elle-méme rendirent a Dieu 
leur 4me pour aller rejoindre, dans un monde meilleur, ce qu’elles 
avaient eu de plus cher dans celui-ci, l’auteur des Récits d'une sceur 
put inscrire sur son livre cette épitaphe qui convenait également a 





M. RIO BT L’ART CHRETIEN. 1065 


la vie de ses chers enfants, parce qu'elle était l’abrégé et Pexplication 
de leur foi : 
L'amour est plus fort que la mort! 


Au moment ou s’accomplissait cette derniére séparation plus sen- 
sible peut-étre pour M. Rio que pour tous les autres, « il y eut, dit- 
il, a cette occasion des regrets amers et stériles sur la préférence 
que javais trop souvent donnée 4 mes travaux littéraires sur mes af- 
fections, aux exigences de l’esprit sur les exigences du cceur, au pro- 
fit intellectuel sur le profit spirituel. » 


Vil 


C'est donc au souvenir de ces vertus, au culte de cet idéal si no- 
blement conquis par des Ames d’élite, que l’auteur a voulu consacrer 
son travail. 

Comment, aprés les douloureuses séparalions que nous avons dé- 
criles, sous l’empire de regrets non encore atlénués aprés vingt 
ans, malgré les découragements de l’4me et les difficultés du sujet, 
M. Rio parvint-il a accomplir ceuvre & laquelle il avait voué sa vie, 
l’étude de l'art chrétien? c’est 1a ce qui;fait ’objet intéressant de son 
dernier chapitre. 

En mettant en lumiére ces chrétiens, ce pére, ce fils, cette épouse, 
ces filles si noblement dévouées 4 Dieu et 4 leur devoir, en rappro- 
chant de ces types d'honneur, de générosité et d’amour, d’autres 
‘ypes aspirant également dans des conditions et dans des pays di- 
rers 4 la perfection morale, tels que M. de Montalembert, M. Glads- 
one, Mgr Manning, tous ceux, en un mot, que M. Rio a eu le bonheur 
e connaitre et d’admirer, son but n’a point été d’accomplir un 
evoir de reconnaissance. [] a voulu avant tout nous montrer par 
uels indissolubles liens sont unies ces trois choses qui n’en sont 
wune : le vrai, le bien, le beau. 

De méme que dans lV art chrétien, histoire démontre que les plus 
1utes productions de l’art coincident avec les temps et les nations 
t le sentiment de la liberté, de la patrie, de la relizion, fut le plus 
-honneur, de méme il a voulu prouver par des exemples emprun- 
3 4 notre pays et 4 notre siécle que la plus haute expression de la 
auté morale se trouvait chez les hommes d’abnégation et d’enthou- 
sme, parce que ceux-la seulement connaissent, aiment et cherchent 
imt tout Dieu, centre vivant de toute beauté. 

Nous n’avons point la prétention de faire connaitre, méme en le 


1064 M. RIO ET LART CHRETIEN. 


résumant, le chapitre dans lequel M. Rio trace histoire de sa publr 
cation sur l'art chrétien. Ceux-la seulement qui le liront pourront 
apprécier la haute portée de ses efforts au double point de vue de 
l’enseignement historique et de Ja rénovation artistique dont l’appa- 
rition de son livre fut comme le signal. Voué avec M. de Montalem- 
bert 4 la défense ou plutdt 4 la réhabilitation des mémes croyances 
contre les détracteurs systématiques ou officieux que l’esprit révolu- 
tionnaire avait suscités contre elle dans la littérature et dans les arts, 
ils s’étaient enrdlés sous la méme banniére, et leur infatigable ardeur 
avait conquis 4 leur cause des défenseurs et des adeptes. Parmi eux 
il faut citer M. Vitet auque!l on dut la premiére marque d’estime 
donnée depuis Ja fin du dernier siécle par un fonctionnaire public 
aux souvenirs de notre histoire, et qui, depuis, au comité des arts 
et monuments historiques, a |’Académie francaise, par ses écrits et 
ses paroles, n’a cessé de dénoncer le vandalisme révolutionnaire et 
de rendre hommage a l'art véritablement inspiré et fécond ; Man- 
zoni qui, tout radieux de sa découverte, écrivait qu’il devait 4 M. Rie 
d’avoir acquis et retrouvé le sentiment de l’art chrétien ; M. Thiers 
enfin, qui, dés son ministére de 1840, apportait 4 la propagation des 
idées esthétiques, assurément fort étrangéres 4 l’esprit francais de 
oe temps, un zéle et une ardeur qui provenaient chez lui d’une in- 
telligence spéciale. Non content d’accorder un patronage efficace a 
des idées que tant d’autres traitaient de rétrogrades, il écrivait : 
« Dites 4 M. Rio que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour 1’ai- 
der 4 populariser ses idées qui sont 4 mes yeux les seutes justes et 
les seules vraies. » 

Enfin, le chef de cette croisade, M. de Montalembert lui-méme, 
adressait 4 son ami ces paroles significatives : « Nous sommes enga- 
gés en ce moment dans une lutte’ qui ne sera pas sans quelque 
importance dans Vhistoire et qui tient de prés et de loin & des inté- 
réts et 4 des principes d’un ordre trop élevé pour n’étre qu’effleurés 
en passant. » Et plus tard, en janvier 1843, il écrivait & son coreli- 
gionnaire : « Avant mon arrivée en Italie, je n’avais pas le moindre 
soupcon du progrés qu’y ont fait nos idées; je dis nos idées, car 
partout )’at trouvé ton nom associé au mien, dans les journaurx, dans 
les brochures, dans'les ouvrages sur l’art. Nous avons des prosé- 
lytes et des missionnaires 4 Venise, 4 Padoue, a Milan, 4 Turm, 
4 Génes, 4 Ferrare et dans la plupart des villes de la Romagne. A 
Florence, a la légation anglaise, non-seulement on a parlé de notre 
levée de boucliers avec intérét et avec compétence, mais on a donné 
un grand diner en l’honneur de l’Art chrétien, et on y a invité les 
notabilités artistiques et littéraires dont la conversion 4 nos idées 
était bien constatée. On m’a méme dit que le grand-duc avait er- 





M. RIO ET VART CHRETIEN. 1065 


primé l’intontion de me consulter sur le meilleur moyen de régéné- 
rer l’art dans ses Etats. » La consultation eut lieu plus tard. 

- On concoit dés lors quelle ardeur dut apporter a cet apostolat de 
lart considéré comme expression de la vérilé religieuse, celui qui, 
dés sa plus tendre enfance, semblait en avoir instinclivement compris 
toute la puissance. C’est qu’en effet cette recherche de l'idéal dans 
Vhistoire d’abord, dans les ceuvres artistiques ensuite, ne devait pas 
se borner pour lui a des spéculations vaines sur l’origine et le prin- 
cipe du beau, ni méme a un dilettantisme d’admiration stérile pour 
le passé. 

Ainsi que M. de Montalembert, il croyait la cause de 1a foi catho- 
lique indissolublement liée & la cause des monuments de !’art dont 
ils étaient l’expression et image, et tous deux, en combattant pour 
ces monuments, combattaient pour l’édifice de leurs croyances et de 
leur Dieu. 


Nous n’avons point dire comment s’accomplit cette grande lutte, 
et quels succés étaient destinés par la suile & cette réhabilitation de 
la pensée et de l'art chrétien. Qu’'il nous suffise de révéler, dut cette 
révélation étre une indiscrélion, qu’a peine M. Rio semble avoir auto- 
risée par quelques rares allusions, que Dieu réservait a ses effurts et 
a sa foi, un privilge bien autrement précieux que celui dela popu- 
larité, voire du triomphe de ses idées. 

Cet idéal esthélique, 4 la glorification duquel il travailla toute sa 
vie, il devail lui étre donné en plusieurs circonstances d’en faire 
saisir la lumineuse et féconde clarté 4 des Ames pour lesquelles jus- 

que-la la vérilé avait élé voilée. « Celui qui est, pour emprunter les 
admirables paroles du P. Félix, le Verbe incarné, image de la sub- 
stance du Pére et splendeur de sa gloire, imayo substantiz, splendor 
gloriz; celui en qui réside éternellement dvgc les types de toute 
beauté la puissance de les réaliser ; celui qui est tout ensemble I idéal 
2t artiste, le type et Pouvrier, celui-la permet que intelligence et 
. amour de la, vraie beauté puissent produire parfois l’intuilion et 
"amour de la vérité et de la sainteté. » 

C’est cette intuition de la vérité, apparaissant dans quelque image 
‘adieuse de la beauté dont il fut accordé 4 M. Rio d’étre l’interpréte ou 
7inspirateur, tout au moins le spectateur ému; nous savons que 
»lus d’une dame séparée de t’Eglise catholique dut sa conversion 4 sa 
arole émue et ardente, non moins qu’a la contemplation de l’ceuyre 
‘wil prenait pour texte de ses commentaires. 

Sans doute, Dicu se sert, pour l’'accomplissement de ses desseins, 
e tel instrument qu’il lui convient. Aux uns il envoie la tristesse et 

25 Sepreupar 1872, 68 


1066 M. RIO ET ART CHRETIEN. 


Vadversité, aux autres les consolations et les tendresses du coeur, 
messagéres célestes de la vérité qui est une et divine; parfois c’est 
la dialectique et la philosophie qui triomphent de l’erreur sur le ter- 
rain de la controverse; d’autres fois, c'est la réflexion de I intelli- 
gence se repliant sur elle-méme ; d’autres fois encore, c'est un senti- 
ment vague et indéfini, non raisonné, guidant & travers les ténébres 
l’4me dans le chemin qu’elle cherche sans le voir. 

Mais que dire de cette révélation quand, empruntant a l’art sa lu- 
mineuse clarté, elle penélre de ses rayons le cceur Je plus endurei 
ou l’intelligence la plus simple, et leur montre la vérité dans J’écla- 
tante majesté de sa splendeur? 

Travailler 4 cette tache sinon l’accomplir, tendre par sa pensée, sa 
parole, ses actes a cette conquéle de lidéale beauté, sen rapprocher 
sans cesse, plus encore, répandre et propager son culteet, par ce culte, 
élever les Ames jusque dans les régions éthérées et sereines ou se 
“confondent le vrai, le bien, le beau, est-il au monde une plus haute 
et plus noble destinée ? 

Cette destinée, ce fut celle que M. Rio assigna 4 l'art, cette ceuvre, 
cest celle 4 laquelle il n’a cessé de travailler et & laquelle, dans 
l’Epilogue, il vient de donner une derniére consécration. 


ERNEST DE Toyrror. 





L’UNITE DES MESURES 


ET LA 


CONFERENCE INTERNATIONALE 


Au moment ou paraitront ces lignes, une Commission interna- 
tionale sera réunie,4 Paris, au Conservatoire des arts et métiers, 
dans le but de résoudre un de ces grands problémes dont la solu- 
tion intéresse également tous les pays civilisés. Il s‘agit, en effet, 
de donner 4 toutes les nations du globe un systtme uniforme de 
poids et de mesures. 

Si l'on peut facilement concevoir que, dans le passé, un proto- 
type unique des mesures eut singuliérement facilité les relations de 
peuple 4 peuple, il faut bien reconnailre qu’aujourd’hui son adop . 
tion est devenue une nécessité de premier ordre. Depuis vingt ans, 
et c'est presque un lieu commun de le répéter, Ja vapeur, l’électri- 
cilé, ont pour ainsi dire supprimé les distances. Nous nous trans- 
portons dans le pays voisin en moins de temps qu'il n’en fallait 
autrefois pour se rendre d'une de nos provinces dans une autre; nos 
dépéches arrivent sur le continent américain avant méme que nos 
lettres soient parvenues d’un bout a l'autre de la France. 

Cette facilité de communications a créé, dans les relations com- 
merciules et industrielles, des besoins nouveaux. Nous commen- 
cons, en France, 4 nous occuper de ce qui se passe chez les peuples 
voisins; nous nous inilions peu a peu a leur langue; nous étudions 
plus sérieusement leurs meeurs et leurs coulumes. De sou cdté, Ia 
science a tiré le plus grand profit de ces rapprochements inlimes 
entre les divers pays. Les expéditions scientiliques, par exemple, ne 
sont plus aujourd'hui l’ceuvre d'une nation isolée, toutes y prennent 


4058 L'UNITE DES MESURES 


part ef apportent chacune, 4 l’exécution de lceuvre générale, son 
contingent de zéle et d’intelligence. 

Ces entreprises communes nécessilaient un langage scientifique 
et un plan de travail communs. Et, par exemple, comment fondre 
en un tout homogéne, lorsqu’il s’agit de mesures, les résultats par- 
tiels que l'Anglais a exprimés en yards ; l’'Allemand en pieds; le 
Francais, en metres? On ne saurait y parvenir que par la connais- 
sance rigoureuse des rapports de ces diverses longueurs, au moyen 
de comparaisons délicates et multipliées dont les résultats sont assez 
incertains pour ne pouvoir étre ulilisés dans les déterminations pre- 
cises de l'astronomie et de la géodésie. 

Ces graves inconvénients avaicnt, depuis longtemps, éveillé Pat- 
tention des savants. Déja, en 1867, une conférence géodésique in- 
ternationale, tenue 4 Berlin, recommandait l'emploi d'un systéme 
uniforme de poids et de mesures, et les délégués des puissances 
étrangéres s’ étaient réunis 4 Paris, en aodt 1870, pour étudier cette 
importante question ; la guerre avec Allemagne arreta leurs délibé- 
rations. Elles sont reprises en ce moment et nous avons tout lieu 
de croire qu’elles aboutiront heureusement. 

Ce n’est pas sans raisons que la France a été choisie comme 
lieu de réunion. C’est & elle que toutes les nations vicnnent de- 
mander aujourd'hui le prototype de leurs mesures; non pas qu il 
fit nécessaire d’adopter le métre francais comme étalon universel. 
Mais, comme le disait M. de Jacobi, représentant de la Russie : « Le 
monde savant céde moins 4 une nécessité matérielle qu’au besoin 
de rendre un hommage éclatant, qui est en méme temps un juste 
tribut de reconnaissance, non-seulement 4 la glorieuse initiative de 
la France et de ses illustres savants, mais aussi aux sacrifices ma- 
tériels et intellectuels qu’elle n’a pas cessé de supporler pendant 
plus d’un demi-siécle pour le développement de cette ceuvre im- 
portante. » 

C'est a la France, en effet, que revient tout lhonneur des pre- 
miers travaux importants sur la forme et la grandeur de la terre. 
Ce sont les savants francais qui congurent, pour la premiére fois, 
lidée dune mesure universelle prise dans la nature et qui fonde- 
rent, aprés de laborieuses expéditions, ce systéme admirable qui va 
de proche en proche se répandre dans le monde entier. 

Ces grands travaux auxquels sont attachés les noms de Fernel, de 
Picard, de Cassini, de Delambre, de Méchain, elc., ne constituent 
pas la page la moins glorieuse des annales scientifiques de notre 
pays, et il n'est peut-étre pas sans intérét, au moment ou les étran- 
gers.leur rendent un si éclatant hommage, d’en retracer 4 grands 
traits histoire. 








ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 1069 


Lorsque, le 8 mai 1790, l’Assemblée constituante proposa au roi 
de fixer une unité des mesures et des poids, elle ne faisait que 
reprendre une idée mise en avant, non-seulement par nos pre- 
miers rois, mais encore par tous les savants ct les philosophes de 
Vantiquité. « Vous n’aurez, dit Moise (Deutéronome, XXV), qu'un 
poids juste et véritable, et il n’y aura chez vous qu'une mesure qui 
sera la véritable et toujours la méme, afin que vous viviez long- 
temps sur la terre que le Seigneur, votre Dieu, vous aura donnée. » 
Les mesures prototypes, dont lusage était recommandé par le 
législateur des Hébreux, étaient déposées dans le Temple, et les 
mesures particuliéres soumises 4 leur confrontation étaient ensuite 
revétues d’un signe caractéristique. Chez les Grecs, |’étalon des mee. 
sures s’appelait prototype, archétype, métretés, et les Athéniens 
avaient établi unc compagnie de quinze olficiers appelés conserva- 
teurs des mesures, qui avaient la garde des étalons originaux et 
inspection de I’étalonnage. Les Romains appelaient leur unité de 
longueur : mensura, Ja mesure par excellence, et la gardaient dans le 
temple de Jupiter, au Capitole, comme un dépdt sacré et invio- 
lable; c’est pourquoi cette mesure originale était surnommée Capi- 
tolina, capitoline. Justinien ordonna qu'on vérifierait toutes les 
mesures et tous les poids, et que les originaux en seraient gardés 
dans la principale église de Constantinople. Il en envoyait en méme 
temps de semblables 4 Rome en les adressant au Sénat comme un 
dépét digne de son attention. 

En France, les étalons étaient autrefois conservés dans le palais 
des rois. Un titre, datéde la vingliéme année du régne de Dago- 
bert, indique que ceux qui contreviendront 4 ce qui est porté par 
ce tilre seront condamnés 4 dix livres d'or trés-pur et 4 dix livres 
d'argent fin, ad pensum Palatii. « Nous voulons, dit Charlemagne 
dans un capilulaire de 789, que tous se servent de mesures justes 
et égales, de poids justes et égaux, soit dans les villes, soit dans 
les monastéres, soit pour vendre, soil pour acheter. » Un capitu- 
laire de l'année 800 s’exprime ainsi : « Nous voulons que chaque 
juge ait un étalon des mesures semblable 4 celui qui est conservé 
dans notre palais. » « Que partout, dit un capitulaire de 8413, on 
se serve de poids justes et égaux. » On attribue 4 Charlemagne !’in- 
stitulion du roi des merciers, office qui a existé jusqu’en 1587. 
« Le roi des merciers, dit Chérucl, avait Vinspection des poids et 


4070 L'UNITE DES MESURES 


mesures; il délivrait les brevets d’apprentissage et les lettres de 
maitrise. Cette charge, supprimée en 1544 par Francois 1", fut ré- 
tablie l’année suivante. Abolic de nouveau en 1581, ce ne fut qu’en 
1587 qu’elle disparut. » 

La ruine de l’empire carlovingien et l’établissement du régime 
féodal firent disparattre l’unité des poids et mesures. Chaque set- 
gneur introduisit dans sa terre des usages conformes a ses mtéréts, 
« Il se trouva de ces mesures seigneuriales qui étaient plus grandes 
que l’étalon royal, d’autres qui avaient été élablies plus petites; 
celles-la pour tirer de plus grands droits des vassaux, et celles-ci 
peut-ctre pour atlirer, par un (raitement plus doux, un plus grand 
nombre d’habitants sous sa domination. » 

La garde de l’étalon des poids et mesures était attribuée au set- 
gneur suzerain. Les seigneurs des justices inférieures étaient tenus 
de se conformer 4 |’étalon du lieu principal auquel ressortissaient 
leurs Justices; mais les coutumes leur attribuaient généralement le 
jugement des contraventions en fait de poids et mesures. 

Déja, en 864, Charles le Chauve avait ordonné que les mesures 
trop grandes seraient réduites, sans que ceux qui avaient établi des 
mesures plus petites pour recevoir les droits de vasselage ou de 
censives se pussent prévaloir de cette ordonnance pour les augmen- 
fer.  - 

Mais l’ordonnance de Charles le Chauve resta sans effets, et ce . 
fut également en vain que chacun de nos rois essaya de faire res- 
pecter l'unité des mesures dans l’étendue du royaume. Nous pour- 
rions citer les nombreux édits qui se succédent et qui, par leur 
succession méme, témoignent assez de leur inefficacité. Philippe le 
Long, par exemple, dans une « commission dressée en date du 
dimanche avant la Saint-Michel 1321 » s’exprime ainsi : « Comme 
pour le profit de nos sujets et la réformation nécessaire de notre 
royaume, avec la délibération de notre conseil, nous nous pour- 
vimes de faire ordonnance sur trois choses. .... .. La seconde, 
quen notre dit royaume ou il y a diverses mesures el divers poids 
en déceplion et lésion de plusieurs, fussent faites de nouvel un seul 
poids et une seule mesure convenable, desquels le peuple usaf 
dorénavant..... » 

Louis XI, Francois I*, Charles IX, Henri IV, Louis XIV, essayérent, 
sans succés, d’établir un systéme uniforme de poids et mesures. La 
confusion élait extréme alors; les poids et les mesures variaient 
d'un pays 8 l'autre, souvent méme d’un village au village yoisin. 
Pour Jes mesures linéaires, on distinguait, par exemple, la canne de 
Montpellier et la canne de Toulouse, le pied de Bordeaux et la toise 
de Paris. Les mesures agraires comprenaient : la perche, I’arpent, 


° ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 1071 


la corde, etc... La douzaine d’ceufs en contenait treize, le quarteron 
ou le quart de cent était de vingt-six... Les commissaires du Cha- 
telet de Paris, nous apprend Delamarre, dans son Traité de la po- 
lice, chargés, en 1673, 1675 et 1679, d’examiner sur les lieux les 
diverses mesures, constatérent des diflérences qui donneront une 
idée des entraves que devait rencontrer le commerce : 4 Soissons, 
le setier pesait trois fois autant qu’a Paris; 4 Amiens, il fallait qua- 
tre seliers et demi pour égaler le setier de Paris; 4 Chauni, quatre 
setiers faisaient un setier plus un demi-boisseau de Paris; & la 
Fére, trois setiers égalaient un setier de Paris, la mesure ordinaire 
était un demi-setier qui s’appelait Mancot; 4 Chalons-sur-Marne, il 
fallait treize boisseaux et demi pour faire le setier de Paris... Pro- 
-vins avait deux espéces de boisseaux : l'un, qui servait dans les 
marchés, et qu’on nommait boisseau du minage, il pesait 24 li- 
vres; l'autre, qui ne servait que chez les particuliers et qu’on 
nommait boisseau du -grenier, tenait trois demi-setiers de moins 
que celui du minage... 

Ce qu'il convient de remarquer, c’est, d’une part, le peu de souci 
que manifestaient les populations d’utiliser une mesure commune, 
au moins aux différentes arties d’un méme pays, leur désir bien 
Marqué de garder leurs coutumes locales; ct, d’un autre cété, 
la vigilance des gouvernements 4 conserver le prototype des me- 
sures. Ainsi, en 1780, alors que les mesures de France présen- 
taient cette diversité bizarre que nous venons de signaler, la foise 
était conservée avec soin au Grand-Chatelet de Paris et dans le cabi- 
net de |’Académie des sciences, au vieux Louvre. L’étalon de l’aune 
était 4 la garde des marchands merciers, dans leur bureau, rue 
Quincampoix. Les matrices des mesures de capacité, pour les grains 
et liqueurs, étaient placées dans une des chambres de |’Hdtel de 
Ville. Enfin, le prototype des poids se conservait & V’hétel de la 
Monnaie ect au Grand-Chatelet. 


Quelles étaient donc ces mesures pour lesquelles tous les législa- 
teurs, depuis Moise jusqu’aux députés de la Convention, avaient 
établi des lois, hélas! si peu respectées. 

Les mesures furent tirées, 4 l’origine, des proportions du corps 
humain et des chemins parcourus dans des temps déterminés. Cher: 
les Egyptiens, les mesures étaient : le doigt ou théb (18™""™,75, 
d’aprés Saigey); le palme ou choryos, gui valait quatre doigts; la 
coudée ou derah (750 millimétres); l’empan ou terto, qui valait 
une demi-coudée. Sous la domination des Ptolémées, on adop‘a un 
nouveau systéme, dont l’invention est altribuée @ Philétére, fonda- 
teur du royaume de Pergame, et qui par cette raison porte le nom 


4072 . L'UNITE DES MESURES ° 


de systéme philétérien. D'aprés Saigey, dans ce nouveau systéme la 
coudée royale égyptienne fut remplacée par une coudée de 740 mil- 
limétres, divisée en six palmes ou ,vingt-quatre doigts. Quatre pal- 
mes ou seize doigts formaient le pied philétérien. 

Les Hébreux, les Phéniciens, les Chaldéens et les Perses faisaient 
usage des mémes mesures fondamentales que les Egyptiens. Les 
Hébreux appelaient le doigt, etzba; le palme, tophah; la coudée, 
amma; l‘empan ordinaire, zereth. 

Les Grecs prirent pour unité de mesure de longueur les deux 
tiers de la coudée naturelle des Egyptiens, et lui donnérent le nom 
de pied. Chez les Grecs, la plus petite des mesures est le duactyle, 
c’est-a-dire le doigt, et s'il en est de plus petites on les appelle par- 
ties du dactyle; le dactyle; ou seiziéme partie du pied, a une lon- 
gueur de 19 millimétres. Le condyle est composé de deux dactyles; 
c'est l'intervalle entre les deux articulations du milieu du grand 
doigt ou du pouce. Le palme, composé de quatre dactyles, est la 
mesure des quatre doigts de la main. Le.lichas, ou dix dactyles, 
est l'intervalle entre le pouce et l’index ouverts, etc. 

Et ces noms qui expriment en grec les différentes mesures que 
nous venons de rappeler, sont remplacés chez les divers peuples 
par des noms correspondants. C’est ainsi, et pour n’en citer qu’un 
exemple, que le palme s'appelait thophah, chez les Hébreux; pesac 
et posca, chez les Syriens et les Chaldéens; choryas, chez les Egyp- 
tiens ; cabda, chez les Arabes; pan ou empan, chez les Francais. 

Chez les Romains, de méme que chez les Grecs, Punité de lon- 
gueur était le pied, mais ce pied était un, peu moins long (295 mil- 
limétres, au lieu de 308). De plus, ce pied était divisé non-seule- 
ment en quatre palmes et seize doigts, mais encore en douze 
parties qu’on appelait onces. 

Malheureusement, il faul le dire, les anciens comprenuient sous 
le méme nom des mesures souvent. trés-cifférentes. Par exemple, 
la coudée, qui, par définition, représente la distance du coude au 
poignet, élait loin d’avoir toujours la méme signification. On con- 
fondait sous le méme nom de coudée : le pied, la pygme et le py- 
gon; les pieds eux-mémes se distinguaient en pied pythique, pied 
géométrique, etc. M. Fabretti ayant mesuré trois pieds de fer, dé- 
terrés dans des ruines trés-anciennes, les trouva plus longs que celui 
gravé sur le tombeau de Cossutius*. Les Hébreux avaient quatre 
coudées : coudée commune ou vulgaire, coudée profane ou civile, 
coudée de la mesure, coudée de l'homme ou du vulgaire. Les Rab- 


1 Cossutius, architecte romain, vivait vers lI’'an 170 avant J.-C.; c'est lui qui 
reconstruisit le temple de Jupiter olympien a Athénes. 








ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 1075 


bins, les Arabes et les autres Orientaux évaluent la coudée sacrée a 
cent quarante-quatre, grains d’orge mis de plat 4 célé les uns des 
autres, ou & cent soixante-huit grains de froment placés de la méme 
maniére. | 

Les mémes difficullés se rencontrent lorsqu’on veut se rendre 
compte des mesures ilinéraires des anciens: les stades, les milles 
ou milliaires, etc. Censorin nous apprend qu'il y avait des stades 
plus longs les uns que les autres : le stade d’Italie, dit-il, élait de 
625 picds; le stade olympique, de 600 pieds; le stade pythique, de 
1,000 pieds. Rappelons, & cette occasion, que, chez les Grecs, on 
donnait le nom de stade a l’aréne dans laquelle avaient licu les 
courses 4 pied et toute espéce de luttes gymnastiques. Elle était 
ainsi nommeée parce que, 4 Olympie, les deux piliers qui mar- 
quaient la longueur de la course étaient exactement distants d’un 
stade, c’est-a-dire de 600 pieds grecs (184",80). 

Le simple résumé des discussions scientifiques auxquelles a donné 
lieu la recherche des mesures des anciens fournirait la matiére d’un 
gros volume. Nous ne nous arréterons pas davantage sur cet inté- 
ressant sujet; nous ne pouvons que constater |’obscurilé qui |’en- 
toure encore. L’histoire et la géographie, comme Je dit trés-bien 
Fréret, seront toujours couvertes de ténébres impénétrables, si l’on 
ne connait Ja valeur des mesures qui étaient en usage parmi les 
anciens. Sans celte connaissance, il nous sera impossible de rien‘ 
comprendre 4 ce que nous disent les historiens grecs et romains, 
des marches de leurs armécs, de leurs voyages. Nous ne pourrons 
nous former une idée nette de |’étendue des anciens empires, de 
celle des terres qui faisaient la richesse des particuliers, de la gran- 
deur des villes, ni de celle des batiments les plus célébres. 

S’il ne nous est pas possible de reconstituer exactement la mé- 
trologie des anciens, il faut avouer qu’il est méme difficile de bien 
se reconnailre au milieu des mesures multiples employées en France 
jusqu’en 1790. Au dix-septiéme siécle, nous l’avons dit déja, étalon 
des mesures francaises de longueurs était la toise, qu'on conservait 
en fer au Grand-Chatelet de Paris et dans le cabinet de l’Académie 
des sciences, au vieux Louvre. Cette toise contenait 6 pieds de roi, 
72 pouces, 864 lignes; le pied de roi se divisait en 12 pouces ou 
144 lignes; le pouce comprenait 12 lignes, 144 points; la ligne 
se divisait en 12 points ou seulement en 10 points pour les géo- 
métres. 

L’abbé Picard nous apprend qu’en 1668 le pied fut réformé, ré- 
duit, sans que l’on sudt jamais par qui et comment fut faile celte 
réforme. M. de la Condamine (Mémoires de l' Académie des sciences, 
année 1772) observe qu’on sait seulement par tradilion, que pour 


4074 L'UNITE DES MESURES 


donner au nouvel étalon la véritable longueur qu’il devait avoir, on 
se servit de la mesure de la largeur de V’arcade ou porte inférieure 
du grand pavillon qui sert d’entrée au weux Louvre, du cété de 
rue Fromenteau. Ce nouvel élalon, scellé dans le mur au pted de 
Yescalier du Grand-Chatelet, @tait grossi¢rement construit : « Ses 
angles sont émoussés, les faces intérieures des deux redans, qui 
doivent comprendre la toise qu’on y présente, n’ont jamais été po 
lies ni limées d’équerre et parallélement l'une a l'autre; il est d’ail- 
leurs exposé aux chocs, aux injures de lair, a la rouile, au contact 
de toutes les mesures qui y sont présentées et 4 la malignité méme 
de tout malintentionné. » 

Le 6 mai 1766, sur l’ordre du roi, Tillet, de Académie des scien- 
ces, fit faire quatre-vingts toises semblables 4 celle qui avait servi a 
la Condamine pour mesurer un degré terrestre au Pérou. L’original 
de ces toises, considéré comme étslon de longueur, fut déposé a 
l’Académie des sciences et porte le nom de toise de l’Académie. 


TI 


Dans une nole lue 4 l’Académie des sciences, le 48 octobre 1869, 
M. Chevreul faisait honneur 4 Bisson d'avoir le premier, le 14 avril 
4790, proposé de prendre dans Ja nature |’unilé de nos mesures. Ce- 
pendant, avant Bisson, Picard avait signalé les avantages d’une me- 
sure universelle et proposé, comme unité, la longueur du pendule 
qui bat la seconde. En 4670, Mouton parlait d’une mesure univer- 
selle dont l’unité pourrait étre la minute du degré. Cassini, dans son 
ouvrage De la grandeur et de la figure de la terre, publié en 1720, 
proposait de construire un pied géométrique qui serait la six mil- 
lime partie de la minute d’un méridien, ou bien une brasse de 
deux de ces pieds et qui serait la dix millioniéme partie du rayon de 
notre globe, ou bien, enfin, une toise de six de ces pieds, en sorte 
que le degré ett été de 60,000 toises. Paucton, dans son Traité de 
métrologie, publié en 1780, et auquel nous avons souvent eu recours, 
constatait que la mulliplicilé et l'inconstance des mesures est un 
obstacle au progrés des arls. Paucton proposait, en conséquence, de 
prendre la quatre cent milli¢me partie d'un degré de méridien 
comme prototype de toutes les mesures. « Qui peut donc, disait-il, 
empécher l’exécution d’un projet si utile? J’oserais le proposer. » 

- Mais, bien plus, quelques auteurs ont fait honneur aux anciens 
de l'idée d'une mesure tirée des dimensions de notre globe. Nous 











ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 407 


lisons dans Bailly (Histoire de Pastronomie moderne, t.1, p. 156): 
« Les anciens ont eu, comme nous, l’idée de rendre leurs mesu- 
res invariables en les prenant dans la nature, et celte idée, encore 
sans exéculion chez nous, semble avoir été reinplie chez eux. » 
Paucton, 4 la page 102 de sa Métrologie, dit expressément que « le 
prololype ou étalon naturel auquel les anciens avaient rapporté leurs 
mesures, est la mesure de la terre. » Et plus Join : « Les anciens 
prirent la quatre cent milliéme partie d’un degré du méridien qu’ils 
appelérent tantot pied et tantdt coudée. » 

Nous ne parlerons pas des discussions qui s'‘élevérent A ce sujet. 
Nous dirons seulement que la conclusion de Paucton reposait sur le 
fait suivant, constaté d’aprés lui : 1° le cdté de la base de la grande 
pyramide d’Egypte, pris 500 fois; 2° la coudée du nilométre prise 
200,000 fois; 3° le stade existant el mesuré A Laodicée, dans I’Asie 
Mineure, par Smith, pris 500 fois ; on trouve, dit Paucton, « que 
ces {rois produits sont chacun de méme valeur, ct que chacun en 
particulier est précisément la méme mesure d’un degré déterminée 
par nos géométres modernes. » Seulement, Paucton est obligé d’éva- 
luer ces mesures anciennes en mesures de France, et, si l’on veut 
bien se souvenir de ce que nous avons dit sur l'incerlitude des va- 
leurs relatives des étalons anciens, on comprendra que la démonstra- 
tion précédente manque peut-étre de rigueur. Arago, du reste, a écrit 
dans ses notices scientifiques qu’il ne croyait pas que Jes anciens 
aient eu |l'idée d’une mesure universelle et prise dans la nature. De- 
lambre dit malicieusement, dans sa Base du systéme métrique : « On 
regrette que tant d’auteurs qui se sont exercés 4 retrouver dans les 
ouvrages des anciens tout ce que les modernes ont de micux, ne se 
soient pas attachés pluldt 4 déméler les découvertes futures que ces 
ouvrages recélent aussi, sans doute, et 4 nous apprendre ce que 
nous ignoruns encore. » 

Quoi qu'il en soit, avant 1790 nos mesures présentaient une éton- 
nante et scandaleuse diversité. Les propositions de Pic:rd, de Mou- 
{on, de Cassini, de Brisson, reslaient comme une lettre morte. En 
4788, le voeu d'une mesure uniforme fut consigné dans les cahiers 
de quelques bailliages. 

Le 8 mai 1790, l’Assemblée constituante, sur la proposition de 
M. de Talleyrand, et aprés avoir entendu le rapport de M. de Bonnai, 
rendit un décret par lequel a le roi était supplié d'écrire 8 Sa Ma- 
jesté Britannique, et de la prier d’engager le Parlement d’Angleterre 
4 concourir avec |’ Assemblée nationale a la fixation de l'unilé natu- 
relle des mesures et des poids. » Le décret fut sanctionné le 23 
aout. L’Académie des sciences nomma une commission composée 
de Borda, Lagrange, Laplace, Monge et Condorcet. Leur rapport, 





4076 VUNITE DES MESURES 


imprimé dans les Mémoires de l’Academie des sciences pour 1788, 
est du 19 mars 1791. 

La commission de l’Académie discuta les trois différentes unités 
fondamentales entre lesquelles les choix pouvaient se partager : la 
longueur du pendule qui bat la seconde, le quart de la circonférence 
de l’équateur. le quart de la longueurd’un méridien terrestre. Elle 
adopta le quart du méridien terrestre comme unité réelle de mesure 
et Ja dix millioniéme partie de cette longueur comme unité usuelle. 
« Nous n’avons pas cru, disait en terminant le rapporteur, qu'il fut 
nécessaire d’attendre le concours des autres nations, ni pour se 
décider sur le choix de l'unité de mesure, ni pour commencer les 
opérations. En effet, nous avons exclu de ce choix toute détermr 
nation arbitraire; nous n’avons admis que des éléments qui appar- 
tiennent également & toutes les nations. » L’appel fait a l’Angleterre 
par le décret du 8 mai 1790, resta sans réponse ; le gouvernement 
anglais n’avait pas encore oublié le concours efficace que la France 
venait de préter aux Américains. 

Le plan proposé par l’Académie fut adopté le 26 mars 1794, et la 
sanction suivit quatre jours aprés. Cette Joi portait en outre que Je 
roi chargerait l’Académie denommer des commissaires qui devaient 
sans délai s’occuper de ces opérations et notamment de la mesure 
d'un arc du méridien depuis Dunkerque jusqu’a Barcelone. Voici du 
reste le décret de l'Assemblée. « L’Assemblée nationale, considérant 
que pour parvenir 4 établir l’uniformité des poids et mesures, con- 
formément a un décret du 8 mai 1790, il est nécessaire de fixer une 
unité de mesure naturelle et invariable et que le seul moyen d’é- 
tendre cette uniformilé aux nations élrangéres et de les engager a 
convenir d'un méme systéme de mesure est de choisir une unité qui, 
dans sa détermination, ne renferme rien d’arbitraire ni de particulier 
a la situation d’aucun peuple sur le globe ; considérant de plus que 
l’unité proposée dans l’avis de l’Académie des sciences du 19 mars 
de cette année réunit toutes ces condilions; a décrété et décréte quelle 
adopte la grandeur du quart du méridien terrestre pour base du nou- 
veau systéme de mesures; qu’en conséquence, les opérations néces- 
saires pour déterminer cette base, telles qu’elles sont indiquées dans 
l’avis de l’Académie des sciences et notamment la mesure d’un are da 
méridien depuis Dunkerque jusqu’a Barcelone, seront incessamment 
exécutées ; qu’en conséquence, le roi chargera l’ Académie dessciences 
de nommer des commissaires qui s’occuperont sans délai de ces opé- 
rations et se concertera avec I’Espagne pour celles qui doivent ¢tre 
faites sur sonterritoire. » L’'Académie se mit immédiatement al'ceuvre 
et désigna deux de ses membres, Delambre et Méchain pour exécuter 
la mesure de la méridienne de Dunkerque 4 Barcelone. 








ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 1077 


: HI 


La décision de l’Assemblée nationale impliquait la connaissance 
de la forme et des dimensions de la terre. Quels étaient les résultats 
acquisa la science au moment ot Delambre et Méchain allaient com- 
mencer leur mémorable expédilion? 

_ Les anciens avaient songé 4 mesurer les dimensions de la terre. 
Les gévmétres du temps d’Aristote supposaient la terre sphérique 
et évaluaient sa circonférence 4 400,000 stades. En donnant au stade 
la valeur de 180 métres (nous I’avons indiqué plus haut de 1847,80) 
on (rouve 72 millions de métres, au lieu de 40 millions. Eratosthénes 
trouva 250,000 stades; Posidonius, 240,000 seulement. Plus tard, 
Ptolémée adopta 500 stades philétériens pour le degré du méridien, 
ce qui donnait 38,800,000 métres pour le contour du globe. 

Le calife Almamoun, qui vivait vers l'an 830 de Jésus-Christ, or- 
donna une nouvelle mesure de la terre qui est restée célébre. « Les 
astronomes arabes sétant rassemblés 4 Sinjar vers le milieu des 
plaines de la Mésopotamie, observérent la hauteur du pdle dans 
cette ville, aprés quoi se séparant en deux troupes, ils avancérentles 
uns vers le nord et les autres vers le midi en suivant toujours la 
méme ligne. Lorsque les uns et les autres se furent éloignés d’un 
degré entier du point de départ ils se rejoignent et comparérent en- 
semble leurs mesures. Elles se trouvérent différentes, les uns comp- 
tant 56 milles au degré, les autres 56 2/3. » Quelques auteurs ont 
longuement discuté si ce nombre 56 était bien exact et s'il ne 
conviendrait pas plutdt de lire 66. La question ne présente qu'un in- 
térét secondaire, la difficulté étant d’un tout autre ordre. On ignore, 
en effet, la valeur du mille employé par les astronomes arabes. Al- 
fragan dit que ces milles sont de 4,000 coudées noires; Abulphé 
les évalue a 3,000 coudées. Nous ne pouvons donc tirer aucune 
conclusion sérieuse de cetle tentative intelligente des Arabes. 

Ce ne fut qu’au seiziéme siécle que la mesure de la terre fut re- 
prise. En 1550, Fernel géométre et médecin du roi Henri II, mesura 
un degré sur la route de Paris 4 Amicns en comptant le nombre de 
tours d'une des roues de sa voiture, dont tl connaissait exactement 
la circonférence. Ce procédé bien que grossier donna cependant 
un nombre assez exact. Fernel obtint de la sorte pour la longueur 
d’un degré 56,476 toises et nous verrons que Picard, a l'aide d’in- 
struments astronomiques, évalua cette longueur a 57,060 toises. Du 








4078 L'UNITE DES MESURES 7 


reste, le procédé de Fernel, perfectionné, est repris en ce moment 
méme. Un habile constructeur de Munich, M. Steinheil, vient de 
terminer une roue qui porte son nom et qui, mobile sur des rails 
posés sur le sol, permetira de mesurer exactement la longueur da 
chemin quelle aura parcouru. 

En 1616, Snellius, célébre géométre hollandais, employa le pre- 
mier les mesures trigonométriques pour mesurer l’arc du méridien 
compris entre Berg-op-Zoom et Alemaér. Snellius trouva 55,021 
toises. Quelque temps aprés, en 1636, Nordwood, géométre anglais, 
mesura par le procédé de Snellius, un degré du méridien en Angle- 
terre et (rouva 57,424 toises. 

En 41666, sur la proposition de Colbert, le roi Louis XIV décida la 
création d'une compagnie compétente sur toutes les que-tions de 
littérature et de science, qui prit le nom d’Académie des sciences. 
Un des premiers soins de l’Académie naissante fut de proposer au 
roi d’entreprendre la détermination de la mesure d’un degré 
lerrestre. Louis XIV chargea Picard et Auzout de mesurer la gran- 
deur de la terre. 

LVabbé Picard était né 4 Ja Fléche, le 24 juillet 4620. Nous ne 
connaissons ricn de certain sur ses jeunes années. On raconte qu'il 
était jardinier du duc de Créqui et qu’il dut ses connaissances 
scientifiques 4 Vintérét qu'il inspira & l’astronome Le Valois. Nous 
le trouvons pour la premiére fois observant avec Gassendi l'éclipse 
de soleil du 25 aout 1645. Picard est le premier qui ait observé les 
étoiles en plein jour; il est aussi le premier qui ait appliqué utile- 
ment les lunettes aux instruments divisés. Pendant un voyage qu'il 
fit 4 Uranibourg pour déterminer l’emplacement de Il'ancien Obser- 
vatoire de Tycho-Brahé, Picard: connut un jeune Danois, Roemer, 
qu'il décida 4 venir en France. Roemer devint un des membres les 
plus distingués de l’Académie des sciences de Paris, c'est lui qui, 
le premier, détermina la vitesse de la lumiére. « Se créer ainsi des 
rivaux dans une carriére of lon avait toute raison d’aspirer au 
premier rang, dit Arago dans une Notice biographique consacrée a 
Picard, c’est le sublime du désintéressement : amour des sciences 
ne se manifesta certainement jamais d'une maniére plus écla- 
tante. » C’est également 4 la recommandation de Picard que le roi 
Louis XIV appela en France Doininique Cassini. Ce n’est pas 1a, du 
reste, le meilleur des services que Picard ait rendusa la science, 
s'il nous faut croire l’opinion de Biot, qui disait sans cesse : « La 
venue des Cassini en France a été fatale 4 l'astronomie. » 

Pour obtenir Ja longueur d’un degré du méridien, Picard se pro- 
posa de mesurer la distance qui sépare les deux villes de Sourdon, 


» 


ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. "4079 


en Picardie, et de Malvoisine, dans le GAlinais', « Ces deux termes 
qui sont distants l’un de l'autre d’environ 52 lieues, sont silués a 
peu prés dans un méme méridien, et l’on a su, par plusieurs 
courses faites exprés, qu’ils pouvaient étre liés par des triangles 
avec le grand chemin de Villejuif & Juvisy; lequel chemin est 
pavé en droite ligne sans aucune inégalité considérable et d’une 
longueur telle, qu'elle est propre 4 servir de base fondamentale & 
toute la mesure qu'on y avait entreprise. » 

Cette base de Villejuif 4 Juvisy a joué un rdéle important dans 
l'histoire des sciences. En 1666, Newton, voulant vérifier sa pre- 
miére idée sur la cause des mouvements planétaires, se servit de la 
mesure du degré lerrestre qu’on connaissait alors et qui élait fausse. 
La loi du carré des distances s’étant trouvée inexacte, Newton 
l'avait abandonnée lorsque dix ans aprés, se servant des nombres 
donnés par Picard, il reprit son ancien calcul qui, celte fois, se trouva 
parfaitement rigoureux. 

L’Académie des sciences ordonna que de petits monuments, 
placés aux extrémités de la base de Picard, perpétueraient le sou- 
venir de celle importante mesure. Telle est l’origine des deux py- 
ramides de pierre que l'on voit encore aujourd'hui 4 gauche de la 
grande route de Paris 4 Fontainebleau, l'une 4 l’entrée du village 
de Villejuif, autre sur le terriloire de Juvisy, au point ot Ja route 
commence 4 s’abaisser dans la vallée de l'Orge. Qu’on nous per- 
mette, & cette occasion, un souvenir personnel. En 1870, M. De- 
launay, qu’un accident épouvantable vient d’enlever 4 la science, 
avait élé chargé par l’Académie de prendre toutes les mesures 
nécessaires 4 la conservation de ces deux pyramides. M. Delaunay 
les fit entourer de grosses bornes reliées par des chafnes et fit pla- 
cer sur ces pyramides des inscriptions en lettres dorées sur marbre 
noir. J’'accompagnai M. Delaunay dans la visite qu’il fit au monu- 
ment de Juvisy et c’est sous nos yeux que ful placé le marbre portant 
Pinscription suivante, analogue a celle de Villejuif : 


PYRAMIDE DE JUVISY 
EXTREMITE SUD DE LA BASE GEODESIQUE 
DE VILLEJUIF A JUVISY 
1670 (PICARD) 

4740 (3. CASSINI ET LACAILLE) 


PROPRIETE DE L’ACADEMIE DES SCIENCES. 


1 Mesure de la terre, par M. l'abbé Picard (tome VII, page 157 des Mémoires de 
' Académie des sciences). 











4080 L'UNITE DES MESURES 


La mesure oblenue par Picard (57,060 toises pour le degré), 
rapprochce d’une mesure inexacte donnée par le Pére Riccioli, et 
qu’il avait déduite de l’arc de Bologne a Ferrare (62,900 toises pour 
le degré), conduisait 4 cette conséquence que les degrés sont plus 
grands a l’équatcur qu’au pdle. On en déduisait que la terre est 
allongée au péle de maniére que le rayon mené : ce point devait 
étre double du rayon équatorial. 

La théorie de Newton sur l’aplatissement de la terre Pavait con- 
duit 4 un résultat diamétralement opposé. Pour lillustre savant 
anglais, la terre devait élre aplatie vers les péles et renflée vers 
]’équateur. 

. Pour décider la question, Colbert donna l’ordre de mesurer le 
méridien de Paris a. travers toute la France. Cassini {I entreprit 
l’opéralion. De 1683 4 1718, Cassini Hf et La Hire mesurérent l’are 
compris entre Dunkerque el Collioure, a sud de Perpignan, et trou- 
vérent, contrairement a la théorie de Newton, que les degrés étaient 
plus longs vers le sud que vers le nord. 

_ _ Cependant, les géométres anglais n’en persistaient pas moins 

dans la doctrine de Newton qui, disons-le tout de suite, était la 
vraie. Ils objectaient que les opérations exécutées comportaient de 
graves erreurs. On demeura ainsi parlagé, les Anglais pour I'apla- 
tissement, les Frangais pour l’allongement de la terre vers les 
poles. Pour faire cesser cette incertitude, le gouvernement francais 
ordonna deux expéditions chargées de mesurer la longueur d’ua 
degré au pdle et a l’équateur. Bouguer, la Condamine et Godin, 
assistés de deux ofliciers de la marine espagnole, se rendirent au 

Pérou; Maupertuis, Clairaut, Le Monnier et l’abbé Outhier se trans- 
poriérent en Laponie. « On vit partir avec la méme ardeur, écrit 
Maupertuis dans la relation de son voyage, ceux qui s’allaient 
exposer au soleil de la zone brilante, et ceux qui devaient sentir 
les horreurs de Vhiver dans la zone glacée. » Voltaire chanta le 
courage de ces Argonuules nouveaux, « chargés de la gloire de la 
patric. » 

L'expédition de Laponie ne dura pas plus d’une année. Mauper- 
tuis, parli en 1736, revenait l'année suivante, aprés avoir mesuré 
un degré entre Tornéa et la montagne de Ki: tis. Il annoncait un 
degré ‘beaucoup plus long que celui de Picard. La question de la 
forme de la terre était donc résolue : contrairement 4 Davis des 
Cassini, la terre était aplatie aux pdles. Ce résultat enorgueillit assez 
Maupertuis pour qu "il se fit représenter, au frontispice de son mé- 
moire, coilfé d'un bonnet d’ourson et une main sur le globe ter- 
restre qu’il aplatissait. La gaieté parisienne fit justice de ce peu de 
modestie, en donnant & Maupertuis le surnom de grand aplatis- 


ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 1084 


seur. Le triomphe de Maupertuis fut de courte durée; on reconnut 
une erreur notable dans son travail, et le degré de Laponie fut 
abandonné. 

L’expédition envoyée au Pérou fut loin d’étre aussi rapidement 
terminée. Les astronomes partis en 1735 ne devaient revoir la 
France, et quelques-uns d’entre eux seulement, que sept années 
aprés. Bouguer revint en 1742. La Condamine, qui fit de son retour 
un voyage d’exploralion & travers l’Amérique du Sud, ne revint en 
France qu'une année plus tard. 

« L’expédition de Péquateur, nous dit M. J. Bertrand dans son livre 
sur les académiciens, devint funeste a plusieurs de ceux qui y pri- 
rent pas. Bien peu d'entre eux devaicnt revoir la France. Couplet, en 
arrivant 4 Quilo, fut emporté par une fiévre maligne ; Seniergues, 
chirurgien de l’expédition, 4 la suite de querelles étrangéres a la 
science, fut assassiné, au milieu d'une féte, par la populace de 
Cuenca. L’astronome Godin accepta 4 Lima une chaire de mathéma- 
tiques. Un des aides dessinateurs, nommé Moranval, resta au Pérou 
pour y exercer la profession d’architecte, et, tombant d’un échafau- 
dage, mourut des suites de sa chute. L’horloger Hugot et Godin, 
partis pour étudier les langues d’Amérique, se mariérent a Rio- 
Bomba et restérent au Pérou, ainsi que Joseph de Jussieu qui y 
exerca la profession de médecin. Godin quitta le Pérou trente-huit 
ans aprés seulement pour terminer pauvrement sa carriére dans 
une pelile ville de Normandie. De Jussieu, infirme et privé de mé- 
moire, fut renvoyé 4 peu prés & la méme époque. Ses deux fréres 
l’entourérent des soins les plus affectueux, mais ils n’osérent jamais 
le conduire 4 |’Académie, qui l’avait élu pendant son absence; c’est 
le seul académicien qui n’ait jamais siégé. » 

Avant son départ, Godin avait été vérifier sur l’étalon du Chatelet 
une toise en fer qui servit 4 la mesure des bases, et qui depuis, sous 
le nom de toise du Pérou, est devenue l’étalon auquel ont été rappor- 
tées les mesures géodésiques faites en France et dans les autres par- 
ties de Europe. Cette toise est conservée a l’Observatoire de Paris. 

Des observations de Bouguer et de la Condamine, comparées a 
celles de France et de Laponie, il résultait que les degrés étaient 
bien décidément croissants de l’équateur au pdle et la terre aplatie 
Suivant son axe de rotation. 

Ajoutons qu’aprés l'expédition de Laponie et avant que les astro- 
nomes envoyés au Pérou fussent revenus en France, Cassini de 
Thury, fils de Cassini II, avait obtenu que l’on vérifiat toute la méri- 
dienne de France. Ce grand travail, enlrepris avec le concours de La- 
caille, parut sous le titre de Méridienne vérifiée, en 1744; il ne 
resta plus de doute sur l’allongement des degrés en allant de l’équa- 

25 Serriupax 1872. 69 


4082 L’UNITE DES MESURES 


teur au pdle. Ce qu’il restait 4 déterminer, c'est la valeur de l’apla- 
tissement de la terre. 

Nous ne pouvons enfin que citer, dans ce rapide exposé, les me- 
sures entreprises par Lacaille, au cap de Bonne-Espérance ; par Bos- 
covich, dans les Etats du Pape; par Beccaria, dans le Piémont ; par 
Liesganig, en Autriche et en Hongrie ; par Mason et Dixon, en Pen- 
sylvanie. 


lV 


Tels étaient les travaux exécutés pour déterminer la longueur 
d'un degré terrestre, lorsque Delambre et Méchain entreprirent de 
mesurer a nouveau la méridienne de Paris. Méchain se chargeait de 
la distance comprise entre Barcelone et Rodez, Delambre devait me- 
surer la distance de Rodez 4 Dunkerque. Cette expédition dura Six 
années, de 4792 4 1798, et fut traversee par tant d’obstacles qu'elle 
devint une véritable odyssée. 

Méchain quitte Paris le 20 juin 1792; dés la troisiéme poste, il est 
arrété par des citoyens inquiels qui ne voyaient partout que com- 
plots et projets de contre-révolution; il parvient a se tirer de leurs 
mains, mais rencontrant dans chaque village les mémes difficultés, 
il se décide a passer les Pyrénées et 4 commencer son travail par 
la partie située sur le territoire espagnol. Le 29 octobre, il termine 
la station du fort de Mont-Jouy, au sud de Barcelone, dans laquelle il 
se propose de passer Phiver. 

Delambre n’est pas plus heureux ; c’est en vain qu’il veut s établir 
prés de Compiégne, a Jonquiéres ; les villageois s’attroupent autour de 


_Pastronome, et la municipalite, en corps, lui exprime les inquiétudes 


des habitants, en le priant de suspendre ses opérations. A Montja), 
malgré la lecture faite au prone des lettres qui expliquent la mis- 
sion de Delambre, les habitants se liguent avec ceux des communes 
voisines pour s’opposer par la force au travail de celui qu’ils const 
dérent comme unespion. A Saint-Denis, Delambre dut se tenir caché 
durant trois jours. Au milieu de ces difficultés sans cesse renais- 
santes, Delambre avancait lentement dans son travail, lorsque tout 
4 coup un arrété du Comité de salut public lui ordonna de cesser 
ses opérations. L’arrété mérite d'étre reproduit en partie: « LeCo 
mité de salut public, considérant combien il importe a l’améliora- 
lion de Pesprit public que ceux qui sont chargés du gouvernemeal 
ne déléguent de fonction ni ne donnent de mission qu’a des hommes 
dignes de confiance par leurs vertus républicaines et leur haine 
pour leurs rois... arréle que Borda, Lavoisier, Laplace, Coulomb, 





ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 4083 


Brisson et Delambre cesseront, & compter de ce jour, d’étre mem. 
bres de la commission des poids et mesures... Arréte, en outre, que 
les membres restants de ladite commission feront connattre au plus 
t6t au Comité de salut public quels sont les hommes dont elle a un 
besoin indispensable pour la continuation de ses travaux, et qu’elle 
fera part en méme temps de ses vues sur les moyens de donner le 
plus tdt possible usage des nouvelles mesures 4 tous les citoyens en 
profitant de l’'impulsion révolutionnaire. » 

Méchain n’avait pas été compris dans cette liste de proscription ; 
cela tient sans doute & ce que !’on pensait qu’il devait se fixer en 
Espagne. Les difficultés ne lui étaient pourtant pas ménagées; apres 
avoir exécuté la partie wu travail qui devait s’effectuer en Espagne, 
Méchain se disposait 4 rentrer en France, lorsque les autorilés espa- 
gnoles s'y opposérent. On objectait que les connaissances acquises 
par Méchain et ses adjoints pendant leur séjour aux diverses stations 
des Pyrénées pourraient devenir préjudiciables 4 )’Espagne. Méchain 
séjourna donc & Barcelone; la vie qu’il menait était extrémement 
triste, et ses inquiétudes étaient vives sur lesort de sa femme et de ses 
enfants, restés 4 l’Observatoire de Paris, et avec lesquels il ne pou- 
vait communiquer que difficilement. Enfin, dans les premiers jours 
de l’an III, Méchain obtint un passe-port pour I’ltalie, ot sa famille 
put le rejoindre. 

Les opérations pour la mesure de la méridienne ne furent re- 
prises qu’aprés la loi du 48 germinal an Ill, dont l’article 5 prescri- 
vait a Delambre et 4 Méchain de hater l’achévement de leurs travaux. 
Cette seconde partie du travail ne s’accomplit pas encore sans difti- 
cultés. Delambre ne retrouvait plus les signaux qui lui servaient a 
reconnaitre ses stations. Les clochers dans lesquels il s’était placé, 
ou dont il utilisait la fléche comme point de mire, avaient été en 
partie détruits. Un représentant du peuple ne s’était-il pas vanté 
d’avoir fait tomber « tous ces clochers qui s’élevaient orgueilleuse- 
ment au-dessus de l’'humble demeure des sans-culottes? » Une 
grande partie du travail déja fait dut étre recommencée. 

Méchain, de son coété, écrivait, le 12 vendémiaire an 1V, qu’il 
éprouvait de grandes difficultés pour avoir du bois, des ouvriers, etc. 
Du reste, sa santé avait été cruellement éprouvée par les fatigues de 
Vopération. Il écrivait 4 Delambre une lettre qu’on nous pardonnera 
de reproduire en entier, parce qu'elle est fort belle et dépeint bien 
le caraclére sympathique du savant astronome. « Une indisposition 
assez grave est venuc, dit-il, prolonger des retards bien involon- 
taires. J'ai été arrété deux mois entiers dans la montagne Noire, 
sans pouvoir y trouver deux heures de suite ot je pusse observer. 
Je suis au comble de la douleur, en voyant l’impossibilité d’aller 


1084 L’UNITE DES NESURES 


plus avant. Je ne redoute ni les fatigues ni le froid, mais ce serait 
sans succés que je tenterais de les braver... Dans cette cruelle con- 
joncture, je prends le parti de rester encore dans cet affreux exil, 
loin de ce que j'ai de plus cher au monde; je sacrifie tout, je re- 
nonce 4 tout, plutét que de rentrer sans avoir terminé ma portion 
de travail, que vous aviez méme voulu diminuer. J’attendrai donc 
le retour du beau temps. J’emploierai )’intervalle 4 terminer la ré- 
daction, et dés les premiers beaux jours je reprendrai Ja mesure des 
angles. Je ferai les plus grands efforts pour qu'elle soit terminée 
avant la fin de floréal, assez 4 temps pour prendre part 4 la mesure 
des bases... Mais, pour rien au monde, je ne rentrerat avant d avoir 
entiérement rempli ma tdche. » 

Enfin, les deux savants ayant complétement terminé leurs opé- 
rations, revinrent ensemble a Paris dans les premiers jours de fri- 
maire an VII. 


Cependant la Convention nationale avait succédé, le 21 septembre 
41792, 4 l’Assemblée législative. Impatiente d’exécuter une réforme 
aussi utile que celle des poids et mesures, elle exigea sans délai de 
Académie des sciences le travail d’ensemble du nouveau systéme. 
Une nouvelle commission fut nommée par l’Académie, composée de 
Lagrange, Borda, Prony, Laplace, Berthollet et Brisson. Cette com- 
mission adopta la longueur délerminée par Lacaille en 41740: 
9,132,430 toises pour longueur du quart du méridien, et 4/33£ 
pour l’aplatissement de la terre. Le métre provisoire était done de 
443 lignes 44. Le 1° aout 1795, la Convention décréta l’adoption du 
nouveau systéme de poids et mesures, qui devait devenir obliga- 
toire 4 partir du 1° juillet 1794. Les unités adoptées étaient : pour 
les mesures linéaires, le métre; pour les mesures de superficie, 
l’are (10,000 métres carrés) ; pour les mesures de capacité, le litre; 
enfin, pour le poids, le grave (4 kilogramme). 

L’exécution de la loi du 1° aout 1793 fut retardée par les événe- 
ments politiques. Aussi la Convention, dans une loi organique du 7 
avril 1795, interdit la fabrication des anciennes mesures, institue une 
agence chargée de la fabrication, de l’échange et de la vérification des 
nouvelles mesures el des moyens d’en vulgariser l’usage. Mais en 
méme temps la mise en vigueur du nouveau systéme était ajournée. 
Les citoyens étaient seulement invilés « 4 donner une preuve de leur 
attachement 4 la république, en se servant dés a présent de nou- 
velles mesures dans leurs calculs et transactions commerciales. » Le 
22 aout 1795, le principe constitutif de l'uniformité des poids et me- 
sures ¢lait inscrit dans !a constitution, article 374 : « Il y a dans la 
république uniformité des poids et des mesures. » Enfin, le 23 sep- 











ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 4085 


tembre 1795, la Convention décréte : Art. 1°": « Au 4™ nivése pro-. 
chain (22 décembre), |’usage du métre sera substitué 4 celui de 
l'aune dans la commune de Paris, et dix jours apres, dans le dépar- 
tement de la Seine. » Des pénalités étaient inscrites contre tous ceux 
qui, dans les actes publics, livres de commerce, factures, elc., au- 
raient employé d'autres mesures que les mesures républicaines. 

En 1798, les opérations géodésiques de Delambre et de Méchain 
étaient terminées. L'Institut, qui avait remplacé l’Académic des 
sciences, supprimée le 14 aout 1793, nomma aussilét une. commis- 
sion cosmopolite de vingt-deux membres, pour faire les calculs du 
méridien et pour construire les élalons prototypes du métre et du 
kilogramme. Il ne sera pas sans intérét de rappeler les noms des 
membres de celte commission. Pour Ja France : Lagrange, Borda, 
Prony, Delambre, Méchain, Laplace, Haty, Coulomb, Darcet, Brisson 
et Lefévre-Gineau; pour la république batave : Van Swinden; pour 
la Suisse : Trallés; pour la Savoie : Balbe, puis Vassali; pour le Da- 
nemark : Bugge; pour l’Espagne : Ciscar et Pedrayes; pour la Tos- 
cane: Fabroni; pour Rome: Franchini; pour la république ligu- 
rienne : Multedo. 

On remarquera dans cette liste absence des délégués de l’Angle- 
terre et de la Prusse, et la disparition des noms de Condorcet, de 
Monge et de Berthollet, qui se trouvaient dans les précédentes com- 
missions. Ces deux derniers accompagnaient alors le général Bona- 
parte dans son expédition d’Egypte. Condorcet était tombé victime 
de la Révolution, et il écrivait, quelques jours avant sa mort volon- 
taire: « Je périrai comme Socrate et Sidney, pour avoir servi la hi- 
berté de mon pays. » 

La commission obtint, pour la longueur du quart du méridien, 
5,130,740 (oises, ou 4,432,959,360 lignes, ce qui donnait au métre 
une valeur de 443 lignes 295,936, au lieu de 443 lignes 44. On 
adopla comme nombre rond 4435 lignes 296. 

Le 4 messidor an VII, P’Institut national des sciences et des arts 
présentait aux deux Conseils du Corps législatif les étalons proto- 
types du métre et du kilogramme. Dans le discours prononcéau nom 
de l'Institut, on rappelait les travaux de Delambre et de Méchain, 
exéculés au milieu « d'une multitude d’obstacles physiques et mo- 
raux. » Nous extrayons de ce rapport quelques renseignements im- 
portants. « Il a fallu prendre une division de ce métre, destiné aux 
mesures de longueur et de surface, Pappliquer aux mesures de con- 
tenance, et en faire dériver les mesures des poids, que l'on a fon- 
dées sur celui de la quantilé d’eau distillée que renfermerait le cube 
de Ja dixiéme partie d’un métre. C’est au citoyen Lefévre-Gineau que 
VIostitut a confié cette derniére partie de l’opération... Vous n’aurez 





4086 L'UNITE DES MESURES 


pas manqué d’observer que ce sont deux savants étrangers, un Hel- 
vétien et un Batave, 4 qui la commission et l'Institut ont remis le 
soin d’en rédiger pour ainsi dire le procés-verbal et d’en résumer 
histoire. C’était un exemple qu'il convenait peut-étre 4 la nation 
francaise de donner de ses justes égards pour les nations amies... 
Nous possédons a présent, et le métre dela nature pour les mesures 
linéaires, et le kilogramme vrai qui en résulte... Mais si un tremble- 
ment de terre engloutissait, s'il était possible qu’un affreux coup de 
foudre mit en fusion le métal conservateur de ces mesures, i] n’en 
résulterait pas, citoyens législateurs, que le fruit de tant de tra- 
vaux, que le type général des mesures put étre perdu pour la gloire 
nationale ni pour lutilité publique. » En effet, Borda avait déterminé 
les dimensions du pendule qui bat les secondes 4 Paris, et I’on con- 
coit, sans qu'il soit nécessaire d’entrer dans plus de détails, que 
cette longueur connue, exprimée en millimétres, permettrait de con- 
struire un nouveau métre, si les prototypes que nous avons entre les 
mains venaien tout 4 coup 4 disparaitre. 

Le métre présenté par l'Institut était en platine. Sa longueur, a 
zéro degré, avait été prise égale a 443 lignes 296 de la toise du Pé- 
rou, cette toise étant supposée a 16° 1/4. Il avait été exécuté par un 
habile artiste, Lenoir. Cet étalon ne devant servir que dans certains 
cas extrémementrares, la commission des poids et mesures fit con- 
struire des métres en fer exactement égaux entre eux, et, 4 la tem- 
pérature de la glace fondante, a celui de |’étalon de platine. 

Le 49 frimaire an VIII (40 décembre 4799), une loi, consacrant 
le texte de la loi du 48 germinal an III, reconnaissait la valeur du 
a métre vrai et définitif » 4 443 lignes 296, prises sur la toise du 
Pérou. 

« Dans cet instant, dit M. Thiers dans son Histoire de la Révolution 
francaise, ot lon ne craignait pas de faire violence a toutes les idées 
recues, a toutes les habitudes établies, le projet de renouveler le sys- 
téme des poids et mesures et de changer le calendrier fut exécuté. 
Le gout de la régularité et le mépris des obstacles devaient signaler 
une révolution qui était 4 la fois philosophique et politique. Elle 
avait divisé le territoire en 83 portions égales ; elle avait uniformisé 
ladministration civile, religieuse et militaire; elle avait égalisé 
toutes les parties de la dette publique. Elle ne pouvait manquer de 
régulariser les poids, les mesures et la division du temps... Le nou- 
veau systéme des poids et mesures, l’une des plus belles créations 
du siécle, fut le résultat de cet audacieux esprit d’innovation. » « Tel 
est, dit Laplace, le nouveau systéme des poids et mesures que les 
savants ont offert 4 la Convention nationale, qui s’est empressée de 
le sanctionner. Ce systéme, fondé sur la mesure des méridiens ter- 











ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 1087 


restres, convient également a tous les peuples. Il n’a de rapport 
avec la France que par l’arc de méridien qui la traverse. Mais la 
posilion de cet arc est si avantageuse que les savants de toutes les 
nations, réunis pour fixer la mesure universelle, n’eussent point fait 
un autre choix. » 


V 


L’histoire du systéme métrique ne s’arréte malheureusement pas 
a la loi du 10 décembre 1799 qui reconnaissait un métre vrai et dé- 
finilif. ll fallait encore de longues années pour que ce sysléme passat 
dans nos meeurs: et méme aujourd’hui, si nous avons adoplé le 
systéme métrique décimal dans son ensemble, il faut bien avouer 
que nous sommes souvent en contradiction avec lui. N’avons-nous 
pas, dans nos mesures courantes, la balle de coton, le sac de farine; 
n’achelons-nous pas nos vins par feuillettes, et par bouteilles, etc.? 

Ce n’est certes Jamais sans quelque confusion qu’un systéme nou- 
veau parvient 4 s’implanter dans un pays ; mais ici la confusion fut 
singuliérement augmentée par le gouvernement. Un décret du pre- 
mier consul, daté du 4 novembre 1800, laissait subsister la division 
décimale, mais il en changeait la nomenclature. Les dénominations 
des unités du systéme métrique étaient remplacées par les anciens 
noms qui représentaient des valeurs trés-différentes. Ainsi le kilo- 
gramme s'appelait livre, Phectogramme s’appelait once, le myria- 
mélre s’appelait lieve, le décimétre s’appelait palme, \’hectare s'ap- 
pelait arpent. 

Onze années plus tard, Napoléon, les 12 février et 28 mars 1812, 
remplagait la division décimale par l’ancienne division duodécimale. 
Les nouvelles mesures de longueur étaient : la nouvelle toise de deux 
métres, se divisant en 6 pieds; le pied, valeur 333 1/2 millimétres, 
se divisait en 12 pouces 4 12 lignes ; pour le mesurage des toiles, on 
avait l’aune, mesure de 12 décimétres et se divisant en quarts, hui- 
liémes et seiziémes, tiers, sixiémes et douziémes. 

Ce ne fut que vingt-cing ans aprés que le systéme métrique, tel 
que l’avait congu la Convention, fut remis en vigueur. Une loi du 
4 juillet 1837 portait : Art. 4°". Le décret du 12 février 1842, con- 
cernant les poids et mesures, est et demeure abrogé. — Art. 5. A 
partir du 1° janvier 4840, tous poids et mesures autres que les poids 
et mesures élablis par les lois des 18 germinal an III et 19 frimaire 
an VIII, constitutives du systéme métrique décimal, seront interdites 
sous les peines portées par l'article 479 du Code pénal. 


1088 | L'UNITE DES MESURES 


L’établissement définitif du métre en France n’empéchait pas les 
astronomes de poursuivre leurs recherches sur Ja forme de Ja terre. 
ue Bureau des longitudes, créé depuis 1795, entreprit de faire pro- 
longer la triangulation de la méridienne le long des cétes orientales 
de l'Espagne. Méchain se chargea de rejoindre Pile de Cabrera. Il 
avait déja terminé la plus grande partie de ses opérations quand il 
mourut de la fiévre jaune 4 Castellon de la Plana, dans le royaume 
de Valence. Biot et Arago furent chargés d’achever le travail de Mé- 
chain ; de 1806 4 1808 ils prolongérent l’arc méridien jusqu’a For- 
mentera, la plus méridionale des iles Baléares. En Angleterre, le 
colonel Mudge mesurait l’arc da méridien qui s’étend de Dunnosea 
Clifton. En 4802 et 1803, Burrow et Lambton mesurérent un degré 
et demi de l’arc du méridien compris entre Paudrée et Trivandepoo- 
ram, dans les Indes. Gauss et Schumacher commencérent en 41819 
la mesure de l’arc de deux degrés, qui s étend de Geettingue 4 Al- 
lona. Struve, de 1821 & 1831, mesura l’arc de trois degrés et demi 
compris entre la ville de Jacobstadt au sud, et Vile d’Hochland au 
nord, dans le golfe de Finlande, etc. Il nous faudrait enfin, si nous 
pouvions développer ces opérations, rappeler les belles détermina- 
tions astronomiques et géodésiques entreprises en France, depuis 
1854, par lun des plus éminents astronomes de |’Observatoire de 
Paris, M. Yvon Villarceau. 

Ces différentes mesures nous apprirent que les méridiens sont 
loin d’étre égaux, et que le métre, par conséquent, ne représentait 
qu’une fraction déterminée de l'un des méridiens terrestres. De plus, 
on reconnut de légéres erreurs dans les mesures qui avaient servi a 
ja détermination du métre, de telle sorte que l’étalon conservé aux 
Archives n’est pas la représentalion exacte de la dix-millioniéme 
partie du quart du méridien terrestre qui passe par Paris. Le temps 
et la réflexion ont fait justice du reste de Pidée fondamentale du sys- 
téme de nos poids et mesures : prendre dans la nature, d’une m3- 
hiére absolue, l'unité de longueur, est une chimére inutile et irréa- 
lisable. Il n’est pas plus possible d’obtenir des nombres définilifs 
pour les dimensions de la terre que pour toule autre donnée physt 
que. Toujours cette unilé, cet étalon que l'on déduirait de ces me- 
sures porterait l’empreinte de l’époque ou clle aurait été mesurée; 
toujours on s‘exposerait a voir la science découvrir plus tard de pe- 
tits défauts, des correetions nouvelles. 

Mais faut-il tenir compte de ces erreurs dont nous venons de par- 
ler? Faut-il corriger le métre actuel de la trés-pelite quantité dont 
il différe du métre défini par son rapport 4 la longueur du méridien? 
Non, évidemment non. D’abord, parce que cela ne servirait a rien, 
puisque des mesures ultérieures faites avec des instruments plus 














ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 4089 


précis modifieront certainement les nombres actuels ; ensuite parce 
qué le sol lui-méme est soumis a des actions diverses qui peuvent 
changer sa forme. Toutes les opérations qui se font ou se feront, en 
géodésie, permettront de connaitre de mieux en mieux la figure de 
la terre; elles ne devront pas avoir d’influence sur ]’étalon de nos 
mesures. 

Déja, en 1841, Largeteau répondait en excellents termes 4 ceux 
qui proposaient de modifier la longueur du métre : « Cette lon- 
gueur a été fixée d’une maniére définilive par la commission des 
poids et mesures, elle ne pourra ni ne devra jamais étre changée. Le 
principal mérite de l’unilé nouvelle consistait dans les opéralions 
trés-précises qu’on exécuta pour donner les moyens de la retrouver 
si les étalons venaient 4 se perdre ou a ¢tre détruils. Ces moyens 
sont de deux sortes : le pendule et la longueur de l’arc du méridien 
qui joint Dunkerque 4 Montjouy. Quant au rapport simple qu’on es- 
saya d’établir entre le métre et le quart du méridien, tous les savants 
durent comprendre désl'origine que ce rapport serait jusqu’a un cer- 
tain point hypothétique, qu’il impliquerait la parfaite exactitude de 
Ja mesure de l’arc du Pérou et la connaissance de l’aplatissement, 
que des opéralions exécutées avec de meilleurs instruments pour- 
raient bien montrer que le métre adoplé n’était pas rigoureusement 
la dix-millioniéme partie du quart du méridien ; qu’en un mot, le 
nouveau systéme porterait en naissant l’empreinte de l'état de la 
science contemporaine sur la question de la grandeur et de la figure 
de la terre. Malgré ces petiles inquiétudes, on ne renonca pas au projet 
de faire du métre une partie aliquole du quart du méridien, car c’é- 
tait le seul moyen de donner a cette mesure de longueur un carac- 
tére de généralité dont pussent s’'accommoder toutes les nations du 
monde. 

Si jamais on avait pu avoir l’étrange pensée de faire varier ’unité 
de longueur au fur et 4 mesure des progrés de la géodésie, on au- 
rait été contraint de l’abandonner, en voyant tant de mesures des 
méridiens et des paralléles manifester des irrégularités locales trés- 
considérables, et prouver que le globe en masse n’est pas un solide 
de révolultion... Le métre était hors de question ; sa longueur a été 
fixée d’une maniére absolue, définitive; les progrés de la géodésie, 
quelque grands qu'ils puissent étre, n’y changeront rien. » 


Nous I’avons dit en commengant cet historique, toutes les nations 
de l'Europe cherchent en ce moment a établir une mesure commune 
4 tous les pays. Un examen rapide de leurs étalons actuels justifiera 
ce désir, en montrant combien leur diversilé doit étre préjudiciable 
aux intéréts de la science, du commerce et de |’industrie. 





4060 L’UNITE DES MESURES 


En Hollande, en Belgique, on se sert de notre systéme métrique ; 
les noms seuls sont changés. 

M. Airy, président de la commission anglaise des poids et mesures 
et directeur de l’Observatoire de Greenwich, écrivait en 1855 a 1’Aca- 
démie des sciences de Paris, en lui adressant l’étalon de longueur 
britannique : « Yous savez que les anciens étalons des mesures an- 
glaises ont été détruits par un incendie il y a plusieurs années. Il en 
a élé construit de nouveaux, dont la législature britannique a re- 
connu la légalité par un acte du Parlement. Ces étalons sont en quel- 
que sorte conyentionnels et non pas naturels. » 

L’uniformité des poids et mesures en Angleterre est établie par la 
loi du 5 juin 1824. L'unité fondamentale de longueur est le yard, 
laquelle prise a la température de 62° Fahrenheit (16° 2/3 centigra- 
des), équivaut a 0",91,438, pris a zéro. Le yard vaut 3 pieds; le pied 
vaut 12 pouces; le pouce vaut 12 lignes. Depuis 1864, le systéme 
métrique est autorisé par le gouvernement anglais dans la Grande- 
Bretagne et l’Irlande. 

En Amérique, ot les mesures ont été empruntées aux Anglais, le 
Congrés américain a permis également l'emploi du systeme métrique 
dans les Etats confédérés. 

En Allemagne, l’unité de mesure, le pied, a une valeur différente 
dans les divers Etats. Il représente 07,316 en Autriche, 07,2,918 en 
Baviére, 0",3,138 en Prusse, 0",286 dans le Wurtemberg. 

En Suisse, le pied est de 0",300. Dans le Danemark, les mesures 
ont la méme valeur qu’en Prusse. 

En Turquie, les unités de longueur, de superficie, de poids et de 
volume, loin d’étre uniformes, varient non-seculement d'une pro- 
vince ou d’une ville & une autre, mais encore selon les professions 
et selon la nature des produits. Ainsi, pour les longueurs, la mesure 
qu'on appelle archine a bien pour valeur moyenne 07,75; mais elle 
varie sonvent en plus, et surtout en moins, jusqu’é ne représenter 
que 0",64. Les grandes distances ne s‘évaluent que par le temps 
employé a les parcourir. Les unités de poids et de volumes sont en- 
core plus variables. 

En Chine, l'unité de longueur, covid (pied), est de 07,338 ou de 
Q",519, suivant qu’il s’agit de mesure pour le commerce ou pour 
Yarpenlage. 

En Espagne, la vare de Castille, qui vaut 3 pieds, représente une 
longueur de 0",835. 

Dans la république de la Nouvelle-Grenade, un décret du Congrés, 
en date du 26 mai 1836, consacra de nouveaux étalons. Pour les 
mesures de longueur et malgré linsistance du général Santander, 
président dela république, il ne fut pas possible d’obtenir la substi- 


ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 4004 


tution du métre 4 la vare castillane. Toutefois, Ja nouvelle vare 1é- 

gale fut fixée 4 8 décimétres. L’unilé de poids (la livre) fut établie 

d’un demi-kilogramme. On prit le litre pour base des mesures de ca- 
acité. 

, En Russie, le pied anglais (0",30,479) est adopté comme unité 

de mesure. Le sagéne vaut 7 pieds; l’archine est le tiers du sagéne; 

le verchoc équivaut au seiziéme d’archine, etc. 


A VExposition universelle de 1867, les commissaires étrangers 
réunis 4 Paris avaient déja manifesté l’opinion que le moment était 
venu d’adopter le systéme métrique dans tous les pays civilisés. D’un 
autre cété, la conférence géodésique internationale organisée 4 Ber- 
lin par le général de;Baeyer émettait, dans sa séance du 5 oclobre 
1867, les résolutions suivantes : « I] est nécessaire, dans l’intérét 
des sciences en général, et de la géodésie en particulier, qu’un sys- 
téme unique de poids.et mesures avec subdivision décimale soit 
adopté en Europe. Puisque, parmi toutes les mesures qui peuvent 
entrer en question, le métre a pour lui la plus grande probabililé 
d’étre accepté généralement, la conférence se prononce pour le choix 
du systéme métrique. Afin de fixer l’unité commune de mesure pour 
tous les pays de l'Europe et pour tous les temps, aussi exactement 
et aussi invariablement que possible, la conférence recommande la 
construction d’un nouveau métre prototype européen. La longueur 
de ce métre devrait différer aussi peu que possible de celle du métre 
des archives de Paris, et doit, en tous cas, lui étre comparée avec la 
plus grande exactitude... » 

La France ne pouvait assister indifférente 4 toutes ces tentatives 
pour constituer une mesure commune 8 tous les pays. Le 23 aout 
1869, Académie des sciences approuvait un rapport qui lui était 
présenté par M. Dumas, et dont les conclusions étaient les suivantes : 
« Le métre et le kilogramme des archives doivent étre conservés 
comme ils sont, sans modification. En effet, ce serait bien mal con- 
nattre la pensée des savants illustres qui ont préparé et exécuté le 
travail relatif a la détermination des bases du systéme métrique, que 
de supposer qu’ils aient considéré la distance du pdle boréal 4 )’é- 
quateur comme invariable sous tous les méridiens, et la méridienne 
qui traverse la France comme représentée elle-méme par des chif- 
fres absolus. La valeur du métre changerait donc avec les pays et 
les époques, si on n’acceptait pas comme uaité fixe la valeur qui lui 
a été altribuée par les premiéres opérations. Les changements, il 
est vrai, resteraient absolument insensibles dans la pratique; ils 
auraient néanmoins pour effet de jeter le trouble dans les travaux 
scientifiques... » 





4092 L’UNITE DES MESURES 


Le 2 septembre suivant, une commission était chargée de repre:cn- 
ter la France dans le travail collectif qui devait déterminer étalon 
international des mesures. 

Ainsi toutes les nations semblent décidées 4 accepter Ie métre 
comme étalon des mesures. Mais qu’est-ce que le métre? Les savants 
ne sont pas d’accord sur sa définition. Si nous écartons Ja définition 
prétendue naturelle de cetle unilé, nous restons en présence de 
deux définitions toutes deux légales, de sa longueur : le métre est la 
longueur 4 0 degré de la barre de platine déposée aux archives; ou 
bien : le métre est égal a 443 lignes 296 de la loise du Pérou, prisea 
une température déterminée. Or, comme le disait trés-bienM. Wolf 
dans un {ravail publié il y a quelques années sur la figure de la 
terre’, si les premiéres opérations pour l’élablissement du métre, 
conduites par Borda lui-méme, sont toutes marquées d'un caraclére 
de précision uniforme et parfaitement connu, il n’en est pas mal- 
heureusement de méme de celles qui ont é{é failes pour conclure 
le métre définitif, soit de la régle ne 1 de Borda, soit de la toise du 
Pérou. ll n’est donc pas certain que les deux définitions donnent ri- 
goureusement le méme metre; la différence, quoique trés-faible, 
n’étant pas indifférente au point de vue géodésique. 

Pour les savants frangais, en général, le métre c'est la longueur 
de la barre de platine des archives. Mais qu’est-ce que cette longueur 
elle-méme ? N’a-t-elle pas varié depuis le jour ot le métre a été dé- 
posé aux archives? La constitution du métal n’a-t-elle pas changé? Les 
comparaisons faites jusqu’ici avec ce mélre, au moyen de buloirs 
hémisphériques touchant la régle en un seul point, n’ont-elles point 
usé en ces points le métal? On est donc en droit de dire que le mé- 
tre légal a été alléré d’une quantile, il est vrai trés-petite, mais qui, 
en s'accumulant, deviendrait sensible si l’on se servait de ce métre 
pour établir les régles géodésiques. 

La commission internationale de Berlin proposait, au contraire, la 
seconde définition légale : le métre est égal 4 445 lignes 296 de la 
toise du Pérou. En adoptant cette définition, on aurait d’abord 
Yavantage de ne point changer les expressions numériques de tou- 
tes les bases déja déterminées, et, par conséquent, des cétés de tous 
les triangles des chaines géodésiques. En second lieu, on suivrait, 
en agissant ainsi, une marche bien plus logique, puisqu’on passerait 
du grand au pelit. Ces considérations, développées avec talent par 
quelques savants frangais, particuliérement par M. Y. Villarceau, ne 
furent pas adoplées, et la conférence géodésique internationale parait 
s’étre ralliée & la premiére définition. Le travail commun qu'on en- 


* Revue des Cours scientifiques, Vil* année, u° 15. 








ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE. 4093 


treprend aujourd’hui est la construction d’un métre a traits identi- 
que au métre 4 bouts conservé aux archives. 

Une premiére réunion des délégués des Etats de l'Europe cut lieu 
a Paris, le 8 aodt 1870. Sur vingt-cing Etats étrangers qui avaient 
accepté Dinvitation de la France, vingt étaient représentés ; ce sont : 
lAutriche, la Hongrie, te Chili, la Colombie, l'Espagne, les Etats 
Romains, les Etats-Unis de l’Amérique du Nord, la République de 
I’Equateur, la Grande-Bretagne, la Gréce, I’Italie, le Nicaragua, le 
Pérou, le Portugal, la Russie, San Salvador, la Norwége, la Suéde, la 
Suisse, la Turquie. Les représentants de la Baviére, de la Confédéra- 
tion de )’Allemagne du Nord et du Wurtemberg manquaient 4 la 
réunion. Une commission, présidée par M. Mathieu, fut chargée de 
préparer le travail préliminaire. Malheureusement notre guerre avec 
PAllemagne ne permit pas de poursuivre ces travaux. La commis- 
sion se sépara le samedi 13 aout, en ajournant l'étude de cette im- 
portante question 4 une époque assez calme pour permetire a tous 
les pays intéressés de se faire représenter. 

Cetle nouvelle réunion se tient 4 Paris, 4 l"heure of nous écrivons, 
et nous avons tout licu d’espérer que de ce congrés scientifique, réu- 
nissant des hommes éminents liés par un commun amour de la 
science et de la civilisation , sortira enfin celte ceuvre considérable 
qui suffirail 4 illustrer notre siécle : l’établissement d’une mesure 
commune 4 tous les peuples. 

Auoert Lévy. 





LA JEUNESSE DE LORD BYRON 


PAR L’AUTEUR DE ROBERT EMMET ‘ 


It n’y a rien de nouveau sous le soleil, voici bien longtemps qu’on 
’a dit; mais l'on a moins souvent répété, ce qui n’est peut-étre pas 
moins vrai, qu’il n’y a rien de vieux non plus, rien de tellement 
usé qu’un talent supérieur ne puisse investir de tout I’attrait de la 


nouveauté. Beaucoup d’entre nous ont assisté 4 des débats parlemen- 


taires approfondis et prolongés: au moment out l’attention de l'au- 
ditoire et le sujet lui-méme semblaient également épuisés, qu'un 
grand athléte de la parole se présente : dés ses premiers mots, un 
vif intérét se manifeste, les derniéres traces de la lassilude générale 
disparaissent et le théme le plus rebattu se pare de tous les attraits 
de l’inconnu. [] en est de méme dans le domaine de la littérature. 
Ou trouver un nom sur lequel léloge, la critique, l’investigation 
historique semblent avoir dit leur dernier mot plus finalement que 
sur lord Byron? Et pourtant, nous venons de terminer la !ecture d’un 
pelit volume ou la figure du grand poéte parait sortir des flots de 
eau de Jouvence, comme la déesse antique du sein de l’Océan, res- 
plendissante de I’éclat d’une jeunesse incomparable. Sous le charme 
de cette narration, ce que l’auteur nous apprend nous saisit, ce que 
nous savions déja se présente comme un radieux et lointain souvenir. 
Rien ne saurait captiver 4 la fois et dominer plus complétement le 
lecteur. Ce n’est point une biographie complete de lord Byron, du 
moins quant 4 présent; scrupuleusement fidéle 4 son modesle titre, 
le livre ne parle que de la jeunesse du poéte; nous ne yoyons quele 
matin plein de fraicheur et d’harmonie de cette brillante journée 
qui versera tant de splendeurs dévorantes et qui sera si souvent dé- 


‘ Michel Lévy, Paris, 1872. 











LA JEUNESSE DE LORD BYRON. ' 1095 


chirée par la foudre et par l’ouragan. Jusqu’ici nous ne connaissions 
guére, que par quelques réminiscences fugitives, ces belles années 
vers lesquelles l’illustre proscrit volontaire, du sein de son lointain 
exil, jeta si souvent un regard de tendresse désespérée. Notre au- 
teur s’est attaché 4 tout reconnaitre, 4 tout approfondir, & lout coor- 
donner. Il a visité Newstead, il a visité Annesley Hall, il a visité 
Harrow. Il a recueilli tous les détails qu’il était possible d’arracher 
4 l’oubli sur les compagnons chéris de |’enfance de lord Byron, sur 
cette cruelle Mary Chaworth aux pieds de laquelle Childe Harold res- 
sentit les premiéres atteintes de l’amour, les premiéres tortures de 
la jalousie, et c'est ainsi que, fidéle au sage et antique précepte, 
son récit ne cesse jamais de nous attacher et de nous instruire a la 
fois. 

De tous les écrivains célébres, lord Byron est peut-étre celui qui a 
le plus constamment parlé de lui : on l’a méme accusé de ne pou- 
voir produire que lui-méme. Cette faiblesse nous a valu la révélation 
de ce qu'il y avait 4 la fois de profundément original et de profondé- 
ment sympathique dans son génie. Tous les transports, tous les raf- 
finements de son exquise sensibilité trouvent un écho secret au fond 
de l’4me du lecteur; nous avons tous, plus ou moins, souffert 
tout ce qu’il décrit, éprouvé tout ce qu’il a ressenti. Nous ne nous 
lassons point d’étudier ce trop fidéle interpréte : chez lui, rien qui 
nous semble étranger. C'est sans doute la conscience du charme 
qu’exercera sur nous sa personnalilé qui le porte 4 la mettre si con- 
stamment en scéne, soit ouvertement, soit sous la figure de ces héros, 
qui ne sont jamais que des incognilos assez mal gardés de leur au- 
teur. Aussi n’est-ce point seulement une curiosilé ardenle que nous 
éprouvons de tout savoir sur son comple, c'est 14 une veritable né- 
cessité : l’intelligence de ses écrils le réclame. 

La belle parole de M. Guizot : « L’Ame de l’homme est plus grande 
que les biens dela terre » est vraie surtout delord Byron ; on pourrait 
en dire autant, dans un sens moins relevé, de son imagination. Il ne 
s’est pas plus tét précipité dans la vie de l’adolescent émancipé, il n’a 
pas plus tét bu a longs traits de cette coupe: eachantée que la satiété 
et le mécompte s’emparent profondément de lui et lui arrachent ses 
cris les plus plainlifs. Leretour désolé vers le souvenir de sa jeunesse, 
vers ces pures ct premiéres années d’espérance et d’illusion, vers 
les lieux ot elles s’étaient écoulées, se retrouve dans presque tous ses 

poémes, sentiment que nous avons tous connu, mais que Réné lui- 
méme n’a point révélés en termes plus pathétiques. Quelle image, 
dans |a trop célébre scéne du sérail, que cette pale captive endor- 
mie, embléme de la douleur assoupie, dont le sein se gonfle au sou- 
venir d’une rive lointaine, bien-aimée et déplorée ; a travers les pau- 





4056 LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 


piéres fermées les larmes se frayent un passage ; elles reposent toutes 
luisantes sur les longs cils noirs comme la rosée de la nuit sur 
V’ébéne des cyprés. 


A third’s all pallid aspect offer’d more 
The traits of sleeping sorrow and betray'd 
Through the heaved breast the dream of some far shore, 
Beloved and deplored : while slowly stray’d, 
(As Night-dew, on a Cypress glittering, tinges 
The black bough) tear drops through her eyes’ dark fringes. 


Voila ce qu’éprouvait Byron en songeant, sur les cétes desséchées 
de I’Epire, aux montagnes verdoyantes de ]'Ecosse, aux frais ombra- 
ges de Harrow ;' mémoires d’autant plus poignantes chez lui que sa 
destinée, telle qu’il l’avait faite, l’éloignait a jamais de ces sites tou- 
jours chéris : 


ee a Re re ne Dear the School-boy spot, 
We ne’er forget, though there we are forgot. 


Quels étaient au juste ces lieux, ces paysages, ces incidents que 
les soupirs du poéte paraient ainsi d’une auréole impérissable? 
L’auteur de la Jeunesse de lord Byron a compris avec quel intérét, 
avec quelle reconnaissance notre public accueillerait une étude ap- 
profondie, coordonnée des incidents de celte jeunesse si poétique 
et si merveilleusemeut poétisée, et il a accompli sa tache avec au- 
tant de succés que de constance. 

Quand on réfléchit 4 la destinée trop ordinaire des hommes de 
lettres, dont le « Pégase attelé » n’est qu'un embléme trop fidéle; 
quand on pense & Shakespeare tenant les chevaux des spectateurs 
4 la porte du théatre ov il ne peut encore entrer, 4 Moliére expirant 
4 la tache dans son grotesque déguisement, a la misére désespérée 
sous laquelle Cervantes succombe, on est tenté de sourire des mo- 
tifs attribués 4 la révolte persistante de lord Byron contre les con- 
ditions de sa propre existence. — Ce n’est assurément pas 4 lui que 
s adresse la légende du poéte qui a trouvé la terre et tous ses biens 
partagés avant sa venue, et que Dieu dédommage en I’appelant a ses 
cétés. Cependant, malgré l’éclat et les avantages de son origine, il 
naquit sous une funeste étoile. Son grand oncle, dont il devait héri- 
ter le titre et les terres, avait, 4 la suite d’une querelle de jeu, tué son 
cousin, M. Chaworth, dans des circonstances qui ressemblaient 
plus & un assassinat qu’a un duel avouable. Son pére ne se fit re- 
marquer que par des déréglements scandaleux. Aussi, la fougueuse 
Jeunesse du poéte ne devait-elle connaftre d’autre autorité que celle 
d’une mére fantasque et incapable elleeméme de dominer ses pro- 








LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 1007 


pres emportements. Enfant encore, il hérile des titres et des biens 
patrimoniaux; mais le revenu ne suffisait guére 4 l’entretien de la 
terre et aux dépenses obligatoires du jeune patricien. La nature 
avait été prodigue envers lui de ses dons extérieurs; mais il était 
pied-bot et boita toujours sensiblement. Son ardente nature le por- 
laita des attachements prématurés, mais sa premiére épreuve de 
Pamour fut douloureuse. Nous n’avons jamais pu accepter cet échec 
du bouillant écolier de seize ans comme un motif suffisant pour la 
mélancolie et pour l’amertume que trahissent ses écrits; évidem- 
ment le principe était ailleurs, mais le récit de ses premiéres amours 
n’en est pas moins d’un saisissant intérét. Pourquoi, 4 ce seul nom 
de Marie, le coeur de Childe Harold ne devait-il jamais cesser de bat- 
tre? Quel est, dans le Dream, ce jeune homme assis auprés d’une 
beauté distraile, n’ayant des yeux, une pensée, une existence que 
pour elle, tandis que, de son regard détourné, elle cherchait dans la 
plaine les premiers indices de l’amant préféré qui s’approche? Notre 
auteur nous rapporte tout ce que la postérité pourra jamais savoir 
sur ce charmant mystére. Marie Chaworth, la petite fille précisé- 
ment de celui que le prédécesseur de lord Byron avait si tristement 
fait périr, n’accueillait qu'avec une coquetterie rieuse la passion de 
cet « enfant boiteux », lame boy, comme elle l’appelait. Elle avait 
vu M. Musters, jeune gentleman des environs, franchissant 4 cheval 
tous les obstacles du pays a la téte de la chasse, et il avait enlevé a 
Ia course le coeur de la gracieuse Marie. « Quand je vous reverrai, 
vous serez madame Musters », murmura lord Byron en la quit- 
tant pour reprendre ses études. La poignante réponse est digne 
d’une scéne de Shakespeare : I hope so. « Je l’espére bien. » Une 
fois seulement il devait se retrouver auprés d’elle. Il dina chez elle a 
Annesley Hall, et elle lui présenta ses enfants; mais, d’un coup d’eeil, 
il entrevit qu'elle n’était point heureuse. En effet, elle devait se sé- 
parer de son mari pour incompatibilité d’humeur. Plus tard encore, 
quand lauteur de Childe Harold était al’apogée de son renom, Marie 
lui fit exprimer le désir de le revoir ; mais, d’aprés les sages conseils 
de sa scur, madame Leigh, Byron s’y refusa. Bientét aprés, la 
malheureuse perdit peu a peu la raison, et, de son célé, le poéte 
épousa miss Milner. : 

Nous voudrions bien pouvoir extraire ici une de ces pages char- 
mantes dans lesquelles notre auteur nous révéle tous les détails de 
ce pur et triste roman; mais nos limites sont étroites, et sa narra- 
tion est trop bien nouée, trop bien suivie, pour supporter d’impru- 
dentes mutilations. Chacun de nos lecteurs voudra lalire en entier : il 

trouvera tout le ravissement de la promenade au chateau de Toune 
avec mademoiselle Galley et son amie. Mais notre gracieux écrivain 
25 Seprensne 1872 70 


1098 LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 


n’excelle pas seulement a raconter : 11 apprécie avec une passion en- 
trainante, il juge avec un discernement el une fermeté peu ordinaires. 
Nous ne savons pourquoi, en le lisant, Je souvenir de madame de 
Staél revient si souvent 4 la pensée. Les termes de comparaison ne 
lui manquent point, car son instruction est aussi remarquable et 
aussi complexe que le sont ses facultés natives. Nous ne nous éton- 
nons point de trouver chez les habitués de la Sorbonne une pro- 
fonde connaissance des langues mortes, — une familiarilé aussi com- 
pléte avec les langues vivantes, chez des personnes d'une éducation 
plus superficielle ; mais, ici, ces deux précieux avantages sont com- 
binés. L’anglais, l'allemand, litalien, et leurs principaux auteurs, 
sont possédés a fond, au méme degré presque que le frangais. Les 
classiques latins, jusqu’a Lucréce lui-méme, qui n’est point d’une 
lecture trés-facile et trés-altrayante, ont été l’objel d'études appro- 
fondies. Ce n'est pas tout, et il s’en faut. Ombre de Philaminte, il y 
a du grec, el du grec trés ancien! On congoit qu’avec une érudition 
pareille, qui nes étale jamais, mais qui se trahit & chaque page, de 
tels jugements commandent un respect et exercent une autorité ex- 
ceplionnelle. 

Des écrits de cette premiére période de la vie de Byron, deux seule- 
ment ont été publiés : The Hours of Idleness et sa trop fameuse sa- 
tire: English Bards and Scotch Reviewers. Sur la premiére de ces 
effusions une seule opinion est admissible : c’est un lycéen qui com- 
pose encore, c’est un débutant que Je son de sa propre voix accable 
d'épouyante, et qui n’ose point la produire. Mais quand des censures 
excessives l’ont piqué au vif, il trouve dans la généreuse conscience 
de sa valeur réelle des accents ot le timbre véritable de l’organe se 
révéle dans toute sa puissance. Notre auteur n’est jamais plus dans 
Je vrai que lorsqu’il venge la premiére ceuvre sérieuse de lord Byron 
de la critique de M. de Lamartine, tout empreinte de la précipitation 
qui malheureusement présidail 4 tous les derniers écrifs de notre 
célébre poéle. « Une débauche d’esprit sans sel! » Assurément, ce 
n’est point le sel qui manque 4 cette bridlante invective, ni le poivre 
non plus; mais si elle ne se dislingue ni par la prudence ni par le 
bon gout, elle porte 4 chaque ligne !’empreinte du grand maitre de 
la parole humaine qui s’y révéle. Parmi les reproches que lord By- 
ron a souvent encourus et souvent mérilés, aucun n’a pu lui étre 
sérieusement adressé en sa simple qualité d’écrivain. Sisa muse n’a 
pas toujours été trés-chaste, elle a été du moins d’une sobriété irré- 
prochable. Jamais sa diction méme n’a eu la moindre tendance a 
lafiéterié ou & une exaltation ambitieuse. Ge que nous avons long- 
temps appelé l’école romantique n’a aucune revendication & exercer 
sur lui. Si l’originalité de son génie et des élans poétiques irrésisti- 


LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 1099 


bles l’ont entrainé vers des sphéres nouvelles, inexplorées, qui lui 
appartiennent encore, en matiére de langage il évitait et répudiait 
Pinnovation. Sa terre nalale placait @ sa disposition un magnitique 
instrument, dont il connaixsail trop la puissance et la portée pour 
vouloir 4 un degré quelconque les déna'urer. La langue anglaise, si 
bizarre, si anormale aux yeux de ceux qui lui sont encore étranvers, 
est, pour le poéte surtout, un organe d’une fécondilé comme d'une 
beauté prodigicuses. Ce n'est point une langue, ce sont trois langues 
— le saxon, le francais, le latin — s’unissant en se confondant si 
peu qu‘aujourd’ hui encore elles semblent conserver quelque chose 
de leur caractére et de leurs altributs distinctifs. Vers l’époque 
méme de leur confluent, elles ont servi d'interpréte a trois esprits 
d’une grandeur exceplionnelle, Shakespeare, lord Bacon et Milton, 
et elle a familiarisé des races nombreuses avec toute la mavie de la 
poésie et de l’éloyjuence hébraiques. Od d'autres langages ne présen- 
tent, pour ainsi dire, que la couleur franche, elle offre mille nuan- 
ces atlénnées ou chatoyantes pour rendre les mille ratfinements, les 
mille subtilités de la pensée ou du sentiment. Lord Byron n’‘a point 
imaginé de modifier ou de transformer un pareil instrument : il n’a 
songé qu’a se servir avec une puissance et une précision ex{rémes 
des trésors incommensurables d' harmonie ainsi placés sous sa main. 
Sila emprunté a Spencer son rhythme enchanteur, c’est toujours 
Pope, plus encore que Shakespeare, qui, en fail de style, est resté 
son modéle comme son premier maitre. L’auteur de la Jeunesse de 
lord Byron se montre fort exclusif a l'endroit des poétes anglais : il 
n’en reconnait qu'un seul, Dryden, entre Milton et Byron; tous les 
autres ne sont pour lui que des émanatio:s de Buileau ou de Vuiture. 
Si c’est bien a ces deux estimables écrivains que nous devons, en ef- 
fet, ! Essai sur VThomme, le Village abandonné, les odes de Gray et les 
Nuits de Young, ils ont acquis la, nous mhésitons pas a le dire, des 
titres 4 la reconnaissance de la postérilé supéricurs a tout ce que 
pourrait leur assurer |’édition compléte de leurs ceuvres plus accré- 
ditées. lord Byron ne traitait point ainsi l’école classijue de ses 
devanciers ; il portait méme un respect presque superstiticux aux 
principes du grand art qu’ila tant illustré, tels qu’ils ont été sanc- 
tionnés par le jugement délibéré des générations. Dans une de 
ses lettres, il compare « la poésie du dix-huitiéme siécle au Parthé- 
non, et celle du dix-neuviéme 4 une mosquée turque : s'il a contri- 
bué, avec ses contemporains, 4 élever leur harbare et grotesque 
édifice, du moins ne s'est-il jamais associé 4 eux pour porter atleinte 
aux restes d'une archilecture plus gracieuse et d'un meilleur gout. » 
Cette déférence pour la sage tradition est remarquable chez un es- 
prit aussi indocile, et qui malheureusement a peu respecté des cho- 








4100 LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 


ses plus respectables encore que les formes du langage. Elle se ma- 
nifeste partout dans la satire dont nous venons de parler, qui est 
peut-étre, avec le Corsaire, le plus « classique » des écrits de lord 
Byron, et la postérité lui saura gré du dévouement que, si jeune en- 
core, il portait 4 la langue de tant d’illustres modeéles. 

La postérité! Quel sera son jugement final sur le poéte qui a telle- 
ment électrisé notre génération? Le portera-t-elle définitivement au 
premier rang, ou aura-t-il été surtout l’idole d'un culte éphémére? 
Une vague inquiétude sur ce point — nous n’irons pas jusqu’a dire un 
triste pressentiment — obsédait le grand écrivain lui-méme, et il le 
manifeste déja vers la fin de sa satire dans des termes dont la beauté 
a été rarement surpassée, méme par ses autres écrits. Nous n’es- 
sayerons pas de traduire, mais voici le sens et le texte : « A quoi 
sert l’ardente espérance du poéte de conquérir les siécles et de se 
mesurer avec le temps? Des éres nouvelles étendent leurs ailes, de 
nouvelles nations surgissent et des vainqueurs nouveaux remplis- 
sent les cieux applaudissants. Quelques courtes générations passent, 
et leurs fils ont oublié le poéte et seschants. Aujourd’hui méme, que 
de chantres jadis aimés obtiennent 4 peine quelque allusion fugitive 
4 un nom douteux! Quand la puissante trompetle dela renommée a 
fait retentir sa note la plus éclatante, quelque prolongé que soit le 
son, le dernier écho s’assoupit 4 la fin, et la gloire, semblable au 
phénix, exhale ses parfums, s embrase, et expire dans ses propres 
flammes. » 


Yet what avails the sanguine poet’s hope 

To conquer ages, and with time to cope? 

New eras spread their wings, new nations rise 

And other victors fill the applauding skies. 

A few brief generations fleet along, 

Whose sons forget the poet and his song : 

E’en now, what once loved minstrels scarce may claim 
The transient mention of a dubious name! 

When Fame’s loud trump hath blown it’s noblest blast , 
Though Jong the sound, the echo sleeps at last, 

And Glory, like the Phenix mid’st her fires, 

Exhales her odours blazes and expires. 


Sans douler un instant de l’éternel renom de lord Byron, nous 
concevons cette inquiétude que lui inspire la voix secréte de sa con- 
science. S'est-il suffisamment adressé a celle de la postérité? La de- 
vise des Hours of Idleness : Virginibus puerisque canto, n’a-t-elle 
point été trop souvent celle de ses écrils ultérieurs? Passant d’une 
précocité vraiment merveilleuse a une sénilité cruellement anticipée, 
n’a-t-il point assez connu la maturité d’esprit pour en tenir chez les 





LA JEUNESSE DE LORD BYRON, 1104 


aulres un compte suffisant? Doit-il rester surtout le poéte de la jeu- 
nesse, admiré plutét qu’adopté par le godt plus rassis, mais plus pé- 
remptoire aussi, de l'aége de la réflexion. N’oublions pas combien la 
conct::. :nce est rude et quels compétiteurs tant de siécles accumu- 
lés nous présentent pour le premier rang. Nous sommes loin de vou- 
loir restreindre les prérogatives du génie; mais quand on nous de- 
mande pour lui des immunités excessives, la parole d’une reine, 
jeune alors, galante, dit-on, nous revient parfois a esprit. On sol- 
licitait une position auprés d’elle pour un général qui avait blanchi 
4 son service: « Fort bien, répliqua-t-elle, mais je préfére ceux qui 
y sont restés bruns. » Lorsque nous réfléchissons ace que deviennent 
et ace que produisent les passions humaines déchainées, et 4 l’in- 
fluence qu’exercent sur elles la littérature et la parole; quand nous 
voyons nos rues inondées de sang et nos palais réduits en cendres, 
nous sera-t-il défendu de préférer, 4 notre tour, les écrivains qui 
ont su nous charmer sans essayer de nous pervertir? N’accusons 
pas la postérité, si elle s'agenouille de préférence devant les maitres 
immortels qui ne se sont pas fail un jeu d’attiser ces flammes dévo- 
rantes, mais qui se sont efforcés de les régler et de les contenir dans 
leurs limites salutaires et providentielles. Qui doutera de l’immorta- 
lité commune de Moliére et de Beaumarchais, mais qui osera jamais 
les placer sur le méme rang ? 

Nous avons tenu a constater le vif intérét et, pour exprimer toute 
notre pensée, l'admiration réelle avec laquelle nous avons parcouru 
le trop court volume dont nous venons de parler. Nous sera-t-il per- 
mis, ne fit-ce que comme gage de notre sincérité entiére, d’accu- 
ser les deux ou trois points de dissentiment qu’a soulevés chez nous 
cette lecture attrayante? L’auteur est du nombre de ceux dont les 
opinions, quand elles cessent de séduire ou de persuader, ne provo- 
quent que des résistances aussi raisonnées que le sont ses propres 
jugements. Avec un érudit de cette trempe, la dissertation ne devrait 
se produire qu’en latin; mais ce ne serait pas le cas de dire, en ce 
qui nous concerne : « Ciceronem Allobroga dizit. » Nous risquerions 
fort de n’étre point compris par ceux de nos lecteurs qui ont oublié 
leurs éludes classiques, et moins encore, nous le craignons bien, 
par ceux qui n’ont cessé de les cultiver..Parlons donc en frangais 
comme lui — nous voudrions bien pouvoir dire aussi bien que 
lui. Selon notre auteur, Don Juan est un « poéme admirable » — 
ici, nous cilons textuellement. Ailleurs, il implique, s'il ne I’af- 
firme point, que lord Byron et Shakespeare sont destinés 4 tenir le 
méme rang devant le suffrage de la postérilé. Voila les deux pomts 
sur lesquels nous sommes invinciblement entrainés a engager te 
combat. 


4102 LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 


Don Juan est un poéme admirable! Nous avons cru d’abord 4 une 
de ces erreurs lypographiques que les plus grands soins ne réussissent 
pas toujoursa découvrir, telle que celle, par exemple, qui convertis- 
sail naguére en singe le songe de la poétique Eugénie. Iln’en —t rien 
pourtant. Le mot n'est pas abominable, mais admirable, et le senti- 
ment qui l inspire est reproduit plus d'une fois avec ce que nous se- 
rions tentés de prendre pour une sorte d'exaltation féminine, si la 
male fermeté des principaux jugements et la virile érudition qui se 
manile-le a chaque page permettaient quelque doute sur le sexe réel 
de l’écrivain. Don Juan un poéme admirable! Cette production 
étrange contient incontestablement plus d’un passage d'une exquise 
beaulé; mais si le plus judicieux des critiques a dit que quelques ta- 
ches ne sausaient ternir I'éclat d'un bel ouvrage, il n’est pas moins 
vrai que quelques épisodes ravissants ne sauraient élever au pre- 
mier rang une ceuvre trés-longue, et qui se dislingue plus souvent 
encore par l’absence de toul mérite liltéraire que par les défauts im- 
pardonnables de sa conceplion et de sa tendance. Nous croyons fer- 
mement étre moins sévéres, en répudiant pour la réputation pos- 
thume de lord Byron celle funeste aberration de son génie, qu’en y 
associant spécialement son nom, comme le fait plus d’une fois notre 
auteur. Non point pour excuser Don Juan, mais méme pour en con- 
cevoir la publication, il est équitable de rappeler les circonstances 
spéciales dans lesquelles a été lancé ce déplorable défi 4 toutes les 
bienséances comme aux inexorables conditions d'un succés litté 
raire permanent. Eloigné pour toujours de sa patrie, de sa famille, 
de la plupart de ses amis, de toutes les nolabilités anglaises que, 
sans aucune provocation, ou sous les plus frivoles prétextes, il avait 
accablés d’indignes affronts, l'infortuné ressentait les cruelles attem- 
tes d'une décadence aussi prématurée chez lui que l’avait été son ta- 
lent. Chacun se rappelle en quels termes touchants il s’exprime & 
cet égard vers la fin du quatriéme chant de Childe Harold, qui coin- 
cide & peu prés, comme date, avec la premiére apparition de Don 
Juan. Ses forces Pabandonnent, ses visions palissent, et la flamme 
céleste de son génie s'assoupit et s éteint. 


Ge Se ee . - lam not now 
That which I have been and my visions flit 
Less palpably before me and the glow 
Which in my spirit dwelt is fluttering faint and low..: 


Cependant sa vogue étail 4 son comble, et l'état de ses affaires ne 
lui permettait pas d'étre insensible aux séductions de ses éditeurs. 
Comment douter du mérite d’un ouvrege, quand le public ne cessait 
d’applaudir, quand, pour les cinq premiers chants seulement, 








LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 1105 


M. Murray lui envoyait avec empressement prés de 80,000 francs? 
Lord Byron se croyait alors tout permis. Il se trompait : tout n’est 
permis & personne, a lui moins qu’a un autre. Nous supprimons ici 
toutes les considérations'de pure moralilé, de pure convenance; 
nous ne rappellerons méme pas tout ce qu’avait de ficheux le titre 
seul, soit qu’il trompat, soit qu’il justifidt l’attente de telle cat‘ gorie 
de lecteurs et de lecirices. A ne voir que le seul mérite lilléraire, 
nous n’hésitons point a le dire, le poéme de Don Juan, dans son en- 
semble, est une ceuvre d'une médiocrilé extréme. Malheureusement 
pour le grand poéte, il avait fait, dans le gracieux petit écrit dé 
Beppo, un essai fort applaudi et, nous en convenons volontiers, fort 
justement applaudi, du style qu’il adopta ensuite dans son plus long 
ouvrage. Cette nouveauté fit naturellement fureur, comme tout ce 
qui provenait de lui. Bien entendu, ni les Bélise ni les Armande ne 
faisaient défaut, et nous croyons que cette fois Henriette elle-méme se 
serait laissée embrasser pour l'amour du grec — ainsi interprété. 
Cette maniére consistait 4 reproduire, en apparence du moins, cur- 
renie calamo — car souvent le négligé ne laisse pas d’étre assez étu- 
dié — les impressions les plas diverses, les effets les plus contradic- 
toires. Des cris de l’'dme pénétrants, de sardoniques ricanements sur 
les douleurs mémes qui les arrachaient, de sanglants sarcasimes 
lancés contre tous ses rivaux, contre tous ceux qu’il prenail, comme 
on le dit, 4 tic — et ces derniers étaient nombreux — des attayues 
éhontées contre ce que homme respecte, ou devrait respecter, 
le grave, le pathétique, le grotesque, tout se trouve mélé, confondu. 
Passe pour le premier jet dans Beppo; mais, dés le commencement 
de Don Juan — et que sera-ce plus tard! — l’effort commence 4 se 
trahir dans ce fouillis d’un naturel laborieusement app: été. La fa- 
neste « cheville » qui jamais n’apparaissait dans les merveilleux 
produits de sa verve premiére, a maintenant ses grandes enirées; 
mais le poéte haletant a recours, pour la déguiser, 4 un procédé 
dont il a tous les honneurs. Nous avons vu sur nos petits théalres 
plus d'un acteur dont le succés consiste 4 parodier tel artiste émi- 
nent : arrivé au grand eftet, s’il danse, il se tire, par un grotesque 
entrechat, de lu contrefagon du pas 4 Ja mode; — s’il chante, une 
grimace hideuse, un affreux croassement, remplaceront la célcbre 
note de poitrine. Le public rit et s’amuse franchement, mais s’amu- 
sera-t-il longlemps a ce prix’? De mémé — et nous n’exagérons nul- 
‘ement — dans le style dont nous parlons, une périphrase bizarre, 
tbsurde souvent, aménera la rime désirée, el plus elle sera, en ter- 
nes du miétier, « tirée par les cheveux, » plus elle paraitra pi- 
juante, plus Armande tombera en pamoison. 
Ah! s'il vous plait, encore une fois « quoiqu’on die. » 





4104 LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 


Mais, pour abuser ainsi trop longtemps du bon sens et de la patience 
du public, il faut une vogue inouie, une vogue @ toute épreuve. Il 
faut méme que la personnalité de l’auteur provoque une vive cu- 
riosité, que chaque incident du moment auquel il fait allusion con- 
serve quelque intérét, ou demeure au moins dans la mémoire. Pour 
le grand poéte, le jour de |’adoration personnelle, de l’admiration 
extalique comme de la censure extravagante, est passé. Le suffrage 
de la postérité commence, et nous défions un lecteur quelconque, 
exempt de toute prévention, de lire aujourd hui le fatras qui fait les 
principaux frais de quatre-vingts stances sur cent de Don Juan, sans 
le plus funeste de tous les sentiments, l’ennui. Notre auteur cite 
parfois, et avec beaucoup de gout, Alfieri. Il n’aura sans doute pas 
oublié la simple, mais flétrissante censure, que ce fier esprit adres- 
sait aux écrits de quelques-uns de ses prédécesseurs : « Mi cadevano 
delle mani per la languidezza, trivialita et prolissité dei modi e del 
verso. » Mi cadevano delle mani! llélas! que de fois Don Juan tom- 
bera des mains du lecteur futur, fatigué encore plus qu’attristé par 
cetle longue série de pages mornes, décolorées, ou se trahissent 4 la 
fois ’impuissant effort et le funeste stimulant a l'aide desquels I’a- 
potre de tous les sentiments déréglés de notre nature s’épuisait, 
contre le cri secret de sa conscience, 4 poursuivre son ceuvre né- 
faste. Que notre imprudent admirateur ouvre au hasard un volume 
de Shakespeare, qu’il relise une de ces pages immortelles qu’il cun- 
naft si bien, qu'il réfléchisse un instant, et nous n’en demandons 
pas davantage! Evidemment, il fera la part des erreurs d'une typo- 
graphie primitive, obscurcics encore le plus souvent par le conflit 
des commentateurs, car, chacun le sait, ce merveilleux écrivain 
était si peu homme de lettres, que jamais il n'a surveillé une 
impression authentique de ses ceuvres, mais le fond majestueux sub- 
siste. Pour produire des chefs-d'ceuvre, il faut commencer par pro- 
duire des ceuvres, et Don Juan n'est point méme une ceuvre. Dans 
la littérature, comme dans la peinture, comme dans tous les arts, il 
y a ceque l'on appelle la composition, et nous refusons obstinément 
a l'ode ses priviléges et ses immunités a cet égard, dés qu'elle dé- 
passe plusieurs chants de plus d’une centaine de stances chacun. De 
bonne foi, si Raphaél s’était borné 4 faire des crayons, des caricatu- 
res, des croquis plus ou moins équivoques; si tout au plus il nous 
avait livré ce séduisant portrait de lui-méme qui n’est point la moins 
altrayante de ses peintures, il aurait excité, nous n’en doutons pas, 
jusqu’a la fin des siécles, l’admiration des connaisseurs. Tiendrait-il 
pour cela le rang supréme assigné, par le consentement unanime, 
au créateur de la Transfiguration et du Spasimo ? 

Nous arrivons ainsi au paralléle entre Shakespeare et lord Byron. 


LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 4105 


Nous le reconnaissons pleinement, in limine, bien que Byron ait fait 
des tragédies, et Shakespeare des odes fort appréciées, les unes 
comme les autres — Shakespeare est essentiellement un poéte dra- 
matique, Byron un poéte lyrique. Nous ne chercherons point a éta- 
blir combien les poémes lyriques de Shakespeare sont supérieurs 
aux ceuvres dramatiques de lord Byron; nous laisserons chacun dans 
la sphére qui lui est évidemment la plus propre, et nous nous occu- 
perons seulement du point de contact qui rend possible jusqu’a un 
certain point la comparaison dont la pensée primitive ne vient pas 
de nous. Shakespeare est le peintre du cceur humain, de toutes les 
passions généreuses, formidables, criminelles, qui l’exaltent, le tor- 
turent ou le déchirent; lord Byron est le peintre de son propre 
cceur, avec tout ce qu’il contenait de grandeur comme de miséres 
exceptionnelles et déréglées. Voila leur principale affinité. La lyre de 
Shakespeare a toutes les cordes; elle rend avec une puissance, une 
justesse, une harmonie incomparables, tous les accents, tous les ac- 
cords connus, et qui décrira ce qu'elle devient entre ses mains! La 
lyre de lord Byron n’a que deux cordes, la haine d’un sexe et l’a- 
mour de l'autre. Détester son prochain et faire Ja cour asa femme, 
telle serait la devise de l’école dont il est le chef : Hate your neigh- 
bour and love your neighbour's wife, dit lord Macaulay dans un lan- 
gage dont aucun idiome latin ne saurait rendre la piquante épi- 
gramme. Nous ne nous arréterons point 4 examiner si ce ne serait 
pas plutdt la passion que l'amour, dont lord Byron s’inspire dans ses 
élans les plus admirés; c’est 4 dépeindre les mille nuances du trans- 
port amoureux qu’il excelle incontestablement. Voyons si, méme 
dans ce que nous nous permettrons d’appeler cette spécialité, il 
saurait étre placé sur le pinacle ot l’acclamation du genre humain 
a élevé Shakespeare. 

L’amour n’est point un réve des poétes, une faiblesse individuelle 
dont chacun de nous serait plus ou moins atteint, et dont il dépen- 
drait de lui de s’affranchir. C’est la grande loi, la grande condition 
de l’existence collective, non-seulement de notre espéce mais de la 
nature animée tout entiére. Ainsi ont apprécié tous les esprits émi- 
nents qui ont étudié les décrets de la Providence; ainsi ont compris 
et dépeint tous ceux qui ont le plus profondément analysé notre 
cceur ou en ont été les organes les plus accrédités. Afin que cette lot 
immuable ne cesse jamais de s'accomplir, chaque sexe est, durant la 
jeunesse commune, paré par les mains de la nature de charmes qui 
constituent aux yeux de l’autre un attrait ou un supplice incessant. 
A laspect seul de ce don précieux et redoutable de la beauté, l’4me 
s’exalle, éclate en transports qu'elle ne mattrisera qu’avec peine, ou 
ressent des angoisses qui n'ont rien d’imaginaire. La jeune victime 








1106 LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 


des contes orienfaux qui est « transpercée par la fiéche d’un re- 
gard » n’est point une pure abstraciion. C’est un véritable blessé : 
nous le voyons, nous le coudoyons tous les jours. Une paleur mor- 
telle, 4 l'approche de l'objet adoré, trahit le secret qu'il voudrait 
dérober 4 tous les yeux. Un seul sourire fait éclater sur sa physiono- 
mie des joies ineffables; un seul regard refusé ou détourné le préci- 
pile visiblement dans un abime de désespoir. Assurément, ni les 
effets comiques, ni les commentaires plaisants ne font défaut, et les 
railleurs auront beau jeu jusqu’a la fin des siécles. Cependant les 
observateurs plus sériceux et plus exacts verront la une passion ter- 
rible, souvent invincible, capable d’engendrer les plus funestes éga- 
rements, les sacrifices les plus admirables, les plus épouvantables 
forfails, et chaque matin notre journal nous rend compte d’une tra- 
gédie de la vie réelleS plus émouvante que tout ce que l’imagination 
des auteurs a produit ou paré pour le théatre. Les grands _peintres 
du coeur humain, nous le répétons, sont ceux mémes qui ont le plus 
apprécié le caractére dévorant de cette passion maitresse. « Tu es 
belle, mon amante, comme Jérusalem, ravissante comme Thyrza, 
formidable comme une armée qui s’avance pour le combat avec ses 
banniéres déployées. Détourne de moi tes regards , car ils m‘anéan- 
tissent. » Voila le cri véritable d’un coeur de vingt ans. Voila ?amour. 
Il s’agit bien alors de conquérir, il s’agit de survivre. C’est ainsi que 
l’a compris Virgile : 


Nunc scio quid sit amor. Duris in cautibus illum 
Ismarus aut Rhodope aut extremi Garamantes, 
Nec nostri generis puerum nec sanguinis, edunt. 


C’est ainsi que le décrit Jord Byron : 


Why did she love him? Curious fool, be still. 
Is human love the growth of human will? 


C'est ainsi que le caractérise Shekespeare avec sa foudroyante 
concision : 


And all Love’s joys will never match his woe. 


Que sont, en effet, toutes les joies de l'amour auprés.des victimes, 
du deuil et de la désolation dont il couvre la face de la terre? 

Mais une divergence profonde, radicale se manifeste dans la fa- 
con dont les deux poétes anglais ont apprécié et mis en scéne cette 
passion dominatrice. Incontestablement, la possession compléte, 
absolue, exclusive de l'objet adoré est la fin instinctive de Pamour; 





LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 4107 


mais se compose-t-il de trois temps seulement: désirer, triompher, 
abandonner? Lord Byron le pense et n’hésite pas 4 le proclamer. 
Dans ses accents les plus pénétrants comme dans ses éclats les plus 
cyniques, la note de désespoir sur l’inconstance et Ja trahison pré- 
destinée de Vhomme 4 l'égard de la femme ne cesse de se faire en- 
tendre : 

a See ee ee Man, to man so oft unjust, 


Is always so to women ; one sole bond 
Awaits them, treachery i is all their trust. 


Voila le principe, point de foi 4 l’égard de la femme, et ses écrits 
comme sa vie entiére n’en sont que |’exposition. Non-seulement il 
croyait la constance impossible, mais dans la passion méme qu'il dé- 
peint avec tant de ferveur, tout ce qui touche au dévouement, a la 
tendresse, nous dirons presque a l’aflection réelle n’apparait point. 
En est-il de méme auprés de Shakespeare? Ici nous sommes con- 
duit forcément a serrer la question de plus prés encore. La femme 
est-elle la victime prédestinée de l'homme ou la compagne chérie de 
sa destinée? L’homme est-il son séducteur ou son protecteur provi- 
dentiel? Tout est la. Nous n’invoquerons nullement les salutaires 
enseignements de la morale, les prescriptions sacrées de la religion : 
nous ne parlons évidemment que de la poésie, des principes les plus 
stirs comme les plus élevés de son inspiration. Nous sommes con- 
vaincu que l’on n’électrise réellement le coeur de |I’homme qu’en 
reproduisant fidélement les sentiments dominants qui l’animent. La 
source vive est toujours la vérilé, et quelque triste que soit la vérité 
sincére sur notre espéce, elle n'est point telle que la représente |’é- 
cole satanique. Sans doute toutes les ldchelés, tous les forfaits sont 
connus et communs. Néanmoins le coeur de homme ne lui a pas 
été donné pour trahir, pas plus que le bras pour assassiner ou le 
pied pour s’enfuir. 

Fidéle toujours 4 son grand précepte, dans lequet tous les autres 
se confondent et se résument : Holding the mirror to nature, présen- 
ter le miroir a Ja nature, Shakespeare n’a jamais cessé de dépeindre 
V’amour, quand il en parle, tel qu’il se manifeste habituellement 
dans le monde, tel que Dieu l’a placé dans notre cceur, quand, le 
lendemain méme de la création, il s’est écrié: « Il n’est pas bon que 
homme soit seul! » L’illustre poéte était sans doute profondément 
imbu des idées chevaleresquesde sun époque qui faisaientde | honneur 
de l'homme et de la vertu de la femme l’objet d'un culle si passionné; 
mais nul n observait avec plus de précision, et, ici autant qu’ailleurs, 
il se révéle comme l’organe le plus véridique ainsi que le plus élo- 
quent de Ja nature humaine. Jetons les yeux, comme lui, sur ce qui 


rd 


1408 LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 


se passe autour de nous. La fausse monnaie de |’amour est fort ré- 
pandue, sans doute, mais c’est encore or pur qui prédomine de 
beaucoup. Au milieu de nombreuses exceptions, au milieu d'in- 
nombrables défaillances, quelle est la régle, quelle est la pratique, 
quel est le spectacle ordinaire? L’homme et la femme, affectueuse- 
ment unis pour la vie, élevant leur famille, qui n’existerait méme 
point sans cette condition, a respecter et a cultiver ces mémes vertus 
tulélaires. La tendresse mutuelle augmente avec les atteintes de 
l’age. La mort méme s’efforce en vain de les séparer : leur dernier 
voeu sera de reposer dans une méme tombe; leur derniére espérance 
sera de se revoir dans un monde meilleur. Qui n’a remarqué avec 
attendrissement, sur nos pierres tumulaires, l’embléme de ces deux 
bras surgissant de l’asile du néant pour se chercher encore ; la fra- 
gile main de la femme, portant loujours son alliance, enlacée dans 
la main plus puissante de |’homme qui semble la recueillir et la 
protéger encore? Il ne s’agit point ici des classes fortunées et soi- 
gneusement élevées. Le jeune soldat économisera scrupuleusement 
son sou par jour pour pouvoir épouser « sa payse », quand, aprés 
- de longues années de séparation, il rentrera dans ses foyers auprés 
d’elle; la pauvre servante de nos ménages accumulera laborieuse- 
ment, dans le méme but, ses modestes gages. Voila le voeu de la 
nature tel que le grand observateur a commencé par le constater et 
fini par le décrire. Et lord Byron lui-méme ne lI'a-t-il pas reconnu 
quand il a proféré sa belle exclamation : Happiness was born a twin. 
« Le bonheur est né jumeau. » On n’accusera probablement ni Ro- 
méo ni Othello de manquer de passion ; mais quelle vertu persistante, 
nous ne craignons pas de le dire, dans ces transports de délire qui 
aboutissent méme au suicide, méme a l’assassinat. Nous étonnerons 
peut-étre ceux de nos lecteurs qui n’ont pas fait du grand tragique 
anglais l’objet d’une étude approfondie, en disant que Shakespeare 
est le plus moral et presque le plus chaste des écrivains. Sans doute 
il parlait, comme Moliére, la langue de son temps, qui bravait tant 
soit peu, dans les mots, l’honnéteté conventionnelle des siécles 
suivants; mais nulle part la pensée d’offrir une séduction quel- 
conque aux instincts désordonnés de notre nature ne se trouve dans 
ses écrils. Le demi-monde, pour parler notre triste langage, qui, 
sous une forme ou sous une autre, fait exclusivement les frais des 
compositions de lord Byron, comme malheureusement il a absorbé 
toute sa noble carriére, nest jamais admis 4 paraitre sur la scéne de 
Shakespeare, ou, s'il le laisse entrevoir un instant, ce n'est point 
pour en exalter les attraits, mais pour en flétrir les turpitudes. Il 
n’y a pas de plus grande erreur que de confondre la rudesse naturelle 
du langage et la dépravation des sentiments. Telle noble fille de nos 





LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 1109 


champs, pour qui tous les raffinements de la parole sont inconnus, 
sera plus vertueuse cent fois que telle marquise qui les posséde tous. 
Le nom de Moliére s'est, pour ainsi dire, précipité sous notre plume. 
Parmi les nombreuses affinités que présentent les deux maitres de 
la scéne moderne, aucune n'est plus frappante que leur amour ar- 
dent, instinctif, pour tout ce qui est droit, régulier, élevé. Dans 
quel monde, grand Dieu! notre inapprochable comique a-t-il été 
condamné 4 consumer sa laborieuse existence, consacrée tout en- 
tiére 4 réformer, 4 divertir, 4 soulager ses semblables, — cette exis- 
tence dont il a dit en termes si touchants, quand le dernier jour fut 
venu : « Tant que ma viea été mélée également de joies et de souf- 
frances, je me suis cru heureux! » Mais ce monde, il se gardera 
bien de le mettre en scéne. Il ne craindra pas de serrer de prés la 
limite et de tourner court, quand il s'agira de démasquer Tar- 
tuffe et de flétrir Angélique. Dans ses créations monumentales, 
tout s'adresse a la conscience non moins qu’au cceur de la posté- 
rité et il en est de méme, 4 un plus haut degré encore, dans les 
écrits de Shakespeare. Examinon de |’ceil le plus austére cette lon- 
gue série de figures enchanteresses auquel le nouveau Prométhée a 
donné une vie plus réelle que les traditions les plus accréditées de 
Vhistoire : Juliette, Desdémone, Catherine, Cordelia, Béatrice, Ro- 
saline, Miranda. Elles ne sont pas plus aimantes que vertueuses : 
elles exigent comme elles donnent la foi tout entiére avec le coeur 
tout entier. Quelquefois elles parlent une langue 4 faire dresser les 
cheveux qui leur resteraient encore, —sur la téte des duégnes moder- 
nes; mais, au fond, ce sont des dragons de vertu! Et c’est bien ainsi 
que l’entendent leurs amants ; heureusement pour eux, ils sont di- 
gnes d’elles, sans quoi ils n’attendraient pas longtemps, suivant les 
circonstances, leur congé, leur soufflet ou leur coup de poignard. La 
grande criminelle, lady Macbeth elle-méme, péche surtout par un 
dévouement excessif pour son mari et ne cesse de lui témoigner la 
farouche tendresse de la lionne. Et n’avons-nous pas oublié, parmi 
bien d’autres, la nonne ravissante du drame de Measure for measure, 
moins connue en France qu’elle ne mérite de l’étre. Pauvre Isabelle! 
Elle sollicite du méchant duc la grace de son frére condamné a périr 
sur l’échafaud. Il l’accorde, mais il y a une condition ! Elle mourra 
mille morts pour son frére, mais elle ne sacrifiera pas ses voeux, son 
honneur. Plutét tous les terribles tourments de I]’époque! Plutot 
périr sous le fouet « dont les sanglantes empreintes seront des pa- 
rures de rubis pour sa chasteté. » Voila les femmes de Shakespeare, 
et voila pourquoi, pour parler une fois seulement la langue de Don 
Juan, puisque Don Juan il y a, elles concéderaient plus en nous per- 
mettant d’effleurer leurs lévres que ne pourrait jamais accorder Pa- 





4410 LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 


risina. Et pourtant, avec quelle facilité enchanteresse elles se ren- 
dent 4 la voix véritable de l'amour ! 

L’auteur de la Jeunesse de lord Byron fait 4 ce propos méme une 
observalion d’une justesse remarquable. En dépeignant ainsi les 
femmes de leur création, peut-étre les deux poétes anglais reprodui- 
saient-ils fidélement ce qu’ils avaient observé ou éprouvé. Chez l’un 
comme chez lautre, le triomphe de l'homme apparait presque tou- 
jours comme assuré et instantané, et il est aisé de concevoir com- 
ment le vrai Childe Harold et le vrai Roméo, parlant « pour de bon » 
la langue de amour, ont dui étre écoutés. Toulefois, en connaissant 
non moins bien que lord Byron la facililé avec laquelle « le coeur de 
cire dela femme,» comme il l’appelle (the waxen heart of woman) re- 
coit de pareilles empreintes, Shakespeare en connaissait mieux Ja 
noblesse et la pureté natives, — Mais, dira-t-on, Juliette ne se défend 
pas beaucoup plus que Haydée! — D’accord; il y a cependaut une 
petite formalité, qui s’appelle le mariage, qui change trés-essentiel- 
lement, non-seulement les conséyucnces, mais aussi le caraclére 
primitif et domimant du sentiment qui nous.occupe, et surtout son 
expression. Nous voici précisément au point que nous nous effor- 
cons de metire en lumiére. Comparons un instant les amours de don 
Juan et l’amour de Roméo. Le parallcle n’est pas trés-facile. Roméo 
existe, et il existera jusqu’a la fin des siécles. C’est le type, un peu 
poétisé sans doute, de la jeunesse virile, avec tous les nobles et ra- 
vissants altributs dont le Créateur l’a paré : le don Juan de lord By- 
ron n’existe point. Passe pour le don Juan de Tirso de Molina et de 
Moliére; il a vécu; il a ses quarante ans; il ne compte plus pour la 
poésie ou pour l’amour véritable; il n’a commencé 4 séduire que 
quand il ne pouvait plus aimer. Aussi lord Byron a-t-il commis un 
anachronisine inexcusable, en chargeant des rides de sa sénilité pré- 
coce le front de son héros de dix-huit ans. Comment a-t-il pu oublier 
ce qu'il était lui-méme dans ses promenades avec Marie Chaworth? 
La timidité est l’ange gardien de l’adolescence : que deviendrions- 
nous, grand Dieu! si jeunesse savait et si vieillesse pouvait? Peut- 
étre quelque don Juan de cet dge se traine-t-il sur nos boulevards; 
mais ne demandons point auprés de quelles vestales il ose seules bri- 
ler son encens : l'amour et la poésie n’ont rien a y voir. Essayons 
pourtant de suivre un instant les pas de cette monstrueuse création. 
Ses soupirs seront fort éloquents, nous en convenons sans peine; la 
poursuite, le triomphe, seront chantés a ravir. Il fera des stances ad- 
mirables sur la beauté endormie, spectacle qui le touchera d’autant 
plus qu'il ne se propose pas de le contempler trop souvent. I] se sur- 
passera sur les langucurs du lendemain, et le voila déja en campagne 
pour des succés nouveaux. Mais il y a deux lendemains. Un grand 


LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 4114 


maitre nous a décrit celui de Marguerite; un autre veut tout conci- 
lier en demandant une nuit sans réveil : 


Una notte é mai fosse l'alba! 


Mais Pétrarque oublie que les amants ne tiénnent pas les cataclysmes 
4 leur disposition: Paube reparailra, la nature se réveillera, et la 
conscience humaine avec elle. Notre auteur, qui connait si bien Vir- 
gile, n’aura point oublié en quels termes le poéte romain réclame le 
premier sourire du jeune enfant pour sa mére : 


Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem : — 
Matri longa decem tulerunt fastidia menses! 


Ces longues souffrances que le nouveau-né récompensera ainsi 
tout instinclivement, le pére n’en tiendra-t-il aucun compte? Heu- 
reusement la nature y a pourvu, et le sentiment de la fui, de Vatta- 
chement tutélaires dans !’amour, y est tellement mélé et confondu, . 
qu'il est trés-périlleux pour la vérité de les séparer. Nous sommes 
convaincu que si les confessions sincéres du grand nombre étaient 
plus généralement écrites, ce qu’a Dieu ne plaise, nous verrions plus 
souvent l'homme protégeant la femme contre sa propre faiblesse 
qu’en protitant contre elle, quand il ne peut pas Ja protéger pour 
toujours. Non, ce n’est point abandon mutuel, mais |’existence 
désormais commune, qui est la fin et le réve de l'amour. « Dés que 
je vous ai vu, je vous ai voué ma vie, » dit la lettre portugaise. Voila 
la pure vérilé et la vérité pure. Voila amour de Roméo, c’est-a-dire 
l'amour de Shakespeare tout entier. Au péril de ses jours, le cheva- 
leresque Montagu se présente 4 la féte de ses ennemis héréditaires. 
fl voit la jeune Capulet. Traduise qui l’osera son ‘premier cri d’ado- 
ration : 

Oh! She doth teach the torches to burn bright: 
Her beauty sits upon the cheek of Night 


Like a rich jewel in an Ethiop’s ear, 
Beauty too rich for use, for earth too dear! 


Il s’approche en tremblant de cette céleste apparition. Proposez-lui a 
l’égard de l’idole le rdle de don Juan, ct il vous répondra par un 
coup d’épée. Et la ravissante Juliette! On entend sa voix frémir et 
trembler : elle craint d’attirer celui qui s’empare déja de son coeur, 
et elle craint plus encore de l’éloigner. Ce n’est point ici une de ces 
nébuleuses créations de lord Byron qui apparaissent, comme les figu- 
rantes de nus ballets, pour étaler tous leurs charmes, miais dont, 
heureusement peut-étre, nous n’entendrons jamais la voix. Avec 
quelques paroles, mais quelles paroles! Shakespeare met en scéne 


4112 LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 


son personnage, et dés lors l’existence identique, l’existence immor- 
telle, est assurée. Les voeeux s’échangent plus tard dans la scéne du 
balcon. Ne doutant plus ot elle n’ose & peine espérer, Juliette est 
préte 4 quitter les splendeurs de la maison paternelle pour suivre 
son seigneur a travers la terre entiére. Quel souverain est plus re- 
douté, plus obéi, que le roi ou la reine d’un coeur de vingt ans? 


And follow thee, my lord, throughout the world. 


Mais voici déja la grande épreuve. Dans l’empyrée out I’a placé son 
amour, Roméo tient peu de compte des plaisanteries ou des querelles 
de ses jeunes compagnons. Le meurtre de Mercutio et les sanglants 
outrages de Tybalt le condamnent 4 tirer l’épée. Son adversaire suc- 
combe et le jeune époux est exilé. Le drame le plus puissamment 
noué qui se soit produit sur aucune scéne poursuit son cours inexo- 
rable. Juliette est sommée par l’'autorité paternelle, irrésistible alors, 
de donner sa main 4 son cousin Paris. Il n’y a d’alternative que le 
couvent, et le couvent la s¢pare également 4 jamais de Roméo. C'est 
en vain que la duégne exalte les charmes du nouveau soupirant : un 
cri de malédiction partant du fond du cceur, et révélant tout ce qui 
s’y passe, sera la seule réponse. Le saint confesseur apprécie autre- 
ment la conjoncture : une mort, un enterrement simulés, avec toutes 
leurs horreurs, rendront au moins un ajournement nécessaire. La 
malheureuse enfant, paralysée un instant par la terreur, bravera 
tout, endurera tout, pour rester fidéle 4 son amour. 


To die an unstained wife to my true love. 


La nouvelle de son trépas se répand : elle arrive jusqu’é Roméo. 
Don Juan se consolerait quelque peu par le sentiment de la liberté 
recouvrée! Pleurer sa femme, regretter son pot-au-feu, c’est bien 
prosaique, et qui sait si les beautés de Mantoue ne vaudront point 
celles de Vérone? Que dit Roméo? 


Juliet, I will lie with thee to night. 


Il partagera cette nuit méme la funébre couche. Au péril de ses jours 
i] retourne a Vérone. Il brise le mausolée, épuise la fatale fiole, et 
meurt sur les lévres de son amante adorée. 0 désespoir! la beauté 
assoupie se ranime. Elle reconnait, elle serre dans ses bras Roméo, 
mais Roméo sans vie. La fiole est vide, mais le poignard est la : 


Dagger, there is thy sheath ! 


et la lame effilée trouvera sa gaine dans le coeur & jamais dévoué. 











LA JEUNESSE DE LORD BYRON. 1115 


Voila Pamour de vingt ans; voila l'amour de Shakespeare, dont la 
fidéle peinture arrachera des sanglots a la postérité la plus reculée. 
Voila le chef-d’ceuvre devant lequel les écrits de lord Byron ne seront 
jamais que les effusions d’un sublime lycéen. Sil y a l’école sata- 
nique, il y a aussi |’école céleste, et malgré tous les attraits dont le 
génie peut décorer |’immoralité, la vertu reste encore cent fois plus 
belle. 

Nous avons surabondamment signalé nos divergences avec }’au- 
teur de la Jeunesse de lord Byron; mais nous sommes contraints, 
en terminant, de faire 4 son livre un reproche sérieux et qui ne sera 
jamais adressé 4 son poéme de prédilection : celui d’étre infiniment 
trop court. Espérons qu’il ne s’en tiendra point 4 ce trop mince 
volume. L’intérét ne manquera pas plus au sujet que l’auteur ne 
saurait manquer 4 sa tache. Que seraient, et que ne seraient point, 
sous la plume d’un narrateur pareil, le premier pélerinage en Es- 
pagne, en Albanie, en Gréce! Que seraient le retour, et le célébre 
entretien avec M. Dallas! Malgré ses adieux a la littérature, le jeune 
Byron tient beaucoup 4 publier son imitation de l’Art poétique d’Ho- 
race. Son ami est moins confiant, et lui exprime le regret qu’i! n‘ait 
rien rapporté d’original. Le poéte finit par convenir qu’il avait bien 
griffonné, sur les pays qu'il venait de visiter, quelques stances 
dans le gout de Spencer, mais il les avait fait lire par un compa- 
gnon de vovage qui n’avait point été satisfait. — On ne cite pas le 
nom de ce judicieux appréciateur. — M. Dallas insiste, et finit par 
Yemporter : un manuscrit tiré du fond d’une malle lui est timide- 
ment remis entre les mains. La lecture le transporte; mais ou 
trouver un éditeur? L’auteur ne veut ni de M. Cawthorn, ni de 
M. Longman, et M. Miller ne veut pas du manuscrit ! Enfin M. Murray 
se déyoue 4 l’immortalité, et Childe Harold verra le jour. 


Comte pe Jarnac. 


95 Sepremsns 41872. 71 





THERMIDOR 





MARIE-THERESE ET DAME ROSE 


PREMIERE PARTIE 
LES JACOBINS DE LA BANLIEUE* 


I 


UNE PETITE VILLE EN L AN II. 


Le bourg du haut Meudon présentait, a la fin du dix-huitiéme sié- 
cle, une physionomie 4 peu prés semblable a celle qu'il montre au- 
jourd’hui. Tout en haut de la colline, qui descend en pente roide 
jusqu’a la Seine, était assis Je chateau entouré de ses terrasses mo- 
numentales. D’un cété, 4 gauche, en tournant vers le bois, les jar- 
dins glissaient jusqu’au village. De Pautre célé, a droite, s’étendait 
un vaste parc altenant, habilé, jusqu’au 49 février 1791, par Mes- 
dames de France Adélaide et Victoire, filles de Louis XV. 


4 Nous reprenons aujourd'hui la suite des curieuses études de M. Charles d’Héri- 
cault sur Paris et sa banlieue en 1794. Sous la forme dramatique d’un récit od 
Vinvention ose a peine se méler a l’histoire, l’auteur de Thermidor nous montre 
les scénes et Jes héros de bas étage de la Révolution. Tous ces personnages ont 
yécu, et M. d’iléricault n’a eu qu’a nous les rendre tels qu’il a su les retrouver 
dans les procés-verhaux de sections et les rapports de police du temps. Les aven- 
tures du baron de Batz, le célébre chef royaliste quiosa braver au milieu de Paris 
les recherches du Comité de salut public pendant toute la Terreur et dont les pa- 
piers sont dans les mains de notre collaborateur, forment le centre d« cette com- 
position qui n’a de romanesque que l'apparence. (Note de la Rédaction.) 








THERMNIDOR. A445 


La partie supérieure du village était donc entourée d’une ceinture 
de bosquets par lesquels il se reliait a la forét de Meudon, tandis que 
la partie inférieure descendail Jusqu’au Val-Fleury et communiquait 
ainsi au bois de Clamart. Une grande rue, la rue des Princes, tra- 
versait la bourgade ; un sentier se précipitait vers le val; deux ruel- 
les montaicnt jusqu'aux murs du jardin du chateau, jusqu’a la mu- 
raille qui fermait le domaine de Mesdames. 

Meudon, comme tous les villages des environs de Paris, avait été 
fortement travuillé pur les émissaires des Jacobins. Une vingtaine 
de nobles des provinces du Midi et du Nord y avaient été exilés et 
internés conformément au décret du 27 germinal an II, et, depuis 
le 6 floréal, ils y vivaient, selon Ja loi qui leur ordonnait d’y rester 
seuls, sans fréquenter qui que ce fat. C’était la, comme dans foutes 
les bourgades des environs de Paris, une sorte de parc aux aristocra- 
tes, ou lee seclionnaires parisiens venaient de temps en temps choi- 
sir une viclime et injurier le reste du troupeau. Avant cela, le séjour 
et surtout le départ de Mesdames, avaient alliré sur Meudon et Bel- 
levue J’atlention des ciloyennes républicaines des sections du Finis- 
tére, du Panthéon Frangais et de Mutius Scévola. Bon nombre de 
poissardes et de tricoleuses étaient venues piller, s’enivrer et se cou- 
cher dans les lils des tantes de Louis le Raccourci. 

Toutefois, jusqu’assez tard, en l’an II, le bourg était resté assez 
paisible. La plupart des habitants avaient été attachés au service du 
chateau:a des titres divers. Ils formaient une sorte de domesticité 
extérieure de la Maison de France. Mesdames, pieuses, charitables, 
fort bonnes en tout ce qui ne se rapportait pas 4 Marie-Antoinette, 
avaient répandu beaucoup de bienfaits qui avaient trouvé peu d’in- 
grats. Une grande partie des statuettes de la sainte Vierge qu’elles 
avaient fait placer sur le pignon des maisons, avaient traversé sans 
insultes les premiers temps de la Révolution. Les nobles internés, 
vieillards, femmes et enfants pouvaient se rendre chaque matin a la 
municipalilé, pour faire constater leur présence sans étre trop odieu- 
sement traités. Enfin Meudon était resté, comme on disait alors, un 
vrai nid d’aristocrates, c’est-a-dire un village paisible o& les persé- 
cutés et les suspects n’élaient pas dévoués 2 un emprisonnement 
immédiat et 4 une mort prochaine. 

Le comité de surveillance de la bourgade avait plusieurs fois en- 
voyé a la société-mére des Jacobins, ses doléances sur une situation 
aussi intolérable pour une ame patriole. 

Vers le commencement de prairial, an II, c’est-a-dire a la fin de 
mai 1794, l’illustre Pourvoyeur, le mai!re des observateurs de Vesprit 
public — ainsi nommait-on les espions of.iciels de la République — 
était venu s établir dans le pays. C’était l’ami et le bras drvit du ci~ 





1446 THERMIDOR. 


toyen éminemment intégre et vertueux , Maximilien Robespierre. 
Dés lors tout avait marché dans la droile voie de la régénération 
sociale. 

- La garde nationale avait été solidement organisée sous les ordres 
du commandant Pluc. Le maire, Testard, bon républicain, mais 
tidde, entaché d'indulgentisme, et facilement aveuglé par les menées 
de la superstition, avait été coléré. Les statues de la Vierge avaient 
été mutilées; les habitants, dont elles ornaient les maisons, avaient 
été emprisonnés et déclarés suspects. Les vicilles femmes qui avaient 
mis, le dimanche, ou n’avaient pas mis, le décadi, un fichu propre, 
avaient été fouettées publiquement. Les fillettes, qui avaient négligé 
d’orner leurs cornettes de la cocarde nationale, avaient été condam- 
nées a huit jours de prison. Les fétes de la décade avaient été picuse- 
ment suivies. Les assemblées révolutiunnaires étaient devenues po- 
puleuses ; chacun y écoutait avec enthousiasme la lecture des bulle- 
tins des vicloires de la République. Bref, le village, muet comme il 
est séant au recueillement d'une ame patriotique, tremblait devant 
les Jacobins comme il convient 4 des citoyens en présence des augus- 
tes représentants de la liberté. On avait, pour en finir, envoyé dans 
les prisons du district, 4 Versailles, quelques individus suspects de 
négociantisme, de fédéralisme , ou méme encore — tant le village 
était resté fangeux et enseveli dans les marais de la féodalité — ac- 
cusés de fanatisme. 

Le grand Pourvoyeur avait raconté a la société-mére quel éclat 
nouveau illuminait ces populations ; mais il avouait que la besogne 
ent été bien plus vite s'il edt été secondé par agent national du dis- 
trict, Victorien Descluzier, magistrat intégre, ‘sans doute, mais ser- 
pentant dans les voies obliques du dantonisme. Son intégrité le ren- 
dait ainsi d’aulant plus coupable, puisqu’elle servait 4 donner plus 
de force 4 sa scélératesse anticivique. De plus, avec cette hypocrite 
astuce qui distingue la séquelle dantonienne, laquelle croit, a l'image 
de son vil patron, devoir se composer d’hommes d’Etat, ce Desclu- 
zier épouse prochainement une citoyenne dont il a su se faire aimer. 
Et cette ciloyenne, la célébre Rose, bien connue sur tout le terriloire 
de la République sous le nom de Rose de la Liberté, qu'elle a illus- 
trée par ses exploils — c’est toujours, on le devine, Pourvoyeur qui 
parle — jouit d'une grande autorité dans le pays de Meudon. 

Toutefois il ne désespérait pas de faire de toute cette contrée un 
miroir ot Jes plus austéres républicains pourraient venir se mirer 
et admirer la face auguste de la République. Il promettait méme 
qu’il ne tarderait pas 4 venir dénouer, devant les regards purs de 
ses fréres, les fils d'une trame qui se rattachait 4 la grande conspi- 
ration du haron de Batz ou de I’étranger, trame qui meltait en péril 








THERMIDOR, 4447 


‘Texistence méme de la République et du vertueux Maximilien Ro- 
bespierre. 

Ainsi avait-il parlé, 4 la tribune des Jacobins, au commencement 
de thermidor an II. 

Le 7 du méme mois — 25 juillet 1794 — de fort grand matin, cet 
illustre personnage était venu se camper, debout, les jambes écar- 
tées, sur Je seuil de la maison qu’il occupait tout au bas de la rue, 
ci-devant des Princes, grande voie qui traverse tout le bourg et 
monte jusqu a l’entrée de la forét). 

Pourvoyeur l’ainé ou le grand — comme on le nommait pour le 
distinguer de son cousin Justin Pourvoyeur qui remplissait, non 
sans gloire, 4 Paris, les doubles fonctions d’espion et d’orateur pu- 
blic — était un homme d’environ cinquante-cing ans, pelit, trés- 
robuste, au front bas mais large, aux longues oreilles pointues, au 
nez écrasé, a la bouche large, bien meublée de dents blanches, a la 
figure en somme expressive, énergique, repoussante et saisissante. 
Ses prunelles brillaient d’un éclat effronté et dominateur entre des 
paupiéres sans cils, dont la rougeur maladive donnait comme des 
refle(s de sang au blanc de I’ceil. Toute son apparence inspirait, a 
premiére vue, l'idée d'un étre ignoble, implacable et féroce, mais 
non vulgaire. 

Il était, en effet, trés-intelligent, trés-habile, trés-redoutable. Il 
avait été un des agents les plus puissants du Comité de salut public, 
un des plus hardis porteurs d’ordres, un des plus sagaces observa- 
teurs de l’esprit public, et ses rapports, que nous possédons, prouvent 
un esprit d'une grande pénétration. Il était, du reste, fort estimé et 
fort employé par Robespierre, qui se connaissait en hommes , ou, 
plutét, qui jugeait vite le parti qu’on en pouvail tirer. 

Nous avons dit comment, envoyé dans la banlieue parisienne pour 
suivre divers projets qui se rattachaient au plan général de la politi- 
que robespierriste, il avait, en peu de temps, transformé tout le dis- 
trict auquel appartenait Meudon. 

Ce n’est pas, encore une fois, qu’il paydt du mieux. Son costume 
était cent fois plus repoussant encore que sa figure. Il avait adopté 
I’habillement de ces démocrates de la derniére couche , qui recon- 
“naissaient pour chefs Vincent, Varlet, Jacques Roux, et pour lesquels 
les montagnards étaient des aristocrates et des muscadins. 

Les pieds nus dans des sabots sans sculptures, son: pantalon dont 
le bas frangé couvrait 4 peine la cheville; une chemise de grosse 
toile, non fermée au col, el laissant voir sur le haut de la poitrine 
découverte une guillotine gravée en bleu; une casquette de loutre 
pelée, 4 longue visiére; point de cravate ni de gilet, ni de carma- 
gnole! Dés le matin, une paire de longs pistolets étaient passés 


1148 THERMIDOR. 


4 sa ceinture de laine rouge, un sabre de cavalerie pendait sur 
son épaule 4 un bandeau de cuir. C’était la le harnachement que 
Pourvoyeur ne quittail jamais, méme aux fétes des Sans-Culottides. 
Il venait, ainsi habillé, s’installer suf le seuil de sa porte, 4 l'heure 
matinale ou les ouvriers, occupés a la fabrique de munilions instal- 
lée dans le chaleau de Meudon, et qui constituaient le plus solide 
contingent révolutionnaire du pays, a l’heure, disons-nous, ot ces 
ouvriers traversaient la rue pour se rendre 4 leur besogne. C’était 
aussi le temps oti toutes les*ménagéres du bourg se dirigeaient vers 
les boutiques des boulangers, des bouchers pour y faire queue, en 
attendant que leur tour vint de recevoir la demi-livre de pain ou de 
viande qu’elles avaient le droit d’acheter, mais qu’on ne leur donnait 
plus que rarement depuis le commencement de prairial. Les pommes 
de terre tenaient lieu de pain; des haricots, un peu de riz et des 
lentilles faisaient « les plus chers et les plus délicieux repas. » 

Pourvoyeur, qui avait l'instinct de la diplomatie démocratique, sa- 
vail qu'une seule chose n'est pas facilement accessible aux esprits 
vulvaires : la simplicité. I] avait, dés longtemps, remarqué que le 
peuple est aussi frappé par la mise en scéne de la grossiérelé que 
par la démonstration de |’élégance, et que s'il envie. plus cette der- 
niére, l'autre le frappe davantage. Aussi cherchail-il toujours 4 met- 
tre en relief ses haillons volontaires, 4 les montrer entourés de con- 
sidération et d’autorilé. 

Ce dictateur forain avait donc choisi l’heure ot la plus vigoureuse, 
la plus populaire partie de la pooulation du bourg devait passer de- 
vant sa porte pour donner ses ordres et ses audiences, pour proférer 
ses mMenaces, pour recevoir bruyamment les émissaires publics de 
Robespierre et de la sociélé-mére. Puis il interpellait chaque pas- 
sant, celui-ci avec des menaces, celui-la avec des éloges. Il aimait a 
avoir 4 ses cétés les autorités du lieu : Pluc, commandant de la 
garde nationale, vieil et brave soldat que la Terreur avait fait le 14- 
che esclave de ce proconsul champétre; le maire Testard, moins do- 
cile, appartenant, d’ailleurs, 4 une nuance d’opinion plus modérée; 
l’ancien président de la société populaire, actuellement vice-prési- 
dent du comité révolutionnaire; Agricola Trois-Septembre, un her- 
cule imbécile et hurleur, vaniteux et sensible, qui, tout en étant 
bonliomme, était devenu féroce, uniquement pour faire plus de bruit 
que ses voisins; Eleuthérophile Pissot, secrétaire du comité, ancien 
maitre és-arts de Harcourt, et qu'une trés-sincére préoccupation du 
développement de Vinstruction dans le peuple avait poussé vers la 
République dés le début de la Révolution. Il avait suivi le mouve- 
ment, comme tant d’autres, sans paraitre soupconner ou 1! menait ; 
actuellement il le suivait encore, mais sans étre désormais incapable 


THERMIDOR. 4149 


d’y résister, o8 qu'il menat. Il était comme un homme assourdi, 
hébété, idiot, ayant perdu tout sens moral. 

Chaque matin, donc, un groupe, dont le grand Pourvoyeur était 
le cenire, se formait au bas de la ci-devant rue des Princes, 4 cété 
de la ci-devant église. Il se composait, outre les personnages dont 
nous venons de parler, et quelques autres un peu moins importants 
dans la commune, comme les municipaux, les notables, le procureur 
et le secrétaire-greffier, il se composait de tous ceux que la curio- 
sité, la peur ou le patriotisme amenaient. Il augmentait ou dimi- 
nuait selon ’événement du jour; car si, parmi les ouvriers et les 
paysans, Jes uns accouraient a ce forum, guidés par l’intérét, par le 
désir d'étre vus du maitre et de lui faire Ja cour, les autres y ve- 
naient par caprice, en flaneurs, comme a un spectacle, a un club, 
pour y avoir les nouvelles. 

C’est la, en effet , qu’elles se débitaient, li que le président don- 
nait ses ordres pour le travail révolutionnaire du jour, et racontait 
les comméragrs de Paris, de la Convention, de la salle des Jacobins. 
C’était 14 que Pluc commentait le bulletin des armées de la Républi- 
que, landis qu’ Agricola langait,en montrant ses poings formidables, 
des cris de défi, 4 Pitt et Cobourg et & tous les tyrans coalisés. Pen- 
dant ce temps, la servante de quelque vicille dame internée ou quel- 
que vieux ci-devent ayant une letire de passe, passait, au milieu des 
huées. On les saisissait, ef, aprés quelques bourrades, on Jes forcait 
4 écouter Eleuthérophile Pissot, qui, debout sur le seuil de l’église 
changée en club, commentait scientifiquement ]’Almanach républi- 
-eain, en donnant chaque jour l'explication des qualilés et vertus du 
légume, de l’instrument ou de l’animal qui était Je saint patron de 
ce jour-la. Puis, avec de nouvelles huées et de nouveaux coups, on 
renvoyait le ci-devant en Pengageant 4 bénir la magnanimité de la 
République. 


II 


LA DIPLOMATIE DE LA TERREUR. 


Le matin de septidi, armoise, thermidor, le groupe qui se formait 
journellement au bas de la rue des Princes était des plus nombreux. 
L’inquittude qui déja, les jours précédents, agitait Paris, avait 
gagné les faubourgs et Ja banlieue. On y disait que Jes esprits & 
Paris étaient dans une grande fermentation; qu’on osait mur- 
murer tout haut contre la quantité d’exécutions qui se faisaient 
-chaque jour; que le peuple commencait a s’apercevoir qu’on faisait 


4120 1HERMIDOR. 


aussi couler le sang de ceux de sa classe ; que Robespierre, plus 
cruel que jamais, quoique depuis un mois il ne pardat plus au Comité 
de salut public, menagcait de faire périr la moitié de l’Assemblée. 
La curiosité et l’angoisse étaient donc au comble dans tous les villa- 
ges des environs de la capitale; de plus, le quintidi précédent, a la 
réunion bi-hebdomadaire du comité révolutionnaire de Meudon, 
Agricola Trois-Septembre avait annoncé que le citoyen Pourvoyeur 
publierait le surlendemain matin une nouvelle qui terrifierait lEu- 
rope et les tyrans coalisés el rendrait le nom de Meudon immortel 
dans les fastes augustes de l’humanité. Aussi, aux personnes nota- 
bles que nous avons citées, et & la foule plus nombreuse, s’étaient 
joints quelques personnages qui ne hantaient pas habituellement ce 
club matinal. 

— Ah! ah! cria Pourvoyeur avec un ricanement, te voila, citoyen 
maire, sage et riche Testard! C’est un grand honneur que tu fais 4 un 
pauvre Jacobin; car tu daignes rarement assister 4 ces réunions 

-fraternelles qui ont licu devant la chaumiére de Pourvoyeur, et qui 
rappellent les plus majestueux souvenirs de l’antiquité républi- 
caine, en présence du ciel, moins pur que nos ames. 

Testard était, nous l’avous dit, un républicain aussi sincére, aussi 

-avancé que pouvait |’étre Pourvoyeur. Il était autant que lui capable 
de pousser jusqu’a la cruauté la logique des principes révolution- 
naires. Mais il n’était qu’un doctrinaire, et bien qu’en tirant sincé- 
rement les conséquences de la doctrine démocralique, il edt, sans 
re'1.ords et froidement, commis les crimes les plus laches et les plus 
inhumains. Comme il était sans bassesse et sans férocité naturelles, 
il avait é1é facilement arrété par son ami Descluziers sur les premié- 
res pentes du lerrorisme. 

Il était d’ailleurs énergique, et il fallait qu’il fat d’une rare bra- 
youre pour oser, si peu qu'il le fit, tenir téte 4 Pourvoyeur. Il est en 
effet difficile d’imaginer & quel point ces proconsuls épouvantérent 
les Ames, combien ils paraissaient redoutables, combien la Terreur 
avail avili les ceeurs, combien les bourreaux étaient insolents et 
tranquilles dans l’exercice de la plus furieuse tyrannie, combien les 
victimes bassement patientes, tremblantes et sans résistance! L'hé- 
roisme militaire était aussi grand que la lacheté civile, et les plus 
vaillantes dmes arrivaient, non pas & l’indignation, & Ja protestation 
enthousiaste, 4 la lutte, mais 4 ce courage des cours mous, a la ré- 
signation devant l'injustice, devant les plus révoltantes injures, de- 
vant les plus insultants et les plus salissants traitements! Les or- 
gueilleux gentilshommes comme les fiers héros de Ja révolution nais- 
sante avaient tous subi cette influence dégradante de I'égalité 
démocratique, imposant a tous le plus bas de ses niveaux. Ce n’était 


. THERMIDOR. 4121 


pas sans peine que la noble ame de Descluziers avait maintenu le 
sentiment de la dignité humaine dans le cceur, pourtant vigoureux, 
de Testard. 

— Mais, continua Pourvoyeor, il n’est pas étonnant que tu dé- 
daignes ces agapes fraternelles. Tu es riche, et, comme tous les ri- 
ches, lu es alleint de l'esprit d’éyoisme et de négociantisme. Tu as 
trop hanté les avocats, les gens 4 barreau, qui ne valent pas mieux 
que les gens 4 argent. Tu crois qu’il suffit d'avoir été aulrefois un 
bon républicain. Le peuple, qui va toujours droit au bien, dés 
qu’il est éclairé, s’est élevé sur la montagne, et toi, tu ne las pas 
SUIVI. 

— Pourvoyeur, répondit Testard d’un ton dédaigneux, ma vie et 
ma conduile sont dans la lumiére, elles défient tes insinuations et 
les soupcons obscénes que tu cherches 4 jeter dans l’esprit des pa- 
triotes. La république n‘aime pas les intrigants, ni ceux qui cher- 
chenl 4 exercer un commerce inlame de l’égalité et de la Jiberté. Tu 
me reproches de ne pas venir fréquemment a ces réunions 4 la porte 
_ de ta chaumiére. Ta chaumiére, mais cest la plus belle maison du 
bourg! La constitution ordonne-t-elle au maire de venir chaque ma- 
tin faire la cour au président du comité révolutionnaire de l’endroit? 
Est-ce dans la Déclaration des droits de Thomme et du citoyen que 
tu as vu pour les espions retraités le droit d’étre entourés, dés l’aube, 
de clients comme un patricien de l’ancienne Rome, de courlisans 
comme un tyran de l'ancien régime? 

Un silence d’effroi s’étendit dans tout le groupe. Pourvoyeur, exas- 
péré par le ton dédaigneux de son adversaire, et piqué par la vérité 
de l'accusation, sentit le sang qui montait 4 ses yeux. Il serra les 
poings, grinca des dents : 

— Ah! cest ton ami Descluziers qui t’a poussé a tant d’insolence 
contre un brave patriote, resté pauvre, sensible et vertueux, et ho- 
noré de l'amiltié du citoyen, éminemment intégre, Robespierre. Eh 
bien, attends trois jours, et décadi prochain tu me diras.des nouvelles 
de ta téte et de celle de Descluziers... Dans trois jours, te dis-je!... 

Mais Pourvoyeur était réellement un homme de bonne trempe. Il 
s'arréta par un effort violent, domina sa colére, et jetant sur son in- 
terlocuteur un regard presque calme, le regard de l'homme sur de 
triompher bient6t de son adversaire, i} haussa les épaules. 

— Approche ici, fils d’Apollon et des neuf muses, Endymion Pi- 
queprune, ermite de Villebon, conseiller municipal de Meudon, 
cria-t-il & un petil homme gréle, proprement véltu, ef tout trem- 
blant sous l’ceil du terrible Pourvoyeur. Tu es aussi un homme a 
argent, toi. 

— Citoyen président, j’ai toujours dépensé les sommes données 


1422 THERMIDOR. 


par les citoyens, mes voisins, aux contributions patriotiques... J'ai 
offert 4 la patrie en danger un cavalier jacobin, jai... 

— Qui, oui, je sais. Je sais aussi que tu as écrit des vers dans 
Y Almanach des muses sous l’ancien régime. 

— Ciloyen, dit Endymion pdlissant. 

— Et puis, n’habitais-tu pas la section des Filles-Saint-Thomas, & 
Paris, entre le 21 juin et le 10 aout? 

— Citoyen, citoyen,... murmura le petit poéte. 

Mais sa voix étranglée ne laisse plus passer aucun son. 

— Viens ici, dit Pourvoyeur en lui jetant un regard de froid mé- 
pris. Ecoute, dit-il 4 voix basse, quand le propriétaire de Permitage 
de Villebon se fut approché de lui, tandis que chacun de ceux qui 
avoisinaient Pourvoyeur s’élaient éloignés de quelques pas. Je sais 
dans quel numéro de l’Almanach des muses se trouvent les vers que 
tu fis 4 la louange du tyran. Je sais que ton nom est sur la pélition 
des vingt mille; tu sais, de ces vingt mille bourgeois de Paris qui 
protestérent contre l’invasion du peuple, au 24 juin, dans le palais 
de Louis le Raccourci. Ne proteste pas. Je te pardonne a ces conditions: 
tu fourniras demain méme, entre mes mains, une contribulion de 
mille livres en or. 

— Citoyen, comment... 

— Tai-toi! De plus tu vas, sans qu’il s’en doute, t'attacher aux 
pas de Testard. Je sais qu'il doit aller 4 Paris aujourd'hui, rejoindre 
Descluziers aux environs du lieu des réunions de la section Mucius 
Scévola, au ci-devant séminaire du ci-devant Saint-Sulpice. Aprés 
cela, tu te rendras 4 l’auberge du Garde-frangaise, place de la bar- 
riére de |’Observatoire. Tu observeras ce quis’y passe; tu me ren- 
dras comple de la réunion des Fous qui doit yavoir lieu aujourd'hui. 
Tu m’y atlendras, tout en te promenant sur Ja place ob Testard et 
Descluziers se rendront probablement dans !'aprés-midi, pour s'é- 
loigner ensemble dans la direction de Montrouge et de Chatillon. Ne 
réplique pas. Va! 

L‘honnéte et riche petit poéte, qui s’était tant de fois vanté de 
jouir, selon le précepte de son maitre Horace, de l'otium cum digni- 
tate, s'éloigna la téte basse. Il venait d’étre enrégimenté par Ja Ter- 
reur dans immense et laborieuse armée des espions de Robes- 
pierre. 

— Bonjour, Brutus Rendu, cria Pourvoyeur, en faisant de la main 
un petit signe familier et presque aimable 4 un jeune paysan, en bas 
de fil et haut-de-chausses de toile bleus, dont le gilet ouvert, 4 man- 
ches descendant jusqu’aux poignets, dont les souliers lacés et le 
bonnet orné d’une immense cocarde indiquaient un paysan patriote 
de la banlieue parisienne. 








THERMIDOR. 1433 


C’était d’ailleurs un solide gaillard d’environ vingt-cing ans, d'une 
figure réguliére, dans les yeux duquel se peignait un singulier mé- 
lange d’insolente effronterie, de malice et de sottise sournoises; bon 
type de ces paysans que l’ancien régime avait créés pour étre de 
madrés servileurs, et dont la Révolution faisait des tyrans brutaux. 
Crispin était devenu Collot-d Herbois. 

— Quelle merveille de te voir, ban patriote Brutus, continua Pour- 
voyeur, sur le chemin des Moulineanx, quand tu devrais étre 4 une 
demi-lieue d’ici, occupé a étriller les chevaux de la belle et célébre 
dame Rose, dont tu es toujours l’oflicieux, n’est-ce pas? Est-ce pour 
me parler, que tu es descendu si matin au bourg? Aurais-tu quelque 
chose de nouveau 4 m’annoncer? demanda-t-il avec une vivacilé sin- 
guliére. 

— Qui, citoyen président, je suis encore l’officieux de la belle 
citayenne Rose; mais je ne le suis plus que pour un jour. Tu sais 
avec quel zéle j'ai servi la république, la patrie et huimanité dans 
la garde nalionale de Meudon, od je suis sergent. On sail aussi & 
Paris, ot: j’ai de grands amis, et notab'ement le célébre citoyen 
Legendre, boucher, représentant du peuple, qui m’honere de sa 
parenté. Donc, étant bon patriote, je me fais un devoir de croire & 
Pégalité, et j'ai offert ma main a la citoyenne Rose. 

— Eh bien? demanda avec quelque aigreur Pourvoyeur, dont la 
bienveillance pour Brutus avait disparu subitement. Etait-ce la fa- 
tuité du paysan qui le révoltait, ou bien croyail-il oiseux de fvindre 
désormais de bons sentiments pour un homme qui avait été jusqu’ici, 
sans le savoir, son espion auprés de dame Rose, et qui lui devenait 
dorénavant inutile? 

— Eh bien, dame Rose est une grande citoyenne... 

— Hein!... Parle vite, imbécile!... Crois-tu que nous ayons le 
temps?... 

— Alors, répliqua Brutus aigrement, si tu n’as pas le temps 
d’écouter mes réponses, ne m’interroge pas... Mon ami, Je eitoyen 
Legendre, représentant du département de Paris, est peut-éire un 
aussi grand citoyen que toi, et il m’écoute, et il me protége, citoyen 
Pourvoyeur. 

— Ft c'est pour cela que tu fais insolent. Tu te crois bien pro- 
tégé. Tu oublies que Legendre est un ami du trattre Danton, et que 
dans peu de jours la séquelle dantonienne ira chercher au tribunal 
révolutionnaire la récompense de ses crimes. Parle, si tu veux, tais- 
toi, si tu veux; mais si j’étais de foi, je parlerais. 

Brutus avait pali. Il baissa ses regards insolents et reprit d’une 
voix humble: 


4424 THERNIDOR. 


— Eh bien, la citoyenne Rose est une grande citoyenne, qui a été 
mise a )’ordre du jour de la Convention pour son courage, pour ses 
vertus et son civisme; mais si elle a donné son sang pour la |iberté, 
elle ne comprend pas la fraternité et l’égalité. Elle a refusé tranquil- 
lement ma main. 

— Sans rire et sans se mettre en colére? 

— Sans rire et sans se mettre en colére. Elle m’a méme dit que 
‘octidi de la premiére décade de thermidor elle me remplacerait par 
un de ses neveux, un paysan imbécile du département du Pas-de- 
Calais, un Louis Jonglenx, de vingt-cing 4 trente ans. La vérité, c’est 
que son futur mari, le ciloyen Descluziers, agent nalional du district, 
étant un homme qui a dépassé la quarantaine, ne peut pas lutter 
d’avantages avec Brutus, et qu'il est jaloux, ef qu'il m’a fait ren- 
voyer. Quant 4 mon civisme, tous mes voisins peuvent en certifier. 
Tu es prét 4 le faire, toi, n’est-ce pas I'Iroquois, qui es mon plus 
proche cousin, puisque tu es le garde de la porte de Verriéres, a 
quelques centaines de pas de la Grange Dame Rose, ot je demeure 
Jusqu’a demain? 

Ii désigna en méme temps un homme au teint rouge brique, petit, 
mais vigoureusement charpenté. I] était téte nue; ses cheveux noirs, 
épais, bouclés, hérissés, tombaient sur son front et ombrageaient 
des yeux naturellement malicieux, qui paraissaient toujours vouloir 
rire et toujours se retenir de le faire, comme s’ils eussent craint de 
jurer avec des traits qu’une volonté persévérante et de rudes circon- 
stances sans doute avaient forcés de devenir rigides. 

Il portait un fusil pendu a son épaule, et une main sur la poignée 
de son sabre, l’autre dans la poche de son court pantalon, trés-gros- 
siérement rapiécé, et pourtant trés-propre, il regardait tout ce qui 
se passait avec un mélange de la désinvolture narquoise du vieux 
marin et de la glaciale raideur du vieux soldat. Il avait éé l'un et 
Pautre en effet, et avait du reste fait beaucoup de métiers. _ 

— C'est bon, avait répondu Pourvoyeur, qui se disait qu’il avait 
trop parlé et qu’il avait sans doute eu tort de faire ainsi avertir les 
ennemis de Robespierre. Ce que je t’en ai dit, c’était pour te faire 
rentrer dans les principes. Car que disent les principes : Tu véné- 
reras la république, !a liberté, l'égalité, toutes les vertus qui ont été 
mises a l’ordre du jour par la Convention. Ils ne disent pas : Tu vé- 
néreras Legendre, représentant au département de Paris. Mais Le- 
gendre est un bon ciloyen qui avait été égaré par le traitre Danton, 
et qui est revenu dans le chemin des principes, quand il a ea re- 
connu que cet étre vil l'avait fait serpenter dans des voies obliques. 
J’ai entendu hier encore Robespierre, le citoyen éminemmeat inteé- 


THERMIDOR. 1125 


ere et vertueux, faire l’éloge de ton ami et peut-étre parent... Va, 
imbécile, pensa-t-il, lui porter ce paquet-la; décadi prochain, dans 
trois jours, la guillotine ’en débarrassera. . 

Brutus Rendu redressa fiérement la téte. 

— Toutefois, Brutus, je veux te donner un conseil : quand tu vou-” 
dras donner caution de ton civisme, tu feras bien de choisir d'autres 
garants que ton voisin l’Iroquois; car on dil que tous ces gardes du 
bois sont des aristocrates. On ne les voit jamais au comité révolu- 
tionnaire, ni le quintidi 4 la lecture du bulletin des lois, ni le décadi 
aulemple de ’Etre-Supréme. Jamais ils n'ont dénoncé personne; 
jamais ils n’ont tué un aristocrate dans leur bois. 

— Citoyen président, répliqua I’Iroquois en se dandinant, je suis 
un fils de Mars et d’Amphitrite, ayant cultivé également les charmes 
de un et de l’autre sur les terres les plus fleuries, comme qui di- 
rait l’Amérique, et sur les mers les plus orageuses. Pour lors donc, 
si quelqu’un ou quelque autre, fut-ce-t-il président ou simple lapin, 
profére publiquement que le surnommé I'Iroquois est un aristocrate, 
je te charge, citoyen Pourvoyeur, de lui donner en mon nom une 
paire de giffles, que je te les rendrai & |’occasion, et de lui dire que 
je l’appelle au combat et sur la terre et sur l’onde. 


III . 


SAGAMORE. 


Quelques éclats de rire avaient suivi la boutade de }'Iroquois. 
Pourvoyeur fronca le sourcil. Mais il savait que l’orateur était, ainsi 
que ses camarades, les gardes de la forét. Bien qu’il fat, en bon et 
habile démocrate, jaloux de cette influence, comme de toute autre, il 
jugea que jeter un soupcon suffisail pour une fois. 

. — Ce n’est pas 4 toi en particulier que j’en ai, l’froquois. Je laisse 
aux citoyens le soin de voir clair dans ta conduite. Mais ton chef, 
celui qu'on nomme le Sagamore, eh bien, je dis que je n’ai jamais 
vu une figure qui sente l’ancien régime plus que la sienne. Puis il 
est muet comme une carpe. On ne lui entend pas dire un mot par 
semaine. ll est toujours dans la forét. Or un bon franc républicain 
sans culottes recherche Ja société de ses fréres. N’est-ce pas vrai, 
citoyens? parlez. 

— C’est vrai ca, cria ’hercule Agricola, qui adorait le cabaret. 

— Un bon patriote aime 4 parler pour amuser ou instruire ses 
fréres. Est-ce vrai, citoyens? 





_—— eee 


, SF 


4126 : THERNIDOR. 


— C'est vrai, cria Eleuthérophile, d'une voix de fausset. 

— Ou bien pour leur enseigner les belles industries qu'il a ap- 
prises en pays étrangers. 

— Cest bien ga, dit d'une voix joyeuse un personnage assez 
jeune, a la figure ouverte, ronde et rose, qui arrivait dans le groupe, 
et dont chacun s’éloigne comme par un mouvement instinctif. 

— Et puis, pourquoi.s’appeler Sagamore ! Je dis, moi, que c’est 
suspect, quand on peut s’appeler, ou Mulius, ou Brutus Scévola; ou 
bien encore d’un joli nom, qui prouve un ardent civisme, comme 
Dix-Aodt, Trente-et-un-Mai, ou, comme toi, Trois-Septembre, con- 
clut-il, en s’adressant 4 un de ses auditeurs qui avait adopté ce nom 
en l’honneur du massacre des Fanatiques, aux Carmes...? 

— C’e-t ton ignorance qui texcuse, répliqua l'Iroquois, de cette 
gravité imperturbable qui contrastait si curieusement avec le dan- 
dinement de ses hanches et avec le pétillement de ses yeux. Je te 
pardonne pour lors que tu ne peux lutter avec un fils de Mars et 
d’Amphitrite, sans quoi tu saurais que Sagamore, c’est comme si un 
ignorant comme toi ou les autres, en supposant quils fussent dans 
les.furéts de ’Amérique de Wa-hington, c’est comme qui dirait 
capilaine, chez les Indiens. Tu voudrais bien savoir pourquoi ila 
été ainsi appelé Sagamore. Bernique, tu es trop curieux. On te le 
dira un jour que tu seras sage. Quant 4 avoir le cou coupé! si tu 
crois que ¢a nous fait peur, nous en avons bien vu d'autres, et, 
gén‘ralement parlant, c’est nous qui l’avons coupé aux autres. 
D’ailleurs, si j’'avais un brin d'amour pour toi, citoyen président, je 
te donnerais un bon conseil, ét ca serait que moins tu parleras du 
Sagamore, mieux cela vaudra pour toi, vieux de la ganse. 

— Scélérat, cria Pourvoyeur, prends garde 4 toi-méme. Voudrais- 
tu menacer un pur Jacobin. Serais-tu un complice déguisé de Pitt et 
Cobourg et de tous les tyrans coalisés? Dis un mot, et Je te dénonce 
comme faisant partie de la grande conspiration de Batz, de Leroy ou 
de l’étranger, etc.. 

— Tra, la! la! Je ne menace jamais, moi, je tue. Je voulais seu- 
lement te dire que le Sagamore sait tout, entend tout, qu’il est par- 
tout. Il court comme le vent, il casscrait une aile de hanneton avec 
une balle 4 cinquante pas. Pour lors je engage 4 ne pas le menacer. 
On croit qu'il est loin, il est 18. On ne l’a vu ni entendu venir. Et 
voila, si tu as pour un vieyx sol de cloche de jugeotle, ce que ca 
veut Sagamore. En as-tu assez? 

— Misérable et vil sectaire de la tyrannie de Dumouriez, hurla 
Pourvoycur, exaspéré de voir que le groupe écoutail avec faveur 
son imperturbable interlocuteur, ton maitre et toi... 

Un poignet vigoureux se posa sur son épaule. Il se retourna fu- 








THERMIDOR. 1127 


rieux. C’était celui-la mémef dont il était. question qui était arrivé, 
rampant le long des murailles, sans que personne, en effet, ledt vu 
ou entendu. 

Ii jeta sur Pourvoyeur un regard morne et si froid, que le Jacobin 
fut obligé de baisser son ceil effronté. Mais il le releva aussitdt, et 
lanca, 4 son four, un regard menacant. Le nouveau venu appuya la 
main qui touchait l’épaule de Pourvoyeur, et celui-ci se courba. I] 
se redressa, par un effort, et plus furieux que jamais. 

Ii n‘avait pas eu tort de dire que la figure de ce personnage repré- 
sentait bien le type de la distinction de Vancien régime. Sa face 
longue et ovale, son nez aquilin, ses yeux bruns 4 expression im- 
périeuse et froide, rappelaient brusquement 4 |’imagination ces 
belles et furmes physionomies du gentilhomme provincial, le vrai 
représentant de la noblesse francaise. 

ll était maigre, halé, élancé. Tout en lui indiquait une sveltesse 
peu commune, mais surtout une énergie indomptable. Ces yeux 
bruns et bien fendus, dont la prunelle morne faisait songer a de 
la corne dépulie, se fixaient sur l'interlocuteur avec une ténacité 
imperturbable. 

Cette figure, dangereusement remarquable, en ce temps ov il fai- 
sait si bon étre vulgaire et passer inapergu, était encore caracté- 
risée par la bizarrerie de l’accoutrement du personnage. Un bandeau 
de toile grise qui lui entourailt la téte, sous une perruque noire, 
tombait jusqu’aux fins sourcils et cachait le front. Une casquette 
ronde, en drap vert, recouvrail la perruque. Une immense barbe . 
noire, mélée de fils d’argent, tombait jusqu’au creux de l’cstomac. 
Un ceinturon, soutenant un couteau de chasse, serrail, a la taille, 
une blouse grise, qui tombait sur des guétres noires emboilant le 
geiov. eux courroies, croisées sur la poitrine, portaient, l'une 
une corne a poudre, autre une boile 4 plomb, Une plaque d’ar- 
gent élait allachée 4 cette derniére courroie, et portait écrit: Chef 
des gardes de la forét. Une troisiéme courroie suspendait un long 
fusil sur le dus du garde. 

— Que veux-tu au Sagamore? demanda-t-il d’une voix gutturale. 

— Je veux savoir qui tu es, demanda Pourvoyeur avec colére. 

Le personnage posa raidement son index sur la plaque d’argent 
qu’il portait. 

— Qui, reprit Pourvoyeur, je sais bien ce que tu es maintenant. 
Mais comment es-tu arrivé 4 ce poste. Je te soupconne d’avoir sur- 
pris la bonne foi des sans-culottes et d’étre un vil intrigant. Qui 
es-tu? 

Le garde, avec un flegme imperturbable, présenta sa carte de 
civisme, 


4128 THERMIDOR. 


__ Je sais tout cela, dit le président en repoussant la carte. Je 
sais que tues un protégé de Tallien et de Fréron. Mais Tallien et 
Fréron, murmura-t-il, auraient bon besoin d’étre protégés eux- 
mémes. Qui es-tu de ton vrai nom? Je veux le savoir. 

_— Curieux! répondit le garde de sa méme voix gulturale. 

— D’ou viens-tu? 

~~ Curieux! 

— Quelle est ton histoire? 

— Curieux ! 

_ Quel est ce bandeau que tu portes sans cesse sur le front, 
comme si tu voulais cacher les stigmates de tous les crimes. Pour- 
quoi es-tu muel? 

Le personnage mystérieux secoua la main négativement. On edt 
pu croire qu un vague sourire traversait sc... mperturbable physio- 
nomie. II se tu. 

_— Alors, cria Pourvoyeur, exaspéré, puisque tu caches ton front 
sous un bandeau trompeur, et tes pensées sous les chaines d'un 
silence, dont la prudence est criminelle et liberticide tout autant 
qu’ennemie de la fraternité, puisque tu dissimules ton nom sous l'hy- 
pocrisie d'un sobriquet blessant pour des oreilles de citoyen candide 
et simple, je te dénonce comme ayant extorqué par des artifices 
scélérats l’estime des montagnards. Je vais te faire arréter et con- 
quire au Tribunal révolutionnaire, qui saura bien déméler le fil de 
tes trames. 

Sagamore jeta sur son interlocuteur un regard d'une indifférence 
glaciale; et, faisant un signe 4 l’autre garde, il se détourna. Soa 
regard vague monta vers les cieux déja embrasés par les rayons du 
soleil orageux de ces premiers jours de thermidor an Il. Ce regard 
resta obstinément fixé vers )’occident. Suivait-il quelques-unes des 
petites nuces rouges qui voyageaient mollement 4 horizon? ou 
bien, par dela cet horizon, cherchait-il quelque réve! qu: Ique réve 
fier et brillant, car son ceil morne semblait s étre animé, et sourire 
4 quelque souvenir? D’ailleurs, il paraissait tout entier livré a la 
poursuite de ce mirage ou de ce réve, et aussi indifférent 4 tout ce 
qui l’entourait que s'il et ete seul au milieu de la forét. 

L'Iroquois s’avanga, se dandinant plus fiérement que jamais. 

— C’est pour te faire 4 savoir, citoyen président, dit-il avec une 
emphase qui ressemblait parfois 4 une charge, que cest moi qui 
parle et que ga n’est pas moi, que je suis, comme qui dirait, un 
sifflet, une trompette, le porte-voix du capitaine, mais que, no- 
nobstant, tout va bien, et que si quelqu’un n'est pas content, quoi- 
que ga ne soit pas moi qui parle, tout en parlant, cest & moi qu’il 
faut s’adresser pour recevoir la paye. C'est clair. 





THERMIDOR. 1139 


— Prends garde de te moquer de la nation et du peuple souve- 
rain, représentés ici, d’une fagon auguste, par Jes plus illustres 
citoyens du comilé révolutionnaire de Meudon, dit Pourvoyeur, en 
lui jetant un regard sombre. 

— Qui se sent teigneux se gratle, comme disait Christophe Co- 
lomb, moi, je dis ce que je dois dire. Or donc, vous saurez que mon 
chef le Sagamore n’est pas fort pour larguer sa langue. Pour lors 
quand on l’interroge, il répond en ne répondant pas, 4 moins, tou- 
tefois, que je ne sois dans son voisinage. Alors ¢a y est. Il me fait 
un signe, et ca veut dire : Dis donc, toi, qui es l& & ouvrir, comme 
une béte, toutes les écoutilles de tes oreilles, toi, l'Iroquois, fils 
d’Amphitrite, qui as navigué sur toutes les mers, mémement sur 
celle de l’éloquence, réponds pour moi, et coule-leur en douceur, 
mais en grand, vlan! 4 ce tas de caimans, ce que je leur dirais si 
je savais parler et si,tu ne le savais pas. C’est-y bien vu, bien connu, 
bien entendu ? 

Pourvoyeur se mordait les lévres, et ses regards plus rouges se 
promenant sur le groupe constataient avec satisfaction que l’im- 
pertinence railleuse du garde dépassait les bornes, et commengait & 
émouvoir la colére des moins patients des auditeurs. 

— Le Sagamore vient donc de me faire signe, ca veux dire : Tu 
vois bien ce citoyen président, eh bien, il patauge en plein canal, 
croyant étre en haute mer; il se croit un amiral, comme qui dirait 
Jean Bart, ou le Bailli de Suffren, ou Montbars le flibustier, et il 
nest qu'un marin d'eau douce. 

— Tais-toi, imbécile, cria Pourvoyeur. Toi, la République te 
méprise, en attendant qu'elle te juge. Mais ton mattre, qui te dicte 
sinon ces paroles, du moins ces insolentes pensées, ton maitre va 
expier ses crimes. Citoyens, laisserons-nous cette Commune auguste, 
dont le grand citoyen Maximilien disait naguére qu’elle était digne 
d’étre le sanctuaire de la Montagne et Je mont Aventin du civisme, 
la laisserons-nous ternir par le souffle impur de quelques scélérats, 
et n’y a-t-il pas ici quelque citoyen, s’inspirant du courage des héros, 
qui arréte ce séide du despotisme. Je lui promets le glorieux burin 
des fastes républicains. 

— Ce sera moi, cria l’herculéen Agricola. Il se précipita sur le 
réveur, qui n’avait rien vu ou paru yoir de tout ce qui venait de se 
passer, et il le saisit au poignet. 

Le fils d’Amphithrite fit un pas pour -se lancer au secours de son 
compagnon. Puis il haussa les épaules, comme s'il se fut dit que 
celui-ci n’avait besoin de nul secours pour se débarrasser de tous 
ces assaillants. Il donna un coup d'épaule, qui fit descendre la bre- 
telle du fusil sur le bras, et se tint en repos, tandis que son ceil vif 

25 Seprewnar 4872. 72 





4430 “ THERMIDOR. 


regardait alentour pour voir si quelqu’un des augustes citoyens de 
Meudon s’approchait trop prés de lui. 

Sagamore, en se sentant saisir par la vigoureuse étreinte du 
gigantesque boucher, s’était détourné. Son regard calme se pro- 
mena sur toute cette scéne comme pour s’en rendre compte, puis 
se fixa sur le visage de l'homme qui le saisissait. Une ombre de 
sourire erra dans sa prunelle morne. Il fitun bond en arriére qui 
ébranla son adversaire; et, tordant son propre poignet par un mou- 
vement de brusque rotation, il forga Ja main qui le tenait a s’ouvrir. 
Ii revint alors rapidement sur Agricola, et, par une double secousse, 
agissant en sens inverse sur le corps de son antagoniste, par un 
coup de poing dans le creux de l’estomac, qui le jetait violem- 
ment en arriére, par un autre coup de la jambe droite qui I’ar- 
rétait et, pour ainsi dire, le fauchait dans son mouvement de recul, 
il le forgait 4 quitter terre et le jeta sur le dos. Le gros homme y 
resta un instant étourdi et du choc qu'il avait recu dans l'esto- 
mac, et de celui qu’avait éprouvé Ja téte en tombant sur la terre 
dure. 

Sagamore promena de nouveau son regard autour de lui. Nulle 
émotion n’agitait ses muscles, aucun rayon plus wif n'illuminait sa 
prunelle. On edt pu croire qu'il venait de se débarrasser d’une 
mouche dont le bruissement d’ailes le fatiguait. 

Le peuple républicain de Meudon, épouvanté de voir avec quelle 
aisance on avait abatlu celui qu’il regardait comme un indomptable 
champion, qu’il était prés de considérer comme un embléme de la 
Force elle-méme, de la Force révolutionnaire, le peuple s’était 
écarté avec un sentiment de crainte respectueuse. Seul, le brave 
Pluc, vieux soldat, aussi hardi devant un ennemi que couard devant 
la Terreur, Pluc, seul, restait en place, et serrait la poignée de son 
sabre. 

Pourvoyeur comprit la situation. Il était temps d’intervenir, s'il 
ne youlait pas que son prestige et celui de la République disparus- 
sent. Il fallait, pour reprendre Je haut de Ja position, un mouvement 
aussi brusque, aussi net, aussi violent que celui qui venait de 
donner au garde la suprématie morale dans ce conflit entre les re- 
présentants de la Révolution et celui qu’on accusait de vouloir lutter 
contre elle. 

Ii tira brusquement un des pistolets de sa ceinture. 

— Scélérat, cria-t-il en armant, tu as insulté lautel auguste de 
Ja loi dans la personne de l'un de ses représentants; tu as humilié 
cette petite mais illustre cilé dans la personne de celui qu’elle a 
choisi pour son chef; tu as porté atteinte a la liberté républicaine, 
en te révoltant contre un généreux citoyen, qui voulait justement 


THERMIDOR.. 1151 


punir Phorreur de tes crimes, tu vas mourir, le génie de la patrie 
: Yme mon bras vengeur. 

I] mit le chef des gardes en joue. Celui-ci jeta son regard tou- 
‘ours aussi calme sur l'homme et sur le petit tube de fer ; un second 
coup d’ceil ordonna & l’froquois de ne point remuer. 

Le pistolet partit. Sagamore n’avait pas bougé. Mais avant que la 
fumée se fait dissipée, on entendit la voix rauque du personnage 
qui disait, avec autant de tranquillité que s'il se ft agi de juger un 
coup dans une école de tir : 

— Ta balle a passé & trois pouces de Voreille droite; elle doit 
étre logée dans le contrevent du boulanger qui est derriére moi, au 
coin supérieur a gauche, entre la ferrure et le haut du volet. 

Sagamore ne s’était pas détourné pour constater le trajet et cette 
position de la balle, qu’il indiquait ainsi au jugé. Tous les regards 
se portérent vers l’endroit désigné. C’était bien 14 qu’était le trou. 
Une acclamation s’éleva, qui cxaspéra de plus en plus Pourvoyeur. 

— Eh bien, hurla-t-il, cette fois ce sera dans le coin supérieur de 
ton crane. 

Il tira le second pistolet de sa ceinture, et Y’arma. 

Au méme instant, un jeune homme mince, & Ja figure pale et 
maladive, 4 lil hardi et malin, sauta par la fenétre du rez-de- 
chaussée de la maison de Pourvoyeur, et se précipita sur Sagamore. 

— Tu es un brave, toi, dit-il d’une voix claire. Je t’aime mieux, 
Sagamore, que toute l’auguste cité de Meudon. Dis-moi comment tn 
as pu si bien deviner? Nous verrons si mon pére, conlinua-t-il, en 
jetant sur Pourvoyeur un regard qui semblait chargé de mépris, si 
mon pére, répéta-t-il, osera risquer de me fuer en altaquant, 4 deux 
reprises, un homme qui ne se défend pas. Je n’ai que dix-sept ans, 
mais je me rappelle qu’au temps passé, avant que la glorieuse et di- 
vine Révolution ext illuminé le monde, on nommait cela une assas- 
sinat et une 1a.. 

— Paul, mon 1 fils! s*écria Pourvoyeur d’une voix suppliante. 

— Dis-moi comment tu as pu si bien deviner, Sagamore? Ne 
crains rien. 

— Jeune homme, dit Iroquois, que voila un chien de mot! Foi 
de fils des mers et d Amphitrite, apprenez que nous n’avons jamais 
craint rien de votre auguste pére, qui peut bien prendre sa ré- 
création 4 tirer sa poudre sur nous ou sur des momeaux, que c est 
équitablement tout un pour mon chef et pour moi, sauf meilleur 
avis d’un homme de terre ou de mer. 

Un coup d'wil du chef Ini coupa la parole. 

— Jai jugé, dit-il de sa voix bréve et rauque, d’aprés la direction 
du pistolet. , 





1182 THERMIDOR. 


Il fit un nouveau signe & l'Iroquois, qui reprit ainsi : 

— Pour lors, citoyen président, mon chef me donne l’ordre d’a- 
chever mon discours, que ton coup de maladroit a intempestivement 
interrompu. Moi je suis toujours paré. Attention donc, tout tant que 
vous étes, ciloyens et ciloyennes de Meudon, et toi notal:lement, ci- 
toyen président. C’est donc pour te dire, pour conclure, que nous 
sommes de fameux citoyens, pas plus aristocrates qu’un bout de filin; 
mais toulefois et quantes quelque bourgeois de malheur nous persé- 
cutera!... Voila! C’est entendu. On ouvre I’oil. Nous sommes 1]a-bas 
de bons matelots et anciens soldats, fameux républicains, que je 
dis, mais nous l’avons juré: celui ou ceux qui nous molestera, tu 
Yentends, tas de bourgeois, celui-la pourra dénoncer, voire de 
méme genoper l'un de nous, mais ce sera tant pis pour lui, sa femme 
et ses enfants. Il peut s’attendre le lendemain, lui et toute sa famille 
de caimans, 4 recevoir une balle dans le coin de !’eil. Voila qui est 
entendu. Assez causé. C’est moi qui le dis, fils de Mars et d’Amphi- 
trite. 

Pourvoyeur était devenu tout rouge pendant ce discours. Pour ces 
brutes habituées a exercer une tyrannie sans contrdéle, et qui, la plu- 
part du temps, enivrés par la sonorité méme de leur rhétorique ha- 
bituelle, en étaient venus ase regarder comme une incarnation vé- 
nérable et sainte de V’infaillible et divine Révolution, pour ceux-la, 
toute désobéissance, foute hésitation a obéir, étaient un véritable 
crime, une insolence inexplicable, et toute résistance un eflroyable 
sacrilége. Pourvoyeur, blessé et humilié jusqu’au fond de lame, 
agitait en soi-méme les pensées les plus féroces, et il promettait a 
ces insultants personnages les plus horribles supplices. Mais il était 
retenu par une puissance supérieure, par son amour, par sa faiblesse 
pour ce fils que Dieu semblait avoir envoyé comme une punition de 
tous les crimes commis par le grand espion du Comité de salut pu- 
blic! 

Paul Pourvoyeur, en effet, était aristocrate par foufes ses tendan- 
ces. Son instinct le poussait naivement 4 aimer, & admirer tout ce 
qui luttail contre la Révolution; 4 hair, 4 mépriser tout ce qui la 
servail. L’enfant maladif, ardent, généreux et cruel, porlé a des 
exaltations cérébrales qui touchaient 4 la folie, semblail chercher 
toutes les occasions de montrer a son pére ce mépris furieux qu'il 
portait aux hommes, aux ceuvres de la Révolution, mépris qui n’ex- 
ceptait pas le pére lui-méme. Et ce pére I’adorail. 

Pourvoyeur regardait d'un ceil p&fois sombre, parfois attendri, 
son fils, qui caressait d’un regard d'admiration limpassible Sage- 
more, et qui se retournait vers le pére, Comme pour défier le pré- 
sident du comité révolutionnaire d’oser faire quelque mal a l'ami de 


THERMIDOR. 1135 


Paul Pourvoyeur. Enfin l'amour paternel triompha, comme il en ar- 
rivait toujours. 
— C’est bon, dit Pourvoyeur 4 V’Iroquois. Ton chef et toi, vous 
avez une meilleure caution que tout cela... L’amitié d’un Pourvoyeur 
est un certificat de civisme, continua-t-il en montrant son fils d’un 
geste emphatique. 
L’Iroquois sourit ef toucha son fusil avec un mouvement signi- 
ficatif. Pourvoyeur lui lanca un regard qui était redevenu railleur. 
— Dans trois jours, décadi prochain, citoyen Trois-Septembre, 
dit-il & mi-voix 4 un vieux clerc d’huissier qui s’était fait son confi- 
dent et son séide, Maximilien sera matfire de la situation, et nous 
écraserons tous les obstacles, ces vils insolents comme le reste. 
Trois-Septembre leva les yeux au ciel. 
— Je prends I’Etre-Supréme a témoin,... répondit-il. 
Mais de grands cris lui coupérent la parole. ae 
— Eh! les amis! un aristocrate qui veut se cacher !... Sus au vieil 
aristocrate! avait crié Pierre-Jacques Bry, l'un des membres du co- 
milé révolutionnaire en montrant du doigt un nouvel arrivant. 


IV 


LE VIEILLARD. 


Le cété droit de la maison de Pourvoyeur — tandis que ta fagade 
regardait l’ex-rue des Princes — donnait sur cette rue qui aujour- 
d’hui encore descend en serpentant trés-tortueusement, par une 
pente abrupte, jusqu’aux Moulineaux, au Bas-Meudon et 4 la Seine. 

A cette heure, des plus matinales, un homme trés-vieux montail 
péniblement le long de celte route. Il était proprement et pauvre- 
ment vétu, et portait sur les épaules une boile de colporteur. Mais, 
malgré la simplicité presque misérable de son habillement, et mal- 
gré toutes les prévautions qu'il prenait pour s’avancer sans attirer 
l’attention, ces précautions mémes, sa barbe toute blanche, ses longs 
cheveux grisonnants, son air modeste et grave, timide et doux, tout 
V’empéchait de passer inapercu. 

Quoi qu'il put étre, et bien qu’il fat parfaitement habillé en col- 
porteur, la premiére pensée de la plupart de ceux qui le rencontratent 
était qu’on avait affaire 4 un homme déguisé. En ce temps de folle 
défiance, une telle pensée était aisément accueillie et menait loin, 
et chacun formulait sa pensée en murmurant : 

— Voila quelque vieil aristocrate | 


1134 THERMIDOR. 


Les uns songeaient a le faire arréter, les autres se contentaient de 
Je regarder avec colére ou mépris. Quelques autres lui jefaient un 
brocard. Bien peu lui adressaient un regard de commisération, que 
méritaient pourtant son air vénérable et bon et sa démarche fati- 
guée. 

Il avait du voyager une partie de la nuif, et il avait l’air*inquiet 
d’un homme que le jour surprend dans un chemin qu’il s’était pro- 
mis de quitter pendant les ténébres. Le poids de sa boite, trop lourd 
pour ses vieux membres, [avait évidemment retardé, et il mon- 
trait trop que c’était de nuit qu’il edt voulu arriver au but de son 
voyage. 

Tout alla bien pourtant jusqu’d ce qu’il fat arrivé au dernier 
coude que fait la route avant de déboucher dans la rue des Princes. 
La, le vieillard, surpris sans doule de voir devant lui une foule oa il 
comptait trouver une rue quasi déserte, s’arréta brusquement, et, 
obéissant 4 un mouvement irréfléchi, Ul se détourna prestement, 
comme s'il edt voulu fuir. 

Ce mouvement n’avait pas échappé a (Pierre-Jacques Bry. I avait 
poussé le cri de défiance et de haine qui venait naturellement sur 
toutes les lévres : Haro sur l’aristocrate! 

Une dizaine des plus jeunes citoyens se précipitérent vers le vieil- 
lard et l’amenérent brutalement devant Pourvoyeur. 

Celui-ci ne put retenir un tressaillement quand son regard eut 
embrassé le colporteur. Un sourire de triomphe erra sur ses horri- 
bles lévres; puis il reprit sa rude expression. 

Sagamore n’était pas non plus resté indifférent 4 Paspect du vieil- 
lard. Son ceil impassible s’attacha sur cette face grave et modeste, 
puis suivit sur la figure de Pourvoyeur les diverses impressions que 
nous venons d'indiquer. Il fit un signe de téte presque imperceptible 
4 son compagnon, qui vint se mettre 2 son cété. 

Le vieil homme avait repris toute sa sérénité; ses joues creuses 
perdirent la rougeur que 1l’émotion et un irrésistible premier mou- 
vement de crainte avait donné 4 ses pommeties. Son ceil bleu im- 
pide, a l’expression austére et douce, se fixa sur Pourvoyeur qui \'in- 
terrogeait. 

'  — Eh bien, vieillard, disait celui-ci avec une ironie triomphaate 
qu’il essayait de dissimuler sous une formule mystérieuse et digne, 
les meilleurs patriotes de cette petite mais auguste eié t’accusent 
d’avoir voulu nous fuir, dés que ‘tu as apercu la foule des sams- 


culottes réunis devant celte maison d’un bon républicain. Tu as eu. 


tort, vieillard, car ces réunions sont vénérables, et nous nous livrens 
aux actes les plus sublimes de la vertu républicaine. Nous y réchauf- 
fons nos cceurs au soleil levant de l'amour de Ia patrie, au réat:- bro- 











THERMIDOR. 11 


lant des faits qui honorent le républicain et ’humanité. C'est ici 
que nous consacrons les adoptions civiques ot le riche sans-culotte 
reconnait pour son enfant le fils du citoyen pauvre et intégre. C'est 
ici que, sans autre consécration que la présence d’un vieillard comme 
toi, nous unissons en face de la nature un jeune citoyen et une jeune 
citoyenne, déja unis par les liens du cceur. 

Une rougeur subite qui envahit le pale visage du vieillard amena 
dans les yeux de Pourvoyeur un nouveau regard de triomphe qui 
n’échappa point a Sagamore. 

— Tu vois, vieillard, que tu as eu tort de vouloir nous fuir. Mais 
la république a consacré des fétes & la vieillesse; elle a mis le res- 
pect de l'dge a ordre du jour, comme toutes Jes vertus. Nous ne 
voulons pas croire qu'une face aussi vénérable cache une dme anti- 
patriolique. Je suis convaincu qu’en voyant cette foule, tu t'es rap- 
pelé la mauvaise renommée qu’avait jadis cette commune; tu as 
ignoré qu’elle était régénérée, et tu as voulu fuir, n’est-ce pas? parce 
que toi, qui es un bon républicain, tu ne voulais pas te trouver au 
milieu d'un rassemblement de suspects, de ti¢des, d'aristocrates? 

Le vieillard ne répondit pas; mais il y avait dans ces paroles de 
Pourvoyeur une bienveillance si évidente, et cette bienveillance était 
tellement inouie en un homme dont la passion semblait étre de sus- 
pecter, d'accuser, de torturer, de détruire ses semblables, que Sa- 
gamore échangea avec son compagcon un nouveau signe fartif, 
comme s'il edt voulu lui recommander de redoubler d’attention. 

Le maire Testard, qui revenait aprés avoir reconduit Agricola 
chez Ini, ne put, luinon plus, retenir un geste d’étonnement. 

— Tu es bienveillant aujourd'hui, Pourvoyeur, dit-il irontque- 
ment. Ce vieillard est sans doute digne de ta protection; mais au 
moins faut-il qu’il réponde... Est-il donc vrai, étranger, que tu as 
voulu fuir en apercevant ce groupe? 

- -~Tlest vrai que je me suis éloigné, Epona le vieillard avec 
calme. 

~~ Pourquoi cela? 

Le viel homme se tut. | 

— Est-ce donc par la erainte que tu avais, comme le dit ton ami 
Pourvoyeur, de rencontrer un rassemblement d’aristocrates? 

Nouveau silence. 

— Réponds, vieillard, dit Testard, réponds, dans ton intérét. Je 
suis Je maire du bourg. Je n’ai nulle raison, nulle volonté de te sus- 
pecter, mais il faut que j’accomplisse mon devoir. Tu n’es pas arrivé 
a ton age (et la sagetse est l'apanage de la vieillesse) sans savoir et 
sans croire que le premier devoir de l’homme honnéte est derempltir 
Sa:mission, quoi qu’il puisse arriver. 


1156 THERMIDOR. 


— Allons donc, vieux fou, es-tu muet? s’écria Pourvoyeur, dont 
le silence de l’étranger dérangeait évidemment les plans. Si tu es 
muet, fais un signe, sinon dis-nous que tu avais peur de tomber au 
milieu des suspects, et tout sera dit. C’est moi qui le jure, moi, le 
président du comité révolutionnaire, moi qu’on accuse d’étre sévére 
comme le glaive auguste de la justice. 

— Soit, dit Testard. Mais, je tadjure, réponds la vérité. 

— Je dis toujours la vérité, dit le vieillard en relevant le front et 
en fixant sur Testard un regard intrépide. Je ne songeais pas a4 éviter 
des suspects, voila la vérité. 

— Imbécile! murmura Pourvoyeur. 

— La vérité est, continua l’étranger, que je suis vieux, souffrant, 
fatigué, un peu timide; et en voyant une grande affluence de monde, 
je me suis détourné par un mouvement instinctif que les plus bien- 
veillants et les plus justes parmi les citoyens qui m’entourent com- 
prendront. 

— Voyons ton cerlificat de civisme, demanda Testard, en jetant un 
coup d’ceil scrutateur sur le personnage. 

Le certificat était en régle. 

— Aller plus loin, dit Testard, serait peut-étre exagérer mon de- 
voir. Tu m’es suspect, je l’'avoue; mais je ne veux pas prendre mes 
soupcons pour des vérités. Dans le doute, la vénération que je dois 4 
lage fera pencher la balance en ta faveur. Et si le président du co- 
mité, qu’on n’a pas, en effet, l’habitude d’accuser d’un excés d'in- 
dulgence, n’y voit pas d’inconvénient, continue ton chemin. 

— Je ne songe pas 4 continuer mon chemin, mais 4 m’arréter & 
Meudon. Je vous prie de m’enseigner quelque maison ot un pauvre 
homme de mon age trouverait quelques soins en outre de l’hospita- 
lité ordinaire. 

— Vieux malin! vieux sournois! murmura Pourvoyeur. J] n’a pas 
voulu mentir, mais il se connait en politique. Atlends, je vais com- 
bler tous tes voeux... Des soins, qu’entends-tu par 1a? cria-t-il avec 
un gros rire ignoble. Si tu veux des soins aimables, nous allons te 
faire conduire 4 l’auberge des Deux-Vignerons, ot tu trouveras la 
bonne el belle patriote Jacqueline Lagosse, membre du club des 
Femmes républicaines, et chargée, comme telle, d’aller, jour a 
autre, 4 Paris, huer les aristocrates qu’on méne soit dans le sanc- 
tuaire auguste de la justice du peuple, qui est le tribunal révola- 
tionnaire, soit 4 autel vénérable de cette justice, qui est la sainte 
guillotine. En dehors de la, c’est la femme la plus aimable..., c'est 
elle qui dénonca et faillit faire arréter les vieilles fanatiques filles de 
Vavant-dernier Capet. 

_ Le vieillard avait rougi et baissé les yeux. Il les releva bientot : 





‘THERMIDOR. ; 4137 


— Citoyens, dit-il avec une énergique expression de dignité, je 
réclame le respect qui est da a Ia vieillesse. 

— Ah! tu veux du respect, et tu n’aimes pas la compagnie des 
jeunes femmes aimables, eh bien, je vais t'en donner du respect! 
Citoyen Eleuthérophile, tu vas conduire ce vieillard austére dans la 
rue des Pierres, tout en haut, & la derniére maison, a la main gau- 
che. C'est 14 que demeure la citoyenne Marie-Barbe Capeluche, qui 
a plus de cent ans, et & qui l'Etre-Supréme accorde de longs jours, 
pour prouver qu'il adore par-dessus tout la Révolution, pour démon- 
trer 4 l'Europe et 4 Phumanité la générosité de la république; car 
, cette misérable et scélérate vieille a eu l!'impudeur d’étre la nourrice 
de l’un des derniers tyrans, et elle vit encore! Elle vit encore! la 
magnanime république I’a laissée vivre. Tu vas y mener ce vieillard, 
et au nom de la loi et des pouvoirs accordés par la patrie aux chefs, 
aux présidents des commissions révolutionnaires, tu la réquisition- 
neras d'avoir & loger pour un jour le citoyen colporteur. 

Sagamore, dont l’attention avait redoublé en entendant le nom de 
Marie-Barbe Capeluche, remarqua alors un singulier mouvement. 
Le vieillard ne put s’empécher de lever les yeux au ciel, comme s’il 
le voulait remercier d’un bienfait presque miraculeux, et Pourvoyeur 
ne se put retenir de se frotter les mains comme un homme dont Ja 
politique vient de remporter une grande victoire. 

Le chef des gardes fit un nouveau signe 4 son compagnon. Eleu- 
thérophile emmena le vieillard. Sagamore jeta un regard de froide 
bienveillance sur Paul Pourvoyeur. 

— Continue de penser a l’honneur, lui dit-il de sa voix si étrange- 
ment caractérisée. C’est la grande religion de l’humanité, et elle dis- 
tingue les hommes bien mieux que la démocratie ou l'aristocratie. 

Pendant ce temps, l’Iroquois s'était approché de Pourvoyeur, et, 
lui montrant Paul et son propre fusil, i] porta son index du fusil au 
front. Le geste était expressif. Le président du comité comprit fort 
bien ce qu’il voulait dire, et qu'il menacait la vie du fils, si le pére 
se hasardait 4 persécuter quelqu’un qui appartint 4 cette sorte de 
franc-maconnerie des gardes de la forét. 

It haussa les épaules, mais p4lit et jeta un regard rempli de ten- 
dresse sur son fils, 

— Foi de fils de Mars et d’Amphitrite! dit le garde, tandis que 
son ceil malin triomphait et mettait la rage dans Pame du tyran dé- 
magogique. 

Il suivit son chef, qui descendait vers Paris parja route des Mou- 
Jineaux ; mais Iroquois remonta bientét, rampant dans les vignes, 
et il vint s’enfermer dans une maisonette isolée qui paraissait dé- 
serte et faisait ieee 4 celle de Barbe Capeluche. 


4438 ‘THERMIBOR. 


Eleuthérophile, bien que cette mission lui pardt fort humiliante 

pour un ancien professeur de Harcourt et un iastructeur des peuples, 

, comme il aimait & le dire, Eleuthérophile s’était précipité, avec 
toutes les marques de la plus parfuite soumission, 4 cété du vieillard 
dont il était devenu le guide. Ils disparurent bientét tous deux au 
premier détour de la rue. 

— Citoyens, dit Pourvoyeur, nous venons de témoigner a Ja face de 
l'Europe, de} Etre-Supréme et des tyrans coalisés, quel respect la Ré- 
publique est fiére de montrer 4 l’auguste vieillesse dont elle a inserit 
le culte parmi les fétes de son calendrier. C’est la réponse que cette 
ville patriote fait aux proclamations des rois qui accusent la France 
d'étre un pays de cannibales. Je vous laisse un instant médiler sur 
ce grand événemeat qui vient de se passer sous vos yeux, sur cet 
illustre acte d’une vertu grandiose que vous venez de faire, en par- 
donnant a la vieillesse des allures suspectes... Testard, lis aux ci- 
toyens assemblés le dernier bulletin de la République. Je reviens a 
linstant. 


V 
OU L’ON COMMENCE A VOIR CLAIR AU JEU DE POURVOYEUR. 


Le maire obéit , en enrageant, 4 cet ordre que le président du co- 
mité révolutionnaire n’avait pas le droit de lui donner; mais on 
l'edt accusé de ne pas vouloir faire connaitre aux citoyens les gloi- 
res et les lois de la République. 

Pourvoyeur entra dans sa maison précédé de son fils et suivi de 
Jacques Bry, son séide et son confident, qui était a Pourvoyeur ce 
que Pourvoyeur était 4 Robespierre. Seulement Maximilien, débile 
et rusé, admirait la force et cherchait 4 s’entourer de gens vigou- 
reux, énergiques et bornés; Pourvoyeyr, énergique et vigoureyx 
lui-méme, beau parleur et fait pour les grandes coquineries, avait 
choisi pour confident un personnage plus subtil que hardi, volon- 
tiers lache et muet, mais trés-méthodique et minutieux. 

— Eh bien, Paul, dit Pourvoyeur d’une voix. qui.perdit subite- 
ment son ton dpre et cynique pour prendre des intonations d’une 
tendresse infinie, j'espére que tu es content de ton pére. Tu me re- 
proches souvent d’étre... , 

’ — Je ne vous reproche jamais rien, mon pére, répondit l'adoles- 
cent d'un fon sec; mon pére! mon pére! continua-t-il avec amer- 
tume. 

— Je sais bien, tu es trop bon fils pour vouloir sérieusement me 





THERMIDOR. 1159 


faire des reproches, mais tes yeux m’accusent souvent d’étre impi- 
toyable. Eh! bien tu es content de moi. C’est pour te faire plaisir 
que j'ai laissé ce vieillard en liberté. 

Un rayon de colére traversa }’ceil noir, brillant et maladif du jeune 
homme. 

— Prenez garde, mon pére, s'écria-t-il en grincant des dents, je 
crois que j'aime encore mieux la férocité que Phypocrisie! Prenez 
garde, continua-t-il en jetant & Pourvoyeur un regard pénétrant. 
Vous savez que j’ai un moyen de vous punir de tous les crimes que 
vous pourriez commettre. 

— Eh bien, ce moyen, méchant, injuste et trop cher enfant? 

— Ce moyen, c’est de me tuer. 

Et il s’éloigna en jetant un regard de triomphe sur son pére. Il 
monta 4 sa chambre, gui élait au premier étage sur la rue, et il se 
tint aux aguets. 

Pourvoyeur toussa et se détourna pour essuyer une larme qui 
tombait de cet ceil féroce et fourbe. 

— Hum! dit-il d'une voix encore rauque, est-il assez malin et in- 
telligent, enfant. Eh! Jacques! il sera difficile 4 tromper. On n'est 
pas le fils de Pourvoyeur pour rien. Hé! mais nous le tromperons. 
Ii le faut. J'ai en main, moi Pourvoyeur, moi seul, oui, moi seul, 
Jacques, j’ai en main les fils de la trame qui doivent mener, sije ne 
les coupe, la République et Robespierre a la ruine. Moi, je vais sau- 
ver la République et Robespierre. Qu’est-ce que Robespierre aura 
4 me refuser, 4 moi et 4 mon ami Jacques, quand, dans trois jours, 
il sera devenu le dictateur républicain? Et qu’est-ce que la postérité 
pensera de moi quand l’impérissable histoire écrira sur ses tablettes 
de bronze : « Ce fut Pourvoyeur qui sauva la République, le 9 ther- 
midor an II, et avec la République les destins de l humanité? » 

— Elle pensera que Pourvoyeur est le plus grand des hommes, et 
qu’il a eu cette vertu des hommes de génie; c'est, comme nous di- 
sions quand j’étais fouetteur 4 Navarre, celle de choisir bien ses 
serviteurs. 

— Hé! hé! Jacques! Eh bien, Venfant avait raisen. Ce vieillard, 
tu penses bien que si je l’ai épargné, c'est parce qu'il m’étlait plus 
utile vivant que guillotiné. Ce vieillard est un prétre, un de ces fa- 
natiques scélérais qui ont su échapper jusqu’icé au glaive de la loi 
vengeresse. Ah! va me chercher le commandant Pluc. 

Le vieux soldat arriva. 

— Plue, lui dit le tyran d’un ten farouche, tu étais sergent au ré- 
giment de Picardie, un régiment d’aristoceates, qui n’a rien fait pour 
la Révolution. Tu as souvent éé dénoncé pour ce fait. Etant la, tu 
nas pas manqué d’occasions de crier : Vive le Roi! Tu as souvent 


4140 THERMIDOR. 


été dénoncé pour ce fait. Tu as fait la guerre d'Amérique, en faveur 
des Etats-Unis, une guerre contre-révolutionnaire entreprise pars 
nobles et par Louis le Raccourci pour jeter de la poudre aux yeur du 
peuple, et lui faire croire qu’on n’était pas ennemi quand mémetela 
liberté. Tuas souvent été dénoncé pour ce fait, et pour bien d's 
tres. Qui t’a protégé jusqu’ici? moi, qui ai peul-élre manqué a tous 
mes devoirs civiques parce que je te sais brave et capable de tect 
par reconnaissance envers la patrie généreuse, envers laRépubliqne 
magnanime qui te laissent la téte vouée pourtant 4 la sainte gul- 
lotine. 

Ii jeta un regard froid sur le vieux soldat. 

C’était toujours le méme moyen d’intimidation : les proconsaks 
de la Terreur, 4 quelque degré qu’ils fussent placés, n’en avaetl 
qu’un, mais il réussissait tonjours. Toute la France était, avail dé, 
devait étre criminelle, et coupable, et punissable. Tous les Frangis 
étaient dévoués 4 une mort méritée et légitime. Le répit qu’on lear 
laissait était une pure grace dont ils devaient savoir a la Républiqne 
et au proconsul une reconnaissance sans bornes. Ainsi était-il k 
maitre, non-seulement de leurs vies, de toutes leurs actions, av non 
du droit révolutionnaire, mais de tous leurs sentiments, au nomde 
droit sacré de la reconnaissance qu’on doit & son protecteur, 4 9 
sauveur. 

Et tous courbaient a téte, les plus l4ches devenaient espions, 
nonciateurs, assassins, les plus braves se laissaient égorger docle- 
ment, inertement, sans protestalion, comme s‘ils subissaient une 
punition mérilée par des crimes et décrétée par une Joi justeet st 
nérable. Les plus intelligents se cachaient sous mille masques, \s 
plus obscurs dans mille taniéres, les plus enthousiastes danse 
camps, les plus violents dans le suicide. 

Pluc , le brave, comme on l’avait surnommé dans la Picarde; 
Pluc, qui avait assisté 4 vingt batailles et avait recu en souriant ds 
blessures, Pluc tremblait, il n’osait lever les yeux devant ce rept 
sentant de la Terreur, de cette Terreur qui a, pour si longtemps, 
avili et encouardi le caractére francais. 

— Mais, reprit Pourvoyeur, je net’ai pas abandonné. Seulematl, 
prends garde que je voie la moindre hésitation dans ta reconnaissinct 
envers la République et ses représentants. J’aurai besoin, ce *r; 
d’hommes déterminés pour traquer des aristocrates, males et femet 
les, jeunes et vieux, et s'il faut tuer quelques vieilles femmes, qu! 
ques-unes de ces louves d’aristocratie et de fanatisme, qui sontd at 
tant plus coupables qu’elles ont plus vécu dans leur scélératesse..-- 

Il jeta un nouveau regard sur Pluc. De grosses gouttes de su 
coulaicnt sur le front du brave soldat; il ne protesta pourtant p*- 











THERMIDOR. ; 4141 


— En attendant, j'ai besoin que mon fils Paul ne soit pas ici cette 
aprés-midi. Il me génerait. Tu vas le décider a aller & Paris avec toi, 
en lui disant que je ne veux pas qu’il y aille. Tu resteras dans les 
enviruns de la barriére de Observatoire , o& je crois que Desclu- 
ziers, ’agent national du district, le futur de la belle dame Rose, a 
donné un rendez-vous liberticide 4 Testard, le maire de Meudon. Je 
suis sur la trace d’un immense complot. Tu les surveilleras adroite- 
ment tous deux. Tu sais ce que tu as 4 faire avec Paul. Il est malade. 
Tu as 4 l’empécher de se comprometire. Il a pris !habitude de par- 
ler librement et d’une facon qu'on pourrait juger aristocratique, 
interromps-le, tousse, emméne-le, enfin, 4 tes risques et périls, 
empéche-le de parler, empéche-le de chanter surtout , et quand il 
entonnera quelque chanson dont sa jeunesse ne lui permettra pas 
de voir le caractére contre-révolutionnaire, entonne immédiatement 
de ta voix formidable quelque pure et sainte chanson comme le Ga 
ira, la Carmagnole, ou toute autre ; car je ne suis pas un despote, et 
je ne veux pas tyranniser {on gout pour un hymne plutét que pour 
un autre. Va, Pluc, nous nous reverrons, 4 partir de midi, au caba- 
ret du Garde-Francaise. N’oublie rien de ce que je t’ai dit. Rappelle- 
toi, surtout, combien la République a été, par mon intermédisire, 
maternelle envers toi, en te laissant une vie souillée de tant de 
crimes. 

Le brave soldat venait d’étre changé en assassin de vieilles fem- 
mes, en espion d’honnétes gens, en cornac ridicule d’un enfant in- 
solent. Il s'éloigna la téte basse, sans oser faire la moindre ob- 
jection. 

Quand il fut parti, Pourvoyeur tourna vers Bry sa sombre face qui 
s’était un peu éclaircie. 

— Tout va bien, dit-il. Me voici débarrassé de cet incommode 
surveillant, je veux dire mon fils, car ce Pluc! il haussa les épau- 
les, ce sont des bétes de trait destinées & tirer le char qui méne les 
hommes 4 la gloire. 

L’ancien garcon fouetteur au collége de Navarre sourit. 

— Pluc est un des chevaux de ton attelage, et moi j’en suis un 
autre. 

— Qui, répliqua Pourvoyeur avec un naif orgueil, seulement toi, 
tu ne sens jamais Je fouet et tu as double provende. Je disais donc 
que tout va bien. Pluc, va me surveiller Descluziers, et par 1a je dé- 
couvrirai peut-étre la conspiration que les Montagnards, les Héber- 
tistes comme les Dantoniens, les ultra comme les Indulgents , les 
Tallien, les Fréron, les Lavicomterie, les Elie Lacoste comme les 
Vadier, comme les Legendre doivent en ce moment tramer contre 
Robespierre. Ce vieillard que j’envoie justement ou il désirait aller, 


4142 THERNIDOR. 


chez la cenfenaire aristocrate , chez la vieille Capeluche, nourrice 
des tyrans, ce vieillard va me servir 4 mettre la main sur une autre 
conspiration, celle des Royalistes, sur la fameuse conspiration de 
V’Etranger, que la Convention a déjk attaquée sans pouvoir la dé- 
truire, car le chef, le fameux baron de Batz et son ou ses lieute- 
nants, car j’ignore si ce Lerey ou Leroy et Boid et Ker sont une 
méme personne ou trois personnages.-Peut-¢tre tous ces noms sont- 
ils des sobriquets d’emprunt que prend le ci-devant baron de Batz 
dui-méme. 

— Et tu es déja, citoyen président, sur les traces de cette double 
conspiration ? 

— Qui, répondit Pourvoyeur avec orgueil. Ah ! je suis bien servi, 
je sais me faire bien servir, et Maximilien sait bien ce qu’il fait en 
me nommant son observateur en chef. Oui, je soupgonne que ce soir, 
au Petit-Bicétre, 4 une lieve d’ici, aux abords de la forét, en face 
de la ferme de Trivaux,- et non loin de la grange Dame-Rose, la pre- 
miére conspiration, celle des Montagnards , doit avoir une réunion. 
Je soupconne encore que le chef de la seconde conspiralion doit 
venir un de ces jours ici. En voyant ce vieillard, ce vieux prétre — 
si c'est bien un vieux prétre — ]’idée m’est venue que le rendez- 
vous est aussi pour ce soir! 

It tomba en réflexion et resta pendant quelques minutes dans un 
silence que son confident se garda bien d’interrompre. Puis il re- 
leva le front, son ceil sanglant et féroce brillait d’un éclair qui res- 
semblait presque 4 un éclair de génie. 

— Est-ce que ces deux conspirations chercheraient 4 unir leurs 
forces? s’écria-t-il. Est-ce que les projets de Maximilien, pour dé- 
cadi prochain, pour dans trois jours, auraient été flairés par les 
Montagnards ou les Aristocrates ? Est-ce que ces papiers qu’on a 
volés 4 Maximilien, et qui jettent la lumiére sur quelques-uns de 
ses projets pour sauver la République par la dictature d’un vrai ré- 
publicain, ces papiers, que nous savons étre tombés entre les mains 
du baron de Batz, ces papiers auraient-ils servi de lien entre les 
divers ennemis de Maximilien. Cherchent-ils 4 se réunir en un der- 
nier effort pour détruire le vertueux et intégre Robespierre, sauf a 
se batire ensuite sur les dépouilles ? 

Ii retomba dans un nouveau silence. 

— Aujourd’hui nous saurons tout, murmura-t-il, et tandis qu’on 
surveille le Petit-Bicétre, tandis qu'on ne perd pas de vue la maison 
de Varistocrate centenaire, moi je vais 4 mon observatoire a Paris. 
En attendant, Bry,*comme nous aurons besoin du patriotisme des 
habitants de Meudon, je vais aller leur faire un discours et leur ex- 
pliquer les choses, mes idées s’éclairciront en parlant. C’est un 





THERMIDOR. 1145 


exercice que je te recommande Bry, quand tu ne vois pas clair, jette- 
toi dans |’éloquence républicaine. La patrie te récompensera en 
t’illuminant de ses rayons suprémes. Va, je te suis, {Ache seulement 
de rassembler le plus de citoyens que tu pourras, car je vais leur 
parler comme si j’étais déja 4 la Convention, o Robespierre m’a 
promis la place de )’infame Danton, et autre chose encore. 

— Et, dit Jacques Bry, avec un sourire effronté, quelle place me 
promet mon Robespierre, & moi. 

— Nous en aurons a choisir, sois tranquille, Jacques, puisque le 
gouvernement sera tout et qu'il nommera méme les représentants. 
C'est lui qui doit seul posséder l’existence comme la fortune des 
citoyens, et il ne laissera vivre que ceux qu'il jugera utile au bien 
général, comme il ne laissera ou ne fera riches que ceux qui auront 
bien mérité de la patrie, c’est-4-dire de son gouvernement. Seule- 
ment, moi, j'ai un cadeau d’ami a te faire. Tu sais que je ressens 
pour la belle et fiére Rose un tendre penchant que je n'ai jamais pu 
vaincre. Ce sera ma part du butin. Une fois Descluziers rendu au 
néant, que ses crimes contre nous auront assurément mérité, je 
m’offrirai donc dame Rose pour épouse, pendant quelque temps du 
moins, car ce ne sera pas sans dépeupler la France que nous la ré- 
générerons, et Je divorce est considéré par l’éminent, sensible et 
vertueux Maximilien, comme un agent puissant de repopulation. A 
toi je te destine une jeune et aimable aristocrate qui se croit bien 
cachée chez la centenaire Capeluche, et qui, au moment ou elle es- 
pére avoir pour mari un chef de l’infame aristocratie, sera bien éton- 
née et bien heureuse de trouver dans son trousseau de noces un bon 
luron comme foi. J’avais pensé a Pluc ; mais décidément je me dis : 
Jacques Bry a pris part aux opérations de septembre, il a égorgé pas 
mal d’aristocrates, parmi lesquels se trouvail le pére de la donzelle. 
Je me réjouis 4 l’idée de donner & cette colombe un époux qui |’a dé- 
barrassé d’un pére. C’est comme ca, Jacques, qu'il faut savoir venger 
la démocratie longtemps opprimée par la féodalité; et ces louves de 
Varistocratie il faut qu’en servant 4 nos plaisirs elles servent en 
méme temps 4 leur propre supplice. Va, dit-ilen se frottant les 
mains, tandis que ses yeux rouges rayonnaient d’une dpre et étrange 
lumiére comme s’ils voyaient la réalisation de ces réves de férocilé, 
va, dans trois jours, nous serons les maitres absolus de la France, 
et, pour la premiére fois, ’humanité saura ce que c’est vraiment 
que la démocratie et Pégalité. Mais vois donc quel est ce bruit que 
se permet notre peuple assemblé, hé! hé! Jacques Bry ! Par le saint 
rasoir national, continua-t-il avec colére, il me semble que j’entends 
applaudir! Est-ce que ces brutes champétres se permettraient d’ap- 
prouver d'autres paroles que les nétres, Jacques Bry, les seules, 


4144 THERMIDOR. 


dans ce pays, qui soient pures, éloquentes et dans le sens voulu par 
Maximilien! Est-ce que ce scélérat de Testard voudrait exercer ses 
droits de maire et ravir l’opinion sacrée du peuple pour corrompre 
la nation par son indulgentisme. Mais vois donc, triple brute, ou je 
t’envoie éternuer dans le sac. Qu’est-ce que c’est? des rires, de la 
musique! 

Jacques s’était précipité vers la fenétre qui donnait sur Ja rue des 
Princes, et qui était entr’ouverte au plut6t qui n’avait pas été fer- 
mée de la nuit, car la-chaleur était étouffante pendant ces premiers 
jours de thermidor, et cette nuit-l4, notamment, aux heures [es 
plus fraiches, le thermométre n’était pas descendu au-dessous de 
18 degrés. Jacques ouvrit la fenétre toute grande. Une bouflée d’air 
brilant, roulant un flot de poussiére dorée, entra dans la piéce avec 
les premiers rayons du soleil matinal. On entendit plus distincte- 
ment ce grondement qui avait frappé l’oreille fine de Pourvoyeur, 
grondement composé d'applaudissements, de rires, de chants, de 
sons de guitare et de clameurs indistinctes. 

— Ah! dit le sombre proconsul, on rit encore! Et les vils séides 
des despotes coalisés‘ accusent Robespierre de tyrannie et de terro- 
risme. Hé! Jacques! hé! bien, parleras-tu, misérable ! Que se passe- 
t-il donc 1a-bas ? 

Cuartes p’Héaicaunr. 
La suite prochainement. 


DE LA GYMNASTIQUE 


DANS L’EDUCATION LIBERALE 


L’éducation physique comprend une multitude de soins dont nous 
n’avons pas a parler dans eet article. Les questions du logement, du 
vétement, de la nourrilure, de la vie au grand air, etc., peuvent étre 
résolues de bien des fagons diverses. Nous souhaitons que les inter- 
nats deviennent trés-rares, que I’éléve réside le plus souvent dans sa 
famille ou dans une famille. Il faut reconnattre d’ailleurs que, dans 
la plupart des inlernats, tout ce qui tient 4 la salubrité, 4 Vhygiéne 
proprement dite, a fait d’immenses progres, et que, dans un grand 
nombre de maisons, le danger a redouter, c’est une trop grande mol- 
lesse, méme un certain luxe dans le régime et les habitudes physi- 

ues. 

" Ii ne s’agit pas seulement de maintenir ct de préserver la santé, 
mais encore de contre-balancer les funestes effets que produit sur le 
corps l’excés du travail de l’esprit ; il s’agirait méme d’accroitre la 
vigueur des générations nouvelles, disposées par leur naissance a 
Véliolement, car elles sont sorties de parents déja énervés et surex- 
cités. Ces générations ont besoin de quelque chose de plus que Jes 
soins qu’a toujours exigés l’enfance, il leur faut toute une hygiéne 
réparatrice dans laquelle la gymnastique doit tenir le premier rang. 
Je crains, ici, de me faire accuser de paganisme ; mais je ne saurais 
cacher mon entiére admiration pour la savante culture que les Grecs 
donnaient a leur corps et qui profitait si bien a leur esprit. 

Je mets ce que j’ai 4 dire de la dignité du corps et de la nécessité 
de le cultiver par la gymnastique sous la protection du grand évé- 
que quia traité si supérieurement de nos devoirs envers la jeunesse. 
Son avis aura d’autant plus de poids que son traité déducation, écrit 


25 Seermaaz 1872. 13 





4146 DE LA GYMNASTIQUE 


surtout au point de vue de |’éducation morale et chrétienne, ne com- 
portait pas une longue élude des questions hygiéniques. 

« L’Eglise enseigne, dit Mgr évéque d'Orléans, que le corps de 
homme est le plus noble ouvrage du Créateur aprés son 4me. Parmi 
les ceuvres les plus brillantes de la création matérielle, rien n’y est 
comparable, et cela se comprend : le corps est comme Je domicile 
de l'dme; c’est l’organe , l’instrument, la puissance extérieure de 
l’4me, et voila pourquoi, sans doute , le Créateur prit soin de la fa- 
conncr lui-méme de ses mains, et cette ceuvre, travaillée par des 
mains divines, apparut sur la terre revétue de la forme la plus digne 
et de la figure la plus belle qui soit dans l’univers. 

« Il suffit de voir le sourire, le regard, le coloris, la parole et la 
grace qui brillent sur Je visage d’un enfant et embellissent sa phy- 
sionomie; il suffit de voir quelle vie ’anime, quelle force le soutient, 
quelle ardeur le transporte et l’élance, pour comprendre que la 
beaulé, la dignité, la pureté, l’adresse, l’agilité du corps ne sont, en 
aucune fagon, des choses méprisables. Il est remarquable que! Eglise 
a des lois expresses pour interdire l’entrée du sanctuaire et le mi- 
nist¢re sacré 4 ceux dont le corps offrirait quelque difformilé, nec 
deformes. 

« Qui ne sait la touchante histoire de saint Grégoire le Grand? Un 
jour, traversant le Forum romain, il apercut des esclaves anglais 
qu'on y avait mis en vente. En voyant ces corps si bien faits et ces 
visages si beaux et si purs : Quel malheur, s’écria-t-il, que de tels 
hommes ne connaissent point le Dieu del Evangile ! Et c'est ala suite 
de cette rencontre qu'il envoya en Angleterre le saint moine Augus- 
tin et les apdtres qui la firent chrétienne. 

« Mais si rien n’égale la noblesse de la destinée du corps en ce 
monde, ow il est le compagnon et le serviteur d’une intelligence, que 
dire de sa destinée dans autre, ot Dicu lui réserve une transform 
tion céleste qui sera la glorieuse récompense de ses services et Sa 
{élicité immoritelle ! 

« L’éducation physique n’a certes pas pour but de flatter ici-bas 
les sens et leurs mauvaises inclinations, mais bien de rendre l’homme 
corps et dme, aussi fort, aussi sain, aussi indépendant que possible 
des accidents extérieurs. Ce seul mot suffit pour faire comprendre 
Yimportance et la nécessilé de cette éducation. En effet, sans une 
constitulion forte, l'homme le plus intelligent et le plus laborieux 
est réduit 4 Pimpuissance. 

« Triste jouet des maladies, il se trouve arrété 4 chaque pas dans 
Ja carriére des lettres. Les sciences, les arts, Jes métiers les plus 
humbles comme les professions les plus élevées, rien n’est possible 
sans le secours d’une bonne santé. L’éducation physique a pour but 


DANS L'RDUCATION LIBERALE. 4447 


de conserver, d’affermir ou de réparer celte santé si précieuse. » 

Cette éloquente apologie du corps, faite par un évéque, nous 
- prouve qu’en principe l'Eglise n’a jamais condamné l'hygiéne et 
l'éducation physique; mais la nécessilé ot Villustre écrivain s’est 
cru placé de faire cette apologie confirme ce que nous avons dit du 
dédain pratique ot le corps a été si longtemps tenu, et du peu de 
souci qu’ont montré les instituteurs pour I’hygiéne scolaire et la 
gymnastique, lorsqu’il était unique dispensateur et le maitre absolu 
de l’éducation. Les ordres religieux sont déja convertis 4 des prati- 
ques meilleures ; c'est l'Université et l’Etat lui-méme qu’il s’agit 
aujourd’hui de convaincre des droits du corps. 

En cette matiére, comme en une foule d'autres, nous ferons 
sagement de nous remelttre a l’école de l’antiquité grecque. 

Les anciens déclaraient hautement que la gymnastique et tout 
leur syst¢me de culture physique de la jeunesse avait pour but de 
produire non-seulement la santé, la vigueur, l’aptitude aux exer- 
cices et aux fatigues mililaires, mais aussi la beaulé. Cetle idée 
revient & chaque instant dans les Lois, dans la République, dans 
tous les nombreux passages de ses Dialogues ot Platon a traité de 
Véducation; & lire tout ce qui a été écrit sur la pédagogie depuis 
l’époque chrélienne, on n’ose plus prononcer le nom de beauté 
propos de la jeunesse. Je ne sais quelle terreur vous saisit en face 
de ce mot; mais il est certain que jamais un inslituteur moderne 
n’a dit, ou écrit, que le développement de la beauté de l'éléve était 
un des buts que l'éducation devait atteindre. 

Au moyen 4ge, on l’evt accusé de matérialisme; dans nos siécles 
ulilitaires, on répondrait : A quoi bon? et l’on taxerait l'écrivain 
de chimére et de poésie. 

Nous consentons 4 étre matérialistes comme Platon et l'art grec, 
4 étre chimériques avec tous les médecins et professeurs d’hygiéne 
qui nous disent que la parfaite beauté du corps est un signe non 
équivoque de santé physique et morale. Nous posens donc hardi- 
ment Ja beauté du corps comme un des buls que léducation doit 
poursuivre, et la beaulé ea toute chose, comme un des grands 
moyens de l’institution de la jeunesse; moyen enti¢rement né- 
gligé parmi nous, ou plulét absolument proscrit de l'éducation 
moderne. | 

Comme nous ne faisons pas iei un cours d’hygiéne générale, 
nous nenregistrerons que pour mémoire cette coulume des aris- 
tocrates de Sparte d’entourer leurs femmes grosses de belles sla- 
tues et de belles peintures. Les tribus sparttates, les femmes sur- 
tout, étaient les plus belles et les plus vigoureuses de la Gréce. Les 
Grecs avaient étendu a |’enfance et 4 la jeunesse cetle éducalion 


1148 : DE LA GYMNASTIQUE 


inconsciente quise fait par le spectacle habituel de la beauté. Tout, 
dans nos meeurs, dans notre climat, dans nos idées morales, 
dans notre constilution démocratique, s’oppose a ce que nous don- 
nions 4 nos fils et 4 nos filles cette sorte d’enseignement. Ne pour- 
rait-on pas cesser, du moins, d’infliger 4 leurs jeunes imaginations 
le continuel aspect de la laideur? 

Est-il que'que chose de plus repoussant que |’ensemble d'objets 
matériels que les enfants ont encore sous les yeux dans la plupart 
des internats? Qu’on place au moins ces maisons en pleine cam- 
pagne, et que les beautés du ciel, de la végétation, les mille splen- 
deurs que garde la nature dans les plus pauvres pays effacent de 
ces Ames délicates la sombre laideur de la salle d’étude, de la classe, 
du réfectoire, de la cour entourée de quatre murs 4 cing élages et 
des pédants a mine refrognée. 

Nous ne pouvons pas donner, comme les Grecs, 4 nos écoliers, 
méme a nos écoliers gentilshommes, le luxe des beautés de l’art et 
du climat incomparable de la péninsule ‘hellénique; donnons-leur, 
du moins, l’innocent luxe de la campagne, des arbres, des fleurs, 
d'un horizon étendu, d'un large espace de ciel étoilé et d'un large 
rayonnement de notre soleil gaulois! Ce n’est pas le soleil de YAt- 
tique, mais il n’en fait pas moins murir des vignes généreuses et 
des dmes de héros. 

Une large respiration de l’air pur, dans un beau sile élevé et 
salubre, voila le premier et le plus nécessaire des exercices gymnas- 
tiques de |’enfance. 

Le grand air et le mouvement, deux conditions fondamentales de 
la bonne éducation physique! nous ne demandons pas d’autre luxe 
4 nos internats, et nous faisons passer ce besoin méme avant celui 
d’une nourriture substantielle. 

Il ne faut pas se tromper sur le mot de gymnastique. Nous n’at- 
tachons gu’une importance trés-secondaire et trés-médiocre aux 
exercices de dislocation introduits, depuis quelques années, sous ce 
nom, dans nos colléges et jusque dans les pensionnats de jeunes 
filles. Le trapéze, l’échelle renversée, échelle du bossu, etc., peu- 
vent étre utiles dans le traitement de certaines infirmités ou diffor- 
milés spéciales, mais, comme systéme habituel de gymnastique, 
cela nous semble plus propre a faire des sallimbanques et des clowns 
que de beaux et vigoureux jeunes hommes. 

Avant la gymnastique artificielle, si savamment calculée qu’elle 
soit par des professeurs d’anatomie, nous placons la gymnastique 
de la nature, celle qui dérive tout simplement des instincts, des 
besoins, des habitudes nécessaires de l’enfance et de la jeunesse, 
et qui consiste en une foule de jeux et d’exercices tradi!ionnels 





DANS L’EDUCATION LIBERALE. 4449 


Cette gymnastique peut se passer de professeurs, et n’est pas 
imposée aux écoliers comme un devoir; elle a cet avantage, qu'elle 
peut remplir toutes les heures des récréations, et durer, si on le 
voulait, toute la journée. 

Avec le systéme des lecons de gymnastique, de la gymnastique 
4 trapézes, et & barres paralléles, on en est arrivé 4 ce résultat dans 
beaucoup d’internats : un certain nombre d’heures seulement pou- 
vant étre consacrées, chaque semaine, par le professeur, aux di- 
verses classes d’un lycée. Chaque éléve fait, en moyenne, dix mi- 
nutes d’exercices, tous les deux ou trois jours. On appelle cela 
enseigner la gymnastique. 

Donnons d’abord aux enfants le temps et les moyens de pratiquer 
la gymnaslique que leur enseigne la nature et qu’ils s’enseignent 
eux-mémes avec la mullitude de ces jeux antiques, hélas! trop ou- 
bliés. D’abord la promenade, la course, l’escalade des arbres et des 
rochers, le jeu de barres, le jeu de paume, la lutte courtoise et sur- 
veillée ; enfin les divers exercices qui deviennent un art et qui doi- 
vent étre démontrés par des praticiens : Iéquitation, la natation, 
l’escrime, Ie maniement des diverses armes et des principaux outils, 
Ja danse elle-méme si elle redevient autre chose qu’une promenade 
langoureuse a travers des groupes confus, ou une série de tortille- 
ments de hanches aussi laids au point de vue de la statuaire gu’in- 
convenants au point de vue de la décence. Hélas! la danse moderne 
a bien mérité l’ignoble représentation qu’a faite delle, avec un si 
grand talent le sculpteur Carpeaux, et que l’empire a eu l’infamie d’ex- 
poser sur la fagade du nouvel Opéra comme une provocation perma- 
nente 4 la débauche. Les paiens de Sparte bannissaient Terpandre 
pour avoir ajouté aux tro:s cordes de la lyre une quatriéme corde 
moins héroique : quel supplice n’eussent-ils pas imaginé pour un 
crime pareil contre lart, contre l’art héroique et religieux entre 
fous, la statuaire ? 

Un peuple chez qui l’architecture officielle, chez qui les monu- 
ments publics étalent de pareilles obscénités aux regards des femmes, 
aux regards des adolescents, aux regards du peuple, cet enfant éter- 
nel, est incapable de comprendre ce que c’est que l'éducation, méme 
Péducation physique, méme celle qui n’aurait d’autre but que la 
beaulé du corps. Cet enseignement de toutes les minutes, qui se 
grave dans l'dme a travers les yeux 4 l'aide des divers objets dont la 
nature ou l'art ont entouré les jeunes gens ct la population d’une 
ville, est un des plus puissants moyens pour agir sur les esprits, 
pour les élever ou pour les déprayer ; et les souillures de l’esprit se 
traduisent bien vite sur le corps en difformités et en souillures. 


1150 " DE LA GYMNASTIQUE 


Ayons autant de pudeur que les paiens de l’antiquilé et autant de 
respect qu’ils en ont eu pour l’enfance. Ce sont eux qui ont écrit : 


Maxima debetur puero reverentia; si quid 
Turpe paras, ne tu pueri contempseris annos. 


En tolérant l’exposition publique de tant d’mfamies gravées, pem- 
tes ou sculptées, |’Etat oublie ce respect dad au peuple et aux en- 
fants. 

La nudité des anciens dans les jeux de la palestre n’offensait pas 
ja pudeur comme une foule de nos usages, de nos pemtures et de nos 
danses en toilette. Nous ne proposons pas, cerles, de rétablir Yen- 
tiére nudité dans les exercices gymnastiques ; 3! est cependant d’une 
excellente hygiéne @’exposer directement la peau 4 lair et au soleil 
quand la température le permet. 

La meilleure gymnastique, nous ne saurions trop le répéter, c est 
la gymnastique naturelle, la promenade dans la campagne, les jeax 
et les travaux manuels au grand air, en un mot tous les exercices 
qui n’ont pas besoin d’étre enseignés par un maitre et qui sont de 
tradition parmi les écoliers. Voila pour la premiére enfance. Ce n’est 
qa’un peu avant Ja puberté qu’il faut commencer les arls gymnasti- 
ques. Nous sommes loin de proscrire entidrement tous les apparedis 
et exercices usilés depuis quelques années; mais on doit étre sobre 
dans leur emploi et les réserver en général pour des cas spéciaux, 
pour rétablir l’équilibre détruit entre certains membres et pour pa- 
rer 4 quelques infirmités. 

Aprés la gymnastique naturelle, i} faut done passer surtout apr 
exercices qui par eux-mémes ont une utilifé pratique et sont a la 
fois des moyens de fortifier le corps et de munir l'homme d'une res- 
source pour le travail, pour la récréation ou contre le danger. L’es- 
crime, le maniement des diverses armes, auxquel nous ajouterons 
celui de certains outils primitifs, l’équitation, la natation, la danse, 
‘voila des arts plus profitables 4 la beauté et & la force musculaires 
et moins ennuyeux que les contorsions du trapéze et les autres usa- 
ges de la gymnastique moderne. 

L’escrime, c’est-a-dire le maniement de P’épée, doit se compléter 
forcément, de nos jours, de l’exercice du sabre de cavalerie et, dés 
que les forces le permettent, d'une autre excellente gymnastique, 
Vescrime 4 la baionnette. Ce dernier exercice, outre son utilité mili- 
taire, est le meilleur peut-étre de tous ceux qui ont élé imaginés ré- 
cemment pour donner au corps souplesse et vigueur. Le poids du 
fusil, si vivement manié par nos fantassins, ajoute 4 la vertu de cés 
mouvements rapides, mesurés et qui ne manquent pas d’élégance. 








DANS L'EDUCATION LIBERALE. 4454 


Le jeu de l’épée doit précéder celui des autres armes; il peut étre 
enseigné méme avant la puberté, 4 la condition d’¢étre alternative- 
ment praliqué de chaque main, car il donne 4 la main dont on se 
servirait exclusivement, vis-a-vis de celle qui resterait inactive, un 
surcroit de force trop disproportionné. Ce n’est qu’aprés un temps 
assez ‘long qu'il faut décidément tenir l’épée de la main droite et 
étudier l’escrime comme art d’application. 
Donnons-nous le plaisir, sur cette humble matiére de Yemploi 
égal des deux mains, de citer le plus profond et le plus aimable des 
sages, le divin Platon, qui, en maints endroits, a si merveilleuse- 
ment fraité de la gymnastique. 
« Limportant est surtout de savoir ce qui concerne le maniement 
des armes, car il y a avjourd’hui 4 ce sujet un faux préjugé auquel 
personne ne fait altention : on s’imagine, par rapport a l’usage des 
«mains dans toutes les actions qui leur appartiennent, que la nature 
-a mis de la différence entre la droite et la gauche. Quant aux pieds 
-et aux autres membres inférieurs, il ne parait pas qu’il y ait aucune 
distinction entre la droite et la gauche pour les exércices qui leur 
-sont propres ; mais 4 l’égard des mains, nous sommes en quelque 
sorte manchots par la faute des nourrices et des méres. La nature 
-avait donné 4 nos deux bras une égale aptitude pour les mémes ac- 
‘tions. C’est nous quiles avons rendus fort différents l'un de l’autre 
par l’habilude de nous en servir mal... Nous en avons la preuve dans 
les Scythes, chez qui Pusage n’est pas d’employer la main gauche 
uniquement pour éloigner l’arc et la droite pour amener la fiéche a 
eux, mais qui se servent indifféremment des deux mains pour tenir 
Parc ou la fléche. Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples pris 
‘de l'art de conduire les chars et d'ailleurs; lesquels nous montrent 
-clairement qu’on va contre l’intention de la nature en se rendant la 
gauche plus faible que la droite... Un athléte parfaitement exercé au 
pancrace, au pugilat et & la luite n’est point embarrassé de combat- 
tre de la main gauche et ne devient point touf 4 coup manchol, ni 
ne se présente avec effort et dans une position désavantageuse 4 son 
adversaire lorsque celui-ci, transportant l’altaque d’un autre cété, 
Voblige 4 suivre son exemple. Voila, ce me semble, ce que l’on a 
droit d’attendre de ceux qui manient les armes pesantes et toute autre 
-espéce d’armes. Il faut que celui qui a recu de la nalure deux bras 
pour se défendre et pour altaquer, autant qu'il dépend de lui, n’en 
laisse point un inaclif ct incapable de lui servir. Et si quelqu’un nais- 
Sait tel que Géryon ou Briarée, il faut qu’avec cent mains il puisse 
lancer cent Javelots. 

« C’est aux hommes ct aux femmes qui président 4 l'éducation de 
la jeunesse 4 prendre des mesures sur tout ceci et a faire en sorte, 


1152 DE LA GYMNASTIQUE 


celles-ci en veillant sur les jeux des enfants et la maniére dont on 
les éléve, ceux-la en dirigeant leurs exercices, que tous les citoyens, 
hommes et femmes, qui naissent avec la faculté de se servir égale- 
ment bien des deux pieds et des deux mains, ne gatent point par de 
mauvaises habitudes les dons de la nature. » 

L’équitation fait parlie de )’apprentissage militaire, auquel toute 
notre jeunesse est aujourd’hui contrainte. C'est un excellent exer- 
cice, mais qui, dans la constitution de Parmée et de la société elle- 
méme, ne peut étre offert également 4 tous, méme dans les établis- 
sements d’études libérales. Il serait bon, sans doute, d’avoir un ma- 
nége 4 portée de tous les grands internats et possible d’avoir quel- 
ques chevaux de main dans les colléges situés 4 la campagne. Mais 
l’équitation est encore un exercice de luxe que toutes les familles de 
la classe cultivée ne peuvent pas donner a leurs enfants. C’est de 
toutes les parties d’une gymnastique compleéte celle que j’abandonne 
le plus volontiers comme une récréation codleuse et réservée seule- 
ment 4 quelques-uns. Pour ceux-l4 méme & qui leur fortune permet 
de s’y livrer dés l’enfance, je partage les appréhensions exprimées 
par le judicieux évéque d'Orléans dans son Traité d’éducation. Cet 
exercice, dans les mceurs d’aujourd hui, passionne trop vivement la 
jeunesse et détourne trop souvent les écoliers de leurs devoirs sé- 
rieux. Nous ajoutons ceci : que la manie des courses équestres et la 
facon dont ces courses sont pratiquées, le genre d’influence qu’elles 
exercent sur la production du cheval ct ?éducation du cavalier sont 
& nos yeux un symptéme de corruption et de décadence. Le vrai che- 
val et le vrai cavalier de guerre ne se forment pas 4 cetle école : la 
France n'a pas besoin de jockeys, mais d’hommes d’armes. La crainte 
de faire de nos fils des jockeys nous inspire une certaine défiance 
contre l’équilation introduite dans les colléges; elle doit cependant 
avoir sa place dans une éducation itbérale, mais rien que sa place. 

Le plus salutaire des exercices du corps est a la portée de tous, 
quand les lieux le permettent, c’est la natation ; la gymnastique n’a 
pas un moyen supérieur de développer harmonieusement tout l’or- 
'ganisme. Dans la natation, tous les muscles travaillent : les quatre 
membres sont mis en jeu dans une égale proportion. Aucune hy- 
pertrophie de telle ou telle portion de la machine humaine ne peut 
se produire. Le poumon lui-méme se fortifie, en concourant par un 
jeu particulier 4 l’ensemble de l’action. Ajoutez a cela l’effet toni- 
que d’une eau fraiche et vive, l’action du grand air et du soleil sur 
la peau, qui ne les ressent jamais que dans ces occasions, et vous 
aurez les plus excellentes conditions de gymnastique et d’hygiéne 
dans lesquelles on puisse placer le corps de l'enfant et du jeune 
homme. On ne saurait trop exposer la peau, surtout pendant la jeu- 








DANS L’EDUCATION LIBERALE. 4153 


nesse, 4 la vivifiante influence du soleil et de l’air. Un des mérites 
de Ja natation, c'est la nudité qu’exige cet exercice. Le bain doit 
étre précédé et entremélé d'une insolation sagement mesurée, mais 
aussi longue que possible. 

Quand la qualité de l’eau se joint aux vertus cu’a par elle-méme 
la natation, la vigueur et la beaulé se développent singuliérement 
chez les races qui la pratiquent. Sans parler des populations mari- 
times, nous voyons encore, au bord de certains fleuves, de fortes 
familles de bateliers qui figurent parmi les plus belles, les plus sai- 
nes, les plus vigoureuses de la France. Notre fleuve par excellence 
pour la natation hygiénique, c’est le Rhéne avant qu’il soit devenu 
tout 4 fait méridional. Le nature a mis dans ces eaux merveilleuses 
le reméde 4 Vétiolement et au lymphalisme, que produisent les 
villes et les manufactures voisines. On voit encore, entre Lyon et Va- 
lence, quelques-uns de ces admirables mariniers du Rhéne, pareils 
a des Neptunes sculptés par Phidias, et qui lirent de leur fleuve une 
partie de leur force et de leur beauté; la navigation 4 vapeur, et 
peu a peu la suppression de toute navigation sur le Rhdéne ont déja 
fait disparaitre en grande partie cette noble race. 

Toutes les maisons d’étude n’ont pas un fleuve, et surtout un fleuve 
comme le Rhéne 4 leur portée. Mais une trés-grande abondance, une 
profusion d’eau est absolument nécessaire a4 tous les internats. A 
défaut du voisinage d’une belle riviére, que les fondateurs choisis- 
sent un beau site, pourvu d’eaux vives et salubres, orné d'arbres, 
embelli de quelques perspectives faites 4 souhait pour I’élévation de 
lame par le plaisir des yeux. Qu’on y pratique, en plein soleil, de 
vastes bassins de natation, assez étendus pour que !es écoliers y ap- 
prennent parfois l’excellent exercice de la rame ; enfin que le parc 
du lycée permette aux enfants l’utile plaisir du jardinage, dont pres- 
que tous sont avides. Ils y trouvent le double avantage d’un travail 
salutaire 4 leurs membres et certaines notions d'agriculture et de 
botanique élémentaires recues de la nature elle-méme, et qu’il est 
honteux de ne pas posséder a l’Age ow I’cn sort des colléges. 

Constatons ici, une fois de plus, que les divers moyens de bonne 
éducalion physique indiqués a la fois par l’expérience et par la théo- 
rie sont infiniment plus répandus et mieux administrés dans les 
institutions dirigées par les ordres religieux que dans les maisons 
de V’université. Il n’y a rien encore, entre les mains de !’Etat ensei- 
gnant, de comparable, sous le rapport de la gymnastique et de l’hy- 
giéne, 4 certains grands établissements tenus par des prétres catho- 
liques. C’est la un argument de plus, aprés tant d’autres, contre les 
internats universitaires. Les familles et le pays n’ont rien 4 gagner 


ASS DE LA GYMNASTIQUE 


4 ce que I’Etat se fasse maitre de pension et mérite le nom gir 
de marchand de soupe. 
_ Il serait trés-piquant et trés-instruclif de voir l'éducation phys 
que restaurée par le clergé. Si l’Eglise, au moyen age, a cru devur 
dompler par le jedne, la macération, l’immobililé, des races ew- 
bérantes de sang et de passions barbares, elle commence a ret 
naitre qu'elle est aujourd’hui en face de populations anémqua, 
énervées, et qu’il s’agit de relever la vigueur des tempérameats. (s 
pouvait l'abaisser autrcfois sans péril pour des corps gonllés deh 
séve barbare, et au plus grand profit de l’équilibre intellectuel. Ces 
esprit lui-méme, de nos jours, qui nous sollicite 4 augmenle 
vitalité physique! Il se sent dépérir dans nos corps appauvrs. 
Aprés mille déclamations éloquentes en faveur de I’ hygéne publ: 
que, de plaidoyers grivois et mystiques pour la réhabilitatioa dl 
chair, les libres-penseurs matérialistes et l'Université édedmue 
n’ont encore rien fait de sérieux dans le sens de Péducation nyse 
trice que réclament les généralions nouvelles. Sans nous parler da 
tre chose que de nos devoirs et de nos besoins moraux, nos pare 
catholiques ont pris plus de souci de la santé de nos enfatls.le 
droits du corps ont été mieux sauvegardés par ceux qui s'occupet 
avant tout de la vie de l’ame. Tant sont fécondes la pensée religes® 
et Pardeur dominante pour les choses divines! Dans la plus huni 
comme dans la plus haute matiére, on trouve a vérifier la puss? 
civilisatrice de ce précepte de l’Evangile : « Cherchez prem 
le royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroll. 
Rentrons dans notre sujet-et passons de cette philosophies 
au plus profane, je veux dire au plus profané de tous hes arts. la 
danse fut d’abord un acte religieux lié A la musique, comme hat 
sique était liée a la poésie ; elle a depuis longtemps cessé durt® 
art pour devenir un amusement de plus en plus grossier. Ilnesi 
pas pour nous d’en proposer la réforme, mais de chercher at 
nous offre encore quelque ressource pour l'éducation physique * 
l’on veut se faire une idée des hauteurs d’ou est tombée cel até 
puis V’époque des paiens d’Athdnes jusqu’a celle des paiess é 
Paris ; sil'on veut savoir en méme temps quel parti on peut tir é 
la danse dans un sysléme complet de gymnastique, qu’on nous pt 
mette de citer encore Pharmonieux disciple de Socrate ; on roup" 
-pour notre société, dite chrétienne et civilisée, en comparant ¢ ® 
Jerapport de la noblesse et sous celui de la décence, et sous cell 
la grace, la danse athénienne aux danses modernes. A nos yews, 
vieillis peut-étre, et pour notre imagination désintéressée des 
mondaines, rien de plus disgracieux, de plus désordonné, & plas 











DANS L’EDUCATION LIDERALE. 1455 


indécent, de plus désagréable & la vue et 4 tous les sens.que le bal 
moderne le plus ruisselant de lumiéres, de fleurs et de parures. 
Pour se plaire dans cet étouffant tohu-bohu et ne pas trouver nos 
danses grotesques, il faut étre fort jeune et apporter dans ces réu- 
nions un tout autre mlérél que celui de l'art. Une rustique bourrdée 
d’Auvergne dansée sous un chéne n’est pas plus laide au point de 
vue plaslique que nos danses de salons ; et en Auvergne au moins on 
respire. Pour les yeux d'un statuaire d’un artiste amoureux d’har- 
monie, de noblesse, d’ordre et des véritables élégances de la forme 
humaine, une féte dansante a toujours quelque chose de choquant 
depuis les bals des Tuileries jusqu’a ceux des Eldorados, des Alca- 
zars, des Casinos et des Alhambras, ou se trémousse la canaille sous 
leil indulgent de Ja police. Revenons vile & l’antiquité grecque. 
«La gymnastique, dit Platon, a deux parties, la danse et la lutte. 
ly a aussi deux sortes de danses: l’une qui imile par ses mouve- 
ments les paroles de la Muse, en conservant toujours un caractére 
de noblesse et de liberté, l'autre destinée 4 donner au corps et a cha- 
cun des membres la santé, l’agilité, la beauté; leur apprenant a se 
fléchir et 4 s’é¢tendre dans une juste proportion, au moyen d’un mou- 
vement bien cadencé, distribué avec mesure et soulenu dans toutes 
les parties de la danse... — Nous ne négligerons pas les danses imi- 
tatives telle qu’est ici la danse armée des Curétes, et a Lacédémone 
celle des Dioseures. Chez nous pareillement la vierge Pallas, protec- 
trice d’Athénes, ayant pris plaisir aux jeux de la danse, n'a pas jugé 
qu’elle dat prendre ce divertissement les mains vides, mais qu il 
conyenait qu'elle dans&t armée de toutes piéces. Il serait donc a pro- 
pos que les jeunes garcons et les jeunes filles, pour faire honneur au 
présent de la déesse, suivissent son exemple, ce qui leur serait 
avantageux pour la guerre et servirait 4 embellir leurs fétes. ll faut 
aussi que les enfants, dés leurs premiéres années jusqu a ce qu’ils 
soient en état de porter les armes, fassent en procession des priéres 
publiques 3 tous les dieux, montés sur des chevaux, ef toujours re- 
vétues de belles armes; et que, dans les danses et dans la marche, 
ils accompagnent leurs priéres aux dieux et aux enfants des dieux 
d’évolutions et de pas tantdt plus vifs tantét plus lents. C'est aussi a 
cette fin, non 4 aucune aulre, que doivent tendre les combats gym- 
nastiques et les exercices qui les précédent, car ces combats ont 
leur ulililé pour la guerre comme pour la paix, pour ]’Etat, comme 
pour Jes particuliers. » ; 
La danse doit done étre conservée dans la gymnastique; c'est la 
partie de cel art, destinée & donner au jeune homme I'élégance, la 
noblesse et la grace des mouvements, comme les autres exercices 


1156 DE LA GYMNASTIQUE 


donnent la souplesse et la vigueur. L’instituteur est malheureuse- 
ment contraint 4 prendre cet art tel qu’il est devenu dans la 
société présente. Mais il est possible de le ramener A des attitudes 
plus décentes et plus nobles, 4 des mouvements plus profitables 4 
l'élégance ou a la dignité du corps. Les jeunes gens d’aujourd’bui 
dans leurs costumes, dans leur tenue, dans tout l'ensemble de leur 
aspect, rappellent beaucoup les palefreniers de leurs grands-péres. 
L’enlaidissement général est, sans doute, une des conséquences de 
la démocratie; tachons, cependant, de résister sur ce point, comme 
sur les autres, 4 ce que tant de solennels imbéciles appellent 
progres. 

Le progrés de la danse consisterait pour nous & revenir dans cet 
art, comme dans beaucoup d’autres, aux pratiques athéniennes. 
Rien ne s’oppose a ce qu’on rétablisse, dans les gymnases des 
grands internats, Ja danse armée dont parle Platon. La chose est 
méme si facile qu’elle a été faite. Nous avons vu des exercices avec 
la lance et le bouclier, exécutés en cadence et réglés par la must 
que, une sorte de pyrrhique, dansée avec beaucoup de noblesse et 
‘de grace par des écoliers. Ce n’était pas dans cette université tant 
accusée de paganisme, et qui a trop oublié les traditions paiennes 
en fait de gymnastique ; c’était dans le collége dominicain d'Oul- 
lins, qu’a dirigé le fondateur d’Arcueil, I’admirable P. Captier, ce 
grand coeur, digne d’étre martyr de la religion et de la France. 

Nous ne savons si cet exercice a subsisté. L’idée en était parfaite- 
ment sage, assez sage pour avoir, sans doute, été fort combaltue 
de tous les cétés, et pour avoir succombétrés-probablement. 

Nous avons aujourd'hui, en faveur des divers exercices gymnaslt 
ques, comme préparation au maniement des armes, 8 la vied 
camps et 4 la guerre, un douloureux mais irréfutable argument. 

La jeunesse lettrée n’a plus le droit d’étre délicate et faible de 
corps; tous nos enfants sont appelés au service militaire. Que celle 
mesure nous agrée ou non, il le faut pour le salut, pour lhonneur, 
pour la vengeance de notre pays. Si le service militaire obligatore 
contraint toutes les familles 4 s’occuper plus qu’elles ne le font de 
maintenir et d’accroitre par une bonne éducation physique la santé 
et la vigueur de leurs enfants, nous aurons tiré un grand bénéfic 
de nos malheurs. ; 

Ce n’en est pas moins une calamité et une honte que dans w 
monde civilisé, comme prétend I’étre le monde européen, tous [és 
jeunes hommes, sans exception, soient condamnés bon gre mal 
gré au militarisme et & tous les abrutissements de la caserne. Lo's- 
qu’o songe que cette nécessité est imposée & l'Europe par [attitude 








DANS L’EDUCATION LIBERALE. 141 


qu’a prise, et le régime qu’adopte pour elle-méme une nation qui se 
dit chrétienne, savante et lettrée, on est éclairé plus que jamais sur 
tout ce qu’il y a de menteur dans la science, dans l'art, dans le ca- 
ractére germaniques ; on connait 4 fond ces barbares 4 demi bap- 
tisés et frottés d’érudilion qui, aprés dix-huit siécles de christia- 
nisme et trois cents ans de haute culture littéraire, viennent implanter 
en Europe le dogme de la guerre perpétuelle. Faisons-nous donc 
par Phygiéne et la gymnastique des corps assez robustes pour les 
luttes qui nous attendent et pour mettre fin par une paix triom- 
phante a la guerre sauvage qu’on nous a faite. 


Victor pE LApRADE. 


LE JUBILE SECULAIRE 


DE L'UNIVERSITE DE MUNICH 


L’Allemagne a plus que tout autre pays le culte des anniversaires. 
‘ Elle les célébre partout, dans l’intérieur de la famille, ot Ja date de 
la naissance de chacun des membres raméne un jour de féte; ou le 
moindre petil bourgeois célébre, au bout de vingt-cing ans, ses no- 
ces d'argent, en attendant les noces d'or, plus rares, qui correspon- 
dent 4 notre cinquantaine, aussi bien que dans la vie publique, ou 
chaque événement important est rappelé par une de ces cérémo- 
nies solennelles désignées sous le nom de jubilés, et qui marquent, 
suivant des usages variables, des périodes de vingt-cing ans, de cin- 
quante ans ou d’un siécle, dans la vie des institutions ou des grands 
corps. Ce culte est éminemment respectable : il correspond 4 un 
sentiment dont nous sentons, hélas! trop souvent l’absence dans 
notre pauvre patrie : il atteste qu’en Allemagne on sait tenir compte 
des traditions. C’est en méme temps le signe le plus infaillible de la 
vie, de l’activité des diflérents corps. De méme que les fétes de famille, 
religieusement observées au foyer domestique, témoignent de l’union 
vérilable de tous les membres, et que l’oubli de ces pieux anniver- 
saires est un indice du refroidissement qui précéde la rupture de 
tous les liens, de méme, ces réunions, ces discours, ces banquets, 
ne sont pas seulement lc prétexte d’un vain apparat ou d'une dé- 
pense improductive, on y trouve l'occasion, en revenant sur un passé 
qui n’est pas sans gloire, de voir ce qui manque au présent, d’orga- 
niser ce qui peut mieux assurer |’avenir. Quand il s ‘agit des univer- 
sités, les rapports des professeurs et des éléves prennent un carac- 
tére plus intime; les temoignages de sympathie et de reconnaissance 
s échangent entre la cité qui donne asile 4 linstilution et ce corps 
professoral que le plus petit artisan s’enorgueillit de posséder dans 








LE JUBILE SECULAIRE DE L'UNIVERSITE DE MUNICH. 4150 


sa ville nafale. Nous ne savons pas en France faire de telles fetes, 
parce que nous n’avons plus, a cause des funestes effets de notre 
centralisation, l'idée de grandes associations, vivant d’une vie pro- 
pre, ayant leurs moeurs, leurs antiques usages, leur esprit. Il y a 
donc plus d’un enseignement a retirer pour nous des fétes qu’on vient 
de célébrer 4 Munich. Au surplus, elles ont emprunté aux circon- 
stances actuelles une importance exceptionnelle. C'est le premier ju- 
bilé universitaire célébré depuis l’érection du nouvel empire, et le 
sort a placé cette féte dans une ville qui, par son rang de capitale 
d’un Etat catholique, de métropole de l’Allemagne du Midi, pourrait 
justement prétendre 4 opposer son influence & la prépondérance do- 
minatrice de Berlin. La solennité de Munich pouvait donc aboulir ou 
a une manifestation nationale qui, sans hostilité contre l’ordre de 
choses actuel, aurait prouvé pourtant 4 l’Allemagne et & ’Europe 
qu’il existe encore une Baviére, ou a une affirmation encore plus pé- 
remploire de la sujétion ot la Prusse a placé ses prétendus alliés. 
Ace double titre, c’est un événement qui ne doit point passer ina- 
percu. 

De ces deux alternatives, la premiére devait nécessairement |’em- 
porter sur la seconde. L’idée de l’unité allemande et de la reconsti- 
tution de empire a été une idée universitaire avant d’étre devenuc 
une prélention prussienne ; les professeurs en ont été les champions 
dans leurs cours longtemps avant que ce réve ett quelque chance de 
se traduire par des faits dans l’ordre politique. La majorité de ceux 
qui devaient prendre part a la féte était donc dévouée a la cause qui 
triomphe aujourd’hui. Le particularisme est en défaveur chez ces éru- 
dits, auxquels leurs études doivent pourtant inspirer le respect du 
passé. Ce sont pour la plupart des hommes de l'avenir, traduisez en 
francais les admirateurs de la pouilique du prince de Bismark, les 
adversaires du catholicisme, les défenseurs de ce qu'on est convenu 
d’appeler les droits de la libre pensée. 

Cependant l’université de Munich s‘intitule encore catholique; 
elle posséde une faculté de théologie canoniquement reconnue par 
le Saint-Siége, et dont la réputation a été Pun des tilres de sa gloire. 
Cette circonstance edt suffi, en des temps moins troublés, pour im- 
poser aux hétes venus de l’Allemagne du Nord, aux représentants 
du protestantisme et de la science séparée de la foi, une attitude 
pleine de réserve. Je rappelais, dans un précédent article, que !’uni- 
versité de Munich est Vhéritiére de Puniversité d'Ingolstadt, transfé- 
rée & Landshut en 4800, et 4 Munich en 4826. Or les hautes écoles 
d’Ingolstadt ont été, depuis la Réforme, le principal boulevard du 
catholicisme dans | Allemagne du Sud, et, dans la période contem- 
poraine, c’est 4 Munich qu’ont enseigné les apologistes les plus émi- 


4160 LE JUBILE SECULAIRE 


nents de la foi catholique. La présence des professeurs qui ont formé 
presque tout ce que le clergé allemand compte d’hommes remar- 
quables devait donc altester que ]’Allemagne tout entire n’a pas en- 
core déserté la foi de ses aieux; et un tel caraclére imprimé 4 cette 
féte, dans un pays ou la jeunesse prend, hélas! I’habitude d’enten- 
dre les professeurs parler du christianisme comme on parle de la 
religion de Bouddha ou de la doctrine de Confucius, edt été un grand 
exemple dont plus d’un maitre aurait pu tirer profit. Il n’en'a rien 
été, puisque la faculté de théologie était condamnée a s’effacer dans 
cette solennité. En effet, M. Deellinger remplissant cette année les 
fonctions de recleur, sa situation de prétre en révolte contre I’Egtise, 
et frappé de ses censures, interdisait 4 ses collégues toute participa- 
tion active & des fétes ot leur présence aurail pu étre interprétée 
comme un acte d’adhésion a des doctrines qu’ils réprouvent. I en 
est résulté que ces fétes de Munich, malgré tous les efforts qu'on a 
faits pour leur donner de l’éclat, ont trahi 4 chaque instant cet em- 
barras qui résulte d’une situation fausse. Dans presque tous les dis- 
cours on remarque la trace d’un inévitable sous-entendu ; la pensée 
n’ose pas aller au bout d’elle-méme. Les libres penseurs ne se ha- 
sardent pas & complimenter la Baviére de sa docilité 4 Pégard de la 
Prusse, ni de V’hostilité que son gouvernement a naguére (émoignée 
au Saint-Siége. Ils sentent que le terrain n’est pas encore assez preé- 
paré, que les instincts nationaux de la Baviére sont encore trop puis- 
sants, que le catholicisme y tient encore trop de place, que leurs fé- 
licitations, en un mot, seraient l’équivalent d'une amére ironie. 
D'autre part, les représentants de l’université elle-méme sont con- 
damnés 4 ces formules vagues qui s’imposent 4 un corps profondé- 
ment divisé, et qui ne veut pas étaler le spectacle de ses dissensions 
intestines. 

Le ciel méme, dont un de nos orateurs radicaux du Midi invoquait 
naguére le témoignage en faveur de la république, en montrant le 
soleil radieux qui faisait mdrir moissons et vendanges, tout en illu- 
minant le banquet des fréres et amis, le ciel s’est aussi mis de le 

lie pour contrarier la féte, et a versé & tout moment des torrents 
e pluie pendant les trois jours des solennités. Je crois 4 la neutra- 
lité parfaite du soleil, aussi bien en matiére universitaire qu’en ma- 
tiére polilique, et je ne vois dans les averses qui ont inondé parfois 
la féte de Munich pas plus d’indice d'une malédiction, que de traces 
alpables d’une consécration céleste dans les chauds rayons dont 
sont bruilés les banquets démocratiques. Toujours est-il que le mau- 
vais temps trouble l‘ordonnance d’une féte et lui dte quelque peu de 
son prestige. L’effet général a été manqué. 
Et cependant il y avait quelque chose de touchant dans cette con- 


DB LUNIVERSITE, DB MUNICH. 1461 


vocation de tous les éléves d'une université; dans ce concours de 
vieillards, d hommes dans la maturité de Page ou du talent, ve- 
nant tendre aux générations plus jeunes une main fraternelle ‘et 
saluer, dans les étudiants qui suivent encore les cours, Yavenir de 
celte Baviére qu’ils ont servie et aiméé. Mais quelle cordialité plus 
franche aurait présidé & ces réunions, quel nombre plus considé- 
rable d’anciens éléves y aurait pris part, si l’université ne traver- 
sait un élat de crise et n’avait renié ‘une partie de ses anciennes 
traditions! De quelque cété qu’on jettedes regards, din cété des mai- 
tres, des invilés officiels o8 du pubhe des anciens éléves, la féte de 
Munich revét Je méme earaciére : c'est une sorte de manifestation 
extérienre de la cenfiscation d’une wierle université catholique et 
nationale au profit de unite allemande, du protestantisme et de Ja 
libre pensée. 
Ces réserves faites, il faut convenir que rien n‘avait été négligé 
pour rehausser la solennité. Représentations solennelles aux deux 
théatres ; banquet offert par la ville de Munich au corps universi- 
taire, banquet de l’université elle-méme, le lendemain, dans la 
grande salle de l’Odéen ; promenade des corporations d’étudiants ; 
excursion 4 Landshut, au berceau ve |’ université actuelle, tout avait 
été réuni pour faire de la féle de Ja science une féte nationale et 
méme populaire; et ce dernier but aurait été bien mreux atteint, si 
la part de Dieu ett été faite, si: une grande ecérémonie relizieuse evt 
montré & la foule qui se pressait dans les rues pour voir défiler les 
voitures du cortége que les hommes de science n’oublient pomt que 
toute lumiére vient de Dieu. On cherche vainement, en effet, dans 
ce programme si rempli en apparence, et pourtant si vide, ce Te 
Deum solennel, ot l'université catholique edt rendu grace de sa 
prospérité quatre fois séculaire: dans tous ces discours, je vois fi- 
gurer des toasts nombreux ; je vois des orateurs se lever, le verre en 
main, pour complimenter leurs convives, ou des personnages offi- 
ciels, dans une grande salle richement décorée, qui célébrent , en 
périodes sonores, la gloire de la civilisation moderne. Ou est ce ser- 
mon, ot i était si facile de rappeler éloquemment Ja nécessité de 
Vunion de la foi et de la setence ?.lacune d’autant plus regrettable que 
ce discours eut pu étre l’adieu touchant d’un des professeurs les plus 
aimés de la faculté de théologie, de l’un des meilleurs prédicateurs 
du clergé bavarois, le R. P. Haneberg, qui quittait 4 la fois, non 
sans regrets, et sur l’ordre formel du saint-siége, sa chaire 4 !’Uni- 
versité et son couvent des bénédictins de Munich pour devenir évéque 
de Spire. 
Aussi je ne sais quoi de sec et de sbannteaque se trahit dans tous 
les comptes rendus de ces solennités. Le premier jour des fétes a 
25 Seprewar 1872, 74 








1162 . L& JUBILE SECULAIRE 


été, selon moi, le plus beau, je dirais presque le mieux réussi. Hya 
quelque chose d’émouvant & voir le corps universitaire, réuni dans 
l’Aula ou salle des actes solennels, recevoir les félicitations du gov- 
vernement représenté par un ministre; celles de PAcadémie royale 
de Baviére; celles dela vite de Munich, au nom de laquelle le boury- 
mestre porte Ja parole; enfin celles des universités allemandes, dont 
les députations ont chargé un savant tel que M. Curtius d’étre lear 
orateur, et des universités étrangéres, dont hommage est adressé 
par l'un des plus grands philologues de l'Europe, M. Max Miiller. Au 
banquet offert par la ville de Munich, la décoration méme de la salle 
ou: le corps municipal recevait ses invités ne manquait point d'un 
heureux 4-propos. On y avait représenté le bourgmestre de Munich 
recevant, en 1826, les professeurs et les étudiants de Landshut; et 
dans le groupe symbolique de ces nouveaux hdtes de la capitale on 
avait réuni les portraits de tout ce que le corps professoral de Land- 
shut compltait alors d’hommes illustres. Au théAtre de la cour, pour 
couronner la journée, on donnait Lohengrin. Le roi Louis ne pouvait 
laisser passer cette occasion de glorifier la musique de Wagner; sur 
le second théatre, on jouait Minna de Barnhelm, de Lessing. 

La seconde journée a été marquée par la.grande séance oi le 
recteur a prononcé le discours solennel. L’université avait regu la 
veille les hommages; elle rendait en quelque sorte le second jour’ 
ses hétes les félicitations qu’ils lui avaient apportées. Aprés la cé- 
rémonie, un banquet a eu lieu dans la vaste salle de ]’Odéon, aucune 
salle du palais de l’université n’étant assez vaste pour recevoir d'aussi 
nombreux convives. Ce banquet a été, par certains détails, J'inler- 
meéde comique dela fle; on a eu, en effet, l’idée bizarre de rédiger 
en latin la carte du festin. Je ne sais qui s’est donné la peine de faire 
cet admirable latin de cuisine, pur cette fois de tout barbarisme, 
mais nullement exempt de ridicule. Le rédacteur y a mis tout 900 
esprit et toute sa littérature: homo nec infacetus et satis litteratus, 
dirait Cicéron. Je soupconne méme, qu’en dépit du mot célébre de 
la Bruyére, une telle merveille est l’ceuvre de plusieurs. Un seal 
pourrait trouver les charmantes traductions de Bordeaus,, Chateau ls 
Rose ou de Champagne mousseux; une seule intelligence a pu & 
couvrir bulbx rotundz americanz pour dire des pommes de terre, & 
envelopper la sardine classique de la périphrase pisciculi oleo pe 
fusi. Mais la Iégende de la bombe glacée représentant la chat 
mante statuette de Praxitéle qui est au musée; la traduction da 18 
de Madére par molle silvestre, vu que Madeira, en portugais, signifie 
un pays boisé, la mention du fameux gourmand Apicius, a propos 
des petits pois, tout cela a du étre discuté dans un savant aréopege. 
Je renonce a traduire cette carte unique en son genre ; toate traduc- 


DE L'UNIVERSITE DB MUNICH. 4163 


tion affaiblirait le charme, et grace & ces quelques explications, les 
compatriotes de Berchoux et de Brillat-Savarin sont 4 la fois assez 
bons latinistes et assez bons gastronomes pour se tirer de cette élo- 
quence culinaire'. | 
Mais laissons ces petits détails pour arriver;aux discours impor- 
tants. Le grand compliment fait a l'Université de Munich, au nom 
des universités allemandes comme des universités étrangéres, c’est 
d’étre entrée résoldment dans les voies du progrés moderne : c'est 
en un mot d’avoir déserté ses traditions catholiques. M. Doillinger ne 
pouvait, en face de son passé, accepter un tel éloge; mais sa situation 
actuelle lui a interdit toule protestation, méme indirecte. Son dis- 
cours s est borné a une revue solennelle de l'histoire des universiltés, 
a une glorification de la restauration de l’Empire; il a parlé de tout, 
sauf.de ce qui préoccupait les esprits sérieux et de ce qui le préoc- 
cupe lui-méme, de la situation de l’université de Munich, ou bien au 
sein de |’Eglise, comme jadis, pour étre le rempart du catholicisme 
en Allemagne, ou bien en face de l’Eglise comme maintenant, un 
pied dans le schisme, et l'autre dans l’incradélité ou Phérésie pour 
défaire en quelques années }’ceuvre d’un passé de quatre siécles. 
Les apologistes maladroits ont aggravé cette situation fausse par 
leurs malencontreux éloges. Un des collaboratéurs de la Gazette 


‘ Voici le texte complet de ce chef-d'ceuvre : 


SYMPOSIUM 
Gustatio. 
Pisciculi oleo perfusi et salmones fumo siccati ad cibi appefentiam excitandam,. 
Mensa prima. 
Jus pingue testudinaceum, carnali succo Liebigiano conditum. — Sahmones 


Danubiani, qui Rhenanos saporis gracia facile vincunt, cum Jiquamine et bulbis 
rotundis Americanis. — Bovini lumbi assi, omnibus horti olitorii deliciis coronati. 
— Caro ferina inter fungos natans, opere pistorio inclusa. — Squillz cum vitellis, 
oleo et aceto in unum mixtis. — Capones pingues ex mcluta urbe Ratisbonensi 
advecti. — Pisa novella, coctura Apiciana macerata. 


Mensa secunda. 


Placenta major dulciaria, opere \ aaa sigillis aliisque artificiis mirabilem in 
modum ornata. — Figura pueruli Monacensis (a barbaris dicti Hitnchener Kind), 
Praxitelis ingenio inventa et ipsius manu expressa, qua ut Alpes transcendit, — 
proh dolor! — frigorum vi eorrepta et conglaciata est. — Fragum regionis gla- 
cialis genera varia, botanicorum oculis et studiis nunc primum proposita. 


Vinum. 


Dulce Hispanicum, molle Silvestre. — Mite Burdigalense. — Fortius Palatinum 
ex vineto Jesuitarum depromptum. — Ex castro Rosario oriundum. — Spumans 
Campanum. 


4464 LE JUBILE SKCULAIRE DB L'UNIVERSITE DE MUNICH. 


d’Augsbourg a fait un long rapprochement entre les fétes universitai- 

res de Munich et le décret d’expulsion des jésuites. Personnifiant dans 

M. Deellinger l’adversaire du jésuitisme en Allemagne, et faisant allu- 

sion au prénom d’Jgnace qu'il porte, il s’est écrié avec une emphase 

toute tudesque: « Ignacea combattu contrelgnace. L’Ignace moderne, 

“homme du dix-neuviéme siécle, acombattu et renversé le vieil Ignace 

de Loyola, le défenseur etle propagateur du despotisme et des téné- 

bres. » En dépit de ce puéril jeu de mots, il est permis de douter que 
l’ceuvredu « vieil Ignace » soit si vite abattu par le « nouveau. » M. Deel- 
linger le sait mieux que personne. Hélas! quelle signification aurait 
eu, il y a dix ans, cette féte présidée par Villustre auteur de tant 
de travaux sur I'Eglise! avec quelle joie on ett célébré cette coinci- 
dence providentielle qui donnait pour le jubilé. le rectorat a la fa- 
culté de théologie, et 4 Puniversité M. Deellinger pour recteur ! Ces 
discours, ces hommages rendus.4 tout un corps en la personne de 
celui quien était une des illustraliqns les plus pures, eussent éé 
le digne couronnement d’une noble vie. Aujourd hui le maitre vénéré 
est pour les uns un simple sujet de curiosité et d'études, et pour les 
autres un sujet de scandale. Les libres penseurs observent curieuse- 
ment la lente évolution du théologien révolté loin du giron de cette 
Eglise 4 laquelle le rattache tout.son glorieux passé, ils se demandent 
jusqu’od il ira et se tiennent préts 4 applaudir & chaque chute nou- 
velle, tout en souriant de pitié 4 chaque hésitation du prétre qui veut 
retenir au moins quelque chose de san anlique renommée d’apolo- 
giste. Les catholiques gémissent, quelques-uns le maudissent ; plu- 
sieurs l’insultent, et tout en flétrissant les procédés de leur polémique 
hous n’en reconnaissons pas moins que la logique et la raison, sinon 
lacharité, sont deJeur cété. Pour nous, c’est avec une profonde tris- 
tesse que nous avons vu avorter ainsi l’unique manifestation reli- 
gieuse que |’Allemagne put faire aujourd’hui dans le monde de 
la scence, entre les mains de celui qui semblait appelé 4 lui don- 
ner sa signification la plus haute, Pauvre, noble ét grand esprit, 
sur lequel ona raison de dire que le dernier mot n’a pas encore été 
prononcé. Sera-ce le mot d’indulgente, consolation de l’Eglise 4 un 
penitent soumis et repentant, ou le cri de triomphe poussé par les 
ennemis de l’Eglise sur la tombe de Lamennais? C’est le secret de 
Dieu : mais le pére de toute miséricorde nous permet d’espérer tou- 
jours, et ne demande qu’a se laisser fléchir. 
. G.-A. Hemmics. 





REVUE CRITIQUE 





I. Histoire d Allemagne. ~— Tome L, Origines de l’Allemagne et de I’Empire germani- 
que, par M. Zeller. 1 vol. — II. QEuvres de Virgile, texte latin, avec commentaire, 
par M. Benoist, t. III. — III. Mari ef femme, par M. Wilkie Collins. 2 vol. — IV. Dia- 

des vivants et des morts, par M. Edmond Biré. 4 vol. — ¥. Histoire du 105¢ 
batailion, par M. Vincent d’Indy. 4 vol. 


I 


Une histoire d’Allemagne a toutes sortes de raisons que nous n’avons pas 
besoin de déduire pour étre recherchée aujourd’hui chez- nous. Ce que 
nous avons sur ce sujet, dans notre langue, est vieux et de peu de valeur. 
Le moins mauvais peut-étre de ces ouvrages nous vient de l'homme le plus 
léger en toutes choses, de Voltaire. Ses Annales de l'Empire sont un livre 
superficiel, mais d'une clayté parfaite. Il fut composé en quelques mois 
pour I'wsage d'une princesse allemande qui ne démélait rien auparavant 
dans l’histoire de son pays, et fut, en un instant, dans toutes les mains aris- 
tocratiques de |’Allemagne. | 

Mais Voltaire, outre qu'il ne comprenait rien a l’esprit germanique, 
n’avait vu, ainsi qu "ont fait d’ailleurs tous ceux qui se sont occupés en 
France du méme sujet, que l' Empire dans l'histoire de l’Allemagne. Or ce 
sont choses trés-ditférentes, et l'histoire de l'une n‘est pas l'histoire de 
autre. Il n’y a rien d’essentiellement allemand dans cette suite de com- 
pétitions et de luttes pour la domination entre les grandes familles prin- 
ciéres d’au-dela du Rhin; le but qu’elles poursuivent, les pouvoirs qu’elles 
se disputent ets ‘arrachent sont le fruit d’une idée toute latine, un réve es- 
sentiellement romain. C'est d’une autre ambition qu’a toujours été animcée 
la race allemande : pousser en avant dy cété du soleil, des contrées douces, 
des régions fertiles, envahir en un mot, voila quel d été son constant et 
inassouvissable instinct. Faire l'histoire de l’empire germanique n’est donc 
pas faire l'histoire de }' Allemagne, l'histoire da peuple allemand. Le peuple 
allemand, pris dans son ensemble, a toujours eu une autre aspiration, 


bod 
- ~~ + tame 


4166 REVUE CRITIQUE. 


celle de se ruer sur ses voisins de |’Occident et du Midi, deles déloger et de 
sasseoir en leur lieu et place & ce festin que la nature leur sert copieux 
et succulent, sans leur demander presque la peine de l’appréter. 

Cet appétit, qui se traduit par de constantes tentatives d'invasions, a été 
signalé, dés le commencement de la derniére guerre, par un de nos colla- 
borateurs les plus distingués , M. Heinrich, dans un opuscule dont nous 
avons parlé ici, et qui a été remarqué partout, mais toutefois sans frapper 
autant l’attention qu’il le méritait : Les invasions germaniques en France’, 

Cette méme vue historique domine le grand et savant tableau que M. Zel- 
ler a entrepris de nous donner du développement de l’Allemagne, et dont 
le premier volume vient de paraitre*. C'est 4 la lumiére de cette idée juste 
et profonde que nous allons voir se dérouler dans toute leur largeur, avec 
leurs alternatives de débordements et de refoulements, de succés et de 
revers, ces irruptions intermittentes qui constituent toute la vie du peuple 
allemand, et dont la derniére, par suite des faux calculs et de l’incurie du 
pouvoir, vient de nous emporter deux provinces. 

Ah! comme nous l’avons peu connu, ce peuple allemand, surtout depuis 
deux siécles ! Avec tout l’esprit que nous avons — il faut le croire, puisque 
méme nos ennemis nous l’accordent — nous sommes de grandes dupes. Nous 
en avons cru, 4 ce sujet, sur parole des écrivains intéressés 4 nous trom- 
per: au dix-huitiéme siécle, Voltaire et les encyclopédistes, 4 quiil conve- 
nait que nous prissions pour une nation d’élite celle dont les rois et les 
princes achetaient leurs flagorneries viles et laches ; plus tard, une femme 
de génie outragée dans son sexe et son talent, qui, pour se venger d'un 
despote brutal, nous tracait, sans doute {de ‘bonne foi, mais avec un 
peu de parti pris, comme autrefois avait fait Tacite, une image idéale de 
la race auprés de laquelle elle était allée chercher l’hospitalité. Voltaire 
et sa clique, madame de Staél et sa queue de romantiques béats et igno- 
rants, voila les auteurs primitifs de nos ridicules erreurs sur le caractére, 
l’esprit, le génie, les inclinations des Allemands, erreurs déjA funestes 
dont il faut nous hater de revenir, si nous ne voulons pas qu’elles devien- 
nent fatales. | 

Rien ne pourra mieux nous tirer de notre aveuglement 4 cet endroit que 
le livre de M. Zeller. L’auteur a fait ses preuves de savoir et de talent dans 
la haute école ot il enseigne et dans le monde ou sé¢s Entretiens sur I his- 
toire ont été beaucoup lus. I connait son Allemagne a fond, dans le passé 
comme dans le présent, et la juge sans préjugé comme sans ‘illusion. Nous 
n’entendons pas nier, sans doute, qu'un peu de ressentiment ne se méle 4 
ses apprécialions : qui pourrait reprocher un peu d’émotion aun Frangais 


14 vol. in-8. Hachétte, 1870. 

* Histoire d Allemagne. — Tome. I, Origines de l’Allemagne et de I’Rmpire germanique, 
r Jules Zeller, professeur d'histoire 4 )’Ecole normale. 4 vol. in-8, avec quatre cartes. 
idier, éditeur., 

















REVUE CRITIQUE. 4167 


parlant aujourd’hui de l’Allemagne? Mais est-ce calomnier un peuple que 
d’arracher le voile dont justement une prévention bienveillante l'avait 
revétu? | 

En téte de son ouvrage, M. Zeller a placé une introduction ou il renverse 
les idées que nous nous sommes trop longtemps faites sur |’ origine, les 
dispositions natives, la primjtive civilisation, le développement historique 
et la destination présumée de la race germanique, et discute celles que 
cette race infatuée de sa valeur cherche 4 donner d’elle au monde, Ce 
morceau, d'une éloquence ferme et contenue, est la clef de tout le travail 
que se propose de publier l'auteur, et, veut ¢tre.Ju d'abord, et avec soin. 
L’ouvrage qu'il précéde en sera comme la démonstration. 

Quelle sera I’ étendue de son travail? M. Zeller ne saurait le dire lui-méme; 
il nous prévient loyalement que « il sera long et peut-étre volumineux ». — 
« Ce n’est pas, ajoute-t-il, une improvisation de circenstance,; on sail qu'il 
avait déja été, un peu prématurément, il est vrai, annoncé il y a plus de 

dix ans. J’espére compenser par la rapidité dela publication, la longueur 
de lattente. » 

Le premier volume, le seul que nous ayons encore, entame, aprés des 
préliminaires trés-neufs sur le sol de la Germanie, sur les races germaines, 
leurs meeurs, leur organisation primordiale, ce long récil des invasions 
germaniques, inégalement espacées, mais toujours prétes 4 reprendre, 
dont la suite forme, 4 proprement parler, toute l’histoire de l’Allemagae. 

Aprés avoir montré ce peuple envahisseur, ce « peuple-invasion, » 
comme il l’appelle, cantonné en avant des Slaves, derriére le Danube et be 
Rhin, ov l’avaient refoulé Marius, César et Drusus, ef contenu dans ces li- 
mites jusqu’au troisiéme siécle, M. Zeller nous fait assister 4 la débacle 
romaine du cinquiéme siécle, ace débordement de la barbarie, dont les: 
flots pressés qui s’appellent les Huns, les Goths, les Burgondes, les Sué- 
ves, jes Alains, les Vandales, percent les digues savamment dressées et 
vigilamment gardées sous les Antonins, mais qui ont été négligées de- 
puis, et & la fin abandonnées. Terrible est ce spectacle. A l’encontre de 
quelques historiens optimistes qui ont voulu nous faire croire 4 l’exagéra- 
tion des contemporains énervés, et se sont efforcés d’adoucir les horreurs. 
de cette « tempéte humaine, » le nouvel historien lui restitue sa coulear ; 
il tient surtout 4 ce qu'on ne vole point a Attila son titre de Fleau de Dieu, 
qu'il a si bien gagné, dit-il. 

Une chose dont on sera frappé 4 la lecture de cette partie de l’ouvrage, 
qui retrace pourtant des événements si éloignés de nous, ce sont les analo- 
gies singuliéres qu’ont les faits d’alors avec ceux d'aujourd’hui. « Les rap~ 
prochements faciles a faire sont, dit M. Zeller, dans le caractére continu des 
mémes choses. » Qui, les Germains sont aujourd hui encore ce qu’ils étaient 
a cette époque; et nous, nous sommes, hélas! ce qu’était Rome en ce 
temps. C'est 4 faire trembler, car si toutes choses continuaient de ce train, 


1168 REYUE ORITIQUE, 


ce n’est pas la France, c’est la civilisation qui serait perdue. Quoi qu’¢He 
prétende en effet, l’AHemagne n'a pas en soi les éléments nécessaires & la 
régénération du monde. Si elle a eu depuis deux siécles un développement 
remarquable, il lui est venu de son contact avec la société latine. En retom- 
bant sous '‘l'influence du teutonisme du Nord incarné dans 1a Pruése, elle n’a 
' pour perspective que la barbarie. « Eh!'s écrie M..Zeller, quel avantage le 
nouvel empiré allemand a-t-ilapporté jusqu'ici & la Civilisation et, je dirai 
méme, en bonne consetence, a la véritable Allémagne? Pour la France, elle 
est amenée, bon gré mal gré, & ne plus se contenter aujourd hui d’avoir 
une armée,'mais 4 devenir aussi, de nation peut-étre guerriére qu'elle 
avail été, une nation militaire, une nation armée; son salut, mamtenant 
sans cesse menacé, est 4 ce prix. La Prusse a+t-elle rendu un grand service 
4 I’Europe, en la faisant passer de l’ére des armées permanentes 4 celle 
des peuples armés? et n’est-ce pas retourner un peu 4 la barbarie? » 
tes Ao Pea “WS . 


3 i 


I] 


Un savant travail de philologie went de s’achever, ceuvre de: bénédictin. 
qu’on s’étonne de voir paraitre au lendemain de nos revers et de 108 révo- 
lutions intestines. Nous voutens parler du Virgile de la collection des clas- 
siques anciens de la maison-Hachette, dont le dernier volume nous arrive 
juste au moment ou les colléges; un instant fermés, s’apprétent 4 rouvrir 
leurs portes, et que, pour ce motif, nous tenons 4 signaler tout de suite '. 
Cette édition nouvelle s’adresse aux professeurs, aux hommes d'étude, a 
tous ceux qui ont le sentiment des. letires anciennes, et pour qui c’est une- 
Jouissance sans égale:de -retreuver,. purifiés des scories qui s'y étaient 
attachées dans le cours des siécles, et plus largement éclairés, les chefs- 
d’ceuvre dans l'étude desquels ils ont passé leur enfance. 

Nous avons déja. parlé plusieurs fois de cette édition de Virgile. Nous ne 
répéterons pas ce que nous en avons dit-au deuble point de vue philolo- 
gique et pédagogique. Sous le-premier rapport, M. Benoist s’est tenu dans 
un intelligent milieu entre la quiétude traditionnelle d’une eertaine classe 
déditeurs et le fébrile souci de certains autres. Le zéle de ceux-ci a eu 
souvent le méme résultat que l'incurie de ceux-la, et les anciens ont eu 
presque autant a soufirir de la sciente que de l’ignorance de ceux qui, dans 
ces derniers temps, se sont faits leurs parrains. Pour Virgile en particulier, 
_ iky avait un double écueil 4 craindre : ou de rester en arri¢re des progrés 
_ réels de la philologie, ou de se lancer dans ses aventures. M. Benoist a sa- 


1 QBuvres de Virgile, texte latin publié d’aprés les travaux les plus récents de la phi- 
lologie, avec un commentaire critique et explicatif, par M. Benoist, professeur de fa- 
culté. T. Il. : 








REVUE CRITIQUE. 41169 


gement navigué entre Je courent routinier, représemté chez nous par la 
reproduction des éditions Amar et Lemaire, et le beurant novateur, figuré 
en Allemacne par les éditions de-M. Ribbeok. « Que convenait-il donc de 
faire? dit M. Benoist. C’éiait de reprendre ce. texte:de M. Ribbeck, de le 
revoir, dien controler la-begon ‘a l'aide des documents amassés par |’édi- 
teur lui-méme, de.comparer ‘cette legon 4 toutes celles que nous avons 
déja, so antérieures, soit contemporaines, et de donner ‘celle que la 
seience francaise doit accuedlir et aveuer; de la donner librement, sans 
craindre, aprés une- étude patients et conseiencieuse, le reproche de bar- - 
diesse excessive ou celué dé timidité. » Et c’est ce qu'il a fait. 

Rien donc ici de ees horripidantes nouveautés de texte et d’orthographe 
qu offrent certaines éditions étrangéres. Les yeux habitués 4 lire Virgile 
dans Lemaire ou dans le P. Larue ne seront que rarement heurtés par la 
modification des mots dans les vers; et ne le seront jamais par celle des 
lettres dans les mots. Ce n’est pas que, sur ce dernier point, M. Benoist 
n‘ait éprouvé de vives tentations d'innover; mais il y a résisté : il a res- 
pecté, tout en les déplorant, nos vieilles habitudes et un peu aussi, il faut 
le dire, les intéréts de l’éditeur, dont l’archaisme est la moindre passion 
et qui sait qu’en France rien ne réussit moins, si raisonnable que ce puisse 
étre au fond, que ce qui est singuher et bizarre. Cependant cette contes- 
sion de M. Benoist n’est que temporaire; il espére bien amener la maison 
Hachette 4 accepter pour les autres auteurs dont la publication lui est con- 
fiée les procédés orthographiques des vieux manuscrits. Nous verrons 
bien; mais n’y a-t-il pas, dans cette obstination un peu de puénilité? Nous 
nous demandons sincérement ce'que gagneront auprés de nous les écrits 
des Latins 4 ce changement purement matériel, et de quelle importance il 
est d’écrire michi au lieu de miht, et nichil au lieu de nihil. Les héros de 
Corneille et de Racine font-ils plus d’effet au théatre, aujourd'hui qu’ils 
sont cestumés & j'antique, que quand ils y paraissaient, les hommes en 
perruque flottante, et les femmes en mules & haats talons et en robes a pa- 
nier? Cette recherche, cette passion de la couleur locale, sont du roman- 
tisme, et rien de plus. La science a ses enfantillages, et cet engouement 
pour la vieille orthographe en est un. S’y acharuer irait d’autant plus mal 
a M. Benoist, qu’il n’a pas entendu — il le déclare — faire, 4 proprement 
parler, des éditions savantes, mais des éditions « d’un caractére mixte, et 
qui doivent, avec une certaine étendue, avoir la précision, la netteté, la 
forme arrétée des livres classiques, et toutefois participer 4 la science des 
éditions purement critiques. » 

Outre l'amélioration des textes, les éditions Hachette s'en proposent 
aussi linterprétation; la pédagogie y a sa place comme la philologie. 
Sans déprécier la premiére partie du travail de M. Benoist, ce que nous en 
préférons c’est la seconde, la partie pédagogique, nous voulons dire le 
" commentaire explicatif, les notes. Les critiques dont sur ce point il a été 


1170 REVUE CRITIQUE. 


Yobjet et A la réfutation desquelles il s'attache dans la préface un peu 
diffuse de ce dernier volume, nous semblent peu fondées. Les notes sont 
courtes, claires, bien placées; elles consistent en rapprochements, en 
interprétations grammaticales, historiques, mythologiques , quelquefois 
littéraires, mais rarement, et cest de quoi nous louons I’habile profes- 
seur. Les beautés des poétes — de Virgile, entre autres — se sentent 
mieux qu’elles ne s’expliquent. Tachez que le lecteur l'entende sans irep 
de peine, et il n’aura pas besoin que vous l’aidiez Ale godter. Ecartez — 
- pour nous servir d'une heureuse image de M. Benoist — les épines qui en- 
tourent ses roses ; faites qu’on puisse. saisir la fleur sans trop de temps, de 
peine et de blessures aux doigts, et l'on vous dispensera d’en analyser le 
parfum. Qu’est-ce, aprés tout, qu’un commentaire littéraire? Une facon 
honnéte de dire au lecteur qu’il manque d'intelligence esthétique, partant, 
une impertinence. Le nouvel éditeur de Virgile a fait preuve de tact en 
sen abstenant. 

Nous avons déja exprimé le regret que ce commentaire soit en frangais. 
C’est une assez mauvaise imitation des nouveaux commentateurs allemands. 
Il semble qu'il y avait convenance 4 parler latin chez Virgile, et que sous 
son toit il edt été poli d’employer sa langue, comme il l’est de se servir, si 
peu qu'on le sache, de l’idiome d'un étranger chez qui l'on a Vhonneur 
d’étre admis. Les Variorum et les auteurs des éditions ad usum Del- 
phini, auquel M. Benoist a tant emprunté, étaient bons 4 imiler aussi sur 
ce point. 

Ces anciennes et excellentes éditions avaient quelque chose que nous 
déplorons de ne pas trouver dans celles auxqueiles appartient le Virgile de 
M. Benoist : c’est I'Index vocabulorum, ce dictionnaire de tous les termes 
employés par un auteur, et souvent des formes diverses sous lesquelles ils 
se présentent chez lui. Que de temps économiseraient ces précieuses tables 
alphabétiques dont l’humble mais utile réle rappelle celui du soufflear 
dans le troisiéme acte des Plaideurs : 


Moi, je viens secourir leur mémoire troublée. 


Leur suppression laisse pour nous, dans ces éditions, un vide que ne com- 
pensera pas tout le zéle, tout le savoir dont elles témoignent d’ailleurs. 


IIT 


La gymnastique, qui a tant de peine 4 se naturaliser chez nous, et que 
préehe ici méme aujourd'hui M. de Laprade, a pris en Angleterre des dé- 
veloppements qui refroidiraient peut-étre le chantre de Psyche, s'il voyait 
ce qu'elle tend & faire et ce qu’elle a fait daja des blonds fils d’ Albion, et, 


REVUE CRITIQUE. 1114 


par suite, de leurs pudiques sceurs. Les spectacles Jes plus godtés aujour- 
d’hui au dela du détroit,. méme par le grand monde, sont exactement de 
ceux que le peuple, chez nous, va voir aux baraques de la foire. Ce triste 
gout. provoque heureusement par ses excés une réaction. Cette réaction 
éclate dans un nouveau roman de M. Wilkie Collins, Mari et femme, dont 
M. Bernard Derosne vient de nous donner la traduction‘. Ce roman aux 
larges proportions tranche singuliérement avec les fictions rachitiques et 
essoufflées dont nos journaux repaissent la curiosité de leurs lecteurs. Il 
témoigne de la puissance de fécondation de |’auteur. La situalion ne pro- 
mettait pas, d’entrée, le développement qu'elle a pris sous sa plume. 
Et pourtant, quand on y regarde de prés, on reconnait qu'elle le com- 
portait en réalité, et que, .excepté peut-étre vers la fin, ou intervient 
un personnage quelque peu fantastique et d'une nécessité contestable, 
les procédés de dilution en usage dans le roman-feuilleton n'y ont pas 
été invoqués. Le tampérament des acteurs une fois admis, le noeud du 
drame se formait inévitablement, et les efforts pour le briser ne pouvaient 
de longtemps aboutir; car e’est un piége dont on ne se dépétre pas aisé- 
Ment, que celui des lois écossaises, quand on s'y est laissé prendre, et 
on y est naturellement pris, quand on se marie 4 Gretna-Green, comme 
Jes héros du roman de M. Wilkie Collins. 

Ii ne faut pas qu’a ce nom de Gretna-Green nos lectrices ferment le livre. 
Sans doute, le nouveau roman de M. Wilkie Collins ne tient pas précisément 
ce que semble promettre son titre de Mari et femme, puisque les individus 
ainsi qualifiés, comme on dit en style d’huissier, n'ont contracté mariage en- 
semble nulle part, pas méme devant le complaisant forgeron écessais ; mais, 
4 une chute prés arrivée antérieurement a J’action qui Jui sert de point de 
départ, il n’y a rien dans le récit dont le cané Je plus susceptible puisse se 
formaliser. Les acteurs principaux ne sont pas précisément d ailleurs ceux 
que l'on suppose; la lutte véritable — car il y a lutte, et c’est en cela que 
l'ceuvre est bien apglaise — la lutte est entre un séducteur brutal et un 
juriste retors, appartenant tous deux Ala haute aristocratie, dont ils re- 
présentent l'un le passé et l'autre le présent : Geoffrey Delamayn, le type 
des futurs héritiers de la pairie britannique, et sir Patrick Lundie, l'un 
des derniers échantillons de la vieille noblesse anglaise. 

Mari et femme est donc un roman satirique. L’auteur y poursuil sur- 
tout l'éducation donnée aujourd'hui de préférence aux hommes, cette 
éducation musculaire, comme il l’appelle, qui n'a souci que du perfec- 
tionnement physique de l'individu. « J’admets, dit-il par la bouche de 
sir Patrick, qu'un homme, dans la grande majorité des cas, sera plus 
propre 4a l’exercice mental, s'il le combine avec l'exercice physique, 
Toute la question entre les deux est une question de proportion et de 


4 2 vol. in-42. Librairie Hachette. 


1172 REVUE CRITIQUE. 


degré, et mon reproche contre le temps présent est que le temps pri- 
sent ne tient pas compte de cette proportion.. L’opinion populaire en 
Angleterre tend de plus en plus 4 considérer la culture des muscles comme 
aussi importante que la culture de l'esprit, et va méme plus loin, sinon 
en théorie, du' moins en pratique; elle va jusqu’d donner Ja premiére 
place 4 )’éducation corporelle... Si c’est un sentiment & respecter et a en- 
courager, ajoute-t-il, montrez-moi quel.avantage national en est résulté. Oa 
est l’influence de ces explosions d’enthousiasme, dont le grand monde lui- 
méme est prodigue pour les succés dans les exercices du corps sur Jes in- 
téréts sérieux de la vie? Et comment ont-elles amélioré le caractére da 
peuple? Sommes-nous individuellement plus préts & sacrifier nos pelits 
intéréts privés au bien public? Traitans-nous les questions sociales de notre 
temps d’une maniére plus remarquable, plus résolue, plus équitable et plus 
ferme? Sommes-nous devenus visiblement et incontestablement un peuple 
plus pur dans nos meeurs commerciales? Y a-t-il quelque chose de plus 
sain, de plus élevé, dans ces amusements que dans d'autres amusements 
qui, dans d'autres ‘pays, retracent fidélement un autre goft public?... J'ai 
dit, poursuit-il, qu’il serait bon de combiner l'étude des livres avec un sain 
exercice physique ; je le dis encore, pourva que cet exercice soit restreint 
dans de justes limites. Mais quand te sentiment public intervient dans la 
question et place positivement les exercices du corps au-dessus des livres, 
alors je répéte que le sentiment public est extrémement dangereux. Les 
exercices du corps, dans ce dernier. cas, prennent le premier rang dans 
les pensées du jeune homme; ils absorbent son intérét, ils dévorent tout 
son temps, et finissent, sauf de rares exceptions, par fare de lui, sdrement 
et hautement, un homme inculte au point de vue moral et intellectnel, et 
peut-ctre un homme dangereux. » 

C’est en effet un homme de cette espéce qu’est en train de devenir le 
beau Geoffrey Delamayn, un héros des exercices athlétiques de |'univer- 
sité d'Oxford et le personnage principal du roman. Il ses exploits en 
Zymnastique tourné la téte A une de ces belles filles a'Aftion, « qui bailleat 
derriére leur éventail au thédtre, quand l’acteur fait appel a l’intelligence 
ou aux sentiments, et qui agitent leurs mouchojrs, en proie 4 un hométe 
délire, lorsqu’on exhibe devant elles le spectacle de la beauté ou de la force 
physique de l'homme, » et il s’agit, au moment ot le roman s‘ouvre, de 
tenir. la promesse qu’il lui a faite, en régularisant leur situation par un de 
ces mariages qui se contractent, sans préliminaires aucuns, a la frontiére 
d’Ecosse, par le seal fait d’avoir passé une heure ensemble sous le méme 
toit. Geoffrey, chez qui la brutalité n'exclut pas l’astuce, se substitue au 
rendez-vous un de ses amis, jeune et honnéte marin, ignorant des dangers 
de cette commode mais redoutable législation, et qui va, de la part de l'a- 
ristocratique et galant hercule, porter un poulet ala belle qui attend & 
l’auberge l'heure de la cérémonie nuptiale, et dont, pour étre resté, malgré 


REVUE CRITIQUE. 1173 


Ini, quelques heures auprés delle, il se trouve, 4 son désespoir, étre 
devenu légalement l’époux. Dégager l’obligeant marin du piége od sa 
Joyauté est tombée, et, au lieu de l'enthousiaste admiratrice du centaure 
Geoffrey, 4 laquelle une loi absurde le lie, Jui faire épouser une aimable 
et spirituelle jeune fille qu'il aime et dont il est aimé : voila proprement 
lobjet du drame. Drame, disons-nous, car, bien que l'action ne soit pas 
incidentée par de grandes péripéties, ele marche cependant, et vivement 
serrée, sous la conduite de l’habile homme de loi dont nous avons parle, . 
lequel, autant par antipathie pour le gentleman-athléte que par intérét 
pour sa victime, s'est juré de faire triompher l’innocence et | honneur. Ce 
que lui créent d’obstacles, avec l’embarrasgant Goliath, les coquins qui 
exploitent la situation et les amoureux qui s'y empétrent; ce qu’il rencontre 
de figures originales et de caractéres étranges; ce qu'il développe de res- 
sources juridiques et autres pour vaincre, ne saurait se deviner ; car l’An- 
gleterre, dans sa vie privée, nous est peu connue. L’intérét est donc vif, 
au moins pour ceux qui se plaisent avant tout au spectacle des meceurs des 
hommes, et qui aiment un écrivain dont on peut dire, comme de ]’homme 
dont parle le poéte : Mores... multorum hominum qui vidit et urbes. 


IV 


La comédie aristophanesque, celle qui met en scéne, et sous leur nom, 
les personnages vivants, n'est plus, grace 4 Dieu, dans nos meeurs. On ne 
ferait plus aujourd'hui er et parler sur les tréteaux un histrion travesti, 
et figurant le chef de I'Etat. Fat-il un autre Cléon, nul n’oserait pousser 
la liberté jusqu’a faire dire 4 ce dépositaire du pouvoir: « 0 peuple, 
peut-il y avoir un citoyen qui t'aime plus que moi? Tant que je t’ai dirigé, 
j'ai accru ton trésor en extorquant aux uns, en violentant les autres, sans 
jamais tenir compte des ‘individus, le tout pour obtenir tes bonnes graces, 
dtoi qui es la foule! » On ne lui opposerait pas surtout un charculier ré- 
pliquant : « Certes, 6 peuple, iln’yarien la de bien merveilleux, et j’en 
ferais bien autant. Je te fournirais bien aussi du pain que je yolerais aux 
riches. Je te prouverai, peuple d’Athénes, que l'amour que Cléon te porte 
se réduit 4 se bien chauffer 4 tes dépens, » Ces personnalités brutales ne 
seraient tolérées nulle part. Le moyen Age, qui alla loin pourtant dans la 
liberté théAtrale, n’a rien fait de semblable, méme quand il meltait de la 
politique dans ses Mystéres, ses Farces et ses Sotties. On n’en aurait pas 
méme aujourd'hui la pensée. Ce ne sent plus des individualités, ce sont 
des types que la comédie moderne met au théatre; et quand ces types 
sont pris dans les acteurs des. événements contemporains, quel soin ne 
prend-elle pas pour leur éter ce qui pourrait les faire ressembler & un 


portrait! 


1174 REVOE CRITIQUE. 


Mais il y a un genre voisin de la comédie qui fait, comme dans |'sncia 
théatre d’Athénes, agir et parler sous leur nom des personnages ties et 
connus : c’est le Dialogue. Les anciens ont été les inventeurs de cette serte 
de drame privé, uniquement destiné aux récréations de Yesprit. Toe 
fois: — et bien qu'il fat moins propre que la comédie a éveiller les suscep. 
tibilités de l’amour-propre et de l'honneur — les anciens n’y introduisirest 
que des noms appartenant de droit a l'histoire. Ces petites pitces ‘ape 
laient, par suite, Dialogues des morts. 

Le dix-septi¢me siécle imita ce genre comme tous les autres; mau, 
comme tous les autres aussi, il le transforma et le saupoudra de sl pat 
lois. Boileau, tout d’abord, en fit, dans ses Héros de romans, un mori 
instrument de satire off, sans les nommer toutefois, il ridiculisa les pode 
et les romanciers 4 la mode, les La Calprenéde, les Scudéry, les Gup- 
lain. Plus tard, ce genre devint, sous la plume de Fénelon, un cadre por 
de piquants entretiens ‘de politique et de philosophie, mais dont kus 
les vivants furent exclus. 

‘ Un homme d'esprit vient de ressusciter ce genre depuis longtemps ae 
donné, en le remettant dans ta tradition de Boileau. Les Dialoges 
vivants et des morts de M. Edmond Biré‘ rappellent les Héros de renett 
par l’esprit, mais ils les dépassent de beaucoup en hardiesse satingr. 
Boileau s’attaquait aux vivants, mais sans les nommer eux-mémes : mae 
moiselle de Scudéry ne parait chez lui que sous les traits de Clélie, ¢ Ct 
pelain que sous ceux de la Pucelle. Chez M. Biré, c’est sous lears os 
que les interlocuteurs se montrent, et le langage qu’ils parlest 2 et pas 
une imitation, une charge grotesque du leur : ce sont presque nue 
leurs propres paroles que l'’auteur leur met 4 la bouche. Celle ante 
aristophanesque éclate surtout dans les dialogues politiques; at —¢ 
c’est un trait encore par lequel ces nouveaux dialogues des morts 2 & 
tinguent de ceux de Lucien et de ses anciens imitateurs — la poli 
‘occupe la premiére et principale place dans ces fictifs entretiens : sa! 
politique idéale telle qu’en font quelquefois les morts de Fénelou, mish 
politique courante, celle d’hier et d’aujourd’hui. Vous y trouver, © 
exemple, M. Km. Ollivier, le ministre au « coeur léger, » et M. Gabel 
I’homme-foudre, le héros de Lonjumeau, disputant sur la valeur de lest 
exploits en présence de leurs deux ombres, MM. Philis et Laurier, 4* 
reconnaissant, a la fin du débat, dignes de passer de front a l'immoral: 
« Gambetta, vous étes un grand homme! s’écrie le ministre de Napokeall. 
plus grand encore que moi!... Non, non, mon ami, ne vous récres pe 
je le dis comme je le pense. Qu’ai-je été, aprés tout? Mirabeau, Benj 
Constant et Lamartine. Oh! mon Dieu, pas davantage. Mais vous, men 
‘vous! vous avez été & la fois ministre de la guerre comme Lebeeul, ge 


4 4 vol. in-42, avec une prélace de M. de Pontmartin. Paris, librairie Lecof 








REVUE CRITIQUE. ATS 


d’armée comme Napoléon Ill, et ministre de V'intérieur comme Emile Olli- 
vier. (Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre.) » 

. Ailleurs, vous entendrez Yoltaire et M. Edmond About vantant 4 M. de 
Bismark les services qu’ils ont rendus |’un et l'autre a la Prusse ; M. Glais- 
Bizoin, subissant, 4 la porte de la Chambre, le 12 février 1874, le jour 
de l’ouverture de |'Assemblée nationale, les compliments de condoléance 
des députés élus, sur l’échec de sa candidature, et les ironiques consola- 
tions de M. de Tillancourt, et M. Crémieux, resté, lui aussi, sur Je carreau 
de la bataille électorale, recevant la visite de ses collégues du 4 sep- 
tembre, et les complimentant du bout des dents sur leur élection. Mais 
les deux meilleures scénes — le procédé admis — sont celles qui ont pour 
titre : le Numéro 606 et les Tracasseries de M. Mortimer-Ternauzx. Dans 
la premiére — et l'idée est assez ingénieuse — c’est M. Picard, l’ancien 
collégue de M. Jules Simon au gouvernement de la défense nationale, 
M. Picard, le jovial sceptique, qui, revenant de son ambassade (ou il n’est 

jamais), et trouvant toujours au ministére de l'instruction et des cultes 
l'auteur de la Religion naturelle, da Devoir et de la Politique radicale, lui 
demande comment il peut accorder ses doctrines avec ses fonctions. Le 
contraste qu'il y a entre le philosophe et le ministre est trés-malignement 
relevé. Mais M. Simon n'est pas embarrassé pour si peu; on n’a pas pro- 
fessé pendant vingt ans la philosophie, pour rester 4 court d’arguments 
avec un raisonneur de la force de M. Picard. Et puis, M. Simon n’a-t-il pas 
sa grande ressource, les larmes? Mais son avisé contradicteur ne lui laisse 
pas le temps d’en user : au premier signe d’humidité dans les yeux du mi- 
nistre, il sort en sifflottant, sur un air de vaudeville, une strophe de 
Quinet. M. Simon retombe abattu sur son fauteuil, presque décidé 4 don- 
ner sa démission, et se surprend a pleurer pour de bon. « Tiens, dit-il en 
s’essuyant les yeux, c'est drdéle, je pleure comme s’il y avait quelqu'un! » 
Ce « comme s'il y avait quelqu’un » est du meilleur comique. 
« Eh bien, non, reprend-il, je ne donnerai pas ma démission. Cela fe- 
rait trop de plaisir 4 Picard. » 22-2 

II n’en est pas ainsi entre M. Thiers et son collégue, défunt M. Mortimer- 
Ternaux, l’historien de la Terreur, que soutient un autre taquin, M. Rau- 
dot. Ces messieurs entreprennent de démontrer a M. Thiers qu’il n'a pas 
été véritablement lhistorien de Napoléon, mais son avocat; qu'il a, sinon 
ignoré, du moins laissé dans son dossier les piéces qui pouvaient nuire 4 
la cause de son client; que son Histoire du Consulat et de Empire nest 
qu’un plaidoyer en douze mille pages — « Douze mille quatre cent qua- 
rante-deux! » s’écrie M. Thiers — un plaidoyer qui témoigne d’un prodi- 
gieux labeur, d'un immense talent d’exposition et dune merveilleuse 
habileté, mais enfin un plaidoyer, et non un jugement. Et M. Thiers a beau 
regimber, beau protester, beau rappeler que s'il a loué, il a blamé et 
condamné méme, au moins dans ses derniers volumes : « Oui, réplique 





4176 REVUE CRITIQUE. 


M. Raudot, a partir du tome XIV, a partir de 1812, vous avez parfois jogé 
Napoléon avec quelque aigrear. Tant que le suecés lui souriait, vousl'avez 
admiré sans réserve ; vous avez attendu l’heure des revers pour vous aper- 
cevoir de ses fautes; assez semblable, en cela, 4 ce petit valet des Femmes 
savantes quis écrie naivement : : 


Je m’en suis apercu, madame, étant par terre. 


C'est 1a de la bonne critique. « Jamais je n'ai tant. ri! » dit M. Raudot dls 
fin de cette discussion, en voyant l’'auteur de l'Histoire du Consulat ot de 
Empire s'éloigner avec colére. 

N’en déplaise au malicieux fureteur du dossier napoléonien, bien ples 
amusantes — au sens ot il entend ce mot, c’est-d-dire plus cruedles que la 
scéne ot il figure ici — sont celles ou M. Bird, sous ce tilre: [' Académie 
aux enfers, fait éplucher par les Immortels défunts les titres de leurs suc- 
cesseurs, C’est une forme de satire trés-ingénieuse. Pour passer le temps, 
les académiciens qui sont descendus chez Pluton y tiennent séance comme 
ils le faisaient ici, et au milieu du méme concours d'habitués, Fen Pu- 
gard, le célébre huissier des Quarante, s'y agite autant quiil le faisait sous 
le déme de l'Institut pour placer son monde. « Attendez-vous 4 de lim 
prévu, mesdames, dit-il 4 quelques marquiges entre deux Ages qu'il recon- 
nait pour les avoir vues cent fois solli¢iter de lui des places dans le rond- 
point, — attendez-vous a de l’imprévwu. A Paris, chaque académicien pro- 
noncait I’éloge de son prédécesseur : ici, c’est le monde renversé, et cht- 
que académicien prononcera |'éloge de son successeur. » 

Voila le programme. Vous voyez d'ici les suites. Un successeur, cest Un 
héritier, et les héritiers, vous savez comme on les aime! Aussi faut-il er 
tendre de quelle fagon jes nouveau-venus sont traités par leurs devanciers 
au fauteuil, M. Jules Favre par Victor Cousin, et M. Jules Janin par Sainte 
Beuve! C’est tout simplement, on le devine, une immolation,... un érett 
tement, comme on dit, entre soi, af Univers. 

Si, au temps ov florissait 4 Athénes la comedia vetus, avec ses déint- 
eratiques licences, le genre créé plus tard par Lucien, avait été en usage, 
en y aurait mis peut-étre plus de verve et d’éclat — c’étaient la des 
dons particuliers 4 la nature grecque — mais en ne s’y fat pas montre ples 
impitoyable que ne l’estM. Biré dans ses Dialogues des vivants et des morts. 


V. 


- Dickens raconte quelque part, d'un de ses personnages dont la fortane 
dans lemonde devint des plus brillantes, 4 combien peu il tint qu’elle ne fét 
compromise au début. Invité dans une grande maison ot il était incoutl, 
mais qui devait le lancer, il vint trop tard, aprés tout le monde; il n'av# 














REVUE CRITIQUE. 4477 


pas le costume de convention ni le langage recu. Lui-méme le sentit et se 
crut perdu. Cependant il y avait en lui, dans son air, son accent, dans I’in- 
térét des choses qu'il racontait, dans la franchise et le désintéressement 
deson récit, un charme qu’augmentaient son inexpérience et son ignorance 
des usages consacrés. Il neut pas parlé trois minutes, qu’on se tut pour 
l’entendre, qu'on se groupa autour de lui, qu’on le pria de continuer. Bref, 
il fut le héros de la soirée. 

Ainsi pourrait bien finir aventure du petit volume que vient de hasarder 
M. Vincent d’Indy!. Il vient tard aussi, il manque d’art également, il accuse 
une compléte absence de savoir-faire ; mais, ce qui vaut mieux que tous les 
artifices du métier littéraire, il a de la vérité, de la couleur, de l’émotion, de 
cette émotion sincére qui se communique d'elle-méme. On ne le commence 
pas volontiers : le sujet a été si rebattu, si exploité, si g4té! on en a tant 
écrit, de ces relations personnelles, ou soit disant telles, de la Défense! qu'il 
n’y a plus que les naifs de province pour s’y laisser prendre. Et cependant, 
quand on a commencé celle-ci, on va Jusqu'au bout, d’abord parce qu'il y 
a, quand méme, quelque chose de saisissant dans cette lugubre catastro- 
phe, puis parce qu’on sent que la fiction n’est pour rien la-dedans, qu’on y 
trouve partout sincérité, générosité, dévouement naif mais qui n’exclut 
pas la pénétration et la clairvoyance. Une demi-page, prise au hasard, en 
donnera une idée. II s'agit du bombardement du 9 janvier : 

a Puisque j'ai entrepris une revue anecdotique et personnelle , je dois 
dire, pour étre véridique, écrit ce jour-la M. Vincent d'Indy, que, depuis 
le commencement de l'année 1871, nos gardes se suivaient et ne se res- 
semblaient pas. Elles étaient trés-variées et méme tllustr ées de petits inci- 
dents fort divertissants... vus 4 distance. C'est ainsi qu'il faut relater la 
garde du 9 janvier, ol nous restames pendant trente heures, sans abri, 
sous le feu le plus violent des batteries prussiennes, — et cela sans aucune 
utilité pour la défense. — Mais la discipline marchait avant tout, et, bien 
que sachant que nous ne servions absolument a rien, aucun de nous neut 
Y'idée de déserter ce poste, qui fut du reste supprimé le lendemain par 
l'amiral, comme inutile et trop dangereux. » 


Tout est dans ce ton ow ce style qui sent le jeune homme et deane 
au récit un attrait sympathique. 


es 


P. Dovnaias. 


4 Histoire du 105° bataillon de la garde nationale de Paris, par un engagé volon- 
taire dudit bataillon. Un vol. in-%2, Douniol. 





25 Sepremsnz 1872. 15 


QUINZAINE POLITIQUE 





24 septembre 1872. 


A Trouville on a noté les moindres pas, les moindres mots, les 
moindres gestes de M. Thiers, comme si l’Etat était tout en lui, 
comme si, au lieu d’étre par accident une sorte d’empereur de ré- 
publique, M. Thiers était un roi de l’ancien régime. Au Havre, on 
n’a pas seulement souhaité longue vie 4 sa personne, plus encore 
qu’on ne le souhaitait 4 la république qu’il personnifie souveraine- 
ment; mais on a crié: « Vive M. Thiers! » comme on criail jadis : 
« Vive le roi! » Cette courtoisie ne nous déplait point ; d’abord le 
veu, étant honnéte, est légitime autant que poli; puis, comme 
M. Thiers est historien et qu’il a beaucoup d’esprit, il aura pu s’as- 
surer, dans ces manifestations d’un sentiment un peu monarchique, 
si les moeurs de la France ont déja ce caractére de maturité républi- 
caine qu’imagine illusion du centre gauche. De ce chalet Cordier, 
oi M. Thiers altirait tant de regards, le voici revenu au palais de 
I’Elysée? Qu’y prépare-t-il dans sa pensée? Va-t-il y élaborer le pro- 
jet d’une seconde Chambre, institution déplaisante aux jacobins 
d’aujourd’hui comme 4 ceux d’autrefois? S’y résoudra-t-il 4 tolérer 
Ja nomination d'un vice-président ? Ces questions occupent tous les 
partis. Mais, quelque dessein qu’il médite, l’année parlementaire qui 
va s’ouvrir a je ne sais quoi de solennel pour M. Thiers et pour la 
France. L’état incertain du pays se modifiera, tous les signes I’an- 
noncent. Par un prodige de son art, M. Thiers saura-t-il, orga- 
nisant sa république personnelle sans proclamer celle des répu- 
blicains, étendre et affermir son autorité sans manquer tout a fait 
au pacte de Bordeaux? ou bien, jugeant l'heure passée de tenir les 
serments, fondera-t-il, selon le cérémonial des révolutions, la ré- 
publique qu’a l’avance on appelle conservatrice, et la fondera-t-il 
avec l'aide de la Chambre actuelle? Le mystére cessera plus ou 
moins prochainement. Bien des gens doutent que la république 


50 ogle 





QUINZAINE POLITIQUE. 4179 


inslituée par M. Thiers pour son propre usage devienne réguliére 
et se constitue par ses soins : M. Thiers, en effet, n’aurait-il pas a 
temporiser un intérét dont l’objet lointain reste inconnu, mais dont 
l'objet immédiat s’apercoit suffisamment? En tout cas, l'année qui 
va commencer ne s écoulera probablement pas sans qu’il s’opére dans 
le provisoire un changement plus ou moins définitif. Dans l’inquié- 
tude haletante de tout le monde, on le pressent, on le devine et on y 
compte. Puisse au moins ce changement ne pas trop couter 4 I’hon- 
neur de la liberté et & la précaire fortune de la France! puisse 
M. Thiers ne pas oublier quels services le pays et lui doivent déja a 
l’Assemblée, créatrice de son pouvoir et des lois qui réorganisent en 
ce moment notre puissance nationale | 

Le président de ce centre gauche, ou il y a pour la république 
tant d’amours d’arriére-saison, le général Chanzy, avec plusieurs 
conseillers généraux des Ardennes, a écrit 4 M. Thiers pour le féli- 
citer du soin qu’il met a établir et méme a « faire aimer » la répu- 
blique : c’est une de ces lettres demi-illégales qu’autorise M. Bar- 
thélemy Saint-Hilaire. M. Thiers a gravement répondu qu’il remer- 
ciait les conseillers généraux des Ardennes d’avoir si bicn compris 
son intention. Pourquoi le public n’a-t-il guére été surpris de ce bil- 
let ? On ne sait ; mais il faut constater que la lettre de M. Barthélemy 
Saint-Hilaire 4 M. Boysset a produit plus d’émolion. On accorde a 
M. Thiers le droit de dire et de se dédire : il semble vraiment que 
son secrétaire n’ait que le droit d’étre désavoué. Ne serait-ce point 
parce qu'il parait avoir recu la fonction de correspondre avec les ra- 
dicaux, 4 qui M. Thiers croit utile d’envoyer ces lettres imperson- 
nelles et doubles? Il est certain que M. Barthélemy Saint-Hilaire, 
dans ce ministére des lettres que lui a confié M. Thiers, déploie un 
zéle excessif. La politesse avec laquelle il répond a tous les conseil- 
lers généraux écrivant hors session est-elle bien constitutionnelle? 
Nous serions naifs, si nous le demandions : nous nous tromperions 
d’époque. Mais nous nous plaindrons qu’avec une subtilité que ne 
lui a pas enseignée Aristote, M. Barthélemy Saint-Hilaire distingue 
les conseillers généraux du conseil général, et qu'il leur pardonne 
si gracieusement de violer la loi avec dextérité. Sa distinction est 
illicite : si les signataires de ces adresses ne se connaissaient point 
la qualité de conseillers généraux, s'ils ne spéculaient pas sur le 
profit de l’équivoque, écriraient-ils donc ces épitres? M. Boysset, 
avec le conseil général de Sadne-et-Loire, ose demander 4 M. Thiers 
_ Ja dissolution de l’Assemblée et l’amnistie. Quoi! M. Barthélemy 
Saint-Hilaire répond! [i discute avec son « cher» M. Boysset! Il 
veut prouver que l’Assemblée seule est juge du moment ot elle 
devra se séparer, et en méme temps il entreprend d'assigner lui- 


1180 QUINZAINE POLITIQUE. 


méme une époque | Il veut prouver que l’amnistie serait un scan- 
daleux abus de la clémence, et par d’obscures restrictions il atténue 
la justice des sévérités dont on a frappé les coupables de la Com- 
mune! Evidemment, une telle correspondance encourage : aussi 
M. Boysset réplique-t-il au nom de ses collégues; il réitére ses 
demandes, il déclare au secrétaire du président que ses raisonne- 
ments ne sont pas bons : voila un petit chatiment pour M. Barthé- 
lemy Saint-Hilaire. Quant 4 nous, il nous semble que ces manifestes 
subreptices ne sont pas dans la notion d'un gouvernement franc, 
simple et digne. Ne siérait-il pas davantage que M. Thiers parlat lui- 
méme et tout haut, ou qu’il gardat le silence? Ne s’apercevra-t-il 
jamais que l’épistolaire vice-présidence de son ami est un régime 
dangereux autant que nouveau, auquel n’ont rien a gagner ni son 
gouvernement, ni les hommes d’ordre, ni les libertés nécessaires 
ou seulement bienséantes. 

Un certain nombre des membres de la majorité ont courageuse- 
ment adressé la parole 4 leurs électeurs : hardiesse libérale dont 
nous les remercions et qu’eux-mémes n’ont pas eu a regretter. Au 
comice agricole de Loches, M. de Guiraud a pu dire loyalement : « Le 
régime actuel n’étant que provisoire, il appartient 4 la nation, et a 
la nation seule, de prononcer en dernier ressort sur ses destinées. » 
Au concours d’agriculture de Valenciennes, M. Boduin a fermement 
revendiqué pour l’Assemblée le droit de fixer sans contrainte la fin 
de son mandat, pour lui-méme le droit de préférer la monarchie 
constitutionnelle ; de son cété, M. Wallon faisait celte judicieuse re- 
marque : « Moins que jamais nous sommes en position de courir des 
aventures. Il n’y a plus d’expérience 4 risquer : une erreur en cette 
matiére, c'est la ruine. » Au comice de Noroy, M. d’Andelarre in- 
siste en ces termes sur la nécessité de rétablir le gouvernement par- 
lementaire : « Affranchie de la crainte de compromettre la libération 
de la dette et l’évacuation du territoire, la majorité parlementaire de 
l’Assemblée nationale, résolue 4 appliquer les principes de la Révo- 
lution francaise et le programme de 1789, reconnaissante envers 
M. le président de la république, mais ayant appris par ses lecons, 
par ses enseignements, par les malheurs dont la France a été frap- 
pée, 4 mesurer les dangers du gouvernement personnel, rétablira le 
gouvernement parlementaire, qui est toute la constitution du pays. » 
Au comice de Segré, un ancien ministre, a qui ses rares talents d’o- 
rateur et d’homme d’Etat assignaient une place a part dans I’ Assem- 
blée, si sa santé avait permis qu’il y entrat, M. de Falloux, fait en- 
tendre ces mots d'un sens profond : « Demandons 4 Dieu qu’avec la 
libération nous vienne aussi la consolidation du sol. L’agriculture 
n'est pas commode & faire pendant un tremblement de terre, et cha- 


QUINZAINE POLITIQUE. 4181 


cune de nos révolutions en est un. On a imaginé de dire, il est vrai, 
qu’il suffit 4 une nation de s’organiser sans se constituer ; mais je 
doute que ce soient des agriculteurs qui aient inventé cette maxime, 
dont on ne trouve la sanction ni dans la logique, ni dans l'histoire. 
Non. Un pays déconstttud ne sera jamais un pays bien organisé! Si 
vous demandiez 4 !’un de vos amis comment il se porte, et qu’il vous 
répondit : « A merveille! je suis trés-mal constitué, ou plutdt je ne 
suis pas constitué du fout, mais je suis trés-bien organisé, » — vous 
écouteriez cette réponse avec surprise, et probablement méme avec 
inquiétude pour celui qui vous l’adresserait. C'est cependant 14 qu’en 
est aujourd hui le plus cher et le plus malheureux de nos amis, 
notre pays! L’agriculture a donc le droit — j’oserai méme dire 
qu'elle a le devoir — de demander aux arbitres actuels de notre des- 
tinée qu’un état de choses aussi anormal et aussi périlleux ne soit 
pas prolongé au dela de la plus rigoureuse nécessité. » Réflexions 
salutaires que nous voudrions savoir dans l’esprit de M. Thiers, 
comme nous voudrions entendre répéter a tous les échos de la 
France cette derniére et noble exhortation de M. de Falloux : « Res- 
ions laborieux et restons unis. » 

Les lettres politiques, pendant cette quinzaine, se sont multipliées 
comme les discours aux jours parlementaires ; mais celle entre tou- 
tes que M. de Carayon-Latour adresse 4 M. Thiers a eu I’importance 
d’un événement. Nous ne saurions étre juge de toutes les déclara- 
tions qui s’y trouvent. Nous sommes sir au moins qu'on ne contre- 
dira pas M. de Carayon-Latour, quand il rappelle ces paroles plu- 
sieurs fois prononcées devant lui par M. Thiers: « Si vous pouvez 
‘vous entendre pour établir la monarchie, vous ne me trouverez pas 
sur votre route pour vous en empécher. » 

M. de Carayon-Latour, dans son chevaleresque sentiment d’hon- 
neur et de fidélité, a le droit aussi de dire 4 M. Thiers, en J’adjurant 
de maintenir son gouvernement dans le pacte de Bordeaux: « Ne 
faites pencher la balance d’aucun cété, et vous trouverez toujours 
auprés de nous I’appui qui ne vous a jamais manqué dans les ceuvres 
importantes que nous avons eu 4 accomplir ensemble. » Ah! si‘ 
M. Thiers pouvait encore repasser librement dans ses souvenirs 
Vhistoire de cette grande royaulé francaise qui, pendant plus de 
mille ans, a travaillé sans rel4che 4 ’agrandissement de la patrie, a 
ga gloire et 4 sa prospérité, comme il comprendrait la foi de ceux 
& qui les lecons: du passé persuadent, conme & M. de Carayon-La- 
tour, que le gouvernement « qui reléverait le plus vite la France au 
dedans et au dehors, » c’est la monarchie traditionnelle et constitu- 
tionnelle! Cette monarchie, est-elle possible autant qu’elle est dé- 
sirable? Au pays & le dire, aux princes 4 le prouver. Assurément, 


4482 QUINZAINE POLITIQUE. 


il n’appartient pas 4 M. Thiers d’intervenir contre elle dans l’opi- 
nion de la France, si toutefois il veut garder sa réputation intacte et 
pure devant la postérité. 

A propos d’une question incidente, qui s’était élevée dans le 
journal !’ Aube, M. Casimir Périer a écrit de son cété une lettre qui 
a le prix d’un manifeste politique. « Je suis, dit-il, de ceux qui sont 
restés attachés 4 la monarchie constitutionnelle aussi longtemps que 
la monarchie cohstitutionnelle leur a paru possible sur la seule base 
propre 4 la rendre acceptable et durable : l'accord entre les partis 
monarchiques et les deux branches de la maison de Bourbon, sanc- 
tionné par ’assentiment du pays. » Et cessant de croire 4 la possibi- 
litéde cet accord, M. Casimir Périer cherchera ailleurs que dans la 
monarchie le salut de cette France qu'elle a sauvée en 1814 et 1845. 
Sans doute qu’a l’heure ou, par une crainte hative de l’anarchie, il a 
donné son adhésion a la république, renoncant ainsi & son idéal pour 
une réalilé douteuse, sa résignation a été précédée de quelque dov- 
leur. Il s’est décidé pourtant. Mais il souhaile que le gouvernement 
« repose » bientét « sur des institutions; » et il n’engage sa foi au ré- 
gime qu’il adopte, que si ce régime « fait respecter les lois, les droits 
publics et les droits individuels, la liberté de conscience dans la plus 
large acception du mot. » Cette adhésion, on le voit, a pour excuse la 
fatale nécessité; elle a sa prévoyance et ses réserves. Qu’on ‘nous per- 
mette de le dire: M. Casimir Périer avait, pour attendre sans déses- 
poir, les suretés du pacte de Bordeaux; c’est dans ce pacte qu’était 
la patience, et ce refuge, il fallait, paur y vivre, le rendre inviolable 
et s’y fortifier. M. Casimir Périer considére la république conserva- 
trice comme le seul expédient qui s’offre & nous aujourd’hui pour 
sauver la France et la société. Soit! Pourquoi donc ajouter : « Dans 
le cours d'un siécle presque entier de réyolutions successives, toutes 
les formes de gouvernement ont été essayées tour 4 tour, sauf une 
seule, celle d'une république réguliére, loyalement acceptée de la 
majorité de la nation, servie sans préventions d’une part, sans fai- 
blesse de l'autre. C’est une épreuve qui nous reste 4 faire? » Outre 
qu’il est dangereux d’essayer l'inconnu, quand il s’agit de Ja vie 
d’un peuple, nous rappellerons comme M. Thiers le rappelait en 
4834, que l’expérience de la république conservatrice, a été tentée 
en France de diverses maniéres. Cette expérience s’appelle dans no- 
tre histoire la république du Directoire et du Consulat. Plus prés de 
nous elle s’appelle la république de 1848 ; et toujours, par l’épou- 
vante de la nation, elle s’est effondrée dans le despotisme... 

Plus fiére et plus contenue nous a paru la lettre que vient de pu- 
blier M. le duc de Broglie dans le Frangais et le Courrier de France. 
Le hasard, quelquefois plein de malices, avait fixé, depuis plusieurs 





a 


QUINZAINE POLITIQUE. 4183 


mois, au dimanche 22 septembre, la réunion annuelle du comice 
agricole du département de }’Eure. Or, s’il n'est pas permis d’igno- 
rer que ce jour s'appelle, dans le calendrier républicain, le 4° ven- 
démiaire an I, il était permis d’espérer que la république « conser- 
vatrice » de 1872 n’oserait pas se réclamer publiquement du 10 aout 
et des massacres de septembre. Mais on comptait sans les Jaco- 
bins, qui seront toujours, quoi qu’on fasse, les maitres de la répu- 
blique. Déja on annongait de fraternelles agapes 4 Paris; on met- 
tait la nappe de tous cétés en province : déja M, Gambetta était parti 
pour banqueter 4 Lyon, A Saint-Etienne et 4 Chambéry. Sans la 
ferme circulaire du gouvernement, la France n’eut élé ce jour-la 
qu'une vaste ripaille ot Papologie criminelle de Danton et de Ro- 
bespierre eut insulté 4 ]’éloge obligé et sournois de M. Thiers. Décus 
dans leurs projets de manifestations, les radicaux ont accusé les paisi- 
bles paysans de |’Eure, et nommément M. de Broglie, qui devait étre 
Yorateur du comice, d’étre les privilégiés de l’administration et de 
s’étre arrangé pour parler seul. Dés lors il n’y a pas eu plus de dis- 
cours 4 Beaumont-le-Roger qu’a Chambéry, seulement nous avons 
eu la lettre explicative de M. de Broglie. 
L’honorable député de l’Eure se garde bien de dire qu’il se donne 
4 la république par cette raison, naive autant que fausse, « qu’elle 
n’a pas encore été essayée. » Il ya bien d’autres régimes qui n’ont ja- 
mais été essayés, notamment celui du roi de Dahomey, et dont, nous 
Pespérons, les amateurs d’expériences ne nous proposeront jamais 
lapplication. M. de Broglie se borne a demander qu’on fasse cesser 
Véquivoque qui précipite le pays 4 gauche, sous prétexte que le gou- 
vernement y est déja, et qui permet 4 l’électeur timide ou borné de 
voter pour M. Naquet en croyant faire plaisir 4 M. Thiers. C'est pour 
cela sans doute que la République francaise, qui a tant profité de l’é- 
quivoque depuis quinze mois, taxe M. de Broglie d’hypocrisie ! 
‘Dire 4M. Thiers: Voyez qui vous entoure, qui vous courtise, qui 
vous trompe, et of l’on veut nous mener! Les banquets projetés 
pour le 22 septembre sont une révélation pour ceux qui se plaisaient 
& douter que le parti républicain d’aujourd’hui ne fat resté le parti 
de 1792. Nous ne pouvons nous préter a faire, avec les plus louables 
intentions du monde, le jeu des Jacobins. A l’ombre de votre grand 
nom, avec l'aide de votre légitime popularité, c’est la Terreur qui 
revient. Les passions et les doctrines dont on empoisonne le suffrage 
universel ne peuvent arriver qu’é ce sinistre aboutissement. Sépa- 
rez-vous, « creusez l’abime » entre la république telle que vous 
l’entendez et les revenants de 93. Distingue causam tuam de gente non 
sancta ! Reconstituez la majorité conservatrice et parlementaire, et 
vous verrez si nous penserons 4 vous marchander notre concours | 


4184 QUINZAINE POLITIQUE. 


Parler ainsi, disons-nows, c’est parler en politique et en bon citoyen, 
et neus remercions M. de Broglie d'avoir si nettement établi la vraie 
situation et les devoirs réciproques du parti de ordre et du gou- 
vernement. 

Avant les conseils si sages de l’un des membres les plus éminents 
du centre droit, M. Laboutaye nous avait donné, dans Je Journal des 
Deébats, une de ces consultations pofitiques dontil semble avoir la spé- 
cialité au centre gauche. Quelle est la situation du gouvernement, de 
l’Assemblée et des partis? M. Laboulaye, aprés avoir énuméré les glo- 
rieux services de M. Thiers, n’ hésite pas & caractériser ainsi l’autorité 
actuelle du président de la république : « M. Thiers, simple délégué 
d’une Assemblée, simple chef du pouvoir exécutif, s’est trouvé plus 
puissant et plus absotu qu'un ro. En droit, M. le président n’est 
guére plus qu’un premier ministre ; en fait, il est dictateur. » M. La- 
boulaye excuse cette dictature, en alléguant que le dictateur, « ac- 
cepté par lopinion, gouverne avec elle, en plein jour. » L’honorable 
publiciste connait histoire de la liberté : oublie-t-il donc que toutes 
les dictatures s’excusent elles-mémes ou se font excuser au moyen 
de distinctions toujours spécieuses comme celle-la? M. Laboulaye 
compare M. Thiers 4 Péridlés. Hélas! M. Laboulaye.ne se souvient 
pas que Périclés eut pour rival et pour successeur dans la faveur du 
peuple le démagogue Cléon; Cléen que son emphatique et verbeuse 
éloquence rendit mattre des Athéniens; Cléon dont les réformes ne 
furent qu’un long trouble; Cléon dont la populaire audace épouvanta 
les honnétes gens; Cléon qui conduisit la guerre du Péloponnése avec 
une sorte de folie furreuse ; Cléon qui se substitua aux généraux, et 
qui, par son incapacité téméraire, aggrava les désastres de sa patrie. 
Or le Périclés d'aujourd’hui n’aurait-il pas déja son Cléon?... M. La- 
boufaye juge ensuite |’ Assembiée : il reconnait qu’elle a sa part, une 
noble part, dans les services que M. Thiers a rendus a la France : 
« Elle s’y est associée, dit-il, avec un patriotisme qui ne s’est jamais 
démenti... En somme, |’Assemblée n’a rien refusé au président de 
Ja république : elle ne lui a marehandé ni Il’or ni le sang de la 
France. On peut méme trouver, qu’en certaines questions purement 
économiques, les députés ont poussé la déférence jusqu a l’excés... 
Elle a sacrifié jusqu'au droit qu’exercaient les étals généraux du 
quinziéme siécle, le droit de choisir et de répartir l’impét, sans l’im- 
tervention du pouvoir exécutif. » M. Laboulaye a raison de louer 
ainsi l’abnégation de Y’Assemblée, et nous aimerions 4 trouver cet 
éloge chez tous les amis et les serviteurs de M. Thiers. Mais que l'As- 
semblée devienne rebelle 4 lerapire de M. Thiers, que lui-méme 
perde sa popularité ov que la mort le surprenne tout a coup, qui. 
préseryera la France de ’anarchie? Au gré de M. Laboulaye, on ne 





QUINZAINE POLITIQUE, 1185 


peut prévenir une telle crise que si l’Assemblée, usant de son pou- 
voir constituant, proclame la république conservatrice; car M. La- 
boulaye n’a pas ou n’a plus le scrupule de ces républicains qui, 
s'apercevant au 8 février que la majorité était monarchique, lui re- 
. fusaient alors le droit de constituer : pourvu qu’aujourd’ hui, par im- 
puissance ou résignation, elle se fasse républicaine, M. Laboulaye 
lua accorde la permission de créer un régime définitif. 

Parmi les partis qui se divisent la France, M. Laboulaye n’en voit 
qu’un seul qui soit en possession du privilége d’étre et de durée, le 
centre gauche. Mais, quand il essaye de prouver que la république 
dite conservatrice mérite seule tous les hommages de la raison et du 
patriotisme, quels arguments banals et vains! M. Laboulaye prétend 
que si la France se donne un autre gouvernement, elle sera en proie 
au mal mortel de la guerre civile. Quoi! la forme républicaine a seule 
désormais la vertu sainte d’assurer la paix des citoyens! Elle, dont 
les dissensions dans l’antiquité ont fait périr, 4 Athénes la patrie, a 
Rome la liberté; elle qui, au moyen 4ge, a ensanglanté ou ruiné 
toutes les grandes cités de I'Italie dans les luttes perpétuelles de 
ses factions; elle qui, trois fors en France, a vu régner la mort sur 
ses échafauds ou derriére ses barricades; elle qui a rouvert en 
Suisse |’ére funeste des guerres de religion, non-seulement il y a 
vingt-cing ans, par lés luttes fratricides du Senderbund, mais en ce 
moment méme en persécutant les catholiques de Genéve dans la 
personne de leur éloquent et courageux évéque, Mgr Mermillod ; 
elle, enfin, qui pendant quatre ans a livré, aux Etats-Unis, les 
batailles meurtriéres de 1a sécession! M. Laboulaye préte cet aveu 
aux monarchistes : « La république est en théorie un gouvernement 
admirable. » Non, cette maxime, nous ne la concédons pas. Celui-la 
seul est. en théorie un gouvernement admirable, qui, selon la re- 
marque de Tacite, méle harmonieusement |’autorité et la liberté; 
qui, tempérant |’un par l'autre tous les besoins d’un peuple, garde 
la stabilité du pouvoir dans le changement des lois et dans le mou- 
vement des volontés, selon la pensée de Montesquieu; qui n’est ni 
trop haut ni trop bas, selon le mot de M. Thiers, vanfant devant 
VAssemblée actuelle la républicaine monarchie de |’Angleterre; et 
ce gouvernement que la patrie de Cromwell et des de Witt se félicite 
également d’avoir adopté, c'est celui de la royauté constitulionnelle, 
ce n’est pas le votre. M. Laboulaye déclare que « la loi commande 
seule dans les républiques. » Nous pourrions lui répondre qu’a la 
Haye, 4 Bruxelles, 4 Londres, la loi gouverne souverainement, plus 
jalouse méme du prince qu'elle ne |’est ailleurs d’aucun président. 
M. Laboulaye s’écrie que la république a réprimé la Commune, con- 
tracté les deux emprunts et libéré le territoire : 4 se tromper ainsi sur 


4186 QUINZAINE POLITIQUE. 


les causes réelles, il y a un sophisme historique qu’a l’avance nous 
eussions cru indigne d’un homme qui ne déclame pas d’ordinair, 
M. Laboulaye doit savoir que ces actes nécessaires, d ailleurs possibles 
4 tout gouvernement fort comme 8 toute nation riche et patriotique, 
ne forment pas le trait distinctif et le caractére essentiel dun r- 
gime monarchique ou républicain. Enfin, M. Laboulaye, répétant 
une de ces phrases insignifiantes et communes qui servent d’axio- 
mes dans notre pays, assure que le suffrage universel ne peut «se 
concilier avec une monarchie, » et que le mettre 4 deux degrés, 
« c’est une confiscation. » D’abord, qui de nous considére le vote 
deux degrés comme une institution uniquement propre a la monar- 
chie? Et tandis que ce genre de vote n’est encore admis ni en Bel- 
gique ni en Angleterre, il régle aux Etats-Unis la nomination du 
président : grave omission dans la mémoire de M. Laboulaye. You- 
drait-il démontrer comment le suffrage universel est inconciliable 
avec une monarchie? Certes, ce n’est pas le suffrage universel qu 
a causé la chute de l’empire: Je plébiscite l'atteste; et les majorités 
des Chambres élues en 1848 et en 1874 témoigneraient, au besoin, 
que de sa nature le suffrage universel n'est pas hostile aux parti- 
sans de la royauté. Sa fonction étant de composer les assemblées, 
les conseils généraux et les conseils municipaux, en quoi cette fonc- 
tion lui devient-elle impossible sous le gouvernement constitutionnel 
d’un roi, et pourquoi serait-elle plus dangereuse dans une bonne 
monarchie que dans une mauvaise république, plus dangereuse 
sous un régime qui sauvegarde la premiére place que sous un re 
gime qui la livre 4 tous les assauts de l’ambition? 

En l’honneur de la république, qu’au moment de I'épouser, son 
parti appelle conservatrice, M. Laboulaye pousse ce cri d’amour: «la 
fiancée apporte en dot union, la paix, la liberté! C’est trois fois plas 
que ne peuvent offrir les monarchies, ses rivales. Ne laissons pés 
échapper cette chance heureuse. » Voila bien l’ivresse de la pas 
sion devant la beauté adorée. Nous n’avons pas de malheur a s00- 
haiter 4 la promise ni au futur; toutefois, nous croyons quid le 
divorce doit étre permis; et M. Laboulaye sera sage de sen te 
server la faculté, comme M. Casimir Périer. En tout cas, les nocés 
ne sont pas encore faites. M. Gambetta s’y oppose : la République 
francaise, comme le Siécle, ne se génent pas pour dire que ¢ | 
fiancée » du centre gauche leur paratt une monarchie déguiste: 
il n’y a qu’une république qui leur paraisse bonne a prendre ef 
mariage, celle qui, « fille légitime de la Révolution francaise et 40 
dix-huitiéme siécle, date du 22 septembre 1792; » ainsi sexprime 
le journal de M. Gambetta. Que pense M. Thiers, c’est-i-dine le 
Bien public? Méme opposition. Le Bien public est d’avis que TAS 


00glem 





QUINZAINE POLITIQUE. 4187 


semblée n’a le droit ni le devoir de rien changer au régime actuel. 
Les relations un peu irréguliéres de M. Thiers avec Ja république 
paraissent suffire aux voeux du président. M. Laboulaye pouvait-il 
s’attendre a cette difficulté? 

Tandis qu’en dépit du gouvernement et de toute convenance na- 
tionale, les radicaux s’ingénient 4 féter les plus lugubres anniver- 
saires de notre histoire, la Lorraine et l’Alsace pleurent et frémis- 
sent, 4 approche du 4* octobre, jour maudit ot la loi prussienne 
les séparera de ja France. Plus d’option, dés ce jour-la; ceux qui 
n’auront pas émigré, ceux qui n’auront pas une demeure en 
France, ceux que la pauvreté ou leurs souvenirs auront retenus au 
sol paternel, auront la douleur de recevoir le nom de citoyens 
prussiens! Ah! qu’il sera dur maintenant de vivre et d’avoir une 
Ame sur cette terre de l’Alsace et de la Lorraine, donnée par le 
ciel 4 la France, usurpée par les Germains, recouvrée par nos rois, 
sauvée par Turenne, perdue par Napoléon III, et aujourd’hui oppri- 
mée par la Prusse, dépeuplée par ses rigueurs, soumise 4 la police 
du conquérant devant les ombres attristées de Fabert et de Kléber! 
Il nous semble en ce moment que, le 4° octobre, la Prusse nous 
les ravira une fois de plus, ces vaillantes et belles provinces, si 
longtemps la richesse, l’orgueil et la protection de la patrie fran- 
caise. Oh! que Dieu les aide 4 supporter leur tristesse, en mélant 
un peu d’espoir a leurs regrets! Et qu'il nous aide nous-mémes a 
rester dignes de leurs soupirs et de leurs voeux, gu’il nous aide a 
rendre aux regards de }’Alsace et de la Lorraine l'image d'une 
France relevée de sa chute, purifiée de ses souillures, forte, tran- 
quille, savante, brave et docile, préte pour la volonté d’en haut et 
V’occasion de la fortune! 

Derriére les voiles de féte qui ont couvert l’entrevue des trois em- 
pereurs, que s’est-il passé 4 Berlin? C’est en vain que la curiosité 
des chroniqueurs en a cherché fe secret dans toute cette pompe et ce 
bruit. Les uns ont cru distinguer une sorte d’intimité entre les Rus- 
ses et les Prussiens; les autres, voyant toutes les préférences de la 
cour réservées 4 l’empereur d’Autriche, et mélant a cette observa- 
tion les calculs de leur propre politique, ont prétendu discerner les 
signes d'une alliance austro-prussienne. D’une part, on a fait remar- 
quer qu’au jour de sa féte, les généraux prussiens ont baisé la main 
d’Alexandre II, et que lui-méme avait porté un toast 4 leur armée; 
de l’autre, que les Prussiens ont traité leurs hétes de Saint-Péters- 
bourg avec une égalité ot il y avait de l’orgueil. Ne nous hatons pas 
de tirer de ces vagues apparences des conclusions précises : les évé- 
nements indiqueront d’eux-mémes, et plus stirement, les projets 
mystérieux dont cette entrevue a pu étre l’occasion. Dieu veuille seu- 


1188 QUINZAINE POLITIQUE. 


lement qu’en attendant le jour inconnu de l’action, la France ait pro- 
fité du temps gagné! C’est en effet l’opinion générale que la Russie 
et Autriche, autant que la Prusse, apportaient 4 ce congrés un vif 
désir de temporisation. Aucun concert ne leur était possible en vue 
d’un intérét immédiat et commun. Séparément, elles ont besoin de 
plusieurs années, ou pour s’affermir dans 1’état présent ou pour 
préparer les ressources de l'avenir. On s’est rapproché, on a con- 
versé; on n’a rien stipulé, s'il faut en croire ce mot’du prince Gort- 
chakoff, dit sans doute avec quelque grace narquoise et moqueuse : 
« Ce qui me plaft avant tout, c’est que rien n’a été écrit et que nous 
n’avons rien a produire; » parole dont M. Benedetti appréciera le 
juste prix. M. de Bismark, jugeant sans doute qu’aucune heure pro- 
pice ne sonnait, et que plus d'un délai lui est nécessaire désormais, 
a fait savoir 4 toute l'Europe, par "office de ses journaux, que les 
trois empereurs s’embrassaient sans menacer personne. Lui-méme 
a déclaré aux bourgeois de Berlin « qu’il ne serait pas faché si V’his- 
toire voulait bien s’arréter quelques années. » Malgré notre défiance, 
nous ajouterons foi 4 cette déclaration, parce qu’elle s'accorde avec 
Ja situation méme od se trouve aujourd hui l’empire allemand. Dans 
les solennités de cette entrevue, la Prusse a étalé sa nouvelle gran- 
deur 4 l'heure ow la France git dans l’abandon de sa fortune et de sa 
gloire ; Allemagne aura pu méme croire ou se targuer que ceux qui 
venaient saluer nos vainqueurs reconnaissaient par cetle visite tous 
les faits accomplis. Ce simple résultat peut en ce moment satisfaire 
M. de Bismark. Cependant il semble que son espoir ne se soit pas 
réalisé tout entier : non-seulement |’empereur Francois-Joseph a 
pris soin d’assurer M. de Gontaut-Biron des sentiments bienveillants 
dont il est animé pour la France; non-seulement l’empereur de 
Russie a neltement affirmé 4 notre ambassadeur que la conférence 
de Berlin « ne serait pas hostile 4 la France; » mais en Angleterre 
et en Russie l’opinion publique nous a tout & coup donné des témoi- 
gnages de sympathie que notre pauvre pays ne connaissait plus de- 
puis longtemps. Qu’a Moscou et 4 Saint-Pétersbourg on se montre 
convaincu que la Russie n’a rien & gagner ace que la Lorraine et 
Alsace restent des provinces prussiennes; qu’a Londres on écrive 
ces lignes : « Inévitablement, la France doit reprendre son rang 
parmi les nations, et ce serait un grand malheur pour le monde qu'il 
en fut autrement ; » ces marques d’attention, dont la Prusse ne nous 
pensait plus dignes, sont pour nous un commencement, sinon de 
confiance, au moins de consolation. 

L’Angleterre, dont M. de Bismark a jadis raillé avec tant de mé- 
pris la politique oisive et timide, n’était pas habituée a se voir lais- 

sée 4 l’écart des affaires européennes. Ses journalistes, comme 











QUINZAINE POLITIQUE. 41189 


dans un commun accord de fierté nationale, ont vanté la force 
de l’Angleterre, annoncé son réveil, et remis en question Paffaire 
du Schleswig-Nord en réclamant l’exécution du traité de Prague. 
Les journalistes allemands ont répondu que ]’Angleterre n’est plus 
qu’une ile isolée dans le monde comme dans |’Océan, en spécifiant 
qu'elle a cessé d’étre une grande puissance. Ils s’enorgueillissent 
du dessein de régner un jour sur la Baltique et la mer du Nord, 
comme les Etats-Unis régnent sur le golfe de Mexico. Ils comp- 
. tent les navires construits chez eux sur le type de l’Alabama. 
« Une trentaine de ces navires, dit la Boersen Zeitung de Berlin, 
seraient plus que suffisants pour détruire la marine marchande de 
l’Angleterre, et méme pour altaquer sa marine militaire avec de 
bonnes chances de succés. » Ils rappellent que l’Angleterre a le Ca- 
nada et les Indes a perdre, en méme temps que-l’Irlande & contenir, 
et, plaisantant sa soudaine colérc, ils déclarent insolemment que 
« l’Angleterre a abdiqué! » insulte, hélas ! trop justifiée par la poli- 
tique éneryante de cette école de Manchester qui domine dans ses 
conseils | Ce n’est pas impunément que depuis huit ans l’Angleterre, 
s’isolant elle-méme dans le soin égoiste de ses richesses, assiste avec 
indifférence au naufrage du Danemark, de l’Autriche et de la France, 
du haut de ces rivages ou, tranquillement assise, elle ne sait plus 
que trafiquer avec l'univers. 

Peut-étre notre ancienne rivale, devenue plus tard notre alliée, 
commence-t-elle a sentir le péril ou tout au moins le dépit d’une si- 
tuation si nouvelle pour sa fierté. Peut-étre ’'envoi de deux de ses 
plus grands navires pour saluer M. Thiers 4 son arrivée au Havre 
marque-t-il, comme on |’a dil, la rentrée de Angleterre dans la po- 
litique active du continent. En tout cas, cette ambassade inattendue 
de la nalion qui s'intitule la souveraine des mers est certainement 
une réponse a l’entrevue de Berlin, et notre patriotisme s’en réjouit 
sincérement. 

L’affaire de |’ Alabama est enfin réglée. Le comte Sclopis, qui pré- 
sidait le tribunal arbitral de Genéve, a prononcé la sentence : l’An- 
gleterre, pour Jes dommages directement causés par les trois 
croiseurs qu'elle a laissé s’échapper de ses ports, payera aux Etats- 
Unis une somme de 15 millions et demi de dollars. Cette nouvelle a 
peine connue, ona entendu se plaindre 4 Washington la convoitise 
hardie de la jeune république, qui estime ce(te réparation insuffi- 
sante; a4 Londres, )’orgueil de la vieille Angleterre, qui se trouve 
humiliée; ]a-bas on reproche au général Grant d’avoir trop diminué 
ses prétentions; ici, 4 M. Gladstone d’avoir trop sacrifié la dignité 
de son pays : l’esprit de parti se méle évidemment 4 ces plaintes et 
4 ces reproches. Dans notre opinion, l’Angleterre est justement punie 


1190 QUINZAINE POLITIQUE. 


de l’équivoque surveillance par laquelle elle a plutét favorist que 
retenu les corsaires du Sud : quand une grande nation reste neutre, 
il n’est pas digne qu’elle se montre partiale et frauduleusement. De 
leur cété, les Etats-Unis ont formulé des demandes exorbitantes : il 
s’y cachait trop de cupidité, d’arrogance ou de vindicte, pour que 
l’excés n’en blessét point quiconque veut dans la justice la pudeur 
et la délicatesse. Il n’est pas noble pour un peuple honnéte de s'2- 
charner a ces représailles d'argent avec l’avidité d'un spéculateur. 
En réalité, les deux peuples ont bicn fait de mettre fin & cette que- 
relle, elle troublait tous leurs intéréts. Toutefois, nous comprenons 
que l’Angleterre éprouve l’irritation de ’honneur offense : elle a de- 
viné dans les exigences des Etats-Unis un désir de vengeance qui 
ressemblait 4 une provocation ; elle a senti depuis six ans la menace 
d’une guerre toujours suspendue sur sa téte; elle s'est dit que ni 
lord Palmerston ni lord Russell n’auraient eu dans ce début l'em- 
pressement pacifique de M. Gladstone; elle s’indigne aujourd'hui de 
paraitre avoir eu peur: ne dit-on pas sur le continent que, pour la 
troisiéme fois dans ce siécle, elle a abaissé son pavillon devant la 
banniére étoilée? Au point de vue général, la sentence de Genéve a 
une moralité politique qu’il importe de reconnaitre : cette sentence, 
relative a la responsabilité des Etats, marque Je devoir oi ils sont 
de pratiquer leur neutralité avec une probité scrupuleuse; sans 
doute elle ne détermine que pour deux peuples ce point de jurispru- 
dence internationale, mais ce sont les deux plus grandes puissances 
du monde maritime. Au défaut d’une loi universelle, nous avons la 
un précieux et mémorable précédent. Cet arbitrage aura-t-il unr 
sultat plus important encore? faut-il y voir un de ces actes bienfai- 
sants, comme Henri IV, révant a la paix de I'Europe, en avait conga 
l’admirable dessein? n'y trouvons-nous pas un exemple instructif de 
ce que pourrait faire un tribunal formé par les nations pour le r- 
glement de leurs difficultés? La postérité, qui seule mesure les pro- 
grés, le dira mieux que nous. En ce moment, la France doit se re- 
jouir que le discord des Etats-Unis et de l’Angleterre ait cessé : n0s 
voisins d’outre-Manche recouvrent une liberté d'action qui, dans ses 
effets, pourra nous étre utile presque autant qu’a eux-mémes. 


Le gérant : Gaarves Dovniot. 


L'un des Gérants : CHARLES DOUNIOL. 


EL LA ET EIT IE TT TOTES 
Panis, —- IMP. SIMON RACON ET COMP., RUE D'ERFUCRTH, 1. 











LE FRANCAIS 


JOURNAL QUOTIDIEN, POLITIQUE ET LITTERAIRE 


Ce journal, qui a atteint sa cinquiéme année d’existence, a obtenu la notoriété et ]’au- 
torité auxquelles lui donnent droit le caractére sérieux de sa rédaction, la sdreté et la 
variété de ses informations. Le Frangats est devenu un des organes les plus considérés 
de lopinion conservatrice libérale. 11 répond parfaitement a son titre, et défend avec 
autant de persévérance que d’énergie les principes de religion et de liberté dans !’inté- 
rét desquels il a été fondé. 

Le Frangais publie le compte rendu analytique des séances de l’Assembide nationale ; 
tous les mardis, un compte rendu de l’Académie des sciences; tous les samedis, une 
revue agricole; toutes les semaines, de nombreux articles de littérature, de science, de 
beaux arts, etc., etc. — En ce moment, le Frangais publie un roman historique : le Crime 
de 1804, par M. Govapon pe Geuoumtac. 





PRIE DE L’ABONNEMENT 


PARIS DEPARTEMENTS 
Trois mois. ..... 45 fr. Trois mois. ...,.. 16 fr. 
Siz mois......, 30 Six mois. ...... 34 
Un an.....2e.-. 58 Umnanm. .....e. 58 


On s’abonne par lettre affranchie avec un mandat sur la poste. 
Rédaction et Administration, 30, rue Bergére, & Paris. 





Par les malheurs sans nom qui ont accablé la France, on a vu avec ef- 
froi les tristes fruits de l'instruction donnée, depuis vingt-cing ans, a la 
jeunesse de nos écoles. Il est évident que cette éducation est surtout viciée 
par les livres secs et sans portée morale que l’on impose aux éléves pour 
plaire 4 certains personnnages dont l’influence régle souvent les destinées 
des professeurs. Cela doit cesser sous un gouvernement gardien des droits 
de tous. 

C’est faire acte de bon citoyen que de recommander des ouvrages sa- 
vamment pensés, religieusement écrits. Les livres de M. Victor Boreau 
remplissent complétement les désirs des péres de famille et des institu- 
teurs qui comprennent leur mission. Les succés des cours méthodiques 
d'histoire de M. Boreau ne sont dus qu’a leurs propres mérites. 

L’auteur, écrivain connu et professeur recherché dans Jes meilleurs éta- 
blissements, ne se laisse dépasser par aucun concurrent. Science des faits, 
conscience dans leurs reproductions, finesse d’appréciation, pureté de 
style, douce morale et gravité de maniére dans les récits, voila ce qui, 
sans autre appui, a valu vingt-deux éditions a |’Histoire sainte, doure a 
VP Histoire de France, huit al Histoire des temps du moyen dge et des temps 


modernes, etc. 
C’est le plus bel éloge, c’est la plus grande recommandation des oeuvres 


classiques de M. Victor Boreau'. 
4 F. Digonnaux et comp., 84, rue Bonaparte, Paris. 


LIBRAIRIE HACHETTE ET C" 


19, BOULEVARD SAINT*GERMAIN, A PARIS 





LES CHEMINS DE FER 


LA GUERRE DE 1870-187! 


LECONS FAITES EN 4872 
A VECOLE DES PONTS ET CHAUSSEES 


PAR 


F,. JACQMIN 


INGENIEUR EN CHEF DES PONTS ET CHAUSSEES, 
DIRECTEUR DE L’EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER DE LEST, 
PROFESSEUR a L’ECOLE DES PONTS ET CHAUSSERS. | 





SOMMAIRE DE L’OUVRAGE 


I. — Dispositions légales ou réglementaires relatives &V'exploitation ds 
chemins de fer en temps de guerre, en France. — Travaux de la commis: 
sion du maréchal Niel. 


| 
II. — Organisation de exploitation des chemins de fer pour les tats 
ports militaires en Allemagne et en Autriche-Hongrie. — Commissos 
centrales. —- Commissions de lignes. — Commandements d élapes. 


III. — Emploi des chemins de fer par les armées francaises pendant la 
guerre de 1870-4871. | 


IV. — Emploi des chemins de fer par les armées allemandes pendast lt 
guerre de 1870-1871. 


V. — Travaux, défense, destruction et reconstruction dés chemins 
fer. — Création de corps spéciaux en Allemagne et en France. 


VI. — Conclusions générales. . 





TABLE ANALYTIQUE 


ET ALPHABETIOQUB 


DU TOME QUATRE-VINGT-HUITIEME 


(GINQUANTE-DEUXIEME DE LA NOUVELLE SERIE *) 


* Nota.— Les noms en capitales grasses sont ceux 
para dans ce volume; Jes autres, ceux des auteurs 


des collaborateurs du Reeueil dont les travauz ont 
ou desobjets dont i) est question dans les articles. 


Asagviations : — C. R., compte rendu; — Art., article. 





Annuaire de homme d’Etat. V. capi- 
taine Somerville. 525. 


ARBAUD (Léon). L’histoire de France 
racontée 4 mes petits-enfants. Art. 
565. 

ARNAUD (Simon). La légende dorée, 

. de Longfellow. Art. 142. 

Benoist. GEuvres de Virgile. Texte latin 
avec commentaire. 1168. 

Biré (Edmond). Dialogues des vivants et 
des morts. 1173. 

Bismarck (M. de) et les catholiques 
allemands. V. G. A. Heinrich. 504. 
Boissieu (Arthur de). De chute en chute. 

Lettres d’un passant. 393. 


Byron (la jeunesse de lord). ¥. comte 
de Jarnac. 1094. 


Captier (le R. P.). Discours et conféren- 
ces sur l'éducation. 389. 


CARWE (comte de), de I'Acad. fr. Le 


ehemin de la vérité. Art. 578. 


Géphalonie, Naxie et Terre-Neuve, par 
M. Gobineau. C. R. 798. 


| Chambrier (J. de). Marie- Antoinette, 


reine de France. 186. 

CHAMPAGNY (comte F. de), de l’A- 
cad. fr. Discours au collége de Juilly. 
183. — Congrés de l’enseignement 
chrétien. Art. 985. 

Charaux. La méthode morale. 915. 

Chemin (le) de la vérité. ¥. comte de 
Carné. 578. 

CHEVALIER (Alexis). La civilisation 
égyptienne, d’aprés les découvertes 
les plus récentes. Art. 449. 


* Cette table et la suivante doivent se Joindre au numéro do 25 septembre 1872, 


25 Sepremene 1872. 


716 


4194 


Chute (de) en chute. Lettres d'un pas- 
sant, par Arthur de Boissieu. C. R. 
393. 

Civilisation (la) égyptienne. V. Alexis 
Chevalier. 449. 

Clotilde de Surville et ses éditeurs. V. 
Jules Levaliois. 539. 

Collins (Wilkie). Maré et femme. 1170. 

Commune (la) il y a deux mille ans. 
V. Auguste Nisard. 329. 

Compagnie (la) de Jésus, conservée en 
Russie aprés 1712, par le P. Gagarin. 
C. R. 789. 

Congrés de ]’enseignement chrétien. V. 
comte F. de Champagny. 985. 

councy (Alfred de). La querelle du 
capital et du travail. 2° art. 10 juil- 
let. 125. 

Daniel Defoé, sa vie et son temps. V. 
W.-H. Robinson. 63. 


David Livingstone et I’Afrique équato~: 


riale. V. Ernest Faligan. 


DELARG (abbé 0.). Discours et confé- | 
rences sur l'éducation, par le R. Pr; 


Captier. 389. 
Delpit (Martial). Le 18 mars. 598. 


Dialogues des vivants et des morts, par 
- M. Edmond Biré. C..R. AMT. 


Discours de M. ‘de’ Champagny au col- 
lége de Jailly. 783. 


Discouré' et’ conférences sur Péducation, 
par le R:P. Captier. C.-K. 389: 


Douce-Amére. Nowsblie. v. 6. dé Par- 
DOUHAIRE (P.). 9s “juillet » =e 
' lange. Les. journaux politiques en 
' Eypagne. depuis da iderniére or 

tion. Att. 887.: 


10 aott. — Histoire du’ sie de 
Lows XIV, por N. Gaillardin: 600. 
— M..Henri Martin et son Histoire 
~ France, par < e de sa aa 
604. .. e, 


25 aogi. —~ Marie: Antoinette, reine de 
France, pat M.'J,.de Chambier. 7186. 
— La Compagnie de Jésus conservée 
en Russie apres la suppression de 
4772, par le P. Gagarin. 789. — 


TABLE ANALYTIQUE. 


Ivan le terrible, ou la Russie au ses- 
ziéme stécle, traduit du russe par le 
prince de Galitzin. 791. — De la pré- 
dication sous Henri IV, par M. Pabbé 
Lezat. 7192. — Paris, ses organes, 
ses fonctions, sa vie, par M. Maxime 
Du Camp. 796. — Céphalonie, Naxie 
et Terre-Neuve, par M. Gobineau. 
798. 

25 septembre. — Histoire d' Allemagne. 
Tome I. Origines de Allemagne et 
de empire germanique, par M. Zel- 
ler. 1165. — CEuvres de Virgile, 
texte latin, avec commentaire, par 
M. Benoist. 1168. — Mari et femme, 
par M. Wilkie Collins. 1170. — Disa- 


' ‘logues des vivants et des morts, par 


M. Edmond Biré. 1175. — Histoire du 
105° bataillon, par M. Vincent d’indy. 
1176. 

DOUNIOL (Charles). V. Quinzaine poli- 
tique. 10 aodt. 607. — 25 aout. 799. 
40 septembre. 989. — 25 septembre, 
1178. 

Du Camp (Maxime). Paris, ses organes, 

_ ses fonctions et sa vie. 796. 

Espinois (H. de I’). Henri Martin et son 
Histoire de France. 604. 

Etat (de I") de la France au lendemain 


~ du 18 brumaire. V, Félix Rocquain. 
617. 


FALIGAN (Ernest). David Livingstone 

‘' et PAfrique équatoriale. #= art. 10 
septembre. 837. — 2° art. 25 septem- 
bre A 

Favart et cae Y. Adolphe Jullien. 

MA oe 

FOISSET. Lo comte, de Montalembert, 

i 2° art. 25 juillet. 201. — 3° art. 10 
septembre. 809. 

FOURNEL (Victor). Les ceirvres et les 
“hommes, Art. 25 addt. 752. 

Gagarin fle P.) La Compagnie de Jésus 
\cduservée.en, Russie aprés la suppres- 
sion de 1772. 289. - 

GAILLARD (Léopeld de). Y. Quinzaine 
politique. 10 juillet. 491. — 25 juil- 
let. 3595. 

Gaillardin, Histoire durégne de Louis XIV. 
600. 














DU TOME QUATRE-VINGT-HUITIEME. 


Galitzin (le prince). Ivan le terrible, ou 
la Russie au, seiziéme siecle. Traduc- 
" tion. 794. 
GERMINY (comte Engdéne de). Société 
_ générale d’éducation et d’enseign 
_ dnent. Art. 594. : 
Gobineau. Géphalonie, Naxie et .Terre- 
Neuve. 798. 
Gymnastique (de, la) dans 1’éducation 
_ libérale. V. Victor de Laprade. 1149. 
HEINRICH (G.-A.). M. de Bismarck et 
les catholiques allemands. 25 juillet. 
Art.'304. — 10 aodt. Un professeur 
' @autrefois dans l’Alemagne @’aujour~ 
- @hui. Art. 584. — 25 septembre. Le 
-jubilé séculaire de I'université de Hu- 
nieh. Art. 1158. 

Henri Martin et son Histoire de France, 
par M. H. de l’Espingis. C.:R. 604. 
HERICADLT (Ch. d’). Thertnidor. 2° sé- 

---ie. 1° art, 28 septembre. 1444. 

Histoire d Allemagne, tome I, par M. Zel- 
ler. C.R. 1165. aoe, 

Histoire (I°).de France racontée & mes 
petits-enfants. V. Léon Arbaud. 565. 

Histoire du 105° bataillon, par M. Vin- 
cent d’Indy. €. R. 1176. | 

Histoire du régne de Louis XIV, par 
M. Gaillardin. C. R. 600. 

Indy (Vincent d’). Histoire du 105° ba- 
taillon. 1176. 

Ivan le terrible, oula Russie au setziéme 
siécle, traduit du russe par le prince 
Galitzin. C. R. 794. 


JARNAC (comte de). La jeunesse de lord 
Byron. Art. 1094. 


Jeunesse (la) de lord Byron. V. comte de 
Jarnac. 1094. 

Journaux (les) politiques en Espagne de- 
puis la derniére révolution. V. P. Dou- 
haire. 387. 


Jubilé (le) protestant de 1839. V. Ad. 
- Perraud. 724. 


Jubilé (le) séculaire de Puniversité de 
Munich. V. G.-A. Heinrich. 4458. 
JULLIEN (Adolphe). Favart et Gluck. 

-- Art. 944. | 


1198 


LACOMBE (H. de). La politique fran- 
caise en Allemagne et en Italie de 1740 

4 ATA, Art.235. 0 

LAGROLET (Armand). loge de Vau- 

’ ban. Art. 894. 

LAPRADSE (Victor de), de Acad. fr. 
De la gymnastique dans l’éducation 
libérale. Art. 1149. - 

LARCY {R. de). Le 13 vendémuiaire. 
Art. 5. ) ie 

Le 18 mars, par M. Martial Delpit.C. R.. 
598. a 


Légende (la) dorée de Longfeliow. Y. Si- 
mon Arnaud. 4142. 


LEVALLOIS (Jules). Clotilde de Surville 
et ses éditeurs. Art. 539. iat 


LEVY (Albert). L’unité des mesures 

_et Ja conférence internationale. Art: 

* 4067. 

Lézat (l'abbé). De la prédication sous 
Henri IV. 792. . 

Libération (la). V. A. de Malarce. 384. 

Livingstone (David). ¥. Ernest Faligan. 

LOMENIE (Louis de), de Acad. fr. 
Les Mirabeau. 7° art. 10 septembre. 
929. 

Longfellow. La légende dorée. V. Simon 

_ Arnaud. 142. ; 

Maladie (la nouvelle) de la vigne. V. Ar- 
thur Mangin. 982. 

serra (A. de). La libération. Art. 

1. 

MANGIN (Arthur). Revue. scientifique. 

_ 40 juillet. 477. — 25 aodt. 773. — 
10 septembre. La nouvelle maladie de 
la vigne. 982. 

Mari et femme, par M. Wilkie Collins, 
C. R. 1470. 

Marie-Antoinette, reine de France, par 
M. J. de Chambrier. C. R. 786. 

MARSAULT. Metz et la Lorraine depuis 
la paix. Art. 409. 

Mélanges. V. A. de Malarce. 381. — Y. 
P. Douhaire. 387.— V. l’abbé 0. De~ 
larc. 389. — V. A. de Boissieu. 393, 
— V.G. A. Heinrich. 584. — V, 
comte Eugéne de Germiny. 591. — 
V. Martial DeJpit. 598. — V. comte 





4196 TABLE ANALYTIOUE 


de Champagny. 783, 985. — V. Félix 
Robiou. 975. — V. Arthur Mangin. 
982. 

Méthode (lay morale, par M. Charaux. C. 
R. 975. 

Metz et la Lorraine depuis Ia paix. V. 
Marsault. 409. 

Mirabeau (les). ¥. Louis de Loménie. 

Montalembert (le comte de). V. Foisset. 

NISARD (Auguste). La Commune il y a 
deux mille ans. Art. 329. 

(uvres (les) et les hommes. V. Victor 
Fournel. 


Paris, ses organes, ses fonctions et sa 
vie, par M. Maxime Du Camp. C. R. 
796. 


PARSEVAL (G. de). Douce-Amére. 
Nouvelle. 25 juillet. 271. — 410 aout. 
482. — 25 aout. 643. —'10 septem- 
bre. 866. 


PERRADUD (Ad.), de l’Oratoire. Le pre- 
mier synode général des protestants 
en France et la confession de foi 
de 1559. Art. 354. — Le jubilé pro- 
testant de 1859. Art. 724. 


Poésie (la) populaire en Italie. V. comte 
de Puymaigre. 41. 


Politique (la) francaise en Allemagne et 
en Italie de 1740 4 1748. V. H. de 
Lacombe. 235. ° 

Prédication (de la) sous Henri IV, par 
M. labbé Lezat. C. R. 792. 

Professeur (un) d’autrefois dans l’Alle- 
magne d’aujour@hui. V. G. A. Hein- | 
rich. 584. am 

PUYMAIGRE (comte de). La poésie 
populaire en Italie. Art. 41. 


Querelle (la) du capital et du travail. V. 
Alfred de Courcy. 125. 


Qomzarne porttiquE. 10 jusllet: La France 
il y a cinquante-quatre ans. 191. — 
La part du czar Alexandre. 192. — 

*"La France redevenue grande puis- 

™ sance. 194, —- La nouvelle conven- 
tion du traité de Francfort. 196. — 

*' Le rapport de M. de Broglie. 197. 

~~ —Une conspiration. 198. —M. Tirard 
et ses amis. 199. 


| 





25 juillet - Le calendrier républicain. 
395. — La prise de la Bastille. 396. 
— M. Gambetta a la Ferté~sous- 
Jouarre. 399. — Vote de l’impé 
sur les matiéres premiéres. 401. — 
L’emprunt et les feuilles radicales. 
403. — Silence a l’esprit de parti! 
404. 


10 ao&é : Réalisation de I’emprunt. 
607..— Les vraies causes du suce’s | 

_ de Pemprunt, 608. — L’intérét de 
l'Europe lié au nétre. 609. — Les 
legons du passé. 614. — L’équivo- 
que dans les rapports de M. Thiers 
avec l’Assemblée et le pays. 642, — 
Attitude de l’Assemblée pendant Ia 
session. 614. — Mort du duc de 
Guise. 615. 


25 aoft :-Les.distributions de prix et 

. la politique. M. Léon Say, préfet de 
la Seine, au collége Chaptal. 799. — 
Les députés de la majorité en face 
de leurs électeurs. 800. — Les hom- 
mes sans opinions et sans parti. 
801. — Entrevue des trois empe- 
reurs. 802. — La France et la Po- 
logne. 803. — Les desseins de M. de 
Bismarck et leurs difficultés. 805. 
— L’importance de l’entrevue de Ber- 
lin. 807, 


10 septembre : Les conseils généraux. 
989. — La complaisance de certains 
préfets. 991. — La commission per- 
manente. 992. — Résultats de cette 
institution. 993. — La France et la 

épublique. 994. — Le centre gau- 

e et son manifeste. 996. — Les 
attentats des radicaux. 998. — Ce 
qui se passe 4 I’étranger. 999. 


25 septembre : M. Thiers a Trouville 


et au Havre. 1178. — Les réponses 
de M. Barthélemy Saint-Hilaire. 1479. 
— La lettre de M. de Carayon-La- 
tour. 1181..— Celles de M. Casimir 
Périer et de M. le duc de Broglie. 
1182. — La consultation politique 
de M. Laboulaye. 1484. — La Lor 
raine et l’Alsace au 1° octobre pro- 
ee 1187. — L’Angleterre en 1872. 








DU TOME QUATRE-VINGT-HUITIEME. 


Revue critique. V. P. Douhaire. 

Revvg screntiriqug. V. Arthur Mangin. 

Rio (M.) et l'art chrétien. V. Ernest de 
Toytot. 1036. 

ROBINGON (W. H.). Daniel Defoé, sa 
vie et son temps. Art. 63. 

ROBIOU (Félix). La méthode morale, 
par M. Charaux. 975. 

ROCQUAIN (Félix). De l'état de la 


France au lendemain du 48 brumaire. 
Art. 647. 


Société générale d’éducation et d’ensei- ; 


gnement. V. comte Eugéne de Ger- 
miny. 594. 

SOMERVILLE (capitaine). L’annuaire 
de homme d’Etat. Art. 523. 

Synode (le premier) général des pro- 
testants en France. Y. Ad. Perraud. 
351. 

Terreur (la). V. H. Wallon. 


4197 


Thermidor. Deuxiéme série. V. Ch. d’Hé- 
ricault. 


TOYTOT (Ernest de). M. Rio et l'art 
chrétien. Art. 1036. 


Unité (I') des mesures et la confé- 
rence internationale. V. Albert Lévy. 
1067. 


Vauban (Eloge de). V. Armand Lagrolet. 
894. 

Vendémiaire (le 13). V. R. de Larcy. 
5. 


Virgile (QEuvres de). Texte latin, avec 
commentaire, par M. Benoist. C. R. 
1168. 


WALLON (H.), de l'Institut. La Ter- 
reur. 8° art. 10 juillet. — 9° et der- 
nier art. 25 aout. 685. 


Zeller. Histoire d Allemagne. Tome I. 
Origines de ]’Allemagne et de l’em- 
pire germanique. 1165. 


FIN DE LA TABLE ANALYTIQUE DU TOME QUATRE-VINGT-HUITIENE 


TABLE 


DU TOME CINQUANTE-DEUXIEME DE LA NOUVELLE SERIE 


(QUATRE-VINGT-HUITIEME DE LA COLLECTION.) 


"4 LIVRAISON — 40 JUILLET 1872 


Le 13 vendémiaire, par M. R. vz Lancy... Ce ere ere 

La poésie populaire en Italie, par M. le comte DE Pormatcas. Solem auletane 

Daniel Defoé, sa vie et son temps, par M. W.-H. Ropmson. ‘ 

La Terreur. — V. Le tribunal révolutionnaire de Paris, par M. H. Was 
de l'Institut. o 6 © © © © © © © © 8 ee le ll le 7 oe 

La querelle du capital et’du travail. — I. par M. ALFRED DE Counc. . 

La légende dorée, de Longfellow, par M. Suwon Anmacp. . . 2. 2 0 *> 

Revue scientifique, par M. Anraun Mancm.. 2... 2 0 2 ee ee eet 

Quinzaine politique, par M. Léopotp pe GamuarD.. . . . 2 2 2 ee? 


9° LIVRAISON;— 25 JUILLET 1872 


Le comte de Montalembert. — II. Art et archéologie. — Histoire de same 
Elisabeth, par M. Foisset. . . . : 

La politique francaise en Allemagne et en “Italie de 1740 a 1748, per 
M.H. peLacompz. ...... oa a ere a ee ee ee 

Douce-amére, par M. G. ng Pansevan. . . 2. 2. . e ee: er ee 8 

M. de Bismarck et les catholiques allemands, par M. ‘G.-H. Higmmnica. . . » 

La Commune il y a deux mille ans, par M. Aucusre Nisarnp.. . . 2 - o> 

Le premier synode général des protestants de France, et la confession dé 
foi de 1559, par M. Ap. Pennaup, de l'Oratoire. . . 2 2 0 ow ae ee 


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TABLE DES MATYERES. 


melee La libération, par M. A. pz Manancg.. 2 2. 2 1 1 ee ee 
Les journaux politiques en Espagne, depuis la derniére révolu- 
tion, par M. P. Dovnams.. . .... 

—  Discours et conférences. sur l'éducation {par leR. P. Captier, par 

M. Vabbé 0. Dmmarnc.. . 2 2 2. 2 ew we wee ew ee es 
— De chute en chute. — Lettres d’un passant, par Arthur de 
BOSSGiGRN sui S60 4: %, On We ae SO 
Quinsaine politique, par M. Iopotp pe Gamzanp, , 2 6 2. 2 se we we 


$* LIVRAISON — 10 AOUT 1879 


Metz et la eens depuis la paix, par M. Mansaunt.. 22.2 ee et 
La civilisation égyptienne, d’aprés les découvertes les plus récentes, par 


M. Aurxis CHmVALIER. . 2 2 2 5 2 1 ee we ee ee aa a 
Douce-amére. — Suite, par M. G. pz Pansxvat. ee ee ee a ee ee 
L’annuaire de l'homme d'Etat, par M. le capitaine Sommrvintg.. . . . . : 


Clotilde de Surville et ses éditeurs, par M. Jungs Levaucois. . . . ; 
L’histoire de France racontée 4 mes petits—enfants, par M. Léon Aunawn. : 
gn chemin de la vérité, ples M. le comte vg Carné, de ]’Académie fran- 


GH. Heme... 2... «7» ¢ 8 @ 
~ "Société générale d’éducation et d’enseignement. — ” fieole libre 

de hautes études, par M. le comte Euckne pe Genny... . 
— Le 18 mars, par M, “Martial Delpit, par M.L.G. fiestas, 
Revue critique, par M. P. Dounaing: . . 2. 2. . ee ee ee 
Quinzaine politique, par M. Cuantes Dovmiol.. «2. - ee se ee oe 


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4° LIVRAISON — 25 AOUT 41872 


De I’état de la France au lendemain ‘du 418- brumaire, par M. Féux Roc- 


QUAIN. . > e« © » eo «© «© @© @ #@ @ ee © © «© @¢6e © © © @# @ e& © 
Douce-amére. — Suite, par M.G. pz ParsgvaL.. 2. 2 2 ee ee ee ee 
La Terreur. — V. Le tribunal révolutionnaire de Paris. - — Fin, par M. H. 

Watton, de l'Institut. . 2. 6 6 2 we te we tw we ws eta oats 


Le jubilé protestant de 1859, par M. Ap. PERnAup, de l’Oratoire.. . .. 
Les ceuvres et les hommes. — Courrier du théatre, de la littérature et des 
arts, par M. Vicron Fournen. . ....- Go bh Wes Be Se Se mare 
Revue scientifique, par M. Artaur Manem. . Pa ee ar ee 
Meélanges : Discours de M. de Champagny au collége de Juilly. as a Aes es 
Revue critique, parM. P. Dovnarnsz.. «2 2 ww eee ee ee eee 
Quinzaine politique, par M. Caanues Doomou. . oe ee ee ee ee 


4190 
381 


387 
389 


595 
395 


409 


449 
482 
523 
5359 
565 


578 
584 
591 
598 
600 


- 607 


617 
643 


685 
7124 


752 
113 


186 
799 


1200 TABLE DES MATIERES. 


§¢ LIVRAISON — 10 SEPTEMBRE 1872 


Le comte de Montalembert. — M. de Montalembert homme a (8 


1848), par M. Forsser. «2... 1 ee ee es i) 
David Livingstone et l'Afrique équatoriale, par M. Eanest Fauscan. eae 
Douce-amére. — Fin, par M. G. pz Pansgvat. . . 2 2 2 ewe eee . & 
Eloge de Vauban, par M. Anwanp LacROLET.. . 2 2 ee ee ee eee 
Favart et Gluck, par M. Apotpag Juntien. . . 2 2. 0 we woes ot 
Les Mirabeau. — VII, par M. Louis pg Louse, de VAcadémie tana. . 
Mélanges : La méthode morale, par M. Charaux, par M. Fétix Rostov. . 919 

—  Lanouvelle maladie de la vigne, par M. Anraur Mancm, .... 8 

—  Congrés de l’enseignement chrétien, par M. le comte F. be (aur- 

pacny, de l’Académie francaise. . . . 2 2 2 eee %§ 

Quinzaine politique, par M. Caanses Doumion. 2... 0... 
6° LIVRAISON — 25 SEPTEMBRE 1872 

David Livingstone et I’Afrique équatoriale, par M. Ernest Faricay. . ... 1 

M. Rio et l’art chrétien, par M..Emvest pg Toyror.. . ..... i 

L’unité des mesures, et la conférence internationale, par M. hue ie 

Livy. . .° o © © © © © © © we le lel tl tll kl ee @ © © 
La jeunesse de lord Byron, par M. le comte pg JARNAC.. 2. 2 we. . te 
Thermidor. — Deuxiéme série; par M. Ca. p’Hénicaurt. . 2... ill 
Le jubilé séculaire de l'université de Munich, par M. G.-A. Hemnxa. . . a 
De la gymnastique dans I’éducation libérale, par M. Vicror pe Taran 

l’Académie francaise.. . . ia SO) Sigs a sae ae Se eet S _ {tb 
Revue critique, par M.P. Doumame. ...... 2.0... HB 
Quinzaine politique, par M. Caar.es Dountot.. ee ee ee ee it 


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PARIS. — IMPs SIMON RAGON BT COUP., ROK D'EAFURTA, 1. 




















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